Une Enquête anglaise sur la condition des travailleurs

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Une Enquête anglaise sur la condition des travailleurs
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 651-681).


UNE
ENQUÊTE ANGLAISE
SUR LA CONDITION DES TRAVAILLEURS

Further Reports from her Majesty’s diplomatic and consular agents respecting the condition of the industrial classes and the purchase power of money in foreign countries. London 1871.

Dans le courant de l’année 1869, le gouvernement et le parlement britanniques résolurent de procéder à une enquête sur la situation des classes ouvrières dans les diverses contrées civilisées. Pour éviter toutes les appréciations vagues et toutes les déclamations sentimentales, qui ne sont que trop habituelles en pareille matière, le ministre des affaires étrangères, lord Clarendon, s’adressa directement aux agens diplomatiques et aux consuls anglais répandus sur tous les points du monde. Il leur demanda des rapports circonstanciés sur l’état des populations adonnées au travail manuel dans chacun des pays où se trouve accrédité un agent du foreign office. L’on sait quelles sont la haute valeur et l’incontestable compétence du corps consulaire britannique; il eût été impossible de découvrir ailleurs une source d’informations aussi sûre et aussi rapide. En quelques mois, une centaine de mémoires furent arrivés à Londres, et ne tardèrent pas à être publiés. Il paraît cependant qu’un certain nombre de ces relations ne présentaient pas toute la précision désirable. Lord Clarendon, par une circulaire du 7 juin 1870, donna de nouvelles instructions aux agens du foreign office, et leur réclama un second travail qui put servir de complément au premier. Les points sur lesquels les consuls devaient fournir des explications étaient nettement indiqués. Le programme se bornait à trois questions : d’abord le taux des salaires et le prix des subsistances dans les différens pays, ensuite la situation sanitaire des ouvriers et spécialement l’état des logemens qu’ils occupent, enfin la qualité du travail exécuté par les artisans des diverses contrées. Un bref commentaire venait encore préciser davantage la nature des renseignemens qui étaient requis par le gouvernement britannique. Dans un délai de quelques mois, le ministère reçut quatre-vingt-dix rapports sur la condition matérielle des ouvriers dans trente et un pays différens, depuis le Venezuela ou l’Uruguay jusqu’à l’Egypte ou à la régence de Tripoli. Ce nouvel ensemble de relations vient d’être publié dans un gros volume, qui ne contient pas moins de mille pages. Nous nous proposons d’analyser cette vaste enquête, et d’en faire ressortir les traits principaux. Il s’agit seulement ici de renseignemens positifs ayant presque la forme d’une statistique générale sur les conditions du travail et de l’industrie dans le monde entier. C’est une collection de faits plutôt qu’une série d’appréciations qui nous est offerte par le document anglais. L’on est tellement habitué de nos jours à des publications vagues, à des amplifications oratoires sur ces importans sujets, que c’est une bonne fortune d’avoir sous la main des données qui ne soient pas conjecturales et d’où soit absent tout parti-pris. En passant rapidement en revue la condition matérielle des classes ouvrières dans les divers pays, nous aurons l’occasion de signaler les lois économiques qui déterminent en chaque lieu le taux des salaires et le prix des subsistances.


I.

On n’entend point, dans cette étude, parcourir les trente et une contrées sur lesquelles les consuls anglais nous donnent des informations : ce serait se perdre dans d’arides détails et s’enfoncer dans un labyrinthe où il serait difficile de trouver une issue; il nous suffira de comparer la situation des classes ouvrières dans cinq ou six régions placées à différens degrés de civilisation et de prospérité. Nous partirons de l’Orient, c’est-à-dire de la Turquie, pour aboutir à l’Occident, c’est-à-dire à la Californie. Ces deux pays sont les deux types extrêmes : l’un présente le maximum de la misère, l’autre le maximum de l’aisance pour les populations adonnées au travail manuel. Entre ces deux contrées, si éloignées l’une de l’autre et si dissemblables, nous ferons quelques étapes en Russie, en Allemagne, en Belgique, en Hollande, dans les états américains qui touchent l’Océan-Atlantique. Ainsi nous n’aurons qu’à marcher en ligne droite de l’est à l’ouest, et, par une coïncidence qui n’est pas fortuite, à mesure que nous avancerons, nous verrons s’élever le niveau des destinées de l’ouvrier.

Les rapports des consuls anglais accrédités en Turquie tiennent une grande partie de la publication britannique. Il n’y a pas moins de douze mémoires, dont quelques-uns sont très minutieux, sur la situation des populations ouvrières dans les différentes provinces de l’empire ottoman. Ces relations sont précieuses à différens points de vue : elles jettent une vive lumière sur l’état économique, social et politique des contrées soumises à la Porte. Les révélations qu’elles contiennent n’ont dû plaire que médiocrement aux hommes d’état anglais. La conclusion qu’on en doit tirer, c’est que ces pays aussi naturellement fertiles qu’ils sont actuellement misérables devront un jour ou l’autre changer de maîtres, et que, lorsqu’ils seront pénétrés par la civilisation européenne, ils retrouveront la splendeur et la richesse dont ils ont joui dans l’antiquité. La première province qui se présente à nous et sur laquelle nous avons une relation détaillée, c’est le Kurdistan ou Arménie, dont les villes principales sont Erzeroum et Van. Cette vaste contrée contient, dit-on, plus de 2,300,000 habitans : 350,000 environ résident dans les villes ou gros bourgs et ont des occupations plus ou moins industrielles, 1,200,000 sont uniquement employés à l’agriculture, et 700,000 mènent une vie pastorale. Le consul anglais d’Erzeroum fait de l’existence de ces populations orientales un tableau lugubre, mais qui n’est pas sans enseignemens : l’on y voit en effet ce que devient un pays quand le capital s’en retire, quand l’organisation politique et sociale ne laisse aucun stimulant à l’activité de l’homme. La terre est cultivée dans ces régions par de petits propriétaires ou de petits tenanciers, à moins qu’elle ne soit laissée à l’état de pâture et parcourue par des troupeaux souvent considérables. Une étendue de 8 acres anglaises ou de 3 hectares 1/2 environ est la mesure habituelle des exploitations. Chaque famille possède d’ordinaire sa hutte, misérable construction de boue, sans fenêtres ; les règlemens turcs défendent aux paysans de quitter le village où ils sont nés pour chercher ailleurs du travail. La situation légale des habitans de ces campagnes rappelle exactement celle des paysans de l’Europe occidentale au XIVe et au XVe siècle. Combien sont imparfaits les instrumens de production, il est inutile de le dire : les récoltes, qui pourraient être abondantes avec une culture soigneuse et persévérante, restent chétives ; les routes font complètement défaut, et l’absence de débouchés entretient l’inertie du laboureur. Le budget d’une de ces familles agricoles se résume dans les chiffres suivans : le travailleur adulte peut gagner en moyenne par année 210 francs ; sa femme et sa fille à elles deux peuvent obtenir une rémunération de 45 francs ; s’il y a un fils de dix-huit ans, son travail ajoute 75 francs aux ressources de la maison : c’est un revenu total pour la famille de 1,450 piastre-; turques ou 330 francs. Un genre de vie misérable, une nourriture exclusivement végétale et parcimonieuse, des vètemens insuffisans ou en haillons, absorbent presque dans les bonnes années ces recettes si minimes; pour peu que la récolte vienne à faillir, le laboureur tombe dans les dettes, et il devient un véritable esclave. Le gouvernement turc est impitoyable pour chacun de ses sujets, il réclame de chacune de ces familles agricoles des taxes se montant à 150 piastres, soit 35 francs. Autrefois il faisait remise de cet impôt quand la récolte était mauvaise; aujourd’hui il est devenu moins humain, et ne se relâche jamais de ses exigences. Cet état d’indigence produit chez les populations des habitudes d’imprévoyance : à peine les jeunes gens sont-ils adultes qu’ils se marient sans examiner s’ils ont la moindre épargne. Les habitans adonnés à la vie pastorale sont plus favorablement traités par le sort : en se transportant d’un endroit à l’autre, ils échappent à la poursuite du fisc, lequel est en Turquie plus rapace qu’habile; ils parviennent aussi à tromper la surveillance des propriétaires des troupeaux dont ils sont les gardiens et à s’approprier une partie du rendement.

La population des villes se répartit en trois classes principales, celle des tisserands à la main, celle des meuniers, et au sommet celle des artisans proprement dits, tels que les maçons, charpentiers, forgerons, etc. Il n’y a pas moins de 52,000 personnes dans le Kurdistan qui vivent du tissage à la main. On fabrique dans ce pays des tissus de coton et de soie dont une faible partie est exportée jusqu’en Russie. Les salaires annuels pour l’homme fait varient de 275 à 625 fr.; seulement les taux les plus élevés ne sont atteints que dans les cas exceptionnels, la moyenne ne s’élève guère au-dessus de 325 francs. Une femme et un jeune homme de 15 ans gagnent chacun 63 francs par an. C’est un total d’environ 450 francs pour une famille dont trois membres travaillent. Le fisc prélève sur ce revenu un impôt de plus de 2 pour 100. Ce qui reste suffirait à la rigueur pour entretenir une famille dans cette vie de privations inouïes et d’indigence cynique qui est la forme habituelle d’existence de ces populations; mais, s’il survient une maladie, un accident, un chômage, il faut recourir aux emprunts. Comme le tisserand est propriétaire de son métier, il trouve assez aisément du crédit à 20, 25 ou 30 pour 100 d’intérêts et quelquefois davantage. Il perd alors toute liberté civile et morale, il devient la chose de son créancier; cette humiliation et cette dépendance personnelle sa transmettent d’une génération à l’autre. La classe des meuniers n’est guère plus heureuse, peut-être même l’est-elle moins. Des recettes annuelles de 340 francs sont les chiffres les plus élevés : la rémunération s’abaisse souvent jusqu’à 250 francs ou même jusqu’à 120 francs par année. Les habitations qu’occupent ces ouvriers ne sont pas moins misérables que celles des paysans, elles manquent également de fenêtres. Les artisans proprement dits sont dans une condition bien supérieure. C’est un trait commun à toutes les civilisations orientales, ou même plus généralement à toutes les civilisations primitives, que l’exercice des métiers de maçon, de charpentier, de forgeron, y soit à la fois très considéré et très rétribué. Dans ces pays où l’instruction sous toutes ses faces est si rare, où les enfans des classes laborieuses sont assujettis au travail lucratif aussitôt que leurs membres et leurs facultés ont acquis quelque développement, c’est un mérite d’avoir appris et de pouvoir pratiquer un métier qui a demandé quelque apprentissage. Aussi rencontre-t-on pour les artisans des salaires dont l’élévation relative étonnerait l’observateur superficiel. C’est ainsi qu’à Erzeroum, à Van et dans les autres villes d’Arménie, les maçons, charpentiers, forgerons, gagnent jusqu’à 3 francs par jour, ce qui est hors de proportion avec la rémunération des tisserands et des meuniers. Les ouvriers du bâtiment sont donc l’élite des travailleurs manuels de ces régions; leur sort, sans être le moins du monde enviable, n’est nullement précaire, ni dépendant. Sans que leur existence ait aucun de ces raffinemens qui sont devenus des besoins impérieux pour les classes les moins élevées des peuples européens, elle ne connaît pas du moins les angoisses de l’extrême misère.

Le consul anglais de Trébizonde nous décrit les populations de l’Anatolie avec autant de soin que son collègue d’Erzeroum avait dépeint les populations de l’Arménie; les deux tableaux se complètent et se confirment l’un l’autre. L’Anatolie est un pays montagneux et bien arrosé; les bois y abondent, sur la côte du moins, et s’élèvent jusqu’à 1,500 ou 1,800 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le climat est doux et humide; les céréales, le tabac, le chanvre, la vigne, le mûrier, l’olivier, l’oranger, le cotonnier, y viennent à souhait. La côte ne possède que deux bons ports, Sinope et Batoum, mais elle abonde en petites baies et havres de refuge pour les bateaux d’un médiocre tonnage; toutes les facilités existent à l’intérieur pour l’irrigation. Tels sont les avantages physiques de cette célèbre contrée. Sa population actuelle est de 4 millions d’habitans environ, elle pourrait aisément être doublée. L’on compte, sur la côte ou dans l’intérieur, une quarantaine de villes dont chacune a de 6,000 à 50,000 habitans. La destinée des ouvriers, soit agricoles, soit industriels, est profondément misérable. C’est le système de la culture parcellaire qui domine dans ce pays. Le paysan, qu’il soit tenancier ou propriétaire, ne peut faire vivre passablement sa famille avec les 3 hectares 1/2 qu’il occupe; l’absence de capital, le manque de routes, le défaut d’initiative, s’opposent à toute amélioration de la terre et du sort des habitans. Le fisc prend le plus clair des recettes du paysan, il exige environ 60 francs de chaque famille. Dans les villes, la misère prend d’autres aspects et garde la même intensité. La classe inférieure d’ouvriers se compose de manœuvres et de gens à tout faire; ce sont principalement des porteurs. La plupart ne sont pas mariés; ils gagnent de 60 centimes à 1 fr. 25 cent, par jour. Il est rare qu’ils aient une habitation fixe; ils couchent à la belle étoile ou à l’entrée des mosquées, des bazars et autres monumens; quelquefois ils ont la bonne fortune de s’établir dans des ruines ou dans des maisons abandonnées. Les bateliers sont plus heureux ; mais les artisans seuls, maçons, charpentiers, cordonniers, ont une existence relativement supportable, que n’accepterait cependant aucun Européen, si bas qu’il fût tombé. Toute la Turquie d’Asie est en proie à une effroyable misère. Le consul anglais de Smyrne estime que la dixième partie à peine de la terre arable de l’Asie-Mineure est actuellement cultivée. L’insalubrité de ces riches plaines vient précisément de la solitude et de l’abandon où elles sont plongées. Très peu de propriétaires des grands domaines vivent sur leurs biens, aucun n’y fait des dépenses d’amélioration; cette terre si féconde, si facile à irriguer, se vend de 20 à 30 shillings l’acre anglaise, soit de 60 à 80 francs l’hectare. Les choses se passent ainsi, même dans le voisinage d’une ville comme Smyrne, qui a 160,000 habitans.

Quelles sont donc les causes de cette déplorable situation économique, qui rend la terre déserte, qui condamne les populations laborieuses à une rémunération infime et à une vie pleine d’angoisses? Elles se résument toutes en une seule : par suite de l’insécurité politique et sociale, le capital s’est retiré de ces contrées jadis florissantes; bien loin d’y augmenter chaque année, il y dépérit. L’avidité du fisc arrache aux laboureurs le plus clair de leurs revenus. Les manufactures ne peuvent naître; tous les produits bruts qui tombent dans la consommation locale sont frappés d’un droit intérieur de 8 pour 100, un autre droit du même taux grève les produits manufacturés qui vont d’un port à l’autre de la Turquie. Le trésor ottoman, qui prélève une si grande part de la production, ne rend rien aux provinces; il n’a jamais pensé à faire des routes ou de grands travaux publics. Les petits propriétaires sont incapables d’augmenter la valeur et la fertilité du sol, les grands craignent toute dépense qui n’aurait d’autre résultat que de servir de prétexte à de nouvelles exigences du fisc. Les hommes laborieux et prévoyans qui, par des miracles d’économie, s’amassent un petit pécule ne savent comment le faire fructifier; il n’y a dans ces contrées ni caisses d’épargne, ni fonds publics, ni banques. Trois moyens seulement se présentent au Turc asiatique pour augmenter ou pour conserver son capital : ou bien accumuler des pièces de monnaie et les dérober aux yeux du public, au risque qu’elles soient découvertes et volées, ou acheter des vêtemens luxueux et des bijoux pour les femmes de sa famille, ou enfin prêter aux misérables besoigneux à des taux d’intérêt qui s’élèvent jusqu’à 60 pour 100. Quel que soit celui de ces trois emplois qui suit préféré, le résultat est absolument le même pour le pays : jamais l’épargne ne se change en capital vraiment digne de ce nom, c’est-à-dire en agent de production; elle garde toujours la forme de trésor, c’est-à-dire de ressource enfouie ou perdue pour la société. Les classes riches et élevées ont des mœurs qui ne diffèrent guère de celles des classes pauvres : leurs maisons sont plus spacieuses, il est vrai, mais elles ne sont guère plus commodes ni mieux tenues. De grandes fortunes se font par la pratique habile et prudente de l’usure; mais ce sont des fortunes honteuses qui craignent de se montrer au grand jour et qui ne servent pas à susciter, à entretenir et à commanditer les entreprises dans le pays. Chacun craint la jalousie publique et la voracité du fisc. C’est ainsi qu’un pays dépérit, parce que le capital ne peut se former ou qu’il n’ose tout au moins se montrer.

Si malheureuse et si précaire que soit la condition de ces populations, l’homme d’énergie et d’intelligence, dans quelque rang qu’il soit né, peut encore se faire un chemin et arriver à l’aisance ou à la fortune. Le batelier ou le porteur de Trébizonde, le tisserand de Van, s’ils savent conduire leur vie avec discernement, parviennent encore à amasser quelques ressources. Il leur suffirait de retarder un peu l’époque de leur mariage, — d’accumuler pendant quelques années le superflu de leurs salaires. Dans tous les pays du monde, l’ouvrier célibataire gagne autant que le père de famille en ayant des charges moitié moindres. S’il savait profiter de cette période d’aisance pour se faire quelques épargnes, il pourrait se marier dans de meilleures conditions et élever peu à peu le niveau de sa destinée. Malheureusement le Turc asiatique est presque toujours privé de l’esprit de prévoyance; sa préoccupation dans sa jeunesse est de se préparer d’opulens festins de noces, la cérémonie du mariage engloutit toutes ses économies et engage même souvent son avenir pour plusieurs années. Tout mariage, dans les habitudes du pays, entraîne huit jours de grande chère ou d’orgie; des misérables que l’on eût pris pour des mendians trouvent le moyen de dépenser à cette occasion 700 ou 800 francs.

Les ressources de l’Asie-Mineure sont telles que les Européens ne désespèrent pas de ranimer ce pays et de le rendre à la civilisation. La région montagneuse abonde en mines qui s’annoncent comme devant être productives. Une grande partie du sol est merveilleusement propre à la culture de la vigne, et donne à bon marché un vin excellent; les matières premières pour les manufactures, soit le coton, la laine, la soie, le lin, le chanvre et des substances colorantes de grand prix, s’y rencontrent aussi. Que le capital vienne féconder ces richesses naturelles, et la contrée recouvrera la prospérité qu’elle avait il y a des siècles. Déjà quelques essais ont été faits, principalement par des Allemands. Depuis vingt ans, une fabrique de soie et une minoterie, fondées en Anatolie, dans la ville d’Amasieh, par quelques industriels entreprenans du sud de l’Allemagne, fonctionnent avec succès. Une colonie de cultivateurs allemands est en train de se constituer près de la ville d’Angora, dont les environs sont renommés pour la qualité des toisons de chèvres. Ces tentatives se généraliseront-elles? Peut-être prendront-elles quelque essor par l’exécution des chemins de fer projetés de l’Europe aux Indes à travers l’Asie; mais pour que le capital se porte dans ces contrées et pour qu’il s’y développe, il faut un certain degré de sécurité politique et sociale; or cette condition n’existe pas dans la Turquie d’Asie. Il n’y a que la protection énergique des consulats et une vigoureuse intervention de la part des grandes puissances de l’Europe qui pourraient permettre aux entreprises de se répandre et de fructifier dans ce pays. Le rescrit de la Porte, en date du 18 juin 1867, portant que tous les colons de nationalité étrangère seront soumis aux lois, à la juridiction et à la fiscalité ottomanes, n’est pas de nature à encourager les immigrans.

Cet exemple de contrées naturellement si riches, autrefois si prospères, aujourd’hui si délaissées, ne doit pas être perdu pour les peuples européens. Voilà ce que deviennent les pays où le capital est poursuivi et étouffé; rien ne peut les sauver de la décadence : ni la fertilité du sol, ni la clémence du climat, ni l’excellence de la position géographique ne sont d’aucun secours quand la sécurité fait défaut. Supposons que le parti radical triomphe en Europe, qu’il applique à outrance ses doctrines d’impôt progressif et d’égalité excessive, qu’il soumette l’industrie à une législation arbitraire, qu’il poursuive et traque la richesse individuelle, — que d’un autre côté les inimitiés et les guerres entre les peuples persistent ou se renouvellent, on verra l’occident de l’Europe s’acheminer vers un état de choses sinon identique, du moins analogue à la situation actuelle de l’Asie. Sans doute il faudrait une longue suite d’années pour que le mal eût la même intensité; mais il suffirait d’une série de crises à intervalles rapprochés pour que la décadence commençât, lente d’abord, puis bientôt rapide. Quelques secousses comme celles des années 1870 et 1871, la domination pendant quelque temps du parti qui croit pouvoir diminuer par des lois les inégalités sociales et naturelles, finiraient par éteindre l’esprit d’entreprise. La nation deviendrait stationnaire, la richesse ne s’accumulerait plus que sous la forme de trésors et d’objets de luxe, elle ne se convertirait pas en capital, c’est-à-dire en engins de production; l’incertitude de l’avenir produirait l’imprévoyance et le besoin des jouissances immédiates. Le sort de chaque génération deviendrait alors légèrement inférieur à celui de la génération précédente; au bout d’un laps de temps, fort long sans doute, si on le compare à la vie humaine, mais bref cependant, si on le mesure à la durée des existences nationales, les peuples de l’occident de l’Europe arriveraient à un état d’appauvrissement sensible et de misère intense. Ce serait une erreur de croire que le capital intellectuel et les inventions mécaniques pourraient nous préserver de cette décadence. Peu à peu s’éteindraient les hautes qualités du caractère et les grandes facultés de l’esprit humain; les études patientes, les investigations persévérantes, le désintéressement scientifique, finiraient par disparaître; chacun pourrait savoir lire, écrire et calculer, que la nation n’en retirerait aucun profit essentiel. L’esprit de routine s’allierait à l’esprit de désordre, la stagnation morale ne serait pas moins profonde que la stagnation matérielle. Tout le monde souffrirait, les ouvriers surtout, d’un pareil état de choses; néanmoins il n’est pas certain que le sentiment de l’intérêt personnel bien entendu provoquerait une réforme et un retour à de meilleures pratiques sociales. La force des préjugés et la force d’inertie sont si puissantes chez les populations, que l’on s’arrête difficilement sur la pente de la décadence, et que surtout on ne la remonte jamais. Dieu nous garde de croire qu’un pareil destin attende les sociétés de l’Europe occidentale; mais, si les doctrines socialistes continuaient à faire des progrès, il n’est nullement impossible qu’un semblable affaissement ne se produise avec le temps et après plusieurs siècles de lutte.

Si de la Turquie d’Asie nous passons à la Turquie d’Europe, nous nous trouvons en présence d’une situation encore mauvaise, mais moins intolérable. Le consul anglais de Janina nous fournit une relation détaillée de la condition et des mœurs des populations qui habitent l’ancienne province d’Épire. C’est une contrée montagneuse qui compte 357,000 habitans, répandus sur un territoire de 20,000 kilomètres carrés. Plus rapprochés de la capitale de l’empire, plus près surtout de l’Europe occidentale et plus fréquentés par les voyageurs, ces pays sont mieux traités et moins pauvres. L’agriculture y est encore très primitive, mais la civilisation a laissé sa trace dans les villes et même dans les villages. Les ouvriers des villes sont répartis en corporations; leurs logemens ne sont pas trop misérables. Les salaires varient de 1 Ir. 25 à 3 fr. 15 centimes par jour. Les vivres sont moins chers que dans les contrées plus riches et plus avancées, si l’on ne tient compte que de la quantité, car la qualité est fort médiocre. Un des traits caractéristiques de ce pays, c’est qu’une grande partie des hommes émigrent soit vers Constantinople, soit dans les provinces danubiennes, pour y chercher du travail ; il en résulte que les femmes sont en Epire infiniment plus nombreuses que les hommes, — elles forment près des deux tiers de la population. Il est remarquable que certains goûts littéraires et le sens des choses de l’esprit se soient maintenus jusqu’à nos jours dans cette contrée. Il existe à Janina une école supérieure qui tient du lycée français ou du gymnase allemand; c’est une fondation privée qui doit sa naissance à la munificence de quatre frères, lesquels ont laissé par testament 450,000 francs pour cette institution. L’on compte encore dans la même ville quatre écoles primaires, fréquentées par 600 enfans ; l’on y voit aussi deux écoles de filles, suivies par 200 élèves. Dans les autres villes, à Melzovo, Arta, Prevesa, l’on trouve des institutions du même genre, et quelquefois même dans de petits villages; mais il ne faut pas se dissimuler que ce sont là des œuvres qui ont plus d’apparence que d’efficacité. Les paysans n’apprécient guère et les ouvriers ne conservent pas longtemps cette instruction, d’ailleurs peu substantielle. Les populations sont sobres et économes, l’épargne leur est habituelle; il n’est pas rare de voir des artisans qui accumulent quelques milliers de francs. Malheureusement ce capital reste improductif, il demeure enfoui dans des cachettes, ou bien il prend la forme de bijoux et d’objets de luxe. Ainsi voilà un peuple doué des meilleures qualités et d’excellentes intentions, voilà une contrée admirablement placée à quelques lieues de Corfou, à quelques heures d’un des plus grands centres du commerce européen, Brindisi, et cependant ce pays reste stationnaire, ni la population ni la prospérité n’y augmentent; c’est que l’insécurité de toutes choses, c’est qu’une fiscalité implacable détournent de tout emploi productif les capitaux qui sont toujours prêts à se former.

En remontant un peu vers le nord, en Albanie, on rencontre d’autres causes de stagnation; les habitans sont toujours sous la crainte de démêlés avec le Monténégro, la plupart d’entre eux sont de plus engagés dans des hostilités de familles et esclaves des principes implacables de la vendetta. C’est le fusil sur le dos qu’un Albanais laboure, c’est avec des pistolets à la ceinture qu’un marchand vend ses denrées; les mendians eux-mêmes sont en armes. La Servie nous présente le spectacle d’une civilisation d’apparat et d’une prospérité tout officielle et tout extérieure. Ces vastes plaines qui bordent le Danube ont le plus riche sol d’alluvion qui se puisse rencontrer en Europe, mais les lois et l’administration du pays sont tracassières et intrusives, la population est rare, le pâturage domine dans ce vaste territoire, d’où la charrue tirerait des trésors. Belgrade présente, il est vrai, des dehors fastueux; le gouvernement y a suscité d’immenses travaux de construction, les salaires de quelques métiers y sont montés à des taux élevés, 4 ou 5 francs par jour dans un pays où la viande ne coûte presque rien. La plus grande partie des habitans n’en est pas moins besoigneuse et misérable. Le pays est malsain, faute de culture et de travaux publics de quelque importance. Toutes ces contrées de l’Orient se ressemblent : les gouvernemens poursuivent à outrance les contribuables pour leur extorquer le plus clair de leur substance, ils ne contribuent en rien à accroître l’outillage social. Le capital ne se forme pas ou se cache; faute de cette puissance bienfaisante, les dons les plus exquis et les plus généreux de la nature restent improductifs.

Hâtons-nous de quitter ces peuples déchus pour aborder des pays plus neufs et qui semblent réservés à un grand avenir. La Russie s’offre d’abord à nos regards. Le document anglais nous fournit toute une série de rapports sur l’état des populations de ce vaste empire. Les consuls de Kertch, de Nicolaïef, d’Odessa, de Poti, de Riga, de Taganrog, de Varsovie, ont envoyé des relations. Nous sommes en présence d’un monde qui naît, d’une société qui sort des steppes et aspire à jouer le premier rôle dans l’humanité. Ce qu’est la constitution du sol en Russie, chacun le sait; malgré son immense étendue, ce pays présente une assez grande uniformité d’aspect et de culture; ce sont des plaines sans fin, sablonneuses et légèrement ondulées, qui n’opposent aucun obstacle à la circulation des vents glacés du nord. Les vastes fleuves de la Russie seraient une source de fertilité, s’ils étaient contenus et si les bords en étaient assainis par un puissant système de travaux publics. Le sol est merveilleusement propre à la culture des céréales et à l’élève des moutons, mais la population est encore clair-semée et sans proportion avec l’énormité du territoire. Les routes et par conséquent les débouchés font encore trop souvent défaut. Le servage, qui vient à peine de disparaître, étouffait chez le paysan l’intelligence, l’esprit d’initiative et jusqu’au désir même d’améliorer son sort; les institutions primitives, presque communistes, des villages russes dans un grand nombre de districts retiennent encore l’agriculture en des liens surannés et en retardent le développement. Peu à peu cependant toutes ces barrières s’évanouissent : une société nouvelle s’élance avec ardeur et surtout avec persévérance dans les voies du progrès. Elle est arrêtée par plusieurs obstacles redoutables; le principal est l’esprit corrompu et corrupteur de la religion grecque, qui n’a pas su et ne saura peut-être jamais se plier aux nécessités du monde moderne, qui inspire à ses disciples un mysticisme décevant et un fanatisme farouche. Un clergé sans instruction et sans moralité, un abus déraisonnable des pratiques extérieures du culte, en même temps une grande facilité de mœurs et une cynique grossièreté de vie, voilà les traits caractéristiques de cette religion orientale. L’ouvrier et le paysan deviennent sous ce joug aussi superstitieux que vicieux. Croirait-on que le nombre des jours fériés pendant lesquels les populations chôment est en Russie de 163 par an, ce qui ne laisse que 202 jours au travail et à la production? Ces fêtes sont régulièrement observées, elles ont même souvent leur lendemain; c’est une superstition assez répandue, paraît-il, que celle qui empêche un ouvrier russe de commencer un ouvrage le lundi. Ainsi l’année dans ce pays se partage en deux parties presque égales, dont l’une est consacrée non pas au repos ni au culte, mais à l’ivrognerie la plus éhontée, et dont l’autre seulement appartient au travail.

Combien cette situation pèse sur l’essor économique des populations, est-il nécessaire de le dire? Les ouvriers les plus intelligens préfèrent s’engager dans d’autres contrées, comme en Roumanie, avec des salaires moins hauts, mais avec des occupations plus constantes. La rémunération est assez élevée en Russie, ce qui ne doit pas étonner, puisque avec le produit de trois ou quatre jours au plus l’ouvrier doit vivre et faire vivre sa famille toute la semaine. Dans quelques provinces, les ouvriers du dernier ordre ne reçoivent, il est vrai, que 1 franc ou 1 franc 50 pour dix heures de travail, mais le plus souvent les salaires se montent à 2 fr., 2 fr. 50, 3 fr. et même davantage. Quant au prix des subsistances et au coût de la vie, ils peuvent être appréciés de diverses manières : assurément le pain noir, la viande et quelques autres denrées sont à meilleur marché que dans l’Europe occidentale, mais tout le reste est d’un prix excessif. Les consuls britanniques s’accordent sur ce point, qu’un ouvrier anglais ne pourrait pas vivre aussi bien en Russie qu’en Angleterre avec la même somme d’argent; celui de Poti va jusqu’à dire qu’il faudrait à un artisan de Londres deux fois plus que ce qu’il gagne en Angleterre pour vivre tolérablement en Russie. Les objets manufacturés, qui sont frappés en douane de droits presque prohibitifs et que l’on ne fabrique qu’imparfaitement dans le pays, ne peuvent être obtenus que moyennant de grands sacrifices. Les habitations sont au plus haut degré défectueuses; tous les logemens qui ne sont pas repoussans et sordides sont d’un loyer considérable. On paierait 600 francs par an à Kertch ou à Riga un appartement dont le loyer annuel serait de 250 fr. en Angleterre ; il en est de même à Odessa. Le chauffage aussi est d’un prix élevé : il revient pour chaque chambre pendant l’hiver à 75 fr. environ. L’on voit que c’est une erreur de croire que dans ces pays primitifs la vie soit à meilleur marché que dans les contrées plus civilisées ; cela ne pourrait être vrai que pour un genre de vie tout à fait inférieur et dont ne voudrait aucun artisan anglais ou français. Les Russes se soumettent pourtant sans récrimination à un régime qui nous paraîtrait intolérable. Ils portent pendant toute la saison d’hiver, sans l’ôter la nuit, la même peau de mouton, ce qui est une cause fréquente de graves maladies de peau, ils s’enduisent de graisse le visage et les mains; lorsqu’ils tombent malades, ils supportent dans les hôpitaux des privations dont le consul de Kertch fait un lamentable tableau. La police sanitaire n’existe pour ainsi dire pas, et les ouvriers s’entassent dans des caves ou dans des greniers. Il y a autant de différence entre l’ouvrier anglais et l’ouvrier russe qu’entre ce dernier et les nègres des colonies, — le mot est du consul de Riga.

Cependant les populations ouvrières de la Russie ne sont pas dénuées de qualités précieuses : elles ont surtout une grande facilité d’imitation, et elles arriveront certainement avec le temps à un degré d’habileté qui se rapprochera de celui de nos artisans. Le perfectionnement de la main-d’œuvre serait beaucoup plus rapide, si les Russes faisaient aux étrangers un accueil plus loyal. Tous les consuls anglais se plaignent de ce que les industriels et les propriétaires du pays violent, à l’encontre des étrangers, les engagemens les plus formels et les mieux établis. Il paraît que la justice russe encourage cette conduite peu hospitalière. La Russie n’a pas toujours suivi ces erremens ; on se souvient des avances que plusieurs de ses souverains, notamment Pierre le Grand et Catherine II, ont faites aux étrangers. Une administration prévoyante avait même constitué dans les régions du sud des colonies d’agriculteurs allemands en leur donnant une sorte d’autonomie; ces colonies ont prospéré presque toutes et elles ont mis en valeur des terres vagues et incultes. Il y aurait sans doute avantage pour l’empire des tsars à poursuivre ce plan et à en étendre l’application. L’hectare de terre fertile se vend, dans la province d’Odessa, de 50 à 250 francs, s’il faut en croire les affirmations du consul anglais. L’on trouve en Russie un mode spécial d’association entre ouvriers, que nous avons déjà décrit ici même à propos de certaines provinces de l’Angleterre[1]. Ce sont des ouvriers agricoles, ou même des ouvriers en bâtiment, qui s’enrôlent au mois ou à l’année dans une troupe conduite par un entrepreneur ou tâcheron. Cette organisation du travail est un perfectionnement très heureux, qui simplifie singulièrement les rapports entre les propriétaires et les travailleurs. Les premiers n’ont qu’à traiter avec le chef de bande et sont dispensés du soin de recruter et de rassembler les ouvriers, ainsi que d’une surveillance difficile. Les travaux se font à la tâche ou à forfait. C’est ainsi que l’on procède dans beaucoup de districts pour la récolte et pour les autres grands ouvrages d’l’agriculture. Il est assurément curieux de rencontrer en Russie ces bandes agricoles qui ont apparu, il y a quelques années, dans les comtés anglais du Westmoreland et du Northumberland.

Que l’immense empire des tsars soit réservé à un très grand développement économique, c’est ce qui ne saurait être contesté. La population augmente chaque année dans ces steppes et se trouve chaque jour plus en état d’en exploiter les ressources. Des vues de politique ambitieuse plutôt que d’administration prévoyante ont fait tracer et exécuter des chemins de fer et des routes à travers ces vastes régions. L’échec de la guerre de Crimée a été un vrai bonheur pour la Russie; depuis lors les travaux publics ont pris un essor inouï. Les fleuves aussi finiront par être utilisés, la navigation en sera améliorée et les rives assainies. Les réformes administratives, telles que l’affranchissement des serfs et la suppression des institutions communistes des villages russes, sont déjà appliquées ou bien en voie d’application. L’habileté des ouvriers russes, leur facilité à reproduire les modèles venus d’Occident, donneront des résultats et augmenteront la richesse du pays. Peut-on croire cependant que cette civilisation, à quelque éclat qu’elle soit destinée, sera solide, que cette société restera compacte et à l’épreuve des convulsions révolutionnaires? Rien des symptômes inquiétans nous interdisent cet espoir. Les traditions du peuple russe, soit religieuses, soit politiques, sont funestes et grosses de dangers; le culte grec n’a produit qu’une déplorable et presque universelle démoralisation. Toutes ces sectes farouches, ennemies de la société, qui se sont révélées depuis quelques années dans cet immense empire, exercent une véritable fascination sur des intelligences naturellement peu judicieuses, sans compter la fâcheuse influence des antécédens socialistes des communes russes. Il est à craindre qu’avec le temps, quand l’ascendant de l’église grecque se sera amoindri sans être remplacé par aucune autre autorité religieuse, quand le culte pour la personne et la famille impériale aura moins de puissance sur les âmes, quand les voies de circulation, les échanges, les relations entre les différentes provinces et avec l’étranger seront devenus plus faciles et plus fréquens, il est à craindre que le développement de la prospérité matérielle ne coïncide en Russie avec une crise morale et sociale d’une grande intensité.


II.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de deux pays d’une population disséminée et rare, possédant un capital réduit et n’étant placés que sur des échelons inférieurs de la civilisation moderne. Il est temps d’arriver au centre de l’Europe, à l’Allemagne. Dans ces vastes régions qui s’étendent du Rhin à la Vistule et de la Mer du Nord ou de la Baltique à l’Adriatique, quelle est aujourd’hui la condition des classes populaires? Certes la civilisation est vieille dans cette contrée, elle s’y est manifestée sous toutes les faces, elle y a enfanté toutes les gloires. La population y est abondante, le capital s’y est accumulé pendant une longue série de siècles; toutes les ressources naturelles y sont depuis longtemps, soit exploitées, soit étudiées. Il est donc probable que les ouvriers y ont une destinée heureuse et même opulente : en effet, leur sort est bien supérieur à celui de leurs frères de Turquie ou de Russie, mais il s’en faut qu’il soit encore enviable. Nous rencontrerons dans ces pays bien des misères, qui ne sont attribuables qu’à deux causes : d’abord à la stérilité du sol du nord de l’Allemagne, principalement du littoral de la Baltique, puis à l’excès de population. Une terre aride ne peut nourrir dans l’opulence des familles où le nombre de têtes croît sans cesse et se multiplie à chaque génération; l’augmentation du capital, quelles que soient la sobriété, l’économie et l’industrie des Allemands, ne peut suivre d’un pas égal l’augmentation du chiffre des habitans. Si une émigration constante, qui atteint parfois des proportions colossales, ne servait de soupape, la société allemande serait en proie aux plus grands désordres. Toutefois le trop-plein ne se déverse qu’avec lenteur, les produits de l’agriculture et de l’industrie de l’Allemagne doivent à chaque génération être répartis entre des copartageans plus nombreux : aussi le lot de chacun ne croît-il pas en proportion directe de l’accroissement de la fortune nationale.

L’on sait que l’organisation industrielle en Allemagne est restée longtemps ce qu’elle était au moyen âge. C’est à partir de 1860 que les lois et les règlemens en matière de commerce et de travail ont été soumis à une réforme salutaire; jusque-là, les corporations s’étaient maintenues avec leurs cadres inflexibles et leur esprit exclusif. On considérait naguère comme une énormité que le gouvernement saxon, par exemple, donnât des licences de cordonnier et de tailleur dans des localités de création récente et où ces métiers n’existaient pas depuis une antiquité reculée; c’était alors une aussi grave affaire de permettre l’établissement de ces modestes et obscurs travailleurs que de fonder aujourd’hui en France des charges nouvelles de notaire ou d’avoué. La multiplicité des petits états de l’Allemagne et la diversité de leurs législations industrielles pesaient aussi sur la situation des classes ouvrières. Le principe de la liberté de domicile, en vertu duquel un tailleur de Saxe-Gotha peut se fixer et travailler dans la principauté voisine de Saxe-Cobourg, n’a été proclamé que dans ces dernières années. Cette extension de la liberté de l’industrie a été un bienfait immense pour les artisans et pour les manœuvres. Les rapports des différens consuls anglais sont aussi explicites que concluans à cet égard. Le nombre des ouvriers a augmenté en même temps que la production et que le taux même des salaires. Rien ne prouve au contraire, malgré quelques affirmations plus ou moins intéressées, que la qualité de l’ouvrage ait baissé. L’on a constaté que de 1839 à 1855 les salaires étaient restés complètement stationnaires en Saxe; depuis lors ils ont monté de 20 à 25 pour 100. Le progrès a été plus rapide encore en d’autres régions : en Silésie, il y a des districts où les salaires des femmes se sont élevés de 100 pour 100, et ceux des hommes de 50 pour 100. Les vivres ne paraissent pas avoir renchéri en proportion. L’on ne peut vraiment que se féliciter de cette amélioration, car presque partout en Allemagne la rémunération de l’ouvrier est encore bien chétive, et, quand on songe aux charges nombreuses qui pèsent sur les familles de ce pays, on a peine à comprendre comment peuvent s’aligner, sans déficit ou sans subvention charitable, les budgets des artisans et surtout ceux des manœuvres allemands. Naguère, en Silésie, les simples journaliers (Tagelöhner) ne recevaient que 5 silbergros, c’est-à-dire 62 centimes, et les femmes moitié, moins ou 31 centimes. Que cette rétribution si modique se soit doublée, il n’y a pas là de quoi s’étonner. Aujourd’hui, d’après les tableaux détaillés dressés par M. Jacobi, l’on peut regarder,; les salaires du manœuvre de Silésie comme variant de 1 fr. à 1 fr. 50, et ceux des femmes de 40 à 80 centimes. Dans les villes, cette rétribution augmente environ du tiers, quelquefois même de la moitié; elle s’abaisse au contraire dans les momens où l’ouvrage est rare, spécialement sur les frontières de la Bohême, alors la rémunération d’un journalier descend au-dessous de 70 centimes par jour, et celle d’une femme au-dessous de 40 centimes. Aussi voit-on en Silésie les enfans des deux sexes travailler dans les champs pour gagner de 25 à 45 centimes par jour. Dans les manufactures, qui ne laissent pas d’être nombreuses, les salaires sont naturellement plus élevés : une bonne ouvrière y gagne 1 franc ou 1 fr. 25, et dans certains cas jusqu’à 2 francs ou même 3 francs. Les enfans des deux sexes occupés dans les fabriques sont rétribués au début, à raison de 2 fr. 50 par semaine pour dix heures de travail journalier; cette rémunération s’élève progressivement avec l’âge et l’habileté du sujet jusqu’à 7 fr. 50 par semaine. Les artisans sont naturellement mieux payés : les charpentiers, les maçons, les peintres, les forgerons, obtiennent 1 fr. 75, 2 fr. ou 2 fr. 50; par exception, les sujets d’élite arrivent jusqu’à 3 francs ou plus. Le travail est habituellement de douze heures et demie effectives, soit de cinq heures du matin à sept heures du soir avec un repos d’une demi-heure pour le déjeuner et d’une heure pour le dîner. Dans quelques métiers, le travail dure même parfois quatorze et jusqu’à seize heures par jour, mais ce sont là de rares exceptions.

L’on peut conclure de ces faits que la destinée de l’ouvrier de Silésie, quoique fort améliorée depuis dix ans, reste encore très pénible et très rigoureuse. Celle de l’ouvrier saxon est-elle plus douce et plus facile? On sait quel riche pays, soit au point de vue industriel, soit au point de vue agricole, est le petit royaume de Saxe; mais la population y abonde plus que nulle part ailleurs, sauf en Belgique. Là aussi les salaires se sont accrus, ils paraissent notablement plus élevés qu’en Silésie. Le travailleurs des champs gagne en Saxe de 1 fr. 25 à 1 fr. 70, les manœuvres dans les villes et dans les usines ont au minimum 1 fr. 50 ou 1 fr. 75 ; les artisans obtiennent en moyenne 2 fr. 50, quelquefois 3 francs; les ouvriers d’élite seuls ont un salaire supérieur, soit 3 fr. 50, 3 fr. 75, très rarement davantage. Les femmes sont relativement peu rétribuées : elles ne gagnent pour la plupart que 1 franc ou 1 fr. 50, quelques-unes jusqu’à 2 francs par jour. Ces salaires sont infiniment plus élevés qu’il y a dix ou quinze ans, ils seraient très suffisans, si les familles n’étaient pas plus nombreuses qu’en France; mais avec cinq ou six enfans, souvent même plus, il n’est pas de rémunération qui ne devienne trop courte.

C’est une opinion généralement admise que la vie est moins chère, soit en Allemagne, soit en Russie, qu’en France ou bien en Angleterre. Il y a de l’exagération et un malentendu dans cette formule. Il est certain qu’une famille française ou qu’une famille anglaise transportée en Russie ou en Allemagne peut y conserver le même rang dans la société avec des dépenses moins grandes; mais cela ne veut pas dire qu’elle peut vivre aussi bien et à meilleur compte en Allemagne qu’en Angleterre ou en France. Ce qui est vrai, c’est que les mœurs de l’autre côté du Rhin sont plus simples et plus frugales, que beaucoup de choses qui passent ici pour des besoins sont regardées là-bas comme des superfluités, — c’est que certaines denrées, comme la viande, y sont moins chères; mais d’autres objets nécessaires à notre existence y sont d’un prix élevé. Un logement convenable, par exemple, ne s’obtient pas à bon marché dans les villes d’Allemagne. Les rapports des consuls anglais entrent dans de grands détails sur ce point. On a calculé qu’à Berlin le loyer absorbait au minimum 16 pour 100, souvent même 20 et jusqu’à 30 pour 100 des ressources d’une famille modeste. Le consul de Hambourg dit expressément que la dépense du loyer est relativement bien plus élevée pour l’ouvrier hambourgeois que pour l’ouvrier anglais. Dans les petites villes, un appartement d’artisan coûte 150 francs ou 200 fr., le prix est notablement plus haut dans les villes importantes. Aussi généralement chaque famille, si nombreuse qu’elle soit, s’entasse dans une seule chambre : six ou huit personnes dorment, mangent, font la cuisine ou la lessive dans une seule pièce de 5 mètres sur 3 mètres et demi. Les célibataires n’ont d’ordinaire d’autre domicile qu’une place dans un dortoir, qui coûte encore à chacun d’eux 60 ou 80 francs par an. Rien n’est plus commun en Allemagne que ces chambres de 4, 5 ou 6 lits occupées par des personnes étrangères les unes aux autres que le hasard seul a réunies; quelquefois même, mais cela n’arrive que pour les ouvriers du dernier ordre, un seul lit sert à deux camarades.

On sait qu’en Allemagne la nourriture des classes moyennes et aisées est singulièrement frugale. La boisson habituelle est l’eau, et l’on ne fait qu’un usage très restreint de la viande de bœuf, de mouton ou de veau. C’est le porc, soit frais, soit salé, ce sont les pommes de terre et les légumes vulgaires, qui font la base de l’alimentation des familles même relativement riches. A plus forte raison, les ouvriers sont-ils soumis à un régime presque uniquement végétal. Ce n’est pas que la production de la viande n’ait sensiblement augmenté, mais l’effectif de la population s’est accru d’une manière rapide. En 1806, la consommation de la viande était en Allemagne de 30 livres en moyenne par habitant; en 1863, elle était de 35 livres et demie : elle est donc demeurée presque stationnaire pendant soixante ans ; il est peu de pays en Europe qui n’aient pas, sous ce rapport, fait plus de progrès. Un savant bien connu, M. Engel, chef du bureau de statistique de Berlin, a dressé les budgets-types de trois familles, appartenant l’une à la classe inférieure (niedere Stand), la seconde à la classe moyenne (Mittelstand), la troisième à la classe aisée (Wohlstand). La première est supposée avoir de 1,100 à 1,500 francs de revenu; elle en affecte 12 pour 100 à son logement, 62 pour 100 à sa nourriture, 15 pour 100 à ses vêtemens, 5 pour 100 au chauffage, et seulement 1 pour 100 aux distractions et plaisirs. La famille de la classe moyenne jouit d’un revenu qui varie entre 2,250 francs et 3,000 francs; la nourriture absorbe 55 pour 100 de ces ressources, l’habillement 18, le logement 12, etc.; il reste seulement 1 1/2 pour 100 pour les récréations. M. Engel attribue à la famille aisée un ensemble de recettes variant depuis 3,700 francs jusqu’à 5,600, La nourriture prend dans ce dernier budget 50 pour 100, l’habillement 18, le logement 12; les plaisirs et distractions ne prélèvent que 3 1/2 pour 100. Le statisticien de Berlin ne fait dans aucun de ces budgets une place à l’épargne. On voit combien la vie est difficile dans ces familles d’outre-Rhin : elles ne sont pour la plupart séparées de l’indigence que par une faible barrière. Néanmoins le nombre des pauvres est plutôt en voie de diminution qu’en voie de croissance. De 1855 à 1864, s’il faut en croire des tableaux statistiques reproduits par le consul de Leipzig, le nombre des indigens se serait réduit d’un cinquième environ dans le royaume de Saxe.

Le consul anglais de Leipzig a eu l’heureuse idée de comparer minutieusement le taux des salaires et le prix des denrées en Angleterre et en Allemagne. Il résulterait de ces chiffres consciencieusement recueillis que les salaires sont dans la Grande-Bretagne presque toujours deux fois plus élevés qu’en Saxe. Un journalier de la campagne recevrait, par exemple, dans le dernier de ces pays, de 8 à 10 francs par semaine, et de 15 à 19 francs dans le premier. La rétribution hebdomadaire pour le mécanicien saxon serait de 15 à 22 francs, et pour l’ouvrier anglais de 25 à 40 francs. L’écart dans certaines professions est même beaucoup plus grand. Un trieur de laine dans une manufacture de Saxe ne reçoit par semaine que 11 francs 25 centimes, tandis que le même ouvrier dans une manufacture anglaise gagne de 27 à 40 francs. Ce sont surtout les femmes et les apprentis qui sont mieux traités dans la Grande-Bretagne qu’en Allemagne; une peigneuse de laine a des salaires hebdomadaires de 6 francs 25 en Saxe, et de 17 francs 50 en Angleterre. La différence entre les prix des denrées dans les deux pays ne justifierait nullement ces inégalités de rétribution pécuniaire. Du tableau dressé par le consul de Leipzig ressortent les faits suivans, qui surprendront certainement la plupart des lecteurs. Le blé n’est pas à meilleur marché en Saxe que dans la Grande-Bretagne, ou tout au moins l’écart serait presque imperceptible; dans la période de dix ans qui a précédé 1870, cette denrée se serait vendue 2 livres sterling 14 shillings 5 pence le quarter en Angleterre, et 2 livres 13 shillings 3 pence en Saxe. La viande du bœuf aurait été exactement au même prix dans les deux contrées, soit 3 shillings 5 pence les 8 livres (1 fr. 15 cent, le kilo); le mouton et le porc seraient au contraire un peu meilleur marché en Allemagne : ils s’y vendraient 3 shillings 5 pence et 3 shillings 7 pence les 8 livres, tandis qu’en Angleterre le prix de ces deux sortes de viande serait de Ix shillings 3 pence et de à shillings. En revanche, le café et surtout le sucre seraient infiniment plus chers en Saxe. La condition de l’ouvrier saxon, à quelque point de vue qu’on l’envisage, est donc notablement inférieure à celle de l’ouvrier anglais.

L’on ne peut s’en étonner. Il est certain que les salaires de même que les prix des subsistances ont une forte tendance à se mettre au même niveau dans les différens pays civilisés. Il s’est déjà produit dans cette direction des faits surprenans. Ainsi la rémunération du charpentier d’Erzeroum et de Trébizonde est sensiblement la même que celle de l’ouvrier du même métier en Saxe et dans les petites villes de France; il y a cependant des obstacles qui empêchent ce nivellement de devenir complet. Les capitaux ne sont pas accumulés en masses égales sur les divers points du territoire européen, et, malgré une forte tendance vers le cosmopolitisme, ils éprouvent encore de la répugnance à quitter le pays où ils se sont fortmés pour aller féconder un sol étranger. Les ouvriers, d’un autre côté, ne sont pas non plus en nombre égal dans les diverses régions : ils abondent dans telle province et sont rares dans telle autre; ils n’ont pas non plus partout le même degré d’habileté, de force productive; et de connaissances professionnelles. Enfin toutes les terres ne sont pas douées de la même fertilité naturelle, et toutes n’ont pas été améliorées au même degré par l’homme. De même qu’il y a et qu’il y aura toujours des inégalités de condition entre les individus, de même il y a et il y aura toujours des inégalités de richesse et de bien-être entre les différens peuples. C’est là une de ces fatalités qui sont le produit des lois naturelles, et que toute nation raisonnable doit accepter. Il est aussi insensé de prétendre que les salaires doivent être égaux en Allemagne et en Angleterre qu’il est déraisonnable de vouloir que les ressources de tous les citoyens d’un même pays soient égales. Cette sorte de socialisme international, qui fait litière des différences de situation et d’antécédens des divers peuples, n’est pas moins téméraire et moins impraticable que le socialisme et le communisme appliqués aux citoyens d’un même pays. Il est vrai qu’il y a des moyens d’élever sans cesse le niveau des nations les moins bien pourvues : ce sont l’éducation, l’épargne, la discipline morale, c’est aussi pour les pays trop peuplés l’émigration. L’Allemagne recourt à ce moyen sur une vaste échelle. Le consul anglais de Hambourg porte à 1 million environ le nombre d’Allemands qui se sont embarqués à Hambourg et à Brème en quinze ans pour l’Amérique ou pour les colonies, et ce n’est pas là toute l’émigration allemande.

La Belgique a bien des traits de commun avec les parties les plus riches de l’Allemagne. La population dans cette contrée est plus dense que nulle part ailleurs. Sur une étendue de 2,945,000 hectares, on rencontre 4,529,000 habitans, soit plus de 150 âmes par kilomètre carré; c’est plus du double de la densité de la population en France. Il est vrai que ce pays est d’une grande richesse agricole, et qu’il possède en outre une industrie florissante. Dès le moyen âge, les villes de Flandre étaient renommées pour leur prospérité et même pour leur puissance. Un gouvernement sage, libéral, modéré dans ses dépenses, un établissement militaire modeste et qui n’écrase pas la nation, ont permis à toutes les ressources du sol de se développer à l’infini. Le capital n’a cessé de s’accumuler dans ce fortuné pays sans être périodiquement compromis ou gaspillé en ruineuses entreprises de guerre. Néanmoins la condition des ouvriers y est précaire et médiocre, quand elle n’y est pas misérable. Plusieurs causes expliquent ce phénomène : c’est d’abord que la population est vraiment exubérante, ensuite les habitudes des classas ouvrières belges sont en général trop molles et trop imprévoyantes, enfin l’éducation populaire laisse singulièrement à désirer dans ces régions. Voilà pourquoi dans ce pays si industrieux près de 900,000 personnes, soit le cinquième de la population, sont secourues par les institutions de bienfaisance et reçoivent l’aumône. Dans les campagnes, les journaliers gagnent de 1 fr. 50 à 2 fr. 25, et les femmes ont un salaire de 80 centimes à 1 franc. La rétribution est plus élevée dans les fabriques : les ouvriers ordinaires y sont payés depuis 1 franc 50 jusqu’à 2 francs 50 par jour, les travailleurs d’élite obtiennent 3 francs et plus, les femmes gagnent en moyenne dans les établissemens manufacturiers 1 fr. ou 1 fr. 25, celles qui ont une habileté hors ligne vont jusqu’à 2 francs ou 2 fr. 50. Dans les mines de charbon, les salaires varient de 80 centimes à 1 franc 90 pour les femmes et de 90 centimes à 3 fr. 40 pour les hommes. Les artisans, c’est-à-dire les charpentiers, maçons, cordonniers et autres ouvriers de métiers divers, sont naturellement plus favorisés. Pour eux, les salaires de 3 francs et de 4 fr. ne sont pas rares; ceux de 5 fr. à 10 fr. forment l’exception.

Le consul anglais d’Auvers a comparé les salaires des différens corps d’ouvriers en Belgique et dans la Grande-Bretagne, et il est arrivé à cette conclusion, qu’ils sont moitié plus élevés dans ce dernier pays. La comparaison n’a été établie qu’entre Anvers et Londres. Le maçon, par exemple, qui gagne 2 fr. 50 cent, en moyenne dans la première de ces villes, perçoit un salaire de 7 fr. 25 cent, dans la seconde. Il ne faudrait pas croire cependant que la vie de l’homme du peuple fût notablement moins chère à Anvers qu’à Londres; des tableaux statistiques détaillés détruisent cette illusion. Le pain est exactement au même prix dans les deux villes, et, s’il est vrai que la viande de bœuf et de mouton, ainsi que les œufs, soient très légèrement moins chers à Anvers, d’un autre côté la viande de porc, les pommes de terre, le sucre, y coûtent plus qu’à Londres; il en est de même pour le charbon. La plupart des objets d’habillement, la toile seule exceptée, reviennent aussi à meilleur compte à l’ouvrier anglais qu’à l’ouvrier belge. Quant au logement, les conditions des deux pays seraient à peu près les mêmes : l’appartement d’artisan, qui coûterait à Londres 3 shillings 6 pence par semaine, reviendrait à 3 shillings à Anvers, ce ne serait donc qu’une différence de 60 centimes par semaine ou de 30 fr. par an à l’avantage du travailleur belge. Aussi les moyens d’existence des ouvriers en Belgique sont-ils très réduits : leur vie, pour n’être pas toujours régulière, n’en est pas moins frugale et pauvre d’ordinaire. Leur nourriture habituelle consiste en pain, fromage, légumes, lard et porc salé ; la viande de boucherie n’apparaît guère sur leur table qu’une ou deux fois par semaine. Du mauvais café ou plutôt de la chicorée très étendue d’eau constitue leur boisson ; ce n’est guère qu’au cabaret qu’ils boivent de la bière. Les logemens sont au plus haut degré défectueux : les ouvriers célibataires louent le plus souvent un lit dans une chambrée ; les familles se procurent une chambre plus ou moins vaste moyennant un prix de 8 à 12 fr. par mois, soit en chiffres ronds de 100 à 150 fr. par an. Ce sont là presque toujours des réduits sordides. Il s’est constitué des sociétés pour créer des logemens confortables à bon compte ; mais ces maisons nouvelles sont dans des faubourgs écartés, et le prix de l’appartement y oscille entre 160 et 210 francs par an. Il serait possible aux ouvriers belges d’ordonner mieux leur vie et de vivre même avec leurs salaires actuels d’une manière plus large et plus respectable ; mais ils ont presque tous une incurable imprévoyance : l’estaminet, qui est si séduisant pour les gens du peuple de toutes les nations, exerce sur eux une fascination particulière. Ils sont les dignes enfans de ces gais buveurs que Téniers, Ostade et tant d’autres artistes nous ont peints. Le consul anglais d’Anvers suppose que l’excessif bon marché des liqueurs et des boissons enivrantes est en Belgique l’une des principales causes de la fréquentation extraordinaire des estaminets ; mais l’on ne saurait non plus méconnaître l’influence de la race et des traditions. Il est naturel que dans ces circonstances toute la famille soit souvent obligée de se consacrer à un travail salarié. Les grandes manufactures de lin, de laine et de coton emploient plus de 133,000 femmes contre 112,000 hommes. L’on a remarqué que plus de la moitié des femmes ainsi occupées ont moins de vingt et un ans, ce qui indique qu’elles se mettent de bonne heure au travail en fabrique, et qu’un certain nombre le quittent en se mariant. L’on nous dit que les ouvriers wallons travaillent mieux, se nourrissent plus confortablement et sont plus instruits que les Flamands ; d’un autre côté, ceux-ci sont presque seuls à émigrer.

La situation des classes ouvrières en Hollande ne diffère pas notablement de celle des classes ouvrières belges, au point de vue matériel du moins, car sous le rapport de la moralité, du contentement de leur sort, de la bonne intelligence avec les patrons, les Hollandais sont très supérieurs. Les salaires sont peu élevés en Hollande. Dans les principales fabriques d’Arnheim, la rétribution varie de 1 franc 50 cent, à 2 francs 50 cent, pour les ouvriers ordinaires; ce n’est qu’exceptionnellement qu’elle atteint 3 et 4 francs. A Deventer, les artisans ne gagnent pour la plupart que 9 ou 12 francs par semaine; quelquefois la rémunération va jusqu’à 14 francs, ce qui est à peu près la limite extrême. à s’en faut que les denrées dans ce pays soient à bon marché. Aussi les budgets ouvriers ont-ils bien de la peine à rester en équilibre. Une de ces dernières années, la « Société pour l’avancement de l’industrie en Néerlande » chargea un comité spécial, composé moitié d’ouvriers, moitié de patrons, de faire la balance des ressources et des dépensas nécessaires de ménages ouvriers dans les différentes conditions de l’existence. Jamais ce comité, malgré sa compétence, ne put arriver à établir en équilibre le budget d’une famille d’artisan. Le ménage d’un forgeron, par exemple, avec une femme et un enfant, n’avait que 9 florins 1/2 en recettes, tandis qu’il figurait pour plus de 15 florins au chapitre de la dépense. Les faits, avec leur dureté impitoyable, se chargent de réaliser ce miracle d’une famille ouvrière néerlandaise vivant avec les seuls revenus de son travail ; il est vrai que très souvent la charité publique doit intervenir pour combler le déficit. Rien de plus simple et de plus frugal que la nourriture de l’artisan hollandais : la viande de boucherie n’entre pas dans ce régime, le lard seulement y est admis, et encore en quantités minimes, presque infinitésimales. Néanmoins ces populations sont satisfaites de leur sort, et nulle part les désordres ne sont moins nombreux. Les Néerlandais s’accoutument de cette vie de Spartiate; on ne peut dire cependant qu’ils aient, pour soutenir leur moral et égayer leurs esprits, la jouissance d’un beau soleil ou le spectacle d’une exubérante nature.

Nous ne poursuivrons pas davantage nos incursions dans le vieux monde : il est vieux en effet par l’accumulation des capitaux et des sciences, il est vieux encore par l’excès de population qui se rencontre sur certains points, en Saxe par exemple et en Belgique surtout. Quand on examine le sort de ces classes ouvrières, on peut se sentir saisi de pitié et se laisser entraîner à des récriminations passionnées ou bien à des plans nouveaux de reconstruction de la société; mais il faut voir les choses avec plus de sang-froid et de réflexion, il faut se courber devant les lois naturelles dont toutes les violences humaines ne peuvent modifier le cours. Dure est la situation de l’ouvrier belge, mais plus dure encore est celle de l’ouvrier de Silésie, et l’artisan de Silésie lui-même est plus fortuné que le manœuvre de Russie; il n’est pas enfin jusqu’à ce dernier travailleur qui ne puisse être content et fier de son lot, s’il se trouve en face du tisserand d’Arménie, du porteur de Trébizonde ou du journalier de l’Anatolie, — et nous n’avons pas épuisé toute la série des misères humaines. Nous en trouverions de plus grandes soit en Égypte, soit aux Indes, soit en Chine, tant il est vrai que la civilisation est naturellement bienfaisante, que le capital est un levier d’une puissance merveilleuse qui élève sans cesse autour de lui le niveau de l’aisance. Il faut pourtant que les classes ouvrières secondent elles-mêmes cet essor, que leurs mœurs, leur esprit d’ordre, leur entente de la vie, se développent et se perfectionnent, qu’enfin elles ne s’accumulent pas toujours davantage sur quelques centaines de kilomètres carrés, comme en Saxe ou en Belgique.


III.

Les États-Unis d’Amérique, à bien des égards, forment un contraste complet avec l’Europe. Cet immense empire, dans lequel la moitié des terres sont encore vacantes, où la population n’est jamais entassée d’une manière exubérante sur un point quelconque du territoire, jouit de toutes les ressources que procurent les capitaux et les sciences modernes, tout en gardant les avantages des sociétés primitives, c’est-à-dire entre autres une étendue presque incommensurable de sol cultivable et non approprié. C’est cette réserve de terres fertiles qui est le trait le plus caractéristique de cette contrée nouvelle. Une autre condition particulière à ce pays, c’est que le nombre des ouvriers habiles et des artisans connaissant bien un métier y est insuffisant. La civilisation s’y développe chaque jour et empiète avec rapidité sur le désert; des centres de population naissent, les immigrans arrivent par centaines de mille; mais presque tous sont des manœuvres ou des ouvriers agricoles n’apportant que leurs bras, sans aucune connaissance technique. Le nombre des gens de métier n’augmente pas dans une proportion égale; aussi sont-ils très recherchés, et ils obtiennent des salaires excessifs. Les tarifs élevés des douanes, qui prohibent l’entrée de la plupart des articles manufacturés du vieux monde, tendent aussi à accroître la rémunération de certaines classes d’artisans. Tel est l’ensemble de faits qui agissent sur la situation des ouvriers américains. L’on ne doit pas oublier que ce sont là des circonstances extraordinaires et essentiellement transitoires, que la civilisation américaine actuelle ne saurait être regardée que comme une courte étape dans le développement économique du monde. Un jour arrivera, qui n’est pas loin, où toutes les terres seront occupées, où la population deviendra dense : alors toutes les conditions sociales des États-Unis seront profondément altérées; ce pays se rapprochera davantage des sociétés du vieux monde, et spécialement de son ancienne métropole, l’Angleterre.

Les consuls anglais des différens états de l’Union américaine ont donné des détails précis sur le taux des salaires et le prix des subsistances dans les diverses régions de ce vaste pays. Au premier abord, on est stupéfait en parcourant ces tableaux statistiques, on croit avoir découvert la terre promise où doivent désormais reposer les sociétés humaines; mais, si l’on creuse ces chiffres, on ne tarde pas à comprendre que la félicité des classes ouvrières en Amérique est moins complète et moins idéale qu’on n’était porté à le croire. Ce n’est pas que la situation des artisans n’y soit supérieure à ce qu’elle est en Europe; mais celle des manœuvres et des ouvriers de bas étage se rapproche davantage de la situation des travailleurs de la même catégorie en Angleterre et dans les riches parties de la France. Un salaire de 2 dollars par jour, soit de 10 francs, est très commun pour les ouvriers ayant quelque habileté professionnelle. On peut regarder ce taux comme une moyenne pour les artisans; souvent il est dépassé : une rémunération de 3 et de 4 dollars, soit de 15 à 20 francs par jour, pour un ouvrier d’élite, n’a rien d’extraordinaire; le chiffre de 5 dollars (25 francs) est quelquefois atteint. Le travail est habituellement de dix heures, un bon ouvrier est certain de trouver facilement de l’ouvrage et de ne chômer presque jamais. Les manœuvres et les travailleurs de bas étage sont moins heureux : ce n’est pas que leurs salaires journaliers ne s’expriment aussi par des chiffres élevés, mais il faut tenir compte du prix des choses. La rémunération journalière moyenne pour les ouvriers de cette classe varie entre 1 dollar 1/4 et 1 dollar 1/2, soit entre 6 fr. 25 et 7 fr. 50; par exception, elle s’abaisse à 1 dollar (5 francs). Assurément ce sont là des rétributions élevées et qui satisfont la plupart des immigrans. Ceux qui sont chargés de famille cependant et qui n’ont pas une habileté spéciale ont presque autant de peine qu’en Angleterre à établir leurs budgets. Les femmes trouvent difficilement à s’employer, sauf dans les états manufacturiers : à New-York, leur misère est profonde. A Buffalo, dans les manufactures de tabac ou de vêtemens confectionnés, elles gagnent de 2 à 5 dollars par semaine, soit de 1 fr. 60 à 3 fr. 50 par jour; une modiste habile peut faire des journées de 5 francs. Il en résulte que la situation d’une femme qui n’est pas soutenue par un mari, un père, un fils ou un frère est très précaire aux États-Unis. Ce qui s’offre à elle, c’est la condition de domestique; encore cet état exige-t-il des qualités particulières, et il faut en outre n’avoir pas d’enfans ou se résoudre à les abandonner.

Si l’on cherche à se rendre compte du prix des subsistances, l’enquête du foreign office fournit tous les élémens d’information possibles, et même des tableaux de statistique détaillés. Les principales denrées alimentaires ne sont pas plus chères aux États-Unis qu’en Angleterre. Le pain et les légumes y sont presque aux mêmes prix, la viande de boucherie est quelquefois meilleur marché en Amérique, tous les autres articles s’y vendent à des taux exorbitans; les œufs, le beurre, la bière, le charbon, sont de 40 à 60 pour 100 plus chers que dans la Grande-Bretagne; pour les objets d’habillement, ils coûtent aux États-Unis deux fois et même souvent trois fois plus qu’en Europe. C’est le logement surtout qui prélève une grande partie du salaire de l’ouvrier. Les rapports des consuls anglais sont remplis de descriptions séduisantes des cottages qu’habitent les artisans aisés; la plupart des grandes villes des États-Unis ont une énorme étendue, et les maisons, presque toutes petites et à deux ou trois étages au plus, y sont disséminées sur un immense espace. Avec une population de 120,000 âmes, Buffalo occupe presque une surface de 40 milles carrés, ce qui ne fait guère que 3,000 habitans par mille carré. La Nouvelle-Orléans, qui a 250,000 habitans, occupe 36 milles carrés, ayant une façade de 12 milles sur le Mississipi. Philadelphie et la plupart des villes américaines, grandes ou petites, se composent aussi d’habitations dispersées sur une vaste étendue de pays. Cette configuration des villes est très favorable à la construction de petites maisons, qui peuvent être tout entières achetées ou louées par les artisans. Le terrain n’acquiert presque jamais un prix aussi élevé que dans nos centres européens. Aussi les ouvriers habiles ont le plus souvent un cottage qu’ils occupent seuls avec leur famille. Cette habitation contient une cuisine, une salle, deux ou trois chambres et quelquefois un petit jardin; mais, que l’on ne s’y méprenne pas, le prix de ces loyers est excessif. A Buffalo, ces maisons se louent de 10 à 12 dollars par mois, soit de 600 à 720 fr. par an; à Galveston, deux chambres et une cuisine coûtent 20 dollars par mois, soit 1,200 fr. par an; une cuisine et quatre chambres reviennent à près du double. Dans l’état du Maine, les loyers sont moins hauts et oscillent entre 350 et 750 francs par an, se rapprochant bien plus souvent de ce dernier chiffre que du premier. A Philadelphie, les logemens les plus simples reviennent annuellement à 750 francs, ceux des artisans aisés montent à 1,000 francs et quelquefois plus; le manœuvre, qui ne loue qu’une chambre, ne peut payer moins de 500 francs par année. Il est vrai que l’ouvrier qui a des épargnes peut acquérir un cottage, ce qui est pour lui avantageux, parce que les loyers sont à un taux d’intérêt représentant 12 pour 100 du capital. Dans la plupart des villes des États-Unis, les petites maisons d’artisan se vendent de 4,000 à 10,000 fr., et il est très fréquent que l’ouvrier aisé se rende acquéreur de son habitation; mais alors il doit supporter des taxes directes qui sont écrasantes. C’est ainsi qu’un manœuvre irlandais de Buffalo, qui était parvenu à se construire une maison d’une valeur de 6,000 francs, payait pour les contributions directes 200 francs par année. Le conseil municipal ayant entrepris de faire des égouts, cette maison dut contribuer à cette dépense jusqu’à concurrence de 310 fr. Toutes les autres entreprises d’amélioration votées par le conseil municipal, telles que le pavage, l’éclairage, sont l’origine de taxes non moins exorbitantes. Si les artisans qui gagnent 3 ou 4 dollars par jour sont fort à leur aise, on conçoit qu’il en soit autrement de la dernière classe des ouvriers. Les consuls anglais s’accordent à dire qu’un manœuvre chargé de famille a de la peine à subsister. Beaucoup de ménages ouvriers sont très endettés. On calcule qu’à Philadelphie un mécanicien ayant une femme et trois enfans a besoin pour vivre confortablement de 2 livres sterling 13 shillings 3 pence (67 francs) par semaine, tandis qu’un ouvrier de la même catégorie en Angleterre pourrait se tirer d’affaire avec 1 livre sterl. 11 shillings 10 pence (40 fr.).

Le consul de Savannah émet l’opinion qu’un artisan de cette ville est moins heureux avec un salaire de 3 dollars 1/2 ou 17 francs 50 par jour qu’un artisan anglais avec une rétribution de 6 shillings ou 7 fr. 50. Une société philanthropique du Maine a dressé les budgets de trente-cinq familles, prises parmi les différentes catégories d’ouvriers, et a trouvé que la plus grande partie de ces budgets se soldait en déficit. La dépense moyenne de chacune de ces familles montait à 701 dollars, tandis que les recettes n’atteignaient guère que 683 dollars 1/2; le déficit à combler, soit par la charité, soit par l’emprunt, était donc en moyenne de plus de 17 dollars 1/2 (87 fr. 50) par ménage. Le consul de Buffalo critique l’opinion courante qu’un ouvrier débarquant aux États-Unis trouve facilement de l’ouvrage : le nouveau-venu est exposé au contraire à bien des déboires et le plus souvent reste des semaines entières sans travail. Les économies ne sont pas rares parmi les artisans rangés et habiles, surtout parmi les célibataires prévoyans. Un homme qui n’a pas charge de famille jouit de toutes les facilités pour améliorer sa position : s’il sait affronter quelques privations, il s’amasse en peu d’années un pécule; mais, bien que les caisses d’épargne aient pris un considérable accroissement, il s’en faut, assure-t-on, que l’économie soit aussi en honneur chez les ouvriers d’Amérique que chez les ouvriers européens. Ce sont les Allemands qui se distinguent le plus par leur esprit d’ordre et leur prudente parcimonie. Ils tirent parti de tout et n’hésitent pas à faire travailler autant que possible tous les membres de la famille, y compris la femme. Le consul de Buffalo pense que, par ces mœurs laborieuses et prévoyantes, les Allemands formeront bientôt la classe riche et dominante des États-Unis.

La Californie est aux autres états d’Amérique ce que l’Amérique est à l’Europe, une sorte de terre promise. La condition des artisans et de tous ceux qui appartiennent de près ou de loin aux classes industrielles est dans ce pays exceptionnellement favorable. L’ouverture du chemin de fer du Pacifique et l’immigration chinoise n’ont pas abaissé d’une manière notable la situation des ouvriers californiens. Les plus modestes salaires dans ce pays sont de 2 dollars ou 10 francs par jour; les apprentis, garçons ou filles, sont avec les Chinois les seuls à gagner moins. D’après les tableaux statistiques très détaillés et très nombreux qui nous sont fournis par le consul anglais de San-Francisco, la rétribution moyenne de l’ouvrier paraît être de 2 dollars 1/2 à 3 dollars, ou de 12 francs à 15 francs. Il n’est pas rare de rencontrer des artisans qui obtiennent une rétribution de à dollars, c’est-à-dire de 20 francs; ce taux n’est même pas la limite extrême, le chiffre de à dollars 1/2 (22 fr. 50) est atteint par les maçons et d’autres ouvriers de premier ordre : les contre-maîtres arrivent quelquefois à 5 dollars ou 25 francs par jour. Les femmes, dans les quelques métiers où elles sont employées, gagnent de 8 à 10 francs par jour. La Californie compte 40,000 Chinois, dont 10,000 servent comme domestiques avec des gages qui varient de 50 à 125 francs par mois outre la nourriture et le logement; les 30,000 autres Chinois travaillent comme manœuvres aux routes et aux champs, ou même comme fileurs, tisserands, empaqueteurs dans les manufactures de laine : dans ces derniers cas, ils sont payés 5 francs par jour outre la nourriture. Les conditions de la vie en Californie, depuis l’ouverture du chemin de fer du Pacifique, ne sont pas notablement plus élevées que dans les autres parties des États-Unis. Un ouvrier célibataire peut vivre à la pension, dans un boarding house, moyennant un prix de 115 à 150 francs par mois. Les loyers occupés par les artisans à l’aise se louent 1,000 ou 1,200 francs par an; ceux des travailleurs plus gênés reviennent à 700 ou 900 francs. Les ouvriers habiles trouvent facilement de l’ouvrage pendant toute l’année; mais le consul anglais reconnaît que les ouvriers médiocres sont exposés à de fréquens chômages. Il ressort de cet ensemble de faits que la condition des artisans bien doués est très heureuse dans ce pays, et que le sort des simples manœuvres, comme des ouvriers de la dernière classe, ne laisse pas que d’y être précaire malgré les apparences et l’élévation nominale des salaires.

Les consuls anglais avaient plutôt à faire la description de la destinée matérielle des ouvriers qu’à s’étendre sur leur situation morale. Ils ne se sont pas fait faute cependant de donner quelques indications utiles sur les rapports entre les travailleurs manuels et les patrons. Les trade’s unions abondent aux États-Unis, et les différens consuls s’accordent à regarder leur action comme détestable ; elles ont toutefois une influence moindre en Amérique, sauf peut-être en Californie, qu’en Europe. Elles ont été obligées, après bien des luttes, de souscrire dans quelques provinces à une baisse des salaires, que la guerre avait portés à un taux excessif. Elles ont concentré leurs efforts sur la durée de la journée de travail ; presque partout en Amérique le travail effectif est de dix heures, sauf le samedi où il se réduit à neuf. Les trade’s unions ont voulu faire adopter la journée de huit heures ; il y a eu en faveur de cette motion une agitation très persistante et très violente ; le gouvernement fédéral a eu le tort d’intervenir par des motifs politiques dans cette question, et de restreindre à huit heures la journée de travail dans les ateliers de l’état. C’était peser d’un bien grand poids en faveur des ouvriers ; néanmoins ceux-ci ne purent parvenir à leurs fins. L’industrie résista énergiquement à une réduction qui lui eût été singulièrement préjudiciable ; le seul effet de la mesure adoptée par le gouvernement a été de porter le trouble dans les relations entre patrons et ouvriers, ainsi que de rendre excessivement coûteux tous les travaux entrepris par l’état. En Californie, la législature paraît plus disposée que nulle part ailleurs à prendre souci des intérêts des populations adonnées au travail manuel. C’est ainsi que des bureaux de placement y ont été institués directement par l’état ; d’autres règlemens ont été adoptés pour protéger les classes ouvrières. Celles-ci n’en restent pas moins turbulentes ; les prétentions croissent avec les satisfactions obtenues. Des salaires qui varient de 2 à 5 dollars pour une journée de travail, qui n’est jamais de plus de dix heures et qui se réduit quelquefois à neuf ou à huit, ces conditions d’existence sembleraient devoir désarmer les trade’s unions ; mais elles conservent leur vigilance et leur activité. Leur principal objet est de limiter le nombre des apprentis ; elles sentent que là est le péril. Elles ne réussissent que trop bien, paraît-il, à faire appliquer leurs décisions ; s’il faut en croire le consul anglais de San-Francisco, les jeunes gens auxquels les trade’s unions interdisent l’apprentissage se livrent à une vie d’aventures et d’expédiens : une foule d’adolescens de douze à dix-huit ans mènent l’existence la plus immorale, et forment de nombreuses bandes de voleurs. Nous ne savons si le consul n’exagère point l’influence des trade’s unions sur le développement du vagabondage, mais il est certain que ces sociétés, en créant des privilèges au profit de quelques-uns, ne peuvent que pousser au désespoir ou à l’inconduite les jeunes gens qui se voient arbitrairement refuser l’entrée des carrières lucratives.

Nous venons d’étudier la situation matérielle des classes ouvrières chez les peuples les plus différens et dans les circonstances les plus diverses. On a vu les destinées des travailleurs manuels devenir de plus en plus assurées, de plus en plus heureuses, à mesure que le capital s’accroît, que l’éducation se répand et que la sécurité politique ou sociale augmente; mais ce ne sont pas là les seuls agens qui déterminent le taux des salaires; la densité de la population n’est pas indifférente. En Saxe, en Belgique et en Hollande, où il y a excès, la rémunération de l’ouvrier est naturellement faible; en Amérique, au contraire, où les artisans habiles ne sont qu’en petit nombre, leur rémunération prend des proportions étonnantes. Certes ces principes ne sont pas nouveaux, ce sont ceux qu’enseigne depuis longtemps l’économie politique; mais il est utile de les voir confirmer par des informations aussi variées et aussi précises que celles qui nous ont été livrées par les consuls anglais. Une autre conclusion que l’on peut tirer de cette étude, c’est que le développement de la civilisation tend à élever d’une manière continue, mais lente, la rétribution de l’ouvrier. Tout effort pour accélérer par la violence ce cours naturel des choses n’aboutirait point. Un ensemble de grèves qui augmenterait dans chaque métier la rémunération nominale de l’ouvrier sans accroître la production et sans multiplier les capitaux ne conduirait qu’à d’inévitables déceptions. Si les logemens d’artisans se louent en Amérique de 800 à 1,200 francs par an, c’est parce que les salaires des charpentiers et des maçons montent à 3 ou 4 dollars par jour; si les vêtemens, les souliers et tous les articles manufacturés se vendent à des prix exorbitans dans la même contrée, c’est parce que les salaires des ouvriers qui travaillent à ces articles sont excessivement élevés; une seule chose y est à bon marché, la viande, parce que la population y est faible en proportion des immenses quantités de terres cultivées ou qui peuvent l’être. Pour accroître d’une manière effective et non pas seulement apparente le taux des salaires, l’humanité ne saura jamais découvrir d’autre moyen que de produire davantage. Si l’on veut que chaque famille mange de la viande une fois par jour, il faut de toute nécessité que le pays produise plus de viande. Il faut aussi qu’il produise plus d’objets manufacturés, si l’on veut que chaque famille en puisse consommer davantage. Ce sont là des vérités triviales qui sont d’une telle évidence que l’on rougit presque de les écrire. Peut-on comprendre qu’elles soient toujours et partout perdues de vue? Tant que l’on n’aura pas résolu cette grande question de l’accroissement de la production, tous les efforts pour élever d’une manière effective le taux des salaires seront décevans; ils pourront réussir en apparence, en réalité ils n’aboutiront pas. Le développement de la production ne suffit pas non plus pour élever la destinée de l’ouvrier, si le chiffre de la population, c’est-à-dire le nombre des copartageans, augmente dans une proportion égale ou à peu près équivalente, comme en Belgique et en Saxe. L’on voit combien sont simples les problèmes sociaux, quand on les étudie avec le bon sens naturel ou bien à la lumière des faits; mais on rencontre alors des vérités qui peuvent paraître rigoureuses et qui répugnent à beaucoup d’esprits. Il est assurément plus sentimental de croire en la vertu magique d’un nouveau système social.

Un autre enseignement peut encore ressortir de l’enquête anglaise, c’est qu’il n’est pas de pays dans le monde civilisé où il ne soit possible à un homme d’ordre et de travail de parvenir à une position supérieure. Il n’est pas jusqu’aux manœuvres de Trébizonde et d’Erzeroum qui ne puissent s’assurer un meilleur avenir. Seulement il faut s’y prendre de bonne heure; c’est dans les années qui séparent la jeunesse du mariage que les économies doivent se faire et que le pécule doit se constituer; dans ces temps heureux où l’ouvrier a la rémunération d’un père de famille sans en avoir les charges, il est facile de jeter les fondemens d’une solide fortune. Si le manœuvre et l’ouvrier médiocre arrivent au mariage sans épargne, ils peuvent dire adieu à toute espérance dans tous les pays du monde, même en Californie avec 2 ou 3 dollars de salaire quotidien; ils sont condamnés à végéter et à vivre au jour le jour. Ces conditions sont peut-être dures, mais il serait insensé de croire qu’on peut les modifier par des lois. Jamais aucune constitution ne pourra faire qu’un homme récolte ce qu’il n’a pas semé en temps opportun. Dans toutes les sphères sociales, il y a quelques années qui décident de la vie entière de l’homme, et ces années sont celles de la jeunesse. C’est alors qu’il est besoin de prévoyance, de force d’âme et de persévérance. Plus tard, on est aux prises avec des difficultés insurmontables. Il serait téméraire de croire que ces conditions puissent changer, car elles tiennent à la nature même des choses et au fond de l’humanité.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez dans la Revue du 1er septembre 1869 le travail sur les Bandes agricoles en Angleterre.