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Une Enquête aux pays du Levant/01

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Maurice Barrès
Une Enquête aux pays du Levant
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 721-747).
UNE ENQUÊTE[1]
AUX
PAYS DU LEVANT

I


Ah ! sans amour s’en aller sur la mer…


Cette plainte de Théophile Gautier, que je lisais sur les bancs du collège et qui m’est toujours restée au fond de la mémoire, me revient à l’esprit d’une manière obsédante, aujourd’hui qu’au large de Marseille je navigue vers Alexandrie et Beyrouth, A deux reprises déjà, je suis parti d’ici prendre une idée de la Grèce, puis de l’Egypte, et maintenant je vais parcourir la Syrie, la Cilicie, l’Anatolie, avec quel enthousiasme exalté ! Ah ! ce n’est pas sans amour que je traverse la Méditerranée, dans ce printemps de 1914. Je l’ai toujours désirée avec une si folle ardeur, cette terre d’Asie ! Je me tournais vers elle à toutes mes heures de sécheresse. Elle m’apparaissait dans une brume de chaleur, toute bruissante de rêves et de forces non organisées, qui me pouvaient à la fois revivifier et submerger. Aujourd’hui, au lendemain d’une campagne électorale, pour me récompenser, je vais franchir la zone des pays clairs et pénétrer dans le mystérieux cercle. Je me donnerai une brillante vision, j’éveillerai en moi des chants nouveaux, et m’accorderai avec des faits émouvants que je pressens et que j’ignore. J’ai besoin d’entendre une musique plus profonde et plus mystérieuse, et de rejoindre mes rêves que j’ai posés de l’autre côté de la mer, à l’entrée du désert d’Asie. Il s’agit qu’un jour, après tant de contrainte, je me fasse plaisir à moi-même, et qu’oubliant des obligations de tous genres je me laisse aller à ma pensée naturelle. Il est curieux que je n’aie jamais pu satisfaire l’attrait qui m’appelle depuis toujours vers Bagdad et Chiraz. Quelque chose m’apparentait aux Persans, qui sont les plus intellectuels des artistes ; j’ai passé d’innombrables moments avec leurs poètes ; j’ai vécu de ce que m’avaient apporté de leur horizon deux, trois amitiés précieuses ; j’ai cultivé cette nostalgie, mais nos habitudes et mille exigences nous attachent plus solidement que la corde au piquet. Qu’aujourd’hui, du moins, il me soit permis d’aller, comme au seuil de mon véritable destin, dans le proche Orient, et d’y tendre mon verre aux échansons de l’éternité.

Je n’y vais pas chercher des couleurs et des images, mais un enrichissement de l’âme. Déjà nos grands peintres, les Dauzat, les Marilhat et les Decamps, qui découvrirent Smyrne, Damas, Jérusalem et l’Egypte, incapables de se contenter de fières draperies et d’armes singulières, prétendaient saisir la pensée derrière les gestes, les attitudes, et les regards. Avec Delacroix, le maître du chœur, ils ont mis sur la cimaise la rêverie farouche du musulman, son fatalisme et la nostalgie des races qu’il opprime. C’est par ce chemin de leur romantisme que je suis allé d’imagination jusqu’à la part éternelle de l’Asie. J’ai le sentiment que l’Asie a des secrets, toute une vie ténébreuse, un cœur religieux, qui m’inspire un attrait que je voudrais inonder de lumière.

Que de fois, avec Renan, j’ai remonté en esprit le fleuve Adonis jusqu’à la source d’Afaka, tandis que les femmes du cortège dansant de Byblos gémiraient le long des gorges profondes ! Que de fois je me suis assis en imagination sur les châteaux du Vieux de la Montagne dans le pays inabordable des Allaouit ! Et quand je priais les maîtres de notre Ecole des langues orientales de m’éclairer les pressentiments que Gœthe et Victor Hugo m’ont donnés d’un Djelal Eddin Roumi, j’ai toujours désiré de joindre à leur science les recettes que les Mesnevi peuvent garder du grand inspiré.

Eh bien ! l’heure est venue de ces initiations. Ayant touché pour quelques heures Alexandrie d’Egypte, nous débarquerons à Beyrouth. Alors commencera le plaisir de la nouveauté. Je verrai de mes yeux la sainte Byblos, les hauts lieux du Liban, les châteaux des Haschischins, Damas, toutes les villes de l’Oronte, Homs, Hamah la bourdonnante, Alep, Antioche, marraine des chrétiens, et, cheminant à travers les gorges du Taurus, j’irai chercher à Koniah, sur le tombeau du poète que j’aime et ne comprends qu’à demi, ce qui subsiste des moyens mécaniques inventés par l’Asie pour multiplier l’âme.


L’éducation de l’âme, c’est la grande affaire qui m’a préoccupé et attiré toute ma vie. J’en parle déjà en balbutiant dans Un Homme Libre, et depuis je n’ai pas cessé. Qui donc les sept devant Paris allaient-ils interroger aux Invalides ? Le héros qui a dit : « J’ai l’art de tirer des hommes tout ce qu’ils peuvent donner. » Et nos églises de village ? Je les aime parce qu’elles donnent une culture morale aux plus humbles enfants, aussi bien qu’à Pascal, à J.-J. Ampère et à Pasteur. Il s’agit pour chacun de nous qu’il trouve en soi la source cachée de l’enthousiasme. Il s’agit que chacun devienne lui-même à la plus haute puissance. Mieux que personne, les Orientaux ont su éveiller et déployer cette force motrice que l’individu porte au fond de son être. Ne pouvons-nous plus les appeler à notre secours ? Les grandes leçons que leurs sages ont professées n’ont pas été toutes perdues : elles ont pénétré en Europe ; mais sur place ne seront-elles pas plus émouvantes, plus efficaces ? « Pays des morts, » dites-vous. Soit ! Mais, au fond de la tombe, s’il brillait quelque joyau ?

De nos bibliothèques, de nos laboratoires, de tout notre positivisme, j’ai hâte d’aller à cet inconnu, et, selon mes moyens, d’y mener une enquête. L’Asie est-elle encore gardienne d’une tradition efficace et l’un des espoirs du monde ? La terre où nos congrégations bâtissent leurs écoles se souvient-elle de méthodes dont nous puissions user, garde-t-elle des ferments ? C’est pour le savoir que je me mets en route. J’échouerai sans doute en partie ; mais je me préciserai à moi-même mes curiosités. Qu’est-ce donc qui m’attire dans ce vague et cet indéterminé ? Une fois pour toutes, je veux savoir de quoi je suis obsédé. Quand je ne ferais que dresser un questionnaire, du moins je reviendrai avec des curiosités claires substituées aux parties nocturnes de mon désir.


Et puis, je ne vous dis que la musique d’accompagnement de mon voyage et le halo le plus nébuleux de ma pensée. Au centre, au net, j’ai un projet qui est proprement le corps de mon action et sa partie solide. Je vais dans ce Levant pour y vérifier l’état de notre puissance spirituelle. La prépondérance des idées, l’empire sur les esprits et les cœurs, c’est notre but ; à d’autres, parfois, la primauté de la force et celle des affaires ; mais à nous, toujours et quand même, l’amitié des âmes. Eh bien ! de cette puissance qui est notre propre, qu’advient-il ? Au gré des cœurs, que vaut encore la France du Levant ? Ces vieilles nations de l’hellénisme, au déclin de Byzance, quand elles commencèrent d’être livrées au bon plaisir de l’Islam, c’est à nous qu’elles demandèrent secours, et, depuis six siècles, installées dans leurs ruines à demi méconnaissables, parées de quelques lambeaux des antiques civilisations, elles n’ont que nous pour amis efficaces. Nous protégeons leur culte, nous leur fournissons des éducateurs, nous sommes leur modèle et leur espoir. C’est notre vocation et notre gloire. Cela dure-t-il sans fléchissement ? Où en est notre protectorat et notre apostolat ? Que valent efficacement ces beaux titres ? Où en sont nos apports ? Je voudrais le savoir. Des bruits inquiétants ont couru. Que pensent à cette minute et qu’espèrent les envoyés de notre patrie et les messagers de notre civilisation ? Quelles sont leurs ressources et leurs besoins ? Un des articles les plus clairs de mon programme, c’est que je vais mener sur place, de ville en ville, une enquête sur la situation de nos maisons d’enseignement laïques et congréganistes, spécialement sur ces dernières dont je sais qu’elles risquent de mourir dans un bref délai, faute de recrutement. Un écrivain français a des dettes et des devoirs envers les propagateurs de notre langue et de notre plus haute civilisation. Je veux revenir dans la nouvelle Chambre avec des renseignements qui me permettent d’y dénoncer la grande pitié de nos missions et d’obtenir qu’elles puissent ouvrir, sur la terre natale, des noviciats où se recruter.

Tels sont mes projets. Ma bonne fortune me permet de suivre ma pente aux curiosités romantiques, tout en continuant à servir…

Mais trêve d’imaginations ! Dans cette grande vie monotone du bord, il faut que j’empêche mon esprit impatient et désœuvré de se construire par avance une Syrie et une Phénicie. Au lieu de devancer par mes songeries les leçons qui m’attendent, je veux interroger ceux de mes compagnons de route qui n’en sont pas à leur premier voyage.


Le capitaine n’a jamais vu que le rivage. Il n’a même pas trouvé une occasion de monter de Jaffa à Jérusalem. Etrange petit fils des Croisés ! Du moins a-t-il des idées sur les Levantins qu’il embarque partout où il fait escale :

— Certainement, ce sont des gens d’esprit vif, mais ils ne songent qu’à paraître. Les Messageries ont fait une fameuse trouvaille en imaginant de publier dans les journaux le nom de ceux qui prennent des cabines de luxe. « M. X. de Beyrouth, embarqué dans une cabine de pont. » Ah ! pour lire cela, ils consentiraient tous les prix.

Un industriel provençal, qui partage son temps entre Marseille et la Syrie, où il emploie beaucoup d’ouvriers, se plaint que ceux-ci manquent de force et d’ardeur :

— Ce sont des populations peu viriles. Les Druses fournissent un meilleur rendement ; ils sont plus hommes ; mais dans l’ensemble, quelle mollesse !

— Et les Turcs ?

— Les vieux Turcs méprisaient l’étranger, mais gentiment, sans trop le lui faire sentir. Les jeunes Turcs nous haïssent.

Opinion aussi peu favorable chez un de nos compatriotes fixé en Egypte qui, plusieurs fois, au lieu de venir en France, a passé la saison chaude dans le Liban.

— Gardez-vous, dit-il, de juger les Syriens sur la gentille idée qu’ils vont s’appliquer à vous donner de leurs sentiments à notre égard. Ils ne connaissent que leurs intérêts.

— On les dit très intelligents ?

— Ils se font d’eux-mêmes une haute idée et je ne dis pas qu’ils manquent d’esprit, s’il s’agit de gagner de l’argent. L’argent, pour eux, c’est le tout… Vous faites un geste qui veut dire que c’est partout ainsi dans le monde. Eh bien ! Lamartine lui-même, malgré son désir de tout voir en beau, a noté ce côté mercenaire de l’Orient. Relisez ce qu’il raconte des émirs du Liban qui fêtaient lady Stanhope, et qui l’abandonnèrent, quand ils l’eurent dépouillée. Dans l’Empire ottoman, ce qu’il y a de mieux, c’est encore le Turc.

Mais deux passagers, un consul et un religieux, me prennent à part et me disent :

— Tout cela est très joli ; pourtant, il y a un fait, c’est que ces Grecs, ces Arméniens, ces Syriens, sont la clientèle française. Qu’ils disparaissent, nous n’avons plus qu’à disparaitre. Ils sont toute notre raison d’être. Et il y a un second fait, c’est que le Turc dont ces messieurs s’accommodent, c’est le Turc tel que le façonnent les Capitulations, Ces deux points sont à méditer.

Là-dessus, nous avons causé longuement. Le consul, en même temps qu’il gère son poste dans une ville de l’Oronte, y fait pour son compte des affaires ; le religieux a plusieurs fois parcouru le Levant, de l’Égypte à la Mer-Noire, pour y visiter les maisons de son ordre. Voici quelques-unes de leurs observations que j’ai notées le soir dans ma cabine.

Au dire de ces deux messieurs, les musulmans ont dépeuplé l’Asie, arraché les arbres et fait rentrer les sources. Il y a des sources qu’on ne retrouvera jamais. Une année, me raconte le religieux, j’ai fait seize jours de caravane, de Mossoul à Alep. Pendant ces seize jours, dans cette fameuse plaine de la Mésopotamie qui a été un paradis terrestre, j’ai rencontré en tout cinq arbres. Pas un de plus. L’Islam a détruit la terre et amoindri les races qui y vivaient. Nous ne pouvons pas vous dépeindre, continuent-ils l’un et l’autre, toutes les régions de l’Empire ottoman ; elles sont diverses, et vous en parcourrez une partie. Quand vous aurez franchi le Taurus, vous passerez du monde arabe au monde turc. Turcs et Arabes sont très différents et se détestent. Ils ont pourtant en commun l’Islam. Et sous cet Islam vous rencontrerez les vieux habitants de cette terre, les nations chrétiennes asservies. Ah ! il est sûr que cet esclavage les a diminuées, et il est sûr en outre qu’elles sont différentes de nous. Mais tous ces chrétiens d’Orient sont très intéressants, très travailleurs. Des travailleurs, c’est-à-dire des civilisés.

Et puis elles sont notre clientèle : catholiques latins, que nous protégeons de par les traités ; chrétiens catholiques ottomans (Chaldéens, Syriens de l’intérieur, Maronites, Melkites, Arméniens catholiques) que nous patronnons en vertu d’un usage reconnu ; chrétiens de toute confession qui, chaque fois qu’ils ont été molestés, se sont tournés vers l’Occident et spécialement vers la France en vertu d’une tradition qui n’est inscrite dans aucun document officiel, mais dans les consciences. Il faut toujours se rappeler cela, quand il s’agit de juger les minorités dans l’Empire ottoman. Elles y sont la matière de toute notre activité. Nous leur sommes liés par notre honneur et par nos intérêts.

Le Turc aussi a sa valeur. Mais pour s’éviter d’effroyables surprises, il faut distinguer sous ses apparences son invincible nature et ne pas prendre à la lettre la vision enchanteresse de Loti.

C’est justement qu’on vante les paysans turcs. Il n’y a pas de population plus stable en Orient que celles de l’Asie-Mineure. À l’encontre de ce que nous constatons en Attique et dans le Péloponèse, la population grecque antique a subsisté en Orient. Le paysan turc est à peu près certainement un Grec qui a subi l’Islam, comme il fallait bien, l’Islam promené par le cimeterre. Voyez sa physionomie. Pas les pommettes saillantes, pas la face large et un peu aplatie du Mongol et du véritable Turcoman. Ils ont le type aryen. On retrouve vivants et riants au milieu d’eux les visages des vieilles statues qu’on déterre sous leurs pieds.

Quant au Turc de Constantinople, le Turc fonctionnaire, celui qui plaît tant à Loti et à Farrère, il a une amabilité sans égale, une puissance de caresse extraordinaire. Leurs mères sont à l’ordinaire des Géorgiennes ou des Circassiennes, car les Turcs ont la préoccupation de choisir les femmes les plus belles. Ils les attrapent comme on attrape les oiseaux. À leur usage, il y a des voleurs de jeunes filles dans le Caucase. Ainsi dans la société de Constantinople le type ne cesse pas de s’affiner. Seulement, persuadez-vous bien qu’il y a chez Loti plus de poésie que d’esprit critique et d’information. Il faut en dire autant des ambassadrices. La femme turque n’existe pas, et, à Constantinople, les Européennes sont de véritables reines. En quittant cette ville, elles croient descendre des marches du trône. Et d’une telle souveraineté, tout naturellement, elles gardent aux Turcs une gratitude infinie. Elles n’ont guère été réveillées de ce rêve que dans les trois jours des massacres de Constantinople.

Le 26 avril 1896, à dix heures du matin, les massacreurs descendirent la grande rue de Péra, par bandes de cent cinquante ou deux cents assassins, armés de massues, toutes du même modèle et sorties de la même fabrique : des bâtons de fer terminés par une boule. À midi, la tuerie méthodique battait son plein. Le premier jour, ils tuèrent dans les rues et dans les tramways, le second et le troisième jour dans les maisons. Douze mille Arméniens périrent. Trois mille cinq cents, se borne à dire l’enquête officielle. Ce fut pour les dames françaises de Constantinople une révélation du Turc sanglant, un regard profond sur les dangers perpétuels qui justifient en Orient la peur constante des minorités.

— Ah ! vous n’allez pas dans un pays morne. Vous serez accueilli avec reconnaissance par les chrétiens, avec une bonne grâce incomparable par le fonctionnaire turc ; seulement comprenez-le : vous allez dans un pays toujours menaçant d’orage. On fait de bons Turcs, voire de très bons Turcs, avec de l’énergie, mais jamais avec ce qui ressemble à de la peur. Ils sont accessibles à une impression plus que quiconque. Il faut leur donner l’impression que nous voulons que les nations auxiliaires, dont ils ne peuvent d’ailleurs se passer, soient garanties dans leurs habitats sur une terre qu’elles occupaient avant le Turc lui-même. Le bon Turc, c’est celui qui a subi cette impression. Mais ces races de l’Islam livrées à elles-mêmes et à leur tout-puissant caprice, elles détruisent.

Ainsi me parlaient mes compagnons, mêlant leur expérience à mes rêves, qu’il faudra, ceux-ci comme celle-là, que je révise. J’écoute ces idées avant-courrières, sans les faire miennes, un peu comme notre bateau accueille ces oiseaux à demi morts de fatigue qui se viennent poser sur ses mats et sur ses vergues.


Grandes journées, à la fois gênées et charmées par la mer. Pendant des heures, j’arpente le pont du bateau qui court dans la brume. L’humidité poisseuse du pont, les senteurs huileuses et la trépidation des couloirs ne m’enchantent guère, mais je les défie bien de réduire l’exaltation où me jette le désir de cette Asie dont j’ai toute ma vie appelé ardemment les couleurs, les vibrations, le lyrisme et le profond mystère. J’examine mes rêves, je fais le dénombrement de mes vœux, je dresse leur itinéraire. Ah ! que ne m’échappe aucune des religions innombrables que la chaleur des races fait mûrir sous le ciel de Syrie, trop heureux si mon destin m’accorde d’être utile à nos missions chrétiennes qui apportent au milieu de ces ferments une discipline supérieure !

Quel beau travail j’entreprends, et sur quel fond d’horizon ! Depuis des années, j’avais cette vocation. Je vais voir des âmes et des dieux ! Des âmes, j’en vois abondamment à la Chambre. Mais des dieux ! Puisse ce grand vent persistant de la mer, si léger et si fort, purifier mon esprit et l’ouvrir aux révélations que me promettent ces terres sacrées !


I. — UNE ESCALE À ALEXANDRIE

Voici la terre rose et jaunâtre d’Egypte, toute plate et disposée en croissant de lune, qui porte au ras de l’eau des cheminées éparses et quelques arbres groupés. Nous atteignons Alexandrie. Des Arabes chantent et rient en ramant dans le port. Les bons types, les braves gens ! Daignent les maîtres français que je vais visiter les maintenir en joie et ne pas écraser, sous une surcharge maladroite, leurs faciles espérances !

Je vais tout droit chez notre consul, M. de Riflye, lui demander que nous visitions les écoles.

Il me mène aux deux lycées de la mission laïque. Des bâtiments provisoires, aux portes de la ville, dans de vastes terrains sablonneux, où une simple barrière sépare le hangar des garçons du hangar des filles. Le proviseur, un inspecteur primaire du troisième arrondissement à Paris, un homme intelligent, simple et vrai, est peut-être arrivé ici avec des passions radicales et anticléricales, mais, sous la pression des faits, il a dû se rapprocher de ceux qu’il croyait venir combattre. Un modus vivendi s’est établi tout naturellement entre lui, les Jésuites et les Frères.

— Nous ne nous faisons pas concurrence, me dit-il. Chacun de nous a son terrain. Je n’ai pas pris un seul élève aux établissements congréganistes. Nous autres laïques, une clientèle nous attend ici, d’orthodoxes et de juifs de la classe moyenne (les grands juifs vont chez les Jésuites, et les plus humbles à l’école israélite).

Ce que me dit là ce proviseur, les directeurs des collèges congréganistes me le confirmeront bientôt. L’école laïque a sa clientèle propre. À côté des 6 660 enfants qui vont chez nos diverses congrégations, elle a groupé 268 garçons et 82 filles. principalement israélites, et, sans nuire aux écoles déjà existantes, elle élargit de quelques mailles le filet que nous jetons sur la jeunesse alexandrine.

M. Toutée me montre ses élèves, auxquels il distribue un enseignement neutre, qu’il définit avec des phrases de Ferdinand Buisson ; puis nous passons chez les filles, au milieu desquelles j’ai l’honneur de saluer leur directrice, une jeune dame très plaisante, à figure ouverte. Là encore, l’installation toute neuve est mal dégrossie, d’ailleurs en harmonie avec ce petit peuple d’enfants plus vivants que façonnés. Ces deux lycées, c’est un des rares endroits d’Orient, je le note aujourd’hui, où j’ai vu des écoliers pareils à ce que nous étions dans nos collèges de France, agités, turbulents, osés. Tout cela bien français, un peu France ouvrière, au sens le meilleur du mot, très fait pour plaire à un Michelet : salubre, un peu court, un peu privé de rêves. Impossible de parcourir sans un vif plaisir d’amitié ces deux établissements, dont la qualité française, bien virile, éclate dans cette atmosphère un peu molle d’Égypte.

Je demande si quelqu’une des élèves pourrait me faire une récitation. Une petite juive me dit le Bara de Maurice Bouchor, une autre le Cor de Vigny. Émotion d’entendre ces mots dans ces bouches étrangères. Sentiment de la dignité sacerdotale de l’écrivain dans la race.

D’ailleurs, maîtres et maîtresses se plaignent de n’avoir pas de bons livres pour enfants de quatorze ans. À leur avis, le ministre leur envoie des choses sans intérêt. Ils voudraient des auteurs modernes. Eh ! oui, mais qui de nous ? Qui de nous, écrivains mes frères, a écrit les œuvres capables d’apporter à cette jeunesse le rayonnement de la France ?

Le lendemain matin, dès neuf heures, je vais chez les Frères qui m’attendent. La Marseillaise ! Très émouvante, cette mise en scène de tous les élèves massés dans une grande cour. Un jeune Égyptien me récite des vers de sa façon, et de toutes parts quels compliments ! J’avouerai que, dans ces premiers jours d’Orient, quand on me parlait de mon « glorieux génie, qui traversera les siècles comme il vient de traverser les mers, » j’étais un peu inquiet et je me disais : « Diable, voilà le moment où les matins de l’assistance me prennent pour un imbécile ! » Mais très vite, je m’y suis bronzé, et comprenant bien qu’aux yeux de tous, ce n’était qu’une manière de parler, une clause de style, je ne songeai plus à m’intimider. En revanche, jamais devant ces auditoires d’immense bonne volonté, je ne cessai de sentir, avec une acuité presque douloureuse, quelle tâche magistrale incombe aux véritables écrivains français. Que valons-nous, écrivains de cette heure ? Qu’avons-nous mis d’universel dans le trésor des lettres françaises ? Depuis un demi-siècle, il nous fallut travailler pour notre nation d’abord et sur des problèmes intérieurs. Mais ce n’est pas ici le lieu d’une méditation prolongée et je dois prendre la parole sur le thème le plus simple, où je me tiendrai dans toutes mes visites : « J’apporte à vos maîtres les respects et les remerciements de la France ; à vous, notre amitié. Nous vous donnons notre langue et tout ce qu’elle renferme de lumière et de sentiments. Nous ne vous demandons rien en échange, sinon vos cœurs. »

Acclamations, fanfares, drapeaux et vin d’honneur.

C’est une affaire formidable que les Frères des Ecoles chrétiennes d’Alexandrie ! Huit écoles comprenant un total de plus de 2 500 élèves, ottomans ou non-ottomans et de toutes les religions.

Je continuai mes visites, ce soir-là et le lendemain, chez les Jésuites, chez les Filles de la Charité, dans les écoles de l’Alliance israélite. Je ne veux pas obliger le lecteur à m’y suivre pas à pas. Ç’avait été ma première idée ; en 1914, j’allais dans le Levant pour me documenter auprès de nos éducateurs, et je voyais mon livre comme une suite d’interviews, auxquelles je voulais que le public assistât en tiers : ainsi chacun, me disais-je, sera persuadé d’heure en heure, en même temps que moi. Mais les maîtres et les élèves avec qui j’ai causé il y a huit ans, que sont-ils devenus aujourd’hui ? Leurs propos et leurs portraits, dont mes carnets sont couverts, risquent de n’être plus au point. Et puis, est-ce bien là ce qu’on attend de moi ? Me demande-t-on de mettre au jour toutes les substructions de ma pensée ? Le rapport de Maurice Pernot, que j’ai contrôlé sur les points où je suis passé, demeure un instrument incomparable, qui fournit à qui les désire des plus sûrs éléments de statistique. Quant à moi, ne ferais-je pas mieux, à l’aide des couleurs que j’ai notées chaque soir, dans la première fraîcheur de mon émotion, si je cherche à donner une idée du climat moral où vivent ces populations bigarrées, et si je tâche de montrer, selon mes forces, comment nos congrégations l’assainissent en y distribuant la pensée catholique de la France ?

On sait quel rôle immense jouent dans tout l’Orient l’arrosement des terres et la distribution des eaux. C’est l’objet depuis des siècles de la plus savante réglementation. Eh bien ! la distribution de la pensée européenne sur ces vieilles races, desséchées à la surface, c’est encore plus important et plus difficile. De quelle manière les pénétrer ? En vue de quelles productions ? Avec quels résultats ? Nous tâcherons de nous en faire une idée. Pour mon début, dans ces trois jours d’Alexandrie, je crois entrevoir comment chacune de nos congrégations a sa spécialité.

Ici, les Frères forment des employés pour les maisons de banque et de commerce et pour les diverses administrations. Les Jésuites, qui ont aussi des cours d’enseignement commercial, tiennent le premier rang pour la belle culture classique, et leur collège d’Alexandrie vaut, dit-on, nos meilleurs de France. Les Filles de la Charité joignent aux œuvres d’éducation une divine bienfaisance : leurs maisons de la Miséricorde et de Saint Vincent de Paul abritent de tout petits garçons (âgés de moins de sept ans), des orphelins, des orphelines, des nouveau-nés abandonnés, des pensionnaires gratuits ou payants, en tout 2 425 enfants, et j’ai vu devant leur porte la longue file des pauvres gens qui viennent dans leur dispensaire faire soigner gratuitement leurs yeux, leurs dents, toutes leurs misères. C’est bien beau, cet ensemble ! Quels régiments divers ! Quelle action variée et coopérante ! Quelle marche irrésistible de toutes les charités pour tous les besoins !

Pour apprécier l’humanité du catholicisme, la variété des ressorts qu’il met en usage et son ample générosité à l’égard de toutes les faiblesses spirituelles ou physiques, il faut passer, comme je viens de faire, des Filles de la Charité chez les Dames de Sion, qui élèvent ici princièrement les jeunes filles de la meilleure société.

C’est un sentiment charmé, quelque chose d’assez inexprimable que je garde de ma visite à leur pensionnat de Ramleh, J’y arrivai vers la fin du jour. Je fus d’abord introduit dans le parloir, et, tandis qu’on allait prévenir ces dames, je tombai en arrêt devant les deux portraits qui tout naturellement décorent cette pièce, les portraits des frères Ratisbonne, fondateurs de l’ordre de Notre-Dame de Sion.

Les curieuses figures, à la fois cléricales et juives, où la mansuétude ecclésiastique se superpose à la finesse d’Israël ! Je les examinais avec un vif intérêt. Les Pères Ratisbonne ont exercé de tout temps un grand attrait sur mon esprit. Dans mon enfance, à Nancy et à Strasbourg, leur conversion faisait encore l’objet de commentaires interminables. C’est qu’on ne peut rien imaginer de plus romanesque. Les deux frères étaient Alsaciens, d’une famille juive très pieuse. L’un d’eux, un soir, en se promenant, vit tomber sur Strasbourg une étoile filante. C’est un signe, se dit-il. Il court à la maison que ce message du ciel vient de lui désigner. C’est là qu’habitait la célèbre mademoiselle Human, autour de laquelle se groupèrent, dans la première moitié du dernier siècle, tous les saints du pays rhénan. Il tombe à ses pieds en pleurant, lui confesse sa détresse d’âme, et, quelques mois plus tard, il recevait le baptême secrètement dans la maison de cette femme éminente qui lui servit de marraine. Tous les siens le blâment, le rejettent durement. Mais bientôt son propre frère, l’un des plus acharnés à le contredire, de passage à Rome, s’effondre en larmes devant un autel de la Vierge. Et tous deux alors de fonder cet ordre de Notre-Dame de Sion pour la conversion d’Israël.

L’aventure est extraordinaire, mais ce qui lui donne de l’approfondissement, c’est que ces Ratisbonne descendent du fameux Théodore Cerfbeer, que l’on peut tenir pour le maître de l’abbé Grégoire. C’est par Cerfbeer (personnage étrange qui, tout juif qu’il était, reçut de Louis XVI des lettres de noblesse) que le curé lorrain prit en main et fit triompher la cause de l’égalité civile des juifs. Et là, nous saisissons un solide enchaînement de volontés. Tirer Israël du ghetto, de son isolement désolé, le rattacher à la nation, le rattacher au Christ, ce sont des besognes nuancées, mais les effets d’un même désir de libération : les Pères Ratisbonne ne font qu’accomplir une étape de la mission que s’était donnée Cerfbeer. Derrière ces petits-fils il y a l’aïeul ; mais derrière l’aïeul et dans les ghettos de Hollande, d’où il venait, que verrait-on dans l’ombre, à bien y regarder ? Ce regard, Rembrandt l’a jeté. Rembrandt a vu de grandes figures orientales, des prophètes, des Rebecca, toute une Asie chargée de poésie, dans la plus honteuse misère. C’est cela que les Cerfbeer et les Ratisbonne ne peuvent plus supporter. Je suis ici dans la maison où l’on projette de se servir, une fois encore, d’Esther. Je rêve à Racine, à Chassériau…

Je rêve, mais voici la sœur.

— La Mère Supérieure, me dit-elle, est à Port-Saïd. On vient de lui téléphoner. Elle est prête à revenir, si elle peut espérer de vous rencontrer encore.

Je dis mon regret de ne pouvoir prolonger mon séjour et combien j’aurais été heureux de saluer la fille d’un de mes illustres prédécesseurs, Prévost-Paradol, dont l’Académie garde la mémoire.

La sœur a un mouvement charmant : « Comme notre Mère va regretter ! »

Et nous commençons de visiter la maison et les classes.

Deux petites filles de six à huit ans me récitent en dialogue la Cigale et la Fourmi. Il faut voir le petit geste de dédain : « Eh bien ! dansez maintenant. » Et elles dansent.

C’est ravissant de voir ces petites filles d’Orient accueillir et reproduire si vivement la fantaisie et la mélodie de l’Ile de France. Et c’est un plaisir dont on ne doit pas se lasser, car une des religieuses qui regarde avec moi cette scène gentille a des larmes dans les yeux. Ce sont des mamans éprises de ces petits bijoux.

J’ai demandé des chiffres.

— Combien, mesdames, avez-vous ici de musulmanes ?

— Vingt-trois.

— Et de grecques orthodoxes ?

— Cinquante-trois.

— Et de juives ?

— Seize. Au juste, nous avons à cette heure quatre-vingt-onze ottomanes, soixante et onze non ottomanes et dix françaises.

— Qui de vous est française, dis-je aux enfants ?

La religieuse intervient :

— Toutes, elles aiment la France.

— Oui, crient les enfants.

La dignité ici est d’aimer la France. J’admire l’exacte conformité qui s’établit dans une telle maison entre les sentiments des élèves et ceux des maîtres. Et c’est une remarque qui vaudra d’un bout à l’autre de mon voyage.

Nous continuons notre visite de classe en classe, et nous voyons toujours les plus charmantes révérences de toutes les races de l’Orient formées par nos religieuses aux manières de la France. Ces yeux brillants, ces tresses noires, ces tailles naissantes, tous ces fronts déjà parés d’un rayon d’adolescence et qui gardent encore la touchante humilité de l’enfance, ce sont des Antigone, des Iphigénie, des Phèdre, des Roxane, des Monime, des Bérénice, des Cléopâtre, des Esther, des Delia, des Zaïre, à l’âge de Juliette, ou même plus jeunes, et je crois me promener dans les coulisses d’un merveilleux théâtre romantique où d’innombrables figurantes sont en train de répéter leur rôle et de vêtir leurs parures. Nos religieuses les préparent à paraître sur la scène du monde.

C’est ici le pont jeté par Esther entre l’Asie et nos vieux pays. C’est ici le lieu de leur préparation. Mais il ne s’agit plus de la toilette d’Esther. Ces jeunes filles sont aux mains de nos religieuses qui leur forment l’âme. C’est entendu. Quand il leur faudra des chapeaux, des robes, des parfums, et Dieu sait qu’il leur en faudra ! elle les prendront dans notre rue de la Paix ; mais il y a plus profond : ainsi formées, les femmes de l’Orient aimeront, à travers Paris, le meilleur de la France.

— Voulez-vous entrer à la chapelle ?

— Certainement, ma sœur.

Dans une niche éclairée par en haut, une Vierge au milieu de palmiers, présentée en trompe-l’œil sous des jeux de lumière.

— C’est charmant, dis-je.

— C’est pieux, rectifie avec une douce fermeté la sœur.

Je sors de là, et je retombe sur des maisons en démolition, des terres pelées, des fillettes couvertes de vermine. On n’imagine pas le romanesque de ces images de grâce et de dignité françaises dans ce faubourg du Nil, sous les couleurs légères et tristes d’un ciel rougeoyant d’Égypte. Retrouver l’atmosphère des couvents où ont grandi les héroïnes de Feuillet, les rubans bleus et les rubans roses du Sacré-Cœur, sous le palmier, le sycomore et le figuier sauvage ! Et cependant ce sont bien les arrière-petites-filles des princesses que les vieux artistes des Pharaons ont dessinées d’un trait si léger !

Songez à ce qu’il faut d’efforts et de solide idéal intérieur pour créer sous le climat d’Égypte, chargé de poussière et si amollissant, ces hautes et fortes maisons, cet ordre, cette propreté, cette paix ! Quel rythme qui vient de lame et se communique immédiatement aux âmes ! Sainte race d’Occident, qui recommencera éternellement les croisades.

Entre temps, j’ai visité l’École suisse, l’institution Girard et puis les écoles juives. »

Les Juifs tiennent une grande place dans la ville d’Alexandrie. Ils y forment un prolétariat très nombreux et très malheureux, chaque jour accru, et une petite aristocratie de riches, en général des sujets autrichiens anoblis par François-Joseph, et d’ailleurs généreux pour les œuvres françaises. J’ai visité l’École française israélite. Le baron de Menasce veut bien me faire les honneurs des écoles de l’Alliance israélite.

— Nos frais sont lourds, me dit-il ; une partie en est couverte par la location des logements que nous avons construits, sur le terrain même de nos écoles, en bordure de la rue.

Pour le surplus, il s’en charge. En effet, je lis dans toutes les salles cette inscription : « Les déjeuners sont offerts par M. le baron de Menasce, » et le rabbin l’appelle « Excellence. » Ces écoles coûtent 100 000 francs par an. Elles sont obligées de laisser dehors un millier d’enfants juifs, faute d’argent, et tous les jours il en arrive de nouveaux. C’est le fait de la fécondité et de l’émigration des Juifs qui débarquent ici de partout.

— Vous êtes certainement content, lui dis-je. Ils n’ont pas l’air d’être des révoltés.

— Oui, nous sommes contents, mais c’est cher. Nous avons les procédés les plus récents, tout ce qu’il y a de scientifique pour l’instruction. Continuellement nous recevons les propositions les plus avantageuses de l’Allemagne ; nous les repoussons ! Notre attachement est trop vif pour le pays qui, le premier, nous a donné l’égalité, nous a émancipés.

Et comme nous venons d’assister à une récitation française :

— Non, me dit-il, ne nous remerciez pas de leur apprendre le français ; ce n’est pas par chauvinisme, ce n’est pas notre rôle d’être chauvins ; c’est par intérêt, c’est pour leur donner un instrument dans la lutte pour la vie. Et puis, nous leur apprenons l’hébreu, comment diriez-vous, par nationalisme.

Je les ai priés immédiatement de réciter en chœur leur plus sainte prière hébraïque. Une belle chose d’entendre sur la terre d’Égypte ces petits juifs invoquer Adonaï.


Au sortir de cette audition et de ces longues visites contrastées, qui pourtant font une harmonie, je suis allé au musée, et désireux instinctivement de ne pas descendre du plan d’émotion où ces trois journées m’avaient haussé, je m’attachai à y chercher les effigies d’Alexandre le Grand qu’il contient en grand nombre. On sait que les artistes grecs ont interprété les éléments vrais de cette royale figure, pour en faire l’image de la destinée interrompue, et qu’ils sont arrivés à créer ainsi le symbole de toutes les nostalgies qu’éveillent la jeunesse et le génie. L’élan violent, mais toujours déçu par la mort, pour déployer les ressources surhumaines amassées dans le fond de notre être, je ne vois pas de poème ni de symphonie qui le peignent mieux que les monnaies d’Alexandre frappées par Lysimaque ou la grande médaille d’or de Tarse, ou l’Alexandre impétueux, d’une effroyable ardeur physique, de la Mosaïque de Naples, qui fut la joie suprême de Goethe douze jours avant sa mort. Ces portraits du héros dans le plein sentiment de sa force, qu’il développe avec une toute-puissance menaçante, doivent être complétés par l’Hermès du Louvre, qui nous montre le conquérant vers la fin de sa brève carrière, dans sa trentième année, quand déjà toute grâce et toute jeunesse l’ont quitté, pour faire place à la terrifiante gravité du jeune vainqueur rassasié et peut-être désabusé. Mais c’est au musée d’Alexandrie que j’ai vu le plus beau de tous les Alexandre, un moulage de la tête, aujourd’hui à Boston, qui fut retirée des boues du Nil. Ah ! la dure image de ce héros, fils des dieux et compagnon de nos imperfections ! Avec sa chevelure relevée sur le front et qui tombe comme une crinière des deux côtés de son masque léonin, c’est vraiment un lion humanisé, et là-dessus une extrême mobilité, tantôt de solitude et de mélancolie, tantôt de véhémence farouche. Un charme infini, et pourtant quelque chose de terrible, à cause de la violence de son âme, s’exhale de cette tête si fièrement portée et un peu penchée sur l’épaule gauche, de ce front large et plein, un peu bas, de ce menton aux courbes harmonieuses et douces, et de ce grand œil au regard humide et lustré.

Alexandre, la plus belle image de la grandeur, et d’une grandeur à la fois charnelle et spirituelle, complète ce que je viens de voir de grandeur surnaturelle chez nos missionnaires. Et puis ici, dans sa ville, ne devais-je pas lui porter mon hommage, à lui qui préside à tout ce chaos d’idées et de sentiments, où je vais me promener et dont il fut le premier moteur ! À mesure qu’il s’enfonçait en Asie, il s’est apparenté avec les dieux vaincus, et il a paru se donner en proie aux passions qu’il venait dominer. Saisi par un entrainement irrésistible à la vue des proportions colossales du monde qu’il venait de dompter, il succomba à l’enchantement de ses esclaves. Tout cet Orient hellénistique, c’est un effet de sa victoire et de sa politique de complaisance aux vaincus ; toute cette fusion inachevée des éléments européens et asiatiques, c’est lui qui l’a décrétée. Et sur les travaux innombrables qu’une armée de savants consacre chaque jour à la propagation des cultes orientaux et du néo-platonisme dans le monde, sur le bilan de ce que l’Orient emprunta ou prêta au paganisme occidental, ne peut-on pas écrire : « Suite de l’histoire d’Alexandre ? »


Ce soir-là, mon dernier soir, j’errai longtemps à travers cette charmante et puissante Alexandrie. Quelques palmiers au bord du canal, des maisons négligées à l’orientale, des terres jaunes et pâles, un ciel rose, une foule bigarrée, où les âmes sont plus diverses encore que les cheveux, les profils et les yeux, une ville construite sur des mœurs d’esclavage, sur un fond de population douce, rieuse, prête à tout supporter, pourvu que rien ne vienne irriter son sectarisme religieux, toujours à fleur d’épiderme. Le rythme du tambour de basque et la plainte du hautbois y redisent la mélopée qui, depuis des siècles, le long des générations et tout le long du Nil monotone, traduit l’identité des âmes. Plaintes, notes aiguës, prolongées en soupirs, éternelle songerie composite ! J’entends l’Europe et l’Asie. Qui peut songer à regarder ces petites personnes qui, d’une marche aisée et stylisée, glissent dans la rue, le front tatoué d’une étoile bleue, le bas du visage couvert d’un voile, charmantes, humbles, précieuses ? Qui les distinguerait, ces fourmis de l’Orient, quand les jeunes grecques éclatantes, ayant chacune leur âme, surgissent du milieu du parterre comme les tulipes au-dessus du gazon ? Si j’avais la baguette des magiciens qui met de l’ordre et de l’esprit dans le monde, j’aimerais tout disposer pour qu’Alexandrie, qui fut de naissance passionnée pour les questions d’enseignement et les querelles de race, justifiât la doctrine de l’éternel retour. J’y transporterais mon charmant et illustre confrère, M. Bergson, dans la chaire relevée de Philon. Nous viendrions de Paris l’écouter. Et sœur Rose qui y est déjà, j’aimerais que le respect dont elle est entourée se traduisît par des signes extérieurs, et, pardonnez ma fantaisie, je rêve de la voir comme une nouvelle Hypatie circulant à travers la ville en voiture superbe avec un cawas éclatant… Mais aucun de mes impossibles désirs ne vaut ce que j’ai vu : ces milliers de figures enfantines, garçons et filles de toutes les races d’Orient, qui parlent français et admirent la France.


Chaque soir, rentré sur mon bateau, j’avais beaucoup de mal à m’endormir. J’étais agité par tous ces plaisirs et plus encore par l’inquiétude de laisser s’évanouir et m’échapper tant de belles images. Et puis les moustiques, le bruit infernal du port ! La dernière nuit, je fis un rêve.

J’étais dans le parloir de Ramleh. Les deux frères Ratisbonne se détachèrent de leur cadre et me prirent par la main, avec sympathie, à titre de juifs Alsaciens rencontrant un Lorrain. Toute la pièce descendit, comme la cage d’un ascenseur ; et nous nous trouvâmes dans la chaufferie d’un grand navire qui voguait le long des côtes d’Asie. À côté d’eux, pour les assister, il y avait tous ces prêtres catholiques, de naissance juive, qui dans ma jeunesse jouaient un si grand rôle en Lorraine, et parmi eux, au premier rang, le Père Hernscheim, dominicain qui sortait de l’École normale, et fut un des premiers à aimer Pascal et à vivre dans son intimité comme nous faisons aujourd’hui. Tous ces judéo-chrétiens me montraient une grande confiance, parce qu’ils connaissaient l’attrait que m’inspirent les profondes richesses spirituelles qu’il y eut dans Strasbourg (de Saint-Martin, le philosophe inconnu, à Jacques Matter, l’historien du gnosticisme), richesses mal connues et dont leur judaïsme mystique est un des signes notables. Mais j’étais inquiet et je le leur dis : « Je vous vois naviguer, ici, comme des médiateurs entre l’Occident et l’Orient ; cependant je crains, un peu, que vous n’ayez en vue que de convertir les juifs. Moi, je n’aborde pas l’Asie avec des curiosités limitées ; je suis attiré par toutes les âmes de ces vieux pays. »

Les deux Ratisbonne, Théodore et Marie-Alphonse, haussèrent les épaules et me dirent : « L’Égypte, la Syrie, la Cilicie, toute l’Asie sont pleines de nos parents. Après deux mille ans, ce sont eux qui nous troublaient si fort, quand nous étions enfants dans les brouillards de Strasbourg. Nous sommes, comme vous le pressentez, leurs médiateurs, et, poursuivant le rêve des vieux prophètes, nous présiderons à la grande réconciliation des peuples, »

À ce moment nous étions remontés sur le pont et je m’aperçus que tout autour du bateau, dans une mer limpide, nageaient et se croisaient, avec une divine rapidité, une multitude de poissons d’or et d’argent. Mes yeux ne s’y arrêtèrent pas longtemps, car ils furent attirés par un spectacle plus étonnant. Je vis, à quelque cinquante mètres au-dessus de ma tête, une multitude d’oiseaux, et l’un après l’autre, comme il était arrivé pendant la traversée, ils vinrent se poser sur les vergues du bateau. Je savais que c’étaient des israélites qui venaient du fond des siècles, fatigués d’avoir tant erré. Et quand ils furent là, d’autres oiseaux d’espèces différentes prirent confiance et des quatre coins du ciel apparurent et s’abattirent encore sur le navire. On ne peut pas se figurer comme il était merveilleux, ainsi chargé dans tous ses agrès de ces petites bêtes ! De là en sautillant ils descendirent, et comme il n’y avait sur le pont que les Pères et moi, ils n’étaient pas effarouchés. Pour finir, ils sautèrent sur le pont, et à peine le touchaient-ils qu’ils devinrent de ravissantes jeunes filles. Il y en eut bientôt une foule.

Le vaisseau étant vide, chacune d’elles alla reconnaître sa cabine, choisir sa place à table et s’assurer d’un fauteuil sur le pont. C’était une animation ravissante de Juives, de Grecques, de Syriennes, d’Arabes et de Turques, avec les infinies nuances qui caractérisent chacune de ces races.

Je me promenais curieusement dans tout le bateau, et les jeunes filles, ou les oiseaux, me saluaient à mon passage de compliments et de chants variés. Il faut que je l’avoue, à chacune d’elles je faisais des serments. Mais chaque fois que je disais à l’une : « C’est vous que je préfère, » un des Pères Ratisbonne surgissait soudain et me faisait des reproches, en m’accusant de complaisance pour Baal.

À la fin, que leur aurais-je répondu ? C’est ce que j’ignore, car j’entendis un grand tapage. C’était le garçon de bord qui frappait à ma porte et me criait : « Monsieur, on quitte le port. Monsieur ne veut-il pas voir le coup d’œil ? »


II — PREMIER REGARD SUR BEYROUTH

Je vais tout droit à Beyrouth, sans m’arrêter en Palestine. Il m’eût plu que mon voyage pût s’appeler D’Alexandrie à Constantinople par terre, et voilà que je saute l’étape de Jérusalem ! Cette fois, je ne visiterai pas la ville sainte. C’est par convenance profonde. Je compte mêler à une enquête précise sur nos maisons d’enseignement, les plus libres rêveries sur les multiples religions que je veux aborder avec sympathie. Je suis un esprit ardemment désireux sans doute de se faire rouvrir les sources antiques et de recueillir quelques gouttes du flot de vie qu’elles peuvent encore épancher, mais enfin un esprit chrétien, et je ne veux pas courir le risque de paraître placer sur le même plan que les vestiges des idoles le tombeau du Christ. À une autre année, la Judée ! Cette fois, je n’ai d’attention que pour voir surgir au rivage Tyr et Byblos, et dans le ciel le Liban.

Mais quelles contrariétés ! Après trente-deux heures de navigation, ce matin, quand nous touchons à Beyrouth, rien qu’un immense brouillard, épais, universel et tout chargé de pluie. Aucun Liban ! Faut-il le chercher à droite, à gauche, au-dessus de nos têtes ? Jugez de mon désappointement de trouver un rideau tendu devant la première merveille de mon voyage, devant le no 1 qui, sur mon catalogue idéal, portait : « Vue du Liban depuis la mer, décrite par Lamartine. »


Il n’est point de bouillards comme il n’est point d’algèbres
Qui résistent, au fond des nombres et des cieux,
À la fixité calme et sereine des yeux…


Pardon ! les brouillards du Liban résistent. Ils ne me laissent voir que la scène bariolée des barques et des mariniers lancés à l’assaut de nos bagages, et, au ras de la mer, la ville.

Douceur générale de Beyrouth, avec les petits carrés blanchâtres et bleuâtres de ses maisons coiffées de toitures légèrement pointues, dont les tuiles rouges font le plus plaisant effet dans la verdure. Je n’oublierai jamais cette chaleur, cette humidité, cette brume qui nous enfermaient, et, dans ce désordre du bateau tirant de cale tout son chargement, la sorte d’émotion sacré qui me soulevait. De telles minutes s’incorporent à notre être, comme les dernières attentes d’un premier rendez-vous d’amour. Je respirais l’odeur de l’Asie…

Les deux députés de la nation, MM. Brané et Chapotot, m’ont fait l’amitié de venir me chercher à bord. Puisqu’ils ne peuvent me nommer, dans ce paysage voilé, aucun des sites fameux de l’antiquité, je leur demande que dans la ville, doucement lumineuse devant nous, sous la brume, ils me fassent voir la grande pensée française de cette terre, l’Université Saint-Joseph des Jésuites. Si je ne peux admirer Byblos et sa noire vallée, le cap de Sidon, le promontoire de Tyr, les golfes immenses, les forêts parfumées, les cimes et les torrents de neige, qu’au moins je distingue immédiatement l’autre moitié de ma curiosité : cette maison fameuse qui s’épanouit au sommet de l’édifice scolaire de toutes nos missions d’Orient, et qui peuple de ses élèves, lettrés, médecins, juristes, formés intégralement à la française, l’Asie-Mineure, la Perse, l’Égypte et jusqu’au Soudan égyptien.

Ils me montrent sur les premières pentes qui dominent Beyrouth un long bâtiment flanqué de trois ailes.

Le voilà donc, ce phare spirituel de la Méditerranée orientale ! Quelle leçon de magnanimité nous donnent ces religieux ! La France les chasse ; ils n’en seront que plus nombreux pour la servir au dehors. Elle les renie ; ils n’ont plus de France ; eh bien ! ils en créeront une. Les voilà partis à la conquête morale du Levant. Et d’un tel élan que ce même Gouvernement, qui eût voulu les abolir, est contraint de les soutenir. O bienheureuse inconséquence, qu’il ne faut pas railler comme un illogisme dégoûtant, mais louanger comme un hommage de la déraison à la raison ! Et ce n’est pas tout : ces Jésuites, que d’innombrables libelles accusent de nuire au progrès des lumières et de la civilisation, se révèlent à l’usage les plus capables de civiliser ces immenses régions d’Orient. Et cela se comprend. Plus souples que ne le sera jamais une organisation d’État, moins vulnérables aux tentations de découragement, ils arrivent par une longue série de tâtonnements à introduire en Orient la discipline occidentale. Le témoin le plus sûr m’affirme que Marcelin Berthelot admirait profondément l’Université de Beyrouth. Ce n’est pas à l’État, disait-il, de fournir l’enseignement en Syrie. Notre personnel universitaire est formé pour l’usage des Français, dans le cadre français. Il est destiné et plié à notre vie traditionnelle. Laissons à des œuvres privées le soin d’adapter l’enseignement français aux besoins de la Syrie. Cela n’ira pas sans une série d’essais ratés. Or, le propre de l’État, c’est son incapacité échanger sa manière, qu’elle réussisse ou non. Dans ces milieux d’Orient que nous connaissons mal, la seule méthode sage, c’est de subventionner les congrégations qui y apportent une tradition, une sagesse acquise sur place et des méthodes contrôlées par l’expérience. Nulle difficulté de leur adjoindre la mission laïque. Mais que ce soit dans un esprit de collaboration. Nous mettons à la disposition des Syriens différentes formes d’enseignement. À eux de choisir.

Le temps de toucher barre à l’hôtel et de répondre à l’accueil si précieux que me font quelques compatriotes, — au premier rang, M. Marteau, le directeur des Chemins de fer, dont l’obligeance amicale va par la suite rendre possibles mes plus difficiles projets,— et tout de suite j’ai commencé à me promener dans l’Université Saint-Joseph. J’y ai vu avec enchantement les collégiens, les étudiants, les maîtres laïques, les religieux, les anciens élèves, les classes, les amphithéâtres de droit et de médecine, les cours de langues orientales, la bibliothèque, l’imprimerie, la chapelle. C’est un instrument complet, qui prend des enfants de toutes les races, dans l’âge de la formation de l’âme, et, sous l’action coopérante de notre science et de notre religion, entreprend de les repétrir, et par eux tout un monde. Le cœur me battait de plaisir. Je regardais les chefs de cette œuvre royale, si osée et si bien menée. Des figures ternes, ces jésuites, modestes, grisâtres, et leurs soutanes, bien vieilles, bien usagées. Je ne le dis pas pour diminuer de tels hommes et avec un manque de respect, car la pauvreté physique, matérielle, dans un tel trésor de spiritualité, c’est d’un contraste grandiose. Mais j’essaye de me rendre compte à moi-même de l’impression que m’a laissée cette petite équipe d’ouvriers, et cette impression s’accorde avec une phrase prononcée par le premier Consul, un jour que devant je ne sais quel architecture fameuse quelqu’un disait : « C’est triste ! — Oui, répondit-il, triste comme la grandeur. »

Ces Pères jésuites sont attachés à l’accomplissement d’un grand dessein, qu’ils exécutent en travaillant à l’envers de la tapisserie. Chacun d’eux est enfermé dans sa tâche étroite. Chacun d’eux, quand il tisse le fil que l’ordre a mis dans ses mains, à quoi pense-t-il s’employer ? Que signifie dans leur esprit cette splendide tenture aux couleurs françaises ? J’admire avec gratitude notre langue répandue, nos chefs-d’œuvre d’art et nos méthodes savantes enseignés, nos traits éternels glorifiés, mais enfin cette propagande nationale ne peut pas être le dernier mot d’une puissante machine religieuse et internationale. Que veulent exactement les jésuites ? Les voilà en plein et de la manière la plus noble dans la tâche que la légende vraie ou fausse leur assigne et que leurs détracteurs leur reprochent. Ils cherchent à modifier par l’éducation les âmes des classes supérieures de la société, et se mettent ainsi en mesure de diriger les dirigeants. Ils créent une élite. Mais laquelle ? Sur quel type ? pour quel objet ? Quel rôle lui assignent-ils dans le monde oriental de demain ?


Je ne m’en tiens pas à cette maison capitale de l’Université Saint-Joseph. Chaque jour, du matin au soir, à travers Beyrouth, je vais chez les Frères de la Doctrine Chrétienne, chez les Filles de la Charité, chez les Dames de Nazareth, chez les Sœurs de Saint-Joseph, et puis à la Mission laïque et chez les Israélites, c’est-à-dire dans tous les milieux soustraits au souffle ennemi des protestants américains.

Ces écoles où l’instruction varie, primaire, ou plus littéraire ou toute professionnelle, selon les besoins des enfants, enseignent à tous notre langue et l’amour de notre pays : à tous, c’est-à-dire, cette année, à sept ou huit mille garçons et filles. Ah ! les yeux ardents de ces jeunes Asiatiques, faciles, dans un tel âge, à la séduction de tout ce qui brille. Député de Paris, membre de l’Académie française, des titres mis en valeur par les plus généreux discours, des entrées au bruit de la Marseillaise, des drapeaux claquants, des vivats ! Je voyais des imaginations enivrées. Quand j’embrassais le plus petit, quel enthousiasme chez tous ! On voudrait employer de telles âmes soulevées. Mais la question revient : les employer à quoi ?

Danger de former une race de jeunes gens déclassés, déracinés, inoccupés, mécontents, et qui se lancent révolutionnairement dans des voies de réformes politiques, sociales et religieuses. Le diplômé, déjà si turbulent dans notre Occident, où trop souvent il hait la société de ne pas lui donner les places sur lesquelles il a compté, devient dans l’Islam le Jeune Turc, le Jeune Égyptien, le Jeune Tunisien. Comment éviter ce péril ? Comment mettre l’âme de ces enfants en contact avec l’esprit du temps et les engrener dans le mouvement général de notre époque, pour qu’ils y apportent leurs qualités propres ? Peut-on retrouver leurs sources héréditaires, et qu’ainsi se déploient à nouveau des forces intérieures qui, à d’autres époques, eurent de la beauté et de l’efficacité ? Qu’est-ce que ces nations syriennes feront des possibilités qu’elles reçoivent de nos éducateurs ? Quelles espérances exactement pouvons-nous concevoir de leur réveil ? Ces débris de civilisation qui s’amoncellent sur le sol de la Syrie doivent-ils être considérés comme un obstacle, comme une barre dans le grand fleuve, ou bien contiennent-ils encore de fécondes semences ?


Un jeune homme est venu me trouver et m’a dit :

— Je suis fils et petit-fils de drogmans honoraires. Mon grand père a connu Lamartine et Saulcy ; nous en avons des lettres. Comment trouvez-vous ce pays ?

— Un bien beau pays.

— Beau ! s’écria-t-il, avec horreur.

Je l’entrainai à la fenêtre et lui montrai le Liban, le Sannin, les neiges, ces cimes qui s’élancent vers l’infini du ciel.

— On n’y peut pas vivre, me dit-il.

— Vous voulez venir à Paris ?

— Tous les jeunes gens de ce pays voudraient y aller.

Contraste d’un cœur malheureux et d’un paysage sublime. On ne peut pas vivre où le cœur se sent oppressé.

— Tenez, continua-t-il, voici, monsieur Barrès, ce qu’on ne vous dira pas. Ce sont les livres qui font notre esprit. Je suis l’élève des Frères, je n’oublierai pas ce que je leur dois. Ils sont nos bienfaiteurs. Sans eux, nous serions, comme les autres Orientaux, des zéros. Ils nous ont donné l’instrument. Et puis nous avons lu. L’influence de la France en Orient, c’est la littérature. Nous voulons aller au pays des livres que nous aimons.

Je l’écoutais avec gravité. Ce jeune inquiet réveillait en moi des scrupules que j’avais ressentis très fort depuis que je suis en Orient, à voir avec quel élan cette jeunesse m’accueille. Qu’est-ce que la littérature française d’aujourd’hui peut leur offrir qui leur soit une digne nourriture ? Qu’ont-ils à faire de nos histoires parisiennes ? Dans notre exportation littéraire, qu’y a-t-il d’humanité enrichissante ?

— Ah ! reprenait-il, ce matin je relisais Leurs Figures. Cela s’est passé il y a une vingtaine d’années, mais je n’en sais rien. Ces figures pâles qui sont fixées par la terreur, puis qui s’agitent, m’émeuvent. Je suis enlevé de mon pauvre pays. Je ne suis pas en France, ni dans des querelles mesquines, comme vous dites. C’est pour moi Homère, des luttes. Notre pauvre vie d’ici nous étouffe. Nous préférons mille fois, aux torpeurs de l’esclavage, tous les risques de la liberté.

Un tel langage, est-ce l’inquiétude de la jeunesse, une demi-comédie dans l’âge où l’on désire paraître, le désespoir des races assujetties, la terreur endémique de l’Orient ? Je me répétais en esprit la devise chère à Descartes : Quod vitæ sectabor iter ?


Par bouffées, le printemps commence de lutter avec avantage contre l’hiver et chauffe toute l’humidité du rivage. Aujourd’hui, le ciel et les montagnes sont encore chargés d’un brouillard opaque ; il n’y a pas un mouvement dans l’air ; une tiédeur enveloppe la ville, où le vent du désert fait tourbillonner la poussière.

Je vais achever ma journée le long de la mer. J’y croise les belles Syriennes étendues dans leur voiture avec trop de fierté, qui, des pentes du quartier des riches, sont venues respirer la brise du Rocher des Pigeons. Pourquoi me donnent-elles avec acuité la double sensation d’une turbulence brillante et passionnée et de l’immobilité de la mort ? C’est que, si charmantes sous leurs parures, qui leur font tant de plaisir, elles reproduisent exactement leurs aïeules, chargées de bijoux, qu’on voit sculptées aux cénotaphes de Palmyre. C’est aussi que je pressens leur grand rôle prochain. Invinciblement, dans mon imagination, cette minute d’un soir se rattache à toute l’histoire de Syrie. Je songe à la Délia de Tibulle, aux femmes d’Horace, à toutes ces belles affranchies dont mourut la vertu antique. Michelet, Jules Soury, Boissier, Anatole France ont bien marqué le rôle de ces Asiatiques devenues les maîtresses des jeunes nobles romains. Plus tard les princesses de l’Oronte, Julia Domna, Julia Maesa, Julia Mammaea, entrées dans la famille des Sévère, y apportèrent les cultes de Syrie. Nous les reverrons quelque jour, elles et bien d’autres, que je ne leur compare pas. (Je demeure frappé du ton avec lequel de jeunes officiers, me parlant de jeunes femmes malgaches, me disaient : « Elles font de gentilles compagnes pour les Européens. ») Tandis que cette mer frappe et caresse la rive rocheuse, pourquoi n’irions-nous pas dans l’infini du rêve ? Les souvenirs et les prévisions viennent luire doucement, comme à fleur d’eau, sur ma mémoire, légères images tôt dispersées, qui me laissent, dans la solitude de cette route battue par la mer syrienne, un mélange de crainte et de nostalgie. La grande sarabande des races et des dieux ne va-t-elle pas recommencer ?

Ainsi des problèmes innombrables me pressent ; mais il faut que, dans mon premier plaisir, au milieu d’un monde si poétique qui me grise, je résiste à l’assaut de mes impatiences. Je suis ici pour des semaines. Que j’y garde mon calme d’esprit, et je ne doute pas que, grâce à l’expérience de tous ces hommes que j’interrogerai, je ne puisse entrer dans l’intelligence des problèmes que j’ai vivement appelés et que maintenant je touche de la main.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.