Aller au contenu

Une Enquête aux pays du Levant/03

La bibliothèque libre.
Maurice Barrès
Une Enquête aux pays du Levant
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 241-272).
UNE ENQUÊTE[1]
AUX
PAYS DU LEVANT

III[2]


V. — UNE SOIRÉE AVEC LES BACCHANTES, AUX SOURCES DE L’ADONIS


Sunt in nobis semina scientiæ… Il y a en nous des germes de science, comme des germes de feu dans le caillou. Les philosophes les en tirent par le raisonnement, les poètes les font étinceler par l’imagination.
Descartes.


Adonis… Cédant à l’obsession de ces mystiques syllabes, je continue de penser au fleuve sacré, et je n’aurai de cesse que je n’aie remonté ses méandres sauvages, jusqu’au temple ruiné d’Afaka. C’est là-haut, dans ce sillon profond de la montagne, le point vibrant, la source de vie et le secret du Liban.

Ce matin, je suis parti de Beyrouth en automobile et arrivé rapidement, par la route en corniche, le long de la mer, jusqu’au petit village montagneux de Ghazir. Je ne pouvais pas traverser ce fameux site renanien, sans m’enquérir de la maison où le jeune savant habita et où il écrivit son petit roman de la Vie de Jésus (d’un effet si terrible dans son premier scandale, et qui nous semble aujourd’hui, sous ses parures fanées, oserais-je le dire, d’une substance un peu médiocre).

« La pauvre cabane maronite, » comme Renan l’appelait, est démolie depuis douze ans, et sur son emplacement s’élève une grande bâtisse, mais sa terrasse a gardé sa treille de roses, ses abricotiers, et sa vue incomparable de jeunesse, d’allégresse, de fraîcheur sur le rivage et sur la mer.

« Ghazir est sans contredit l’un des endroits les plus beaux du monde ; les vallées voisines sont d’une verdure délicieuse, et la pente d’Aramoun, un peu plus haut, est le plus charmant paysage que j’aie vu dans le Liban… Nous y trouvâmes une petite maison, avec une jolie treille. Là nous prîmes quelques jours d’un bien doux repos… Au sein du plus profond repos qu’il soit possible de concevoir, j’écrivis, avec l’Evangile et Josèphe, une Vie de Jésus, que je poussai à Ghazir jusqu’au dernier voyage de Jésus à Jérusalem. Heures délicieuses et trop vite évanouies, oh ! puisse l’éternité vous ressembler ! Du matin au soir, j’étais comme ivre de la pensée qui se déroulait devant moi. Je m’endormais avec elle, et le premier rayon du soleil paraissant derrière la montagne me la rendait plus claire et plus vive que la veille… Le soir, nous nous promenions sur notre terrasse, à la clarté des étoiles ; ma sœur me faisait ses réflexions, pleines de tact et de profondeur, dont plusieurs ont été pour moi de vraies révélations… Elle me dit plusieurs fois que ces jours étaient son paradis. Un sentiment de douce tristesse s’y mêlait. Ses douleurs n’étaient qu’assoupies, elles se réveillaient par moments comme un avertissement fatal… »

Pages harmonieuses dont le sentiment semble avoir débordé sur tout le récit de la Mission de Phénicie.

« Dans le Liban, le charme infini de la nature conduit sans cesse à la pensée de la mort, conçue non comme cruelle, mais comme une sorte d’attrait dangereux où l’on se laisse aller et où l’on s’endort. Les émotions religieuses y flottent ainsi entre la volupté, le sommeil et les larmes. Encore aujourd’hui, les hymnes syriaques que j’ai entendu chanter en l’honneur de la Vierge sont une sorte de soupir larmoyant, un sanglot étrange. Ce dernier culte est très profond chez les races du Liban, et forment le grand obstacle aux efforts des missionnaires protestants chez ces peuples. Ils cèdent sur tous les points ; mais quand il s’agit de renoncer au culte de la Vierge, un lien plus fort qu’eux les retient. »

Tout occupé à confronter mes souvenirs de ces beaux textes avec l’étincelante matinée, j’ai négligé d’interroger personne dans Ghazir. Un jeune Syrien, très distingué, M. Melhamet, a bien voulu réparer mon oubli, et s’est chargé de faire une visite à la vieille femme qui, il y a soixante ans, a donné l’hospitalité à M. Renan. Il l’a trouvée sur un sofa, vêtue de soie, coiffée d’un voile, égrenant son chapelet. Et, grand Dieu, quelle conversation ! Que n’a-t-elle pas raconté ! Peut-être ai-je tort de faire un sort à cette histoire que mon Syrien m’a rapportée, histoire choquante, mais pourtant harmonieuse avec ce paradis de Ghazir, (telle une cétoine dorée qui repose au sein d’une rose.) Je la recueille pour qu’on en rie, car elle est, de toute évidence, absurde, inexacte, impossible. C’est une légende, significative du tour d’esprit naïvement sensuel de ces douces populations, qui, sans malice, avec une innocence animale, surveillaient, sans rien y comprendre, les méditations du jeune archéologue.

Voici ce que raconta la vieille logeuse, évoquant le souvenir du temps où son hôte et elle-même étaient jeunes.

— La maison que j’habitais alors était bien petite. Si nous avions eu celle où vous me voyez aujourd’hui, l’étranger aurait eu toute sa commodité, et ne nous aurait peut-être pas quittés. Nous n’avions que deux chambres et une grande terrasse sur la vallée et sur la mer. Je l’habitais avec mon mari et deux enfants. Quand l’étranger est venu, je lui cédai la plus grande chambre. Il était accompagné de sa sœur. Il avait aussi trois enfants.

— Des enfants ! dit Melhamet.

— Mais non, grand maman, interrompit une jeune femme qui assistait à cette conversation. Vous confondez avec le directeur de la poste française. Celui-là. avait des enfants.

— C’est possible. Excusez-moi, monsieur. Maintenant je me souviens. Pendant les premiers jours, ce monsieur avait l’air dépaysé. Il ne sortait de sa chambre que pour venir s’étendre sur une espèce de divan pliant, qu’il avait apporté avec lui, à l’ombre de ces peupliers, tout près du mur de ce moulin. Elle indiquait deux beaux peupliers et le mur, tapissé de fougères ruisselantes, d’une espèce d’aqueduc qui conduit l’eau au moulin.

— Le soir, après le coucher du soleil, il rentrait. Je leur servais leur diner sur la terrasse. Ils veillaient beaucoup. Je me réveillais parfois dans la nuit, et je les entendais. Peu à peu il s’est accommodé ici. Il allait souvent assister à la messe et aux cérémonies religieuses. Il faisait des promenades et des visites. Un jour, je vis arriver chez moi une jeune fille du village. Elle avait la réputation d’être émancipée, et c’était la première fois qu’elle venait me trouver. Je la revois encore, fardée, portant des bijoux et une jolie toilette. Le monsieur, contrairement à son habitude, quitta sa chambre et vint nous tenir compagnie. Je compris immédiatement que cette visiteuse voulait attirer chez elle l’étranger, qui avait l’air très riche et généreux. Je fis ce que je pus pour abréger cette séance, et quand la jeune fille fut enfin partie, je demandai au monsieur : « Comment avez-vous trouvé ses bijoux et sa toilette ? — Ses yeux, répondit-il, sont plus beaux que sa toilette et ses bijoux. » Je commis exprès une impolitesse. Je ne rendis pas sa visite à la jeune effrontée, mais ceci ne l’empêcha pas de revenir. Ses visites, d’abord rares et courtes, devinrent plus fréquentes et enfin quotidiennes. Elle se fardait et se chargeait de mille chiffons : elle me faisait l’effet d’une poule faisane. Ceci me révolta au point que, profitant un jour de l’absence du monsieur, je lui déclarai que je ne voulais plus la recevoir. Elle se retira sans riposter ; elle se sentait la plus forte. Un jeune démon est toujours beau, dit le proverbe. Un soir, le monsieur m’avertit qu’il devait voyager. Il fit ses malles, et nous quitta avec sa sœur. Mais ce voyage n’était qu’un déménagement. Il s’était installé chez l’autre.

Tout en faisant ce récit, la voix de la vieille femme tremblait de colère. Après soixante ans, elle n’avait pas encore pardonné. M. Melhamet lui montra des portraits de Renan, qu’une revue de Paris venait de publier.

— Je ne vois plus clair, dit-elle. D’ailleurs, pour les détails, demandez à l’autre. Elle en sait plus que moi.

C’est ce que ne manqua pas de faire M. Melhamet, qui retrouva, vivant en famille, dans un petit village de quelques maisons, bâti sur le sable non loin de Ghazir, une femme de soixante-dix ans, aux yeux chargés de kohl, où survivait une grande beauté.

— Vous souvient-il, madame, d’un Français qui habita chez vous en 1860-1861 ?

M. Renan, n’est-ce pas ?

— Justement, et je viens vous demander des renseignements sur…

— Eh bien ! d’abord, dites-moi le nom de la personne qui vous a donné mon adresse ?

M. Melhamet inventa un nom au hasard.

— Ou habitez-vous ? reprit-elle.

— Ghazir, en ce moment.

Elle eut un léger sourire, qui disait : « Je sais quelle est la femme qui vous a raconté mon histoire, » mais elle ne refusa pas de répondre.

M. Renan, dit-elle, habitait depuis quelque temps une maison au bas du village, une maison étroite, où des petits enfants le gênaient beaucoup. Il trouva chez moi le repos qu’il désirait. Je n’étais pas encore mariée, et je vivais seule avec mon frère. Notre maison était située au tournant de la route, près de l’établissement des Pères jésuites. M. Renan était accompagné de sa sœur, d’un cuisinier et de plusieurs domestiques. Il avait des chevaux pour ses excursions dans les montagnes. Des messieurs français venaient le voir souvent. À plusieurs reprises, ils sont allés visiter Afaka.

— Avez-vous gardé des souvenirs sur sa vie intime ?

— Des souvenirs vagues. Je puis vous dire qu’il n’avait jamais l’air de se préoccuper de la vie matérielle. Il semblait distrait par une idée. Je crois qu’il devait être amoureux. Il était excessivement généreux et vivait très bien. Tout le temps qu’il demeura chez nous, il nous forçait à partager sa table qui était très bien servie. À son départ, il m’a gratifiée d’une somme à peu près égale à celle qu’il me devait. Il sortait rarement, et passait la plus grande partie de sa journée sur une natte, à l’ombre des sapins dans le jardin. Il portait toujours un livre. Un jour, au début, il me surprit à chanter une romance, il me la fit répéter.

— Mais comprenait-il l’arabe ?

— Oui, il cherchait ses mots et les prononçait mal, mais il se faisait comprendre. Depuis ce jour-là, tous les soirs, après dîner, il me priait de chanter un peu sur la terrasse.

— Voyait il d’autres personnes que vous, dans Ghazir ?

— Il était excessivement gentil avec tout le monde, malgré son rang et sa position (on le disait très haut placé dans son pays). Cependant il évitait les relations avec les Pères jésuites. Les Pères avaient envoyé des invitations à M. et à Mlle Renan pour la distribution des prix dans leur collège. Il s’excusa et me donna ses cartes d’entrée. Je m’y suis rendue avec mon frère, et nous avons été placés au premier rang, entre l’évêque et le consul de France. Dans les premiers jours de septembre, M. Renan partit pour Amschit. Il laissait chez nous son gros bagage et me promettait de passer nous dire adieu, avant son départ pour l’Europe. Quelques jours après, quelqu’un vint de sa part prendre les malles et m’annoncer que Mlle Henriette venait de mourir, que M. Renan, lui-même bien malade, devait rentrer au plus tôt en France. Je ne l’ai plus revu depuis.

…Voilà tout un petit bavardage qui me rappelle l’enquête que j’ai vu Déroulède mener, près de Saint-Sébastien, dans la montagne de Passages, pour retrouver la chambre qu’y habita Victor Hugo. Une vieille femme nous y raconta des histoires qui nous intéressèrent fort, jusqu’au moment où il nous fallut bien comprendre qu’elle superposait à la figure du grand poète le visage fâcheux d’un commis voyageur en vins de Bordeaux…

Cette population libanaise, entre les colonnes du temple, voit les jeux des colombes qui se poursuivent ; elle s’intéresse d’une manière exagérée à leurs agitations gracieuses, qui la détournent des cérémonies du culte, et lui cachent même la beauté de l’édifice. C’est très comique, l’obstination de ces deux femmes qui ont vu M. Renan, tout le jour, corriger, rédiger et dicter à sa sœur la Vie de Jésus, et qui l’ont pris bonnement pour un amant inquiet ! Un tel contre-sens est tout au moins documentaire sur les manières de voir des villages syriens. Ils ont l’imagination amoureuse, dans ce pays, et l’épisode vaut peut-être d’être retenu en marge d’une excursion au temple des bacchantes d’Afaka.


Il était neuf heures, quand nous sommes partis à cheval de Ghazir, pour monter en une heure à Ghiné. Et de là, sitôt le déjeuner, nous sommes allés à pied, à quelque cent mètres, voir les bas-reliefs d’Adonis.

Au milieu d’un cirque accueillant, tout cultivé et aménagé en terrasses pour les mûriers, un petit rocher de quelques mètres porte les sculptures fameuses. Des enfants avaient suspendu leur escarpolette dans un figuier, au-dessous du rocher. Ils interrompirent leur jeu, pour écarter aimablement les épines sauvages et la vigne, qui nous masquaient un peu les trois panneaux. Nous crûmes y distinguer Adonis qui lutte avec un ours, et puis une femme dans l’attitude de la douleur. Au pied est une citerne, un caveau, je ne sais quel sépulcre taillé dans le rocher.

Tout le site est charmant, agréable, italien. Des mûriers d’un vert intense, un petit bois de sombres cyprès, un promontoire qui s’avance, quelques pitons bleuâtres, dressés comme dans le fond d’un tableau lombard, et partout, sur cette campagne éblouissante, une odeur de miel qu’exhalent les genêts. Ah ! le beau sépulcre agreste du jeune chasseur ! Nul outrage, rien que l’usure des saisons et le plus prodigieux abandon. Cette vieille station d’un chemin de croix païen n’a guère dû changer ; mais les visiteurs ! Pour ma part, je me sens incapable de murmurer ici aucune sorte de prière.

Ennuyé de me sentir si morne, devant ce rare objet de ma curiosité, j’en brusque l’examen. Et nous voilà poussant nos chevaux et nos mules, aussi vite qu’ils peuvent aller, dans cet océan de pierrailles qui roulent sur d’épouvantables rochers. Quelque cent mètres, et nous sommes sortis d’Italie pour trouver, dans un cirque immense, une série d’escaliers extraordinaires, où il est ahurissant que notre cavalerie puisse se tenir debout. Je vous épargne la description de nos difficultés. Enfin nous rejoignons, sous de grandes vapeurs du plus bel effet, la vaste vallée du Nahr-el-Kebir. Superbes précipices, que nous contournons ! Je songe à Renan qui parcourut ces « épouvantables routes de la montagne, au milieu desquelles, dit-il, mille fois le cœur me faiblit en voyant ma sœur vaciller au-dessus des précipices. » Mais de tels sites valent tous les efforts, car nous foulons les territoires sacrés de la chasse au dieu. C’est ici que les bacchants montaient du rivage et couraient aux bords glissants de ces précipices, où plus d’un sûrement se brisa. Ce risque ajoutait à leur excitation. Il s’agissait pour eux, hommes et femmes, d’entrer dans un état extatique. Ils alternaient la musique, les danses, les gémissements, la procession solennelle, et bientôt, lancés comme des chiens à la poursuite du dieu, pour le saisir et prendre son contact, ils aspiraient à se délivrer de leur humanité. Fracas des cymbales, gémissement aigu des flûtes, irritation de tous les sens, démence torrentielle du cortège qui danse et qui hurle, et puis, les ténèbres venues, plaisir sombre à la lueur des torches… C’est ainsi qu’ils s’efforcent de se transfigurer en une âme divine. Mais je ne suis pas fait pour peindre ces orages, et j’attends que j’y puisse percevoir le souffle de l’esprit. J’attends la suprême station du cortège, le temple élevé au culte de ces délires.

Le parcours est long. De Byblos aux ruines d’Afaka, les paysans mettent sept heures pour remonter la gorge effroyable où glisse la rivière, une gorge toute noire qui, en un rien de temps, de cascade en cascade, s’élève de douze cents mètres. Je crois que très peu de personnes pouvaient suivre d’un bout à l’autre le cortège rituel et danser, crier, faire la débauche en route. À mon avis, les fidèles venaient se poster à l’une ou l’autre des stations traditionnelles, par exemple sous le bas-relief de Ghiné, et quand ils voyaient passer la horde sacrée des joueurs de flûtes et de cymbales, des hurleurs, des danseurs et des échevelées entourant leurs prêtres, qui, demi nus, se tailladaient le corps à coups de coutelas, beaucoup pris de frénésie entraient, pour un bout de chemin, dans la sarabande orgiaque. Il pouvait y avoir ainsi des cérémonies successives et des relèves d’équipe, auprès des divers tombeaux, et seule une petite troupe d’enragés, portés par la fièvre, accomplissait tout le parcours.

Pour nous, montés à cheval, à Ghazir, vers les neuf heures du matin, nous arrivâmes vers cinq heures en vue de Lessaf. Là, sous d’admirables noyers séculaires, des messagers, postés par l’évêque de cette misérable bourgade, nous attendaient pour nous offrir en son nom l’hospitalité. Et comme nous préférions poursuivre notre route et aller dresser nos tentes auprès du temple, ils voulurent du moins nous remettre des provisions pour notre diner.

À ce moment, nous nous croyions arrivés. Il nous fallut encore nous enfoncer dans la gorge et marcher trois quarts d’heure, avant d’atteindre les sources.

Enfin les voici ! Quel émerveillement grandiose ! Voici l’amphithéâtre fameux, la masse d’eau qui s’échappe de la haute grotte, le mur circulaire, les immenses rochers. Imaginez une combinaison du cirque de Gavarnie et de la fontaine de Vaucluse, avec l’éboulement pathétique d’un temple. C’est un lieu religieux. Les proportions en sont admirables. Un homme et un âne, qui franchissent une arche jetée à mi-chemin de la cascade, et qui me semblent d’abord tout proches, à la réflexion, me révèlent, par leur taille minuscule, le gigantesque de cet amphithéâtre. Tout invite au silence et à la vénération. On se meut ici dans une pensée grandiose et de qualité héroïque. La présence de la divinité est certaine.

Tandis que nos porteurs installent nos tentes, au bas de l’immense falaise et parmi les décombres sacrés, nous nous livrons aux rêves de cette désolation. Ici des peuples, dès le lointain des siècles, sont venus accomplir des rites mystiques. Leur temple git à terre. Qu’importe ! anéanti, prostré devant la nature qu’il célébrait et qui l’a abattu, il continue sa prière. C’est sa pensée qui s’échappe toujours du rocher, qui jaillit là-haut de ce trou noir, semblable aux tunnels du Métro, et qui tombe, écumante, d’étage en étage, pour former la rivière magique, teintée du sang d’Adonis. Parmi ses décombres, enchevêtré dans leur éboulement, un arbre s’élève, seul survivant du bois sacré, qui toujours avoisinait les temples. C’est un pistachier sauvage. Il porte dans ses branches une cinquantaine de chiffons, accrochés par les femmes musulmanes ou chrétiennes. Ainsi l’indifférente nature a renversé l’offrande de l’humanité, et l’humanité continue de supplier l’esprit du lieu. En vain le cirque est désaffecté ; ses rochers gardent le prestige des plaintes et des fureurs qu’une immense multitude accourut y porter. J’aime par-dessus tout ces chiffons de supplication qui frémissent à cet arbre. Quelle maigreur, quelle pauvreté de nos sentiments touristiques, auprès de ce signe d’espérance invincible ! II atteste un besoin d’infini qui résiste aux âges et nie la mort des dieux. Ce pistachier empanaché m’émeut, comme une main tragique au-dessus du flot, après le naufrage d’un monde.

Eh bien ! que demeure-t-il de vivant là-dessous, et avec quoi je puisse prendre contact ?

Leconte de Lisle, Anatole France et les autres ont aimé le cortège d’Adonis. Et surtout je pense à Gabriele d’Annunzio, à son tableau orgiastique du Martyre de Saint Sébastien, où il a magnifié « le chant lugubre des côtes de la Phénicie et des gorges du Liban, le souffle de l’Asie, profonde et chaude comme la gueule d’un lion et comme le cou de Cléopâtre. » Je demande aux jeunes Syriens, mes compagnons, que, du milieu de cette vigne dévastée, nous tournions notre pensée amicale, en hommage, vers le grand Italien qui en a cueilli la dernière grappe et pressé la suprême ivresse. Mais là, sur place, ces rochers, ces pierres syriennes et romaines, ces témoins des antiques folies et sagesses, ne m’avanceront-ils pas plus avant dans la connaissance ? Je vais dormir sur ce cœur du Liban. Cette nuit ne m’en donnera-t-elle pas le secret ?

Une tempête de vent avait commencé de s’élever. J’écoutais l’orage rouler dans les montagnes assombries par le crépuscule. Le soir tomba peu à peu, et tandis que les voix des chevriers arabes, qui se hélaient, retentissaient dans le ciel, au-dessus du cirque, nous dinâmes des offrandes de l’évêque : des perdrix rôties, du vin et diverses sortes de fromage caillé, dont un pour manger avec le miel.

Cependant la pluie, bientôt, nous obligea à rentrer chacun sous notre tente…


L’idée religieuse d’Afaka, comment la saisir ? Il faut pourtant que j’y parvienne. C’est tout le but de mon expédition. Je ne suis pas un sportif. Et, par exemple, je ne perdrais pas mon temps à parcourir les sentiers des Alpes ; je n’irais pas coucher sous les nuages des vallées du Mont-Blanc. Je suis ici à cause du temple et des sources sacrées. Et dans la tempête qui fait rage, je guette l’écho insensé des hurleuses.

Les femmes ici devenaient bacchantes, et leur beauté se dégradait aux buissons ensanglantés… S’en tenir à dépeindre leurs sarabandes, ces éternelles processions de flagellantes, ce n’est pas sérieux. Il saute aux yeux qu’on n’a pas épuisé ces horribles fêtes, en se tenant à leur aspect tragique et ignoble. C’est s’arrêter à la surface. À l’origine de ces brutalités et de ces grandeurs, il y a un principe religieux. Principe très simple, petite source toujours la même. Non, l’expérience des siècles ne permet pas de maudire ou de railler en bloc les extrêmes poussées des frénésies saintes. Cette expérience nous conseille bien plutôt de chercher à dégager la cellule initiale, respectable, paisible, divine, où tout se ramène, c’est-à-dire ce besoin passionné d’entrer en contact avec l’invisible, besoin qui lui-même suppose au plus profond de l’âme une faculté et des antennes.

Entre l’invisible et nous, il y a une correspondance secrète, cachée et comme dominante, qui, à la rencontre soudaine de son objet, se réveille en un instant et paraît à l’imprévu. Telle une étincelle, qui sort entre les cendres et qui met le feu à tout l’être.

Cette puissance existe chez tous en principe, quoique le plus souvent étouffée et presque atrophiée. La foule elle-même en est capable, comme nous le voyons dans le cas des bacchantes. Les bacchantes n’étaient pas des personnes extraordinaires, mais certaines circonstances, le jeu de certains rites, la hantise de certaines traditions et le mimétisme des foules leur ont communiqué soudain une intensité d’enthousiasme qui, dans ce cadre sauvage et parmi tout ce fracas, devait facilement délirer. Natures ignorantes, vulgaires et brutales, la visite du dieu les a consumées.

Ainsi la clarté se fait. Peu à peu, ce cortège bouffon, odieux, sanglant, se dépouille de son absurdité et de son horreur. Les choses se simplifient. Je ne vois plus que la petite flamme qui a mis en branle cette mystique aventure, et que tant d’excitations artificielles ont poussée jusqu’à la folie.

Le chemin de cette solitude fut trouvé par des voyants, qui étaient en même temps des sages : frères de celui qui vit le Buisson ardent, frères de celui à qui son démon apprit à mourir, frères de Descartes qui eut aussi ses visions, frères de Pascal qui vit l’abime et le globe de feu, frères de tous les mystiques. Ces bacchantes, des mystiques dévoyées, mais enfin des mystiques. Ces délirants, ces délirantes, ces hurleurs de la montagne, portent au centre de leur fureur, au centre de leur être affolé, une flamme spirituelle toute pure et qui, d’elle-même, tendrait continuellement à épurer l’ivresse qu’elle a suscitée. Aujourd’hui encore, la flamme mystique, sans laquelle il n’est ni religion, ni art, ni science, ni aucune minute héroïque, porte en elle une force terrible d’expansion qui, en l’amplifiant sans mesure, menace de l’éteindre. Mais si malsaine qu’elle puisse devenir, elle reste en son fond bienfaisante, ennoblissante. Pour être pleinement homme, il faut l’avoir éprouvée : il faut en avoir été possédé.

Et quand, une fois, a jailli ce phénomène, nommez-le comme vous voudrez, qui nous fait entrer en relations avec une réalité, un être, une présence, une chose invisible, insaisissable, intraduisible et différente de nous, — une réalité, puisqu’elle agit ; une présence, puisqu’elle nous pénètre et nous fait vibrer, — quand il y a eu en nous cet accroissement de chaleur et que nous avons pris ce contact, fût-ce pour une seconde, nous rendre compte à nous-mêmes de cette rencontre, et la traduire, soit par des actes, soit par des poèmes, c’est le désir héroïque des grands esprits, Mais de vrais poèmes, qui ne soient pas des divagations, mais des actes raisonnables, conformes à l’ordre et vraiment féconds ! L’expérience, laissée à son impulsion unique, ne produirait que l’absurde : il faut la régler. C’est l’immense service que l’Église rend à l’humanité, quand elle surveille, modère et canalise l’enthousiasme mystique, quand elle l’entretient et tout ensemble l’apaise, par ses rites stimulants et paisibles, par ses sacrements. Et c’est ainsi que, de leur côté, les poètes soumettent aux heureuses contraintes du rythme et de la rime une inspiration qui, libre de tout contrôle, ne serait que du vent.

Je ne regrette donc pas mon pèlerinage et d’être venu de si loin mettre mes pas dans les pas des bacchantes. Poètes, elles sont vos sœurs forcenées ; âmes chrétiennes, donnez une pensée tendre à ces vierges folles ! Pour moi, les émotions de cette nuit rejoignent sans effort celles que j’éprouvai, un jour, de passage dans la ville sainte d’Avila. L’ivresse qui jadis commandait les bacchantes, nous la retrouvons dans le tambourin de Thérèse. Le mysticisme catholique de Thérèse nous a donné des poèmes admirables et la réforme héroïque du Carmel. Mais, à San José d’Avila, j’ai vu le tambourin que la sainte castillane saisissait, aux heures de sa plus joyeuse ferveur, pour s’élancer de sa cellule et danser au milieu de ses filles, qui l’accompagnaient de leurs castagnettes et du claquement de leurs doigts, jusqu’à ce qu’elle improvisât et chantât des strophes lyriques. Le petit tambourin suspendu dans l’église de San José fait un écho infiniment grêle au tapage des bacchantes.

… C’est bien un attrait proprement religieux qui m’a conduit dans cette gorge sinistre du fleuve Adonis, c’est bien une leçon religieuse que j’emporte du temple d’Afaka : le respect des violentes poussées de l’Esprit, et, en même temps, l’amour de la vieille Église qui, sans étouffer cet élan vital, a su le régler.


Au milieu de la nuit, l’orage devenu épouvantable mit fin à ces méditations. De vraies bacchanales s’étaient déchaînées dans le ciel, et ma tente, après avoir longtemps chancelé, finit par s’abattre sur moi, comme pour me livrer aux puissances offensées dont j’analysais les mystères… Nul dommage pourtant, et j’en ai tiré, comme on voit, mes papiers et mon crayon.

Au petit matin, nous pliâmes bagage sous la pluie et le vent, mais tout s’apaisa bientôt, et nous revînmes par un autre chemin, sur les hauts plateaux, toujours dans les rocailles, toujours sur les escaliers.

Au cours de cette longue randonnée de six à sept heures de cheval et dans ces sublimités, jonchées de rhododendrons fleuris, je rêve de ramasser sur le parcours de la procession une médaille aux effigies de la déesse, d’Adonis ou de leur temple. Car, de même qu’un amant raffermit son amour, ou s’y concentre, en maniant un anneau qu’il a reçu de sa maîtresse, je me sentirais plus capable de retrouver, par la suite, mes émotions de cette nuit, si j’y étais rattaché par un talisman que j’aurais moi-même déterré, aujourd’hui, et que je serrerais contre moi, tout humide encore du sein de cette magicienne endormie.

Enfantillage, superstition ? Mais quoi ! sur le Nahr-Ibrahim, les problèmes de l’Asie foisonnent. Le long de ce fleuve, puis-je éviter de me demander s’il est des procédés pour déchaîner l’enthousiasme et nous mettre dans l’état des bacchants ? Poète, savant, ou héros, qui ne voudrait savoir s’il est des moyens de faire jaillir l’étincelle ?

L’antiquité le croyait, quand elle accourait à Byblos. Mais à chaque jour, sa tâche ! Nous retrouverons le problème. Je me réserve de le poser bientôt aux descendants des Haschischins et du Vieux de la Montagne, dans les Monts Ansariés, et aux derviches tourneurs, disciples de Djélal-eddin-Roumi, à Konia. Aujourd’hui, d’Afaka à Byblos, il convient que je maintienne mon regard sur ce que je ne verrai pas deux fois… Puissé-je ne rien négliger de ce que l’heure et la circonstance me proposent ! Que je garde mon rang dans la procession qui revient du temple ! Mon pèlerinage s’achève, j’approche du rivage, et ce que je vois et ressens, les fidèles d’Adonis, pour une part, l’éprouvèrent.

Ces gorges noires, ces abîmes qui serpentent dans la montagne sont terribles d’inhumanité. À chaque fois qu’un de leurs détours nous permettait d’apercevoir l’œil bleu de la mer et son sourire féminin, quel épanouissement et quelle espérance ! Au-dessus de Byblos, cette douceur va jusqu’à l’attendrissement. Les collines qui succèdent alors à ces Alpes épouvantables, s’abaissent en prairies, en champs d’oliviers, en modestes domaines heureux, parmi les noyers, les platanes, les mûriers et les vignes, pour aboutir à l’immense horizon d’azur et de respiration libre, auprès de la mer fraîchissante. Il y a là quelque chose qui incline à la tendresse. Dans ces oasis de verdure et de douce sensualité, qui s’avancent jusqu’au bord de la vague, le voyageur épuisé qui débouche, avec la rivière, de la noire montagne, sent des images tristes et douces, des regrets, des souvenirs de deuil et de chagrin, tout le fond de son âme, se mêler aux jouissances qu’il va recueillir. Ah ! que nous sommes faibles, pressés, menacés, se dit-il, car il revoit en frissonnant les bacchantes et les fuit. Il marie les attendrissements du rivage avec les ivresses farouches de l’intérieur. « Ce pays se prête aux larmes, » dit Renan. Ce n’est pas assez dire, car les bacchantes ne faisaient pas que pleurer. Par ces contrastes, c’est un pays de brisement pour les cœurs et d’exaltation.


VI. — LA RELIGIEUSE DU LIBAN

Les frissons du Liban courent le monde. Mais sur place, que survit-il de la race des bacchantes ?

Le vieux culte qui, jadis, attira ici tant de pèlerins, a-t-il été anéanti sous les ruines du temple ? Les dieux de Byblos ont-ils coulé au fond des âges, sans laisser de ride sur l’abîme ? Ces vives sources sont-elles aujourd’hui complètement desséchées ? La racine des sentiments et des mythes qui, durant des siècles, fleurirent auprès d’Afaka, a-t-elle été arrachée ? Qui le dira ? Pour moi, j’ai peine à croire que le christianisme ait transformé les Libanais jusqu’au fond de leur être, jusqu’au sanctuaire intérieur où naissent les songeries. Les cavernes de Sayyidet el-Mantara et de Maghdousché sont bien devenues des chapelles de la Vierge ; — Dieu ! que ces lieux sont lourds et tristes, avec les signes religieux qui les marquent ! — mais elles laissent encore voir les entailles qui servaient à fixer les lits des prostitutions sacrées. Cette confusion du sensuel et du religieux subsisterait-elle dans les âmes, tout à l’extrémité de l’être qui veut s’épurer et qui craint en même temps de se dessécher ? L’astre céleste, qui les attire et les élève, remuerait-il encore leurs pires profondeurs ?

Dans mes courses à travers le Liban, on m’a montré les couvents de la religieuse Hendiyé Aajami, et raconté son histoire, qui troubla si profondément, au XVIIIe siècle, la nation maronite. Simple aventure, dira-t-on, d’une âme située aux confins de l’exaltation, et qu’il n’y a pas lieu de retenir, puisque l’Église, après des enquêtes retentissantes, l’a discréditée. Mais ai-je tort de distinguer, dans cette enthousiaste un peu barbare, et dans les femmes groupées autour d’elle, une sorte de résurrection des puissances qui firent les bacchantes, et de m’émouvoir de leur agitation, comme d’un regret lointain et sourd de cette race ?

Je ne sais si je m’égare sur la portée réelle de cette biographie, si pleine d’enfance, si pleureuse, et qui suscite de tels mouvements populaires. La nappe d’eau comprimée semble avoir jailli, dans la mystérieuse bacchanale qui termine ce roman d’Hendiyé et de ses suivantes.


En 1720, naquit d’une riche famille maronite d’Alep une petite fille, douée d’un force incroyable d’enthousiasme, qui prit la vie, immédiatement, comme font les poètes et les saints, par le côté du ciel. Dès l’âge de trois ans, à toutes les heures, on la surprenait en prière, dans tous les coins de la maison : « J’aime Dieu, » disait-elle, et les Ave Maria la faisaient tomber en pâmoison, par la répétition du nom de Jésus. Et tout de suite deux tableaux, qui ornaient les chambres familiales, s’animèrent pour elle. L’un représentait la Vierge et l’enfant Jésus ; l’autre, le Christ fustigé à la colonne. L’enfant divin et la victime sanglante lui dirent : « Tu fonderas une congrégation composée d’hommes et de femmes, dont tu seras la directrice. — Comment le pourrais-je, Seigneur, moi, faible créature ? » Ces visions, qui venaient continuellement la recharger de volonté, lui firent une âme très forte. Battue par sa famille, blâmée par les uns, louée par les autres, elle décida de gagner le Liban.

Je passe les traits cruels, cette ceinture garnie de pointes à l’intérieur, qu’elle mettait pour « tuer la bête du corps, » ce sang qu’elle tirait de son bras « pour en verser juste autant que le Christ dans sa passion, » ou bien encore cet anneau que le Christ lui ordonna de porter au doigt, en signe de l’engagement qu’elle prenait envers lui. De tels traits se retrouvent chez les saintes chrétiennes, et je m’attache davantage au désir invincible, à la nostalgie, qu’éprouve Hendiyé pour le Mont Liban. Il semble qu’il existe, entre ces profondes vallées et la jeune fille, une relation mystérieuse. C’est là qu’elle veut faire sa vie, c’est là seulement qu’elle remplira sa mission, suivie d’une troupe de religieuses : « Je veux, lui disent ses voix, que cette congrégation, qui portera le nom de mon cœur, soit fondée d’abord à Kesrouan, pour devenir ensuite un ordre religieux. »

Pour commencer, elle entre comme novice chez les religieuses d’Antoura, dirigées par les Pères de la Compagnie de Jésus.

On aimerait avoir, à cette date, un portrait physique de cette fille de dix-huit ans. Du moins connaissons-nous son âme excessive, bondissante, à la fois mobile et tenace, toujours prête à s’épouvanter, et qui pourtant ne peut pas se détourner de sa voie royale, une âme violente qui transparaît sur le visage, imprime son rythme à tout le corps, éclate comme un chant, comme une danse, comme une flamme, et qui plaît si fort que les religieuses d’Antoura, d’abord assez indifférentes à cette nouvelle venue, au bout de huit jours, lui prodiguent tous les empressements et veulent la convaincre de porter le voile de leur congrégation. La jeune enthousiaste refusa obstinément. Cette invincible obstination, c’est une caractéristique d’Hendiyé. Alors, à bout de sollicitations, la supérieure du couvent la menace de l’attacher à un poteau et de la revêtir par force de la robe religieuse. N’a-t-on pas l’impression de se trouver dans une humanité puérile ? En même temps, c’est d’une poésie barbare, l’ardeur de ces religieuses à se conquérir bon gré mal gré cette compagne d’élite.

Hendiyé fait appel à son confesseur d’Alep, qui accourt ; et c’est une lutte entre ce père Vintori et le père Guinard, qui dirige le couvent d’Antoura. La jeune fille veut quitter les religieuses, qui lui rendent, dit-elle, la vie intolérable, par leurs persécutions, et s’aller réfugier au couvent de Hourache… Ses raisons, ses tribulations, nous pouvons les suivre dans le détail, grâce à la déposition, à la fois si naïve et si orgueilleuse, qu’elle fit dans la suite au légat du Pape, déposition où sa bonne foi me paraît évidente, mais non moins évident le bon sens supérieur du prélat romain.

« Quand le père directeur et la supérieure apprirent ma résolution de quitter leur maison pour aller vivre au couvent de Hourache, ils redoublèrent leur persécution et me firent savoir que j’avais à me faire religieuse à Antoura, ou bien à retourner à Alep. Cette alternative me jeta dans une grande perplexité. Je ne voulais à aucun prix porter le voile de la congrégation d’Antoura, et il m’était impossible de supporter les fatigues du voyage d’Alep, étant donné que j’étais très faible et, depuis plus de cinq mois, prise des fièvres. Un jour, dans un accès de fureur, la supérieure ordonna qu’on me mit à la porte. J’étais malade, et seule. Vers le soir, j’errais dans un pays que j’ignorais, sans savoir où diriger mes pas, lorsque je rencontrai le père Guinard, qui me conduisit dans une écurie du couvent d’Antoura et m’abandonna, en fermant la porte sur moi. J’étais terrifiée par la solitude et la nuit qui m’entouraient ; le père Vintori, accompagné d’une femme avec son fils, vint me trouver dans ma nouvelle prison, et me confia à cette femme, en lui recommandant de me loger chez elle et de me soigner. Puis il alla trouver Mgr Germanos, évêque du couvent de Hourache, et lui demanda de me recevoir. L’évêque refusa d’abord ; enfin, des religieuses grecques-melchites habitant alors son couvent, il accepta.de me prendre au milieu d’elles, malgré que la place manquât. »

Je continue de transcrire ces humbles textes, afin de me tenir au plus près de la réalité, mais qu’ils rendent mal le frémissement de cette pauvre fille, égarée et touchante, dans cette nature qui l’épouvante, et où elle ressent la présence divine !

« J’ai passé, dit-elle, un an au couvent de Hourache, dans une grande perplexité. L’espace manquait : la nuit, je devais coucher dans la chambre d’une des religieuses ; le jour, j’étais forcée d’errer, dans les vallées environnantes, portant ma fièvre et ma faiblesse, et redoutant les animaux sauvages qui grondaient dans la forêt. J’ai vécu ainsi plus de huit mois, sans avoir jamais l’occasion de causer avec Mgr Germanos, l’évêque du couvent. Ma seule consolation était le père Vintori qui, rarement, vu la distance, venait d’Antoura entendre ma confession et me réconforter de ses conseils… J’acceptais toutes ces souffrances, comme des grâces envoyées par Dieu, et je confondais ma douleur avec celle de mon Sauveur. J’ai vu plusieurs fois, avec les yeux de la chair, Jésus, mon ange gardien et la Vierge Marie, qui, par de douces paroles, me consolaient. »

Ces visions la confirmaient, par des ordres exprès, dans sa vocation de fonder une congrégation à la gloire du Sacré-Cœur. Des scènes romanesques se succèdent, où l’on voit cette chose toujours si belle : un esprit qui, du milieu des plus basses réalités, déploie ses ailes, les éprouve, s’oriente, veut participer de la plus haute vie. Et ce que l’on va retrouver sous des couleurs et dans une atmosphère chrétienne, n’est-ce pas encore le vieux cortège des bacchants, leur dangereux enthousiasme, tout prêt à déchirer la maîtresse du chœur, aussi bien qu’à l’acclamer ?

« Je me trouvais au couvent de Hourache dans une détresse profonde et une tristesse infinie. Je sentais en moi quelque chose d’immense et de grand, qui me faisait mal et ne pouvait être porté par mon corps si frêle. Je me trouvais éprise d’un violent amour divin, et pourtant je ne pouvais pas supporter mes grandes douleurs physiques. Je m’évanouis. Dans mon extase, la voix qui m’encourageait et me consolait, me dit : « Reviens à toi, et fais-toi saigner. » Au réveil de cette léthargie, je me fis saigner. Sœur Catherine recueillit le sang, et, en le regardant fixement, elle y vit empreints les instruments de la passion et un cœur transpercé… »

Lorsque le bruit de cette pauvre merveille se fut répandu, des délégations de tous les villages du Mont Liban se succédèrent auprès de la favorisée. Les infirmes et les malades se pressaient pour qu’elle les guérit. La supérieure et les sœurs de Hourache distribuaient le sang qu’elles avaient recueilli de son bras. Et l’archevêque Germanos voulut réaliser ses vœux, en l’aidant à fonder l’ordre du Sacré-Cœur, dans un couvent de Békerké, conformément aux statuts et règlements que la visionnaire prétendait avoir reçus du ciel.

« J’étais heureuse, très heureuse, dépose Hendiyé, mais Dieu a voulu m’éprouver terriblement, par un fait dont le souvenir me fait tressaillir encore d’horreur et d’effroi. Une rumeur, dont j’ignore le motif, se répandit parmi le peuple, que j’étais possédée par le démon, qui parlait par ma bouche ; qu’au moment de mes visions, la bave coulait de mes lèvres ; que toutes mes paroles et mes gestes étaient impurs ; qu’enfin j’étais pleine de vices. Toutes mes apparences de vertu n’étaient que feintes et hypocrisies, savamment combinées par le Maudit pour tromper le peuple. J’étais l’arbre du mal, dont tous les péchés forment le branchage ; j’étais la synthèse de toutes les malédictions… Une femme du peuple avait demandé à l’évêque l’autorisation de me voir. Lorsqu’elle fut devant moi, elle entra dans une grande colère, saisit violemment mon bras, et me lança à la face les noms de sorcière et de possédée. J’écoutais humblement, en ne demandant à Dieu que la grâce de pouvoir souffrir en silence. »

Pauvre bacchante ! D’où venait cette dangereuse rumeur ? Des Jésuites, à qui étaient confiées la garde spirituelle et la discipline du Liban. Tant de bruit autour d’une pauvre fille les avait émus, et d’autant plus peut-être qu’ils lui reprochaient d’avoir dédaigné la vocation qu’ils avaient choisie pour elle. Et maintenant, loin de les attendrir, cette contagion de folie venait se briser contre le tour pratique, la rigueur scolastique et le sec bon sens des Pères. Comprenez leur premier souci, qui est d’encadrer et de discipliner ces naïfs chrétiens, prompts à tous les délires. Mais pour Hendiyé, quelle souffrance ! Quoi ! les Pères de la Compagnie de Jésus, si doctes, si versés dans les choses de l’Église ! « Ils ne peuvent pas se tromper, songe-t-elle avec angoisse. Je suis véritablement une possédée, puisqu’ils l’affirment si haut… Une cruelle incertitude s’empara de moi ; je priais, je pleurais, et j’en venais à douter de la réalité de mes visions. Seigneur, m’auriez-vous trompée ? »

Je passe sur les tribulations de la pauvre fille, en qui se reforment, enfin, grâce à d’heureuses apparitions, les forces de l’espérance. Autour d’elle, le conflit s’envenime entre les Pères de la Compagnie de Jésus et les Maronites. Nul qui méconnaisse dans cette visionnaire une flamme, mais est-elle apparue pour la perdition de sa race, et pour rallumer les torches éteintes au-dessus des abîmes d’Afaka ? Hendiyé devient un drapeau du Mont Liban, au point que le Pape est obligé d’intervenir. En avril 1754, son délégué, Mgr Desiderio, arrive de Rome, pour mener une enquête, et subit si fort le charme de l’étrange abbesse, au milieu de ses vingt-cinq religieuses, qu’il se range parmi ses partisans les plus décidés :

« Après un examen minutieux, écrit-il à Rome, j’ai trouvé que toutes les accusations portées contre la religieuse Hendiyé étaient fausses. Il n’est pas vrai qu’elle trône sur un siège alors que les prélats et les archevêques se prosternent devant elle et lui embrassent les mains ; il est faux que l’archevêque Germanos expose le sang de la religieuse sur l’autel, pour l’adoration du peuple, etc., etc… »

Sur ce rapport, le Saint-Père se félicite de voir l’affaire close, et se borne à conseiller à la mère Hendiyé qu’elle écarte un peu, par prudence et humilité, le grand empressement du peuple autour d’elle.

Mais déjà un autre rapport d’un sens tout opposé était arrivé à Rome…

Perdu au milieu de tant de contradictions, le Pape soumet le problème aux plus savants hommes de sa Cour ; et ceux-ci, d’un commun accord, décident qu’Hendiyé est possédée. De Rome, on notifie cette sentence au Patriarche maronite, et on lui ordonne d’imposer un nouveau confesseur à la voyante égarée.

Rien n’est fini pour autant, et tout recommence. Ce nouveau confesseur bientôt publie partout l’éblouissement où le met la sainteté de cette fille. En deux mois, pas le plus petit péché I

Alors s’organise le triomphe prodigieux d’Hendiyé. Le Patriarche, les évêques, les cheiks, l’émir druse gouverneur du Liban, tous sont pour elle. Sa Béatitude l’entoure de vénération. Le couvent de Békerké devient le plus riche de l’Orient. Rome elle-même oublie la condamnation d’autrefois. En août 1762, le pape Clément XIII accorde des indulgences plénières aux religieuses du Sacré-Cœur et à tous ceux qui viendront en pèlerinage à leur couvent de Békerké.

Derrière ces pages de chancellerie, derrière ces papiers moisis, où pourtant l’on distingue l’émerveillement des uns et la suspicion clairvoyante des autres, en face de la menteuse d’Orient, il faut se représenter l’enfièvrement de toute la nation maronite. Hendiyé, à cette minute de sa vie, est la reine du Liban.

Au bout de dix ans, commence le déclin. Pourquoi ? Comment s’usèrent ces prestiges ? Est-ce l’effet de la jalousie ? des cabales ? Son fol orgueil de confidente du ciel, orgueil d’abord innocent et touchant d’enfantillage, est-il devenu à la longue intolérable, inhumain, par la profonde dureté de ce cœur insatiable d’émotion ? Il y a pis. Ce despotisme royal de son âme s’est traduit en crime.

Dans le couvent d’Hendiyé, le feu du ciel était devenu infernal. Son frère, le premier, la dénonça. Quel intérêt, quelle passion purent décider ce frère obscur à se tourner contre sa sœur éclatante ? En août 1767, dans une brochure violente, il accuse la prêtresse Hendiyé de sortilège, il stigmatise son œuvre et sa personne. Une religieuse, Marie de Beït-Chabal, s’échappe du couvent et fait éclater d’effroyables révélations : ce couvent, c’est un lieu d’orgie ; la sœur Catherine, vice-présidente de la congrégation, impitoyable pour ceux qui ne croient pas à la sainteté d’Hendiyé, frappe les religieuses, et même elle en a supprimé quelques-unes par le poison. Un scandale enfin éclate, qui ne permet plus de douter, et qui, après avoir montré l’ardeur et vraiment la déraison criminelle de ce groupe de religieuses ou plutôt de ménades, allait amener leur perte. Mais je veux me borner à publier la chronique syrienne qui me guide.

M. Antonin Wardi, de Beyrouth, avait ses deux filles, sœur Nassima et sœur Rose, au couvent d’Hendiyé. Il reçut d’elles, par des voies secrètes, une lettre, où elles lui racontaient comment la sœur Catherine les tenait en prison, et leur faisait subir des tourments. Il courut à Békerké, où il rencontra la sœur Hendiyé, qui le fit mettre dehors, sans qu’il pût obtenir de voir ses filles. Toutes ses instances et ses démarches multipliées furent également vaines. Alors, au premier mai 1777, il adressa à S.B. le Patriarche maronite une requête accusant la Mère Hendiyé et ses religieuses de séquestration et de tentative de meurtre. Le Patriarche le convoqua immédiatement, et se rendit avec lui au couvent, où il interrogea la Mère Hendiyé. Celle-ci répondit que les sœurs Nassima et Rose appartenaient à la franc-maçonnerie, qu’elles y avaient été initiées par leur père lui-même, et qu’elles avaient essayé de répandre parmi les religieuses l’esprit diabolique de cette secte. Ce qui fut confirmé par plusieurs religieuses, qui déclarèrent s’être affiliées à la maçonnerie, pour tenter de ruiner le culte du Sacré-Cœur.

Sur l’ordre du Patriarche, les deux religieuses furent relâchées, mais elles gardèrent leur voile et restèrent dans le couvent.

Quelque temps après, Antonin Wardi apprend que ses filles étaient de nouveau emprisonnées, et que l’une d’elles, morte sous les coups et les tortures, vient d’être enterrée dans le couvent. Il accourt. Cette mort lui est confirmée, mais on refuse de lui laisser voir la survivante. Alors, presque fou de désespoir, il en appelle à l’émir Youssouf Cheale, gouverneur de la province. Ce prince envoie un détachement de cavalerie, avec ordre de livrer la religieuse emprisonnée. Hendiyé refuse d’obéir. Les cavaliers forcent les portes du couvent, et se mettent à le fouiller de cellule en cellule, pour trouver la prisonnière. La tante de la jeune religieuse errait avec eux, en l’appelant par son nom, jusqu’à ce que du fond de la terre une voix éteinte lui répondit. Les soldats découvrirent alors le souterrain où se trouvait cette malheureuse. Rose agonisait, étendue par terre, toute déchirée des tortures qu’elle avait subies. Elle raconta comment sa sœur était morte sous les coups du moine Elios Baracal el-Halalu, qui prétendait tuer son corps pour sauver son âme et lui arracher les pactes infernaux qu’elle avait passés avec le démon.

… J’avoue que cette fin du roman est abominable. Toutefois, ne nous hâtons pas de maudire notre bacchante. Ces archanges, qui exhalent par toute leur âme une surabondance de vie spirituelle et une sorte d’hymne perpétuel à l’Infini, attirent autour d’eux des êtres plus grossiers, qui, tout en prenant leur rythme, les exploitent et tendent par là à les avilir. Aussi ne serais-je pas loin de croire qu’il faut laisser à sœur Catherine seule, ou à quelque autre personne de l’espèce basse, la responsabilité de ces horreurs. D’un bout à l’autre de sa vie, Hendiyé me semble avoir été douce, triste, obstinément perdue dans son monde chimérique, dans une longue conversation avec le ciel. Qu’à notre point de vue elle ait été menteuse et trop audacieuse à feindre, c’est vraisemblable. Mais dans l’ensemble, nul doute pour moi qu’elle n’ait été compromise par la sœur Catherine, comme cela dut se passer dans les cortèges d’Adonis, qui renfermaient un élément sincère autour duquel se groupaient les plus équivoques bénéficiaires. Dans le couvent de Békerké, tout enveloppé de mystère, tandis que sœur Catherine exerçait son despotisme et peut-être faisait la débauche, Hendiyé, retirée au fond de sa cellule, se sentait devenir déesse, et rêvait de s’adjoindre, comme quatrième personne, à la Trinité.

Il fallait en finir. Le Patriarche, enfin désabusé, adressa un rapport au Saint-Siège. L’Emir gouverneur de la province envoya des forces pour saisir Hendiyé et ses religieuses. Celles-ci s’enfuirent, et se cachèrent dans une maison de ferme, à Beït Chabal. On parvint à les retrouver, et on les incarcéra. Rome, en date du 17 juillet 1770, ordonna la dissolution de la Congrégation du Sacré-Cœur.

La pauvre Hendiyé ne mourut que vingt ans plus tard dans d’excellentes dispositions) au couvent de la Vierge de la Prairie, le 13 février 1798. On voit encore, dans l’église Saint-Joseph du village de Gosta, sous une couronne et trois fleurs de lys, deux inscriptions latine et arabe attestant que cet édifice fut élevé grâce à la munificence de Louis XV, roi de France, pour les religieuses du Sacré-Cœur.

Que penser de cette religieuse arabe ? Ai-je tort de croire qu’avec elle, avec ses folles suivantes et la foule émue qu’elles mettaient en mouvement, les fantômes de tout un monde évanoui remontent à la surface de la conscience libanaise ? Ce fut l’inquiétude des Jésuites et, pour finir, le jugement de Rome. Bien qu’elle ait introduit la grande dévotion catholique du Sacré-Cœur dans la nation maronite, Hendiyé est demeurée suspecte. Mais je ne juge pas son orthodoxie, je la retiens pour son ivresse et sa faculté de troubler la montagne. Je voudrais qu’on nous fournit une collection de fleurs animées du Liban, un riche herbier vivant. Pour comprendre Hendiyé, je songe à Marie l’Arabe, cette petite religieuse syrienne qui, de nos jours, émerveilla le Carmel de Pau, et qui mourut en odeur de sainteté à Bethléem.

Marie l’Arabe, toute petite, devant des cadavres d’oiseaux, dans son verger de Palestine, prit soudain de la brièveté de toutes choses et de l’inutilité de ce qui ne dure pas toujours, un sentiment intense jusqu’à la douleur, qui ne devait plus jamais la quitter. Elle vécut comme une hostie, participant aux souffrances des peuples, des individus, des bêtes, des arbres, des plantes et même de la terre, trop desséchée ou inondée. Cependant il lui suffisait de descendre au jardin, pour que les fruits, les fleurs, les papillons lui missent l’âme en fête, et des cantiques se formant dans son cœur jaillissaient de ses lèvres vers le ciel. Le spectacle de la montagne ou de la mer la jetait dans le ravissement. Il arriva souvent qu’au cours de ses extases, elle s’élançât à la cime des arbres ; ses compagnes, en levant la tête, la voyaient perchée sur les tilleuls du couvent, à une hauteur prodigieuse, et qui passait d’un arbre à l’autre sur de petites branches qu’un oiseau aurait fait plier. Revenue à terre, elle embrassait les religieuses avec une sorte d’ivresse. De même que sa pensée s’échappait en cantiques irrésistibles et que, parfois, tout entière, corps et âme, sans en avoir connaissance, elle fuyait jusqu’au plus haut des arbres, comme pour atteindre de ciel, de même parfois encore, sous une poussée irrésistible, elle accomplissait des actes fâcheux. Elle ne pouvait pas en avoir de regret, car elle y était contrainte par une force surnaturelle. En toutes choses, elle gardait une paix douce et profonde, comme un sceau divin apposé au plus intime de son être, pour marquer que Dieu y habitait toujours, malgré les apparences contraires. Une âme et un corps d’Assomption, incapables de vertige…

Ah ! la sève spirituelle de l’Orient n’est pas épuisée !

Il faut peupler d’images le Liban. Je ne présente ici qu’un feuillet de l’album souhaité. Je voudrais qu’on nous fournît une abondante illustration, une suite de figures qui puissent nous faire saisir, d’âge en âge, la vibration continuée de Byblos et d’Afaka.


VII. — UN DÉJEUNER CHEZ LE PATRIARCHE MARONITE

Cette idée que j’essaye de donner du Liban serait trop incomplète, si je négligeais de montrer, au cœur de la montagne, Sa Béatitude le Patriarche maronite, chef et symbole de sa nation.

Mgr Hoyeck m’a fait l’honncur de m’inviter à Békerké. Békerké, sa résidence d’hiver, au-dessus de Djouni, et le couvent même qu’avait fondé Hendiyé… Cette visite, je la raconterai brièvement. Pas de portrait, pas même d’esquisse ; simplement trois, quatre touches de couleur, pour mettre en place le vieux Patriarche et sa cour ecclésiastique, si curieusement bariolée, au milieu de son double domaine, féodal et spirituel.

Avant de monter à Békerké, le matin, en cours de route, je suis entré, au ras du rivage, chez les frères maristes de Djouni, ceux-lâ mêmes qui m’avaient si aimablement guetté, sur la route, quand je revenais d’Amschit. Une bonne école primaire supérieure, doublée d’une école des sœurs de la Sainte-Famille, ou deux cent soixante garçons et deux cent soixante-seize filles parlent, tous, le français… Je n’oublierai jamais deux petits violons encadrant un piano et qui, jouant tous trois la Marseillaise, appelaient la France, au grand enthousiasme de ces enfants arabes.

Bien avant l’heure du déjeuner, j’étais à Békerké. Le bel endroit ! Un palais, un couvent, un domaine champêtre, en proie à l’azur du ciel et du gouffre, au parfum de la mer et de la montagne, et tout rempli de prélats aux longues barbes, en robes éclatantes, qui agitent inépuisablement des problèmes d’administration et de politique. Et là, au milieu d’eux, un sage, à la fois évêque et pacha, un Nestor aussi, Sa Béatitude le Patriarche maronite d’Antioche, tout en courtoisie et en finesse, élevé à Rome, mais plein des passions et des raisons de son petit peuple oriental.

Quel curieux souverain ! Assisté d’une douzaine d’évêques, le successeur de saint Maron gouverne cinq cents prêtres séculiers, à qui le mariage est permis, dix-huit cents moines, et environ quatre cent mille maronites du Liban. Me voici en plein règne théocratique et aussi en pleine vie patriarcale. « Vous allez voir, m’a-t-on dit, l’hospitalité des temps primitifs. Chaque jour, Sa Béatitude accueille à sa table cinquante ou soixante personnes. » En attendant cette heure pittoresque, on me promène à travers cette ample maison.

Une suite de chambres, desservies par de longs couloirs clairs et larges, dont les fenêtres plongent sur l’horizon incomparable de la mer syrienne. Après que j’ai admiré, à la chapelle, une somptueuse chape offerte par Napoléon III, je demande à voir les archives.

J’aimerais manier quelques-unes de ces pièces fameuses, où la légende raconte que l’on peut déchiffrer les noms de Godefroy de Bouillon et de saint Louis. J’aurais tout au moins des chances d’y trouver les témoignages de la protection que François Ier, Louis XIV, Louis XVI, la Convention, Napoléon Ier et tous les chefs de l’État français jusqu’à nos jours, n’ont jamais cessé de donner aux Patriarches et à la nation maronite. Mais j’ai vite fait de me détourner de ces grandes curiosités, trop difficiles à satisfaire. La brise de mer, le parfum des montagnes, la lumière d’une matinée orientale inondent, submergent tout ce palais, par toutes ces fenêtres ouvertes sur l’immense paysage d’azur, et ne nous laissent pas nous perdre dans la poussière des archives. Je pense à cette bacchante d’Hendiyé. Naturellement je voudrais visiter le cachot où les sœurs Nassima et Rose gémissaient, tandis que la visionnaire, toute à son état lyrique, croyait recevoir les faveurs du ciel. Mais, pour débuter, serait-il convenable de mettre la conversation avec les prélats sur ces vierges folles ? Non ! tout le temps du déjeuner, nous nous en tiendrons de préférence à la politique et à Raymond Poincaré.

Mgr Hoyeck et ses familiers surveillent avec le plus vif intérêt les dispositions de la France. Ils ne s’égarent pas en vaines curiosités : ils les apprécient par rapport au Grand Liban. Et sur ce sujet, des paroles énergiques les inquiètent, presque autant qu’elles les satisfont. Ils voudraient être assurés qu’elles seront suivies d’actions également énergiques, « car, disent-ils, vous comprenez qu’elles indisposent contre nous les autres. »

Toujours ce fond de peur (et trop justifié) qu’il y a ici dans tous les esprits ! Toujours ce regard jeté vers la mer, avec le désir ardent d’y voir nos bateaux !

Dans le divan, où nous allons au sortir de table, vaste salon tout baigné et pénétré d’air salin, cette douzaine de prélats, aux grandes barbes étalées sur des croix d’or et des costumes éclatants, formaient une cour somptueuse et romantique, qu’il eût fallu qu’un Delacroix peignit. Lui seul saurait rendre ces éclairs joyeux de fantaisie dans une atmosphère de terreur, ce feu d’artifice léger et coloré sur un fond dramatique.

Il y a bien de l’élégance spirituelle chez tous ces prélats, et décidément, si courte que soit mon expérience, à voir ces Libanais enthousiastes, légers, pleins d’esprit, je crains d’avoir trop pris au tragique même leurs bacchantes. De plus en plus, j’arrive à l’idée d’un peuple aimable, émotif, rapide à saisir les aspects comiques des choses, et, si j’ose dire, à prendre le rythme qu’on leur propose. Le Vieux Patriarche lui-même, dans son grand âge, une fois les premières contraintes du cérémonial écartées, comme il est bondissant d’esprit et de geste ! Que j’aime une âme ainsi demeurée vive, jaillissante, rapide, allègre, et qui semble du milieu de ses ruines attester son immortalité ! Qu’il est plaisant, ce prélat, chargé d’honneurs et de soucis, nullement écrasé par cette antique tradition du Mont Liban, et qui nous expose avec une innocente véhémence ses inquiétudes, ses amitiés, ses désirs ! Il aime son peuple, dont il est le père, le pontife et le roi ; il ne passe pas une minute sans soigner, avec tout son cœur et toute sa finesse, les intérêts de son beau domaine matériel et spirituel. Comme il nous aime, mais comme il entend que son amitié lui profite ! Comme il se réjouit de nos témoignages, mais qu’il serait fâché qu’ils le compromissent ! Comme il est justement jaloux de ses prérogatives, héritées d’une longue suite de chefs !

— Les Français, me dit-il, se succèdent à notre table patriarcale.

Et tous de sourire ! Ces messieurs sont encore sous le coup de la visite assez accidentée qu’il y a peu vient de leur faire un de nos plus retentissants compatriotes. Après le déjeuner, et comme un photographe allait fixer une image de cette audience mémorable, notre compatriote, soudain, a pris sous l’appareil une attitude désinvolte et narquoise qui, propre à apaiser ceux qui pouvaient se scandaliser de le voir dans une compagnie si cléricale, était encore plus capable de blesser ses hôtes…

En revanche, tout Békerké garde la plus profonde satisfaction de la mission que vient de remplir au Liban la flotte française. Après avoir reçu l’amiral, le Patriarche lui a rendu visite à son bord dans la baie de Djouni. Belle cérémonie sous les yeux grands ouverts de tout le Liban, et dont les détails devaient prendre une valeur symbolique, indéfiniment commentée par l’imagination orientale, car, au cours de cette heureuse journée, Sa Béatitude laissa glisser son anneau patriarcal à la mer. Et que firent nos marins ? Ils se cotisèrent pour offrir au patriarche un autre anneau, où le contre-amiral Lacaze voulut enchâsser un beau saphir, conservé dans sa famille depuis deux cents ans.

Mgr Hoyeck me fait admirer ce bijou qu’il porte à son doigt : sur le saphir, entouré de quatre brillants, nos officiers ont fait graver une croix et une ancre (l’Église et la flotte), et la date de leur visite à Békerké. Une lettre d’un ton charmant accompagnait ce joyau, que mes hôtes veulent que je lise. Elle est datée du Mirabeau, 23 mars 1914. L’amiral Lacaze rappelle que l’anneau perdu était un cadeau de la France. C’est encore un anneau français que Sa Béatitude portera, et offert par les marins, car c’est bien à eux de rendre ce que la mer a pris. Le bon peuple maronite célèbre, cette année, les noces épiscopales de son vénérable Patriarche ; eh bien ! que sa Béatitude agrée ce don, comme un gage de la participation de la flotte française à son jubilé.

Joli goût français ! art charmant de se faire aimer !

Depuis le matin, par les fenêtres ouvertes de Békerké, je voyais à quelques cents mètres, mais séparé de nous par une profonde vallée, un drapeau, qui flottait à la brise, sans que je pusse apercevoir, voilés par les plis du terrain, les bâtiments qui le portent. C’est notre drapeau tricolore, hissé en mon honneur sur le collège d’Antoura, où les Lazaristes m’attendent. L’heure est venue que je prenne congé de Sa Béatitude, qui veut bien me remettre son portrait, en m’exprimant le désir de recevoir, accompagné d’une dédicace, celui du président Poincaré…

La guerre allait tout précipiter, tout compromettre, et finalement tout réaliser ! C’est à Paris que Mgr Hoyeck est venu chercher le portrait de Poincaré, et des témoignages décisifs ; c’est là que, bien des fois encore, chez Elle et chez moi, j’ai entendu Sa Béatitude, avec une véhémence admirable, plaider sa cause nationale, et qu’il me fut donné de m’associer, selon mes forces, à la délimitation du Liban, dont tout le monde ici m’avait tant parlé.


… Quelques minutes plus tard, j’étais à Antoura, le fameux collège des Lazaristes, le plus ancien de l’Orient (il fut ouvert en 1833), et celui qui abrite le plus grand nombres d’internes : trois cent soixante-dix-huit, au jour de ma visite. Ces enfants, par cette belle fin de journée, faisaient la haie sur la route, et dès qu’apparait notre voiture, la Marseillaise et les Vive la France ! éclatent.

Le supérieur, Monsieur Sarloutte, est de Longeville, près de Metz. Ancien officier et de race lorraine ! Je lui fais mon discours sur ce thème : « Originaire d’un territoire français, dont vous fûtes chassé par la force, vous avez acquis un territoire moral à la France. »

Et puis nous causons familièrement. Je sais chez qui j’ai l’honneur d’être. Dans une grande tradition française, chez les fils de saint Vincent de Paul, de Monsieur Vincent, qui est, auprès de Pascal, avec Jeanne d’Arc et saint Louis, une des grandeurs qui nous couvrent de gloire devant les peuples. « Toute nation porte à sa tête une couronne, » dit un poète mystique de l’Islam, et la France, plusieurs couronnes. Monsieur Vincent est l’une d’elles. Rien de plus français que ces Lazaristes, de leur vrai nom les Prêtres de la Mission, fondés pour la charité et l’apostolat. Leur mysticisme trouve immédiatement son emploi dans une œuvre de dévouement et de sagesse. Comme c’est beau, cette plus haute pensée de l’Occident, qui, par eux, se promène dans les sentiers des bacchantes et d’Hendiyé !… Ainsi je songe, en écoutant M. Sarloutte, qui m’expose ses efforts, pour donner à l’enseignement de sa maison un caractère plus scientifique.

— Quel est votre avenir ? lui dis-je. Quelles difficultés vous inquiètent ? Dites-moi vos ennuis, vos craintes.

— Mes craintes ! Je redoute la concurrence passionnée, intelligente, patiente, merveilleusement outillée qui nous entoure. Vous avez vu à Beyrouth le fastueux établissement de la Mission américaine et ses œuvres dans le Liban. C’est un effort loyal, mais d’autant plus redoutable. Ces Américains étalent au plein jour leurs immenses ressources. Grand danger pour nous, dans un pays où la richesse a tant de prestige !… Et puis il y a les Italiens. Il n’y a pas cinquante ans que la langue et l’influence italiennes avaient la prééminence en Syrie… Enfin les plus dangereux, à mon avis, ce sont les Allemands, dont l’action revêt toutes les formes : industrie, commerce, œuvres de bienfaisance et d’éducation. Jusqu’ici ils n’ont pu suivre, dans le Liban, nos concurrents italiens et américains, mais en dix ans, quels progrès à leur actif ! La Palestine et Caïffa, au Sud ; Alexandrette, au Nord ; Alep, à l’Est : voilà tout ce qui nous échappe. Que nous reste-t-il de nos anciennes possessions morales ? Le Liban à peu près intact, et une mince bande de la côte de Syrie.

— Vous voyez la situation bien en sombre !

— Regardez nos enfants ! Ils vous disent assez que nous ne manquons pas d’espérance. Nous manquons d’argent et surtout de personnel. Notre collège a bel aspect, mais nous réussissons tout juste à subvenir aux réparations les plus urgentes. Nous autres, lazaristes, nous sommes missionnaires avant tout, et, par là, obligés de faire une part très large à la charité. Et puis la Syrie, le Liban surtout, sont plutôt pauvres, et notre modique pension de cinq cents francs semble déjà bien lourde à la plupart des familles. Sous peine d’écarter une foule d’enfants intéressants, il me faut faire des concessions telles que, sur deux cent quatre-vingts petits Maronites, je n’en connais qu’un seul qui paie sa pension complète. Alors je réclame de l’aide, des secours, soit officiels, soit privés.

« La France et le Gouvernement ont admis la nécessité de soutenir les œuvres françaises à l’étranger. Or, depuis quatre-vingts ans qu’il existe, le collège d’Antoura a reçu de précieux encouragements oraux, mais savez-vous à combien se montent les secours matériels qui lui ont été alloués ? Exactement à 7 000. Sept mille francs, que j’ai reçus l’an dernier et qui m’ont permis d’installer un embryon de cabinet de science et de bibliothèque : deux mille francs du ministère de l’Instruction publique, deux mille des Affaires étrangères, trois mille du prix Debrousse de l’Institut de France. C’est tout. Car les quinze bourses que le Consulat général de Beyrouth nous confie très gracieusement, je ne puis les compter comme des subventions proprement dites, puisqu’elles payent l’entretien de quinze boursiers.

« Et ce manque de ressources n’est encore rien auprès du manque de personnel. Nous sommes en règle ; nous avons l’autorisation, et on ne nous laisse pas servir ! Quel désastre que la diminution progressive des missionnaires français ! En 1911, nous étions à Antoura, prêtres et frères, vingt-cinq lazaristes. Trois ans plus tard, nous voici vingt. Les cinq défunts n’ont pas été remplacés, faute de sujets. Sur ces vingt, six sont à la retraite, usés par le travail. En ce moment, monsieur Barrès, vous voyez ici dix prêtres valides et quatre frères pour assurer la marche d’une œuvre très lourde. À mes demandes pressantes de renfort, l’autorité supérieure de notre Compagnie me rappelle tristement la pénurie des sujets et le besoin aussi urgent des autres missions, en Chine, Madagascar, Amérique. Nos supérieurs majeurs en souffrent autant que nous. Alors devant la détresse générale, nous prenons notre parti de vieillir avant l’heure… Mais par qui serons-nous remplacés ? Par des missionnaires d’autres nationalités, qui apporteront dans nos collèges un esprit qui ne sera plus celui de la France.

« Monsieur Barrès, instruisez, émouvez les esprits ; faites qu’on ne paralyse pas nos efforts, qu’on nous laisse lutter avec toutes nos armes, contre des concurrents qui disposent de ressources presque illimitées… »

Je pense que le lecteur, qui entend ici M. Sarloutte, ne nous reprochera, ni à lui, ni à moi, ces précisions ! Comme on jouit mieux d’une belle œuvre, quand on en connaît les ressorts, les fièvres, les angoisses ! Par de tels détails, humbles et minutieux, nous pénétrons dans la cellule du Supérieur d’Antoura, et nous voilà associés à ses difficultés, que nous l’admirons de si bien surmonter. Nous prenons une idée de tout le génie d’organisation et de volonté que la France religieuse dépense pour couvrir de ses écoles le monde…

Et puis, quelle leçon pour chacun de nous, s’il peut entrevoir quelque chose de la modestie de ces créateurs d’œuvres ! En causant avec ces messieurs, je crois distinguer qu’ils sont soutenus par leur fierté d’être prêtres-missionnaires et d’être Français, et je crois aussi qu’ils tirent un certain contentement intérieur d’être autorisés. C’est Napoléon Ier qui les a reconnus. Sauf erreur, parmi les congrégations masculines, il n’y a qu’eux et les Missions étrangères de la rue du Bac qui aient devant l’État leur situation en règle. Ils sont légaux. Peut-être que je me trompe, mais personne ne prendra en mauvaise part mon interprétation, je crois distinguer qu’ils en éprouvent le sentiment de tenir de plus près au gros de la nation, au vieux tronc séculaire.

Quel milieu plein d’honneur, que ces congrégations françaises ! J’en respire l’atmosphère salubre, et cependant la beauté du Liban me distrait. J’écoute ces messieurs, et je regarde le jour descendre sur le paysage sublime ! Quel contraste d’une telle nature voluptueuse et misérable, et de la sagesse occidentale que nos religieux y distribuent !

— Monsieur Sarloutte, voilà des jours et des jours que je parcours les sentiers du Liban, à chaque heure arrêté par des Maronites qui sont élèves de nos écoles ou qui réclament des écoles. Eh bien ! je voudrais, une fois pour toutes, apprendre de vous comment s’alimentent ces fontaines de civilisation !

— Les écoles communales, dans les villages de la Montagne, me dit M. Sarloutte, ah ! c’est encore une œuvre bien intéressante, que les diverses congrégations se partagent et qui pèse, pour une part, sur notre mission provinciale de Beyrouth. Comment on les entretient, ces petites écoles, si précieuses, vous no me croirez pas ! On donne à un brave homme un franc par jour, pour réunir les enfants du village et leur apprendre à lire, à écrire, à compter dans leur langue arabe. Si le maître peut donner une vague teinte de français, nous portons le traitement au chiffre fastueux de 1 fr. 60 par jour ! Nous autres, lazaristes de Beyrouth, nous avons ainsi fondé cent quarante-neuf écoles qui abritent 7 338 enfants. Et comment notre maison provinciale pourvoit-elle à cette œuvre ? Mystère d’économie et de confiance. Chacune de nos maisons particulières s’est chargée du contrôle des écoles de son district. Ainsi, nous, à Antoura, nous envoyons, chaque trois mois, un lazariste en inspection dans le Kesrouan. En outre, nous avions pris à notre charge l’entretien des écoles dans une douzaine de villages avoisinants. Mais que voulez-vous ? malgré les traitements dérisoires dont se contentent ces pauvres maîtres, c’était pour notre Collège une charge trop lourde ; j’ai dû réduire à trois le nombre des écoles que nous soutenons de nos deniers. En vain, de tous côtés, des villages viennent nous supplier de leur créer des écoles de garçons et de filles. Que faire ? Les ressources nous manquent.

— Merci de tous ces détails, monsieur, il faut qu’on les connaisse chez nous ; je vais m’y employer sans retard…

Et comme je prenais congé de mon hôte, en lui donnant rendez-vous en France :

— Monsieur un tel, dit-il, sans me répondre directement, et en se tournant vers un de ses collègues, depuis combien de temps êtes-vous allé en France ?

— Depuis cinquante ans, monsieur le Supérieur.

— Vous entendez, monsieur Barrès, nous ne sommes pas assez nombreux pour prendre jamais de congé.

Eh ! j’entends, mais j’admire trop pour ne pas avoir pleine confiance. Je songe à l’anneau pastoral de Mgr Hoyeck, qui a glissé sous le flot et que nos marins, aussitôt, ont remplacé au doigt de Sa Béatitude. Un superbe symbole, un heureux présage ! Au pied de Tyr et de Byblos, sur le sable inaccessible le fonds de la mer syrienne, loin de toute piété, gisent les anneaux des grands prêtres d’Adonis et d’Astarté, et personne ne se préoccupe de les rétablir au doigt d’aucune hiérophante. Mais le saphir de France, où nos marins ont gravé leur signe, brille à la main du patriarche, et notre pensée la plus pure, héritière d’Athènes, de Rome et de Paris, s’inscrit, par les soins de nos maîtres, dans l’âme reconnaissante des enfants du Liban.

Liban, terre de souvenirs, et pleine de semences…


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 février et 1er mars.