Une Cour de la Haute-Italie à la fin du XVe siècle/01

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Une Cour de la Haute-Italie à la fin du XVe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 398-420).
UNE
COUR DE LA HAUTE-ITALIE
A LA FIN DU XVE SIÈCLE

LUDOVIC LE MORE ET LÉONARD DE VINCI.


I.

Dans une précédente étude[1], nous avons pris congé de Léonard de Vinci au moment où il entrait au service de la cour de Milan, et où il inaugurait une nouvelle carrière non moins féconde pour lui que pour sa patrie d’adoption. C’est à passer en revue ses efforts et ses triomphes pendant cette seconde période, depuis 1483 jusqu’en 1500, époque de la chute de Ludovic le More, que je m’appliquerai aujourd’hui.

Le séjour de Léonard à Milan correspond à la fois aux derniers beaux jours de l’Italie et au premier acte d’un martyre qui a duré trois siècles et demi. L’année 1490, telle est la date fatale qui marque, et le point culminant dans cette longue série de succès et ce que nous appellerions aujourd’hui le commencement de la fin. Un symptôme alarmant, et que l’on observe au début de certaines maladies graves, c’est le sentiment de sécurité, de bien-être, presque de volupté, qu’éprouva l’Italie à ce moment psychologique. « l’an 1490, où notre très belle cité (Florence), noble par ses richesses, par ses victoires, par ses arts et ses édifices, jouissait de l’abondance, de la santé, de la paix,.. » telle est l’inscription tracée sur les fresques de Domenico Ghirlandajo à Santa-Maria-Novella. C’est en lZi90 également que Guichardin, au début de son Istoria d’Italia, place l’apogée de la prospérité de son pays : « Une paix et une tranquillité souveraines régnaient partout, dit-il. Cultivée non moins dans les endroits les plus montueux et les plus stériles que dans les plaines et les régions les plus fertiles, l’Italie, ne reconnaissant d’autre pouvoir que le sien et n’abondant pas seulement en habitans, en marchandises, en richesses, mais encore illustre au plus haut point par la magnificence de beaucoup de princes, par la splendeur d’une foule de cités illustres, par la majesté du siège de la religion, montrait avec orgueil, à la tête de l’administration publique, une foule d’hommes éminens dans toutes les sciences, et dans tout art ou industrie les talens les plus nobles; parmi tant de dons, elle n’ignorait pas non plus, selon les mœurs du temps, la gloire militaire ; aussi, riche de tant de qualités et de tant de dons, elle jouissait à juste titre, auprès de toutes les nations, du renom et de la réputation les plus brillans. » C’est dans des termes presque identiques que le chroniqueur milanais Corio célèbre les bienfaits de la paix et énumère les titres de gloire de ses maîtres, les Sforza : « Les pompes, les voluptés, dit-il, se donnaient libre carrière, et Jupiter, dispensateur de la paix, triomphait avec tant d’éclat, que toutes choses paraissaient aussi stables et aussi solides qu’elles l’avaient été à n’importe quel moment dans le passé. La cour de nos princes abondait en nouvelles modes, en nouveaux costumes, en délices... » Mais une nation n’a pas impunément ainsi la conscience de sa grandeur; du jour où, cessant de se défier de ses forces, elle croit aveuglément en son étoile, de ce jour elle commence à s’abandonner. La pauvre Italie, et avec elle Ludovic le More, Léonard de Vinci, et jusqu’au brave chroniqueur Corio, ne tardèrent pas à en faire la douloureuse expérience.

Avant d’étudier les chefs-d’œuvre que le génie de Léonard de Vinci enfanta à Milan et l’action qu’il exerça sur l’école milanaise, dont il est le fondateur, au même titre que Raphaël est celui de l’école romaine, il nous faut jeter un regard sur la cour des Sforza, les nouveaux protecteurs du peintre florentin, rechercher quels élémens ce milieu, à la fois jeune et suggestif, pouvait ajouter au fonds déjà si riche que le nouveau-venu apportait de Florence.

Le duché de Milan, alors comme aujourd’hui la plus riche des provinces de l’Italie, avait pour souverains une dynastie de parvenus, des soldats mercenaires, des condottieri dans toute la force du terme. Le fondateur de la grandeur de sa maison, François Sforza, fils d’un simple paysan improvisé général, avait épousé la fille naturelle du dernier Visconti et établi, moitié par les armes, moitié par la diplomatie, sa domination sur le Milanais tout entier. A François avait succédé son fils Galéas-Marie, un monstre de débauche et de cruauté ; puis, après l’assassinat de celui-ci, la couronne ducale était devenue le partage de son fils, encore entant, Jean-Galéas. Profitant de la faiblesse de son neveu, Ludovic le More, le frère de Galéas-Marie, avait saisi d’une main plus souple que ferme les rênes du pouvoir; il régnait en réalité sous le nom de son neveu, dont il finit par se défaire par le poison.

Arrêtons-nous devant cette figure si justement célèbre par ses crimes et par son goût, devant ce tyran aussi perfide que lâche, devant cet amateur délicat, passionné, qui, parmi tant de Mécènes illustres, n’a compté pour rival que le seul Laurent de Médicis, c’est-à-dire la plus haute personnification de la libéralité et de la clairvoyance. Et encore Laurent le Magnifique n’a-t-il pas eu la gloire d’attacher à son service un Bramante et un Léonard de Vinci!

Né en 1451, Ludovic, le quatrième fils de François Sforza, brilla de bonne heure par les qualités du corps et de l’esprit. Une éducation des plus soignées ajouta encore à ses dons naturels : il se familiarisa rapidement avec les humanités, apprit à lire et à écrire couramment le latin ; la sûreté de sa mémoire le signalait à l’admiration de ses précepteurs non moins que la facilité de son élocution. Au physique, c’était un homme de haute stature, aux traits excessivement accentués, comme chez les Orientaux, avec le nez plus qu’aquilin, le menton un peu bas, l’ensemble de la physionomie d’une mobilité excessive ; on remarquait surtout son teint olivâtre : il lui valut le surnom de More, et, loin d’en rougir, Ludovic en lira vanité, au point d’adopter pour emblème un mûrier (en italien : moro).

Ludovic avait du sang des Visconti dans les veines (sa mère était fille naturelle du dernier représentant de cette dynastie fameuse) : il tenait de son aïeul Philippe-Marie à la fois l’astuce et la lâcheté, une astuce à vues courtes, qui tourna finalement contre lui. Personne n’avait l’humeur plus indécise; homme de cabinet, non d’action, il lissait laborieusement de fines toiles d’araignée au travers desquelles le premier bourdon venu devait passer sans difficulté. Sa conduite ne fut qu’une longue série de contradictions : choisissant pour beau-père à son neveu, qu’il voulait détrôner, un souverain aussi puissant que le roi de Naples ; appelant les Français en Italie, puis remuant ciel et terre pour les expulser; refusant, plein de présomption, l’offre que lui avait faite Louis XII de lui laisser, sa vie durant, moyennant un tribut considérable, le gouvernement du Milanais; puis, un instant après, abandonnant lâchement ses états; bref, déployant une activité inépuisable pour inventer des ruses dont il était à tout instant la première victime. Du moins, à travers ses trahisons sans fin, perce un trait tout moderne et dont il faut lui savoir gré : il avait au suprême degré l’horreur du sang, mérite d’autant plus grand que l’exemple de son frère Galéas-Marie eût pu l’habituer à frapper par la terreur, au lieu de régner par l’astuce. Ayant découvert un complot dirigé contre sa vie, il se contenta, après l’exécution du principal coupable, de condamner l’autre à une prison perpétuelle, avec cette clause que chaque année, le jour de la fête de saint Ambroise, il recevrait deux coups de corde. Que nous voilà loin des horribles traditions chères aux Visconti!

D’humeur inquiète comme il l’était, d’une ambition insatiable, le More profita de la première occasion venue pour tenter la fortune : son frère Galéas-Marie venait à peine de tomber sous le coup des conspirateurs, en 1476, qu’il ourdit trames sur trames contre la régente, sa belle-sœur. Bonne de Savoie. Exilé pendant plusieurs années, il finit, en 1479, par revenir en triomphateur, s’empara de la tutelle de son neveu, et, jusqu’à la mort de celui-ci, en 1494, exerça une autorité despotique sous le titre de duc de Bari et de régent du duché. Mais la régence ne suffisait pas à l’ambition de Ludovic; le titre même de duc de Milan ne pouvait assouvir ses ardentes convoitises : il rêvait un royaume d’Insubrie et de Ligurie, dont il eût été le souverain[2]. Un instant, en 1494-1495, l’expédition de Charles VIII troubla le cours de tant de prospérités. Mais l’orage passa sur le duché de Milan sans laisser de traces : les rayons du soleil ne tardèrent pas à dissiper ce nuage menaçant, et ce soleil levant, vers lequel se tournaient tous les souverains de l’Italie, c’était Ludovic, l’habile promoteur de la campagne qui avait abouti à la bataille de Fornoue ; plus puissant, plus glorieux que jamais, il se voyait le vrai arbitre de l’Italie.

Alors même que le prince milanais n’aurait pas eu, par instinct et par éducation, le culte des jouissances de l’esprit, la raison d’état lui en aurait fait une loi. L’exemple des Médicis lui avait appris que, pour gagner les suffrages de ses concitoyens, il devait, avant tout, faire appel à leur goût et à leur gloriole. Vis-à-vis d’épicuriens tels que les Italiens, — des épicuriens dans l’acception la plus élevée, — une libéralité qui n’eût pas eu pour pendant l’encouragement des lettres, des sciences, des arts, eût manqué son but. Nulle propagande politique ne valait la construction de quelque édifice somptueux, la commande d’une statue ou d’une fresque signée d’un nom célèbre. Peut-être les Mécènes du temps, à commencer par le duc François Sforza, n’avaient-ils pas tous une foi aveugle dans la mission civilisatrice des chefs-d’œuvre : du moins croyaient-ils, et en cela ces fins diplomates ne se trompaient pas, à l’effet que produirait sur la foule tout acte d’une magnificence éclairée. Ludovic, quelque étroit que fût d’ailleurs son programme politique, et quoiqu’il vécût en quelque sorte au jour le jour, ne se départit jamais de cette règle : il ne cessa de travailler avec ardeur pour attirer auprès de lui, de près ou de loin, tous les dispensateurs de la gloire, les écrivains qui chanteraient ses louanges, les artistes qui répandraient en tous lieux son effigie. En cela, et en cela seul, son instinct le servit à merveille.

Pour découvrir le modèle sur lequel il se réglerait, Ludovic n’avait qu’à jeter les yeux sur le plus fidèle des alliés de la maison Sforza, sur l’amateur clairvoyant et ardent entre tous, dont chaque découverte nouvelle vient proclamer la supériorité de vues et la prodigieuse activité. Après s’être si bien inspiré de lui pendant sa vie, lui avoir demandé conseils sur conseils, artistes sur artistes, Ludovic conçut le rêve audacieux de conquérir après sa mort l’inestimable musée réuni par Laurent le Magnifique, surtout les pierres gravées et les joyaux proprement dits. Une longue correspondance avec son orfèvre Caradosso nous initie à ses démarches, qui prirent toute l’importance d’une négociation diplomatique, elles échouèrent toutefois devant les prétentions du gouvernement florentin, devenu le détenteur des collections des Médicis,

Quoique Ludovic pût passer pour le prince selon le cœur des humanistes, — lettré, spirituel, libéral, — il lui manquait en matière de littérature et de science cette sûreté de goût que les Florentins devaient à une longue et patiente initiation, à un entraînement deux fois séculaire. En pareille matière, on n’improvise pas. Ludovic eut beau encourager la poésie et la rhétorique chez ses sujets, ou appeler du dehors les écrivains que lui signalait la renommée : rien n’y fit. Les Milanais continuèrent à écrire l’italien le plus raboteux, le plus rocailleux qui se puisse imaginer. Quant aux étrangers, tels que Bernardo Bellincione, de Florence, ils perdirent bien vite, dans ce milieu attardé et provincial, la distinction native de leur langage.

La pléiade d’humanistes, — poètes, orateurs, historiens, philologues et tutti quanti, — groupée autour de Ludovic, ne le cédait certes pas en nombre à celle qui peuplait à ce moment même les palais et les villas des Médicis. Mais la plupart d’entre eux étaient étrangers par leur naissance à la Lombardie. François Philelphe, le fameux professeur de grec, avait vu le jour à Tolentino, Ermolao Barbaro à Venise, les Simonetta dans la Calabre, Jacopo Antiquario à Pérouse, Bernardo Bellincione à Florence, Luca Pacioli à Borgo-San Sepolcro ; Constantin Lascaris et Demetrius Chalcondylas venaient du fond de la Grèce. Seuls, le poète Gaspard Visconti, les chroniqueurs Calco et Corio et le philologue Giorgio Merula avaient pour patrie le Milanais. L’énoncé de ces noms suffit d’ailleurs à établir leur obscurité relative. En dehors de Philelphe, qui mourut presque au début de la régence du More, et d’Ermolao Barbaro, qui ne fréquenta sa cour qu’en qualité d’ambassadeur de Venise, nous n’avons affaire qu’à des esprits laborieux plutôt que brillans, principalement des philologues et des chroniqueurs. Quel parallèle écrasant pour eux que le cénacle médicéen, avec les Politien, les Cristoforo Landini, les Marsile Ficin, les Pulci, les Pic de La Mirandole, les Jean Lascaris, et tant d’autres poètes ou savans illustres ! Tous les efforts du More, sa sollicitude pour l’enrichissement de la bibliothèque de Pavie, dont le hasard des guerres a fait une des gloires de notre Bibliothèque nationale, ses encouragemens à l’industrie naissante de l’imprimerie, n’y purent rien : il manquait au duché de Milan un entraînement suffisant et à son souverain la supériorité du goût, peut-être aussi les saintes ardeurs, qui contribuèrent, autant que la magnificence, à rendre si féconde l’œuvre des Médicis.

Je le répète : vis-à-vis des philosophes, des poètes, des historiens, des érudits, Ludovic hésite et tâtonne. Vis-à-vis des artistes, au contraire, rien n’égale la sûreté de son coup d’œil. D’innombrables documens, que j’ai essayé de grouper dans mon travail sur la Renaissance en Italie et en France à l’époque de Charles VIII, nous montrent avec quelle sollicitude et quelle vigilance il dirigeait les efforts de l’armée d’architectes, de sculpteurs, de peintres, d’orfèvres, d’artistes et d’artisans de toute sorte rangée sous ses ordres. Il leur trace le programme de leurs compositions, en surveille la traduction, corrige, presse, gronde, avec une vivacité qui témoigne à la fois du plus ardent amour pour la gloire et du goût le plus éclairé. Ce prince, si flottant dans sa politique, fait preuve dans ses grandes fondations artistiques d’une netteté de vues admirable. Il était, — je n’ai pas besoin de l’ajouter, — un champion déclaré du style classique ; il le prouva en toute circonstance, tantôt en faisant la chasse aux statues antiques, tantôt en commandant de l’orfèvrerie, al modo antico, tantôt en faisant élever, pour recevoir l’empereur Maximilien, un arc de triomphe, al rito romano. C’est également en vrai représentant de la tradition antique que Ludovic voulait partout de l’air, de la lumière, de vastes places, à Milan aussi bien qu’à Pavie et à Vigevano. Le choix des architectes qu’il attira de près et de loin achève de témoigner de sa sympathie pour les novateurs, je veux dire pour ceux qui battaient en brèche les traditions depuis longtemps surannées du style gothique. De Florence, il fit venir Giuliano da San-Gallo, fondateur d’une dynastie de maîtres éminens dans l’art de bâtir; de Sienne, Francesco di Giorgio Martini, à la fois célèbre comme architecte et comme ingénieur militaire; de Mantoue, Luca Fancelli, l’architecte et le sculpteur en titre des Gonzague. La seule exception à cette règle, l’invitation adressée en 1483 au maître d’œuvre de la cathédrale de Strasbourg, Jean Niesemberg ou Nexemperger, se justifiait d’elle-même : il s’agissait de doter d’une coupole gothique la cathédrale gothique de Milan.

L’embellissement de sa capitale réclamait tout d’abord la sollicitude du More: de ce chef, il avait fort à faire, car alors comme aujourd’hui, Milan ne payait guère de mine. Malgré le nombre et la richesse de ses habitans (en 1492, on y comptait 18,300 maisons, soit à raison d’une moyenne de sept habitans par maison, une population totale de 128,100 âmes), vingt autres villes, Venise, Florence, Gênes, Sienne, Rome, ]NapIes, offraient une physionomie autrement pittoresque, plus d’unité dans leur décoration, plus d’ensembles faits pour frapper. L’absence d’un fleuve, la rareté des accidens de terrain, les altérations innombrables produites par les révolutions, telles sont les causes de cette infériorité, qu’il ne fut pas au pouvoir même d’un Ludovic le More de faire disparaître ; en effet, les monumens qui perpétuent son souvenir sont plutôt intéressans qu’imposans et grandioses : on eût dit que la Renaissance à ses débuts n’osait s’attaquer qu’à des tâches faciles à réaliser en un petit nombre d’années, comme si elle avait craint de vivre trop peu : citons l’église Saint-Celse, le baptistère de Saint-Satyre, le cloître de Saint-Ambroise, construit aux frais du cardinal Ascanio, le gigantesque lazaret, et surtout la partie centrale de Sainte-Marie des Grâces avec son incomparable coupole.

Les jouissances du luxe, l’organisation de fêtes de toute sorte, tournois, bals, comédies, les divertissemens plus ou moins spirituels, je devrais dire frivoles, tenaient dans l’esprit du Mécène milanais autant de place ou peu s’en faut que le culte de la poésie ou de l’art; léguer à la postérité quelque chef-d’œuvre, rien de plus enviable assurément, mais en attendant il fallait aussi charmer les contemporains, et ce n’est point par des œuvres transcendantes. pas plus au XVe siècle qu’au XIXe que l’on pouvait espérer séduire les masses. C’était à quoi les ressources de la capitale du duché se prêtaient merveilleusement. En dehors de Venise et de Florence, où des règlemens sévères opposaient une barrière au luxe, et qui d’ailleurs, constituées en républiques, n’avaient point de cour proprement dite. Milan éclipsait par sa richesse toutes les autres villes de l’Italie. Le faste y était presque un moyen de gouvernement. La pompe déployée en 1471, par Galéas-Marie Sforza, lors de son voyage à Florence, vivait encore dans toutes les mémoires. N’avait-elle pas rempli d’admiration jusqu’aux Florentins, gent sceptique entre toutes, qui n’avaient pas l’enthousiasme facile! Ludovic estimait, comme son frère Galéas-Marie, que le pouvoir avait pour corollaire fatal la magnificence. Rien ne lui paraissait trop beau ni trop riche pour sa parure. Le fameux diamant de Charles le Téméraire, le Sancy, brilla sur sa toque ou sur son pourpoint. Et si nous descendons aux artes minores, que de zèle, de libéralité et quelle sûreté de diagnostic! La miniature doit à Ludovic un grand nombre de pages exquises, d’une richesse de combinaisons, d’une délicatesse de coloris et d’un charme indicibles : citons au hasard son merveilleux contrat de mariage, aujourd’hui conservé au British-Museum, le frontispice de l’histoire de François Sforza par B. Gambagnola, le Libro del Jesus du jeune Maximilien Sforza, à la bibliothèque Trivulce. La musique n’était pas moins en honneur auprès de lui : j’ai raconté dans une précédente étude comment Léonard sut gagner ses bonnes grâces par son habileté dans le maniement du luth.

Une série de cérémonies, moitié privées, moitié publiques, permirent au More d’associer jusqu’aux plus humbles d’entre ses sujets à la contemplation de tant de merveilles; les têtes nuptiales, organisées par ses soins, dépassèrent en éclat et en raffinement, nous le verrons dans un instant, tout ce que l’Italie de la Renaissance avait vu jusqu’alors. Aussi chacune de ces fêtes et jusqu’à la moindre réception d’ambassadeur était-elle une affaire d’État, dans toute la force du terme ; elle mettait en action tous les ressorts de l’imagination de Ludovic, qui entendait ne rien livrer au hasard. Un exemple entre vingt : en 1491, au moment de recevoir les ambassadeurs du roi de France, il dicta les instructions suivantes dont la précision eût pu faire le désespoir de n’importe quel maître des cérémonies ou chef de protocole : le chef de l’ambassade sera logé dans la chambre des « Asse » où demeure actuellement l’illustrissime duchesse de Bari; on laissera cette pièce telle qu’elle est ornée en ce moment en y ajoutant un ciel de lit fleurdelisé. Les salles avoisinantes, tendues de riches tapisseries, devront servir de garde-robe et de salle à manger. Au second ambassadeur, Ludovic cédait son propre appartement; au troisième, l’appartement occupé par Madonna Béatrice, par Jacopo Antiquario et d’autres personnages. Au sujet de l’ameublement de ces appartemens, le duc entre dans les détails les plus circonstanciés, indiquant les tapisseries, les garnitures de velours, les meubles qui doivent y prendre place, etc. Quant aux gentilshommes de la suite, ils seront logés dans les hôtelleries du Puits, de l’Étoile et de la Cloche.

Je me figure volontiers que certains croquis d’écuyers ou de pages, aujourd’hui conservés au château de Windsor, ont servi d’études pour les costumes que Léonard avait mission de dessiner à l’occasion de ces fêtes. Rien au monde n’approche de leur élégance, de leur souveraine distinction. Aux yeux de Léonard et de ses contemporains, ce n’étaient qu’improvisations destinées à briller un instant ; mais le privilège du génie les a fait vivre à travers les siècles et leur a permis d’apporter jusqu’à nous leur parfum de fraîcheur et de poésie.

Par une véritable grâce d’État, Ludovic, cet amateur délicat entre tous, pour qui rien n’était assez riche et qui eût pu rendre des points à n’importe quel empereur de Byzance, se transforme tout à coup en gentilhomme campagnard : aux raffinemens de la ville, à une civilisation savante et voluptueuse, il oppose par boutades les beautés d’une nature simple et sans fard; pour pendant au splendide château de Milan il donne les jardins, les pâturages, la ferme-modèle des Granges. N’est-ce pas dire, d’une part, que l’existence des princes italiens de la première Renaissance était merveilleusement comprise, et, d’autre part, qu’en Ludovic le More, l’homme était aussi bien équilibré que le souverain l’était peu! Mais examinons de plus près ces divertissemens qui alternaient avec l’appréciation des productions les plus délicates et les plus subtiles du pinceau de Léonard. A Pavie, les plaisirs de la chasse dominaient : « Le chasteau, nous raconte notre brave chroniqueur Robert Gaguin, est ung très beau lieu et qui pour lors estoit merveilleusement bien acoutré de tout ce que besoing estoit. Et joignant le chasteau est ung grand parc, clos et circuy ainsi que le bois de Vincennes. Il est bien fourny de maistairies et de bestes salvaiges, comme cerfz, biches, dains, beufz, beuffles, chevaulx et jumens, chevriaulx et austre bestial. Au bout du parc a une religion de l’ordre des Chatreux (sic) ; en laquelle a une belle église dont la plus part est faicte de marbre : et le portail tout de alebastre. »

A Vigevano et dans les environs, de chasseur, Ludovic devenait agronome. Le domaine des Granges, — c’est toujours Gaguin qui parle, — était « une place de moult grant estime pour le merveilleux nombre de bestes qui illecques sont, et que chascun peult veoir à l’œuil, comme chevaulx, jumens, beufz, vaches, beufles, moutons, brebis, chièvres, aultres toutes bestes de telle nature avecques leurs faons, pouleins, veaulx, agneaulx et capris. Le lieu des Granges est proprement assis et situé au meillieu d’une grande prarie comprenant environ quatre lieues de tour en tout son circuit. Et en ceste prarie a plus de XXXIIII ruisseaulx de belle eaue vive courant par ce lieu tellement faict pour industrie qu’ilz servent à baigner et laver les bestes et pour arrouser toute la prairie. La cituation d’icelles Granges est en carré comme ung grant cloistre : et à l’entour au parc dedans sont estages tous chargés de foin sans les aultres biens qui y sont. Parmi la cour desdictes Granges a gouverneurs et capitaines qui régissent tout le dedans. Les estables y sont derrière comme grandes-croix. En ce lieu sont plusieurs serviteurs, femmes et familles. C’est assavoir les ungs pour estriler, penser et nestoyer les bestes ; les aultres pour tirer le laict ; et aussi sont les aultres gens pour le recevoir à la livre et le délivrer au maistre frommager, lequel en faict ces gros frommages que on dict frommages de Millau. Tout y est prins et délivré au poix. C’est assavoir le foin, le lait, le beurre et frommage, qui est une grande richesse et abondance de tous biens... »

Je demande pardon au lecteur d’insister sur de tels détails, en apparence si mesquins. Ils ont leur signification. Ne retrouve-t-on pas dans ces pesées de lait, etc., le besoin de précision qui caractérise la Renaissance, sa tendance à tout raisonner, et, disons le mot, l’esprit scientifique moderne !

L’activité de Ludovic était trop inquiète et trop dévorante pour permettre à d’autres Mécènes de s’affirmer à côté de lui. Ce ne fut pas, à coup sûr, son malheureux neveu le petit Jean-Galéas Sforza, faible d’esprit comme de corps, ni son épouse Isabelle d’Aragon, qui purent songer à entrer en lutte avec lui du fond de leur prison dorée de Pavie. Tout au plus le frère de Ludovic, le cardinal Ascagne Sforza (né en 1445, mort en 1505), put-il attacher son nom à quelques entreprises intéressantes. Cet Ascagne, personnage à la mine futée, si nous en jugeons par la médaille de Caradosso, était le plus insigne fauteur d’intrigues du temps : le digne frère du More, contre lequel il essaya pendant un temps de lutter, mais à la politique duquel il finit par prêter le concours le plus dévoué, on n’ose dire le plus loyal. D’ailleurs homme d’esprit et de goût, sachant à l’occasion faire preuve de libéralité. Poètes, historiens, peintres, sculpteurs, musiciens recherchaient sa faveur, à défaut de celle de son tout-puissant frère. Le musicien Florentius lui dédia son Liber Musices; le chroniqueur Corio, sa très intéressante Historia di Milano. Le sculpteur Antonio Pollajuolo travailla pour lui, de même que le médailleur Caradosso ; Bramante traça à sa demande le plan de la cathédrale de Pavie, la plus importante des fondations de ce prélat, qui, après avoir partagé les malheurs de son frère, mourut à Rome, où le magnifique mausolée d’Andréa Sansovino, à Sainte-Marie du Peuple, lui a assuré l’immortalité.

Quant aux représentans de l’aristocratie milanaise, les Borromeo, les Belgiojoso, les Pallavicini, les Melzi, les Sanseverino, c’est à peine s’ils se signalèrent de loin en loin par la construction de quelque palais, la commande d’un tableau de dévotion ou d’un mausolée. Seul le maréchal Jean-Jacques Trivulce (1447-1518) avait et le goût des entreprises grandioses, et le moyen de mettre ses projets à exécution. Mais, exilé de Milan pendant le gouvernement de Ludovic, il ne put donner un libre cours à sa magnificence qu’après la chute de son ennemi. Il chargea Léonard de préparer les plans et devis de son monument funéraire; mais rien ne nous autorise à croire que l’artiste ait poussé ses travaux au-delà de certaines études préparatoires. Un petit bronze de la collection Thiers, au musée du Louvre, une statuette de cavalier (sans le cheval) reproduit peut-être le souvenir d’un de ces essais. Un mot encore sur les Melzi; ils furent pour Léonard des amis plutôt que des protecteurs. L’un d’eux, le jeune François, se plaça sous la discipline de l’illustre artiste et le suivit à Amboise, où il lui tint fidèlement compagnie jusqu’à sa mort.

Ce concours, cette collaboration, qu’il évitait de demander aux seigneurs de son entourage, Ludovic les trouva, en revanche, au suprême degré dans son épouse, l’ambitieuse et énergique Béatrix d’Este, fille du duc Hercule de Ferrare. Dès 1480, alors que cette princesse ne comptait que cinq ans, il s’était fiancé avec elle : il conclut enfin le mariage en 1491, et six ou sept ans durant, jusqu’en 1497, date de la mort de Béatrix, aucun nuage ne semble avoir troublé le bonheur des deux époux. Malgré son extrême jeunesse, Béatrix ne tarda pas à imprimer une direction plus hardie à la politique de Ludovic : on attribue à ses conseils l’emprisonnement de plus en plus rigoureux du malheureux Jean-Galéas Sforza. Sa vanité de femme fit le reste. Ne négligeant pas une occasion d’humilier sa nièce, Isabelle d’Aragon, la souveraine légitime du Milanais, elle finit par provoquer une explosion qui faillit lui coûter le trône. On sait comment les doléances d’Isabelle décidèrent son père, le roi de Naples, à menacer le More, et comment celui-ci, pour se sauvegarder, décida Charles VIII à descendre en Italie. Tout, cette fois-ci, tourna bien pour Béatrix et son époux : le poison, affirme-t-on, les débarrassa de Jean Galéas; leur alliance avec les autres états de l’Italie les délivra de leur incommode allié de la veille, le faible et présomptueux Charles VIII. Mais laissons là l’histoire politique, pour en revenir, et bien vite, à notre objectif, l’histoire des lettres et des arts. Nul doute que Béatrix, élevée dans la tradition de la maison de Ferrare, celle des dynasties de l’Italie qui savait le mieux raisonner ses libéralités, nul doute, dis-je, que Béatrix n’apprît à son époux à apporter plus de méthode dans ses entreprises et à procéder avec plus d’esprit de suite.

De temps en temps, les visites de la sœur de Béatrix, Isabelle d’Este, marquise de Mantoue[3], la plus charmante et séduisante, sans contredit, des femmes de la seconde renaissance, venaient jeter un peu de vie et de flamme au milieu de ces froids calculs. Avec sa passion pour le beau et la supériorité de son intelligence, Isabelle ne tarda pas à distinguer Léonard de Vinci : il ne tint pas à elle que ce souverain maître de l’art ne prît, à Mantoue, la place d’Andréa Mantegna, alors au terme de sa longue et glorieuse carrière. Du moins la marquise obtint-elle de lui (et que d’instances il lui en coûta !) quelques compositions, entre autres son portrait, un carton que M. Charles Yriarte a eu le mérite de retrouver au Musée du Louvre.

Un troisième représentant de la maison d’Este, le cardinal Hippolyte (né en 1470, mort en 1520), le frère de Béatrix et d’Isabelle, vint s’établir à Milan l’année même de la mort de Béatrix, en 1497. C’était un de ces grands seigneurs qui n’avaient eu que la peine de naître : en 1487, à peine âgé de dix-sept ans, la protection de sa tante, Béatrix d’Aragon, l’épouse de Mathias Corvin, l’avait fait nommer archevêque de la richissime métropole de Gran ou Strigonie, en Hongrie. En 1497, il quitta ce siège pour s’asseoir sur le trône de saint Ambroise, à Milan. Son goût pour les lettres (ce fut à son intention que l’Arioste composa le Roland furieux) le cédait à peine à ses talens militaires (en 1500, il infligea à la flotte des Vénitiens un véritable désastre). Son goût pour l’art n’était pas moins vif : comme ses sœurs, il ambitionna de conquérir quelque page de Léonard. Malheureusement, une violence de caractère qui dépassait toutes les bornes ternit les brillantes qualités de l’archevêque milanais : ayant appris qu’un de ses frères naturels l’avait supplanté dans les faveurs d’une suivante de Lucrèce Borgia, il fit arracher les yeux à son rival. L’Arioste, dans une des strophes du Roland (chant XLVI, str. XVCI), nous montre le cardinal Hippolyte partageant avec son beau-frère Ludovic la bonne comme la mauvaise fortune : tantôt l’assistant de ses conseils, tantôt déployant à ses côtés l’étendard avec la vipère des Visconti, le suivant dans sa fuite, le consolant dans son affliction.


II.

La cour brillante et sceptique du More, voilà bien le milieu fait pour un tempérament tel que Léonard, en qui, — pourquoi le dissimulerais-je? — La ferveur religieuse ou le sentiment moral ne brillèrent jamais d’un très vif éclat. Chez ces natures contemplatives, il arrive souvent que l’amour de la science prime tout. Concentrées sur elles-mêmes, elles perdent de vue les événemens extérieurs; de là, entre autres, l’indifférence politique de Léonard. Peu lui importe que le Milanais soit soumis à Ludovic le More ou à Louis XII, le duché d’Urbin aux Montefeltro ou à César Borgia; que Florence ait pour gouverneur Soderini ou Julien de Médicis. Bagatelles que tout cela pour le chercheur attaché à la solution des problèmes les plus transcendans qui aient jamais sollicité cerveau humain. Il regarde ces luttes mesquines comme un grand astronome regarde une étoile imperceptible, comme un éléphant regarde une souris ; perdu dans la contemplation des mystères de la nature, des infinis tenans et aboutissans de toutes choses, il a hâte de se dégager de toutes les préoccupations matérielles. Et comme son art reflète bien l’état de son esprit, avec ses tendances essentiellement analytiques! Ce qu’il y a de mobile, d’ondoyant, de fuyant dans l’espèce humaine, le manque d’absolu, le passage incessant du bien au mal, du beau au laid, le mélange d’esprit et de matière, ce sont là les traits qu’aucun artiste n’a jamais rendus avec la même pénétration et la même grandeur. A cet égard, c’est un homme du nord, non un méridional aux idées claires et concrètes, à la façon de Michel-Ange et de Raphaël, et même, parmi les hommes du nord, à peine un Rembrandt approche-t-il de lui. Ce n’est que par un suprême effort de volonté, dans de très rares peintures, que l’artiste parvient à créer une œuvre véritablement synthétique, de même que le penseur ne trouve que de loin en loin, à travers son panthéisme, l’intuition d’une volonté unique présidant aux destinées de l’univers. Mais quelle émotion, alors, et comme tous ces doutes accumulés décuplent la puissance de son enthousiasme! Quel croyant a jamais célébré en un plus sublime langage la grandeur du Créateur, du primo motore : « Qu’admirable est ta Justice, ô toi, premier moteur! Tu n’as pas voulu qu’à aucune force manquassent les ordres et qualités de ses effets nécessaires. » Il faut citer cette apostrophe dans le texte original : O mirabile giustitia di te primo motore ! Tu non hai voluto mancare a nessuna potentia l’ordine e qualità di suoi necessarii effetti[4].

Comment le Mécène et l’artiste se comprirent-ils? Comment ces deux esprits si déliés agirent-ils l’un sur l’autre et quelle influence cette pénétration réciproque exerça-t-elle sur l’art, sur la science, sur la philosophie, sur tant de hautes et fécondes disciplines incarnées dans Léonard de Vinci?

Leur tournure d’esprit à tous deux n’était pas sans offrir d’assez frappantes analogies : personne n’avait plus de subtilité que Ludovic, personne moins de décision ou de verve ; et ces tendances, il s’efforçait de les faire partager à ses interprètes. Que dis-je? il les leur imposait. Écoutons Paul Jove, le grave prélat-chroniqueur : « Ludovic avait fait représenter l’Italie, dans une des salles de son palais, sous les traits d’une reine accompagnée d’un écuyer maure (allusion à son teint, ou à sa devise) portant une escopette. Il pré- tendait montrer par cette allégorie qu’il était l’arbitre des destinées de la péninsule et qu’il avait reçu la mission de défendre son pays contre toute attaque. » Un exemplaire enluminé de l’Histoire de François Sforza, par J. Simonetta (imprimé à Milan en 1490), contient sur son frontispice une série d’allégories ou d’emblèmes non moins bizarres, du moins de prime abord. Pour les comprendre, il faut se rappeler que Ludovic entendait mettre l’art au service de sa politique. Au premier plan, sur les bords d’un lac, Jean Galéas et Ludovic, tous deux agenouillés, tous deux la main droite levée vers le ciel et semblant s’exhorter réciproquement; sur les flots, une femme debout sur un dauphin et tendant une voile; puis une nef avec un nègre (allusion au teint de Ludovic) au gouvernail et un jeune homme près du mât; dans les airs, saint Louis (Ludovicus) apparaissant aux deux nautoniers. Dans la bordure verticale, un mûrier, autre allusion au surnom du More, avec un tronc à forme humaine autour duquel s’enlace un rejeton qui se termine, lui aussi, par un corps et un visage d’homme. L’inscription : Dum vivis, tutus et lœtus vivo, gaude fili, protector tuus ero semper, proclame hautement les bienfaits de la tutelle exercée par le More sur son infortuné neveu.

Le choix d’une autre allégorie, subtile entre toutes, sculptée sur le buste de Béatrix d’Este, épouse du More, au musée du Louvre, — Deux mains tenant une nappe, d’où s’échappe à travers le tissu, pour retomber sur le calice d’une fleur, une poussière fécondante, — a même induit un des plus savans conservateurs de notre musée national à revendiquer cet ouvrage en faveur de Léonard, seul initié alors, semblerait-il, au mystère de la fécondation des fleurs. Quoique l’on sache aujourd’hui que le buste de Béatrix, si net, si précis et si frappant, a pour auteur un des sculpteurs attitrés de la cour de Milan, Gian Cristoforo Romano, il n’en reste pas moins établi que le More affectionnait pour emblèmes de véritables logogriphes faits pour défier noire pénétration.

Ce penchant à la subtilité, le prince milanais, tout nous autorise à le croire, le laissait également éclater vis-à-vis de la science. Il devait, si nos prémisses sont fondées, encourager les astrologues, les alchimistes, les chiromanciens, bref, tous ceux qui s’entouraient de quelque mystère ou s’enorgueillissaient de quelque découverte extraordinaire.

Lorsque Léonard vint tenter, en 1483, la fortune à la cour du More, il y avait quatre ans que celui-ci gouvernait le Milanais. Ses sujets aussi bien que les étrangers avaient donc eu le loisir de se faire une idée de son caractère et de ses goûts. Léonard, qui n’avait certainement pas négligé de recueillir des informations précises, semble avoir entrevu chez le More un faible pour les sciences occultes. Telle fut du moins la corde qu’il essaya de faire vibrer en lui, à l’aide d’un programme véritablement propre à donner le vertige.

Malgré tant d’affinités entre le Mécène et l’artiste, rien ne prouve que Léonard ait été un des familiers du More. Et tout d’abord où demeurait-il? Au château? j’en doute, puisqu’il prenait des élèves en pension. Il faut nous le figurer comme menant une vie indépendante, sauf à se mêler parfois à la foule des courtisans qui accompagnaient le More dans ses incessantes pérégrinations, à Pavie, à Vigevano, à la Sforzesca. D’après un brouillon de lettre publié par Amoretti, il semblerait même que Léonard restait des mois entiers sans voir son protecteur. Je prends la liberté, — Tel est à peu près le sens de cette épître, qui est malheureusement incomplète, — de rappeler à Votre Seigneurie mes petites affaires. Vous m’avez oublié, affirmant que mon silence était cause de votre mécontentement. Mais ma vie est à votre service; je me trouve continuellement prêt à obéir, etc.

Assurément, ces cours italiennes du XVe siècle comptaient pour peu la naissance, pour beaucoup le talent, et il eût été malséant à des parvenus tels que les Sforza d’attacher du prix à l’antiquité de la famille. Mais encore fallait-il, pour que le talent brillât en pleine lumière et s’imposât au maître, qu’il eût pour corollaire de belles manières, de la faconde, l’esprit de réplique : c’est à quoi excellait le caustique Bramante. Un autre artiste attaché au More le sculpteur Gian Cristotoro Romano, ne brillait pas moins dans la conversation. Nous le savons par le manuel du Courtisan, rédigé par Balthazar Castiglione.

Léonard, lui, ne possédait pas au même point le don des idées concrètes ; il avait plus de fantaisie que d’imagination, ses inventions, sauf de rares chefs-d’œuvre, se distinguaient par la subtilité plutôt que par l’esprit. Le bon Rabelais, qui eût pu à la rigueur le rencontrer quelque part dans ses pérégrinations, n’eût pas manqué de l’appeler un « abstracteur de quintessence. » Ce bel adolescent, ce cavalier accompli, — je parle de ses talens en matière d’équitation, — avait l’intelligence extraordinairement ondoyante, avec plus de propension à creuser une idée, à la décomposer en ses élémens primordiaux, qu’à frapper la foule par quelque trait vif, vigoureux, bien italien. Le penchant à l’analyse, en un mot, l’emportait en lui sur la faculté de la synthèse: je ne crois pas que l’on puisse citer de lui ce que l’on appelle un bon mot. N’attendez pas d’un tel esprit des maximes à l’emporte-pièce : Léonard avait trop de souci des exigences de la science pour se plaire aux généralisations brillantes : il n’abandonnait jamais complètement la terre pour prendre son vol, mais cette réserve même donnait à ses pensées, — car qui mérite plus que lui le titre de penseur ! — je ne sais quoi de vivant et de savoureux, de profondément humain. Avec lui, on est sûr de ne jamais tomber dans l’abstraction.

Il ne nous déplaît pas de voir dans ce grand artiste et ce grand penseur un courtisan maladroit. Du moins, Léonard, qui a eu à se reprocher tant de faiblesses de caractère, n’a pas à son passif un seul succès dû à une intrigue savamment ourdie.

La comptabilité publique se ressentait encore à cette époque de la complication et de la confusion chères au moyen âge. Il serait donc chimérique de chercher à découvrir quelle pouvait être la situation matérielle de Léonard au service de son nouveau maître. Probablement, il recevait, à côté d’émolumens fixes, des sommes en proportion avec l’importance des travaux (d’après Bandello, il aurait touché 2,000 ducats par an, — c’est-à-dire une centaine de mille francs, — pour l’exécution de la Sainte Cène). Lui-même estimait son temps à raison de 5 livres par jour pour l’invention. Le profane! Estimer en deniers un temps tel que le sien, le prix d’une journée de cet admirable travail intellectuel, d’une journée qui pouvait enfanter un chef-d’œuvre appelé à éblouir l’humanité pendant des siècles! Il fallait mettre : rien pour l’invention et tant pour la peinture. Mais si nous tenons à éviter les mécomptes et les erreurs, sachons nous plier au point de vue du temps, qui confondait l’artiste avec l’artisan (le mot artista a de nos jours encore en italien ce double sens), union ou confusion, comme on voudra l’appeler, déplorable quand il s’agissait d’un Léonard de Vinci, mais qui a fait aussi, d’autre part, la grandeur des industries d’art italiennes et, qui sait ? peut-être la vitalité de l’art à cette époque où aucune de ses parties ne passait ni pour une conception abstraite, ni pour une branche isolée. Pour en revenir à Léonard, ses idées sur la valeur respective des différens arts se formulaient, au dire de Lomazzo, en cette maxime : que plus un art comportait de fatigue corporelle, plus il était vil.

On a parfois révoqué en doute la libéralité du More : Léonard, tout le premier, a fourni des armes à cette accusation ; dans une lettre adressée à son protecteur, il se plaint amèrement de n’avoir pas reçu de salaire depuis, deux ans, d’avoir avancé près de 15,000 livres sur les travaux de la statue équestre du duc François, etc. Deux autres familiers du More, le poète Bellincione et l’architecte Bramante, se répandent, eux aussi, en doléances sur leur dénûment. Mais qui ne connaît les jérémiades propres aux humanistes et aux artistes de la première renaissance ! Léonard, en particulier, était mal venu à se plaindre de la parcimonie de son protecteur. Ne savons-nous pas qu’il vivait en grand seigneur et entretenait une demi-douzaine de chevaux dans ses écuries ? Il s’agit, selon toute vraisemblance, de retards imputables aux employés des finances milanaises, après que le versement de la dot de Blanche-Marie Sforza eût mis à sec les coffres de l’Etat. On constate d’ailleurs une certaine inégalité d’humeur chez Ludovic ; un jour, après avoir montré aux envoyés de Charles VIII de France l’inestimable trésor des Visconti et des Sforza, il leur fit un très maigre cadeau, s’exposant à s’aliéner, dans un moment absolument critique, des personnages de la première importance. Mais encore une fois, tout nous autorise à croire qu’il ne lésinait pas avec Léonard. Peu de mois encore avant la catastrophe qui lui coûta le trône, il lui fit don, le 26 avril 1499, d’une vigne de seize perches, située dans un faubourg de Milan, près de la porte de Verceil, avec faculté d’y faire construire. Les nouveaux maîtres du Milanais enlevèrent à l’artiste son modeste domaine, et ce ne fut qu’au bout de plusieurs années, le 20 avril 1507, que le maréchal de Chaumont le lui rendit. Ce lopin de terre, qui constituait le plus clair de la fortune de Léonard, il le partagea plus tard entre son élève Salai et son serviteur Vilanis.

Léonard n’avait que trop de propension à se disperser : l’activité fébrile de Ludovic devait lui fournir l’occasion de développer son génie sous les faces les plus variées, en lui assignant une série de tâches faites pour éblouir les plus ambitieux : sous cette impulsion ardente, le statuaire, l’architecte, l’ingénieur, l’homme de science et le philosophe se manifestent avec non moins d’éclat que le peintre. A la Cène fait pendant la statue équestre de François Sforza, aux traités des perspectives, d’anatomie, de mécanique, la continuation du canal de la Martesana, c’est-à-dire quelques-unes des entreprises les plus grandioses qui aient jamais tenté un chercheur. Voyez au contraire comme l’esprit de Léonard se resserre, à peine son protecteur disparu ! Une fois de retour à Florence, il n’y a plus de place en lui que pour le peintre.


III.

Quelles que fussent les idées que le commerce d’un amateur aussi raffiné que Ludovic le More pouvait inspirer à Léonard, il n’était au pouvoir d’aucun Mécène de modifier le style d’un artiste de cette valeur : seuls la vue d’un pays nouveau, les enseignemens indirects et latens, l’air ambiant, devaient réussir à amener une évolution. Il est temps d’aborder ce problème, et après avoir dépeint le milieu social dans lequel le Vinci était appelé à se produire, d’étudier les conditions spéciales de l’art dans le Milanais, de rechercher si parmi ses nouveaux concitoyens l’un ou l’autre avait le droit, vis-à-vis d’un tel maître, de prétendre au rôle d’initiateur.

L’histoire de l’école milanaise pendant la seconde moitié du XVe siècle est encore à faire. Essayons, faute d’un travail approfondi et définitif, de mettre du moins en lumière quelques traits essentiels. Bien différente de la Toscane, qui pendant plus de deux siècles servit de pépinière à tout le reste de la Péninsule, la Lombardie avait constamment été obligée de recourir à des maîtres étrangers : au XIIIe et au XIVe siècle, elle avait appelé Giotto, Jean de Pise et Balduccio de Pise, le sculpteur du fameux retable de Saint-Pierre-Martyr; au XVe siècle, Brunellesco, Masolino, Fra Filippo Lippi, Paolo Uccello, puis l’architecte Michelozzo, le plus distingué des élèves de Brunellesco, et ses confrères Benedetto de Florence, et Filarète. Plus encore que ces maîtres, Donatello, qui avait établi à Padoue comme un poste avancé de la Toscane, avait étendu au loin son influence. En thèse générale, on peut, affirmer qu’à l’époque de la première renaissance, absolument comme au temps de Giotto, toutes les réformes et tous les progrès accomplis dans le Milanais avaient pourpoint de départ Florence. Du temps même de Léonard, des architectes de la valeur de Giuliano da San-Gallo, de Luca Fancelli, de Francesco di Giorgio Martini, venaient à tout instant affermir le prestige de l’école toscane. Seul, Bramante avait des origines différentes : mais eût-il triomphé si rapidement dans le Milanais si les Florentins n’y avaient pas préparé le terrain? Élevé à Urbin, disciple du fameux architecte dalmate Luciano da Laurana, Bramante tempérait par je ne sais quelle suavité, quelle morbidesse, la rigueur du style florentin. C’est par ce prince des architectes modernes, le favori de Ludovic le More et de Jules II, le parent et le protecteur de Raphaël, et le seul artiste qui, en ce temps et en ce pays, pouvait se mesurer avec Léonard, que je commencerai cette revue.

Bramante avait précédé Léonard à Milan : on l’y trouve dès 1474, peut-être même dès 1472; de même que Léonard, il ne quitta ce séjour enchanteur que dans les dernières années du siècle, à la veille de la catastrophe qui dispersa pour toujours la brillante cour réunie autour du More. On ignore quels furent les rapports de ces deux grands artistes. Léonard, dans ses écrits, prononce deux fois seulement le nom de Bramante et encore sans l’accompagner d’aucun commentaire. Mais nul doute que leurs occupations ne les aient mis sans cesse en contact et que, s’ils n’ont pas subi l’un l’influence de l’autre, ils ne se soient du moins appréciés, comme il convenait à des génies aussi transcendans.

Bramante est l’architecte par excellence de la brique, de la terre cuite, en d’autres termes de l’architecture fouillée, accidentée et pittoresque. Se trouve-t-il en présence du marbre ou du travertin, il ne songe plus qu’à la pureté des lignes et sacrifie l’ornementation : nous en avons pour preuves ses constructions de Rome, le palais de la Chancellerie, le palais Giraud, les loges du Vatican, la basilique de Saint-Pierre. Ce sont les modèles les plus achevés du style classique. Mais combien je préfère ces monumens si vivans et si amusans de la Lombardie, où il a sans cesse associé la sculpture à l’architecture, animant et disciplinant tour à tour l’une par l’autre!

Telle est, à Milan, l’église San-Satiro, toute mignonne, mais si harmonieuse, avec sa nef voûtée en berceau, son abside à caissons, agrandie par un effet de perspective des plus curieux, son baptistère octogonal d’une richesse éblouissante. On a contesté à Bramante la construction d’une autre merveille, la coupole de Sainte-Marie des Grâces, sous prétexte que le dessin n’a pas assez de pureté : elle offre cependant une élégance souveraine, avec ses rangées de fenêtres si pittoresques que surmonte un étage d’arcades ouvertes. A la légèreté, à la fantaisie qui y règnent, on reconnaît l’artiste qui se joue de toutes les difficultés. Toutes les parties de l’œuvre de Bramante ne portaient pas au même degré le cachet de l’originalité (si tant est que l’on puisse parler d’originalité dans un siècle attaché avant tout à l’imitation, dans un siècle qui s’était proposé pour mission, non de créer, mais de faire renaître). De même qu’à Rome il subit l’influence des modèles romains, de même en Lombardie il prit pour point de départ les modèles du vieux style lombard, ces églises en briques, si fières à la fois et si pittoresques. Il y mêla une suavité, une distinction, un sens de la proportion et du rythme, tels qu’ils n’ont été donnés depuis à aucun des maîtres en l’art de bâtir. Avec lui, l’architecture milanaise, on peut l’affirmer hautement, éclipsa complètement l’architecture florentine. Quelque réfractaire que Léonard se montrât vis-à-vis des leçons de ses confrères, il nous paraît difficile d’admettre qu’il ait pu se soustraire à l’influence d’un charmeur tel que Bramante.

Parmi les peintres milanais, au contraire, aucun n’était de taille à peser sur l’évolution d’un génie comme Léonard. Beaucoup de conviction et passablement de lourdeur, une tendance à voir les objets par grandes masses plutôt qu’à les détailler, le goût des expressions et des attitudes calmes, voilà les traits dominans des représentans de la primitive école milanaise. Moins agités que les Florentins, ils avaient plus de naturel ; moins fervens et moins recueillis que les Ombriens, ils avaient quelque chose de plus reposé ; à la chaleur et à la transparence des Vénitiens, ils opposaient un coloris grisâtre et mat qui ne manque pas de charme. Ils n’ignoraient d’ailleurs ni les progrès accomplis dans la perspective par l’immortel fondateur de l’École de Padoue, Andréa Mantegna, pas plus qu’ils n’étaient étrangers à certaines notions d’archéologie classique. Mais, je le répète, l’indolence qui est parfois une force, je veux dire une force négative, les empêcha d’accentuer outre mesure, comme le firent les sculpteurs milanais, ce qu’il pouvait y avoir d’excessif dans les préceptes des Padouans. Ils ne sortaient d’ailleurs pas du cercle des compositions religieuses, sauf dans les fresques commandées par les Sforza pour leurs palais, avec des scènes de l’histoire contemporaine, des chasses, etc. : ce ne sont que Saintes Conversations, Vierges en gloire, Crucifixions, légendes tirées de la vie des saints. L’allégorie, la mythologie, l’histoire ancienne, la peinture littéraire en un mot, autant de mystères pour eux.

On a souvent prétendu que l’évolution du style de Léonard dans sa nouvelle patrie était due à l’influence de l’école auprès de laquelle il venait se faire agréer. « Arrivé à Milan Florentin, Léonard, écrivait naguère le savant et spirituel marquis d’Adda, en est reparti Milanais. » Mais cette évolution a-t-elle été aussi tranchée qu’on le croit d’ordinaire, et en second lieu les leçons des artistes lombards y ont-elles été pour une part aussi considérable qu’on veut bien le dire? Je n’hésite pas, pour ma part, à me prononcer pour la négative, et voici sur quels argumens je m’appuie : les ouvrages exécutés avant son départ de Florence, entre autres la Vierge aux rochers, prouvent que dès ses débuts Léonard avait en partage l’élégance, la suavité, la grâce, à un degré qu’aucun maître n’avait atteint avant lui. D’autre part, aucun génie ne se montrait plus rebelle que le sien aux leçons, aux suggestions des autres : la bosse de l’imitation lui faisait complètement défaut. Enfin qu’étaient ces maîtres lombards dont on voudrait faire les initiateurs du Protée florentin ! Les uns se contentaient de peindre dans une gamme grise des figures graves ou impassibles, les autres suivaient, plus ou moins fidèlement, les traditions de l’école de Padoue, c’est-à-dire sacrifiaient à des tendances de tout point opposées à celles de Léonard (jusque dans les peintures de Bramante, qui cultiva la peinture en même temps que l’architecture, éclate l’influence de Mantegna, avec la dureté des contours et la préoccupation véritablement excessive de la perspective). La manière de Léonard, au contraire, repose sur la suppression de tout ce qui est anguleux ou trop écrit; il préconise la peinture la plus fluide, la plus enveloppée, une peinture dans laquelle les arêtes des figures se fondent dans l’intensité de la lumière, dans l’harmonie du coloris. Autre contraste : les primitifs milanais cultivent avant tout la fresque. Or Léonard, malheureusement pour lui et pour nous, a évité avec un soin jaloux, pendant son séjour à Milan aussi bien qu’après son retour à Florence, de se servir de ce procédé : il a peint à l’huile la Sainte Cène et a essayé de peindre à l’encaustique la Bataille d’Anghiari.

En un mot, s’il est démontré aujourd’hui que le duché de Milan possédait, au moment de l’arrivée de Léonard, une école indigène ayant ses principes et ses traditions à elle ; que cette école, composée principalement d’artistes plus âgés que Léonard, sut maintenir son autonomie jusque vers la fin du siècle ; que les Foppa, les Zenale, les Borgognone, ne voulurent rien devoir à leur émule florentin : il n’est pas moins certain que celui-ci à son tour se montra réfractaire à leurs leçons, et qu’il fut bien inspiré en cela! Qu’eussent pu apprendre au peintre moderne par excellence les représentans d’une école attardée et d’un style épuisé!

Un dernier argument, peut-être encore plus probant, nous est fourni par la fresque peinte dans le cénacle même de Sainte-Marie des Grâces, en face de la Sainte Cène de Léonard, la Crucifixion de Giovanni Donato Montorfano (1495). On n’y découvre nulle affinité avec la manière de Léonard, mais, au contraire, une foule de réminiscences de celle de Mantegna, un modelé dur et sec, des contours anguleux, des draperies chiffonnées. La conception et la facture y sont, d’ailleurs, des plus pauvres. Autant le fondateur de la nouvelle Ecole milanaise aimait à simplifier, autant son compétiteur, quelque représentant de l’École ancienne, subdivise et complique ; l’action principale disparaît derrière les épisodes ; plus de cinquante acteurs, dont plusieurs, tels que saint Dominique et sainte Claire, sont complètement étrangers au sujet, se disputent notre attention. Et puis, quelle faiblesse dans les têtes, quelle mollesse dans les gestes ou les attitudes, dans cette Vierge qui s’évanouit, dans ce saint qui se tord les mains, quelle raideur dans les chevaux, quel manque de parti-pris et d’harmonie dans la coloration, qui ressemble à une page de missel, non à une fresque monumentale! L’œuvre de Montorfano n’aurait passé nulle part pour une merveille ; mais être placée en face de celle de Léonard, quel désastre, quelle catastrophe! Et pourtant, comme certaines natures vulgaires, elle jouit d’une santé insolente, là où l’homme de génie s’étiole et meurt : la Cène n’est plus qu’une ruine ; la Crucifixion a conservé tout l’éclat de son coloris primitif.

N’importe : à la longue, le séjour en Lombardie exerça une action profonde sur le style du maître ; mais la nature y fut pour tout, l’art pour peu de chose, pour ne pas dire pour rien. Comparé au paysage toscan, celui de la Haute-Italie et particulièrement du Milanais est plantureux autant que l’autre est fier et gracieux; partout une végétation exubérante, d’innombrables cours d’eau ; les mûriers aux feuilles brillantes à la place du gris et terne olivier, un air moins vif, les délicieux sites des lacs ; bref, l’impression d’une zone plus tempérée, d’un ciel plus clément. Tel climat, tels habitans : au type florentin, maigre, sec ou pauvre, le duché de Milan oppose l’ampleur, la grâce, la suavité, les lignes les plus pures, le teint le plus délicat, plutôt mat qu’ambré, des lèvres spirituelles ou voluptueuses, de grands yeux langoureux, le menton d’un galbe incomparable, la taille élancée et souple. Ces types, que l’on a baptisés du nom de léonardesques, parce que Léonard nous en a laissé la formule la plus parfaite, se rencontrent aujourd’hui encore sur le lac Majeur et sur le lac de Côme.

Les différences intellectuelles entre les Milanais et les Florentins ne devaient pas peser d’un moins grand poids dans la balance. A Milan, Léonard trouvait un public aussi peu exercé à la critique que prompt à l’enthousiasme : qualité précieuse pour un homme d’imagination, pour un artiste qui tenait à la fraîcheur des impressions et à l’indépendance des formes. Devant les exigences des ateliers florentins, l’art avait fini, sur les bords de l’Arno, par tomber dans l’afféterie ou l’extravagance, la terribîlità, comme disait Vasari. Il fallait à toute force étonner par la subtilité de l’invention, la fierté du dessin : les beautés pures et sans fard auraient risqué de passer pour banales. Aussi le maniérisme triomphait-il sur toute la ligne, avec Botticelli, avec Filippino Lippi, avec Pollajuolo. C’était à qui torturerait le plus sz style, à qui se montrerait le plus nerveux et le plus raffiné. On ne trouvait plus chez ces coteries d’artistes que recherches artificielles, que formules de convention ; l’esprit tenait lieu de convictions, et tout se réduisait à des calculs ou à de l’habileté technique ; personne, en un mot, ne savait plus se montrer simple, naturel et, par là, véritablement éloquent. À Milan, au contraire, les imaginations sont encore fraîches et fécondes : si l’on a moins de science, on a plus de sincérité. Quelle sève, quelle jeunesse dans les sculptures de la Chartreuse de Pavie, qui est à elle seule tout un monde ! Vienne un génie supérieur ; non-seulement il animera et fécondera ces germes, mais lui-même se retrempera dans ce milieu fortifiant. Pour me résumer, la tension d’esprit perpétuelle, qui était propre aux Florentins, cet effort raisonné et voulu, devaient engendrer une race de dessinateurs : pour faire des coloristes, il fallait, au contraire, le mol abandon, la grâce naïve, l’exquise suavité qui devaient trouver tant d’alimens au sein de la population milanaise. Il arrive un moment où l’expatriation devient une nécessité pour certains hommes prédestinés. Raphaël, resté dans l’Ombrie, n’aurait jamais été qu’un Pérugin d’un ordre supérieur ; comme lui, Michel-Ange dut demander à Rome d’imprimer à son génie un suprême essor. En ce qui concerne Léonard, les ressources immenses d’un grand état, l’éclat des fêtes, la fréquentation des hommes les plus distingués et surtout un esprit moins égalitaire et moins bourgeois qu’à Florence, achevèrent une évolution féconde entre toutes. À Florence, il fût devenu le premier des peintres ; à Milan, il devint quelque chose de plus : le grand poète et le grand penseur.

C’est à ce point de vue qu’il est exact de dire qu’il a beaucoup dû à sa nouvelle pairie.


EUGENE MUNTZ.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1887.
  2. H.-François Delaborde, l’Expédition de Charles VIII en Italie, p. 217.
  3. MM. Alessandro Luzio et Rodolfo Renier viennent de consacrer une étude du plus vif intérêt aux relations d’Isabelle avec la cour de Milan : Delle Relasioni di Isabella d’Este Gonzaga con Ludovico e Béatrice Sforza. Milan, 1890.
  4. Charles Ravaisson-Mollien, les Manuscrits de Léonard de Vinci, t. I, fol. 24.