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Une Enquête aux pays du Levant/02

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Maurice Barrès
Une Enquête aux pays du Levant
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 5-33).

UNE ENQUÊTE
AUX
PAYS DU LEVANT[1]



II[2]



III. — LE TOMBEAU D’HENRIETTE RENAN



Ce que mon imagination réclame de ces premiers jours de Beyrouth, c’est un pèlerinage Renanien, une visite aux lieux que le magicien habita et célébra, et d’abord au tombeau de sa sœur Henriette, à Amschit. Ah ! je sais tous ses défauts, et quand j’étais jeune, ils m’excitaient au point que je le bâtonnai lyriquement. Ce n’est pas un procédé qui me permette de me tenir quitte de toutes mes dettes envers le vieux maître. Car j’ai des dettes. Il nous a soulevés de terre. Vous dites qu’il déchristianise ? Eh bien ! il nous a christianisés. Et puis croyez-vous donc que ce ne soit rien d’avoir annexé à notre domaine spirituel ces terres de fermentation religieuse ? C’est avec lui qu’en esprit, bien souvent, nous les avons parcourues. Et je désire qu’une de mes premières démarches m’y rapproche de l’homme à qui je dois originairement de les aimer.

J’ai cette bonne fortune que M. Gaillardot m’offre d’être mon guide.

Gaillardot ! Un nom familier aux amis de Renan. Peu après 1830, un docteur Gaillardot fut de cette poignée de Français qui vinrent en Égypte sur le désir que Méhémet Ali avait exprimé au roi Louis-Philippe d’avoir des collaborateurs pour son œuvre de régénération. Il assista à la bataille de Nézib entre les Égyptiens et les Turcs, et, pour sa part de butin, reçut la tente de celui qui devait être un jour le maréchal de Moltke. La guerre finie, il se maria dans une famille française fixée à Saïda, depuis le xviiie siècle, et demeura dans cette antique Sidon comme médecin de l’armée turque. D’illustres voyageurs, Saulcy, Rey, l’y vinrent voir, demeurèrent en relation avec lui pour des questions de botanique, de zoologie, de géographie, et le signalèrent au jeune Renan, leur protégé. Quand celui-ci, en octobre 1860, ouvrit au long de la côte ses chantiers de Gebeil, de Saïda, de Ruad, d’Oum el Amad (près de Tyr) et d’Amrit, il eut pour aide principal M. Gaillardot.

Les fils de cet homme excellent vivent toujours, l’un à Alexandrie et l’autre à Beyrouth. Je les connais tous deux, et c’est une chance précieuse que je puisse aujourd’hui faire, avec M. Henri Gaillardot, cette excursion d’Amschit auprès de la tombe d’Henriette Renan.

— Nous irons déjeuner là-bas, m’a dit M. Gaillardot, et nous passerons au pied de Ghazir, où fut écrite la Vie de Jésus ; ainsi vous aurez vu tout l’horizon que préférait Renan.

Le petit chemin de fer que nous prenons, un matin, court le long du rivage phénicien, au milieu des chênes verts, des caroubiers, des tamaris, des pins et des pierrailles. La mer bleue et verdâtre vient le battre de ses écumes mourantes, tandis qu’à deux pas, sur nos têtes, s’étagent les premiers contreforts du Liban, et la multitude des sommets qui portent jusqu’au ciel des villages, des couvents, des chapelles. De notre wagon, nous voyons continuellement Beyrouth bleue et rose, et cette image mêlée au bruissement de la mer, à la fraîcheur de la brise, à la neige des cimes, à l’immortalité des hauts lieux, crée une harmonie qui fascine tous les sens. Qu’importe si les constructions sont trop souvent communes et laides ! Ou s’explique que cette douceur et ce syncrétisme de souvenirs aient marqué Renan pour la vie.

Bientôt, descendus du train, nous montons dans une voiture que tirent deux petits chevaux syriens, nerveux et gentils, menés par un enfant.

Sérénité de cette baie de Djouné. Renan a raison de l’appeler le plus beau paysage du monde. Au bord de la mer, dont les eaux sont vertes à la rive et plus foncées dans le lointain, ce sont des jardins d’orangers, de mûriers, de citronniers, et puis, sur les premières pentes, des maisons dans les vergers. Alors s’élèvent les montagnes vêtues de lumière et d’ombre, déchirées parfois par des ravins jaunâtres d’or clair, et leurs grandes formes simples, sévères, sont d’une noblesse religieuse. À cinq ou six cents mètres sur la hauteur, Gaillardot me fait reconnaître Ghazir.

De Ghazir, Renan avait une heure de cheval pour gagner ses fouilles de Gebeil. Sans doute, quand la route n’existait pas et qu’il chevauchait, aux côtés de sa sœur, vers Beyrouth et Sidon, vers Amschit et Amrit, ce devait être encore plus pittoresque. Mais laissons les détails, pour jouir de ce paysage éternel. Qu’il fut heureux, ici ! Il y retrouvait les thèmes de sa vie paysanne, une Bretagne illuminée, et puis les thèmes qui l’ont fait sortir du séminaire, la mutabilité des formes du divin.

Nous atteignons la vallée du Nahr-Ibrahim, l’ancien Adonis. Quand Gaillardot me dit ce nom fameux, je voudrais m’arrêter.

— Et notre déjeuner ? observe vivement cet homme sage. Nous ne pouvons rien nous faire servir qu’à midi, à Amschit ! Nous retrouverons l’Adonis au retour.

La ville de Byblos dépassée, nous aperçûmes Amschit, sur la côte que nous commencions à gravir. C’est ici une terre plus desséchée, ravinée, très semblable aux paysages de la Durance à l’entrée de la Provence montagneuse. Un pin et une maison, sur chaque colline ; des cubes enduits d’un plâtre bleuâtre, des portes et des volets bleus, des toits pointus de tuiles rouges ; des champs soutenus, encadrés, par des murets de pierrailles. Tout le village est dominé par l’établissement des Pères de la Compagnie de Marie, les Maristes, comme on dit communément, et c’est là que nous allons demander l’hospitalité… J’entre dans un terrain, clos d’un mur à la française, aménagé en jardin et qui précède la maison. Un Père est sur une échelle, sa robe relevée, qui attache les branches d’une vigne pour former une tonnelle.

Je me nomme. Quelle joie, dont je suis profondément touché ! Quel regard d’amitié, qui me paierait de toutes mes peines, si j’en avais eu dans une vie trop facile ! Tous les Pères accourent, joyeux, et nous offrent leur déjeuner. Nous y joignons le nôtre, et nous voilà attablés dans une grande cellule d’où l’on voit la mer.

Le Père supérieur est de la Limagne.

— Le plus beau verger du monde, mon Père !

— Le Patriarche maronite m’a remercié d’apprendre l’horticulture aux paysans.

— Vous vous plaisez ici ?

— Nous sommes heureux, on nous aime.

Et ils me racontent leur aventure.

— En mai 1903, nous avons été expulsés de Varennes-sur-Allier, qui est notre maison provinciale du centre. Un grand nombre de novices et de scolastiques durent rentrer dans leurs familles. Une quarantaine, plus courageux, nous suivirent en Orient. Leur formation pédagogique à peine achevée, ici même, ils furent employés aux écoles que, de toutes parts, on nous presse d’ouvrir. Malheureusement, les recrues de nationalité française que peuvent nous fournir nos noviciats d’Italie ne suffisent pas pour combler les vides que creusent chez nous la mort, la maladie, le service militaire et parfois, la nostalgie. C’est ainsi que nous avons dû abandonner dans le Liban, Miche-Miche, Saint-Jean Maran, Bèchebad, Hadeth, Bikfaia, Baskinta, Achkouth, et ailleurs, Homs, Mersine, Tarsous. Cette année, nous avons pu faire des fondations à Mossoul, à Alep, à Damas, mais des demandes pressantes, dans le Liban, de Bikfaia et de Baskinta, de Hadeth Montagne, de Cartébra, de Salima, et plus loin de Bassora, Mardine, Orfa, Mersine, Naplouse, Césarée, etc., nous les écartons, nous les ajournons. Pourquoi ? Toujours pour la même raison : parce que nous manquons de sujets, du fait des lois de 1901 et de 1904, et nos ajournements sont d’autant plus malheureux qu’à notre place et au détriment de la France, ce sont des Américains, des Italiens, des Belges, parfois des Allemands qui s’installent.

— Eh bien ! mes Pères, je suis venu ici, aujourd’hui, pour recueillir vos plaintes et tâcher d’éclairer l’opinion française, et puis aussi, ne vous scandalisez pas, pour visiter le tombeau d’Henriette Renan.

— Ah ! oui, me disent-ils, la fille ? la sœur ? la petite-fille de Renan ?

Ils ne savent pas trop et s’en excusent, mais cette dame repose dans le tombeau de la famille Tobia, et justement ils ont pour élève un petit Tobia. On va l’aller chercher ; il nous conduira.

— Nous vous montrerons le figuier sous lequel Renan écrivait la Vie de Jésus.

Gaillardot rectifie :

La Vie de Jésus, c’est à Ghazir.

— Il y a ici un figuier sous lequel il écrivait.

D’ailleurs, ils s’excusent d’avoir peu de chose à me dire sur l’écrivain. Ce qu’ils savent, c’est qu’il avait bien choisi sa résidence :

— À Amschit, nous sommes sur un rocher, mais partout ailleurs, près du rivage, près du fleuve, c’est la fièvre.

À la fin du repas, arrive un gentil garçon, le fils de M. Tobia. Allons voir sa maison, où habita Renan, et son père qui se souvient très bien de l’avoir connu.

Chemin faisant, je cause avec l’enfant :

— C’est bien beau, votre pays. Je n’en ai pas vu de plus beau dans le monde.

— Ah ! me dit-il, quand M. Védrines a passé, ici, dans le ciel, il a ralenti son vol.

Cette phrase subitement m’étonne d’émotion. Je me tais. Comme ce gentil bonhomme est fier de sa terre, et qu’il associe heureusement l’idée du ciel à l’idée de la France !

M. Bonnier, continue-t-il, est venu aussi au-dessus de la montagne.

Des quatre coins de la colline, d’autres écoliers et de plus grands garçons nous rejoignent. Ils me font la conversation, avec une politesse parfaite, et aussi couramment que des enfants de France. Je félicite leurs éducateurs.

— Dès maintenant, la moitié du village parle français, me disent-ils, et revenez dans cinq ans, les deux tiers l’emploieront couramment.

Le maître du logis, le propre fils de Zakhia Schalhoub, qui fut l’hôte de Renan, est encore habillé à l’arabe. À côté de lui se tient sa petite-fille, une jeune demoiselle de quatorze arts, vêtue à la française, et qui reçoit son éducation chez les Sœurs. En 1861, il avait quatorze ans et ne quittait guère Renan. Il m’apporte une photographie toute décolorée avec cette dédicace : « À mon vieil ami Tobia, Ernest Renan, 1885, » et quelques caractères arabes, sans doute sa signature. Il me montre encore une lettre, que je crois intéressant de transcrire, comme un signe de la continuité dans la politique française.

Ministre d’État,
Cabinet du Ministre.
Le 10 janvier 1862.
Monsieur,

M. Renan, au retour de la mission dont Sa Majesté l’Empereur l’avait chargé en Syrie, m’informe que vous avez rendu à cette mission des services signalés et que c’est à vous, en grande partie, qu’est dû le bon succès de ses recherches dans le pays de Gebeil. Il m’apprend que ces services, vous les lui avez rendus par un effet de la grande sympathie que vous, et les gens de votre pays, vous avez pour la France, et comme un acte de reconnaissance envers Sa Majesté l’Empereur. Je retrouve là les sentiments que les populations du Liban professent depuis des siècles. Continuez à les enseigner à votre famille, et croyez que le gouvernement de Sa Majesté l’Empereur n’oubliera aucun de ces témoignages de dévouement.

Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.

Le Ministre d’État,
Walewski.

Il cherche une autre lettre qu’il a encore de Renan et ne la trouve pas.

— Que contient-elle ?

— Des salamalecs. M. Renan disait : « Je suis content que vous vous rappeliez votre séjour parmi nous. »

Serait-ce donc que l’hôte de Renan serait un jour allé à Paris ?

On nous a servi du café et de la bière, qui est en Orient chose raffinée et coûteuse, et je leur fais un grand éloge d’Ernest Psichari, qu’ils ne connaissent pas encore.

Ce n’est pas dans cette maison-ci que les Tobia ont reçu Renan, mais dans une autre, toute pareille, qu’à deux pas de là ils me mènent voir. Par contre-temps, un prêtre, qui l’habite en ce moment, est sorti en emportant la clé. Tous de dresser une échelle contre une fenêtre, pour que j’y puisse entrer par le premier étage.

— Mais non, mes chers amis, il suffit que vous m’expliquiez comment elle est disposée.

Du côté de la terre, la chambre où couchaient Henriette et Renan, et de l’autre côté, la chambre de Gaillardot et Lockroy. Au milieu, le vestibule, où l’on peut aussi se tenir.

J’admire, au-dessus d’une fenêtre, le dieu ailé de Gebeil sculpté dans une pierre antique.

De cette maison où ils furent heureux, nous montons à la tombe d’Henriette. Tout le village suit. Quatre murs de deux mètres de haut l’enferment ; quatre pierres, superposées de manière à former un escalier, la recouvrent ; un chêne vert, vigoureux et trapu, l’ombrage et remplit tout le ciel de ce petit enclos. Sur le haut de la porte d’accès, une inscription en arabe encadre une croix. Et voici son avertissement : « Par cette porte tout être devra passer. Ni la gloire, ni les richesses ne fléchissent la mort. Toutes les supplications sont vaines. »

En arabe encore, sur la pierre tombale, deux inscriptions funéraires : « Le 24 décembre 1836, est décédé Tobia Schalhoub Callab. Son âme repose dans la paix du Seigneur. » Et puis : « Le 9 novembre 1856, est décédé Michel Bey Tobia Schalhoub Callab. Son âme repose dans la paix du Seigneur. »

Henriette n’est pas nommée. Renan avait annoncé l’envoi d’un marbre, d’une inscription. Nul signe n’est venu. Cela serre le cœur. La petite Bretonne repose, comme abandonnée, dans la compagnie des étrangers. Pourquoi ? D’instinct, je refuse d’y voir aucune raison médiocre. C’est plus émouvant ainsi. La noble fille s’est risquée et a succombé, en étroite association avec le travail de son frère bien-aimé. Elle confond sa poussière, pour jamais, avec les vieilles terres dont elle venait chercher les secrets.

Ainsi, voilà ce tombeau, dont nous avons si souvent parlé entre lecteurs de Renan, et qui cesse d’être un mot, une parole vaine, pour devenir un objet que je vois, touche et mesure, dans un paysage qui passe en beautés positives tout ce que je pouvais inventer ! Je suis heureux d’avoir sous la main, dans les yeux, dans l’esprit, quelque chose de vrai et de défini, au lieu de syllabes vides. Je me tiens debout auprès de cette tombe, avec une grande émotion de beauté, heureux de trouver à mon premier pas sur cette terre des Adonies, dans cette immense tradition de lamentations et de plaintes funèbres, un deuil que je ressente, un thrène où je puisse joindre mon couplet, un cortège où je tienne mon rang. Lamartine a remporté le corps de sa jeune fille, et je murmurerais son cantique sublime devant une tombe vide ; la trace de lady Stanhope, si je la retrouve, serait trop mêlée d’extravagance ; mais ici la présence réelle de la relique justifie mon émotion, et ouvre un champ tragique à nos pensées.

En face de la tombe, nous entrons dans l’église. Gardons-nous de mettre au premier rang, dans l’œuvre de ce beau génie, ce qui offenserait cette maison de civilisation. Nous suivrions sa trace avec moins de ferveur, si nous pensions que ses rêves, son travail et la mort de sa sœur aient vraiment réussi à diminuer Dieu. Qu’ont-ils voulu tous les deux ?

Cependant que je m’interroge, une femme arabe, que notre entrée n’a pas distraite, prie avec une ferveur qui se rit des éruditions.

L’heure est venue que nous rentrions à Beyrouth. Au moment des adieux, le fils de Tobia m’attire un peu à l’écart, et, d’une voix baissée, avec un air de grande intelligence :

— Je sais parfaitement ce qu’était Renan. Il niait la divinité de Jésus-Christ, et c’est pour cette raison qu’il a donné le nom d’Arius à son fils.


Je suis très excité par l’idée de voir au retour le lleuve Adonis. C’est un des points que de France mon imagination visait. Du Carmel à l’Oronte, la côte est toute illuminée par les noms de Tyr, Sidon, Byblos, Arados, qui réapparaissent sous les formes de Ruad, Gebeil, Saïda et Sour, mais rien ne m’attire plus que cette vallée de l’Adonis dont nos maîtres ont fait le paysage romantique par excellence.

— Gaillardot, le voici, il faut nous arrêter.

L’embouchure de l’Adonis est un endroit charmant, que l’antique Phénicie a chargé de mythes. Le fleuve y coule au fond d’un abime. Un bouquet de trembles le surplombe et fraîchit dans son courant d’air. Je m’y suis assis, sous une tonnelle, pour boire un verre de cette eau sacrée, surgissant des profondes déchirures du Liban. Adonis est-il mort ? Une petite église sur la côte l’atteste. Elle surveille les lieux où débouchait, il y a dix-huit siècles, à son retour d’Afaka, le cortège des flagellants, des hurleurs, des danseurs, des mutilés volontaires, des pleureuses et des prêtres. Aujourd’hui, quel silence ! Toute cette rive est devenue une sorte d’Italie. Des bois de pins, des tables sous les arbres, des puits, des animaux attachés que caressent des enfants : rien qu’un peuple en tarbouch, et, mêlés aux peupliers flexibles, d’innombrables palmiers. Mais cette eau verte. près de la rive, bleue foncée dans le lointain, comme elle est folle, mâle et femelle, toute puissante ! On attend que de son mystère surgissent des dieux. Je voudrais connaître ce que pensent, sous les leçons que nous leur apprenons, les petits enfants et les vieilles gens du pays.

Gaillardot me raconte que, dans le Liban, subsiste une faculté prodigieuse de créer des petites légendes sentimentales. Des contes y circulent, où il y a un fond de vérité. Celui-ci, par exemple.

Un jeune homme de Batroun est allé en Amérique. Il revient avec 500 livres. Avant d’aller voir ses parents, il passe chez sa sœur, dans un village voisin, et lui demande ce qu’ils sont devenus. La jeune femme, par jeu, lui propose de demeurer cette nuit-là sous son toit, et le lendemain d’aller chez les parents, en se donnant comme un ami de leur fils. L’idée lui plaît, et la nuit passée, il la quitte, se rend à Batroun, entre dans la maison de famille, et raconte à son père et à sa mère, qui ne le reconnaissent pas, qu’il leur apporte des nouvelles de leur fils : celui-ci se porte très bien et arrivera dans vingt jours. Il s’assied à leur table, accepte leur l’hospitalité pour la nuit, et au moment de se coucher, leur confie son sac contenant ses 500 livres, le fruit de ses économies. Tandis qu’il dort, l’homme et la femme pénètrent dans sa chambre et le tuent. Le lendemain, la jeune femme d’arriver toute joyeuse à la maison. Il faut entendre les ululements, les arari. Etonnement des parents. « Pourquoi donc est-elle si joyeuse ? — Comment ! vous n’avez pas reçu mon frère ? Il était chez moi hier. » Consternation des parents, et de gémir, de s’arracher les cheveux, les vêtements. Tous trois, père, mère et fille, les voilà prêts à entrer dans le cortège d’Atys ou d’Adonis.

Je m’émerveille qu’un tel récit naisse spontanément dans « une vallée si bien faite pour pleurer. » Où pourrais-je étudier le folk-lore du Liban ? Mais soudain :

— Dites-moi, Gaillardot, quels sont donc ces prêtres qui se tiennent, là-bas, en travers de la route ?

— Je parie que ce sont les Maristes de Djouné qui vous attendent.

— Comment savent-ils déjà ?…

— Ah ! par la montagne, il y a des raccourcis.

Ils font signe au cocher d’arrêter. Je saute à terre.

— Bonjour, mes Pères.

Compliments, amitiés. Ils nous disent que leur collège m’attend ; si je continue ma route, je vais beaucoup les décevoir. Hélas ! l’heure nous presse. Mais je leur promets de revenir un jour prochain.

Et c’est bien sûr que je reviendrai pour voir de tels amis. D’ailleurs, je ne prends pas mon parti d’avoir passé sous Ghazir sans y monter.

— Ghazir, me dit Gaillardot. Je vous donnerai toutes les indications sur les deux maisons qu’a successivement habitées Renan. En 1861, j’étais là-haut avec lui. J’avais mes huit ans ; c’est déjà un âge ; j’étais un petit garçon, très fier de ce qu’il me demandait de l’encre. Renan, arrivé en Syrie dans les derniers jours d’octobre 1860, n’avait pas cessé, depuis lors, de circuler tout le long de la côte, et il venait de passer dix-huit jours en Terre Sainte (du 26 avril au 14 mai). Pour prendre un peu de repos, il s’installa à Ghazir. Ses fouilles étaient pratiquement terminées. Il commença de rédiger la Vie de Jésus. Mes parents, de leur côté, avaient loué là une petite maison, pour y passer la saison chaude. Chaque semaine, le plus souvent le samedi, il leur lisait, devant Henriette, les pages qu’il avait mises au net. Mon père l’a empêché de multiplier les interprétations de la Résurrection de Lazare. « Vous allez tout gâter, » lui disait-il. Renan habitait avec sa sœur la maison d’un certain Kaouam, un excellent Maronite. Ils disposaient, à l’occasion, d’une chambre pour Lockroy, qui était le dessinateur de la mission et qui circulait dans tout le pays… Ah ! ce Lockroy, il émerveillait le village par son entrain. C’est lui, quand on joua la tragédie de Saint Agapit chez les Jésuites, qui brossa les décors. Il faut vous dire que, dans ce temps-là, les Jésuites avaient leur collège à Ghazir ; ils ne se sont installés à Beyrouth qu’après qu’ils eurent vu les Américains y créer une maison d’éducation. Vous savez leur goût pour la tragédie de collège. Renan en redingote vint assister à la représentation. La pièce se déroulait dans les Catacombes de Rome. Ah ! les décors de Lockroy, si je me les rappelle ! On en a fait des caleçons, des chemises, et j’ai vu indéfiniment leurs couleurs infernales sur le dos de tous les braves gens de Ghazir… Oui, Renan, entretenait de bonnes relations avec les Jésuites. Vous pouvez voir dans son Rapport qu’il faisait cas de leurs connaissances archéologiques. Henriette était revenue enchantée d’une visite chez le patriarche au couvent de Berkeké. Le frère et la sœur s’appliquaient à ne pas froisser les personnes du pays, et faisaient les actes extérieurs de la religion. Je me rappelle comment, l’un et l’autre, souvent, tenaient leur chapelet dans leurs mains… Dans ce temps-là, ces populations étaient très pieuses. Aujourd’hui, la loge maçonnique…

À tous instants, mon parfait compagnon, entraîné par l’abondance de ses souvenirs et de ses lectures, par la richesse de ses expériences, après tant d’années passées en Orient, voudrait m’ouvrir de nouvelles curiosités, mais je ne le suis pas, je refuse de l’entendre, je le ramène avec vivacité à notre enquête.

— Gaillardot, occupons-nous aujourd’hui de Renan à Ghazir et à Amschit, et de rien d’autre ! Voici des lieux où je passe trop peu d’heures : il ne faut pas que vous m’en écartiez.

Et le bon M. Gaillardot de me donner de nouveaux détails, qui m’amenaient à de nouvelles questions, si bien qu’en arrivant à Beyrouth il me fit le grand plaisir de me retenir à diner. Il voulait mettre sous mes yeux la précieuse correspondance que son père, toute sa vie, a entretenue avec Renan. Vous pensez si je me réjouissais !


Mme Gaillardot est une Syrienne, élevée chez les Dames de Nazareth de Beyrouth. Il eût été bien avantageux pour moi qu’il me fut permis plus souvent, dans ce trop court voyage, d’approcher de telles personnes, qui sont les plus capables de nous faire comprendre, par leur conversation et, déjà, par leur seule présence, ce qu’est cette civilisation actuelle de l’Orient chrétien. Un état d’esprit tout à l’opposé de celui d’une Henriette Renan. Mlle Renan était tout à fait antireligieuse. Mme Renan d’ailleurs ne l’était pas moins. L’une et l’autre avec moins de nuances que leur frère et mari. Mme Renan disait à sa belle-sœur : « Tu verras, Henriette, que Renan finira dans la peau d’un moine. » Au jugement de M. Gaillardot, c’est Henriette qui présida au développement de la Vie de Jésus dans le cerveau de son frère. Il me décrit sous quels traits saisissants, petit garçon, il a vu cette singulière personne : « maigre, d’une taille plus que moyenne, une figure extrêmement intelligente, la bouche sombre, les cheveux grisonnants, très savante et parlant de choses archéologiques. » Mme Gaillardot complète cette silhouette.

— Ma belle-mère, me dit-elle, m’a souvent raconté que Mlle Renan était acariâtre. C’est juste le mot. Elle se plaignait toujours, ne prenait pas son parti de la nourriture, se trouvait mal du climat, se fâchait contre les domestiques.

— C’est vrai, ajoute M. Gaillardot, mais c’est elle qui fit ajouter par Renan les belles pages concernant mon père. Renan n’avait rien mis. Elle lui dit : « Ecoute, mon ami, tu n’es pas juste envers Gaillardot. Rappelle-toi ce qu’il a fait. » Légende ou vérité, ce Irait indique en quelle estime on tenait la droiture morale de Mlle Renan et son esprit de justice. Après le repas, M. Gaillardot me conduisit dans son cabinet de travail, dont les hautes fenêtres dominent Beyrouth et la mer, et embrassent largement les montagnes du Liban et le Sannîn perdu dans les neiges. Il mit sur la table les lettres et les livres de Renan, et gaiment :

— Regardez, lisez, et interrogez-nous.

Quels moments que ceux où je pressais ainsi de questions des personnes qui possèdent, d’une manière unique, le détail d’une aventure si précieuse, en même temps que je contemplais le coucher du soleil sur l’horizon admirable où elle se déroula ! Pour bien m’assurer que je ne laissais dans l’ombre aucune circonstance importante, je demandai à M. Gaillardot que nous relisions à haute voix les pages du Mémorial sur le Voyage de Syrie. Nous y trouvâmes tout de suite le nom de son père.

« M. Gaillardot, écrit Renan, resta à Amschit, après notre départ, pour veiller aux funérailles de ma pauvre amie. La population du village, à laquelle elle avait inspiré beaucoup d’attachement, suivit son cercueil. Les moyens d’embaumement manquaient tout à fait. Il fallut songer à un dépôt provisoire. Zakhia offrit pour cela le caveau de Michaël Tobia, situé à l’extrémité du village, près d’une jolie chapelle et à l’ombre de beaux palmiers. (Des palmiers, interrompt à mi-voix Gaillardot, en avez-vous vu ?) Il demanda seulement que quand on l’enlèverait, une inscription indiquât qu’une Française avait reposé en ce lieu. C’est là qu’elle est encore. J’hésite à la tirer de ces belles montagnes où elle a passé de si doux moments, du milieu de ces bonnes gens qu’elle aimait, pour la déposer dans nos tristes cimetières qui lui faisaient horreur. Sans doute je veux qu’elle soit un jour près de moi ; mais qui peut dire en quel coin du monde il reposera ? Qu’elle m’attende donc sous les palmiers d’Amschit, sur la terre des mystères antiques, près de la sainte Byblos…

— Farceur, va ! Il n’y a pas de palmiers.

— Peut-être, autrefois.

— Et pourquoi n’est-elle pas exhumée, transportée à Paris ? Tout ça, c’est de la poésie.

— Assurément, de la poésie ! II s’agit pour Renan de nous communiquer la sorte de musique dont il est rempli par le désastre de sa sœur. Une petite Bretonne semblait prédestinée à reposer auprès du cloître de Tréguier, ou bien, avec son frère, dans un cimetière parisien, et voilà que, victime de l’œuvre fraternelle, elle demeure au pays des palmiers, dans une sépulture étrangère. C’est là ce qu’il s’agit de faire comprendre. À mon avis, le texte de Renan est plus vrai que votre exactitude inefficace, car ses images harmonieuses nous introduisent dans le cercle magique. Le petit étudiant de Bretagne, jeté sur le bord du monde oriental, conçoit, non sans remords peut-être, que sa sœur s’est sacrifiée là-bas, près du fleuve sacré, aux rechercher de la science. Cette âme hautaine est la rançon d’une gloire, et même une hostie exigée par un Dieu offensé. Au pied de la tombe hospitalière de Tobia, je vois Renan dans la plus profonde rêverie. Pas même une inscription, dites-vous ? Eh ! l’inscription, il l’a mise, à bien des reprises, dans son œuvre : au liminaire de la Vie de Jésus, dans le petit Mémorial, dans ses Souvenirs. Renan n’a pas manqué au rite. Il a élevé à sa sœur le monument que les génies de la grande race se doivent entre eux : il a fixé la physionomie idéale de celle qui fut sa conscience austère. La question, si l’on veut à tout prix faire un procès à l’hôte de Ghazir, c’est de savoir s’il a continué jusqu’au bout à vivre en esprit avec Henriette, s’il n’a pas un jour renoncé à leur idéal d’ascétisme laïque… Monsieur Gaillardot, avez-vous revu Renan ?

— Certainement, lui et son fils. Renan nous est revenu à la fin de 1864, et son fils Ary, qui avait alors vingt-huit ans, est passé ici, en 1885.

— Et dans quel esprit, l’un et l’autre ?

— Vous pouvez vous en rendre compte par vous-même. Voulez-vous entendre Renan ? Voici deux lettres où il nous annonce sa venue et, vingt ans plus tard, le voyage d’Ary.

Et M. Gaillardot de nous trouver aussitôt dans ses papiers deux belles pages, dont il a bien voulu me donner une copie :


Sèvres, 16 octobre 1864.


Renan au docteur Suquet.

Mon cher ami,

Il est probable que nous allons bientôt nous revoir. Cet été, en travaillant à mon histoire des Apôtres et en particulier de saint Paul, j’ai conçu un vif désir de voir Antioche, Ephèse, Thessalonique, Athènes, Corinthe, les principaux lieux enfin de cette histoire. Naturellement, remettant le pied en Syrie, j’ai songé à revoir quelques-uns des points que j’ai déjà visités et qui m’ont laissé tant de souvenirs, quelques-uns si cruels. J’ai à remplir envers ma pauvre sœur un douloureux devoir. Puis il y a un endroit, Oum-el-Awamid, où je voudrais reprendre quelques fouilles. Je ne sais encore dans quelle mesure je le pourrai, mais le principe du voyage est chez nous arrêté. Ma femme m’accompagnera. Nous avons bien des liens à rompre derrière nous. Mais quand voyagerait-on, si on attendait que tous les fils de la vie s’ouvrissent d’eux-mêmes pour laisser un espace libre ? Nous avons donc brusqué notre résolution, et presserons le plus possible notre départ. Je ne sais si nous serons prêts pour le paquebot du 29 de ce mois ; si nous le manquons, nous partirons par celui du 9 novembre.

Je reçois aujourd’hui une lettre de Gaillardot, où il m’apprend qu’il part pour la Syrie. Ayez la bonté de lui faire passer le mot ci-joint. Vous verrez, en lisant ce mot, que l’époque où j’arriverai à Beyrouth est encore fort incertaine. Avertissez Khadra, si vous le voyez, de notre prochaine arrivée. S’il y a un télégraphe d’Alexandrie à Beyrouth, je lui télégraphierai, quand le jour de mon arrivée en cette dernière ville sera fixé. C’est pour moi une grande joie, mon cher ami, de vous revoir, et c’est en grande partie ce désir qui m’a porté à commencer par la Syrie mon voyage que j’aurais pu commencer par Athènes et Smyrne. Vous savez quel lien m’attache à vous.

À bientôt donc ; croyez à ma vive amitié.

E. RENAN.


Bellevue, 28 octobre 1884.

Ainsi donc, cher et excellent ami, c’est d’aujourd’hui en huit que mon bien aimé Ary ira vous rejoindre pour ce voyage dont j’attends pour lui tant de plaisir et tant de bien. Que je vous remercie de cette précieuse idée et des incomparables moyens que vous nous offrez pour la réaliser ! Vous savez combien j’aime mon Ary. Son infirmité n’a fait que me le rendre plus cher. Je peux dire de lui : Vere dolores nostros ipse pertidit. J’étais trop malheureux dans la première année de mon mariage ; ma pauvre Henriette ne pouvait s’habituer à voir traduite en fait une idée qu’elle m’avait plus que personne suggérée. Il fut vraiment Benoni, le fils de ma douleur. Et puis, c’est le dernier des Scheffer. Il tient de ma femme beaucoup plus que de moi. Si vous aviez connu comme moi cette race étrange, derniers survivants des Berserkr du Nord, vous verriez quel mystère de race il y a dans cet enfant, né pour avoir six pieds de haut, puis brisé par un coup de barre, luttant avec une force intérieure inouïe contre une fatalité extérieure qu’il a réussi à dompter en partie. L’amitié que vous avez tout d’abord conçue pour lui prouve que vous l’avez bien compris. J’en ai été bien heureux. Je suis sûr que ce voyage fera époque dans sa vie. Il avait besoin d’être tiré du milieu parisien, qui le porte trop au dilettantisme et au paradoxe, pour être jeté en pleine nature et en pleine histoire. Votre main, tant de fois bonne pour nous, est venue le prendre, et saura le guider dans ce monde nouveau pour lui. Il est enchanté, et la joie qu’il éprouve est pour moi le meilleur signe du bien que ce voyage lui apportera.

Ici l’on va assez bien, fort bien même. La petite fille que vous avez mise en ce monde paraît entrer fort résolument dans la vie. La mère se lève depuis deux ou trois jours, et ses forces commencent à lui revenir. Seul, le vieux père est bien impotent, usé qu’il est par ce climat humide et atone. Ah ! si je pouvais voir encore une fois votre chaud triangle de Beyrouth et le sable de Sarba ! Je vous assure que si Maspero m’écrivait qu’on peut aller au Sinaï sans trop de difficultés, je tenterais l’aventure. Je crois que votre saine atmosphère, sèche et riche de vie, me rajeunirait pour un temps. Et puis je voudrais faire encore une fois le pèlerinage d’Amschit. C’est pour moi une consolation de songer que, si je ne peux y aller, vous et Ary accomplirez mes derniers devoirs envers les restes de ma chère amie.

Embarquez-vous donc tous les deux en pleine joie sur cette belle mer bleue que je voudrais pouvoir vous rendre favorable. Croyez bien, cher Suquet, que vous laissez derrière vous de vrais amis de cœur.

E. RENAN.


Et comment tout cela finit, c’est une sombre histoire. Sur le tard, le Dr Gaillardot vint se faire soigner à Paris de douleurs névralgiques, intolérables, qu’il avait dans la joue. Il descendit chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu. Renan lui fit une visite, et en le quittant lui dit : « Mon ami, je ne reviendrai pas vous voir dans ce milieu. » Et il tint parole.


Le ciel nocturne était divin, quand, ayant quitté mes hôtes, je descendis de leur quartier haut vers mon hôtel, près du port. De ma fenêtre, avant de m’endormir, je regardai longtemps la mer étaler, sous cette nuit bleuâtre, au pied du Liban, son azur sombre, blanchi çà et là par le reflet des astres. J’admirais dans le ciel Vénus-Astarté, la dame de l’Amour et du plaisir, celle qui fut aimée d’Adonis, dieu de Byblos, d’Eshmoun, dieu de Sidon, et de Melgarth, dieu de Tyr ; la sœur du Soleil de Baalbek, celle à qui le prophète juif, en déchirant sa robe, jetait l’anathème. Et j’entrevoyais dans le flot ténébreux Derceto, la déesse-poisson, l’aïeule des Sirènes et de toutes celles qui portent la figure des anges sur un corps d’animal.

Un tel spectacle d’éternité me désabuse dos vues trop lucides, qu’il noie sous les songeries. C’est un plaisir, en plein midi, que le groupe des Renan soit cruellement inondé de lumière. Mais, pour faire le tour de la vérité, il faut accepter les ombres où, douze heures par jour, ce soleil repose. Craignons, en Syrie, d’abuser de l’esprit clair et critique ! Mes facultés d’analyse, je les retrouverai toujours à Paris. Ici, j’ai autre chose à faire qu’à garder le contrôle de moi-même. C’est bien le moins que Byblos et le fleuve Adonis m’incitent à me livrer aux forces de la sympathie et de l’enthousiasme. Ne chicanons pas Renan, quand il dédie à sa sœur perdue une lamentation, et sur la terre syrienne construit la dernière Adonie. Ici, Renan a perdu son aînée, son guide féminin, sa sœur et son inspiratrice, envers qui il avait été un enfant égoïste. Ce que fut cette mort, comment il l’éprouva, quel sens le plus beau il donne à ce qu’il doit subir, cherchez-le dans les couleurs que, peu après, il prêta au culte d’Adonis et de Tammouz.

Ce soir, ce que la mer de Syrie raconte au rivage du Liban, avec cet accent de reproche et d’amour, c’est leur grand secret séculaire de larmes et de volupté. Elle jette éternellement ses vagues sur la grève de Byblos pour la purifier, et quand elle y conduisit la vierge bretonne, c’était pour que le tombeau de cette dévouée demeurât aux lieux des antiques mystères, comme la cendre d’un sacrifice.


IV- — UNE VISITE DANS LE LIBAN

Belle occasion de pénétrer dans l’intérieur de ce Liban que je n’ai fait que longer, au Nord, sur le rivage ! Le consul général de France, M. Georges Picot, m’offre que nous visitions ensemble la partie Sud. Nous irons de Ouadi-Chahrour, le premier village au sortir de Beyrouth, jusqu’à Salhié, sur la frontière de Sidon… Ah ! certes, j’ai accepté. Et voici mes notes de voyage, bien sommaires, telles que je les retrouve sur mes cahiers, jetées sans verbes, à coups de crayon, dans les cahots de l’automobile, ou dans la nuit des fêtes que les villages nous donnaient.

À quoi bon les compléter et chercher à les mettre au point ? Cent écrivains, depuis 1914, m’ont suivi et dépassé. Si je vaux, c’est pour témoigner quels étaient, à la dernière heure avant le drame, les sentiments de cette nation fidèle. Un tel chapitre, dûment daté, prend place dans la longue série des titres du Liban et dans les substructions de l’édifice franco-libanais.


Au sortir de Beyrouth, en automobile, ayant pris le long du rivage la route classique de Sidon, nous tournons bientôt à gauche, pour pénétrer dans la montagne par des déchirures profondes, au fond desquelles coulent des torrents, et nous montons les contreforts du Liban vers Aley.

Des hauteurs couronnées de pins parasols, des escaliers, des terrasses en jardins, un immense amphithéâtre aux teintes violettes, constellé çà et là de villages, de couvents, de chapelles. De loin, sur les pentes, on aperçoit les populations groupées à l’entrée des villages. Et quand nous arrivons, la fusillade éclate, tous les chants, toutes les frénésies. L’Orient mêle en notre honneur les rites du mariage et de la guerre. Le prodigieux, pour un novice, c’est, au milieu de ces coups de feu, les youyous des femmes, ce long ululement dont elles se gargarisent sur notre passage, en même temps qu’elles nous aspergent d’eau de rose.

Comment donner une idée de ce désordre joyeux et étincelant, de ce bruit, de cette turbulence ? Roulades aiguës des femmes, salves redoublées des hommes, sérieux des enfants qui, dans la fumée de la poudre, portent fièrement la baguette du fusil paternel. Et soudain, l’orateur paraît ! Partout de véhéments discours nous donnent l’esprit de ces démonstrations : « C’est à la France, grande nation émancipatrice, que les Libanais doivent leur statut, et c’est d’elle qu’ils attendent toutes les libertés. Enfants, ils ont reçu]cette espérance de leurs pères… » Ainsi parle chaque députation, et de nouveau en avant la poudre, l’eau de rose, les youyous…

N’avons-nous pas, dans nos pays basques, quelque chose d’analogue avec les Irrintcinas, ces cris de guerre aux intonations rudes et prolongées ? Le savant M. d’Abbadie avait institué des concours où il donnait des prix aux meilleurs crieurs : « Les irrintcinas, disait-il, peuvent faire vibrer dans une âme basque quelque noble sentiment, digne des vieux temps et de nos grands ancêtres. » Quels sentiments réveillent les ululements des femmes du Liban ? On croit entendre des provocations amoureuses pour quelque mariage, ou des excitations de mort adressées aux guerriers du pays. Aujourd’hui, sur notre passage, ce sont avant tout des réclamations scolaires. Tous ces villages, pour conclure leurs compliments de bienvenue, nous demandent d’ouvrir des écoles et de leur envoyer des maîtres.

Une vieille femme avec un enfant sur les bras me supplie. Elle est vêtue comme une madone d’Italie. « Que dit-elle ? — Permettez que nos petits-enfants parlent français. Faites une école. » Une autre lui succède : « Permettez que la prochaine fois je puisse vous saluer avec des mots français. »

Cependant, nous ne cessons pas de monter dans le Liban Aley dépassé, qui est une halte importante des caravanes, nous rejoignons la grande voie de Damas, pour atteindre Aïn-Sofar et le col le plus élevé. Odeur de résine, au milieu des rochers et des pins. Parfois, à l’horizon, entre les montagnes, la déesse apparaît, avec son sourire, son œil bleu et sa puissante volupté. O Méditerranée ! Puis le rideau se referme sur cette joie et cette jeunesse, et nous voilà de nouveau enfermés dans les chênes verts, les caroubiers, les aloès, au milieu des pierrailles, au-dessus des torrents profonds. Les landes arides succèdent aux champs d’oliviers, et les forêts de pins aux pâturages où fraîchit une fontaine, jusqu’à ce que nous retrouvions, dans ces solitudes grandioses, quelque paroisse et sa petite foule en délire. Je me rappelle un tournant prodigieux sur les précipices et, là derrière, soudain, le village placé en embuscade. Au milieu de tous, le curé qui fait le coup de feu. Ils s’apaisent et nous tendent l’éternel placet : « Nous désirons une école pour les filles. »

Ces arrêts multipliés ne nous laissaient guère avancer. Parfois même, un messager venait nous prier de ralentir encore notre marche, parce que son village n’était pas arrivé. On entendait des coups de feu dans le lointain, puis une petite foule apparaissait, nous apercevait ; à deux ou trois cents, hommes, femmes, enfants, ils dévalaient le long des pentes, se venaient ranger au-devant de notre cortège. « Des orphelins, disent-ils, se jettent aux pieds de la France. Des écoles ! donnez-nous des écoles ! »

De ce train, il était déjà deux heures, quand nous traversâmes le torrent de Ouadi Safa, où, pour nous faire honneur, dix moutons furent égorgés en un éclair, au passage de nos voitures, et roulèrent dans la poussière. Bêtes innocentes et malheureuses, s’il faut maintenant attendre que vous soyez dépecées et rôties, quand déjeunerons-nous ? Mais non. Voici Aïn-Zahalteh, le site classique des journées d’été, à plus de mille mètres, le seul endroit ombragé du pays, et de longues tables y sont dressées au-dessus du torrent, sous les arbres, dans le courant d’air. Un déjeuner tout à l’européenne nous y attend, que des voitures ont apporté de chez le meilleur traiteur de Beyrouth.

Nous sommes là plus de deux cents convives, généreusement traités par un poète arabe, dont je regrette bien d’avoir perdu le nom. Avec nous Mgr Pierre Choubly, l’archevêque de Beyrouth, et Mgr Paul Baslous, l’archevêque de Sidon. J’ai encore dans l’oreille le bruissement de l’eau, l’éternel refrain des youyous, mêlés aux clapotis de la cascade, les discours nombreux et sonores, tous les bruits du banquet et de la nature. Par ces heures chaudes, dans un tel lieu, nul n’est fâché de prolonger la halte, et pour nous fêter, les poètes arabes déroulent, interminablement, leurs cadences harmonieuses et parfumées.

Quand nous continuons vers Deir-el-Kamar, ce sont, à chaque arrêt, les mêmes ovations et les mêmes suppliques. À Freidis, mot syriaque qui veut dire petit paradis (on croit que c’est ici l’emplacement du paradis terrestre, « à cause du grand fleuve qui y coule, » une jeune fille nous offre des fleurs et nous demande une école. À Barouk, une jeune fille encore, d’une beauté royale, prend d’assaut le marchepied de notre voiture, et nous déclame, avec une inspiration violente, des vers retentissants sur ce thème : « Donnez-nous l’intelligence, ô vous qui la détenez ! » Sa splendeur et sa véhémence, qui m’éblouissent, me font songer à cette fille d’ancienne famille qu’a vue, dans ces mêmes parages, le jeune Renan : « On eût dit, écrit-il, une Jézabel ressuscitée. Quoique jeune, elle était arrivée à une taille colossale. La beauté de ces femmes, incomparable durant un an ou deux, tourne très vite à l’obésité et à un développement de la gorge presque monstrueux. » Je fais demander au poète arabe, notre hôte du déjeuner, quelques détails sur cette héroïne. Il me répond : « Elle est digne de vos chants. » Il l’a chantée lui-même. C’est la muse du canton de Chouf, à la fois inspirée et inspiratrice.

Je ne peux pas interpréter médiocrement un désir de savoir, exprimé avec des accents si violents et avec ce prodigieux élan de tout le corps. Ce qui anime ces filles, et, derrière elles, tout ce peuple qui nous les délègue, c’est le sentiment mystique du psalmiste : Intellectum da mihi et vivam, donne-moi l’intelligence et je vivrai. Pour moi, désormais, cette émouvante devise flotte sur tout le Liban.

Mais, sur ce rocher escarpé, quel est ce coin de Grenade ou de Tolède ? Au-dessus d’un profond ravin, s’élève un des plus saisissants palais mauresques qu’il m’ait été donné de visiter. Je parcours ses jardins, ses salles, ses bains, ses galeries superposées, ses arcades légères, ses patios où murmurent des fontaines, ses tours carrées et crénelées, les masses de verdure qui s’y mêlent. Le beau séjour somptueux ! Quelles sont les annales d’un tel lieu, à la fois prison, forteresse, harem, dont les jardins de buis et de cyprès respirent la mort et la volupté ? Ma naïve ignorance s’étonne étourdiment qu’un tel lieu, Beït-Eddin, ne soit pas classé dans le trésor des images poétiques et dans le dictionnaire des rimes.

Tout un peuple était réuni dans ce décor romantique, tout un choix de types par ailleurs disparus, car le Liban est un refuge, une arche de salut pour les races traquées. Et c’est à bon droit que Gérard de Nerval y errait, à la recherche des femmes qu’il avait aimées dans des vies antérieures ; que le jeune Renan a pu, au détour d’un sentier, y rencontrer Jézabel ; et que nos soldats d’aujourd’hui y retrouvent les filles des Croisés. La fête de Beït-Eddin, ce jour-là, avait attiré des Maronites catholiques, des Druses idolâtres et des Metualis musulmans. Et au terme de la réception, leur foule m’a accompagné, quand je suis allé déposer sur le tombeau de nos soldats, morts durant l’expédition de 1860, les (leurs qui, depuis le matin, venaient de m’être offertes dans tous les villages. L’accueil que font ces populations au consul de France et à son compagnon est un effet de la gratitude vouée à notre drapeau, protecteur du Liban.


La journée s’achevait, quand nous sommes entrés à Deïr-el-Kamar, où nous devions passer la nuit. Quel délire de l’enthousiasme ! Cette ville fut jadis la plus considérable du Liban. Au temps de l’émir Bechir, elle possédait le monopole du sel, des allumettes et peut-être de la soie. Depuis le chemin de fer, elle a dû céder la primauté à Zahlé et à Aley. Mais qu’elle demeure plaisante, accrochée au flanc du profond ravin, surtout à cette heure de notre arrivée, où nous la voyons toute bruissante et vibrante d’amour pour la France !

Visite immédiate des écoles. Les Maristes ont 240 garçons ; les sœurs de Saint-Joseph, 265 élèves.

Leçon de français. Le maître interroge :

— Préférence. Qu’est-ce qu’une préférence ?… Donnez un exemple de votre préférence.

— Je préfère la France à l’Allemagne.

Exercice religieux. Par la fenêtre ouverte, dans la nuit qui descend, j’admire un ciel sublime et ces voix d’enfants récitant, dans une forme familière, les plus hauts principes de la philosophie catholique.

À la sortie, dans l’ombre, un petit garçon m’aborde et me questionne :

— Est-ce que je pourrai entrer à Saint-Cyr, être officier français ?

— Tu peux être maréchal de France.

— Il n’y en a plus.

— Avant que tu sois grand, il y en aura.

Au sérail, nombreux discours, tout pleins d’un ardent attachement à la France. Cependant que je les écoute, je vois par une petite fenêtre de côté « le champ des Martyrs, » surmonté d’une croix, l’étroite cour où furent massacrés en 1860 les Maronites qui s’y étaient réfugiés sans armes. Massacrés par les Druses, avec l’aide des soldats turcs. Plus de mille trois cents cadavres, rien que pour Deïr-el-Kamar. Cette extermination systématique d’un peuple, qui se dressa pour l’arrêter ? La France, en dépit de l’Angleterre, la France, depuis les Croisades, protectrice des chrétiens en Orient et particulièrement des Maronites. Après un demi-siècle, Deir-el-Kamar se souvient d’avoir vu arriver le général de Beaufort à la tête de nos troupes et suivi de nos religieux et de nos religieuses apportant les offrandes de la générosité française. Nous n’avons pas obligé des ingrats. Je m’en assure avec émerveillement, avec émotion, durant le charmant diner qui suit les visites d’écoles et les réceptions oratoires, diner émouvant, tapageur, plein de cœur. Ces notables avec qui je cause énumèrent sans fin les raisons de l’attachement qu’ils nous vouent. Ce sont les soldats français qui ont rebâti leurs maisons ; c’est avec l’argent que la France leur a fait verser par les Turcs, qu’ils ont créé leurs petits commerces ; leurs enfants sont élevés par les religieux français. Et tout cela se superposant aux légendes de saint Louis, de Louis XIV et de Bonaparte, et s’augmentant de leurs espérances ! Quel beau livre pour notre pays, l’histoire de l’imagination du Liban !

La fête du soir fut féerique, et d’autant plus étonnante pour moi que, demi mort de fatigue, je la voyais du fond d’un rêve. Nous étions assis sur l’une des terrasses que forment ici les toits des maisons. Toute la ville, construite sur une pente assez rapide, montait au-dessus de nous vers les cimes, descendait au-dessous de nous vers l’abime, et se noyait en haut et en bas au milieu des ténèbres, qu’elle illuminait par la multitude de ses torches et de ses lanternes vénitiennes. Tout Deïr-el-Kamar étincelait de feux et bourdonnait de chants. Le flanc de la montagne, jusqu’au fond de la vallée, réverbérait, répercutait cette double magie. Les femmes en bleu, sur certaines terrasses, semblaient des statues drapées. Sur d’autres terrasses, les hommes tiraient, tous à la fois, dix, douze feux d’artifice. Cependant les religieuses chantaient au milieu des flammes de bengale. Les enfants sur la place couraient après les baguettes des artifices retombés. Les fusées sillonnaient la nuit. Les coups de fusil, les chants, les cantiques, les bannières, les feux, les discours, plusieurs civilisations, s’entrecroisaient de la terre au ciel, et j’éprouvais sur mon toit un demi-vertige enchanté. Les raisons du spectacle m’émouvaient autant que sa splendeur. Si Deïr-el-Kamar est tout en flammes et en cantiques, c’est qu’il existe dans le cœur de cette bourgade et de tout ce Liban, comme je le vois depuis ce matin, un sentiment de feu pour la France. Mes hôtes s’épuisent à chercher à le manifester. Dans le tapage, j’entends un récit qui m’enchante : comme il y a une dissidence entre deux familles, on ne voulait pas tirer des coups de fusil, de crainte de malheur, mais les représentants des autres villages sont venus et ont dit qu’une fête sans coups de fusil, c’est triste ! Alors on lire, tant et si bien qu’une balle enlève l’oreille du cawas qui accompagne Picot. Et tous de répéter avec satisfaction : « Il n’y a pas d’exemple d’une grande manifestation sans accident ! »

La longue course et la chaleur m’avaient un peu surmené. On s’est inquiété de me trouver le meilleur lieu de repos, et le docteur Tueny, un Maronite, élève de notre Faculté de Beyrouth, a bien voulu me réserver sa très gracieuse hospitalité.

Ainsi protégé, assuré des meilleurs soins, je me laisse aller aux fantaisies d’une fièvre légère. Par les fenêtres sans volets, mon regard poursuivait dans le ciel, au milieu des nuages nocturnes, le bel astre à la marche glissante. Deïr-el-Kamar signifie « le couvent de la lune, » et l’on dit qu’ici existait originairement un couvent, possesseur d’un tableau de la Vierge foulant sous ses pieds le croissant. Était-ce un souvenir d’Astarté vaincue ? Une nostalgie païenne ? Ou bien, dans son enfance, ce coin du monde désirait-il les choses qui ne peuvent s’atteindre ? Ai-je la bonne fortune de m’asseoir pour un jour au pays des lunatiques d’Asie ? Deïr-el-Kamar serait-elle la Lunéville du Liban ? Je suis sûr que Gérard de Nerval est passé par ici. Il faudra qu’au matin j’interroge mon hôte.


Au matin, mon hôte ne me permet pas de continuer mon voyage. Il croit nécessaire que je me repose et que je laisse partir Georges Picot et ses compagnons. Je ne verrai pas l’illumination du Liban depuis Zezine ; je ne verrai pas les enfants d’Azour danser la dabké au son des roseaux… Mais faisons d’une contrariété un plaisir : causons. J’ai des hôtes charmants ; j’ai mille questions à poser : à moi d’organiser une journée profitable, dans cette chambre blanchie à la chaux, toute nue, avec des tapis sur les dalles, et dont la fenêtre embrasse un paysage immense.

— Docteur, d’où vient donc ce grand palais romantique que j’ai visité hier ?

— Nous n’en savons rien de mieux que ce qu’en dit Lamartine.

— Quoi ! Lamartine en parle ?

Vite, ils vont chercher chez un de leurs parents un gros volume, imprimé en petits caractères (Société belge de librairie, Bruxelles, 1840), où l’on trouve toute l’œuvre du poète à cette date. L’exemplaire est couvert de signatures arabes. Et mes hôtes de me lire de belles pages harmonieuses, colorées, odorantes, un peu incertaines, où fermentent les premiers troubles de l’enthousiasme sacré.

Je vais plus loin dans le livre, et je parcours tout ce que le poète a écrit du Liban. Chez un élève de l’Université de Beyrouth, quelle page à lire que celle où le poète nous peint les deux jésuites, pas un de plus à cette date dans tout le Liban, qu’il a vus à Antourah ! « L’un apprend l’arabe et cherche inutilement à convertir quelques Druses des villages voisins : c’est un homme de beaucoup d’esprit et de lumières ; l’autre s’occupe de médecine, et parcourt le pays en distribuant des médicaments gratuits : tous deux sont aimés et respectés par les Druses et môme par les Metualis. Mais ils ne peuvent espérer aucun fruit de leur séjour en Syrie… » Voilà des lignes bien glorieuses pour les Pères Jésuites, et qui confirment ce que nous disions plus haut de Marcelin Berthelot, admirant la série des efforts talonnants qu’ils surent imaginer, varier et continuer, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé la méthode civilisatrice la plus efficace.

Mes deux hôtes aiment Lamartine et se font la plus grande idée de son apparition au milieu de leurs pères. Cependant je ne tire d’eux aucun trait qui précise ou complète les images étincelantes que le voyant de génie nous a laissées de sa fastueuse chevauchée.

— Et Gérard de Nerval ? leur dis-je.

— Gérard de Nerval ?

Ils cherchent. Ce nom ne leur rappelle rien.

— Comment ! Rien ? Lui qui vous aimait tant ! Il s’est promené ici, il a séjourné à Bethménie. Il est passé à Antourah, à Ghazir. il allait dans la montagne en chantant :


Le matin n’est plus, le soir pas encore !
Pourtant de nos yeux l’éclair a pâli ;
Mais le soir vermeil ressemble à l’aurore,
Et la nuit plus tard amène l’oubli.


Vos pères l’ont vu passer, avec ses obsessions de démence et de poésie, traversant vos solitudes comme un animal blessé. Parfois, en plein midi, les esprits de la nuit l’attaquaient ; il se livrait aux souvenirs enfouis au plus profond de son âme, et, désireux de couronner un amour qu’il avait la conviction d’avoir ressenti dans une série de vies antérieures, il insistait pour épouser la belle Salama, fille d’un chef des Druses de votre Liban. Cher monsieur, n’est-il aucun moyen de retrouver l’itinéraire de Gérard et de connaître le nom, la figure, la famille, l’histoire, la descendance de celle qui, un jour, en signe de fiançailles, lui offrit une tulipe rouge ? Je voudrais voir l’arbre qu’ils plantèrent comme un signe de leur intimité et qui devait croître sans fin.

Le docteur et son frère m’ont promis qu’ils le rechercheraient.

— Et lady Esther Stanhope ?

Je presse de questions mes hôtes. Elle me plaît, cette créature excentrique, à la fois prophétesse et femme d’affaires, qui, pour un temps, exerça une souveraineté parmi les tribus errantes, entre Damas et Palmyre, et puis, cette belle heure passée, prétendit au pouvoir spirituel et se targua de je ne sais quel commerce mystique avec le ciel. Elle passait les nuits en communion avec les astres. D’ailleurs demeurée très anglaise, à tenant tête aux maîtres du pays et se moquant de notre Lamartine, dont elle excellait à faire des imitations, aussi bien que de Byron. Mais c’est trop facile d’avoir de l’esprit ! Je ne m’intéresse pas à ses moqueries ; j’aime ce fond d’enthousiasme qui la soutenait, la pauvre Sibylle vieillie… Des notables qui sont entrés, un à un, pendant que je causais avec les deux frères, et qui maintenant remplissent la chambre, m’expliquent que personne à cette heure ne sait plus où elle repose. Selon les uns, sous un oranger ; selon d’autres, au pied d’un mur. Et d’ailleurs, peu leur chaut cette reine imaginaire du Liban : ils n’aiment que la politique.

L’après-midi et tout le soir, c’est dans ma chambre une vraie place publique. Tous les notables de Deïr-el-Kamar et des environs, j’imagine, me font l’honneur de s’assembler autour de mon lit. À tous instants, il en arrive de nouveaux. Ils me prodiguent les politesses de l’Orient. Ceux qui savent le français m’entretiennent de nos dernières élections législatives. Quelle aptitude politique chez ces montagnards isolés ! Grâce au journal la Croix, ils connaissent les plus minces détails de notre vie parlementaire.

— Il y a deux Delpech ? Y a-t-il aussi deux frères Cochin ? Bertrand de Mun, qui se présente, est-il le frère du comte de Mun ?

Entre temps, ils m’expliquent la politique du Liban, leur éternelle revendication du territoire de la Beka, dont la récolte leur est indispensable, puis toutes leurs difficultés. Une phrase revient constamment dans la bouche de chacun de ces petits chefs : « Là où j’ai mes partisans. » Et les Turcs et les Druses ! Je n’aurais jamais cru que ces faits d’histoire et de religion m’apparaîtraient dans leur réalité de querelles de villages. « Le Chrétien maudit le Veau et le Druse maudit la Croix, » voilà ce qu’aujourd’hui je dois entendre tout l’après-midi.

À mon tour, je leur explique notre anticléricalisme : comme quoi, depuis la Révolution française, les adorateurs du progrès croient trouver un obstacle dans la vieille religion chrétienne Mais la jeunesse n’en est plus à ces nuées, et tout s’arrangera bientôt.

— Chez nous, c’est tout arrangé. Vos religieux et religieuses nous donnent le progrès.

Au soir, les Sœurs viennent me voir. L’une est de la Lozère, une Française de teint coloré, bonne ménagère. Elle se plaint qu’à Deïr-el-Kamar « on ne peut rien se procurer. » Cette expression des petites villes françaises, retrouvée dans le Liban, m’enchante. L’autre, la petite, gaie, rieuse, est de la Vendée. Toutes deux se plaisent ici. En automne, on a la brise de mer. Il n’y a de mauvais que les jours de sirocco. Elles rient des mésaventures que leur valut d’abord leur ignorance de l’arabe.

— Quand je suis arrivée, me raconte la sœur vendéenne, on m’a mise à la classe des toutes petites. Je ne savais pas un mot d’arabe, ni elles de français. On ne pouvait que rire ensemble. Un jour, j’ai voulu dire à mes petites filles : « Taisez-vous. » J’ai employé le mot qui veut dire : « Sortez ! » Elles sont toutes parties. Je disais : « Mon Dieu ! qu’est-ce qu’elles ont ces petites-là ? » Dieu ! comme je me faisais de l’ennui ! J’en ris encore souvent, toute seule.

En se retirant, elles me disent :

— Vous saluerez pour nous la France.

Le lendemain, même journée charmante, un peu dépaysée, mais non pas solitaire, certes ! Jadis, avant les Facultés françaises de Beyrouth et du Caire, j’aurais été soigné ici, ma bonne fortune aidant, par quelques-uns de ces médecins arabes, marocains le plus souvent, qui parcouraient le pays en criant :« Voici le médecin, celui qui guérit de tout ! » On se réunissait autour de lui, sur la place, dans les villes. Il procédait le plus souvent par les scarifiants. Souffriez-vous de l’estomac ? Il vous appliquait un fer rouge sur le ventre. D’un rhumatisme ? Bien vite un cautère. Ne riez pas. Ces médecins faisaient boire des infusions de digitale, quand nous donnons aujourd’hui la digitaline, et ils donnaient le simple où nous donnons l’extrait. La médecine arabe se rapproche de la médecine française, bien plus que de l’américaine. C’est mon hôte, le docteur, qui me raconte ces belles choses dans les minutes que je vole à l’obsession politique où vivent mes visiteurs.

Au soir de cette seconde journée, je m’en vais, tout seul, faire une petite promenade aux alentours de la ville. Je vois les Sœurs dans un clos. Rencontrer des filles de France dans un jardin du Liban, voilà de la poésie ! Leurs petites filles sont avec elles. Tout ce monde profite du jour de congé que j’ai donné, l’avant-veille, en visitant leur école.

— Mais, disent-elles en s’excusant, il nous faut partir. C’est l’heure où les messieurs vont venir à la promenade.

Dans une telle phrase, où l’on surprend le point de contact des convenances du harem et de la règle du couvent, mon esprit s’enivre de voir ce qui semble finir se prolonger dans ce qui innove.

Enfin, le troisième jour, à midi, je prends congé de mes hôtes excellents :

— Mon cher docteur, ajoutez deux plaisirs à tant de gracieusetés dont je vous remercie ; cherchez les traces de Gérard de Nerval : il vous aimait tant, et vous l’ignorez, vous qui savez les noms de nos plus insignifiants députés ! Et puis, donnez-nous l’histoire véridique de lady Esther Stanhope.

J’ai la parole du docteur. Dans quelques jours, son frère qui, pour l’instant, est occupé à des réparations au sérail de Beït-Eddin, s’en ira du côté de Jouni, à six heures de Deïr-el-Kamar, et recueillera tous les souvenirs, toutes les légendes qui peuvent traîner chez les gens du pays. Lui-même, le docteur, il va consulter les vieux livres arabes.

Et sur ces bonnes promesses (que la guerre, encore invisible, allait dans deux mois rendre vaines), je pars en voiture pour Beyrouth… À la sortie de la ville, que vois-je ? Tous les enfants de Deir-El-Kamar rangés des deux côtés de la route, les petites filles avec leurs religieuses, les garçons avec les Pères, qui, à ma vue, agitent des drapeaux et acclament la France… La charmante clientèle, les heureuses préparations d’amitié ! Aussi longtemps que je puis les voir, ces jeunes camarades, je salue de la main leur petite fourmilière enthousiaste. Je m’en vais, enchanté des heures que je viens de passer dans ce décor de rêve, où les filles de France ennoblissent la vie, près du tombeau de nos soldats. Parmi ce chaos de l’Orient et cette confusion des races, quelle céleste lumière met la robe de nos religieuses !

De Deïr-el-Kamar à Beyrouth, par le Sud, la distance n’est pas grande, une trentaine de kilomètres, je crois, mais je n’étais pas pressé d’arriver. La chaleur, traversée de grands souffles de brise, était splendide et supportable. Nous suivions une route en lacets, qui descend vers la mer, à travers des rochers où poussent seulement quelques pins et des oliviers espacés. C’est une nature toute provençale par la fierté et la pauvreté, dans des proportions plus grandioses. De toute ma journée, je rencontrai seulement quelques cavaliers, des ânes, des chameaux, et des enfants cueillant des feuilles de mûriers. Aux plus beaux passages, je mettais pied à terre et m’attardais dans mon plaisir. La jeunesse, la tranquillité, la fierté de cette nature enflammée sont choses divines, qui développeraient l’amabilité chez un rustre. Quel silence ! On s’explique que tout naturellement, au tomber du jour, l’homme arrivé sur ces sommets lève les mains au ciel, exhale sa prière et crée le culte des hauts lieux. Ces heures demeurent dans mon esprit, heureuses, légères et chantantes, un de ces moments d’allégresse où, sans une pensée distincte, nous respirons tous les dehors et mêlons l’azur, les parfums, la brise, les lumières et les ombres à notre vie intérieure. Je ne me rappelle aucune image, aucune idée, rien que mon plaisir, dans cette solitude brillante des montagnes, puis du rivage, et le soir j’étais à Beyrouth, bien désireux de retourner au plus tôt dans les plus antiques cantons religieux du Liban.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.
  2. Voyez la Revue du 15 février.