Une Défaite de la démocratie autoritaire à Genève

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Une Défaite de la démocratie autoritaire à Genève
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 215-227).
UNE DEFAITE
DE LA
DÉMOCRATIE AUTORITAIRE
A GENÈVE

Les petits pays ont leur importance, leur incontestable utilité, et il serait fâcheux que la politique des grandes agglomérations les fît tous disparaître; nous ne voyons pas bien ce que l’humanité y gagnerait; nous voyons très bien ce qu’elle y perdrait. Les petits pays ne sont pas seulement des coussinets placés entre les grandes puissances ambitieuses et destinés à amortir les chocs, à diminuer les frottemens; ce sont aussi des laboratoires où il se fait beaucoup d’expériences curieuses, que tout le monde peut mettre à profit. Sans doute il faut un grand effort de sagesse pour profiter des expériences des autres; mais il faut savoir faire cet effort, cela vaut mieux que de s’instruire à ses propres dépens. Dans les petits pays, les essais malheureux produisent des secousses, des crises, des désordres passagers, ils aboutissent rarement à des catastrophes. On a dit de certaines révolutions que c’étaient des tempêtes dans un verre d’eau. En politique, les verres d’eau ont leurs marées, qui obéissent aux mêmes lois que celles de l’Océan ; mais les accidens qu’elles causent sont moins graves.

De tous les petits états, celui qui a le plus de goût pour l’expérimentation politique est assurément la Suisse, et de toutes les républiques souveraines qui composent la confédération helvétique, Genève est peut-être celle dont les aventures ont le plus de retentissement au dehors. Sans contredit Genève n’est plus ce qu’elle fut jadis. « On a vu, disait Voltaire, une république dix fois plus petite encore qu’Athènes attirer pendant cent cinquante ans les regards de l’Europe, et son nom placé à côté du nom de Rome, dans le temps que Rome commandait aux rois. Cette fourmilière imperceptible ne put être écrasée par le roi démon du midi et dominateur des deux mondes, ni par les intrigues du Vatican qui faisaient mouvoir les ressorts de la moitié de l’Europe. Elle résista par la parole et par les armes, et à l’aide d’un Picard qui écrivait et d’un petit nombre de Suisses qui combattit, elle s’affermit, elle triompha, elle put dire : Rome et moi ! » Il est vrai qu’en ce temps, comme le remarquait le terrible railleur, il s’agissait de savoir comment l’Europe penserait sur des questions que personne ou presque personne n’entendait, et que plus tard, l’absurdité de certaines controverses ayant été enfin reconnue, les Genevois se tournèrent vers ce qui paraît plus solide, l’acquisition des biens de la terre et l’art de s’enrichir. « Le système de Law, plus chimérique et non moins funeste que ceux des supralapsaires et des infralapsaires, engagea dans l’arithmétique ceux qui ne pouvaient plus se faire un nom en théomorianique. Ils devinrent riches, et ne furent plus rien. »

La conclusion de Voltaire n’est pas juste. Genève a eu beau devenir très forte en arithmétique, elle est encore quelque chose. Si elle n’est plus comme autrefois la cité de Calvin et « la capitale d’une grande opinion, » trouverait-on ailleurs, dans toute l’Europe, une autre ville de 60,000 habitans où il règne plus d’estime pour les choses de l’esprit, où l’on fasse davantage pour l’instruction, pour la science, et dans laquelle il se remue tant d’idées? Ce qui rend cette petite république particulièrement intéressante, c’est qu’on y peut étudier à nu les évolutions de la démocratie, ses tendances bonnes et mauvaises, ses passions, ses excès, ses repentirs aussi, et les tempéramens, les correctifs qu’elle se donne à elle-même dans une heure de salutaire résipiscence. De vieilles traditions de liberté républicaine, l’antique habitude de se gouverner soi-même et de s’occuper activement de ses affaires, une population qui sait lire et qui aime à lire, des esprits qui voyagent beaucoup et qui finissent toujours par revenir chez eux, la passion de discuter, d’argumenter, d’ergoter et des engoûmens subits, mais éphémères, une certaine inquiétude d’humeur amoureuse des nouveautés, jointe à la ténacité des souvenirs, des passions vives sous une écorce froide et un peu rugueuse, des colères rouges et des retours soudains de bon sens, voilà Genève. C’est une ville où il y a beaucoup de curieux, beaucoup de raisonneurs, beaucoup de frondeurs, le goût des découvertes, des inventions, et un grand mépris pour les utopies. Les fous genevois ont eux-mêmes des lueurs, des éclairs; d’habitude ils déraisonnent autant que ceux des autres pays, mais ils observent le repos dominical; sur les sept jours de la semaine il y en a un consacré au bon sens. Il est vrai que c’est le jour où l’on ne fait rien.

On savait que la république genevoise était administrée depuis quelques années par un gouvernement non-seulement démocratique, mais radical, qui avait fait quelque bruit dans le monde par certaines mesures rigoureuses, d’autres disent oppressives, qu’il avait prises contre le catholicisme. Ce gouvernement était odieux aux catholiques, il était médiocrement agréable aux conservateurs, mais il paraissait avoir pour lui l’adhésion, les sympathies, la faveur de la grande majorité du peuple. On n’a pas appris sans quelque étonnement que le 6 octobre ce peuple avait donné à ses gouvernans une sévère leçon, en repoussant un projet de révision partielle de la constitution, qui était patronné par M. Carteret et ses collègues. Ces brusques reviremens de l’opinion ne sont pas rares sur les bords du Léman. Genève est un pays de forte vie publique, et à de certaines heures la voix populaire y est toute puissante ; mais c’est aussi un pays où règne un esprit de coterie étroit, exclusif, qui est à proprement parler la maladie genevoise, car tout peuple a ses maladies. Les citoyens de cette république à la fois prospère et remuante aiment beaucoup le bruit, mais ils n’ont pas moins de goût pour le mystère. Tout parti dominant, parvenu au pouvoir, tombe bientôt sous la dépendance, sous la tutelle secrète de quelques meneurs, et le gouvernement devient la propriété d’un comité de surveillance, plus ou moins nombreux, qui le regarde, en tout bien tout honneur, comme sa ferme, comme sa métairie, qui considère les affaires générales comme son patrimoine, et qui règle, décide tout sous le manteau de la cheminée, coupant, taillant, rognant dans l’ombre et en pleine liberté. Il est difficile de se promener dans les rues de Genève, aux alentours de l’hôtel de ville, sans rencontrer des gens dont le regard semble dire : La république c’est nous, et c’est à nous que doit s’adresser quiconque prétend devenir quelque chose. Ces importans personnages, qui disent nous et qui ont mis leurs quinze ou vingt têtes dans le même bonnet, tiennent dans leurs mains tous les fils ou toutes les ficelles; ils disposent des places, ils protègent et soignent leurs amis, ils rendent la vie fort désagréable à leurs ennemis, et leur puissance occulte s’étend aux plus petites choses; le Genevois n’oublie jamais les petites choses, son bonheur comme son malheur se compose de détails. Dans le temps où les conservateurs, qui comptaient parmi leurs chefs des hommes capables et distingués, étaient au pouvoir, M. James Fazy les surnomma un jour « le parti des nous. » Il fit une révolution, et au gouvernement des nous succéda le gouvernement d’un moi fort envahissant, mais fort intelligent et même fort libéral, toutes les fois qu’il n’y allait pas de son intérêt particulier. La dictature, souvent géniale et parfois compromettante de M. Fazy, a fini par s’user, et il ne s’est trouvé aucun homme de sa taille pour recueillir son héritage. Aujourd’hui Genève est gouvernée de nouveau par une coterie ; ce ne sont plus les mêmes hommes, mais ils disent nous, et ce mot leur remplit la bouche.

Le peuple genevois, qui a des passions vives, pardonne beaucoup de peccadilles à ceux qui le gouvernent, pourvu qu’ils épousent ses antipathies et qu’ils servent ses rancunes ; mais, comme il a de la réflexion et l’amour de son indépendance, il arrive un jour où il se lasse d’être mené, de voir les mêmes mains dans toutes les affaires. Peu à peu, l’opinion se retourne, le mécontentement gagne de proche en proche, l’agitation grandit, les indépendans se coalisent et profitent de quelque occasion propice pour dire à la coterie régnante : C’en est assez, n’oubliez pas que nous sommes là et qu’il faut compter avec nous. Les démocraties se fatiguent d’entendre toujours parler d’Aristide le Juste ; qu’est-ce donc quand Aristide est injuste ? La coterie qui est l’âme secrète du gouvernement présidé par M. Carteret s’est baptisée d’un nom emprunté aux États-Unis, elle s’appelle le Caucus. Pour assurer la liberté de ses mouvemens, pour se mettre en état de se passer toutes ses fantaisies, le Caucus avait formé, à l’insu de tout le monde, le dessein de remanier la constitution genevoise, laquelle date de 1847. Après avoir élaboré, dans le plus profond mystère, son projet de révision, le Caucus et M. Carteret l’ont fait approuver par un grand-conseil plus docile que les mamelucks du second empire ; mais le peuple de Genève a refusé de ratifier ce vote, et il s’est trouvé une majorité de plus de 6,000 voix sur 11,400 votans pour condamner le projet. Le gouvernement de M. Carteret a été fort ébranlé par cette mésaventure, qui a réjoui tous ceux qui n’aiment pas ou qui n’aiment plus cet homme d’état, c’est-à-dire les conservateurs, les catholiques, les libéraux de toute nuance, beaucoup de radicaux dégrisés de leur idole, en général tous les hommes de bon sens, M. James Fazy et le pape Léon XIII.

Le projet de révision renfermait assurément plus d’un article que le peuple genevois aurait pu voter en sûreté de conscience ; maison lui avait interdit de faire son choix, son triage, il était tenu d’accepter ou de rejeter en bloc la nouvelle charte. Il l’a rejetée en bloc parce que son bon sens républicain y a découvert des clauses suspectes, des tendances fâcheuses, et il a jugé à propos d’avertir ses gouvernans qu’ils faisaient fausse route. M. Carteret et ses amis sont à Genève les représentans par excellence de la démocratie autoritaire, laquelle fait consister la liberté d’un peuple dans l’omnipotence d’un gouvernement issu du suffrage universel, dont les pouvoirs sont renouvelés de temps à autre par des plébiscites, par des votes de confiance des électeurs, comme si, pour être élective et responsable, la tyrannie en devenait moins oppressive. On appelle ce système le peuple-gouvernement ou le gouvernement-peuple. Le peuple est souverain, le peuple peut tout ; mais comme dans l’habitude de la vie il n’administre l’état que par procuration, il élit un certain nombre de délégués auxquels il transmet sa souveraineté, qu’il investit de tous ses droits et de celui qui tient lieu de tous les autres, le droit de tout faire. Ses délégués sont comme lui des maîtres absolus ; en son nom ils décident de tout souverainement, et à ceux qui, se plaignant d’être lésés par leurs décisions, invoquent des libertés primordiales, des droits naturels que tout gouvernement doit respecter, ils répondent: Vous êtes de mauvais esprits; la liberté, c’est la souveraineté du peuple, et, jusqu’à nouvel ordre, le peuple c’est nous.

Genève a célébré récemment avec éclat le centenaire de Jean-Jacques Rousseau. Le grand homme qu’ont fêté ce jour-là M. Carteret et le Caucus n’est pas l’illustre charmeur, l’incomparable écrivain, celui qui non-seulement, comme le remarquait Sainte-Beuve, « a fait subir à notre langue la plus grande révolution depuis Pascal, » mais celui qui renouvela en quelque sorte l’imagination française épuisée, le père du romantisme, par qui furent ouverts à la poésie moderne des chemins inconnus; de lui procèdent Werther, Paul et Virginie, René, Childe-Harold, le marquis de Posa et Mauprat, si bien qu’on peut lui dire ce que disait Dante à Virgile :

… O quella fonte
Che spande di parlar si largo fiume!


Le Jean-Jacques Rousseau auquel ou a offert tant de fleurs et de couronnes dans la plaine de Plainpalais n’est pas non plus l’auteur de l’Émile, le grand ennemi du maillot, des préjugés, de la routine, le rénovateur de la première éducation, dont les vues saines et profondes ont fait le tour du monde et à qui nous devons Pestalozzi, Basedow, le père Girard, Jacotot, la méthode naturelle, les jardins d’enfans et les leçons de choses. Non, l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile n’intéresse que médiocrement le Caucus et M. Carteret, ils ont réservé tous leurs hommages pour l’auteur du Contrat social, pour l’inventeur du jacobinisme et pour l’ancêtre de Robespierre, pour l’homme qui n’a pas craint d’avancer que « le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens, » et qui ajoutait : « On convient que tout ce que chacun aliène de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté; mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance. » Eh quoi ! ma conscience même, faudra-t-il que je la sacrifie à l’état? Oui, si l’état me signifie que ce sacrifice est nécessaire à son bonheur. Je donnerai donc à l’état ma conscience, et, après l’avoir livrée, je déclarerai que je suis libre, parfaitement libre, puisque c’est le bon plaisir du souverain et puisque ma servitude fait partie de sa liberté. Ainsi l’ont décidé le Contrat social, la théorie du gouvernement-peuple et le Caucus.

Il suffirait pour définir la démocratie autoritaire de dire qu’elle est de tout point le contraire du libéralisme. Le libéralisme s’occupe avant tout de circonscrire les pouvoirs de l’état, de limiter sa compétence et de lui représenter qu’il usurpe quand il entreprend sur les libertés particulières, plus précieuses encore que la liberté générale. La démocratie autoritaire envisage les libertés particulières comme un luxe inutile dans un pays démocratique ; elles peuvent avoir leur prix pour les nations qui n’ont pas la faculté d’élire le chef suprême de leur gouvernement ; mais partout où le peuple commande, elles doivent abdiquer devant son autorité souveraine. Le libéralisme estime que c’est un bonheur pour un gouvernement de n’être pas omnipotent, qu’il y va de son intérêt de ne pouvoir violer ou éluder une loi sans se heurter contre des résistances légales. La démocratie autoritaire a pour principe que toute résistance est une rébellion, que tout opposant est un factieux. Le libéralisme croit qu’un gouvernement doit mettre son honneur à protéger les droits des minorités contre les usurpations ou les fantaisies du souverain. La démocratie autoritaire ne reconnaît aux minorités que le droit de se démettre ou de se soumettre. Son idéal est une société où la magistrature, amovible et docile, est dans l’entière dépendance du pouvoir exécutif, où les prérogatives municipales sont sévèrement limitées, où les maires peuvent être révoqués et cassés sans façon au nom du peuple. Dans une telle société, le peuple ressemble à un boyard faisant gouverner ses serfs par des intendans munis d’une autorité discrétionnaire ; les serfs sont les minorités. Rien n’est plus tyrannique que la tyrannie des intendans, rien n’est plus insolent que leur insolence. « Le peuple élit un gouvernement, lisons-nous dans une des intéressantes brochures par lesquelles les libéraux genevois ont combattu le projet de révision, et aussitôt celui-ci nommé il s’installe sur ses sièges et dit au peuple : Peuple, tu as bien élu, c’est du reste la seule chose que tu sois capable de faire, et encore faut-il te diriger; maintenant tu n’as plus qu’à te tenir coi et à l’occuper de tes petites affaires. Surtout sache bien que tu nous as délégué tous tes pouvoirs, que nous pouvons faire tout ce que nous voulons, que ceux qui jugeront nos actes et qui ne les approuveront pas seront des suspects, des rebelles même. Ne t’occupe donc pas trop de politique, lis le journal officiel et tiens-toi tranquille jusqu’à la prochaine élection, on te dira alors ce que tu auras à faire. » Un tel gouvernement est bien connu, il a son histoire. Il s’est appelé César, c’est un beau nom, qui a le privilège de faire tressaillir la terre. Il a quelquefois du sang corse dans les veines ; alors il s’appelle Napoléon, et on pense à Austerlitz. Quelquefois aussi il est le président d’une république démocratique et il se nomme Carteret. C’est un triste marché que d’avoir le césarisme sans avoir César ; si funeste que soit César, la pourpre, les trompettes et le génie consolent un peuple de bien de choses. M. James Fazy, qui a toujours uni au tempérament d’un dictateur les opinions d’un libéral, a reproché à M. Carteret « de vouloir créer une république jacobine, qui, sous prétexte d’intérêt général, engendre toute sorte d’oppressions particulières. » On ne saurait cependant accuser M. Carteret d’être un terroriste, un buveur de sang. Il n’a fait tomber aucune tête, la guillotine ne figurera jamais parmi ses moyens de gouvernement. Si son éloquence est un peu acerbe, s’il prodigue trop l’apostrophe, cela ne tire pas à conséquence. Ses mœurs sont douces, il aime les lettres à ses momens perdus, il cultive la poésie, il a publié un volume de fables qui méritent d’être lues; mais nous préférons en lui le fabuliste à l’homme d’état. Ses vers ont souvent du charme, sa façon d’administrer une république n’en a point du tout. Il a du goût pour les procédés inquisitoriaux. Ainsi que beaucoup d’autres démocrates parvenus au pouvoir, il entend que le gouvernement auquel il préside s’occupe de tout, s’ingère en tout, se mêle de tout, pour contrôler, pour diriger, pour inspecter, pour admonester, pour récompenser ou pour blâmer. Il a horreur du jacobinisme sanguinaire; celui qu’il professe et qu’il pratique avec amour est un jacobinisme indiscret et tracassier, qui regarde tout ce qui se passe par un judas. Le projet de révision proposé par ses amis avec son assentiment portait que non-seulement l’enseignement primaire est obligatoire et qu’il est gratuit dans les écoles publiques, mais que « l’état pourvoit à ce que l’instruction primaire privée soit suffisante. »

Cet article est un de ceux qui ont le plus contribué à indisposer le peuple genevois; il a jugé qu’autant valait interdire l’instruction privée et autoriser le pouvoir exécutif à déclarer insuffisantes les leçons de tout maître dont la figure ou les opinions auraient le malheur de lui déplaire. Au surplus le Caucus avait clairement révélé ses intentions. Il était dit dans le rapport de la majorité du grand-conseil, qui appuyait le projet, qu’il appartenait à l’état de veiller à ce que l’instruction donnée par les établissemens privés fût non-seulement suffisante, mais morale, et on ajoutait : « Nous prenons ce dernier mot dans le sens le plus large. Pour nous est immorale toute éducation qui inculque à la jeunesse des notions fausses et dangereuses, qui pervertit son jugement et, sous l’empire d’une préoccupation intéressée, s’applique à dénationaliser l’enfant; est pour nous coupable tout enseignement qui s’inspire d’une tendance hostile à notre indépendance, au principe démocratique sur lequel reposent la dignité et la sécurité du pays. » C’est parler d’or; à ce compte que devient la liberté de l’enseignement? Du même coup on la proclame et on la supprime. Si le projet avait été voté, tel instituteur privé qu’on soupçonne de regretter le temps où les prêtres pouvaient se promener en soutane dans les rues de Genève, tel autre qu’on accuse d’avoir un goût trop vif pour la dogmatique de Calvin, auraient été mis en demeure de fermer leurs écoles. Se fussent-ils gardés prudemment de prêcher leurs doctrines à la jeunesse, il aurait été facile d’établir que leurs méthodes étaient propres à pervertir le jugement, que leur arithmétique trahissait une préoccupation intéressée, que leur orthographe n’était pas assez démocratique, que leur ponctuation était rétrograde, que leur grammaire mettait en danger la sécurité du pays. Un des acolytes de M. Carteret a déclaré un jour que la liberté de l’enseignement consiste à protéger l’école non contre l’arbitraire de l’état, mais contre l’obscurantisme, et pour le Caucus quiconque nie que la démocratie autoritaire soit le dernier mot de l’art du gouvernement est un obscurantiste. Ces messieurs se prennent de bonne foi pour le soleil.

La constitution genevoise de 1847 garantit la liberté de l’enseignement de tout ordre à tous les Genevois sous la seule réserve « des dispositions prescrites par les lois dans l’intérêt de l’ordre public et des bonnes mœurs. » À cette réserve, les auteurs du projet de révision en ajoutaient une autre, en subordonnant l’exercice d’un droit constitutionnel « aux dispositions réglementaires » qui pourraient être prises, et voilà encore un point qui a donné beaucoup à penser aux électeurs. Le Journal de Genève, qui a fait une vigoureuse campagne contre le projet, a remarqué que dans de nombreux articles le règlement, c’est-à-dire la simple volonté du pouvoir exécutif, était mentionné au même titre que la loi, pour fixer les limites dans lesquelles les libertés particulières pouvaient s’exercer. Il a remarqué aussi que les lois sont publiquement discutées et votées sous les yeux du pays, sous le contrôle de la presse, que les règlemens sont élaborés à huis clos, qu’ils n’ont rien de fixe ni de stable, qu’ils peuvent être modifiés au gré des circonstances, qu’abandonner à la discrétion d’un règlement les libertés reconnues aux citoyens par la constitution, c’est transformer des droits précis en jouissances à titre précaire et autoriser le gouvernement à interpréter la constitution comme il l’entend. En Russie, les conseillers chargés de préparer une loi soumettent à l’empereur, après avoir terminé leur travail, le procès-verbal de leurs délibérations; ils lui présentent, rangées en deux colonnes, les conclusions de la majorité et de la minorité. L’empereur examine, réfléchit, et, si les conclusions de la minorité, fût-elle de 2 contre 20, lui paraissent préférables, il écrit au-dessous des signatures ces deux mots sacramentels : Et moi. Ces deux mots sont décisifs, et la Russie possède une loi de plus. M. Carteret n’a pas osé recommander cette méthode au peuple genevois; celle dont il s’est avisé est plus compliquée, mais elle ne laisse pas d’être commode. S’il avait réussi à la faire adopter et que par impossible son grand-conseil, dans un accès d’indépendance, eût voté une loi qui pût le gêner ou nuire à sa situation, il en aurait été quitte pour la corriger par un règlement.

Avec un règlement bien fait, quelle liberté publique ne peut-on pas étrangler? En Espagne, du temps de Figaro, pourvu qu’on ne parlât de rien ni de personne, on pouvait tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. L’Espagne de Figaro jouissait de la liberté de la presse tempérée par un règlement. Nous ne soupçonnons pas M. Carteret de vouloir réduire la presse genevoise à de si cruelles extrémités. Si vives que soient les impatiences que lui causent les épigrammes du Journal de Genève, aucun journaliste ne saurait lui reprocher jusqu’aujourd’hui d’avoir brisé sa plume ou de lui avoir assigné un logement « dans un de ces appartemens d’une extrême fraîcheur, où l’on n’est jamais incommodé du soleil. » Les Genevois sont libres d’écrire tout ce qui leur plaît; ils peuvent insinuer impunément que les membres du Caucus ne sont pas tous des hommes de génie ; il leur est même permis d’avancer que M. Carteret a eu tort de se dégoûter de la littérature pour se consacrer tout entier à la grande politique, et que s’il avait pris quelques arrêtés de moins et composé quelques fables de plus, tout le monde s’en serait bien trouvé. Mais qui peut dire où s’arrêtent les entraînemens de la démocratie autoritaire et d’une tyrannie qui s’exerce au nom du peuple? Le lion qui a bu du sang en veut boire encore, et les gouvernemens qui contractent des habitudes discrétionnaires considèrent toute résistance qu’on oppose à leurs fantaisies comme une intolérable oppression. Heureusement le peuple de Genève a fait comprendre à ses gouvernans qu’il goûtait peu leurs doctrines, que les libertés publiques lui sont chères, qu’il veut être administré par des lois et qu’il n’est pas d’humeur à subir ce régime politique qu’on peut appeler le régime réglementaire.

Le 6 octobre, le peuple genevois n’a pas seulement condamné l’abus des règlemens et la démocratie jacobine; il a rendu aussi un vote de défiance à l’égard de la politique religieuse de son gouvernement et de la lutte pour la civilisation, du Kulturkampf qui fleurissait ou sévissait à Genève plus qu’ailleurs. « L’état, lisons-nous dans une brochure antirévisionniste, tend de plus en plus à se constituer à la fois en évêque de l’église protestante et de l’église catholique; c’est aller au rebours des aspirations modernes, et le peuple de Genève est fatigué de campagnes théologiques qui ne sont heureusement plus dans l’esprit de notre siècle. Nous sommes une nation laïque, entièrement étrangère dans notre vie politique à toute préoccupation doctrinale; notre constitution n’a que faire de mesurer par doses la nourriture spirituelle qui doit être distribuée aux membres des églises. Notre grand-conseil n’a reçu à cet effet aucun mandat des électeurs, et il importe de lui signifier catégoriquement que le terme de sa mission théologique est enfin arrivé. » Les préoccupations doctrinales tiennent une place considérable dans le système administratif de M. Carteret; de tous les hommes d’état que possède la Suisse, c’est assurément le plus dogmatique, le plus convaincu que la mission des gouvernemens est de catéchiser les peuples. Ce conseiller est doublé d’un bonze ; ce politique a la complexion, les allures, les attitudes d’un évêque. Son sceptre, grâce à Dieu, n’est pas un sabre, c’est un bâton pastoral.

Il va la mitre en tête et la crosse à la main.


Les sabres sont plus dangereux, on peut s’en servir pour abattre des têtes; mais les crosses sont bien pesantes. Si elles ne coupent pas, elles meurtrissent, et par le temps qui court, le canton de Genève est plein de gens qui se plaignent d’être blessés à l’épaule.

On sait comment se sont réveillées les luttes religieuses dans un pays qui depuis de longues années en était désaccoutumé. Un empiétement de la curie romaine sur le pouvoir civil a causé tout le mal, en excitant dans toutes les têtes une vive effervescence. On ne s’est pas contenté de se défendre, on s’est fâché; aux intrigues d’un prêtre ambitieux, brouillon et né malin, on a répondu par des brutalités. Le papisme n’a pas été mis hors la loi, mais on l’a mis hors du budget et hors des églises, et il s’est vu supplanter par le vieux catholicisme ou le catholicisme libéral, qui est désormais à Genève le seul catholicisme reconnu et salarié par l’état. M. Carteret et ses amis ont prodigué au catholicisme libéral les attentions les plus tendres, les faveurs les plus insignes; il n’avait qu’à demander pour recevoir, on lui donnait même plus qu’il ne demandait. Que n’a-t-on pas fait pour acclimater cette plante exotique, qui promettait d’élever un jour jusqu’au ciel ses ombrages victorieux? Hélas ! elle a trompé l’attente publique. En vain a-t-on fait pleuvoir sur elle toutes les rosées du ciel, en vain a-t-on multiplié l’engrais. Soit que le jardinier eût la main lourde et ne sût pas s’y prendre, soit que la plante fût mal née ou qu’elle eût été piquée à la racine par un ver funeste, malgré toutes les peines qu’on s’est imposées l’arbre n’a pas prospéré; on a vu son tronc s’étioler, ses feuilles jaunir et tomber. Il ressemble aujourd’hui à l’un de ces vieux saules qu’on rencontre au bord des rivières et qui n’ont plus que quelques branches gourmandes et une écorce grise ; cette écorce sonne creux, il n’y a rien dessous. Il s’est trouvé que nombre des curés libéraux qu’on avait fait venir de tous les coins du monde étaient honnêtement médiocres, tandis que d’autres n’étaient pas même médiocrement honnêtes; il s’est trouvé aussi que les populations sont demeurées sourdes aux appels, aux objurgations de M. Carteret et de ses gendarmes, qu’elles se sont refusées à reconnaître en lui leur vrai berger; il s’est trouvé enfin que le résultat de tant d’obsessions et de méchantes querelles a été de transformer en de chauds catholiques beaucoup de tièdes et d’indifférens. En définitive on a donné les églises à ceux qui n’y vont pas, on a condamné ceux qui y vont à se réfugier dans des chapelles construites à leurs frais.

Il ne faut pas croire que le catholicisme libéral soit pour M. Carteret, le dernier mot, l’expression suprême de la vérité théologique ; mais il se flatte d’épurer par degrés les doctrines, comme on épure les huiles. Il espère que par une série de manipulations savantes le dogme des vieux-catholiques se réduira peu à peu à une sorte de religion naturelle; il espère également que le protestantisme libéral, vainqueur de l’orthodoxie calviniste, à force d’être filtré et clarifié, ne sera plus qu’un rationalisme incolore et tout à fait limpide. Protestans et catholiques se donneront la main et communieront ensemble, si l’on communie encore; ils seront tous déistes, et il n’y aura plus dans Genève qu’un seul troupeau et qu’un seul pasteur. Voilà le rêve de cet homme d’état, qui en ceci comme sur d’autres points est un disciple de Jean-Jacques. Il est dit en effet dans le Contrat social qu’il y a une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, et qu’il est nécessaire de l’adopter pour être un bon citoyen. L’existence d’un Dieu tout-puissant, bienfaisant et rémunérateur, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchans, tels sont les dogmes de la religion civile, à quoi Rousseau ajoute la sainteté des lois, mais il ne dit rien des règlemens ; c’est à M. Carteret de réparer cette fâcheuse omission. Jean-Jacques estimait que, sans pouvoir obliger personne à admettre tous ces articles, le souverain peut bannir de l’état quiconque ne les croit pas, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement la justice. « Si quelqu’un, disait-il encore, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. » M. Carteret ne va pas aussi loin que Rousseau, il ne veut la mort de personne. Il ne décolle pas les coupables, il les inquiète, il les moleste, il les tracasse pour les faire réfléchir. C’est par l’usage et même par l’abus des petites vexations qu’il se promet de réaliser son idéal et de voir se lever sur Genève le grand jour où catholiques et protestans auront la même profession de foi, les mêmes sentimens, le même catéchisme et le même évêque. Ce jour-là, M. Carteret mettra un bouquet de roses à sa boutonnière, et il célébrera en grand appareil la fête de l’Être suprême.

« Ne remuez pas les choses tranquilles, » disait Mazarin. Il est facile de brouiller les cartes, mais, tôt ou tard, on éprouve le besoin de les débrouiller, et cela n’est pas toujours aisé. La situation ecclésiastique de Genève est embarrassante, pénible, irritante pour tout le monde, et presque tout le monde est désireux d’en sortir. Le successeur de Pie IX est un sage, il ne juge pas que tout abîmer plutôt soit l’esprit de l’église; les gens sensés pensent qu’il faut tâcher de s’entendre avec lui, qu’une entente est toujours possible quand on n’a pas affaire à un mystique, et depuis que Léon XIII occupe le trône pontifical, ils s’appliquent à découvrir les termes d’une transaction. Le système de M. Carteret est de forcer les gens à être libres, et en vertu de ce principe il a condamné les catholiques genevois à élire malgré eux leurs curés. Quand le grand-conseil discutait le projet de révision, un membre de la minorité de cette assemblée, M. Chenevière, libéral d’un esprit à la fois mesuré et délié, proposa d’admettre qu’une paroisse catholique-romaine, qui aurait élu son curé conformément à la loi, serait libre de se rattacher à un évêché suisse orthodoxe, au lieu d’être mise dans l’alternative ou de ne pouvoir exister légalement dans le canton, ou de se donner un évêque libéral. L’idée dont M. Chenevière s’est fait l’éloquent avocat a été quelques jours plus tard adoptée à l’unanimité par le grand-conseil du canton de Berne; toutes les confessions et tous les partis s’y sont ralliés. Dans le Jura bernois, les ultramontains, avec l’autorisation du pape, élisent leurs curés selon la loi, les choisissent selon leur cœur; l’état les reconnaît, les laisse libres à leur tour de choisir leur évêque, et on peut espérer que la paix religieuse sera prochainement rétablie dans le plus important canton de la Suisse.

M. Carteret n’était pas homme à se prêter à une telle transaction; il est tout d’une pièce, et ses principes ne capitulent jamais. La loi constitutionnelle que le peuple genevois a rejetée le 6 octobre confiait l’administration de l’église catholique à un conseil supérieur composé de vingt-cinq membres laïques et de six curés en fonction, et ce conseil était nanti d’un pouvoir presque absolu sur toutes les affaires ecclésiastiques. En même temps on établissait que « les paroisses catholiques du canton de Genève font partie du diocèse catholique chrétien de la Suisse, et sont placées dans la limite des lois genevoises sous les autorités constitutionnelles de ce diocèse. » Est-il nécessaire d’ajouter que par diocèse catholique chrétien on entend le diocèse catholique libéral? M. Carteret a pris sur lui de distinguer les catholiques qui sont chrétiens de ceux qui ne le sont pas; sa compétence en ces matières est illimitée et souveraine. Le gouvernement-peuple a des entretiens avec le Saint-Esprit, qui lui révèle les divins mystères ; la grâce céleste est en lui, il a de soudaines illuminations, et il impose ses oracles aux consciences. On raconte qu’un soir Cromwell faisait une partie fine avec Ireton, Fletwood et Saint-Jean, c’est-à-dire avec son Caucus. On voulut déboucher une bouteille, le tire-bouchon tomba sous la table; on le cherchait, on ne le trouvait pas. Cependant les députés des églises presbytériennes attendaient dans l’antichambre qu’on leur donnât audience; ils s’impatientaient, un huissier vint les annoncer. — Dites-leur, s’écria Cromwell, la tête sous la table, dites-leur que je suis retiré et que je cherche le Seigneur. — Cromwell riait quelquefois ; M. Carteret ne rit jamais, pas même lorsqu’il cherche le Seigneur.

Quand M. de Bismarck entreprit sa campagne contre l’église, M. Thiers dit un jour : « M. de Bismarck se trompe, il prend des guêpes pour des abeilles. » Le chancelier de l’empire germanique s’est avisé de son erreur, s’il est vrai qu’il s’occupe aujourd’hui de négocier sérieusement avec Rome. M. Carteret se plaisait à considérer ce grand homme d’état comme un allié, comme un confrère en politique ecclésiastique. Il s’écriait souvent : « Bismarck et moi. » Il lui a même échappé de dire : « Moi et Bismarck. » M. de Bismarck faisant défection, il dira : Moi seul, et c’est assez. Mais Genève et la Suisse ne paraissent pas trouver que ce soit assez, ni qu’au XIXe siècle la théologie doive jouer un rôle dominant dans la politique. Que les tribuns qui voudraient engager la France dans un conflit à outrance avec l’église y regardent à deux fois ! M. de Bismarck serait charmé de les voir aux prises avec les guêpes. Le jour où Versailles serait l’ennemi juré du Vatican, le Vatican s’empresserait de se concilier l’affection de Berlin, sans chicaner sur les clauses du traité. Sans doute Rome est toujours envahissante, et c’est le devoir des gouvernemens de réprimer ses entreprises; mais qu’ils se gardent bien de dogmatiser! Toute ingérence de l’état dans les affaires de foi lui tourne à piège, et le cri des consciences opprimées amasse tôt ou tard des charbons allumés sur sa tête. M. Carteret prétend que la seule manière d’amener l’église à composition, c’est « la manière forte. » A la manière forte il faut préférer la manière adroite; que serait donc la politique, si les hommes d’état pouvaient se dispenser d’être habiles ?

Le 6 octobre, et tout récemment encore dans les élections fédérales où M. Carteret est resté sur le carreau, le peuple de Genève, à la suite d’une expérience de plusieurs années, a désavoué son gouvernement; il lui a signifié qu’il réprouvait les abus de la démocratie autoritaire et qu’il l’engageait à ne plus faire de théologie. Cette résolution courageuse et libérale mérite d’être méditée hors de Suisse. Les grands états auraient tort de mépriser les avertissemens qu’ils reçoivent des petits pays; il appartient quelquefois aux petits de donner de grands exemples.


G. VALBERT.