Une Croisière dans l’Océan Pacifique de la frégate anglaise Le Collingwood

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UNE CROISIERE


DANS


L'OCEAN PACIFIQUE.




FOUR YEARS IN THE PACIFIC,

in her Majesty’s schip Collingwood, from 1844 to 1848, by lieut. The hon. Fred. Walpole, R. N.

– 2 vol. In-8°, London, 1849, Richard Bentley.




Le goût des Anglais pour les voyages nous a trouvés jusqu’à ce jour plus portés à la raillerie qu’à l’imitation. Nous ne voyons guère là qu’une manie frivole, et pourtant il nous sied peu de tourner en ridicule les habitudes nomades de nos voisins. La plupart des voyageurs anglais ne rapportent pas seulement de leurs lointaines excursions des récits, des impressions de touriste : l’Angleterre leur doit aussi d’utiles informations et de précieux documens. Chaque année, il se publie au-delà du détroit de nombreuses relations de voyages auxquelles ne manque jamais un public empressé. Pour quelques lecteurs désoeuvrés qui ne trouvent à noter dans ces relations que les prix des tables d’hôte ou des bateaux à vapeur, le nombre est grand de ceux qui les consultent avec une attention intelligente, et qui se plaisent ainsi à augmenter sans fatigue la somme de leurs connaissances politiques ou commerciales. Souvent même d’importantes révélations appellent sur ces récits l’intérêt de l’homme d’état ; ne sont-ce pas en effet des voyageurs anglais qui ont appris en 1840 à lord Palmerston la faiblesse réelle du pacha d’Égypte, si étrangement méconnue par notre gouvernement ? Loin donc de nous égayer aux dépens de ces hommes entreprenans qui portent en tous pays l’influence anglaise, et qui n’ont souvent du touriste que le nom, nous ferions mieux de marcher sur leurs traces et de nous inspirer de leurs exemples. Pourquoi la France n’aurait-elle pas aussi ses pionniers ardens et infatigables ? Pourquoi ne tournerait-elle pas vers les voyages lointains l’agitation fiévreuse qui la tourmente ? Dût-on acheter ce résultat par quelques dépenses nouvelles inscrites au budget, nous croyons que ce ne serait pas encore le payer trop cher. Qu’on interroge l’histoire de l’Angleterre depuis quelques années seulement, et l’on se convaincra des immenses services que d’habiles explorateurs peuvent rendre aux intérêts commerciaux, à la politique extérieure d’un grand pays.

L’Angleterre ne se contente pas d’ailleurs des indications recueillies un peu confusément par les observateurs vagabonds qui forment chez elle une si nombreuse famille. Sur les traces et à côté de ces voyageurs indépendans marchent les agens plus sérieux, les représentans plus directs de sa politique. La marine anglaise est tour à tour employée à servir les intérêts du commerce national et à faire respecter le pavillon britannique sur tous les points du globe. Les mers de la Chine, de l’Inde et du Nouveau-Monde sont le théâtre de longues et aventureuses croisières, presque toujours couronnées par d’importans résultats. L’Océan Pacifique est surtout le but de fréquentes campagnes maritimes. L’orgueil des républiques américaines est trop enclin à oublier qu’il n’est pas sans danger de jouer avec la colère de quelque nation d’Europe. L’Angleterre agit en conséquence, et l’une de ses vaillantes frégates est toujours à portée du lieu où l’honneur britannique a reçu quelque atteinte. Dans les annales de la marine anglaise, ces croisières, à la fois politiques et commerciales, forment un, chapitre des plus curieux et des plus instructifs. On doit surtout savoir gré aux marins qui, revenus de ces campagnes, en écrivent la relation et partagent ainsi avec leurs compatriotes le trésor de leurs souvenirs. Presque toujours ces livres portent la vive empreinte des lieux que l’auteur a parcourus, des mœurs étranges qu’il a observées ; ils retracent fidèlement les émotions variées d’un voyage maritime, et entretiennent dans la population anglaise ces instincts du marin, du voyageur, qui sont un de ses traits caractéristiques.

Pour quiconque a vécu de la vie de bord, ces récits offrent surtout un attrait particulier. Quel voyageur embarqué pour une, traversée lointaine n’a regretté souvent de ne pouvoir fixer par la plume ou le crayon les côtes fuyantes, les paysages incessamment variés qu’il découvre en quelque sorte au vol du navire ? Ces heures de contemplation et de rêverie qu’on passe, appuyé sur les lisses du bâtiment, à regarder une terre où l’on n’abordera pas, sont quelquefois les plus agréables du voyage. Le spectacle qui se déroule aux yeux du passager change, pour ainsi dire, à chaque sillage nouveau tracé sur l’océan, à chaque caprice du vent, qui dissipe ou épaissit la brume marine. Tantôt c’est un écueil inhospitalier dont les roches aiguës s’élèvent, comme une barrière submergée, du sein des flots, tantôt une côte onduleuse qui s’allonge à l’horizon comme un serpent d’azur. Là c’est une île aux flancs escarpés, le long desquels se balancent des réseaux de lianes semblables aux filets oubliés des pêcheurs. Ici de nombreux clochers, un môle couvert de spectateurs curieux, annoncent une antique cité maritime qu’on ne fera qu’entrevoir. Parfois aussi on n’aperçoit qu’un nuage, une ligne de vapeur : ce point, à peine perceptible, est pourtant un grand pays, un continent peut-être, et, à propos de cette terre presque invisible, un vieux matelot vous racontera, dans sa langue naïve, toute une série de légendes, tandis que vous respirerez avec délices le parfum des feuillages lointains jeté par une folle brise au milieu des âcres senteurs de la mer. On comprend ce que peut être un livre écrit sous des impressions si diverses : une sorte de sketch-book, où l’ordre et la symétrie se feront désirer sans doute, mais où l’intérêt ne saurait manquer, et où ceux qui n’ont pas vu la mer, comme ceux qui la connaissent, sont également sûrs de trouver d’instructifs et attrayans récits.

Un officier de la marine anglaise a essayé d’écrire ce livre. Aux heures de loisir que lui laissait la discipline, l’honorable lieutenant Frédéric Walpole a noté les souvenirs d’un long voyage maritime avec un abandon qui frise un peu la négligence, mais qui, après tout, n’en atteste que mieux la sincérité du narrateur. À quelques égards, le décousu de ce livre est presque un charme de plus. Ces brusques déplacemens, ces changemens à vue multipliés, nous initient aux vicissitudes, aux péripéties innombrables d’un voyage dont la marche est soumise à l’inflexible joug des instructions militaires. Courbé sous cette dure loi, M. Walpole est plus d’une fois contraint de marcher quand il veut se reposer, et de rester à bord, sa longue-vue à la main, quand il voudrait descendre à terre. De là bien des contrastes, bien des contrariétés aussi ; mais après tout on finit par se plaire à ces surprises, et, une fois qu’on a commencé la lecture du journal de M. Walpole, on devient soi-même l’esclave soumis de cette discipline qui mène si rudement son navire. Çà et là d’ailleurs on recueille des observations précieuses, on peut saisir dans toute sa spontanéité ce sentiment national toujours si vivace chez un voyageur anglais, et il n’est pas inutile de savoir, par exemple, ce qu’un lieutenant de la marine britannique pense des rares possessions françaises qu’il rencontre sur sa route en visitant l’Amérique ou l’Océanie. Embarquons-nous donc avec l’honorable lieutenant Walpole, suivons-le dans sa longue campagne : le navire qui le porte aura beau se déplacer sans cesse ; nous saurons bien nous arrêter où il le faudra, observer à notre aise ce que l’officier anglais verra trop vite, et quelquefois compléter par nos propres souvenirs ce qu’il y aura d’inexact ou de superficiel dans les siens.


I

Une commission de lieutenant à bord du vaisseau de guerre le Collingwood vient fort à propos enlever M. Walpole (c’est lui-même qui l’avoue) à des études superficielles et à une dissipation profonde, dans un moment où ses joues pâles et sa constitution affaiblie lui font sentir la nécessité d’un brusque changement de régime. Quelques mois de croisière auront bientôt rétabli cette santé délabrée. Le Collingwood est en armement à Portsmouth. C’est un beau vaisseau de quatre-vingts canons dont la mission est de faire flotter le pavillon d’Angleterre sur toutes les côtes de l’Océan Pacifique. Parfait de formes et maniable comme un cutter malgré ses colossales dimensions, le Collingwood est un de ces nobles bâtimens qui font l’orgueil de leur équipage, et M. Walpole n’est pas trop à plaindre d’avoir à y passer quatre ans, de 1844 à 1848. En touchant le pont tout retentissant de cris joyeux, en passant près des batteries ouvertes d’où s’échappe le formidable tumulte des aspirans qui dînent, le lieutenant sent se réveiller en lui la fierté du marin, et devant ces dramatiques tableaux de la vie maritime se dissipent un moment tous les souvenirs de la vie de Londres. Cet océan qu’il va parcourir n’est-il pas à la fois la patrie et le tombeau du marin, tombeau glorieux, quand les flots recouvrent de leur écume les sanglantes victimes de quelque combat héroïque ; tombeau horrible, quand ils ne reçoivent dans leurs mornes profondeurs que les tristes débris d’un naufrage. Ces luttes sans gloire avec la nature sont un des plus sombres épisodes de la vie de mer, et quelques pages du livre de M. Walpole nous en font vivement sentir toute l’horreur. L’orage gronde, la mer mugit, la mâture du vaisseau craque, se courbe comme la houssine dans la main du cavalier. Sur les vergues, que le vent agite et balance, vingt matelots sont occupés à diminuer la surface que la voilure présente au vent. Tout à coup l’un d’eux est arraché à la vergue comme une de ces graines mûres qu’emporte la bise d’automne ; le malheureux tourbillonne dans l’air semblable à un lambeau de voile détaché de la ralingue. Au cri : Un homme à la mer ! tous les yeux se tournent vers l’océan, mais le matelot reste invisible dans le creux de la vague qui l’emporte. Une bouée de sauvetage est lancée à l’eau, puis le vaisseau continue sa course. Ou bien encore quelques matelots, risquant leur vie, explorent, montés sur une frêle embarcation, la surface houleuse de la mer. C’est en vain pourtant que, cramponné à sa bouée, le nageur épuisé crie à l’aide, les lames et les vents hurlent ensemble et couvrent sa voix. L’embarcation a rejoint le bord, l’agonie du matelot commence, horrible agonie ! dont il ne reste d’autres traces, au bout d’un jour, qu’une bouée qui flotte tristement, entraînant un cadavre dont les oiseaux de mer et les requins déchirent à l’envi les lambeaux.

Les scènes maritimes n’occupent toutefois qu’assez peu de place dans le récit de M. Walpole ; elles ne forment en quelque sorte que le frontispice du livre. Une fois la croisière commencée, l’attention du narrateur se tourne presque exclusivement vers les côtes que longe le navire. Le Collingwood s’incline sous la brise, léger comme le cygne qui déploie ses ailes : il part, et déjà nous sommes à Madère, l’île au vin fauve comme ses femmes qu’a dorées le même soleil, Madère, le pays des fruits merveilleux et des fleurs toujours épanouies dans une éternelle verdure. De loin, on n’aperçoit d’abord que d’arides rochers sillonnés de larges crevasses et ressemblant à un amas de tours, de pyramides abruptes. On approche, et ces rochers laissent voir des baies spacieuses ; ces pyramides, de loin si désolées, prennent un aspect riant. Des terrasses, des champs cultivés, s’étendent partout où la main de l’homme a pu atteindre. De beaux villages s’élèvent le long de chaque baie ; chaque vallée a son courant d’eau vive, chaque terrasse a son groupe de cabanes suspendu au milieu des jardins. Voici la Cumara de los Lobos (la tanière des loups), le premier établissement européen fondé dans ces parages. Plus loin, au pied d’un amphithéâtre de vertes collines, s’élève la capitale de l’île, Funchal, avec ses maisons blanches et son fort sur le premier plan. Le couvent de femmes de Nuestra Señora del Monte domine le paysage. Tout un monde, tout un paradis se déroule devant les pieuses recluses. Que de consolations, pour les unes, que de tentations pour les autres dans le féerique tableau de cette île toujours verte qu’encadre l’inaltérable azur du ciel et de la mer ! Mais les marins du Collingwood n’ont pas le temps de s’oublier en de pareilles réflexions ; Madère n’apparaît à leurs yeux que comme une vision fugitive. Déjà l’île est loin de nous, et nous sommes au cap Frio, signalé la nuit par un feu tournant allumé sur un îlot voisin. Le cap Frio est à peine à soixante milles de Rio-Janeiro, et un vaisseau fin voilier comme le Collingwood dévore cet espace en cinq heures.

Qui ne sait ou n’a entendu dire que Rio est dans la plus magnifique situation du monde ? Nous n’avons point à blâmer M. Walpole de s’être condamné à des redites : il a cherché dans Rio-Janeiro autre chose qu’un thème à descriptions banales. Le nom de Rio soulève dans son livre la question de l’esclavage et de la traite des noirs. L’opinion d’un fils de l’abolitioniste Angleterre sur ce sujet, encore aujourd’hui trop recherché par la polémique et trop négligé par l’étude, est assez curieuse à. connaître, par le temps d’égalité et de fraternité qui court. Avant 1830, époque à laquelle l’importation des noirs au Brésil fut prohibée, on y amenait, dit M. Walpole, environ quarante mille esclaves chaque année ; aujourd’hui ce nombre s’est réduit environ à onze mille ; on calcule que deux tiers périssent avant le débarquement. C’est donc environ trente-trois mille nègres qu’on doit embarquer pour arriver à ce chiffre de onze mille. Combien calcule-t-on que la marine européenne offre de ses matelots en holocauste au climat dévorant des côtes d’Afrique, pour obtenir ce mince résultat : une différence de sept mille noirs dans l’importation au Brésil ! Quarante mille nègres arrivaient, avant 1830, sains et saufs, car les négriers n’étaient pas alors dans l’obligation, pour les cacher aux yeux des croiseurs, de les entasser dans un étroit espace où l’asphyxie en tue les deux tiers. Vingt-deux mille esclaves périssent donc chaque année, depuis cette époque, au nom de l’humanité, qui les protége ; à ces victimes, combien doit-on en ajouter parmi les équipages des croiseurs ! La philanthropie européenne s’accommodera peu de ces chiffres ; voudra-t-elle reconnaître qu’en se hâtant de proclamer hautement une émancipation prématurée, elle a fait un mal incalculable ? Les esclaves émancipés surpassent leurs maîtres en cruauté. La liberté est un philtre enivrant dont les peuples constitutionnels eux-mêmes ont peine à supporter l’usage ; quels peuvent en être les effets sur un nègre abruti dans la case natale, sous les ordres d’un despote noir qui le troque contre des verroteries ou des liqueurs fortes ? Conçoit-on le délire de ce malheureux qui, après avoir puisé dans l’esclavage les vices d’une civilisation plus avancée, se trouve tout à coup élevé à la dignité d’homme libre, d’électeur et de représentant du peuple ? Le décret d’un sénat, d’une constituante, fera-t-il que cet homme subitement émancipé acquière tout d’un coup les qualités qui lui manquent ? Laissez l’Afrique se civiliser, dit avec raison M. Walpole, et dès-lors elle ne produira plus d’esclaves ; mais, tant qu’elle sera ce qu’elle est aujourd’hui, le remède que vous employez doit rester inefficace. L’Afrique combattra toujours contre elle-même et fera toujours trafic de ses enfans ; que si vous lui fermez vos marchés d’esclaves, les captifs de ses guerres intestines, qui chez vous trouvent une vie plus douce que celle qu’ils ont probablement jamais goûtée, seront égorgés par le vainqueur. Telles sont sur l’esclavage les opinions du lieutenant Walpole, l’un des fils de cette Angleterre si connue par sa fougue abolitioniste. Pour n’être pas banales, il faut reconnaître qu’elles ne manquent pas de justesse.

La description succède brusquement à la discussion. Qui n’a pas vu Rio-Janeiro des sommets du Cocovardo ne connaît pas cette ville. Aux pieds du spectateur s’étendent et la cité immense et la baie, qui embrasse des milliers d’îles, et dont une ligne d’un bleu foncé indique la profondeur même aux bords du rivage. Sur la droite, la rivière de Janeiro coule au milieu d’une vaste plaine, et va perdre ses méandres hors de la portée du regard ; puis, sur l’autre côté de la baie, la montagne des Orgues élève dans un ciel serein ses dentelures de cobalt, ses pics pointus réunis comme les tuyaux de l’instrument religieux qui leur donne son nom, tandis qu’à leur base se déploie une rangée de collines semblables à un clavier gigantesque sous la main de l’Éternel. Plus loin, la pleine mer, tachetée de voiles blanches, laisse apercevoir le cap Frio, baigné dans la brume de l’horizon. Il faut voir Rio-Janeiro du haut du Cocovardo avant de lui dire adieu.

Le Collingwood mêle à présent ses voiles à celles de la pleine mer, la proue sur les îles Falkland, que nous appelons les Malouines ; le cap Horn est doublé en vingt-quatre jours. Bientôt deux pics qui percent les nuages indiquent le voisinage des Andes. Le vaisseau jette l’ancre dans la baie de Valparaiso. D’où vient à la baie ce nom de vallée du paradis, s’il est vrai, comme l’assure le noble voyageur, que le premier aspect en est fort triste ? Est-ce là un nom imposé par Pedro de Valparaiso en Castille ? est-ce une antiphrase ? Peu importe. Le Collingwood doit se reposer dans la baie de Valparaiso.

Il n’est personne qui, en visitant les ports d"Amérique, n’ait rencontré autour des grandes villes, comme contraste aux sauvages habitans des campagnes, une de ces joyeuses cavalcades de midshipmen (aspirans) au teint blanc et rose en dépit du hâle de la mer, étudiant, au galop, de leurs chevaux de louage, des sites qu’ils étaient impatiens de visiter. C’est une de ces cavalcades qui offre au lieutenant du Collingwood l’occasion de rendre hommage à l’aménité des mœurs chiliennes. Cette aménité est, au reste, un trait distinctif de la race espagnole en Amérique. Une mère entourée de ses cinq filles reçoit les jeunes officiers du Collingwood avec une amabilité parfaite dans l’une des plus riantes habitations de la côte du Chili. M. Walpole décrit avec charme cette réception cordiale. Les excursions aux environs de Valparaiso se multiplient. Dans une de ces promenades, les officiers anglais arrivent à découvrir un des aspects les plus solennels de la nature américaine. La Cordillière se déroule tout d’un coup à leurs yeux. La neige couvre ses croupes majestueuses et blanchit le sommet de ses pics aigus. Au-dessus de ces dentelures, dont les nuages colorés par le couchant atteignent à peine la base, le majestueux condor, à l’immense envergure, plane comme une frégate aérienne. La campagne est déserte. Un gaucho, le poncho aux mille couleurs sur l’épaule, rapide comme le vent du désert, pousse son fougueux coursier, et s’arrête étonné à la vue de la cavalcade européenne qui frappe ses yeux pour la première fois, puis il reprend sa course au milieu de flots de poussière, ou bien encore un Indien, semblable au nuage que la brise chasse vers la pleine mer, passe comme un trait et se dirige vers les pampas.

Santiago est à trois jours de marche de Valparaiso. On s’y arrête dans un hôtel qui ressemble à tous les hôtels du monde civilisé. Ne devine-t-on pas que, comme Valparaiso, comme toutes les villes d’origine espagnole, Santiago a des rues à angles droits, de nombreux et riches couvens, des cafés, un théâtre ; qu’on y entend, ainsi que partout ailleurs, le râclement des mandolines, le son de l’or sur des tapis verts ? Passons ; laissons ces mœurs pittoresques, il est vrai, mais trop de fois décrites. C’est au milieu des Cordillières, et près de Santiago, qu’il faut nous arrêter, si nous voulons, dans une légende simple et vraie, surprendre le singulier contraste des traditions catholiques et des fables indiennes. Le soir est venu. M. Walpole et ses compagnons se sont arrêtés à l’entrée d’une gorge. Un de ces orages terribles des montagnes est imminent. Les nuages pèsent sur les plateaux de la Cordillière, qu’ils couvrent et découvrent tour à tour. Pendant que le repas se prépare, le guide a pris la parole ; il raconte et on l’écoute. — Un jour, dans les premiers temps du monde, trois hommes traversaient ces montagnes. À la tombée de la nuit, tous trois étaient assis autour d’un foyer ardent. Le ciel était noir, l’obscurité profonde. Le vent, dans les anfractuosités des rocs, grondait parfois comme la voix du lion cherchant sa proie dans les nuits sombres. — Moi, dit l’un des trois voyageurs, je n’ai des lions nul souci ; j’ai mon épée. — Ni moi, dit le second, car j’ai une lance. — Ni moi non plus, dit le troisième, car j’ai la foi pour bouclier. — Cependant un lion prêtait l’oreille. La lance de l’un, pas plus que l’épée de l’autre, ne l’eût empêché de mettre les trois voyageurs en pièces ; mais, comme c’était un lion fort avisé, ce bouclier de la foi dont parlait le dernier lui donna à réfléchir, et il trouva plus prudent de s’éloigner. Sur son chemin, l’animal rencontra une vieille femme, assez maigre proie, même pour un lion affamé ; mais, comme dit un proverbe espagnol, a buena hambre no hay pan duro (à bonne faim point de pain dur). Toutefois, avant de la déchirer, le lion crut devoir lui demander ce que pouvait être cette arme de la foi. — Ah ! dit la vieille, qui, quoique fort intimidée par la présence du terrible questionneur, garda sa présence d’esprit, rendez grace à votre bonne étoile de m’avoir rencontrée avant d’avoir bravé cette arme effrayante ; c’est l’engin de guerre le plus destructif qu’on ait encore inventé. J’en possède aussi l’usage. — En parlant ainsi, elle regardait en effet le lion avec assurance, puis elle jeta un pain à la bête affamée. Le lion se résigna, prit le pain et s’éloigna au grand trot. Depuis ce temps, le lion n’a plus attaqué l’homme, à ce que prétendent du moins les Indiens du Chili. Telle est la tradition indienne qui fait prendre patience aux voyageurs pendant qu’on apprête leur souper. La nature, il faut le dire, seconde merveilleusement les intentions du conteur : les lions mêlent leurs hurlemens aux plaintes de la rafale dans les profondeurs de la sierra, et les échos des Cordillières répètent avec une lugubre sonorité tous les gémissemens, toutes les rumeurs du désert.

Du Chili, on passe au Pérou ; mais en chemin voici l’île de Juan Fernandez. Un pilote espagnol lui a donné son nom ; un matelot écossais, Selkirck, le type du Robinson de Daniel de Foë, y a vécu et souffert. Des pics aigus qui montrent tantôt un épais manteau de verdure, tantôt le roc nu et dépouillé, puis des vallées aux eaux murmurantes, des rivages en pente douce ou bien escarpés à pic comme une muraille, tel est le double aspect de l’île. C’est sous l’abri de l’un de ces remparts naturels, au pied desquels l’eau est assez profonde pour permettre à un vaisseau de ligne de s’y ancrer, le beaupré touchant la terre, que le Collingwood s’arrête. Quelques pauvres familles, qui ne sont pas anglaises, mais chiliennes, habitent cette île, dont lord Anson a fait de si séduisantes descriptions. Les chèvres sauvages que Selkirck était parvenu à attraper à la course y sont aujourd’hui aussi nombreuses qu’alors.

Nous touchons à Lima, la ville des Incas, ou, pour mieux dire, au Callao, qui en est le port. Au-delà du Callao, en effet, les clochers et les dômes de Lima se détachent sur l’azur des Cordillières. Deux marines sont ici en présence : la marine anglaise et la marine péruvienne ; l’une, représentée par un noble vaisseau de quatre-vingts canons ; l’autre, par un maigre brick de guerre. C’est l’image vivante de l’Europe et de l’Amérique espagnole. Les chrétiens savent-ils moins bien faire que les anciens Incas ? L’aspect actuel du Pérou le donnerait à penser, car, à la place d’un royaume florissant que les conquérans ont trouvé, ils n’ont laissé qu’un pays dans lequel la décroissance de la population et des terres de culture est effrayante. Il est vrai que les chrétiens de nos jours ont fait de ce beau royaume une république. Sous les lois des Incas, l’agriculture florissait ; notre invention du guano comme engrais n’est qu’un plagiat de leur antique industrie, et si l’un de ces cadavres qu’on exhume chaque jour des cryptes où ils sont enterrés, assis comme les sénateurs romains attendant les Gaulois sur leur chaise curule, revenait aujourd’hui à la vie, il ne reconnaîtrait certes pas la patrie qu’il avait laissée, asservie déjà, mais du moins encore florissante. La Providence, du reste, semble avoir vengé, sur les conquérans espagnols, la décadence future de leur conquête. Des deux Pizarre, l’un passe vingt années en prison et meurt dans la misère et le chagrin ; l’autre, l’orgueil de ses soldats, le premier au péril, le dernier à la retraite, est décapité à Cuzco. Almagro, le compagnon de Pizarre, est étranglé dans la même ville. Carvajal, le plus impitoyable d’eux tous, a une fin plus cruelle encore. Le fils d’Almagro meurt aussi de mort violente ; il n’est pas jusqu’au pilote qui découvrit le Pérou qui n’ait péri fusillé.

L’histoire a conservé le souvenir de peu d’états aussi riches, mieux organisés que les pays gouvernés par les Incas. Sous cette administration bienfaisante, tous les habitans travaillaient, mais dans la proportion de leurs force ; tous payaient l’impôt, mais un impôt proportionné aux moyens de chacun. Une profession était assignée à chaque sujet ; s’il ne pouvait s’élever, du moins ne pouvait-il pas tomber. En vain la nouvelle république du Pérou a-t-elle proclamé l’indépendance des Indiens, les Indiens ne semblent pas s’en réjouir. Les Incas leur avaient appris, et les Indiens n’ont pas oublié cette leçon, qu’il vaut mieux obéir à un maître qu’à plusieurs, qu’un gouvernement bien assis est préférable à l’anarchie, et meilleur surtout que des intermittences de servitude et de liberté. La race indienne n’a pas oublié non plus ses anciens maîtres ; son respect pour leur mémoire ne s’est pas altéré, et trois cents ans écoulés depuis la ruine de cet empire ne l’empêchent pas de croire au rétablissement des maîtres qui lui avaient donné le bonheur. Des ruines imposantes contribuent à entretenir cette illusion. Les Indiens ne conçoivent pas que ce qui a été puissant jadis ne puisse retrouver un jour sa force évanouie, et, tout en murmurant quelques prières du rite chrétien, le descendant des Incas s’incline encore devant les débris du temple du soleil, car il voit toujours au haut du ciel l’astre ardent et splendide qu’adoraient ses pères. Ce temple du soleil est l’un des plus curieux monumens du Pérou ; il existe encore à quelques lieues de Lima, dans le grand désert de Pachacamac. Le monument s’élève sur une colline de sable qui domine la mer ; il n’est lui-même qu’un énorme monceau de terre en forme de pyramide à trois plans, revêtu à l’extérieur de briques séchées au soleil et recouvert d’un ciment rouge dont il reste encore de larges plaques. Autour de la base du temple s’ouvrent des espèces de cryptes qui gardent à l’intérieur des traces de peinture grossière. La masse du monument et sa situation surtout portent dans l’ame une impression de triste solennité.

Chose rare dans l’Amérique espagnole, des omnibus transportent les voyageurs du Callao à Lima en dépit de routes exécrables. La tournure moresque des maisons de la capitale du Pérou, les clochers qui la dominent comme des minarets, lui donnent un aspect plus oriental qu’à aucune autre ville de l’Amérique du sud, et le voyageur rencontre, en y entrant, des femmes en saya noire si étroitement collée aux corps, qu’elle en dessine toutes les formes, et la figure couverte d’un voile de soie qui ne laisse apercevoir qu’un œil brillant et lustré comme l’œil de la gazelle. Il ne faut malheureusement pas se laisser trop prendre à ce premier aspect. À Lima, comme dans toutes les autres villes de l’Espagne américaine, on ne rencontre que des églises, des places de taureaux, des théâtres de coqs, puis une alameda avec ses bassins et ses fontaines. Un des plus piquans souvenirs que réveille le nom de cette capitale est celui de doña Catalina de Erauso, la chevalière d’Éon du Nouveau-Monde. N’est-elle pas bien singulière la destinée de cette religieuse errante qui, à l’âge de quarante-deux ans, dégoûtée de la vie, se noya froidement dans la rade de Vera-Cruz, en ne laissant de son existence aventureuse qu’un portrait qu’on peut voir à Aix-la-Chapelle, chez un amateur allemand, et des mémoires dont le manuscrit, soigneusement recueilli par un Français, servit, en juillet 1830, à bourrer des canons de fusil[1] !


II

Jusqu’à Lima, le voyage du Collingwood n’est guère, on le voit, qu’une course rapide. L’album de l’honorable lieutenant s’est enrichi de paysages fort variés ; mais où sont les observations, les renseignemens utiles ? — A partir de Lima, nous entrons dans une période plus sérieuse : nous ne quittons pas les flots bleus de l’Océan Pacifique, et pourtant nous sommes transportés dans un nouveau monde. De l’Amérique, nous passons dans l’Océanie.

La décoration mouvante qui se déroule avec une rapidité féerique devant l’équipage du Collingwood a changé une fois de plus. Des cabanes de bambous se dessinant au milieu de palmiers à la tige élancée, de cocotiers massifs et d’arbres à pain à l’élégant feuillage, ont remplacé brusquement les clochers moresques de Lima. Au lieu des Liméniennes, dont l’œil noir brille seul à travers les plis de la saya de soie, on voit apparaître, au seuil des huttes à claire-voie, de jeunes femmes au teint olivâtre, aux longs cheveux nattés couverts de chapeaux de fleurs, et dont à peine un voile transparent dissimule la nudité. Une large, une calme et profonde baie s’ouvre devant le vaisseau anglais et s’étend comme un miroir d’azur poli dans son cadre de sable doré, enjolivé des vertes guirlandes de la végétation tropicale. C’est le premier plan du tableau ; plus loin, s’élèvent, les unes sur les autres, des collines, des falaises, puis un pic majestueux qui domine l’océan d’une hauteur de sept mille cinq cents pieds. Un pavillon à trois couleurs flotte au-dessus des frais ombrages de la baie : c’est le pavillon français ; cette baie est celle de Papeïti. Nous sommes chez nous, nous sommes à Taïti. Un bruit de fifres et de tambours, qui trouble les paisibles échos des vallées taïtiennes, ne permet pas d’ignorer la présence d’une garnison française. Le lieutenant Walpole, à ce propos, ne peut retenir une réflexion chagrine, mais qui a le mérite de la franchise. — Il nous avertit qu’il déteste cordialement les nouveaux maîtres de Taïti et qu’il a épousé à leur égard tous les sentimens d’hostilité des naturels de l’île. Nous remercions M. Walpole de sa sincérité : avec lui, du moins, nous savons tout de suite à quoi nous en tenir.

C’est un dimanche que le Collingwood jette l’ancre dans la baie de Papeïti. La présence du vaisseau aux quatre-vingts canons produit nécessairement dans l’île une sensation profonde. Néanmoins l’accueil fait aux officiers du Collingwood est des plus sympathiques : M. Walpole l’avoue lui-même, au risque de se faire accuser d’ingratitude. N’oublions pas que le Collingwood aborde à Taïti précisément à l’époque où la reine Pomaré, retirée dans l’île de Riatea, boude la France et refuse toute espèce de relation avec l’amiral gouverneur.

L’intérieur de l’île rappelle toutes les poétiques descriptions des premiers explorateurs. C’est bien là une corbeille de fleurs, une touffe de lotus flottant sur la mer. L’air qu’on y respire est à la fois dégagé et vivifiant. Cette île est un véritable paradis de verdure, où l’Ève du classique Éden est représentée par mille gracieuses jeunes filles au teint d’olive pur, aux yeux noirs comme la nuit, aux cheveux plus noirs encore, que relèvent et que parfument des guirlandes de jasmins blancs. Voici, parmi les jardins des cottages anglais, la résidence de la mission, la hutte de Pritchard, habitée par le régent Paraita, qui n’a d’autre souci que de dépenser les 20,000 fr. de pension qui ont récompensé son intervention en faveur de la France ; plus loin, sous les palmiers, exposée aux premières brises de la mer, se présente une maison déserte ; jadis bruyante, aujourd’hui solitaire : c’est la hutte où Pomaré venait passer les heures brûlantes du jour. Une belle grande route appelée Broom-Road (j’aime à croire qu’elle porte à présent un nom français) fait, pour ainsi dire, le tour de l’île. Grace à l’ombre épaisse et fraîche qu’y versent les arbres qui la bordent, on peut y voyager tout le jour. Les officiers du Collingwood suivent cette route, qui les conduit tout naturellement à la hutte de l’un des chefs principaux qui n’ont pas encore reconnu l’autorité de la France. Il semble que les environs de Broom-Road soient habités par tous les sujets hostiles au protectorat français, car, après cette première halte, les Anglais rencontrent sur la même route un groupe de huttes devant lesquelles flotte la bannière de Saint-George. Arrêtons-nous ici avec le jeune lieutenant.

Ces huttes, asile des chefs mécontens ou hostiles, s’élèvent dans une spacieuse vallée où un ruisseau promène lentement ses eaux paisibles. Des rochers perpendiculaires, qui semblent de loin une gigantesque estacade, entourent et protègent la vallée. Des forêts couronnent ces hauteurs et se balancent comme de gigantesques éventails au souffle de la brise. Un étroit passage, à peine frayé et caché parmi les lianes, conduit à ce mystérieux abri. L’officier anglais y pénètre. Toutes les cabanes de cette vallée recèlent, à l’en croire, autant de mécontens prêts à s’insurger contre la France. Les huttes de bambous où s’abritent ces intrépides conspirateurs sont construites sur le centre d’une plate-forme de pierres plus large que la hutte elle-même. À travers les interstices des murs, la brise circule à l’aise, et le courant d’air qu’elle produit entretient une fraîcheur délicieuse dans l’intérieur des cabanes.

Le chef de ce hameau taïtien reçoit avec distinction les officiers du Collingwood ; c’est un homme aux formes athlétiques, à la longue chevelure et à l’œil étincelant ; sa femme, la belle Paaway, autrefois dame d’honneur de la reine Pomaré, échange avec les marins une poignée de main britannique. Tandis que les étrangers ôtent une portion de leurs vêtemens pour se conformer aux usages du pays, plusieurs indigènes entrent dans la hutte du chef, prennent place avec autant de gravité que de silence, et bientôt le dialogue politique commence par les mots sacramentels : Jaoraby-ve, paroles de bienvenue que les Taïtiens tiennent en réserve pour tous les Anglais que le hasard leur fait rencontrer. Les insulaires s’informent avidement des dispositions de la reine Victoria à leur égard, et, sur une réponse peu consolante des visiteurs, les questionneurs froncent le sourcil d’abord ; mais des explications bienveillantes les ont bientôt rassurés. Pourtant la curiosité des Taïtiens ne laisse pas d’embarrasser quelque peu les Anglais. Ceux-ci, pour expliquer l’attitude de l’Angleterre, sont forcés de mettre en avant la signature qu’avait donnée Pomaré pour mettre son royaume sous la protection de la France. À ces mots, la belle Paaway tressaille d’étonnement et disculpe avec éloquence la reine de Taïti

— C’est l’œuvre des missionnaires français, dit-elle ; ce fut l’un d’eux qui guida sa main et de fait signa pour elle. La reine était souffrante ; elle était en mal d’enfant, et sa volonté ne lui appartenait plus. J’étais là, ajoute l’ex-dame d’honneur. Tous ceux qui l’aimaient lui conseillaient de combattre, de se confier à son bon droit, à l’Angleterre et à Dieu. — « Paaway avait fait mieux que de donner de stériles conseils, remarque M. Walpole ; elle avait combattu contre la France, et ses doigts effilés avaient fourni des cartouches à ses compatriotes dans le feu de la bataille. »

Un des Taïtiens reprend ainsi : — Paraïta le régent a signé à son tour, et, de son propre aveu, sa volonté ne lui appartenait plus : son altesse s’était enivrée ce jour-là.

Après ces confidences, et pour mieux prouver leur dévouement, les conspirateurs exhibent solennellement quelques mousquets suspendus aux murs de bambous et un drapeau aux couleurs de Taïti, c’est-à-dire rouge et blanc, avec cette devise : Victoria et Pomaré. — Quant à moi, dit le chef, je n’amènerai qu’à ma mort le drapeau de l’Angleterre qui flotte devant ma hutte.

Ce chef mécontent s’appelle Toma-Phor, et il est l’oncle de Pomaré, Il donne aux Anglais de curieux détails sur sa nièce. Pomaré est petite-fille d’un chef renommé, du nom de Paré, qui, le premier, par sa bravoure, réunit dans une seule main le gouvernement de l’île. Paré avait été l’ami du capitaine Cook. Son fils se montra pendant quelques années digne d’un tel père. Vaincu enfin par ses sujets rebelles, il dut se retirer dans l’île d’Eimeo. Là, le roi détrôné se convertit au christianisme, et il trouva moyen en même temps de prendre sa revanche, car il ne tarda pas à revenir à Taïti, dont il devint une seconde fois l’incontestable souverain. À sa mort, son fils lui succéda ; mais, enlevé à la fleur de l’âge, il laissa l’héritage de son père aux mains d’Aimata, qui prit le nom de Pomaré, et à qui l’autorité suprême fut continuée, quoiqu’elle ne fût pas la fille légitime de Pomaré II.

Dans sa première jeunesse, elle avait épousé Tomatoa, roi de Borabora, et généralement connu sous le nom d’Abourai (Gros-Ventre). C’était un guerrier renommé pour son courage, mais aussi par le désordre de sa vie. Comme Abourai refusa d’abandonner sa résidence de Borabora, et que Pomaré ne voulut pas renoncer à la sienne à Taïti, le divorce s’ensuivit tout naturellement. Les deux époux n’avaient pas eu d’enfans. Le divorce ne les empêcha pas de rester fort bons amis, même quand Pomaré épousa son mari actuel, un chef de peu d’importance, qui se tint pour fort honoré de changer son nom d’Arüfaite pour celui de Pomaré-Tani, autrement mari de la reine. Pomaré eut six enfans, dont quatre seulement sont vivans. La reine de Taïti a aujourd’hui trente-cinq ans environ, et sa jeunesse ne paraît pas avoir été exempte des débordemens reprochés à son premier mari.

La retraite de Pomaré à Riatea est un fait connu ; ce qui l’est moins, c’est une tentative faite par les Français pour essayer de la ramener à Taïti. Pomaré-Tani, l’époux de Pomaré, avait, comme le régent Paraïta, un assez vif penchant pour les liqueurs fortes, et ce fut par son côté faible qu’on l’attaqua. On espérait que le retour du mari déciderait, celui de la femme. Un Européen de sang mêlé s’offrit pour accomplir cette mission, qui était fort de son goût, car il s’agissait de prêcher d’exemple à Pomaré-Tani et de boire avec lui. Le roi ne se fit pas prier, et la mission du diplomate sang-mêlé se prolongea long-temps. Malheureusement, une terrible attaque de delirium tremens vint interrompre cette mission avant qu’elle eût pleinement réussi, et l’Européen dut retourner à Taïti pour se mettre entre les mains des médecins, tandis que Pomaré-Tani reprenait, plus soumis que jamais, sa vie paisible sous le toit conjugal.

Toma-Phor fait servir à ses hôtes un repas homérique, composé de volailles, des fruits de l’arbre à pain et de lait de coco, et, quand les Anglais se retirent pour visiter la vallée, une troupe de naturels les accompagnent aussi loin qu’ils veulent aller. Cette excursion est une délicieuse promenade. Les parfums des goyaviers embaument l’air ; des sources d’eau vive murmurent sous les palmiers ; les bananiers, caressés par la brise, balancent leurs savoureux régimes. Ici, d’antiques tombeaux d’une race qui n’est plus s’élèvent, comme des pierres druidiques ; là, c’est un étang sur les bords duquel les promeneurs surprennent une troupe de baigneuses au milieu des arbres et des fleurs. Une d’elles, nue comme Ève sur un rocher qui domine l’étang, s’arrête à la vue des étrangers, s’enveloppe chastement de longues guirlandes de fougère à larges feuilles, et plonge, trop tôt au gré des spectateurs, comme une naïade effrayée. Plus loin, c’est un nouveau repas offert aux voyageurs, conformément aux règles de l’hospitalité antique : de jeunes filles, les filles de l’hôte, parfument d’huile la chevelure des convives ; des feuilles vertes servent de nappe, et sur ces feuilles odorantes s’étale, non pas une échine de porc comme sur la table d’Achille, mais un porc tout entier, qui laisse échapper de ses flancs grillés le parfum des bananes dont il est farci. Au repas succède bientôt la sieste à l’ombre des arbres à pain et des cocotiers. C’est l’heure à laquelle une brise plus fraîche semble s’échapper des forêts qui se balancent à la crête des rochers. Les palmiers allongent leurs ombres, les ruisseaux murmurent avec plus de bruit. Pour charmer les voyageurs anglais couchés sur le gazon, des musiciens font entendre la douce et mélancolique mélodie de la double flûte de roseaux[2] ; les jeunes filles se couronnent des fleurs du tearii[3], ou dansent autour, d’eux en imitant avec leurs doigts le bruit des castagnettes, souples comme des almées indiennes ou légères comme les rayons brisés du soleil que le feuillage agité des arbres fait trembler sur l’herbe foulée.

La nuit arrive pourtant, et les voyageurs se dirigent vers la côte. Déjà en chemin, ils sont arrêtés à la porte d’une hutte : c’est celle d’un chef, et le chef va quitter cette terre sur laquelle il est si doux de vivre. Étiole est le nom du guerrier mourant. Ses yeux sont fixes ; sa barbe blanche tombe sur son tappa, plus blanc encore. Levant la mort qui saisit sa proie sans qu’aucun effort puisse l’écarter, la femme et la fille du chef sont assises, immobiles dans leurs vêtemens flottans, avec la solennité du désespoir qui se résigne. Quelques mots sans suite s’échappent des lèvres pâles du vieux chef, puis son visage se contracte légèrement, sa tête s’incline, et l’ame d’Étiole, le plus redoutable ennemi de Pomaré, s’échappe de sa bouche entr’ouverte.

Avant de quitter Taïti pour Eimeo, on passe devant les palais presque contigus de la reine et du gouverneur français, et devant la maison où Pritchard fut mis aux arrêts. Le palais de la reine est une hutte oblongue, au toit incliné de feuilles de palmier ; le palais du gouverneur est un bâtiment de bois à deux étages ; le pavillon aux trois couleurs flotte sur le toit, mais moins haut que les palmiers qui l’ombragent. Un large verandah ou balcon court sur les quatre faces du palais ; des pièces de canon sur leurs affûts, des artilleurs de marine à côté de leurs pièces, sont comme perdus au milieu de l’immense place qui s’étend devant les deux habitations. La maison de Pritchard est un cottage de troncs d’arbres qui s’élève, comme une forteresse, au sommet d’une colline.

Taïti a ses légendes et ses prophètes. Voici un exemple de ces bizarres oracles. Un prophète indien, du nom de Mani, annonça, il y a bien des années, que la prospérité de l’île finirait quand on y verrait aborder un vaisseau sans gréement apparent. Jadis accueillie avec incrédulité, cette prophétie a semblé aux yeux des Taïtiens recevoir son accomplissement par l’arrivée du steamer le Cormoran, qui, en effet, marchait sans voile et sans mâture.

M. Walpole termine la relation de son séjour à Taïti en appréciant, avec l’œil d’un marin, l’avantageuse position de cette île. Placée au centre de l’Océan Pacifique, elle peut servir de point de ralliement et de départ pour toutes les directions aux navires de guerre et aux corsaires. Située à moitié chemin entre l’Australie et la côte d’Amérique, elle intercepterait aisément tout le commerce de ces deux points. Dans ses spacieux bassins, il est facile d’établir des chantiers de construction ; son port peut servir d’abri aux plus grands vaisseaux ; enfin l’abondance des productions naturelles achève d’en faire un lieu de ravitaillement précieux. Qui songerait à nier que tout cela ne soit parfaitement exact ? La France aura donc raison de garder soigneusement le dépôt qui lui a été confié.

L’île d’Eimeo est située à environ trente-deux milles de Taïti, quoique la position respective de leurs brisans, qui se prolongent dans la mer, n’en comporte pas entre les deux terres plus de onze. Eimeo, comme propriété de Pomaré, a été comprise dans la cession que la reine a faite à la France. Cette île est la sœur jumelle de Taïti. L’entrée de la baie semble indiquée par un pic élevé, svelte comme une colonnette gothique, dont le chapiteau se dessine en blanc sur un ciel bleu, dont la base et la moitié du fût plongent dans d’inextricables guirlandes de verdure. Au centre s’ouvre un large trou que la mer a creusé, mais dont la tradition explique autrement l’origine. Oro, l’ancien dieu de la guerre, le plus redoutable des dieux de la mythologie taïtienne, était, de son vivant, roi d’Eimeo ; il était alors la terreur de ses voisins, comme il devint plus tard l’effroi de ses adorateurs païens. Dans un de ses jours de mansuétude, Oro avait fait une visite au roi de Taïti. Il y eut entre les deux souverains une lutte à qui boirait le plus de lait de coco fermenté. La victoire fut longuement disputée ; Oro fut battu, et tomba dans le sommeil de l’ivresse. Une nouvelle qu’on lui transmettait le tira de l’engourdissement. Le roi de Borabora avait fait une descente dans son royaume, et s’en était retourné gorgé de butin et avec un grand nombre de captifs. Oro furieux tira sa lourde épée de guerre. Sa fureur n’était pas calmée quand il aborda au pied du pic de l’île d’Eimeo, et il estramaçonna si violemment l’immense bloc de rocher, que la pointe de son glaive y laissa cette effroyable marque de sa colère.

Le moment est venu pourtant où le Collingwood doit reprendre sa course vagabonde. On s’arrache, non sans regret, aux délices de Taïti, la nouvelle Cythère ; on passe rapidement devant le groupe des Iles de la Société. Nous voilà aux îles Sandwich, où le capitaine Cook, trouva son tombeau. Comme au temps de l’illustre navigateur, aussitôt qu’un bâtiment étranger jette l’ancre devant l’une de ces îles, une nuée de canots couvrent la mer, apportant des provisions de toute sorte, et telle est la fertilité du sol des Sandwich, que les voyageurs venus des latitudes les plus opposées sont toujours sûrs de retrouver parmi les produits de cette terre lointaine un souvenir du pays qui les envoie. M. Walpole fait aux îles Sandwich un assez long séjour ; sa santé altérée l’oblige même à laisser s’éloigner le Collingwood. Il met à profit sa convalescence pour observer la population curieuse au milieu de laquelle il est jeté. Une jeune Indienne lui sert de guide dans ses promenades, et nous avons lieu de croire que l’officier anglais ne se plaint pas trop du cicerone que le hasard lui a donné. La jeune Elekek unit la naïveté de l’enfant aux graces de la femme : c’est un des types les plus charmans de la nature polynésienne. Dans une de ses promenades, le convalescent s’arrête, pour reprendre haleine, à l’entrée d’un hameau, sous l’ombrage odorant d’un frangipanier. Elekek se tient près de l’officier comme une sentinelle vigilante. On est à ce moment de calme profond qui précède à la fin des chaudes journées le coucher du soleil. Tout à coup une plaintive harmonie trouble le silence : les sons d’un cor arrivent aux oreilles de l’officier anglais, mêlés aux frémissemens du feuillage. La jeune fille court vers l’endroit d’où partent les sons mystérieux, et revient bientôt vers son compagnon, qu’elle entraîne dans la direction d’un tertre caché par quelques huttes. Là est assis le musicien au milieu d’un cercle d’auditeurs attentifs : c’est un homme encore vigoureux, bien que sa chevelure, blanche comme la neige, indique un âge avancé. La mélodie qu’il fait entendre n’est point une mélodie des îles Sandwich, et on ne reconnaît point dans les traits du vieux barde le galbe écrasé des insulaires de la Polynésie. Les lignes régulières de son visage accusent une autre origine : cet homme est, en effet, un Indien de l’Amérique du Nord, dont la tribu habitait le Massachusetts. Dernier survivant d’une race éteinte, il en redit les gloires d’une voix émue, et à ces Indiens amollis des îles océaniennes il raconte les rudes exploits des Indiens de l’Amérique septentrionale, les chasses à l’ours ou à l’élan sur la savane blanchie par la neige, et, les luttes contre les blancs, dont ses ancêtres entendaient le tonnerre sans pâlir. Il entremêle ses récits des chants de son pays, et les sauvages accens du cor marquent les pauses de cette espèce de narration homérique. Le lieutenant du Collingwood profite d’un moment de silence pour adresser quelques questions au vieux ménestrel, qui ne demande pas mieux que d’y répondre en racontant son histoire. Cette histoire n’a malheureusement rien d’héroïque ni de primitif. Enrôlé de force, après la dispersion de sa tribu, à bord d’un baleinier, l’Indien du Massachusetts n’a pas tardé à déserter son équipage. Dès-lors sa vie n’a plus été qu’une longue suite de sinistres aventures. Chaque île de l’archipel polynésien a tour à tour reçu le matelot fugitif. De concert avec des pirates et des vagabonds de tous pays, il a mené à fin plus d’une sanglante expédition. À Raven’s-Island, par exemple, une troupe de ces brigands de la mer a fait une descente qui a laissé dans l’ame de l’Indien d’ineffaçables souvenirs. On voulait se faire de cette île une nouvelle patrie ; mais il s’agissait avant tout d’en expulser les indigènes. Que font les aventuriers ? Ils commencent par massacrer une partie de la population mâle, et tous ceux qui n’ont pas péri dans le combat sont déportés en pleine mer. On ne laisse dans l’île que les femmes : ce seront autant de compagnes pour les nouveaux maîtres de Raven’s-Island, qui s’éloignent de l’île en se promettant de revenir s’y fixer avant peu. Ils reviennent, en effet, après avoir laissé mourir de faim leurs prisonniers ; mais, à leur retour, un spectacle affreux les attend : il n’y a plus un seul être vivant à Raven’s-Island. À tous les arbres sont suspendus les cadavres des femmes dont ils ont massacré ses époux. Le désespoir a égaré les pauvres créatures qui n’ont pas reculé devant un suicide général. Les meurtriers sont réduits à se remettre en route et à chercher ailleurs la patrie qu’ils avaient rêvée. Depuis qu’il a été acteur dans ce sombre drame maritime, l’Indien déserteur ne connaît plus le repos : il erre d’île en île, cherchant une consolation dans les chants naïfs qui lui rappellent une époque plus heureuse de sa vie. Par malheur, il n’a pas toujours recours à des moyens aussi innocens pour endormir ses remords : la stupéfiante liqueur du cava est pour lui un spécifique non moins certain contre les angoisses morales, et le malheureux n’en use que trop largement. Après avoir achevé son récit, il vide une large coupe de sa boisson favorite, sans laquelle, dit-il, il ne peut dormir, et bientôt, sous cette perfide influence, un lourd sommeil s’empare du vieillard. L’Anglais s’éloigne alors, appuyé sur le bras de la jeune Indienne. Cette rencontre l’a tristement ému. Le récit de l’Indien a fait évanouir les poétiques impressions que ses chants avaient éveillées dans l’ame du voyageur. Le contact des classes flétries, des farouches aventuriers de l’Amérique ou de l’Europe avec les races primitives de l’Océanie attristera long-temps encore ces parages. Ce fait douloureux ne pouvait être mis plus énergiquement en relief que par l’histoire du musicien vagabond des îles Sandwich.

Les dernières scènes de la croisière du Collingwood forment un heureux contraste à l’histoire de ce triste ménestrel. À Guayaquil, qu’au retour on visite en passant, nous pénétrons dans la vie privée des républicains de l’Amérique du Sud. Guyaquil est le port de la république de l’Équateur. À Guayaquil, nous faisons connaissance d’abord avec un des types les plus curieux de cette république, le pilote, — non pas celui des côtes d’Europe, mais le pilote de l’Amérique espagnole. — Tous ceux qui ont visité les environs de quelque port européen ont pu connaître ce type singulier tel qu’il s’offre à nous, modifié par la civilisation occidentale. Entre deux lames, légère et fragile comme une coquille de noix, file une embarcation pontée. Deux rudes marins, enveloppés de cabans goudronnés, dirigent ce frêle esquif que chaque vague semble près d’engloutir. À peine découvre-t-on, au milieu des lames, cette chétive embarcation, et pourtant ceux qui la montent ont sauvé plus d’un grand navire ; l’un de ces hommes est le pilote, l’autre est un matelot. Le pilote américain est invisible, lui aussi, dans la grosse mer ; mais ce n’est pas qu’il faille le chercher entre deux lames furieuses qui le couvrent de leur écume : on ne le rencontre guère que suspendu au hamac de sa cabane, où il s’endort, bercé par les monotones gémissemens du vent et de la mer. Quand il se réveille, c’est juste pour indiquer, non pas la passe la plus sûre aux marins, qui l’ont franchie sans son aide, mais l’auberge la plus confortable aux voyageurs débarqués. C’est un pilote de l’Amérique espagnole que rencontre l’équipage anglais que nous suivons à travers l’Océan Pacifique. Le vaisseau n’est arrivé au bas de la rivière de Guayaquil qu’à la tombée de la nuit. Le capitaine, effaré, cherche vainement le feu de l’île de Santa-Clara et un pilote. Le feu s’est éteint faute d’huile, le pilote dort. Toute la nuit se passe en tâtonnemens ; enfin, au matin, un homme se présente, le cigare à la bouche. Le soleil du tropique vient enfin de se lever, et le pilote s’est réveillé. Don Gregorio Menes veut bien annoncer aux marins anglais qu’il fera remorquer leur vaisseau dès la onzième heure de la nuit qui suivra le jour dont les premières clartés viennent de poindre. On devine l’anxiété des officiers responsables du salut de leurs hommes et de celui de leur bâtiment ; mais le digne pilote répond avec le plus grand calme que tout sera fait comme il le dit. En effet, à l’heure qui précède minuit, un puissant remorqueur entraîne le navire. Une masse de quatorze cents tonneaux est pilotée pendant la nuit sur une rivière pleine de bas-fonds avec une vitesse de douze ou treize noeuds. On est lancé avec une rapidité vertigineuse, et le pilote, vu la solennité de la situation, a allumé une pipe au lieu d’une cigarette. Les mouches à feu volent de tous côtés, les eaux couvrent d’étincelles le pied des arbres qu’elles battent avec fureur ; des aboiemens de chiens effrayés se mêlent au bruit des vagues ; le cri du héron réveillé, qui s’envole à tire d’ailes, vient se mêler à ces lugubres rumeurs. Enfin, on atteint le port, et à trois heures du matin, le navire s’arrête le long d’un quai splendidement éclairé. On est à Guayaquil, dans une ville où l’on ne vit que la nuit, comme dans toutes les cités espagnoles de l’Amérique du Sud.

Guayaquil est située sur une île marécageuse, bordée d’un côté par la rivière, de l’autre par un bras de mer ou estero. Grace à ce double voisinage, Guayaquil jouit d’une propreté que peuvent lui envier toutes les villes de l’Amérique espagnole. Ses rues sont parallèles au quai de pierres, d’un mille et demi de long, qui borde la rivière. De nombreux réverbères éclairent ce quai majestueux, et des bancs placés de distance en distance attendent les promeneurs fatigués. Des maisons de trois ou quatre étages, bâties sur pilotis, flottent en quelque sorte sur un bassin formé de chaque côté des rues par les eaux pluviales. Ce sont de vraies arches de Noë, habitées par une population qui offre un singulier assemblage des types les plus variés. Comme dans certains hôtels de nos grandes villes, le même escalier est commun à tous les habitans d’une maison. Le sénateur y heurte l’humble domestique ; l’officier en demi-solde et le porteur d’eau s’y coudoient avec la femme à la mode. Sur de spacieux balcons se balancent à perte de vue tantôt des jalousies élégantes, tantôt des nattes de Chine ou des rideaux mobiles. Le pavage des rues qui longent ces demeures pittoresques est fort bizarre aussi ; il se compose d’écailles d’huîtres entassées, et on voit même à Guayaquil toute une redoute construite avec ces singuliers matériaux. Chaque matin, une foule empressée venait jeter des monceaux de coquilles à l’endroit désigné, et la forteresse a été achevée ainsi avec une rapidité sans exemple.

Les mœurs des habitans ne sont pas moins singulières que leurs maisons. C’est jour de tertulia : entrons dans une de ces demeures de construction si étrange. Nous sommes reçus dans une pièce brillamment éclairée. Il est neuf heures. Ne nous récrions pas trop sur le luxe en enfance qu’elle va nous révéler. Soulevons la portière de toile qu’agite un perpétuel courant d’air. Le tableau qui s’offre à nous mérite d’être décrit. Tourmentée par la brise qui apporte la fraîcheur du fleuve, la flamme des bougies vacille dans les verrines de cristal, mais n’en projette pas moins une vive lueur sur tous les objets. Quelques siéges grossiers ou mal commodes restent inoccupés dans les angles du salon ; des hamacs, les uns de fil d’agave aux brillantes couleurs, les autres de fibres de palmier tissées, semblent être l’unique mobilier de la maison. Personne n’est arrivé sans doute, et les maîtres sont absens. Cependant un mouvement d’oscillation très prononcé est imprimé à tous les hamacs, et voilà qu’au bout d’une seconde le visiteur d’outre-mer se prend à sourire de sa méprise. Au bord de l’un des hamacs s’étale un pied mignon chaussé de satin et de soie à jour ; d’un autre hamac pend, comme une frange élégante, l’ourlet brodé d’un jupon blanc, puis les mailles gonflées d’un autre dessinent des contours onduleux et cependant arrêtés : les invités sont tout bonnement étendus sur les hamacs et s’y balancent plus à l’aise que dans la plus confortable chauffeuse. Bientôt de l’un de ces siéges mobiles sort une douce voix qui invite l’étranger à pénétrer plus avant. Ici c’est un nouvel embarras : comment avancer au milieu de tous ces hamacs en branle ? C’est une espèce de navigation pleine d’écueils et de charmes ; mais aussi quelle intimité, la difficulté des mouvemens une fois surmontée, ne jette pas dans la conversation le laisser-aller de ces positions horizontales ! On cause, on fume, et de temps à autre une jambe aussitôt retirée s’allonge furtivement pour donner contre la muraille un nouvel élan au hamac où se balance quelque créole aux noirs cheveux.

C’est, comme on le voit, une ville originale que Guayaquil. La rivière qui porte ce nom offre aussi un curieux spectacle. Des radeaux grossiers, assez semblables aux radeaux parquetés qui transportent les familles allemandes sur le Rhin, suivent lentement le cours de l’eau. C’est comme un jardin flottant où s’agite toute une population de femmes, d’hommes et d’enfans. Au centre s’élèvent des cabanes aux murs de bambous et aux toits de feuilles de cocotier ; à l’extrémité, des plates-bandes de terre offrent aux navigateurs une moisson inépuisable d’aulx et d’oignons. Ces radeaux servent à transporter jusqu’à la mer les cargaisons de cacao qu’exportent les navires étrangers. Ils flottent à travers des îles verdoyantes, des bancs de lotus fleuris, sur des eaux que les arbres teignent de toutes les nuances de la verdure, ou glissent en s’accrochant aux courtines pendantes d’énorme lianes à fleurs de pourpre et d’or. Quels sont, sur les bords du fleuve, les spectateurs habituels de cette procession pittoresque ? Des grues qui restent, au passage des radeaux, dans leur mélancolique posture, puis des alligators couchés sur la vase tiède, et, ne se souciant pas plus de cette cohue nomade que du Chimborazo, qui, selon les heures du jour, couronne au loin son front de nuages roses ou de brouillards azurés.

Suivrons-nous le Collingwood, de station en station, jusqu’au terme de sa longue croisière ? Saluerons-nous au vol du navire les côtes occidentales du Mexique, San-Blas, l’ancien entrepôt des Philippines, et Mazatlan, qui grandit chaque jour derrière sa rade houleuse ? Nous aimons mieux nous arrêter, avec M. Walpole, à San-Francisco, dans la Haute-Californie. Il y a là de curieux renseignemens à recueillir sur les commencemens de cette conquête américaine, qui devait, plus tard, si vivement préoccuper le Nouveau-Monde et l’Europe.

Un officier du génie au service des États-Unis, le capitaine Frémont, est à peu près le Fernand Cortez de cette partie de l’Amérique. Vers la fin de l’été de 1846, après avoir employé environ six années à exécuter une mission importante du gouvernement des États-Unis, — celle de relever tout le pays qui s’étend entre le Missouri et les montagnes Rocheuses, — le capitaine américain arriva pour la première fois à Monterey avec cinq ou six trappeurs. Il obtint du gouverneur Castro la permission de séjourner sur les bords du Sacramento durant quelques semaines : c’était le temps nécessaire pour réunir les hommes et les chevaux que ses longs voyages avaient dispersés. Ce temps employé en achat de provisions et en conférences secrètes avec le consul américain, le capitaine repartit. On n’avait plus entendu parler de lui, quand, au mois d’octobre suivant, il vint camper, et cette fois sans permission, à la tête d’une quarantaine d’hommes, tout près de Monterey. Le général Castro, à la nouvelle de son arrivée, lui fit transmettre l’ordre de s’éloigner. Le capitaine Frémont ne répondit que par un refus formel ; mais, ne pouvant tenir tête aux troupes en nombre supérieur que Castro fit marcher contre lui, l’ingénieur américain plia ses tentes pendant la nuit et disparut une seconde fois. Ce n’était là encore cependant qu’une fausse retraite, et, au moment où M. Walpole arrivait en Californie, près de Monterey, M. Frémont revenait s’installer sur les bords du Sacramento avec une audace pleinement justifiée par les résultats de la guerre du Mexique. Le capitaine américain, à la tête de ses trappeurs, prenait pied en maître sur la riche contrée qu’il avait si fort convoitée, et qu’il avait aidé à conquérir. C’était à Monterey un sujet de curiosité que sa présence d’abord, puis les gens de sa suite étaient de vrais trappeurs, endurcis par six ans d’une vie de fatigues et de dangers sans nombre. On voulait voir, encore tout poudreux de leur longue lutte, ces hommes d’une profession héroïque qu’ont célébrés l’histoire et le roman.

Toute la population de Monterey s’était avancée à leur rencontre, et les attendait avec impatience. Un nuage de poussière s’éleva enfin à l’horizon, et ce nuage, en se dissipant, laissa voir les conquérans de la Californie, les fondateurs sauvages d’une société nouvelle. Le capitaine Frémont marchait en tête : c’était un homme à l’œil vif, au regard de feu ; il était vêtu d’une blouse et de braies de cuir, et son chapeau de feutre indiquait son rang : c’était le seul chapeau de feutre parmi toutes ces coiffures bizarres. Cinq Indiens delawares, ses gardes du corps, le suivaient de près : ces Indiens l’avaient accompagné dans toutes ses dangereuses pérégrinations. Après cette avant-garde arrivaient, deux par deux, des cavaliers au teint plus bronzé que celui des Indiens : c’étaient des chasseurs (backwoodsmen) du Tennessee et des parties supérieures du Missouri ; tous portaient en travers de la selle leur longue carabine, tous étaient uniformément vêtus d’une veste de peau de daim large et flottante, que des épines fermaient par devant ; des moccassins et des chausses de cuir, qu’ils avaient fabriqués eux-mêmes, complétaient ce sauvage accoutrement. Il y avait parmi ces aventuriers des héros populaires des prairies de l’ouest ; il y avait aussi des trappeurs de castors, des chasseurs d’ours gris et même des chasseurs d’hommes, de ceux qui font, avec les gouverneurs des frontières, marché de têtes ou de chevelures d’Indiens.

Tels sont les conquérans primitifs de la Californie, dont la troupe s’arrête pour camper sous de hauts sapins à quelque distance de Monterey. Cette troupe d’aventuriers ne vous rappelle-t-elle pas Cortez débarquant sur la plage de Vera-Cruz et passant en revue les trente chevaux qu’il a réunis pour conquérir un immense continent ? Le chroniqueur espagnol Bernal Diaz del Castillo nous a conservé les noms, les qualités et jusqu’aux diverses nuances de la robe de ces chevaux l’un est un rouan que Cortez s’est procuré au prix de deux nœuds d’or, l’autre est un habile et agile coureur qu’un aventurier a reçu pour la rançon d’un prisonnier. On doit ainsi au soldat historien et compagnon de Cortez des détails pleins d’intérêt sur les conquérans du Mexique. Il y a un charme infini dans ces révélations familières sur les commencemens d’une grande société. Les humbles débuts de la conquête de la Californie auront-ils aussi leur chroniqueur ? Il serait fâcheux, vraiment, qu’il ne se trouvât pas une plume naïve pour nous les raconter. Parmi ces héros du désert, ces chasseurs d’hommes ou de bisons si respectés des planteurs et si redoutés des Indiens, on trouverait à coup sûr des types aussi étranges, des natures non moins indomptables que parmi les aventuriers espagnols du XVIe siècle. Veut-on savoir, par exemple, ce que c’est que le chasseur d’hommes au Mexique ? Je puis compléter ici le récit de l’officier anglais par mes propres souvenirs. Peu d’années avant l’époque où je visitai la Basse-Californie, les Indiens avaient poussé plus loin que jamais dans le Nouveau-Mexique leurs incursions et leurs massacres. Un Américain à la figure repoussante, avec qui le hasard m’avait mis en relation à la Paz, vint un jour, en compagnie d’un associé, proposer au gouverneur Armijo un marché qui fut accepté. Les deux Yankees demandaient 10 piastres (50 francs) par tête ou par chevelure d’Indien qu’ils rapporteraient au général. Pendant six mois environ, les deux chasseurs d’hommes reçurent une somme si considérable, que le gouverneur crut devoir réduire la prime de moitié. Les six mois suivans, leur récolte fut encore assez abondante, mais on remarqua que les chevelures étaient beaucoup plus courtes ; et comme on venait de retrouver à la même époque plusieurs cadavres de blancs portant les traces du couteau des scalpeurs, le gouverneur ne put se dissimuler que des méprises fâcheuses avaient été commises. Après avoir recommandé à ses terribles auxiliaires plus de circonspection à l’avenir, il finit par les réduire aux appointemens fixes et annuels de 1,400 piastres, — 700 piastres pour chacun[4]. Les deux associés promirent de ne plus le tromper, mais dès-lors commença pour eux une vie de fainéantise presque pastorale. Une seule chevelure fut livrée dans le cours de cette année ; elle coûtait donc 1,400 piastres : il est vrai qu’elle était fort longue ! Le général Armijo prit cette fois le parti de congédier les deux Yankees, qui jugèrent prudent d’obtempérer à l’ordre du gouverneur. La chevelure était celle d’une femme dont on retrouva le cadavre quelque temps après leur départ.

De telles natures féroces et cupides sont heureusement assez rares dans l’intrépide population qui erre, sous mille noms divers, la pioche ou le rifle sur l’épaule, à travers les solitudes américaines. On pourrait opposer aux scalpeurs gagés du général Armijo le vrai type du backwoodsman, tel qu’ont pu l’observer tous les voyageurs dont la curiosité aventureuse n’a pas reculé devant les hasards et les périls d’une excursion dans les savanes. Pour connaître le coureur des bois dans toute sa simplicité patriarcale, dans toute sa grandeur chevaleresque, il faut, par quelque nuit d’hiver, s’être assis à l’un de ces foyers homériques, auprès desquels le baackwoodsman dresse sa tente, et qui sont comme les phares hospitaliers du désert. Là, toujours une réception cordiale attend le voyageur. Des quartiers d’ours ou de bison grillent sur un vaste brasier, exhalant leur appétissant fumet ; des jambons de cerf sont suspendus aux parois de la tente. Votre hôte est peut-être un de ces vieillards comme en voient seules les forêts d’Amérique, vrais patriarches de la prairie, à la taille encore souple et droite, malgré leurs quatre-vingts ans, au regard vif et perçant, malgré leur chevelure argentée. Laissez parler le vieux chasseur, il vous dira les joies de sa vie errante, les nobles émotions d’une chasse à l’ours ou d’un combat contre les Indiens ; il vous racontera, en quelques phrases naïves, tout son passé : son mariage avec quelque Indienne des montagnes Rocheuses, ses excursions à la recherche des meilleurs terrains de chasse, ses relations avec quelques compagnons d’aventures ou avec des Européens auxquels il aura servi de guide. Sauf un petit nombre d’incidens, la vie du baackwoodsman est partout la même c’est, pour ainsi dire, une chasse perpétuelle, quand ce n’est pas une lutte périlleuse. Voilà les vrais représentans de la population des prairies, voilà les hommes qui composent en majorité l’escorte du capitaine Frémont. Quel sera l’avenir d’une conquête préparée par d’aussi rudes pionniers ? A l’époque où M. Walpole visite la Californie, on peut déjà l’entrevoir et prédire de belles destinées à la population aventureuse qui s’installe sur les bords du Sacramento.


III

Le séjour en Californie est un des derniers épisodes de la longue campagne du Collingwood. Bientôt le lieutenant Walpole revient à Londres. Il a quitté l’Europe en 1844, il la retrouve en 1848. On sait ce qu’était l’Europe à cette époque, et on devine le contraste qui s’offre à l’esprit du jeune marin, quand il compare les impressions de son départ à celles de son retour. Sur le continent, qu’il avait laissé si tranquille, la démagogie a fait invasion ; les gouvernemens tombent, les peuples marchent les uns contre les autres ; on les dirait en proie à un accès de fièvre chaude. Seule, l’Angleterre garde le calme qui manque à toute l’Europe. Après avoir vu à bord du Collingwood la puissance de la marine anglaise, nous admirons à Londres, avec M. Walpole, la sagesse de cette politique qui, depuis si long-temps, maintient et développe la prospérité de la Grande-Bretagne.

Ce contraste de l’Angleterre avec l’Europe n’est pas la seule leçon que nous voulions tirer du livre de M. Walpole : il est un autre contraste plus instructif et qui nous est plus directement applicable, le contraste de l’Angleterre avec la France. Nous ne parlons pas ici de la sécurité intérieure, nous n’avons en vue que l’influence maritime qui en est la conséquence. Il n’est pas inutile à ce propos de rappeler le but même de la campagne du Collingwood.

Le Collingwood avait surtout pour mission de faire flotter pendant quatre années le pavillon anglais dans l’Océan Pacifique. La France donne aussi, bien que plus rarement, à ses vaisseaux des missions pareilles ; puis elle s’en tient à ces démonstrations stériles, et c’est là précisément ce que ne fait pas l’Angleterre. À côté de ces longues croisières, dont on a pu prendre une idée par le journal de M. Walpole, de petites campagnes se continuent et se succèdent sans cesse. Derrière la frégate marche une corvette, qui ne remplit, elle, qu’une mission d’utilité, et recueille les fruits de la mission politique de sa devancière. Chaque année, par exemple, une corvette de guerre anglaise fait le tour de ces côtes qu’a visitées le Collingwood, et elle rapporte du Mexique et du Pérou une riche cargaison d’or et d’argent, tant en monnaie qu’en lingots, — en lingots surtout. Dans ces mêmes parages, la tâche de la marine française est bien différente.

Avant la révolution de février, les ministres de France au Mexique ont plus d’une fois sollicité de notre gouvernement l’envoi annuel d’un bâtiment de guerre sur les côtes de l’Océan Pacifique. Ces sollicitations sont restées vaines. Aujourd’hui veut-on s’obstiner encore à ne rien faire ? Il y aurait pourtant dans cette mesure une source d’avantages pour la marine aussi bien que pour le commerce de la France. Il ne faudrait pour cela que renoncer à certaines allures chevaleresques dont ne s’accommode plus notre époque de positivisme. Les navires de guerre français, par une générosité mal entendue, ne doivent percevoir aucun droit sur le transport de l’or et de l’argent pour le commerce des nationaux, et des ordres formels les empêchent de s’en charger pour le compte des commerçans étrangers. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les officiers qui commandent ces navires, moralement responsables de valeurs dont ni l’état ni eux ne doivent retirer le moindre avantage, sont peu soucieux de les prendre à leur bord ; puis, de longues croisières restent à terminer, et l’incertitude de la date des retours décourage les commerçans français : ceux-ci préfèrent alors confier ces valeurs aux navires marchands, quoique les risques à courir y soient plus grands et par conséquent les primes d’assurance plus fortes. La marine militaire anglaise est affranchie de cette gêne, et par conséquent recueille des bénéfices là où nos officiers ne rencontrent qu’une responsabilité, un embarras de plus. L’Angleterre est commerçante avant tout. Voulant assurer à son commerce la protection active et régulière de son pavillon dans les mers les plus lointaines, elle s’est arrangée à merveille pour que cette protection ne lui devînt pas trop coûteuse. Elle a organisé commercialement sa marine militaire. Comme les navires du commerce, les vaisseaux de guerre anglais prennent à prix fixe les retours pour l’Europe. Le négociant, à quelque nation qu’il appartienne, profite d’une occasion qui lui offre à la fois la sécurité et la rapidité du transport ; il apporte à l’officier de la marine royale anglaise l’or, l’argent, les surons de cochenille ou d’indigo (ce sont les seuls articles de retour que les navires de guerre admettent à leur bord) qu’il veut adresser en Europe. Assimilé au capitaine de la marine marchande, le commandant d’une frégate, d’une corvette ou d’un brick de guerre, a sa commission sur le fret des retours qu’on lui confie ; il a dès-lors intérêt à ce qu’on lui en confie le plus possible. Telle corvette de guerre de trente canons et de cent vingt hommes d’équipage, parcourant la même route, par exemple, que le Collingwood, rapporte en matières d’or et d’argent environ 6 millions de francs ; le fret moyen, déduction faite de la commission du capitaine, produit à peu près une somme de 60,000 francs pour le moins. Qu’en résulte-t-il ? C’est que l’Angleterre a pu récompenser, par les profits d’une telle mission, les bons et loyaux services d’un de ses officiers, que le commerce anglais recueille à la fois respect et sécurité, et qu’enfin les frais de l’expédition qui produit ces incontestables avantages se trouvent en partie couverts par la somme, nette de 60,000 francs qu’a donnée le fret.

On voit combien est désavantageuse pour la France la mesure prohibitive qui pèse sur nos bâtimens de guerre. Ce n’est pas seulement notre marine qui souffre de cette entrave ; notre commerce en sent aussi le poids. On me pardonnera de citer un exemple personnel. C’était dans l’un de mes voyages à Guaymas, le port de l’état de Sonora. À cette époque (et cette mesure existe encore), le fisc mexicain avait prohibé l’exportation des lingots d’argent ou de la poudre d’or pour n’être pas frustré des droits de monnayage. Cette loi est respectable sans doute, mais difficile à exécuter à la lettre dans un pays où les transactions un peu considérables ne se paient qu’en lingots. Une corvette anglaise, dont je pourrais citer le nom, se trouvait en partance au moment où je venais de recevoir en barres d’argent le paiement d’une assez forte somme. J’avais un besoin urgent d’opérer des retours en Europe ; le crédit et l’honneur de la maison que je représentais étaient à ce prix. La ville où je pouvais faire monnayer ces lingots étant située au moins à soixante lieues du port, je ne pouvais prendre qu’un parti, celui de les embarquer en contrebande.

Je fis marché avec les patrons de quelques navires cabotiers qui se trouvaient en rade, et qui, en cette qualité, les embarquèrent à leur bord avec un laisser-passer de la douane pour un port mexicain ; puis, à un jour dit, sous prétexte de promenade, je louai un canot, et j’allai successivement à bord de chaque caboteur recueillir mes lingots. Le transbordement opéré, je me dirigeai vers la corvette anglaise, qui mouillait à près de trois quarts de lieue du môle. Mes visites avaient sans doute paru suspectes à la douane mexicaine, car une longue et fine chaloupe dont elle faisait souvent usage, et bordée de huit avirons, quitta bientôt le môle et commença à donner la chasse à mon canot. L’embarcation de la douane semblait voler sur l’eau, et la mienne marchait fort mal. La corvette anglaise était encore bien éloignée, et je voyais, avec un malaise qu’on doit concevoir, les rapides progrès que faisait la chaloupe : cette chaloupe apportait avec elle la confiscation et la ruine. Comme le naufragé qui sent ses forces s’épuiser et qui jette un regard de détresse sur la terre qu’il n’atteindra pas, je regardais d’un œil consterné le navire de guerre, dont la rangée de canons et les flancs noirs commençaient cependant à surgir de l’eau, mais que je désespérais d’aborder à temps. La chaloupe me gagnait toujours, le danger était inévitable ; un quart d’heure encore, et mes lingots ne m’appartenaient plus. En vain un ancien matelot français, jadis alcade de Guaymas et qui m’accompagnait, homme d’une taille et d’une vigueur herculéennes, se courbait-il sur les longs avirons avec une force à les briser : la quille du canot semblait rivée à la surface de la mer.

— Brigand de canot ! s’écriait-il à chaque instant, un baquet à morues lui ferait honte pour la marche ! Et ces rats-de-cave, continuait-il (il leur tournait le dos sans les voir), gagnent-ils toujours sur nous ?

— D’une manière effrayante ! Dans un quart d’heure, tout sera perdu.

— Vingt barres d’argent à douze cents piastres chacune, total vingt-quatre mille piastres, ou, sans compter le change, cent vingt mille francs… Cela en vaut la peine… C’est que… en ma qualité d’ex-alcade…

— Parlez, lui dis-je, parlez, pour Dieu !

Tout à coup l’ancien justicier de Guaymas poussa une exclamation joyeuse en me montrant la corvette anglaise. Je regardai, mais j’avais les yeux si troublés, que je ne voyais rien.

— Vous ne voyez pas, me dit l’ex-matelot, qu’il y a un mouvement à bord de la corvette ; tenez, voilà qu’on affale une embarcation à la mer, et des matelots s’y précipitent. Ils y gréent une voile. Bravo ! Ah ! ces Anglais, ces Anglais ! s’écriait-il en ramant avec une vigueur enthousiaste.

C’était une chance de salut, mais encore bien faible. L’embarcation anglaise était si loin, l’embarcation mexicaine était si près ! Et cependant le goëland qui rasait de l’aile les flots de la rade ne semblait pas voler plus vite que la chaloupe de guerre poussée par la voile et par les efforts nets, précis de ses dix rameurs. D’un autre côté, le canot de la douane semblait bondir sur le dos de la houle chaque fois que les huit avirons s’enfonçaient en cadence dans l’eau. Pendant quelques minutes, je fus ainsi le but que se disputaient les deux pavillons anglais et mexicain. Bientôt je vis blanchir l’écume à la proue des deux chaloupes rivales ; puis, sous une rafale de vent que Dieu sans doute envoyait pour moi, je vis l’anglaise suspendre ses avirons, s’incliner sous la voile et fendre l’eau plus rapidement encore.

Hurrah for England ! s’écria l’ex-alcade : les voici toutes les deux à distance égale. Ah ! ces Anglais… ces Anglais ! Je leur en ai bien voulu jadis, mais je les ai toujours admirés.

Les deux embarcations étaient assez près de moi pour que je pusse distinguer ceux qui les montaient. La figure du pilote mexicain était rouge de colère et de désappointement ; puis j’entendis la mer bruire le long des flancs des deux bâtimens ; que le vent s’apaisât d’un souffle, et j’étais perdu. À bord de la chaloupe anglaise, j’apercevais distinctement, la main sur les tire-veilles de la barre, mais à moitié dressé sur ses jarrets reployés, un jeune midshipman blond et rosé qui me cria de sa voix enfantine :

— Ne mollissez pas, by God ! si ces chiens arrivent avant vous, éventrez-les à coups de gaffe, le pavillon anglais vous protégera.

— Oui-dà ! s’écria l’ancien magistrat, voyez-vous comme au sortir de nourrice ces Anglais ont déjà des idées commerciales ? Si je dois vous dire vrai, c’était l’idée que j’avais aussi.

La voile anglaise tomba au pied de son mât, les dix avirons s’enfoncèrent dans la mer, l’embarcation bondit en avant, et s’arrêta frémissante bord à bord avec la mienne. En un clin d’œil, les lingots furent transbordés, et le matelot français et moi, nous sautions à bord de la chaloupe libératrice ; je rendis grace à Dieu. Au même instant, la douane mexicaine rebroussait chemin dans un désappointement amer, mais silencieux. Je trouvai, à bord de la corvette, sir ***, sa longue-vue encore à la main. — Avouez, me dit-il, qu’il est heureux pour vous que cet instrument soit si parfait ; vous y gagnez cent vingt mille francs, et moi, ma foi, une commission de plus. Maintenant, s’il vous plaît, nous irons déjeuner.

À la place du capitaine de la corvette anglaise, supposez un officier français : la confiscation des lingots eût été inévitable ; une respectable maison de commerce eût été ruinée, mais l’honneur de l’officier français eût été sauf. Pour lui, il est vrai, tout se fût borné à cette satisfaction d’amour-propre, dont les Anglais ne croient pas devoir se contenter. Ont-ils tort ? En vérité, nous ne le croyons pas, et l’histoire de cette campagne du Collingwood, en nous montrant un jeune lieutenant fidèle, à travers toutes les péripéties d’un long voyage, au culte de l’intérêt national, cette histoire ne doit pas être perdue pour nous. De combien d’avantages un point d’honneur stérile ne prive-t-il pas le commerce français et le budget de la marine, déjà si lourd ! Que la France imite l’Angleterre, qu’elle permette à ses croiseurs de se charger, toutes les fois que le retour en France sera direct, des valeurs nationales et étrangères, — les matières d’or et d’argent seulement, moyennant un fret égal à celui des navires marchands - les chargeurs y trouveront le double avantage de la diminution de la prime d’assurance et de la rapidité du transport. Que la France envoie chaque année une corvette de vingt-cinq à trente canons dans tous les ports de la mer du Sud : de cette double mesure résultera une rémunération pour les officiers de marine, qui méritent toujours et si bien du pays. Le commandement de cette corvette pourra être la récompense de services rendus, le budget de la marine sera dégrevé du surplus du fret, le commerce y gagnera, l’or et l’argent seront plus abondans chez nous ; l’or surtout, qu’on paie si cher en France, et qui se donne en Angleterre sans aucune prime. La monarchie de juillet avait pu apprécier tous ces avantages ; elle n’a pas voulu en profiter. Un tel dédain siérait-il à la république ? L’état de nos finances nous défend de le croire.


GABRIEL FERRY.

  1. On peut voir sur Catalina de Erauso le récit publié par M. de Valon dans cette Revue le 15 février 1847.
  2. Les insulaires jouent de cette flûte par les narines.
  3. Espèce de jasmin.
  4. 7,000 francs en tout, et 3,500 par individu.