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Une Enquête aux pays du Levant/04

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Maurice Barrès
Une Enquête aux pays du Levant
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 481-508).
UNE ENQUÊTE[1]
AUX
PAYS DU LEVANT

IV[2]


VIII. — BAALBEK

Que de superbes nouveautés me promet le jour qui commence ! Ce matin, je franchis en chemin de fer le Liban ; je visiterai dans la plaine Baalbek, et, vers minuit, je serai à Damas. Tandis qu’à travers les vitres du wagon, j’admire une fois encore cette Provence montagneuse, le cirque de Hamana, où habitait Lamartine, et les hôtels d’été des Egyptiens, qui succèdent à ces maisons de plaisance que la Bible appelle « les Délices de Salomon, » M. Marteaux me raconte les vicissitudes de son chemin de fer : les hordes de Bédouins venant, avec leurs chameaux, sur le ballast, jusqu’à la mer, sans se déranger d’un pas pour les locomotives qui les écrasent. « C’était écrit ! »

Longuement il me parle de la Syrie, dont il résume ainsi le bilan : une chaîne de montagnes de trente kilomètres d’épaisseur, improductives ; derrière ces montagnes, une plaine superbe, large de dix kilomètres, longue-de quatre cents, la Beka ; puis encore une chaîne de montagnes improductives, l’Anti-Liban ; et derrière, le désert. En somme, cette Beka, c’est le meilleur de la Syrie.

Nous y descendons, et voici Baalbek.

Je n’essaierai pas une description que le lecteur a déjà entendue de trente-six poètes, sans jamais en retenir une vision nette. Nul espoir que je réussisse mieux que mes prédécesseurs à rendre sensible par des mots ce chaos de splendeurs écroulées, cette immense jonchée de porphyre et de marbre, tout un océan de colonnes, de chapiteaux, d’architraves, de volutes. Une prodigalité sans idées, le lendemain de l’envolement d’un dieu ! Mais que ce désastre atteste de grandeur ! Ah ! c’est un temple, cela ! Ces proportions imposantes, vastes, solides et graves, qui pourraient recueillir des peuples, et au-dessus de tout, six colonnes haut placées, qui portent avec magnificence l’arche du Jupiter Soleil, cela est logique, conforme à la pensée humaine, apte à recevoir et à mettre en émoi les âmes. C’est une des plus grandes prières du monde qui se détache là, éblouissante de lumière, sur les monts de l’Anti-Liban.

Tout à côté, la petite Vega, l’oasis pleine d’arbres, avec une jeunesse inouïe, balance ses noyers, ses abricotiers, ses poiriers, ses brugnons et ses peupliers. Brillante, mouvante, rafraîchie par la divine rivière qui bruisse et serpente à ses pieds, cette verdure entoure, assaille, presse les hautes et terribles murailles. Et sur le tout, sur ce tableau contrasté de fraîcheur et de ruine, règne un ciel de feu, immense, au fond duquel se dresse le Mont des Cèdres, couvert de neige.

Parle, ruine sacrée ! Tu n’as pas de cantique ? L’un des nôtres, à l’abri des vergers qui t’entourent, a jadis entrepris de te rendre une voix. Lamartine, ici, a gémi ses plaintes sur la mort de sa fille, sans parvenir à humaniser ces grands espaces, trop dénués d’âme.

Ce que l’on voudrait entendre, c’est l’antique liturgie des Mages. Le promeneur de Baalbek appelle, du fond des siècles, un écho des hymnes savants que les processions psalmodiaient en l’honneur du Soleil.

« Des hymnes d’un symbolisme étrange, que François Cumont nous a fait connaître, chantaient les métamorphoses produites dans le monde par l’antithèse des quatre principes (feu, terre, air, eau). Le dieu suprême conduit un char attelé de quatre coursiers, qui tournent incessamment dans un cercle immuable. Le premier, qui porte sur son pelage éclatant les signes des planètes et des constellations, est vigoureux et agile, et il parcourt avec une vélocité extrême la périphérie de la carrière fixée. Le second, moins fort et moins rapide, a une robe sombre, dont un seul côté s’illumine aux rayons du soleil ; le troisième marche plus lentement encore, et le quatrième pivote sur lui-même en rongeant son frein d’acier, tandis que ses compagnons se meuvent autour de lui comme autour d’une borne. Le quadrige tourne longtemps sans encombre, accomplissant sa course perpétuelle ; mais, à, un moment donné, le souffle brûlant du premier cheval, tombant sur le quatrième, enflamme sa crinière superbe ; puis son voisin, s’étant épuisé en efforts, l’inonde d’une sueur abondante. Enfin se passe un phénomène plus merveilleux encore ; l’apparence de l’attelage se transforme, les chevaux changent entre eux de nature, de telle sorte que la substance de tous passe au plus robuste et au plus ardent d’entre eux, comme si un sculpteur, ayant modelé des figurines de cire, empruntait à l’une de quoi compléter les autres, et finissait par les fondre toutes en une seule. Alors le coursier vainqueur de cette lutte divine, devenu tout puissant par son triomphe, s’identifie au conducteur même du char… Le premier cheval est l’incarnation du feu ou de l’éther, le deuxième de l’air, le troisième de l’eau et le quatrième de la terre. Les accidents qui surviennent à ce dernier représentent les incendies et les inondations, qui ont désolé et désoleront notre monde, et la victoire du premier est l’image de la conflagration finale, qui détruira l’ordre existant des choses. »

Au fond de ces imaginations subtiles et barbares, je n’espère pas retrouver vivants les sentiments qui cherchaient à s’y satisfaire ; mais j’aime tenir, un instant, dans ma main, comme des abraxas ou des pierres lunaires, ces riches énigmes sacerdotales.

Le diable soit du fâcheux ! Voici qu’un photographe surgit d’entre les ruines, et tout un groupe d’indigènes. Eh bien ! je ne tomberai pas dans l’irréflexion ou l’hypocrisie de m’en plaindre. En vérité, je serais bien en peine si l’on me disait : « Va, circule, tire-toi d’affaire avec tes propres ingéniosités. » J’accepte, comme un bonheur, toutes les obligeances qu’on me prodigue, et les facilités que l’époque commence à multiplier. Qu’ils soient donc bénis, le chemin de fer qui m’a dispensé d’une caravane, l’hôtel qui m’abritera et cet aimable photographe, grâce à qui j’emporterai des images exactes de ces brèves minutes !

Je viens de voir, sur un marbre, le nom de Pierre Loti, que mon illustre confrère a inscrit de sa main, quand il parcourait ce pays, habillé en Bédouin. Je demande au photographe de prendre cette signature, mais cet homme aimable me le refuse nettement. Il est Arménien et doute des sympathies de Loti pour sa race.

Pendant deux heures, je me promène avec M. Alouf. C’est un notable de l’endroit qui, de lui-même, aimait les ruines, et qui s’est instruit en regardant les Allemands déblayer les temples. (Les Allemands avaient ici leur grand centre d’archéologie, d’où, sous couleur d’explorations d’art, leurs espions rayonnaient de tous côtés. Le savant M. Oppenheim, tout en faisant des fouilles à Tell-El-Halaf, levait des plans et travaillait en liaison avec les officiers allemands d’Alep et le grand état-major de Berlin.)

— Monsieur Alouf, que pensez-vous des amours de Salomon, et de la reine de Saba ? Est-il exact que le vieux roi ait fait construire ici un château féerique, pour l’offrir en dot à Balkis ? M. Alouf n’en croit rien, mais il admet (contre l’avis de Renan) que Baalbek peut être ce temple de Baalath que, sur le tard de sa vie, Salomon, préoccupé sénilement de complaire à ses femmes étrangères, a dédié au dieu de leur enfance… Idée charmante d’un vieillard, et si j’étais Robert Browning, je mettrais en vers la dédicace de Salomon aux femmes de son sérail et à leur idole.

M. Alouf continue de prononcer de beaux noms. Sur les propylées du temple de Jupiter, il me montre une inscription, qui atteste que ce vestibule de colonnes, l’entrée la plus grandiose de l’antiquité grecque et latine, est de Caracalla. (Caracalla avait officié comme grand-prêtre dans Baalbek.) Quant à l’escalier des propylées, nous le devons à ce Philippe l’Arabe qu’a chanté Jules Tellier.

Les deux cours qui précèdent le grand temple étaient consacrées à toutes les divinités qu’honorait l’Empire romain. Environ cinq cent soixante niches vides, et qui n’ont même plus de mémoire. À peine si l’on peut déchiffrer sur l’une d’elles le nom du Dieu-Lune, le vieux dieu de la ville de Ur, celui qui guidait les nomades dans le désert. Entre tous ces déchus, Vénus et la Volupté occupaient le premier rang dans l’estime des habitants de Baalbek, qui leur dévouaient, de la manière la plus inconvenante, leurs filles. C’est dans ces cours qu’aux grandes fêtes se réunissaient les adorateurs ; c’est de là qu’ils partaient, à travers les rues de la ville, avec la statue du Soleil. Macrobe nous en fait une description, dans ses Saturnales : « … Quand le dieu manifestait sa volonté, ceux qui le portaient sur leurs épaules avançaient ou reculaient, comme mus par une force surnaturelle. » Deux pas en avant, un pas en arrière. Cette mazurka rituelle nous rappelle que nous avons à peine quitté la région délirante d’Afaka. Ici même, dans Baalbek, les ruines du Jupiter Soleil voisinent avec celles du temple de Bacchus, dont les bas-reliefs nous montrent le cortège des bacchantes.

Et maintenant, qu’on m’amène le dieu ! Je suis las de festons, d’astragales et de gigantesque. J’ai besoin de quelque chose d’humain et de divin. Baal, vous dis-je, ou tout au moins son catéchisme ! Le temple est vide ? Les divinités ont été brisées ou emportées ? Eh bien ! à défaut de dieux, donnez-moi des idées claires ; à défaut du divin, de l’intelligible ; et si je ne puis m’émouvoir, je me consolerai en comprenant. Monsieur Alouf, je voudrais assister aux derniers moments du dieu et avoir une vue de ses commencements. Je voudrais connaître l’heure où il fut choisi, et l’heure où il fut frappé.

Son désastre est l’œuvre des Arabes. Quand ils vinrent ici, aux premiers temps de l’Islam, ils jetèrent à bas une basilique chrétienne, édifiée au Ve siècle par Théodose, qui, lui-même, avait ruiné le temple d’Antonin le Pieux, —un temple dédié au Jupiter Héliopolitain, et si beau qu’on le classait parmi les sept merveilles du monde. Et avant Antonin le Pieux, ce qu’il y avait ici, c’était un sanctuaire syrien, dont quelques blocs colossaux subsistent dans ces ruines gréco-romaines, un sanctuaire pareil à tous les anciens temples sémites, c’est-à-dire une enceinte à ciel ouvert, et dans cette enceinte un tout petit édifice pour l’image sacrée du Bétyl.

D’où venait ce Bétyl ? De Babylone. Au fond des temps, aux plus hautes époques, on l’y trouve sous les traits du dieu Shamash : un dieu de justice, qui dissipe les ténèbres, les maléfices et les complots ; un homme des épaules de qui sortent des rayons de flamme. Son symbole, c’est le disque solaire, le disque ailé. On le voit en Egypte, ce disque ailé ; il y parvint dans les bagages, ou mieux dans le cœur d’une princesse asiatique. On le voit également chez les Hittites, en Syrie. Il circulait avec les caravanes, avec les riches émigrants. Un beau jour, de passage ici, il y trouva ce qui lui plut toujours, une source, un bosquet. Et dès lors, des hommes amaigris, assoiffés, épuisés par la traversée du désert, des adorateurs que leur misère même avait préparés à l’état mystique, ont senti, en arrivant à cet endroit, se former en eux le poème divin. Ils ont cru, ils ont vu, ils ont éprouvé une présence, et prié.

Ah ! que nous sommes loin, touristes mes frères, des émotions de ces vieux pèlerins, quand nous descendons du train, en gare de Baalbek !

Toutes ces grandes choses s’engendrèrent ici, à cause d’une source. Cette eau et ce bosquet, qui verdoient et fraîchissent encore dans Baalbek, le dieu les a trouvés agréables. C’est là qu’il eut son premier autel, une simple pierre et le pieu sacré ; c’est là qu’il agréa sa première victime. J’aime ce bel endroit.

Ravi d’en avoir fini avec ces puissantes constructions administratives, derrière lesquelles je vois trop d’empereurs et de préfets, je m’émerveille de trouver, sous cet immense décor ruineux et pompeux, le. spontané, l’intime et le vrai ! Ces grandes affaires solennelles nous donnent d’autant plus le goût du simple, du primitif, de la fleur première et même des humbles racines souterraines, avant les savantes cultures et les trop pleines floraisons. Je viens avec délices dans cette prairie originaire, sous les peupliers, près de l’eau. Les enfants me crient : « Batchisch » de loin, avec cette voix forte des petits Arabes que j’entends, dans les écoles que je visite, et qui, en plissant le front, lisent très haut : « Trente huitième leçon. Je suis un garçon, Adèle est une fille… » Un mendiant avec dignité refuse qu’on le photographie, mais s’empresse pour qu’on nous apporte un canapé de satin sous les peupliers. Tout cela, d’un goût noble et familier. Devant ces mœurs, où respire un souvenir de la vie antique et de la vie des poèmes, je me dis : « Voilà ma patrie. » (Quel malheur qu’il y ait la vermine ! Sans ces puces, poux et punaises toujours menaçants, c’est d’échoppe en échoppe que je voudrais faire le voyage d’Orient.)

Et même au dieu j’ai quelque chose à dire, non au Baal à qui les caravanes brûlées, enivrées par un astre de feu, rendaient un culte effréné, mais au soleil levant, tel que le vieil Ambroise et la tradition de l’Église l’ont civilisé.

À Baalbek, j’aurais voulu avoir le mince livret des hymnes que Racine dédie à l’aube bienfaisante, au soleil chrétien que l’on peut regarder en face. Qu’elles sont délicieuses, ces Ambrosiennes, devenues pour nous les Raciniennes, et ces mots latins décalqués par le plus beau génie français : Ales diei nuncius !…


L’oiseau vigilant nous réveille,
Et ses chants redoublés semblent chasser la nuit ;
Jésus se fait entendre à l’âme qui sommeille
Et l’appelle à la vie, où son jour nous conduit.
« Quittez, dit-il, la couche oisive,
Où vous ensevelit une molle langueur :
Sobres, chastes et purs, l’œil et l’âme attentive,
Veillez ; je suis tout proche, et frappe à votre cœur. »
O Christ ! O soleil de justice.
………….


Ou bien encore : Nox, et tenebrae, et nubila.


Sombre nuit, aveugles ténèbres,
Fuyez : le jour s’approche, et l’Olympe blanchit ;
Et vous, Démons, rentrez dans vos prisons funèbres :
De votre empire affreux, un Dieu nous affranchit.
Le Soleil perce l’ombre obscure,
Et les traits éclatants qu’il lance dans les airs,
Rompant le voile épa !s qui couvrait la nature,
Redonnent la couleur et l’âme à l’univers.
O Christ, notre unique lumière !
…………


Et encore : Aurora jam spargit polum


L’Aurore brillante et vermeille
Prépare le chemin au Soleil qui la suit ;
Tout rit aux premiers traits du jour qui se réveille :
Retirez-vous, Démons, qui volez dans la nuit.
Fuyez, songes, troupe menteuse,
Dangereux ennemis par la nuit enfantés.
Et que fuie avec vous la mémoire honteuse
Des objets qu’à nos sens vous avez présentés.
Chantons l’Auteur de la lumière !…
…………


Je m’arrête à grand peine, et je prie qu’on m’excuse de tant me plaire à cet enchantement. Je ne suis pas hors de mon sujet. Ces hymnes si belles jettent une vive clarté sur les services de l’Église, modératrice des forces éternelles. On y voit notre religion épurer la matière syrienne et endiguer le flot mystique sans le détruire. Je lirai désormais avec plus de plénitude ces marginalia du génie de Racine. J’y sais maintenant retrouver, apaisées et uniquement bienfaisantes, les antiques fureurs religieuses de l’Orient.


Retirez-vous, Démons qui volez dans la nuit.


Le culte du Soleil, les chants, les danses, la glossolalie et la procession débauchée envoient leurs derniers frissons dans les rimes des strophes saintes de notre Racine ; mais ici, en Syrie, c’est toujours ma question, que pouvons-nous retrouver de ce passé ? Est-il possible qu’un temple où s’étaient accumulées, durant des siècles, tant de croyances, gise à terre, sans que celles-ci ne se soient dispersées et tapies dans les abris de la région ? Les feuilles mortes du grand arbre divin de Baalbek, où pourrissent-elles, et quelle naissance ont-elles favorisée ? J’ai hâte de retrouver leur trace aux quatre coins de cet horizon, et surtout dans la région sauvage des Monts Ansariehs…

Mais il faut patience et méthode ; ce soir, je vais à Damas.


IX. — DAMAS

Une gare de chemin de fer, des fils télégraphiques, des tramways, tous les signes extérieurs d’un urbanisme banal. Ces apports d’un jour n’entament pas l’éternité d’un tel lieu. En approchant de Damas, je viens de voir, sous la nuit qui descendait, une interminable désolation de côtes pelées, et sur la plus haute, un oratoire qui protège le tombeau d’Abel. L’emplacement du premier crime ! Quel pays que celui qui peut se permettre de telles attributions !

Sur le quai, un des aimables Damasquins qui, par amitié pour la France, sont venus m’attendre, me dit :

— J’ai écrit sur la tombe de mon père chéri une phrase que j’ai trouvée dans un de vos livres.

— J’en suis bien touché, monsieur. Et quelle est donc cette phrase ?

— « Qu’il soit béni, Celui qui posa l’espérance sur les tombes.. »

― En effet, c’est une inscription que j’ai relevée dans un cimetière lorrain, pour la citer dans Metz captive. Un grand texte, dérivé de saint Paul. Et justement je me suis promis qu’à Damas je visiterais avant tout le lieu où tomba le premier des génies chrétiens.

— C’est assez loin, hors de la ville.

— Eh bien ! nous irons autant que nous pourrons dans cette direction.

Nous avons, tous, dans notre vien un certain nombre de curiosités à satisfaire, un petit programme de désirs à remplir. Quand le comte de Basterot, l’ami de Gobineau et de Bourget, esprit romanesque et tout rayonnant de beaux enthousiasmes, mais infirme de corps, me raconta jadis s’être fait porter en litière, sur ce chemin de Jérusalem, jusqu’au point du miracle, je l’enviai avec émerveillement. En ce temps-là, une telle visite, même d’un homme ingambe, pouvait paraître méritoire. Aujourd’hui, qui n’est allé en Orient ? Et pourtant je suis heureux qu’à mon tour je puisse biffer de mes rêveries ce « chemin de Damas. » C’est avec enchantement que demain, à mon réveil, je vais mettre le deleatur sur mon vieux désir de voir l’horizon exact où, en proie au plus émouvant des transports de l’esprit, le persécuteur d’hier se changea en apôtre.

Et voilà comment, dès ce premier matin de mon séjour, je descends le long faubourg du Meïdan, sous un ciel d’immortelle jeunesse, en croisant de longues files de chameaux et de Bédouins, armés de lances ou de fusils, au milieu de cette odeur si particulière des villes d’Orient, un peu écœurante et chargée d’images attrayantes, — ici, des images de force animale, de beauté éphémère, de barbarie fière et malpropre. Les Arabes du désert viennent au Meïdan, depuis le début des âges, faire leurs ventes et leurs achats. Beaucoup d’entre eux y paraissent, à deux, trois brèves reprises, dans leur vie, sans avoir su à quelle époque nous vivons, ni de quoi le monde est fait. Au milieu de cette foule grouillante, les voilà isolés, assis sur des estrades, l’œil perdu dans leur rêverie fataliste, ou bien par cercle de dix ou vingt, taciturnes et nobles, tous pareils à notre Lamartine, ou, mieux encore, à leurs splendides chevaux légendaires qu’il a célébrés. Une promenade dans le Meïdan, aux heures où le soleil commence à chauffer, me donne l’équivalent d’une lecture de ses adieux enivrants à Sultan, le cheval favori de sa fille ; c’est le même plaisir moiré, rose, tressé de rubis et de fleurs, plein de hennissements, et taché de l’écume du mors.

Après avoir jeté un regard au dehors de la ville, entre les collines du Hauran, couvertes de pierres noires volcaniques, et l’éternel Hermon neigeux, je suis allé aux bazars, où la lumière et l’ombre étincellent sur des milliers de petites scènes. C’est une fourmilière de métiers et de soins, un tumulte de passants, un brouhaha d’interpellations ravissantes. Les marchands m’offrent des fleurs en me criant : « Apaise ta belle-mère, » et du pain de froment beurré, en le nommant « nourriture d’hirondelle. » Pour vendre leurs poires, ils chantent : « Le médecin prescrit à son fils un biscuit blanc et deux poires ; » et ils vantent leurs nèfles en disant : « Les rossignols ont chanté sur les branches du néflier, et le jardinier qui les garde ne dormira pas de la nuit. » Tout cela prodigieusement mêlé d’enfances. À chaque minute, on retire un mioche de dessous ma voiture ; il est gratifié par le cocher d’un coup de fouet pédagogique, et si quelque sage vieillard a vu la scène, il tire, autant qu’il puisse les atteindre, les oreilles du jeune imprudent. Tout ce monde, d’ailleurs, paisible, courtois et buveur d’eau.

Au sortir des bazars, indéfiniment, tout le jour, j’ai circulé dans les rues, animées et bariolées, et dans les ruelles mortes, dont les hauts murs cachent les riches Damasquins. Rues et ruelles s’enchevêtrent, obscures et tortueuses, couvertes le plus souvent de nattes ou de planches, et bordées de maisons bien sales, bâties de boue et de paille hachée. Mais ne trouvez-vous pas que cette misère et ces demi-teintes favorisent l’activité de l’imagination ? Derrière ces murailles secrètes, je désirerais savoir comment on comprend l’amour et la mort.

Nos villes d’Europe sont quelque chose de voulu, une œuvre tenue dans toutes ses parties, et le plan qu’elles réalisent méprise, malmène, anéantit bien des vues qui nous plairaient. L’Orient, lui, semble donner la permission à toutes les fantaisies ; il nous invite à croire que toutes nos richesses intérieures pourraient s’y épanouir, et que les problèmes éternels y sont médités sans hâte par des centaines de sages. J’aime cette vie appauvrie, plus simple, où l’offre d’une cigarette, d’une tasse de café, un compliment écouté et jamais interrompu, sont de petites joies ; cette vie où l’on jouit des détails, des minimes agréments, des délicatesses, où l’on regarde indéfiniment un rosier, un rossignol se détacher sur le néant. Quel repos pour l’esprit, quel aimable ralentissement des fièvres trépidantes de notre industrialisme ! Durant les heures chaudes de cette belle journée, j’écoute couler le temps ; et toutes les propositions de cette ville, plus que chez nous, me semblent à la mesure de mes forces.

Le soir, j’ai gravi la côte de Sàléhiyé, pour mieux respirer et pour voir d’ensemble l’oasis. Une côte ocreuse et ruinée, une colline du Tage, plus rocheuse et plus haute que celles de Tolède. De là, devant nous, sur un horizon assez proche, des collines couleur de chameaux. Dans l’intervalle, à nos pieds, un immense espace d’abricotiers, d’oliviers, de pêchers, d’arbres fruitiers, jamais taillés, d’où s’élancent des peupliers. Au centre de cette verdure heureuse et reposante, se rassemble la ville, semée de minarets. La direction de Jérusalem et de La Mecque est marquée par le Meïdan, très longue et très mince traînée de maisons, que j’ai suivie ce matin, route de la caravane sacrée…

Rien de tout cela, grâce aux toits de tuiles, n’est proprement oriental, et les maisons modernes gênent la vue. Quelques chiens désabusés trottent sur les pentes ; des chèvres, plus haut. Partout de misérables dépotoirs. La terre de Sàléhiyé semble faite de ces tessons de pots avec lesquels le patriarche Job se grattait sur son fumier. N’importe ! Damas, c’est le seuil du désert, la fontaine paradisiaque où cent mille nomades, perpétuellement renouvelés, viennent se mêler à trois cent mille musulmans sédentaires ! Un rêve, vieux comme le monde, repose sous ses peupliers, au bord du rapide torrent. Damas, si jeune, si vieille, étalant ses misères et son immortel prestige au milieu des grandes collines fauves, nous éblouit et nous attendrit. Une des patries de l’imagination, une des résidences de la poésie, un des châteaux de l’âme.

Assez tard après le diner, je me suis promené le long du Barada ; je ne voyais ni n’entendais rien de rare : les maisons étaient européennes, les tramways roulaient, le muezzin se lamentait sur un petit minaret au-dessus de ma tête. C’était bien ordinaire, mais j’éprouvais un extrême plaisir à me sentir environné de tant de races, que je devais me rendre intelligibles. Mes frères romantiques voulaient se dépouiller de leur nature propre, pour vivre d’autres vies, qu’ils choisissaient dans les temps passés ou sous des climats exotiques. Je n’entends pas me déprendre de ma personne, mais éveiller au fond de moi ce qui y sommeille, je pense, et que l’Orient épanouit. C’est ici que s’est déployé un fameux épisode, un des plus profonds symboles de l’histoire du monde. Alexandre, après sa victoire d’Issus, mit la main, dans Damas, sur les trésors et sur les femmes de Darius. Quelle idée mesquine de nous peindre, à cette occasion, la continence d’un jeune génie ! C’est de bien autre chose qu’il s’agit ! L’élève d’Aristote, le victorieux qui vient de venger et de clore les guerres médiques, le héros dont l’âme n’était jamais rassasiée de surnaturel et de divin, relève la fille agenouillée du grand roi, et, par ce geste nuptial, marie l’hellénisme à l’Asie. À Damas se rencontrent, non pour tâcher de se détruire l’un l’autre, mais pour se comprendre et s’unir, l’Orient et l’Occident.


Fini de flâner. Au travail ! Je me réveille plein d’ardeur, décidé à m’assurer quelque beau gibier. Puisqu’on veut me faire visiter des maisons, je désire du moins en voir une où il se soit passé des intrigues, des douleurs, des fureurs, enfin, s’il est possible, de grandes choses révélatrices du génie de la race. Quelqu’un trouvera-t-il un jour, dans Damas, Homs, Hamah, Alep, l’équivalent des Chroniques Italiennes de Stendhal ? Les Chroniques Syriennes, des épisodes où l’on voie, comme des abeilles dans une ruche de verre, bourdonner et travailler les urnes. Relisez, me dira-t-on, les Mille et une Nuits. Sans doute, de beaux gâteaux de miel. Mais leur douceur sucrée et parfumée ne nous suffit pas. On voudrait s’engager jusqu’aux sources vives, dans les profondeurs ténébreuses de l’être.

Mes amis m’ont conduit en plein quartier juif, dans la maison de Daoud-Arari, où s’est passée une fameuse histoire, qui semble appartenir au fond des âges, une histoire chargée, souillée des plus vieilles idées religieuses sur la vertu expiatoire du sang : la disparition du Père Thomas et d’Ibrahim-Amarah, son domestique, qui pénétrèrent dans le quartier des Juifs, le 5 février 1840, un quart d’heure avant le coucher du soleil, et qu’on n’a plus jamais revus.

Ils me mènent à la maison accusée, pareille à toutes les autres, et d’un extérieur misérable. Nous y pénétrons par le long corridor classique, pour tomber dans une cour intérieure, pavée de pierres multicolores, qu’un jet d’eau anime et rafraîchit, au milieu d’orangers, de jasmins et de vases fleuris. Sur le côté Nord, une grande baie entourée d’un divan, dont le sol est rouvert de nattes et de tapis, les parois revêtues de marbre niellé d’or, et le plafond de bois peint, serti dans ses rosaces de petits morceaux de miroir. Une niche du mur, en forme d’ogive, renferme les narghilés, les tasses à café, les flacons d’eau de rose et le brûle-parfum. Tel je vois ce lieu, tel il était, le soir de février, où le Père Thomas y fut attiré et immédiatement saisi, ligoté, saigné par neuf Juifs, qui recueillirent son sang dans une bassine, pour le mettre ensuite en bouteille. Pendant cette cuisine, les heures passaient ; son domestique, qui le cherchait, vint frapper à son tour à la porte. Lui aussi, les Juifs le saisissent, le ligotent et le saignent. Quelle horreur ! Et qui fait pendant à notre affaire Fualdès ! Mais à Rodez, ce sont des petits propriétaires, ligués par l’intérêt, et peut-être par des haines politiques, pour faire disparaitre leur dur créancier, et s’ils saignent leur victime, dont le sang mêlé à du son va repaître un cochon, c’est une simple précaution, pour qu’il n’en reste aucune trace. Du moins, ainsi l’attestent certaines dépositions. À Damas, ces neuf Juifs qui saignent ces deux hommes, c’est pour expédier leur sang à Bagdad, où il servira à fabriquer un pain azyme de choix. Du moins, ainsi l’attestent certaines dépositions.

Les physiologistes parlent quelquefois de types revenants. Ils entendent par ce mot des figures où revivent quelques traits des races de jadis, et qui surprennent comme des réapparitions de morts. L’ensemble des procès-verbaux relatifs à la disparition du Père Thomas ranime sous nos yeux les plus vieux rites syriens de l’offrande meurtrière. Des horreurs insensées reposent depuis des siècles dans les fonds de la magie. L’émoi soulevé autour du mystère de Daoud-Arari rappelle l’affaire si curieuse des étudiants de Béryte, au VIe siècle, telle que nous la raconte Zacharie le Scholastique, dans sa Vie de Sévère.

Des étudiants, originaires de Thessalonique, d’Héliopolis, de Tralles et de Thèbes, entraînèrent au milieu de la nuit un esclave éthiopien dans le cirque de Béryte, pour l’égorger selon les règles, afin d’amener au maître de cet esclave, par le moyen des démons, une femme dont il était profondément épris. L’arrivée imprévue de passants sauva l’esclave. De graves rumeurs coururent la ville. Quelques amis ou compatriotes de l’étudiant soupçonné, — c’était un Egyptien, — se rendirent à son domicile, et lui dirent qu’ils venaient examiner ses livres, à cause du soupçon dont il était l’objet. Le chroniqueur était de cette délégation, et il raconte : « L’étudiant fit apporter tous les livres qui étaient placés en vue dans sa maison. N’y ayant rien trouvé de ce que nous cherchions, l’esclave de cet homme, dont on avait comploté le meurtre, nous indiqua la chaise de son maître, en nous donnant à entendre par signes que, si nous enlevions seulement une planche, aussitôt les livres que nous cherchions apparaîtraient. C’est ce que nous fîmes. Lorsqu’il s’aperçut que son artifice était connu de tout le monde, il se jeta sur sa face et nous supplia, les larmes aux yeux, de ne pas le livrer aux lois. Nous lui répondîmes que nous n’étions pas venus auprès de lui pour lui faire du mal, mais dans le désir de sauver et de guérir son âme. Il devait toutefois brûler de sa propre main ces livres de magie, dans lesquels il y avait certaines images de démons pervers, des noms barbares, des indications présomptueuses et nuisibles, et qui étaient remplies d’orgueil. Certains d’entre eux étaient attribués à Zoroastre le Mage, d’autres à Ostampis le Magicien, enfin d’autres à Manéthon… Il promit de les brûler et ordonna qu’on apportât du feu. Entre temps, il nous racontait qu’étant tombé amoureux d’une femme, pour triompher de son refus, il avait eu recours à la perversité de cet art, mais l’art des magiciens était tellement impuissant, et leurs promesses tellement vaines, que cette femme le haïssait encore davantage. À cause d’elle, non seulement lui, mais beaucoup d’autres s’étaient adonnés à la magie et à la sorcellerie. Il énuméra leurs noms en disant qu’ils possédaient des livres do ce genre. Lorsqu’on lui eut apporté le feu, il y jeta de sa propre main ses livres de magie… »

À la suite de cet incident, il se fit dans Beyrouth une grande recherche et destruction des livres de magie (qui semblent bien avoir été les œuvres de Zoroastre), et ceux qui les possédaient étaient gravement inquiétés…

C’est dans de tels récits que l’on voit comment furent brûlés les vieux livres, parce qu’ils compromettaient leurs possesseurs, et comment disparaissent les religions. Mais ces autodafés n’ont pu empêcher que les vieilles recettes ne survivent et ne courent encore le monde. Cet asiatisme a cheminé jusque chez nous. Racine écrit Iphigénie, où l’on égorge une jeune fille, pour obtenir des dieux qu’ils favorisent les desseins de son père, et le voilà lui-même mêlé, nous dit-on, aux horreurs de ces amoureuses qui, pour obtenir des astres la perte de leurs rivales, faisaient égorger des enfants. Il est calomnié ? Je le crois comme vous. Nous savons toutefois qu’autour de lui, des femmes, incomparables pour leur délicatesse de manières et de langage, trempèrent dans ces sanglantes ignominies.

Mais laissons… Je voulais une nuit syrienne, un approfondissement des Mille et une Nuits. Le voilà ! L’Asie est pleine de marchands de rêves. Le crime rituel n’est-il qu’un cauchemar de la crédulité populaire, une terreur imaginaire ? Ou bien est-il vrai que des pervers cherchent dans le sang, anxieusement, les moyens de l’amour et de l’ambition, et même la clef d’or du ciel ? Un tel récit, qu’il nous peigne un fait vrai ou seulement les terreurs contagieuses du peuple, mérite d’être rangé parmi les histoires exemplaires de Damas. C’est un beau coup de sonde, un noir prélèvement dans les imaginations de la vieille cité : c’est un toit soulevé entre mille maisons, et la plus violente lumière dans le cloaque où se décomposent les imaginations que traînent en lambeaux, derrière elles, les vieilles races de l’Asie.


De l’air pur ! Remontons à la surface, et plus haut s’il se peut. Au sortir de ces fosses empoisonnées, on aspire à la société des anges. Comme je suis heureux maintenant d’aller voir des religieuses !

Les Filles de la Charité dirigent deux écoles, au centre de la ville et dans le Meïdan, où neuf cents enfants apprennent à parler notre langue. En outre, dans un dispensaire gratuit, elles soignent par mois deux cents malades. Mais la place leur manque, la place, c’est-à-dire l’argent. Elles rêvent d’acheter un terrain, pour enseigner aux musulmans pauvres l’élevage des bêtes, les soins du jardinage, la culture des légumes.

La Sœur qui m’explique cela vient des Ardennes, de Charleville. C’est un pays que je puis aisément me représenter, et qui tout de suite m’apparente à cette religieuse. Deux Français de l’Est, au milieu de cette multitude, croient si bien se comprendre ! J’éprouve un sentiment de fierté et de reconnaissance attendrie. Je me surprends à dire intérieurement : « Ma Sœur, nous vous remercions d’employer si bien les trésors de notre race, et de nous faire tant d’honneur ! » Et j’essaye de voir clair. La morale chrétienne, la règle, c’est un joug pesant, au dire de très bons chrétiens. Oui, répondent d’autres esprits, également religieux, mais un joug que l’usage peut alléger. Quant à ces filles de Monsieur Vincent, pas un de leurs mouvements qui ne crie : « La règle, la morale, un joug ? Eh ! ce sont deux ailes, pour nous élever vers une destinée plus heureuse ; deux moyens d’accéder au bonheur. Pesante, la morale chrétienne ! Mais elle nous soulève. » De là cette allégresse paisible et constante que respirent tous leurs propos et tous leurs actes.

Avec une générosité joyeuse, la Sœur me vante la reconnaissance des enfants de Damas. Ils savent qu’on leur fait du bien ; ils désirent tant être instruits, afin de gagner leur vie !

— Les familles musulmanes, continue la noble religieuse, sont d’une moralité supérieure. L’Islam est une religion qui conseille de bonnes choses. Il y a des différences entre les races, mais, le premier moment passé, toutes s’entendent.

Enchanté de ces Filles de la Charité, qui ne savent que courir avec gratitude au secours de la souffrance, je quitte leur maison d’enseignement pour aller à l’Hôpital français, qu’elles tiennent sans recevoir d’aucun côté aucune subvention. Elles sont très dépourvues. Après huit ans, j’ai encore dans la mémoire l’accent de chagrin de la sœur qui me guidait, quand elle me confessa en baissant la voix qu’elles manquaient de lits pour les pauvres.

Les êtres supérieurs ont, chacun, leur rôle dans la vie, et je baise le pan de la robe de toutes les femmes, arrogantes ou modestes, qui possèdent la grâce spirituelle. Mais impossible de nier qu’il y ait une hiérarchie. Cette compassion, exprimée d’une voix baissée par la religieuse, fille de Monsieur Vincent, recouvre les cris les plus exaltés de l’amour humain ; et dans la course vers les astres, la Sœur grise survole les poètes éblouissants. On raconte que dès leur arrivée, vers le milieu du XIXe siècle, ces Servantes des pauvres ont si fort émerveillé les musulmans de Damas qu’ils leur ont permis, ce qu’alors ils refusaient à tous les chrétiens, de pénétrer dans la grande mosquée.

Des Filles de la Charité, je vais chez les Lazaristes. Ils ont deux écoles primaires, une payante, une gratuite, et en admettent les meilleurs élèves dans leur collège d’enseignement secondaire, à des conditions de faveur. Dans ce collège, près de la moitié des enfants (85 sur 205) appartiennent aux meilleures familles musulmanes de Damas, du Hauran et de l’Arabie, et chaque année un certain nombre d’eux vont achever leurs études en France. Ces messieurs me demandent quelques revues et journaux français, un cabinet de physique… Des vœux modestes, une organisation solide, efficace, émouvante.

Ah ! les beaux et grands spécimens d’activité, féminine ou virile ! Ces Lazaristes, quels défricheurs ! Ces Filles de la Charité, des prodiges de grâce au milieu de cette humanité aride ! Les uns et les autres sont marqués par l’esprit, à la fois si mystique et si pratique, de M. Vincent, leur fondateur. Ce qui me frappe dans ces deux visites (et que je devais voir, le lendemain encore, chez les Franciscaines de Marie) c’est que nos religieux et nos religieuses fabriquent des Franco-arabes… Que ne puis-je m’avancer plus avant dans la connaissance de ce magistral problème !

Il me semble quelquefois, au cours de mes visites, que je perds, à ressentir mon émotion, ce qu’il me faudrait de force pour raisonner des faits qui, de toutes parts, m’assiègent et me débordent.


Il y a quelques années, à Paris, j’ai vu venir chez moi l’émir Omar, le petit-fils d’Abd-el-Kader, désireux de faire augmenter la pension que la France lui servait en souvenir de son aïeul. Il demandait aussi qu’on lui permit de vendre sa maison de Damas, pour entretenir d’autant mieux sa propriété de campagne. Je m’employai à lui être agréable, et quand il nous quitta, je lui promis de lui rendre sa visite à Damas. Une promesse de courtoisie, un peu au hasard. Mais tout se place à son heure dans la vie des poètes, et ce matin, dans la vallée étroite, sur une assez bonne route, le long de la Barada et du chemin de fer de Beyrouth, une voiture m’emmène à la maison de campagne de l’émir Omar.

Un vieux landau, une route poudreuse, une voie ferrée, une rivière qui court, tout un paysage familier de France ; mais, que je lève les yeux, voici les hautes montagnes fauves et désolées, la ruine de l’Orient. Et puis, au bord de la Barada, cette prairie un peu sèche, ces saules, ces peupliers, ces figuiers, et là-dessous ces éternels canapés de soie éculés où des rentiers rêvent en se grattant les orteils. Ce sont les fameux jardins de Damas, qui font si bien dans nos récits, et que l’on peut tenir pour un des meilleurs topiques de la poésie universelle.

Ces lieux de délices, que nous remplissions de nos lointaines fantaisies, les voilà dans leur émouvante misère (pareils aux femmes pour qui l’on se déchire l’âme, tandis que seules avec leurs servantes, elles s’enivrent de néant). Je ne me lasse pas de les contempler, de mettre leur image dans mes yeux. Des murs en pisé les entourent, de pauvres murs qui peuvent bien durer deux ou trois ans. Sous leurs arbres fruitiers, il y a du blé, de l’anis, des légumes. Le soir, leurs propriétaires s’y viennent installer, et, les jambes croisées, au bord de l’eau, fument leur narghilé, jouent au tric-trac, ou pincent leur guitare. Çà et là, au milieu de ces petits paradis privés, des cafés à la mode, suspendus en terrasses sur la rivière, parmi les peupliers et les saules, où des juives (car les musulmanes ne se montrent pas en public) chantent sans s’arrêter deux, trois heures, accompagnées par des musiciens ; et si l’on est satisfait, on leur envoie des bouteilles de bière, qu’elles alignent comme des bouquets. « Clinquant,, paillettes et tristesses, direz-vous. Quelle duperie que la vie de ceux qui envoient leurs rêves sur l’horizon ! À peine arrivés à Damas, ils doivent renvoyer leurs rêves en Europe, ou les lancer plus loin vers l’Indus. » Je ne suis pas de ces désabusés. Je ne souffre que de passer trop vite, sans pouvoir dégager le sens profond de cette oasis, de cette fleur des espaces arides, de ces minutes heureuses et de leur accueil ravissant.

J’aime Damas et ses feuillages qui, sous un soleil effroyable, frémissent au-dessus de la rivière pressée, rapide, transparente, écumante. Je voudrais vous donner la sensation de cette beauté qui désaltère notre soif et rafraîchit notre corps, tourmenté par la chaleur ; je désirerais que le visage du lecteur fût couvert de sueur, et que mes images lui fussent un délicieux courant d’air, un sorbet de neige : tout cela pour aboutir à connaître quel état d’esprit créent chez les Damasquina de telles sensations indéfiniment répétées. Mais je passe en courant sur la route, éclatante de blancheur dans sa poussière, et voici déjà la propriété de l’émir Omar.

Au long de la route, un mur, une porte, une pente en escalier entre les arbres, et l’Emir qui me tend la main. Il a fait guetter notre approche, de manière à nous accueillir au seuil de son domaine. Tout en causant, sous un couvert de feuillages, nous gagnons la maison, assez vaste et bien assise sur une terrasse, dont la vue embrasse agréablement la petite vallée.

Un escalier de belle largeur conduit à un vaste salon, planchéié et ciré, nullement encombré, que décorent des portraits d’Abd-el-Kader. Nous nous asseyons dans une chambre à la suite, et fumons des cigarettes, tandis qu’un serviteur nous apporte, non pas du café, mais des tasses de thé. L’Emir m’exprime le regret que mon séjour trop court ne lui permette pas de me faire les honneurs de ses chasses. Il me parle de ses chiens et d’un poème que son frère a consacré aux chevaux. Puis passant aux affaires, il souhaite la construction d’un chemin de fer de Homs à Bagdad, et me dit que c’est le rêve de son frère Ali. Cependant nous visitons la charmante propriété. Sa gloire est une eau courante, et, sur cette eau, un assez large pont de planches, où l’on peut diner sous un berceau de vignes, d’arbres et de fleurs. Non loin s’élève un kiosque, d’où une petite fille cuivrée nous surveille. Tout cela très simple, en bois, ni peint, ni façonné, mais agréablement adapté à une vie de repos sous la chaleur.

Chemin faisant, j’ai dit à l’Emir mon intention de visiter le tombeau de son illustre père, et quand je veux prendre congé de lui, très galamment, il m’exprime le désir de m’en faire les honneurs.

Nous voilà partis en voiture, pour gagner sur les pentes de Sàléhiyé, non loin du tombeau d’Ibn-el-Arabi, le philosophe et poète mystique, une petite mosquée dont les fenêtres ouvrent sur la verdure.

— Nous aurions voulu enterrer notre père seul, me dit l’Emir, mais c’est ici le lieu le plus vénéré de Damas.

On tire d’une armoire, pour que je les admire, de riches manuscrits du Coran et de ses Commentaires. C’est une heure pleine d’humanité, où, dans un silence amical, s’accordent un Arabe et un Français, deux âmes de formations si diverses. J’exprime à l’émir Omar l’admiration que m’inspire une vie de soldat et de philosophe, éclatante de gloire et terminée dans la prière. J’essaye d’obtenir de lui quelque lumière sur la pensée religieuse d’Abd-el-Kader, dont on m’a dit qu’il était un mystique de valeur. Mais, à supposer que l’Emir soit préparé à me répondre, je ne le suis pas, je m’en rends compte, à lui poser les bonnes questions. Et pour finir :

— Veuillez expliquer au prince, dis-je à l’interprète, que je dois le quitter, parce que je vais visiter des religieuses françaises.

— L’Emir répond que vous êtes venu avec lui visiter le tombeau de son père, et qu’il fera avec vous une visite aux religieuses françaises.

Nous voilà donc, tous deux, chez les Franciscaines de Marie. Plus de la moitié de leurs élèves sont de jeunes musulmanes des meilleures familles de Damas. Elles ont baissé leurs voiles noirs, mais tiennent à rester pour voir le Français. Je leur dis que ma venue avec l’émir Omar signifie l’entente de l’Islam et de la France.

La supérieure m’explique que, dans les premiers temps, ces jeunes musulmanes refusaient de se laisser prendre la main pour tracer l’alphabet, exigeaient une salle où aller faire leurs prières. Maintenant c’est fini. Elles viennent même les jours de congé, car elles s’ennuient chez elles, et elles insistent pour que les religieuses les visitent dans leurs maisons.

Je ne trouverai pas les mots, j’évite même de les chercher, qui vous traduisent mon émotion de voir ces jeunes Orientales réchauffées à la chaleur des âmes de nos religieuses. Je songe qu’armées dans le silence de ces demeures, elles apporteront à leurs maris, à leurs enfants, dans le mystère du harem, de profondes nuances occidentales, et que ces Franciscaines travaillent à modifier, à enrichir l’amour en Orient. Quel passant ne s’émerveillerait, quand il voit ces humbles filles de nos villages faire accepter avec gratitude nos meilleures pensées de France par les jeunes princesses de Damas !

La Supérieure nous offre d’entrer dans la chapelle du couvent.

— Eh bien ! prince, vous m’avez mené à la mosquée, je vous mène à l’église.

Il rit comme Voltaire.

Après cela, tous deux, nous avons visité les mosquées. principales. Je n’ai rien su y voir de beau. Si j’avais été seul, j’aurais cherché à goûter l’atmosphère religieuse de la grande mosquée, et ses nobles proportions me touchent, quand je me les remémore à distance. Mais je traînais à ras du sol des babouches d’emprunt, auprès de l’Émir qui trottait en chaussettes, et je n’ai pas su me dégager de ces mesquineries pour m’élever jusqu’à l’esprit même du temple.

Le tombeau de Saladin est, à mon avis, le meilleur coin religieux de Damas. Là, dans la gloire du sultan légendaire, venaient d’être ensevelis trois aviateurs musulmans, dont à Beyrouth on m’avait raconté qu’ils étaient venus au cercle français, jeunes, charmants et gais, et l’un d’eux parlant notre langue. Tandis que nous sommes sur leur tombe, des soldats musulmans y viennent prier. Je leur adresse un salut qu’ils accueillent avec empressement. Les pauvres cœurs humains, aux meilleurs moments et par intervalles, se rejoignent dans une minute de fraternité.


Depuis ces heures charmantes, que je me rappelle avec tant de plaisir, mon pauvre ami a été pendu. Il n’entre pas dans mon programme de raconter la terreur que Djemal Pacha et ses maîtres allemands firent peser sur la Syrie, durant la Grande Guerre. Cet hôtel de Damas, où je viens de passer les quelques jours que je raconte, il fut en 1915 la geôle de ceux-là mêmes qui m’y avaient si aimablement installé. MM. Brané et Chapotot, « députés de la nation, » qui, dès mon arrivée dans le port de Beyrouth, étaient venus me saluer sur le bateau, M. Dubois qui, de Beyrouth, m’avait accompagné à Baalbek et durant tout mon séjour de Damas, passèrent ici de longs mois, comme otages, ayant la liberté de circuler dans Damas, mais pouvant s’attendre à toute heure à un arrêt de mort, sur un caprice de ce Djemal qu’ils voyaient, chaque soir, prendre son repas à une table voisine de la leur dans la salle du restaurant. En 1916, ils furent transportés à Kutahia, et finalement survécurent. J’ai pu les revoir et recueillir le récit courageux de leurs effroyables misères. L’émir Omar, lui, fut pendu. Voilà le destin qu’il y avait derrière les minutes heureuses que je passai, avec ce petit-fils d’Abd-el-Kader, dans sa fraîche villa et parmi les jeunes musulmanes ! En Orient, quand on soulève les draps d’or et d’argent, on voit courir les punaises, et dans les broderies mêmes elles éclosent.

Les Tharaud et Henry Bordeaux raconteront, je pense, les heures noires. Moi, je suis antérieur, et, du fait de notre victoire, la tragédie germano-turque n’est qu’un épisode odieux dans l’histoire, qui m’occupe, de l’influence française. Un mot pourtant de cette tragédie nous appartient, le mot d’une vieille musulmane. Djemal et les Allemands avaient pendu ses deux frères, suspects d’attachement à la cause des Alliés. Sous leur potence, elle apparut et, déchirant son voile, elle vociféra ces grands mots qui coururent toute la Syrie : « Puisqu’il n’y a plus de justice dans l’Islam, je suis chrétienne, et c’est la France qui les vengera. »


x. — LES YÉZIDIS

De ma fenêtre, chaque matin, à mon réveil, je vois la mer bruissante briser au rivage ses volutes bleues, et les hautes montagnes du Liban mêler leurs neiges aux nues, et chaque fois tant de beauté, d’un caractère à la fois grandiose et précieux, me cause une indéfinissable oppression, cependant que tous mes sentiments s’accroissent et s’exaltent, comme il arrive sous l’influence de la musique. Asie singulière ! se peut-il que des assemblages d’eau et de rochers, des villages dissémines et des chapelles superposées, qui s’élèvent vers le ciel, soulèvent ainsi les âmes, et depuis des siècles mettent les gens de ces rivages dans un état religieux ?

Tous les jours, je continue de visiter nos maisons d’enseignement, et, chemin faisant, de belles occasions s’offrent à moi. Si je compte bien, j’ai déjà vu ou entrevu quelque trentaine de groupements religieux : parmi les Musulmans, des Sunnites, des Chiites, des Zaydites, des Noseïris, des Ismaéliens, des Druses, des Wahalites et des Balistes ; parmi les Chrétiens, des fidèles de l’Église de Rome qui se subdivisent en Maronites, Melchites, Syriens catholiques, Chaldéens, Arméniens, ayant chacun leur liturgie, leur langue religieuse et leur clergé national, et des schismatiques, divisés en Grecs orthodoxes, Arméniens grégoriens, Jacobins et Chaldéens nestoriens. Joignez-y des protestants. N’oubliez pas les Juifs, dont les anciennes communautés sont accrues par d’incessants arrivages d’Europe. Et mentionnez aussi, pour mémoire, la loge maçonnique de Beyrouth.

Mon cœur étant placé, je puis laisser ma curiosité vagabonder à son aise parmi cette multitude d’hétérodoxes. Ce foisonnement est bien beau, et, dans cette pêche miraculeuse de faits religieux, ce qui m’attire, ce sont les cas de survivance païenne, lointains vestiges qui brillent dans l’ombre. Je brûle d’aller débusquer les Ismaéliens, c’est-à-dire les Haschischins du Vieux de la Montagne, dans leurs retraites, et hier j’ai rencontré une véritable merveille. J’ai vu un Manichéen.

Manés ? Vous connaissez ce prêtre chrétien du IIIe siècle, né à Babylone, d’une famille de mages persans, et qui tout naturellement se mit à prêcher une hérésie où la doctrine de Zoroastre se combinait avec le christianisme.il affirmait l’éternelle coexistence de deux puissances souveraines, éternellement adverses : le Prince de la lumière et le Prince des ténèbres. Il s’agit, avec le concours du premier, de spiritualiser l’homme et d’illuminer l’univers ; il s’agit de réduire les liens qui attachent l’âme à la matière, pour parvenir à la plénitude de la connaissance et à la perfection morale. « La sagesse et la vertu, disait-il, ont toujours été manifestées aux hommes par des messagers du Dieu de lumière ; par Bouddha dans l’Inde, par Zoroastre en Perse, par Jésus en Orient. Enfin la révélation et la prophétie sont descendues à Babylone, par moi Manès, messager du Dieu de vérité. »

Tout cela, nous l’avons entendu vaticiner superbement par notre Victor Hugo. C’est la philosophie de la Légende des Siècles, c’est sa conception des Mages. Hugo était manichéen.


Ah ! pourquoi faites-vous des prêtres,
Quand vous en avez parmi vous ?


Eh bien ! l’autre jour, je causais avec le patriarche syrien d’Antioche, Mgr Ignace Ephrem II Rahmani, un esprit de la plus rare distinction. Je lui disais mon extrême désir de connaître les rêves de ses ouailles et, en général, de tous les Syriens, non pas leurs prières officielles, mais ce qui affleure à la surface de leur être, quand ils ne se surveillent pas et que leur discipline sommeille.

— À votre avis, Monseigneur, le côté nocturne de leur âme a-t-il beaucoup changé depuis une quinzaine de siècles ? Selon moi, le cortège qui parlait de Byblos n’est pas entièrement dispersé.

— Certainement non, me dit-il.

— Votre Grandeur en a vu des débris ?

— Quand j’étais prêtre, dans un petit village du côté de Mossoul.

— Ah ! Mossoul, monseigneur, que j’aimerais y aller !

— C’est une bonne ville, sauf deux mois en été. On y trouve des citrons, des pistaches, des raisins et la neige des montagnes pour la boisson. Le Tigre aussi est un beau fleuve.

— Et qu’a vu Votre Grandeur des mystères antiques, au pays de Mossoul ?

— J’ai vu les Yézidis adorer le démon. Ils en ont peur et le flattent. Dieu est d’une bonté parfaite, disent-ils : que pouvons-nous craindre de lui ? Mais le Diable, c’est une autre histoire ! on ne saurait trop chercher à lui plaire. Ils tremblent de le nommer. Ils l’appellent le Roi Paon, et se le représentent sous la forme de cette bête façonnée en airain. Chaque année, dans la première semaine d’avril, leur grand-prêtre promène le Roi Paon à travers les villages. On était venu m’avertir. J’étais monté sur un toit. Je les ai vus venir. Tout le jour, ils se sont excités ; ils ont bu, chanté, dansé et processionné derrière le paon ; et puis, le soir, ils se sont enfermés dans une maison. Alors ils ont éteint les lumières…

— J’aimerais causer avec ces Yézidis.

— Ils vous recevraient bien. Ce sont de braves gens, peu nombreux, bousculés par les musulmans. Ils disent qu’un jour ils se feront chrétiens.

— Quel ennui d’être empêché d’aller jusqu’à eux !

— En voulez-vous voir un ?

-— Ah ! monseigneur !

— Eh bien ! je vais faire venir pour vous un de mes jeunes clercs, qui est le fils cadet du grand prêtre des Yézidis de Bachiga. Son frère aîné succédera à leur père dans la prêtrise ; lui-même n’avait pas d’avenir, son père refusait de lui confier les livres sacrés, et jugeait qu’il n’avait pas une assez belle voix pour officier. Je lui ai dit : « C’est une folie d’adorer un paon ; vous n’avez qu’à vous détacher de ce culte, et à venir avec nous. » Bref, la grâce aidant, il s’est converti. Personne mieux que lui ne peut vous renseigner.

— Vous l’avez ici ? Je pourrai causer avec lui ?

— Dans trois jours, à votre heure.

Vous pensez si j’ai été exact au rendez-vous I

J’ai trouvé, auprès du bon archevêque, un petit homme d’une vingtaine d’années, l’air doux et accablé par le soleil, avec des yeux bleus assez beaux, bridés, précautionnés contre la réverbération. Quand je lui ai tendu la main, pour lui marquer ma sympathie envers sa culture si rare, il l’a saisie vivement et l’a baisée. Je me suis mis à l’interroger.

Je ne crois pas que le lecteur désire que je reproduise tout notre dialogue avec ses redites. C’était un entretien sans philosophie, dont il ne me reste qu’une poignée de faits saugrenus. J’avais espéré mieux d’une religion diabolique ! Pour l’acquit de ma conscience d’enquêteur, permettez que je transcrive les notes que j’ai prises et que je jetterais au panier, si elles ne venaient pas de Mossoul.


Les Yézidis, m’a dit en substance le fils de leur grand-prêtre, adorent le démon, qu’ils appellent le « Roi Paon. » C’est lui qui, avec le concours de son père, a créé les mondes. Le père et le fils sont en lutte, mais ils se réconcilieront un jour.

Le Yézidi, à sa mort, monte droit au ciel. Quant aux autres incroyants, musulmans ou juifs, ils descendent en enfer. Le ciel est composé de trois étages : le plus élevé est l’apanage des Yézidis ; le second, celui de leurs bêtes ; le troisième, celui des chrétiens. Leur paradis est du même caractère que celui do Mahomet. L’enfer est un lieu ténébreux, plein de feu. Ils croient à la métempsycose, qu’ils appellent vulgairement « changement de chemise ». Cependant là-dessus les opinions varient ; les uns tenant pour cette transmigration des âmes, les autres ne l’admettant pas. L’âme serait une substance éthérée et volatile.

Chaque année, ils célèbrent une grande fête à la première semaine d’avril : la fête de Cheikh Mohammed, un certain Mazrani de Bachiga. Dans chaque village, à cette date, on exécute des chants en kurde et on récite quelques prières. Celles-ci achevées, on éteint les lampes et on se livre à toute espèce de désordres.

Les Yézidis possèdent encore le culte du Soleil. Le point de l’horizon où il se lève est pour eux un lieu de pèlerinage. Ils baisent la pierre sur laquelle tombent ses premiers rayons. Les autres lieux de pèlerinage sont ceux de Cheikh Mohammed, du roi de Miran, de Chidak, du Cheikh Mouchallah, du Cheikh Abou Bekr le Juste, du Cheikh Hassan, du Cheikh Adi, du Cheikh Chams ed-din, de Malek Fakhr ed-din, du Cheikh Zaïn ed-din, de Sett Habibi, de Sett Khadije.

Ils ont encore une fête annuelle qu’ils appellent la Nativité. Ils allument de grands feux dans lesquels ils jettent du raisin sec, des dattes, du sucre. La cendre de ces feux est conservée comme amulette. Les enfants sautent par-dessus les flammes. Chaque famille célèbre cette fête en particulier.

Chaque année, ils observent un jeûne de trois jours qu’ils appellent jeûne du Yezid et de leurs « ouely » ou « santon. » Les plus grands de ces ouely sont : Cheikh Hassan et Cheikh Adi. Le jeûne commence quinze jours après l’entrée de l’hiver. Après le coucher du soleil et durant toute la nuit, ils mangent à satiété.

La magie n’est pas prohibée chez les Yézidis, non plus que le divorce et la polygamie.

Il leur est défendu de s’asseoir ou de dormir sur les nattes.

Leurs cheikhs sont revêtus de manteaux de laine blanche aux jours de fête ou de funérailles. Dans les cérémonies de deuil, on fait usage d’instruments de musique, clarinettes, cymbales et tambourins. Les femmes se coupent la chevelure en signe de deuil.

Quand ils s’associent pour prendre leurs repas, ils s’écrient : Dastour Houdaï, Pardon, mon Dieu !

Les habits de couleur de collyre sont prohibés et regardés comme impurs. Quand un Yézidi touche par mégarde quelqu’un qui en porte, immédiatement il change d’habit.

Les Yézidis honorent le Christ et la Sainte Vierge, mais comme de simples « ouely » ou justes.

La laitue, les haricots verts et le porc sont interdits au Yézidi. Pour les haricots verts, la raison en est que le Roi Paon, dans je ne sais quelle circonstance, n’a pu se cacher derrière leurs tiges.

Ils poussent le scrupule religieux à l’égard du démon jusqu’à ne pas prononcer un mot où entre une des consonnes du mot démon.

La lecture et l’écriture sont prohibées à tout Yézidi, sauf à la famille du Cheikh Mirza, résidant à Bachiga.

Chaque année le grand Cheikh promène le Grand Paon à travers les villages et recueille des offrandes à partager entre tous les cheikhs. À leur retour, tout le monde sort à la rencontre du Paon, et on vend à l’encan le droit de le réintégrer dans son sanctuaire.

À un jour de marche de Bachiga, se trouve le sanctuaire de Cheikh Adi, autour duquel il y a une vingtaine de vasques. Là réside un fakir, habillé comme un prêtre. On lui amène les enfants en bas âge, et il les baptise jusqu’à trois fois, en disant : « O Roi Paon ! garde cet enfant en bonne santé. »

Au moment de la prière publique, une douzaine de personnes se réunissent dans ce sanctuaire de Cheikh Adi. Le grand Cheikh revêt une chape et une sorte de mitre. Tous ensemble font trois fois le tour du Paon, et chaque fois ils se prosternent en l’adorant.

Ils ont une fontaine appelée fontaine jaune. Ils s’y rendent chaque mercredi, vendredi et dimanche, et font brûler des lampes sur la pierre.


Quel fatras que ces croyances ! En somme, ces Yézidis, ce qui les obsède, c’est l’antithèse, grossièrement représentée, de Dieu et du Mal, de la Lumière et des Ténèbres. En elle, ils voient la véritable essence divine. Eh bien ! ils peuvent disparaître ; nous avons notre Victor Hugo. « Dieu, me raconte ce jeune clerc, créa l’enfer pour punir Adam. Mais celui-ci recueillit ses larmes, et quand il en eut une cruche pleine, il éteignit les feux infernaux. » C’est un mauvais poème de la Légende des Siècles. Victor Hugo, à son insu, était Yézidi.

Et cependant, sous tous ces symboles, de toutes ces extravagances, peut se dégager une lueur. C’est encore en Syrie, au dire de Joinville, que nos Croisés rencontrèrent cette femme qui, de l’eau de sa cruche, voulait éteindre l’enfer, pendant que, de l’autre main, elle brandissait une torche pour incendier le ciel… Cette femme, déjà tout imprégnée du plus pur esprit du christianisme, appelait de ses vœux le jour où l’on n’aimerait Dieu que pour lui-même, pour sa bonté et sa beauté. Elle allait de l’avant. Nos pauvres Yézidis, eux, épaississant les troubles traditions auxquelles ils se sont cramponnés…

Dans leurs montagnes de Mossoul, ce sont de pauvres gens, pas méchants et traqués. En vain se sont-ils réfugiés dans les retraites inexpugnables de Sinjar, on en tue à tout propos. Ils ont tant souffert qu’il leur arrive parfois de désespérer de leur Dieu, et qu’ils pourraient bien, un jour, se convertir en masse au christianisme. Leur vieille pensée balbutiante consentirait à se taire. C’est ce qu’ils ont de mieux à faire. Je suis arrivé en Syrie avec l’idée que nous avons à ménager les anciennes croyances, et peut-être à les vivifier dans quelques-unes de leurs parties encore efficaces. Je rêvais, sinon de ressusciter les dieux morts, au moins de maintenir de riches aptitudes intellectuelles et d’exercer des facultés endormies. Mais quel parti tirer de ces adorateurs du diable ? Leur petite procession du Roi Paon me semble piétiner au fond d’un cul-de-sac. Ah ! qu’ils suivent donc, dans sa décision, ce jeune clerc, et qu’ils se rallient avec lui à la civilisation de la France et de Rome !

Quoi qu’il en soit, j’ai été enchanté de ce rare jeune homme. Il m’a parlé en toute bonne foi. Je crains qu’il ne m’ait donné là que des parcelles bien informes de la vérité totale, et je devrais peut-être rougir de les avoir notées. Mais quoi ! tout au fond, je les aime, ces sénilités d’une pensée qui se souvient de Zoroastre, du Bouddha et du Christ… Je serais ravi d’aller me promener avec un tel compagnon du côté de Mossoul… C’est malheureux qu’à cette heure il y soit méconnu, déconsidéré !

L’archevêque m’explique qu’il va l’expédier à Jérusalem, où quelque couvent le cachera. Dès lors, rien de plus à tirer de cette bonne fortune, et je dois m’en tenir à ce simple regard sur les adorateurs du diable. Mon regret est très vif, mais je sens bien qu’à trop me plonger dans cette pauvre secte, elle me lasserait, et d’ailleurs l’instant est venu que je tente une excursion approfondie aux châteaux des Assassins.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 février, 1er et 15 mars.