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Une Enquête aux pays du Levant/10

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Maurice Barrès
Une Enquête aux pays du Levant
Revue des Deux Mondestome 17 (p. 510-542).
UNE ENQUÊTE[1]
AUX
PAYS DU LEVANT

X[2]
AU MILIEU DES DERVICHES TOURNEURS


XVIII. — KONIA, LA VILLE DES DANSEURS MYSTIQUES

Nous sommes ici dans la région des Assomptionnistes. Leur domaine propre, en Orient, c’est, avec la Thrace, cette Anatolie. Ils sont venus à Konia pour assurer la vie religieuse des ouvriers catholiques, qui travaillaient à la construction du Bagdad, et puis, les travaux achevés, les ouvriers dispersés, ils ont ouvert une école. Ma première sortie, ce matin, sera pour la visiter.

Deux cents petits garçons (des Arméniens grégoriens et quelques musulmans), apprennent le français et la comptabilité. Les deux tiers de ces enfants entreront dans les services du chemin de fer allemand. Je vous promets qu’ils y apporteront un ardent préjugé en faveur de la France ! Jusqu’à cette heure, je n’ai publié, dans ces pages, aucune des innombrables adresses qui m’ont été remises, d’Alexandrie à Constantinople, par les écoliers de nos missionnaires. Eh bien ! laissez-moi’ transcrire ici celle qui me fut lue au « collège de la mission Saint-Paul des Augustins de l’Assomption » à Konia. Vous en apprécierez le joli ton oriental et puis ce bel amour de la France que nos missionnaires enseignent aux enfants. Je n’y change pas une virgule.


« Monsieur le Député.

« Il y a quelques semaines à peine, nous étions réunis en ce lieu pour présenter nos salutations à Son Excellence l’Ambassadeur de France à Constantinople.

« Et voilà qu’aujourd’hui votre honorable visite nous permet de manifester à nouveau nos sentiments patriotiques. « Nos maîtres nous ont dit que vous comptiez au rang de ces hommes distingués qui, par leurs œuvres impérissables, méritent le titre d’immortels. Aussi nous aurions quelque hésitation, nous étrangers, à parler en votre présence une langue au sujet de laquelle les Académiciens sont journellement nos ennemis, si nous ne savions que la première qualité du parler de France est qu’il laisse dire le cœur. C’est cette voix que vos oreilles exercées entendront monter du tréfonds de nos âmes.

« Dans un cadre quelque peu agreste, sur ce plateau d’Anatolie où le soleil d’Orient semble, depuis des siècles, avoir anémié les forces de la nature autant que les vigueurs morales, il est un coin modeste, à l’ombre d’un clocher, qui nous paraît une petite France. Nous y venons tous les jours respirer une atmosphère française ; et c’est pourquoi, si vous percevez les battements de nos cœurs, si vous pouvez surprendre la chanson qui les berce et le rêve de nos esprits, vous aurez l’illusion de vous trouver dans votre propre pays.

« Nous savons que la France est grande, que la France est puissante, que la France est riche de tous les biens ; nous savons qu’elle est le centre de la civilisation, le foyer de la science ; qu’à son école l’on apprend la distinction, le bon goût, la noblesse des sentiments ; que, chez elle, bravoure et vaillance sont choses communes ; et c’est pourquoi nous l’aimons à l’égal de notre propre patrie.

« Nous vous prions, monsieur le député, de vouloir bien dire tout cela aux petits Français de France ; nous voulons être leurs frères.

« C’est au nom de tous les élèves du Collège français Saint-Paul que je le dis et que je crie :

« Vive la France ! »

Après ma réponse, la musique. Je n’ai jamais entendu jouer la Marseillaise avec une si farouche énergie. Ces Assomptionnistes savent ce qu’ils veulent et l’obtiennent. Ils me montrent un firman. C’est l’autorisation de bâtir une église. « Sept ans ! disent-ils, il nous a fallu sept ans pour l’obtenir ! » À côté des Assomptionnistes, les Oblates de l’Assomption tiennent une école de filles et un dispensaire.

— Quel âge avez-vous, petite fille ?

— Quatre ans.

— C’est une Turque, monsieur le député.

— Une Turque ! Parfait ! Je ne quitterai pas la Turquie sans avoir embrassé une Turque. Petite fille, me permettez-vous ? C’est Loti qui va être jaloux !


Je ne tenais pas en place. J’avais hâte de visiter le monastère des derviches Mevlévis, leur salle de danse, de chant, de poésie, d’enthousiasme sacré, et le tombeau de Djelal-eddin Roumi.

Un si grand poète, aimable, harmonieux, étincelant, exalté, un esprit d’où émanent des parfums, des lumières, des musiques, un peu d’extravagance, et qui, rien que de la manière dont sa strophe prend le départ et s’élève au ciel, a déjà transporté son lecteur… Son lecteur, mais non ! Le charmant Djelal-eddin Roumi chante et danse son œuvre. Il n’a que faire de mettre un livre dans nos mains pour nous entraîner dans le cercle magique. Si ma bonne fortune m’assiste, je verrai ses derviches exécuter sur sa musique les mouvements savants dont il a donné le modèle. Il se survit dans ses fils qui, depuis sept siècles, répètent ses plus beaux délires autour de son tombeau. Ah ! que je suis heureux !

Pour bien prendre mon plaisir, je cherche à rassembler en moi tous les désirs que j’ai eus de ce lieu sacré. Et ce matin, comme je me serais répété les premières strophes de Mireille, avant de pénétrer dans Maillane, — Cante uno chato de Prouvenço, — ou bien le Prologue dans le ciel, sur le seuil de Weimar, j’ai lu les premiers distiques du Mesnévi, « la Chanson du Roseau, » qui nous dit l’ardente aspiration de l’âme impatiente de retourner à Dieu.


« Écoutez la flûte de roseau se plaindre des douleurs de la séparation :

« Toujours, depuis qu’ils mont arrachée de mon lit de roseaux, mes notes plaintives ont ému les hommes et les femmes jusqu’aux larmes. J’ai brisé mon cœur, en m’efforçant de donner libre cours à mes soupirs et d’exprimer mon angoissante nostalgie de mon foyer. Celui qui vit loin de son foyer aspire continuellement au jour où il y reviendra. Mon gémissement est entendu dans toutes les foules, par ceux qui se réjouissent et par ceux qui pleurent. Chacun interprète mes notes en harmonie avec ses sentiments. Aucun pourtant n’approfondit les secrets de mon cœur. Mes secrets sont contenus dans mes plaintives notes, mais ne se manifestent pas aux sens. Le corps n’est pas étranger à l’âme, ni l’âme au corps. Cependant aucun homme jamais n’a vu son âme.

« Cette plainte de la flûte est une flamme et non pas seulement un souffle. Que celui à qui manque cette flamme soit reconnu mort ! C’est le feu de l’amour qui inspire la flûte. C’est le ferment de l’amour que possède le vin. La flûte est la confidente de tous les amants infortunés ! Elle me contraint à dévoiler mes secrets les plus cachés.

« Qui a vu un poison et un antidote comme la flûte ? Qui a vu un consolateur aussi compatissant que la flûte ? La flûte raconte l’histoire des sentiers ensanglantés de l’amour

« Celui-là seulement dont les vêtements sont déchirés par la violence de l’amour, est complètement pur de toute convoitise et de tout péché. Salut à toi, Amour, qui es notre Platon et notre Galien !

« L’amour attire nos corps terrestres vers le ciel, et fait danser les collines mêmes de joie ! O amants, ce fut l’amour qui donna la vie au mont Sinaï, quand il fut secoué et que Moïse tomba évanoui.

« Si mon Bien-Aimé me touchait seulement de ses lèvres, moi aussi, comme la flûte, je me répandrais en mélodies. Mais celui qui est séparé de ceux qui parlent sa langue, possédât-il cent voix, il est réduit au silence… »


Comment de tels vers innombrables du Mesnévi et du Divan sont chantés et dansés par les disciples du poète, c’est ce que je vais apprendre, en saluant la tombe royale, au milieu du couvent où subsiste l’alliance primitive de la religion, de la musique et du délire. Voilà le vieux roi David ressuscité, voilà notre Théodore de Banville comblé.


LE TOMBEAU DE DJELAL-EDDIN ROUMI

Vue du dehors, au premier aspect, la dervicherie est agréable, sans plus, et même assez ordinaire. Derrière une grille de villa, une mosquée blanche et jaune, précédée de petits jardins, une fontaine rituelle, des stèles funéraires coiffées du turban, d’étranges loges vitrées, espèces de salons -— tout bariolés et brillants de miroirs et de pots de fleurs : c’est un assemblage à la fois hétéroclite et banal, un peu décevant pour le pèlerin qui croit toucher au pays de ses songeries. Mais sitôt les premiers pas dans l’intérieur, le mystère et le recueillement commencent, et nous sommes saisis par un singulier mélange d’opéra et de chapelle… Je pénétrai d’abord dans une salle de prière, à cette heure vide et obscure, où se tiennent, me dit-on, les fidèles pendant les séances de danse. Des nattes y couvraient le sol. De là, par une petite baie, nous passons dans une seconde salle, couverte d’une coupole que quatre arcs supportent. C’est la salle de danse, bien parquetée de bois blanc ; un skating, aurions-nous dit dans ma jeunesse, quand nous patinions à roulettes ; un dancing, dirait-on aujourd’hui. Et par une baie gigantesque, à droite, nous apercevons le salon des tombeaux… C’est mon but, et j’y cours.

Voilà le cénotaphe du Maître, entouré des tombeaux de ses fils et successeurs, les tchélébis. Ce tableau, éclatant de couleurs et d’un aspect solennel, proclame de la manière la plus saisissante la mission de Djelal-eddin, d’un caractère unique dans l’histoire des lettres et de la religion. Ce grand poète n’est pas seulement le fondateur d’un ordre, mais le chef royal d’une longue dynastie, au milieu de laquelle splendidement il repose. Tous ces monuments funéraires sont coiffés du bonnet légendaire des Mevlévis ou derviches, un haut bonnet de feutre brun clair, et habillés, comme de housses précieuses, de tapis de velours et de soie, qui font des épaisseurs et traînent jusqu’au sol. Au-dessus d’eux descendent des voûtes de longs cordons où pendent des lustres, des houppes de soie, des œufs d’autruche, des ex-votos, des bouquets de fleurs enrubannées. Tout autour, des cierges brûlent dans des chandeliers gigantesques de cuivre damasquiné. Puis, c’est tout un mobilier, des pupitres relevés de nacre et d’ivoire qui soutiennent des manuscrits, des brûle-parfums ciselés et niellés, des nattes de jonc et des tapis par terre à profusion. L’air est chargé de l’odeur violente des roses mortes, des œillets, des lis et de l’encens. Une lumière parcimonieuse glisse à travers les vitraux de couleur. Des carreaux émaillés vêtent le bas des murs, et plus haut, çà et là, dans de grands espaces muets, des faïences développent d’admirables inscriptions bleues et noires.

Je me tenais debout devant le tombeau glorieux, et je jouissais d’avoir atteint le but dernier et le plus haut de mon voyage, quand, soudain, je sens une main qui prend mes deux mains croisées derrière mon dos, et qui les ramène le long de mon corps ! Je me retourne. C’est un derviche balayeur, un grand diable à la fois sournois et déférent, et dont le regard me déclare : « Oui, c’est ainsi. »

— Eh ! mon garçon, lui dis-je, quelle mouche vous pique ?

— Il prétend, m’explique l’interprète, qu’il n’est pas convenable que vous vous teniez devant le tombeau ayant les deux mains croisées derrière le dos.

— Ah ! par exemple, pas convenable ! Il m’accuse de manquer de respect, lui qui néglige de balayer le sol autour du tombeau sacré, que moi, je suis venu honorer de si loin ! Traduisez-lui bien exactement mes paroles : j’ai traversé la mer, les terres, et j’ai fait des milliers de kilomètres, par amour pour le grand Djelal-eddin Roumi, et je vais lui donner une gratification pour qu’il m’aide à comprendre les vers du Mesnévi qui sont inscrits sur le tombeau.

Et cet audacieux balayeur de me dire, dans un français fort intelligible :

— Ce ne sont pas des paroles du Mesnévi, mais du Coran.

Je crus entendre l’ânesse de Balaam parler.

— Comment ! vous parlez français ?

— Un peu.

— Et vous connaissez le Mesnévi, le Divan !

— Je les connais.

— Et vous tournez ?

Il fit signe que oui… Il s’exprimait avec peine en haletant et comme un cheval broie de l’avoine. Je le saisis par le bras avec enthousiasme.

— Que faites-vous ici ?

— Je balaye.

— Vous balayez ! C’est insensé ! Vous feriez mieux de m’expliquer les parties obscures du Mesnévi. Je vous emmène, je vous prends pour professeur. Nous ne nous quitterons plus. Connaissez-vous Chems-eddin ?

— Oui.

— Quel a été son rôle ?

Il paraissait un peu inquiet. Il offrit de sortir, et dit que l’on causerait mieux ailleurs.

— Je le veux bien, car j’ai peu l’habitude de discuter, les pieds quasi nus sur des dalles quasi glacées.

Il nous conduisit dans une petite cellule. Un de ses confrères l’avait suivi, et je vis qu’ils se concertaient pour avoir du café.

— Je ne prendrai, lui dis-je, qu’une cigarette et votre science. Comment se fait-il que vous sachiez quelque chose ?

— Tous les derviches sont les enfants de Djelal-eddin. Il n’y a pas d’inégalité autour de lui. Il a dit : « Je préfère mes derviches à mes enfants. » D’ailleurs, j’ai été dignitaire. Mon prédécesseur a été exilé. Je lui ai succédé. Il a été gracié et je suis rentré dans le rang.

— Parfait, excellent ! Ne prenez pas la peine de me parler de vous. Vous êtes un type qui a eu des malheurs. Il y en a partout. Laissons cela, car je ne suis pas indiscret, pas même curieux. Parlez-moi de Chems-eddin.

À ce moment un vieux derviche vint annoncer que c’était l’heure du déjeuner.

— Quel, ennui ! Enfin, s’il le faut, déjeunez. Mais tâchez de me rejoindre, aussitôt que possible, à la Banque ottomane. Je lui remis ma carte. Il m’assura avec de grands respects qu’il ne mangerait qu’une bouchée.

………….

— Viendra-t-il ? disais-je quelques minutes plus tard avec anxiété à M. Ernest Noblet, le directeur de la Banque ottomane.

— N’en doutez pas.

— Ce déjeuner, ce n’est pas une défaite ?

— Nullement ! Les derviches habitent où il leur plaît, mais la dervicherie leur sert des repas, à heure fixe. Songez que l’ordre de Konia dispose de cent quatre-vingt mille francs de rente. Votre homme va accourir, sitôt restauré, et permettez-moi de vous dire, avec la connaissance que j’ai du pays, qu’une fois vous parti, il se rappellera encore le chemin de ma maison. Ces saintes gens aiment beaucoup les banques.

M. Noblet avait raison. Au bout d’une demi-heure, le balayeur parut. Je le fis asseoir et lui dis :

— Nous sommes des amis. Parlez-moi de Chems-eddin.

Il était si content de mon amitié que, comme je voulais prendre une allumette, il saisit ma main au vol et, avec grande révérence, la baisa.

— Oui, continuai-je, je ne comprends pas le rôle de Chems-eddin auprès du grand Djelal-eddin. Est-il son maître ou son élève ?

— Chems-eddin avait déjà beaucoup médité et voyagé. Un jour il se dit à lui-même : « J’ai besoin de trouver une âme avec qui causer sur les choses de la création. » Il eut un rêve, et ce rêve lui dit : » Il faut que vous alliez à Konia pour y trouver Djelal-eddin. » Chems-eddin a quitté son pays ; il est venu à Konia ; on lui a dit que Djelal-eddin n’aimait pas les derviches qui s’habillaient mal. Alors il s’est mal habillé, et quand il a vu passer Djelal-eddin dans sa gloire, entouré de ses élèves et monté sur un mulet, il l’a abordé et lui a dit : « Est-ce que Mahomet est plus grand que Bayézid Bastami ? »

— Permettez-moi de vous interrompre. Pourquoi Chems-eddin s’est-il habillé mal ? Il voulait déplaire à Djelal-eddin ?

— Non, c’était pour attirer son attention et pouvoir lui poser une question. S’il s’était habillé comme tous les autres, il n’aurait pas attiré son attention et n’aurait pu l’approcher dans la rue.

— Très bien ! Continuez. Vous dites que Chems-eddin a demandé à Djelal-eddin : « Est-ce que Mahomet est plus grand que Bayézid Bastami ? » Qu’a répondu Djelal-eddin ?

— Djelal a répondu : « Mahomet est un prophète comme Isaac, mais Bayézid est un homme comme les autres. » — « Alors, continua Chems-eddin, comment se fait-il que Mahomet ait dit : Sois glorifié, tandis que Bayézid a dit : Que je sois glorifié ! » (Ce qui signifiait qu’il se divinisait.) Cette question ainsi posée a fait penser à Djelal-eddin que Chems-eddin était un grand esprit, et sur la minute il se sentit disposé à le prendre pour maître et ami. Cependant il devait répondre, et il répondit : « Bayézid est comme un enfant qui voit un verre d’eau et qui croit que c’est une mer, mais Mahomet est comme un capitaine qui voit une mer et qui comprend que ce n’est qu’un verre d’eau. Bayézid Bastamî s’est émerveillé de ce qu’il avait obtenu de sagesse, mais Mahomet savait que cette sagesse humaine, c’est encore peu auprès de l’océan divin, et il rapportait tout honneur à Dieu. » Après cette réponse, Chems-eddin a vu que Djelal-eddin était un grand esprit, et il le choisit pour maître et ami.

— Bravo ! je vous remercie, je suis enchanté ; continuez à me parler de ces deux sages. Qu’est-il arrivé d’eux, après cette conversation ?

— Chems-eddin est allé immédiatement, avec Djelal-eddin, à la Médressé. Là, Djelal-eddin avait des livres. Chems-eddin les a tous jetés dans un bassin rempli d’eau. « Les livres ne valent rien, a convenu Djelal-eddin. Pourtant il en est un que je voudrais garder. » Alors Chems-eddin, sans autre indication, a retiré du bassin le livre auquel songeait Djelal-eddin. Et sur ce livre, il y avait de la poussière, pas une goutte d’eau.

— Le miracle m’intéresse, mais qu’y avait-il dans le livre ? Voilà ce que je voudrais savoir.

— Lorsque Djelal-eddin encore enfant a quitté Balk, avec son père, tous deux ils ont rencontré Férid-eddin Attar. Ce grand poète a donné au petit garçon le recueil de ses poèmes. C’est pour cela que Djelal-eddin y tenait. Il le lisait et il honorait Férîd-eddin Attar. Et c’est ce livre-là qu’il a voulu sauver.

— Je le comprends. Car nous possédons en français le Mantiq-Uttaïr, et ce voyage des oiseaux, menés par la huppe à la conquête du plus haut mystère, je ne connais pas de plus beau poème qui se soit jamais élevé vers la voûte céleste. Oui, vraiment un poème qui traverse le ciel comme un vol d’oiseaux mystérieux… Racontez-moi encore d’autres histoires.

—- Calah-eddin, avant d’être un grand saint, était recherché comme un orfèvre très habile. Un jour que dans sa boutique il forgeait une pièce d’or, le grand cheikh Djelal-eddin vint à passer, et commença à tourner, sous l’influence du martellement, et aussi parce qu’il avait une inspiration. Il voyait que le temps d’être cheikh était venu pour Calah-eddin. Il dansa, et Calah-eddin ne cessait de battre le métal. Alors ses ouvriers lui dirent : « Vous détruisez vos feuilles d’or. Cessez de frapper. » Calah-eddin répondit : « Quand je perdrais toute ma fortune, je ne voudrais pas cesser de battre le métal. » Il acceptait de se ruiner plutôt que d’interrompre l’enthousiasme du poète. Le grand cheikh a tourné ainsi du matin jusqu’à la prière du soir. À ce moment, il s’arrêta et il improvisa le poème : « Un trésor s’est formé dans cette boutique de batteur d’or… » Calah-eddin invita le peuple à piller sa propre boutique, et s’en alla vivre dans le cercle du poète.

— Encore une histoire, mon cher Derviche.

— Un jour, les orfèvres de Constantinople sont arrivés à Konia, et ils ont dit à Djelal-eddin qu’ils pouvaient lui apprendre à transformer en or le cuivre et le plomb. « Avec quoi ? a demandé le cheikh. — Avec le soufflet et le creuset. » Djelal-eddin a répondu : « Ces instruments sont tout à fait inutiles pour produire de l’or. Il faut que la parole elle-même crée de l’or. » Et en invoquant le nom de Dieu, il ordonna à une colonne de marbre de se transformer. Les orfèvres ayant brisé la colonne constatèrent qu’elle était toute en or.

— Il eût mieux fait de transformer l’esprit de quelqu’un.

— Du moment qu’il a pu transformer le marbre en or, à plus forte raison il peut améliorer l’âme.

— C’est sans doute ce qu’on obtient par la danse ?

— Djelal-eddin tournait toujours et il prononçait en tournant le nom d’Allah. Il a dit que le tourner donne du plaisir à l’esprit et de la nourriture à l’âme.

— Qu’est-ce qu’on ressent dans l’âme en tournant ?

— Il n’y a pas moyen d’expliquer. Chacun éprouve une impression spéciale. Est-ce qu’on peut expliquer l’amour ? « Chacun, une impression spéciale ! » Je suis étonné que ce balayeur m’ait dit un mot si vrai, qui nous dévoile les dangers de cet appel aux intuitions, les dangers de l’individu se soustrayant dans son ivresse à toute règle.

— Mon cher Derviche, je suis votre obligé. Un élève remercie son maître. Que puis-je faire pour vous ?

— Je ne suis pas votre maître. Je ne suis qu’un pauvre derviche. Maintenant j’aimerais vous interroger sur les choses de votre pays.

— Vous êtes bien poli. Nous parlerons de Paris, quand vous viendrez m’y voir. Ici ne remuez rien en moi qui m’empêche de penser à Djelal-eddin. Voulez-vous me faire le plaisir que nous dînions ensemble, ce soir ?

Il accepta volontiers ; puis, dans la soirée, il vint se décommander, et je ne l’ai plus revu, car j’avais eu l’occasion de faire la connaissance de quelqu’un qui lui est infiniment supérieur.


PREMIÈRE CONVERSATION AVEC LE TCHÉLÉBI

Frappé du plaisir que je trouvais dans la société de ce balayeur, M. Noblet m’offrit de me conduire chez le Tchélébi, qui est le descendant de Djelal-eddin et son successeur à la tête de l’ordre des Mevlévis, et il avait poussé l’obligeance jusqu’à persuader M. Ara Handjian, inspecteur de la Dette publique ottomane, de me servir d’interprète. Vous pensez si j’ai accepté d’enthousiasme une proposition qui comblait mes désirs.

À quelque distance de la ville, une petite propriété campagnarde, où nous sommes accueillis par un derviche, charmant de bonté et d’humilité, qui nous sourit et qui s’en va, en tournoyant, me semble-t-il, avertir son maître. Nous l’attendons devant la maison, une maison blanche assez basse, au petit perron très simple. Une prairie la précède, bordée sur la route par des jujubiers dont l’odeur parfume l’air, sur l’autre côté par des bâtiments domestiques, et fermée, tout au fond, devant nous, par de hauts peupliers derrière lesquels elle continue. C’est un paysage bien arrosé et verdoyant, d’une paix religieuse. Un mouton paît ; l’eau bruit : une petite fille demi-nue surgit ; des oiseaux gazouillent. « La vie est douce ici, » me dit l’interprète.

M. le Supérieur va venir. Et d’abord, on nous apporte de la confiture, du mastic et de l’eau.

Le voici ! Une physionomie très fine, de charmantes manières, une taille moyenne, un type un peu arménien, le nez légèrement aquilin, la barbe un peu frisottante. Son teint est assorti à son haut chapeau de feutre, couleur de miel, et à sa robe de bure qui flotte sur un vêtement gris.

Nous nous asseyons devant la maison.

— Monsieur le Supérieur, lui dis-je, je suis venu à Konia saluer le tombeau de Djelal-eddin Roumi et m’instruire de la pensée qu’il a transmise à votre ordre. Ce matin, en visitant à la dervicherie le salon de danse et le salon mortuaire des saints, je me répétais ce que dit le Divan : « Finalement, les adeptes du monde spirituel danseront sur la terre entière, le visage tourné vers Konia. Il en résultera un tel plaisir que ceux qui sont morts à la passion s’y dirigeront, et que nos pensées et nos mystères entoureront l’univers. » Eh bien ! sans attendre la fin du monde, je suis venu vous interroger sur ces mystères. Me permettez-vous quelques questions ? Je voudrais me faire une idée claire de Djelal-eddin. Quel but un si noble esprit poursuivait-il en instituant les danses ?

— C’est lui-même qui a écrit : « Si je vais à Balk, le populaire est assez exemplaire, mais à Konia il est adonné à la musique et aux divers jeux. Pour le conduire à connaître Dieu, je suis obligé d’accepter dans la religion la musique, la danse et la poésie. » Et dans un autre passage : « Il y a plusieurs chemins ; moi, j’ai choisi ce chemin pour conduire l’homme à Dieu. »

— Alors, il a adopté cette habitude de tourner, mais il ne l’a pas inventée ?

— Le tourner, ce que nous appelons le Sima, le concert spirituel, existait avant la fondation de l’Islam. Cela vient du Turkestan. C’est un usage qui existait universellement à Konia. Djelal-eddin n’est pas le fondateur de cet exercice, mais il l’a admis, bien que son père peut-être, dans le principe, y ait vu des objections. En effet, son père Beha-eddin, qui venait de Balk, avait hésité à se fixer à Konia parce que c’était une ville de musique. Il fallut que le sultan d’alors lui dit : « Si le cheikh veut faire à Konia le séjour de ses enfants, moi, de toute ma vie, je n’écouterai plus le son des chansons et des harpes. » Par la suite, Djelal-eddin, devenu professeur à la mort de son père, s’est révélé musicien et poète. Il a ajouté cinq cordes à la viole, qui jusqu’alors n’en avait que trois. Il passait ses jours en musique et en poésie, et sous l’influence de Chems-eddin qui est alors arrivé et qui ne s’occupait que de la prière, il a enseigné la gnose par la voie gracieuse du concert spirituel.

— Ah ! je vois, Chems-eddin est le maître de Djelal-eddin.

— Erreur ! Chems-eddin était ignorant. Mais il avait une inspiration naturelle et, dans certaines circonstances, il brillait par son esprit. C’est à propos de lui qu’on peut dire : « Nul savoir n’égale en intensité un atome d’amour mystique tourné vers le véritable Maître du pouvoir. » Il était tout à fait ignorant en apparence, mais, par son génie natif, il a conquis la sympathie de Djelal-eddin, au point qu’il porta ombrage aux autres disciples. Ceux-ci allaient le tuer ; il prit la fuite à Damas. Djelal-eddin l’a envoyé chercher par son fils. Trois fois encore il a fui. Et puis un jour les jaloux l’ont frappé. On a entendu un cri. On ne l’a plus revu. Quelques-uns croient qu’il vit encore.

— M. le Supérieur le croit ?

— C’est la rumeur. Pourtant, sous le tombeau qui est au nom de Chems-eddin, il y a un puits. Et beaucoup pensent qu’il a été tué et jeté dans ce puits.

— Quel est le rôle exact de Chems-eddin ?

— Chems-eddin a éclairé la pensée de Djelal-eddin, à la manière d’une allumette qui allume la lampe. D’un autre côté, lui-même a dit : « Je ne me suis connu que grâce à Djelal-eddin. » Voyez-vous, il n’est pas juste de dire que Djelal-eddin a introduit dans le monde le concert spirituel, mais il l’a surélevé. Chems-eddin et Djelal-eddin se combinent de manière à former un composé qui diffère de chacun d’eux. C’est de leur rencontre qu’a jailli la doctrine. Ils étaient indispensables l’un à l’autre. Djelal-eddin a composé le Mesnévi après qu’il eut perdu Chems-eddin et à cause du grand chagrin qu’il ressentait de cette disparition. En cela il l’a écrit par Chems-eddin. Et son Divan, c’est le recueil des poèmes qui expriment son amour pour Chems-eddin. Il l’écrivit tout imprégné de l’esprit de son ami.

— Ah ! monsieur le Supérieur, que de questions vous faites lever en moi que je dois ajourner, et peut-être à jamais ! Pourtant, je voudrais savoir si Djelal-eddin a laissé des institutions, une règle, comme en possèdent nos ordres religieux.

— Il a laissé un livre très détaillé, Minhaz el Fakara, la voie des pauvres. Pauvre, dans ce sens, veut dire derviche. Pour comprendre notre Maître, on doit d’abord étudier le Mesnévi, qui donne tous les détails, l’instruction concernant l’ordre, et ensuite le grand Divan, qui initie au sentiment d’amitié, d’admiration, d’amour que le poète vouait à Chems-eddin. Mesnévi, c’est la préparation ; le grand Divan rien que l’amour. Le grand Divan est très élevé, et tout le monde ne peut pas le comprendre. Ces deux ouvrages ont l’un et l’autre inspiré les règlements que vous demandez.

— Ces règlements sont-ils imprimés ?

— Oui, en Égypte et à Constantinople, il y a une vingtaine d’années, on a tiré du Minhaz notre canon et notre règlement. Il y a des personnes qui lisent textuellement ce qui est dans les livres, et il y a des élèves à qui le maître donne des commentaires.

— Faites-vous des récitations des plus beaux poèmes de Djelal-eddin ?

— Entre eux, les derviches le lisent toujours. Il faut le lire une fois par semaine. Après le Coran, il n’y a pas de livre plus étudié que le Mesnévi.

— Djelal-eddin a-t-il laissé de la musique ?

— C’est par tradition que les airs sont restés. Pourtant il y a un air de flûte. Vient-il exactement de Djelal-eddin ? Djelal n’a pas laissé de morceaux notés, mais les airs sont restés. Et depuis quelques années on les a notés.

— Peut-on se les procurer ?

— Quand vous serez à Constantinople, chez Ali-Bey, mari de l’Egyptienne Zehrahanoum, à Orta Keui.

Il me donne l’adresse.

Je m’excuse et, quoique frémissant de mille questions que je voudrais poser au Tchélébi, je pense qu’il faut que je parte. De lui-même, il tient à me dire :

— En plus de son Mesnévi, Djelal-eddin est resté en personne dans les traditions de la nation ottomane. Il y avait ici le royaume des Seldjoucides, et.au Sud, les Osmanlis. Une fois, le roi des Seldjoucides commit une faute : il renia comme cheikh Djelal-eddin et fit venir un cheikh du Caire. Peu après, les Tatars, les Mongols sont venus ici, et dans cette grande crise le Sultan fut appelé à un conseil de guerre par ses généraux. Ils l’ont jeté dans un cachot et étranglé, tandis qu’il criait : « Notre maître, notre maître ! » Il invoquait ainsi Djelal-eddin. Mais celui-ci, dans ce moment-là, était à Konia, au concert spirituel, et il récitait un poème : « Je te l’avais bien annoncé qu’ils ont le bras très long et qu’ils te lieraient les pieds. » (M. le Supérieur s’anime et laisse tomber son chapelet de grains noirs.) Djelal-eddin avait donné l’épée et la couronne au chef des Osmanlis. De là vient qu’aujourd’hui encore les padischah reçoivent le sabre des mains du Tchélébi, au début de leur règne, dans la mosquée d’Eyoub… Il faut aussi que vous sachiez que dans l’Empire ottoman tous les gens érudits font partie de notre ordre. Tous les sultans, tous les princes. Notre ordre est une confrérie de travailleurs. Les derviches ont la poésie, la musique, la bijouterie. Ils sont artistes. Sans doute cela se perd ; jadis on recrutait l’ordre parmi les ouvriers, tandis que maintenant ce sont les gens les plus élevés ; n’empêche qu’il y a toujours chez nous un pourcentage de certaines professions, des bijoutiers entre autres et des batteurs de métaux.

Le Tchélébi me dit cela pour que j’emporte une haute idée des derviches et des privilèges de leur Supérieur.


LE POÈTE DE L’AMOUR COURONNÉ

Ainsi, jadis, un fils des rois et du ciel a chanté et dansé dans Konia, et voici qu’après des centaines d’années et des millions de pèlerins, je suis venu à mon tour regarder la danse, écouter le chant, dont il a donné la première note et le premier ébranlement. Quelle joie d’interroger son arrière-descendant, l’homme qui, de tout l’univers, peut le mieux m’introduire dans la familiarité d’un grand esprit enveloppé de mystère ! Ces minutes que je viens de passer avec le Tchélébi, je ne leur vois d’équivalent, que je puisse dire, au cours de ma vie entière, qu’un entretien que j’eus avec Paul Meurice, peu de jours avant sa mort, et dans lequel ce parfait disciple répondit avec liberté à toutes mes questions sur le caractère intime de son maître.

J’aime m’asseoir dans l’ombre de ces hautes familiarités, et comme la flamme du foyer dans les longues nuits d’hiver nous tient société avec ses brusques élans et ses repliements, je demeure là, sans une parole, en étroite sympathie de vénération. M’instruisent-ils, le Tchélébi, le Balayeur, le tombeau, le collège, tous ces derviches et leur dervicherie ? Ils donnent du sang et des nerfs à l’image que, depuis tant d’années, j’ai prise pour société secrète ; ils me font éprouver, comme un être réel, le génie de mes rêves. Ici, un jour, le jeune homme est arrivé, tel qu’on a vu, plus près de nous, Goethe entrer dans Weimar et le petit Mozart parcourir l’Europe. Ces êtres si divers, sous des climats variés, produisent le même choc, quand ils nous apparaissent, et que penchés sur leur cercle magique nous murmurons : « Aimez ce que jamais on ne verra deux fois. Les yeux de l’enfant mystique étaient pleins de l’ivresse causée par l’océan tumultueux de la divinité, ce qui fait qu’il a été dit : « Dans ses deux yeux, vois l’image de notre Ami dansant sur le fond noir de son regard. »

Connaissez-vous sa vie ? J’ai feuilleté indéfiniment les Saints des Derviches tourneurs, d’Aflaki, dans la précieuse traduction que nous a donnée Claude Huart, un ouvrage fort analogue aux Fioretti que, dans le même temps, recueillaient les disciples de saint François. La valeur historique de ces sortes de légendaires est douteuse, mais qu’ils nous font bien connaître le milieu spirituel où se sont formés ces grands ordres religieux d’Assise et de Konia !

Djelal-eddin naquit aux premières années du grand treizième siècle, de race royale par sa mère et sa grand mère, — ce qu’un poète exprime par ces vers : « En remontant jusqu’aux reins d’Adam, tous ses prédécesseurs ont été les grands des festins et des guerres ; » — et de race savante par son père, Béhâ-eddin Weled, qui émerveillait le Khoraçan par son professorat, sous le titre de « Sultan des savants. » Mais plus haut encore, par un privilège du ciel, il appartenait à l’espèce de ceux en qui le divin respire. Un charmant enfant, gracieux, plein de poésie, de religion et de visions. Parfois, à l’âge de cinq ans, il tressaillait, changeait de place, s’agitait ; les disciples de son père l’attiraient alors au milieu d’eux ; et dans ces moments, les apparences mystérieuses prenaient forme, se cristallisaient sous ses yeux : il voyait les anges, les djinns et les hommes illustres, ceux que l’on nomme « les Voilés de la coupole de Dieu. » Un jour, à Balkh, qu’il était avec ses petits camarades sur la terrasse qui, là-bas, recouvre chaque maison, l’un d’eux s’écria : « Je parie que je vais sauter de cette terrasse sur cette autre. — Non, répondit-il, une action de cette sorte ne peut provenir que d’un chat ou d’un chien. Mais s’il y a dans votre âme de la force spirituelle, venez, et nous nous envolerons jusqu’au ciel. » Sur ces mots, il disparut. Les enfants se mirent à pousser des cris. Au bout d’un clin d’œil, il revint au milieu d’eux, et un changement était devenu visible dans son corps béni. Les enfants, la tête découverte, se prosternant à ses pieds, devinrent ses disciples.

Cette parcelle de Dieu fut reconnue en lui, quand il avait sept ans, par le poète Férid-eddin Attar. Le vieil homme prophétisa qu’il atteindrait la plus éminente spiritualité, et lui remit un exemplaire de son Livre des secrets, cet exemplaire même dont le balayeur m’a dit, l’autre matin, que de toute la bibliothèque de Djelal-eddin, il avait été le seul ouvrage épargné par Chems-eddin.

Cette merveilleuse rencontre du glorieux vieillard et du jeune génie eut lieu à Nichapour vers 1210, quand Beha-eddin Weled, ayant encouru la jalousie du sultan, dut s’éloigner de Balkh. Les fugitifs allèrent à Bagdad, à la Mecque, à Damas. Toute sa vie, le poète garda le plus vif souvenir des misères de cet exode, et bien plus tard, un jour de tristesse, à Konia, dans une grande séance de concert, au son de la flûte, il chanta : « Il y a longtemps que le cœur du mystique est plongé dans la douleur. La colère des cœurs ruine les mondes ; voilà pourquoi le malheureux Khoraçan est en ruines, au point que la restauration n’en est pas possible. » Ses disciples le prièrent de s’expliquer, et c’est alors qu’il leur raconta les tribulations de l’exil.

En cours de route, quand Djelal eut atteint l’âge de puberté, on lui fit épouser une jeune fille de Samarcande, une fille sans pareille pour sa grâce et sa perfection. On l’appelait Gauter-Khàtoun. Djelal avait alors dix-huit ans. Sultan Veled fut leur premier-né. Par la suite, quand le père et le fils allaient ensemble à une réunion, ils ne manquaient jamais de s’asseoir l’un à côté de l’autre, et tous les assistants croyaient qu’ils étaient frères.

Quatre années après ce mariage, Béha-eddin avec tous les siens se fixa enfin à Konia, auprès du prince des Seldjoucides, et commença de professer, comme il avait fait à Balkh. Plus timide que ne devait l’être celui de son fils, son enseignement semble avoir été plein de lumière, d’imagination et d’amour. Un vendredi, comme il disait qu’aux jours de la Résurrection, le Très-Haut récompensera les bonnes œuvres et les bonnes mœurs au moyen des houris, un vieillard se leva dans un coin de la mosquée et s’écria : « Aujourd’hui, dans ce monde, occupons-nous des traditions qui peuvent instruire les croyants. C’est plus tard qu’il suffira de contempler le visage des houris. » Il répondit : « Mon cher, si je parle des houris, c’est à cause de l’imperfection de l’intelligence du commun des hommes. Le principe, c’est de voir l’Ami, mais cette vue a toute sorte de noms, et l’on peut voir le Créateur dans chaque objet créé. »

Il vécut jusqu’à l’âge de 85 ans. Dans ses derniers temps, il se promenait continuellement autour des cimetières et disait : « Oh ! mon Dieu ! tu nous as ordonné pendant la nuit de contempler les étoiles brillantes du ciel… Le ciel, ce lieu éloigné de toutes les hypothèses et de toutes les imaginations, où il n’y a que l’amour ! l’amour ! l’amour ! » À sa mort, ce fut un regret général, et tous disaient : « Ce paon du trône de Dieu est parti vers le trône, lorsque les voix mystérieuses lui en apportèrent l’odeur. »

Djelal-eddin hérita la chaire magistrale de son père. Toutefois, avant d’y professer, il alla se perfectionner en Syrie. Il étudia à Alep, à Damas, et là, un jour qu’il se promenait dans le Meidan, il rencontra un individu étrange, vêtu de feutre noir, coiffé d’un bonnet noir. C’était Chems-eddin Tebrizi qui, lui baisant la main, lui dit : « Je suis le changeur du monde, » et se perdit dans la foule. Djelal-eddin rentra à Konia et commença son enseignement ; Chems-eddin continua d’errer, comme l’oiseau dans le ciel, quand il cherche son orientation ; mais ils devaient se revoir. Ils étaient prédestinés pour être l’un à l’autre un décisif événement.

Hier, le Tchélébi m’a ouvert une importante vue, sûrement exacte, quand il m’a dit : « Chems-eddin, ce fut l’allumette. Un tel homme, nous ne pouvons pas le rencontrer sans vouloir nous en faire une idée.

Et d’abord, quelque chose nous intéresse vivement, nous qui venons de nous promener avec tant de passion sur les traces des Hashâshins : ce Chems-eddin Tebrizi, ce Soleil de Tebriz, se rattache, dit-on, aux Grands Maîtres d’Alamout. Il serait de leur sang. Ne fût-ce qu’une légende, elle est significative. J’ai essayé de me la faire confirmer par les Ismaéliens sous les oliviers de Khawabi. Ils en avaient tout au moins une notion confuse. Cet errant drapé de son manteau sombre et qui doit disparaître si tragiquement de la scène du monde, c’est un petit fils de Bozorg-Omid, le successeur de Hasan Sabah. Par là il nous semble un prédestiné des grandes aventures de l’âme.

Lui-même, il a raconté ceci : « Quand j’étais enfant, je voyais Dieu, je voyais les anges, je contemplais les choses mystérieuses, et je pensais que tous les hommes les voyaient. Cela ne venait pas de ma dévotion, de mes mortifications, mais cela me venait de l’éternité dans mon berceau. »

Une fois qu’il se promenait avec son père dans la campagne, et celui-ci lui reprochant de ne pas aller à l’école, l’enfant montra une poule qui regardait avec désespoir nager sur le ruisseau deux petits canards récemment sortis de sa couvée : « Voilà notre situation. Vous êtes mon père, mais vous ne savez pas ce que je suis. Je suis l’homme à l’eau, et vous êtes à terre. Mon éducation, mon instruction sont ailleurs. Je n’ai pas besoin d’école. »

Il partit de Tebriz pour s’instruire et s’élever jusqu’au degré de l’absolue perfection. Pendant des années, il voyagea tout éperdu à travers l’Asie, et il était devenu célèbre sous le nom de Chems-eddin le Volant. C’était un être lumineux, mais violent, despotique, amer et qui traitait d’ânes et de veaux ses adversaires les plus instruits. Il était lui-même illettré, mais avec un immense orgueil spirituel, fondé sur la conviction d’être un organe choisi par Dieu. Il dénonçait la futilité de la connaissance extérieure, le besoin de l’illumination et la valeur suprême de l’amour. Un jour, dans une grande solennité où les savants, les cheikhs et les émirs discutaient sur toutes les sciences religieuses et profanes, il se leva et s’écria : « Jusques à quand nous ennuierez-vous avec vos traditions, et courrez-vous dans l’hippodrome montés sur une selle sans cheval ? Personne d’entre vous ne dira-t-il : mon cœur m’a appris ceci ? Vous rapportez des paroles que nous ont transmises les grands d’autrefois, des pensées qui leur venaient dans leurs extases ; mais vous, les hommes d’un nouveau temps, où sont vos secrets et vos messages ? Toutes ces études, toutes ces lectures, toutes ces peines, c’est pour rendre obéissante et humble la passion ; c’est le joug au cou du bœuf, pour le dompter et lui faire labourer le sol. La science qu’on n’a pu soumettre n’est plus qu’un embarras, et l’ignorance vaut cent fois mieux. »

Il lui arrivait d’être écrasé par la fréquence et la continuité des manifestations divines. Dans ces moments, quand il s’apercevait que les forces humaines sont impuissantes à supporter cette Beauté, il se mêlait en secret, comme homme de peine, aux terrassiers. C’est l’aventure de Mahomet qui, dans ses heures de submersion, sous l’excès de la spiritualité, se tournait vers Aicha ; « Aïcha, parle-moi, ô la petite rougeaude ! »

Continuellement, Chems-eddin se tourmentait : « Parmi les amis intimes de Dieu, dans le monde d’en-haut et d’en-bas, personne n’aura-t-il la patience de me supporter ? » Une nuit, dans son ivresse mystique, il supplia : « Oh ! Supérieur, je demande que tu me montres un de tes êtres aimés et voilés. » Une voix lui répondit : « Le compagnon voilé que tu réclames, c’est Djelal-eddin Roumi. — Dieu, s’écria-t-il, découvre pour moi son visage béni. — Que me donneras-tu en récompense ? » Il répondit : « Ma tête. » Et la révélation continua : « Va à Konia. »

Quand il fut à Konia, — le Balayeur évoquait tantôt cette scène mémorable, — il vit passer Djelal-eddin chevauchant une mule et entouré de ses élèves. Il se leva, courut à lui et, saisissant la bride de sa mule, lui dit : « Oh ! changeur de la monnaie des pensées, réponds-moi. Qui est le plus grand de Mahomet ou bien de Bayésid ? » Djelal-eddin répondit : « Mahomet est le prince et le général de tous les prophètes et de tous les saints. » « Alors, répliqua Chems-eddin, comment se fait-il que Mahomet ait dit : Sois exalté ! tandis que Bayésid a dit : Que je sois exalté ? » Djelal-eddin, devant cette question pleine de difficulté, répondit : « Que Dieu sanctifie ce très haut mystère ! Pour Bayésid, la soif est étanchée par une seule gorgée ; il s’est senti rassasié ; la cruche de sa compréhension a été remplie par une seule quantité ; sa lumière a été proportionnée à l’ouverture de sa fenêtre. Mais Mahomet, l’élu de Dieu, avait un désir considérable d’être abreuvé ; de jour en jour, d’heure en heure, il voyait grandir les lumières de la majesté et de la toute-puissance de Dieu. Et voilà pourquoi il disait : sois exalté, nous ne t’avons pas connu comme tu le mérites ; tandis que Bayésid disait : que je sois exalté, que ma dignité soit haute. »

Pour faire cette grande réponse, Djelal avait dû fournir un tel effort d’intelligence, qu’ayant achevé, il poussa un rugissement. Dans la suite, quand il racontait cette première rencontre, il disait : « Au moment où Chems-eddin me posa cette question, je vis une fenêtre s’ouvrir au haut de ma tête, et une fumée s’en éleva jusqu’au sommet du trône immense. » Lorsqu’il revint à lui, il prit la main de Chems-eddin et l’entraîna dans son collège. Pendant trois mois, ils restèrent enfermés, nuit et jour, tous deux seuls, et personne n’avait l’audace de les rejoindre,

Dans cet immortel tête-à-tête, Chems-eddin multiplia les épreuves merveilleuses. Il demanda à Djelal-eddin son épouse Kira-Khatoun, qui par sa beauté et sa chasteté était la perfection de l’époque, et Djelal-eddin l’amena par la main. Mais Chems-eddin dit : « Elle est la sœur de mon âme. Je te demanderai plutôt un gentil garçon qui me serve. » Immédiatement Djelal-eddin amena son propre fils, en disant : « Il faut espérer qu’il sera convenable pour le service de tes chaussures. — C’est mon fils chéri, dit Chems-eddin, laissons. Mais s’il y a moyen de se procurer du vin, je l’emploierai en guise d’eau, car je ne puis m’en passer. » Djelal-eddin courut dans le quartier des Juifs pour y faire remplir une cruche de vin qu’il rapporta à Chems-eddin. Celui-ci poussa un cri, déchira ses vêtements et posa sa tête sur les pieds de Djelal-eddin. « J’en jure par Dieu, dit-il, on ne verra jamais un sultan plus aimable que toi. Je voulais éprouver la limite de ta mansuétude. » Et il se déclara son disciple. Cependant il continua : « Ne lis plus les paroles de ton père. » Djelal cessa de les lire. « Ne lis plus les poètes ; ils n’en valent plus la peine. » Il se détourna d’eux. « Ne parle à personne. » Il garda le silence. Il avait abandonné tout enseignement, uniquement occupé de la sainteté de Chems-eddin.

Une si prodigieuse transformation ne pouvait aller sans scandale. Depuis des années, ses paroles étaient la nourriture spirituelle et le vin des purs. Ceux-ci se trouvèrent affamés et assoiffés, et une grande rumeur se souleva contre Chems-eddin. Mais ce mécontentement ne touchait pas les deux amis. « Lorsque la résurrection se lèvera, disaient-ils, quand les prophètes et les saints se tiendront alignés et que les croyants se rassembleront par troupes, tous deux, nous tenant par la main, nous irons au Paradis en marchant fièrement et glorieusement. » Un jour que Djelal-eddin avait loué avec une exagération excessive les miracles et la puissance de Chems-eddin, on rapporta cet éloge à celui-ci. « Par Dieu, répondit-il, je ne suis pas même une goutte de l’océan qui est la grandeur de Djelal-eddin, mais je suis mille fois plus qu’il n’a dit. » Et Djelal-eddin, ayant connu ce propos, s’écria : « Il a loué sa lumière et sa propre grandeur. Il est cent fois autant qu’il a dit. »

Chems-eddin éprouvait pour Djelal-eddin ce sentiment que donne la vue du génie, et qui passe l’amour : en vérité l’élan d’une limaille de fer vers l’aimant. Au milieu de l’assemblée, il s’écriait : « Tu es venu, unique dans le monde ; tu as rendu les mortels ivres de ton amour. La perle est au milieu de nous, et je raconte son histoire. »

C’est alors que les deux amis semblent avoir inauguré les concerts mystiques, où l’on chante et tournoie au son de la flûte de roseau, et beaucoup d’habitants de Konia se mirent à réciter des poèmes, et à s’occuper de musique et d’amour spirituel. D’autres se plaignaient. « Dans quel livre, disaient-ils, a-t-on vu que les concerts soient autorisés ? Sur quelle preuve pouvez-vous appuyer cette innovation ? » Tout cela souleva une espèce de guerre civile. À plusieurs fois Chems-eddin s’enfuit de Konia. Cédait-il uniquement aux haines soulevées contre son influence et sa réforme ? Quelle part faut-il faire dans ces fugues à son humeur fantasque et à son désir de chercher partout de nouvelles expériences du divin ? « Ne t’imagine pas, disait Djelal-eddin, qu’il y a un trésor dans chaque existence. Dans ce marché de droguistes, ne va pas de tous côtés comme les désœuvrés ; assieds-toi dans la boutique de celui qui a du sucre en magasin. » Pour le ramener à Konia, il lui écrivit, sous forme de lettres, des vers enflammés :

« Reviens, lui disait-il, ô lumière de mon cœur ! terme de mes efforts et de mon désir ! Tu sais que notre vie est entre tes mains ; ne rends pas la vie triste aux hommes, et reviens.

« Je vais de loi à toi, avec des cris. Hélas ! je te demande secours contre toi-même.

« Sans ta présence, le concert spirituel n’est pas licite : il est digne d’être lapidé comme Satan… » (C’est-à-dire : en te perdant le concert a perdu sa flamme mystique ; il n’est plus qu’un mécanisme vide, une coupable parodie.)

Un messager vint lui annoncer : « J’ai aperçu notre Maître. Chems-eddin est à Damas ! » Transfiguré de joie, il donna au messager tout ce qu’il portait sur lui, son turban, son argent, ses bottes. Mais quelqu’un lui révéla que c’était un mensonge. Ce fourbe n’avait jamais vu Chems-eddin ! Et Djelal-eddin de répondre : « C’est pour sa fausse nouvelle que je lui ai donné mon turban, ma bourse et mes bottes. Car si la nouvelle était vraie, c’est ma vie que je lui aurais donnée. »

Enfin un des fils du poète réussit à ramener le fugitif, et les deux mystiques reprirent leurs glorieuses amours au milieu d’une opinion publique de plus en plus assombrie. Chems-eddin avait captivé complètement Djelal-eddin. Le temps qu’il ne passait pas dans la cellule de son ami, il demeurait assis à la porte du collège, et il disait aux visiteurs : « Qu’avez-vous apporté, et quel présent me donnerez-vous pour que je vous le montre ? » Un jour, un de ces importuns lui demanda : « Et toi, qu’as-tu apporté ? » Il fit cette réponse tragique : « Je lui apportai moi-même, et j’ai sacrifié ma tête pour sa vie. » Peu après, une nuit qu’il était assis auprès de Djelal, du dehors quelqu’un lui fit signe de sortir. Il se leva et dit tout haut : « On m’appelle pour le supplice. » Djelad-eddin, après un silence, récita le verset du Coran : « N’est-ce pas à Lui qu’appartient la création et le droit de commander ? » On dit que ces misérables envieux se tenaient en embuscade, à la manière des Ismaéliens. Ils le poignardèrent. Djelal-eddin s’écria : « Dieu fait ce qu’il veut ; Il juge selon son bon plaisir. Chems-eddin avait promis. Il avait mis sa tête en gage en signe de reconnaissance pour notre mystère. La prédestination divine a suscité l’individu qui a pris les dispositions appropriées. » Ensuite il se livra à de grands troubles ; il commença le concert spirituel et se mit à chanter : « Si les yeux de ma tête pleuraient autant que j’ai de chagrin, ils pleureraient jour et nuit jusqu’à l’aurore. Chems-eddin de Tebriz est parti. Où est la personne qui pleurera sur cet honneur de l’humanité ? Qui ose dire que ce vivant éternel est mort, que le Soleil de l’espérance s’est éteint ? L’ennemi du Soleil est monté sur la terrasse de la maison, il a fermé ses deux yeux et s’est écrié : Le Soleil s’éteint ! »

Il se rendit du côté des jardins et n’assista pas à l’enterrement de son ami. Au bout du quarantième jour, il se coiffa d’un turban couleur de fumée, et jusqu’à la fin de sa vie il ne mit pas de turban blanc. Certains sont d’accord pour affirmer que Chems-eddin, après avoir été blessé par les conjurés, disparut. Mais la version la plus accréditée, c’est que ces misérables le jetèrent dans un puits. Parmi eux était l’un des fils de Djelal-eddin, Ala-eddin, qui était marqué de ce sceau d’infamie : « Tu n’appartiens pas à ton peuple, » et qui ne tarda pas à mourir.

La vie de Djelal-eddin, après cette crise de folie sacrée, ne retomba pas d’un degré. Elle devint une perpétuelle ivresse d’amour divin. Il s’attacha avec enthousiasme à leur commune doctrine de l’absorption en Dieu. Plus que jamais, il crut pouvoir éprouver par des moyens mécaniques un avant-goût des félicités de l’union divine. Il cherchait à favoriser ces états de haute exaltation qu’on appelle l’extase, et pendant lesquels il écrivait ses poèmes. « Quitte ce qui est limité, prêchait-il, établis-toi dans l’unité et dans ce qui dure toujours. À cet oiseau sanctifié qui est enfermé dans la cage de l’existence divine, donne un sucre à picorer jusqu’à ce qu’il prenne l’essor. Alors, quand tu seras devenu ivre d’éternité future, saisis l’épée de l’éternité passée, et, comme le Turc combat le misérable Indou, combats la vie. »

C’est dans ces années de douleur, et quand il était submergé dans l’océan de l’amour, qu’il acheva le Mesnévi et qu’il composa le Divan, qui sont ses titres éternels.

Le Mesnévi n’a rien de didactique ni de doctrinal ; il est toute émotion, imagination, et ses vers exaltés semblent battre contre le ciel. Un petit groupe d’admirables idées y sont reprises à l’infini dans des milliers d’images ambiguës, énigmatiques, qui laissent beaucoup à la conjecture. Le lecteur doit chercher sa voie à travers les apologues, les dialogues, les interprétations coraniques, les subtilités métaphysiques, les sermons ; et les plus hautes difficultés y sont submergées sous un flot d’harmonie. C’est pour de tels poèmes qu’il a été dit : « Nous sommes reconnus par ceux de notre race, mais les autres hommes nous renient. » Le Mesnévi nous initie à l’absorption en Dieu ; comprenez-le comme une méthode d’extase. « Jusqu’ici, disait le poète, les Sénaï et les Férid-eddin Attar nous ont parlé des amants comme de deux êtres éternellement séparés ; mais nous prêchons l’amour qui brûle toutes les distinctions, toutes les destinées et qui de deux ne fait qu’un. Ce que nous avons dit repose sur l’idée de l’amour couronné…. » Quant au Divan, — une suite de poèmes dédiés, dans les enthousiasmes de l’intoxication et de la danse, à la mémoire de Chems-eddin, — l’amour, le vin et la beauté s’y présentent avec des couleurs si chaudes et dans des termes si troubles que souvent la même strophe damnera le pécheur et ravira les saints. Djelal-eddin le dicta tout entier sous l’influx du fou de génie qui continuait, même dans la mort, à le fasciner.

Ces deux grands poèmes qui, pour nous, aujourd’hui, ne sont plus que des livres, tout Konia les a vus sortir de la vie même de l’auteur. Pendant qu’au comble de ses états mystiques Djelal-eddin tournait autour d’un pilier, c’est à son insu qu’il improvisait ces strophes et ces distiques que ses admirateurs recueillaient au vol. De là vient que certains développements restent suspendus. Il les terminait dans un transport plus ardent, et c’était alors le Ah ! ah ! ah ! des extatiques.

La beauté de ses poésies, le spectacle surnaturel de ses illuminations devaient beaucoup contribuer à détruire les reproches qu’avaient d’abord suscités ses innovations, et dont Chems-eddin avait été la victime. Sa douleur et son génie, son évidente sincérité de cœur légitimaient peu à peu sa méthode. Un jour qu’à côté de lui, une fois de plus, un savant juriste se répétait mentalement l’éternelle objection : « Comment un si grand homme autorise-t-il des concerts qui sont contraires à la loi religieuse ? » Djelal-eddin lut dans son cœur et lui dit : « O savant homme ! il y a une question de droit que je sais que tu as étudiée, c’est à savoir qu’en cas de nécessité et de faim pouvant entraîner la mort, il est permis de manger des choses mortes et des objets immondes. Eh bien ! pour les hommes de Dieu, il y a des nécessités qui peuvent être comparées à la faim et à la soif, et qu’on doit traiter par les concerts spirituels, la danse et l’extase mutuelle, sinon, dans l’excès de terreur causé par les apparitions et les lumières de la splendeur divine, le corps des saints fondrait, comme la glace devant le soleil. C’est à cette situation que faisait allusion le Prophète, quand il s’écriait : Parle-moi, ô la petite rougeaude. »

Parmi ceux qui réprouvaient la musique, il y avait le Qadi Iss-eddin. Un jour Djelal-eddin, tout en dansant, sortit du collège, entra dans la chambre du Qadi, poussa un cri, le prit par le collet et lui dit : « Lève-toi et viens à la fête de Dieu. » Il l’entraîna à la réunion des mystiques et lui montra ce qui était en rapport avec ses capacités. Alors, ayant déchiré ses vêtements, le Qadi entra dans la danse et devint un disciple.

Le roi des professeurs, Chems-eddin de Mârbîn (qu’il ne faut pas confondre avec le Soleil de Tebriz), avait été l’adversaire résolu du concert spirituel. Il niait les miracles des mystiques. À ceux qui, ayant flairé quelque odeur des vertus de Djelal-eddin, les énuméraient devant lui et disaient : « Notre maître, sans réfléchir ni consulter de livres, écrit des décisions juridiques en plein concert ; il s’empare tellement de l’esprit des sages qu’aucun ne peut souffler en sa présence ; devant lui la bouche des logiciens reste close, » il répondait : « Il faut renoncer à ces imaginations perverses ; il faut s’occuper constamment des sciences coraniques. » Eh bien ! maintenant, lorsque Djelal commençait le concert, Chems-eddin de Mârbin tenait le tambourin suspendu au-dessus de la tête du Maître et disait : « En vérité, il chante les louanges de Dieu, et quiconque prétend que le concert est une chose illicite est un bâtard. »

Comment Djelal-eddin n’eût-il pas été ébloui de sa propre personne ? Comment n’eût-il pas éprouvé un émoi de ces faveurs divines, dont il se sentait l’instrument, et ressenti de son génie un saint émerveillement ? Comment n’eût-il pas fait sienne cette réponse, qu’il admirait tant, d’un vieux cheikh qui dit à Bayézid : « Tu veux aller au pèlerinage ? Tourne autour de moi, cela vaudra autant que de tourner autour de la Kaaba. Si la Kaaba est la maison de Dieu, affectée par Lui à l’accomplissement de rites religieux, mon être est, au-dessus de la Kaaba, la maison des mystères de Dieu. »

Peu à peu, ses poèmes, partis de la plus sensible réalité, de son amour pour Chems-eddin, passaient à la Réalité suprême. Dans cet usage constant de l’extase, son feu se sublimait, se transnaturait. L’ami terrestre se perdait dans l’Ami céleste.

Un jour que, dans un jardin, les deux pieds dans l’eau du ruisseau, il glorifiait les vertus et le génie de Chems-eddin, un de ses compagnons poussa un soupir et dit : « Bravo ! » et « Hélas ! » — « Pourquoi cet hélas ? » dit le maître. Le disciple répondit : « J’éprouve des regrets parce que je n’ai pas compris notre maître Chems-eddin et que je n’ai pas profité de sa lumineuse présence. » Djelal garda le silence quelques instants, puis il dit : « Si tu n’as pas atteint .Chems-eddin, je jure par l’âme de mon père que tu as atteint celui qui a cent mille Chems-eddin suspendus à chacun de ses cheveux. » Les compagnons manifestèrent des transports mystiques, la danse commença dans le jardin, et le maître se mit à réciter ce ghazel : « Ma lèvre a prononcé tout à coup le nom de la fleur du jardin. Elle est venue et elle m’a dit : Je suis la souveraine et l’âme du jardin. En présence de ma royauté, qu’importe le souvenir d’un quelconque. »

Il atteignit à la plus rare exaltation de l’amour. Il n’éprouvait plus que méfiance et mépris pour la raison, car elle n’agrée pas mieux aux émotions du cœur qu’aux passions de la chair. Il niait le monde et se livrait en proie à la musique : « Sais-tu ce que dit le violon, ce qu’il raconte des larmes qui se forment dans les yeux et dans les cœurs enthousiastes ?… Nos musiques sont l’écho des hymnes que les globes chantent dans leur révolution. Le chant des mondes qui évoluent, c’est ce que les hommes essayent de reproduire en s’aidant du luth et de la voix. Nous avons tous entendu ces hautes mélodies dans le paradis que nous avons perdu, et bien que la terre et l’eau nous aient accablés, nous gardons le souvenir des chants du ciel. Celui qui aime alimente son amour en prêtant l’oreille à la musique, car la musique lui remémore les joies de sa première union avec Dieu. »

Il se promenait à travers Konia en y semant des pensées brillantes, émouvantes, que recueillaient ses disciples et qui n’ont pas cessé de s’y multiplier. Le livre de M. Claude Huart les a engrangées, et j’ai suivi sur place leur trace.

C’est la vie de Socrate. Il est assis devant une boutique, dans un jardin, auprès du ruisseau. On l’aborde, on lui propose des difficultés. Il y répond par des formules mystiques ; il exhale en plaisanteries, en images gracieuses la fantaisie divine qui l’enivre. À tout instant, son âme s’agite et bat des ailes, comme un oiseau dans sa cage, et l’oblige à tournoyer.

Un jour, il s’était arrêté au milieu du marché : « Quand la lumière de Dieu entre dans le cœur du vrai croyant, disait-il, ce cœur s’ouvre, s’épanouit, devient une campagne agréable et douce. » — « O prophète, interrogea un des auditeurs, à quel signe reconnaîtrons-nous que notre cœur s’est élargi et qu’une amplitude s’est produite en nous ? — À ce signe que les plaisirs se seront refroidis dans votre cœur, vous paraîtront insipides, et que vous commencerez à devenir étrangers à vos amis mondains… » Ainsi enseignait-il, au moment de la prière du soir, quand la nuit tombait. Les chiens du marché avaient formé un cercle autour de lui. Il lançait sur eux son regard béni, en leur donnant ses explications ; ils agitaient la tête et la queue, et multipliaient les grognements de satisfaction. « J’en jure par Dieu, le Très Haut, très Pur et très Vaillant, dit-il, que ces chiens comprennent notre gnose. » Et il récita :

« La porte et le mur disent des choses subtiles. Le feu, l’eau et la terre racontent des récits. Venez, l’oiselle est arrivée ; venez, le jardin de roses a poussé. » Alors il commença le concert : « Je ne suis pas ce corps qui est visible au regard des amants ; je suis ce goût, ce plaisir qui se produisent dans le cœur du disciple en entendant notre nom. Quand tu reçois ce souffle, quand tu éprouves ce goût dans ton âme, saisis-le comme une proie, et prends garde de ne pas perdre un instant, car, moi, je suis cela. »

La coutume était qu’après la prière du vendredi les savants, les derviches et les émirs se réunissent dans l’ermitage d’un cheikh. On se faisait de grandes politesses ; la place d’honneur étant à la tête du tapis de prière, les plus humbles s’asseyaient sur le bord ; quelqu’un posait une question ou exprimait une pensée délicate que l’on discutait ; il y avait une foule considérable ; le cheikh ne parlait qu’à la fin, pour clore la discussion. Il disait : « Il n’y a pas de fossé de Dieu à l’homme, ni de l’esprit à la matière. Le monde est un rêve de l’esprit. Le monde est inexistant. La plus haute perfection ne peut être exprimée que par la négation. »

Il était intoxiqué du goût de Dieu. Pas plus qu’une étoile ne peut quitter son orbite, il ne pouvait s’écarter de cette idée fixe : Dieu. « La mer, disait-il, la lumière, l’amour, le vin, la création et la vérité sont des mots pour désigner la plus haute hypostase. »

Il avait en haine la torpeur de l’âme. « Depuis quarante ans, contait-il, un derviche demeurait au fond d’une forêt, tout livré à l’hébétude et à la méditation de Dieu, à tel point que des oiseaux avaient construit un nid sur le sommet de sa tête. Un sage étant venu à passer par là lui allongea un formidable soufflet en l’appelant : « mangeur de choses immondes. » Le derviche s’éveilla de sa torpeur et dit : « Il y a quarante ans que je n’ai pas touché à la nourriture. Comment pourrais-je être mangeur de choses immondes ? — Bah ! dit le sage, le vent frais de l’Est, le zéphyr matinal, le printemps, font parvenir à ton cerveau des parfums agréables, et les enfoncent dans ton gosier ; ils t’apportent une nourriture à la manière des péris. Tout cela sans fatigue et sans peine de ta part. Or il a été dit : mange à la fatigue de ta main et à la sueur de ton front. »

S’il avait commandé que l’ordre des derviches fût un ordre de travailleurs, ce n’était pas simplement qu’il désirât que les derviches eussent un métier. L’âme est rusée et excelle à trouver la paresse. Il voulait qu’elle fût dans l’effort et le bouillonnement. « Mahomet, disait-il, a écrit que la plus laide des voix est celle de l’âne. Savez-vous ce que cela signifie ? » Tous se taisaient. « Eh bien ! expliquait-il, chacun des animaux a un gémissement, une plainte, une action de grâces spéciale par laquelle il mentionne son créateur et sa providence. Le chameau grogne, le lion mugit, le cerf brame, la mouche bourdonne, la guêpe bruit, les hommes récitent les formules du Coran, et, dans le ciel, les anges chantent les hymnes. Il n’y a que le pauvre âne seul qui brait à deux moments fixes : quand il a faim et quand il voit son ânesse. L’âne est donc constamment esclave. Mais toute personne qui n’a dans son âme ni désir, ni mystère est plus loin de Dieu qu’un âne. »

À travers la multitude de ces anecdotes, il n’est pas malaisé de reconnaître chez Djelal-eddin une conception royale de la vie. Son règne était dans la spiritualité. Il y soulevait les humbles ; il y fraternisait avec toutes les énergies ; il en excluait les grandeurs d’établissement.

Un jour qu’il tenait séance au lieu habituel des réunions, avec des amis de même cœur et de même inspiration, et comme l’un d’eux jouait du violon et prononçait des paroles mystiques sur les secrets de cet instrument, quelqu’un vit venir un grand personnage avec une suite d’émirs, et dans sa simplicité dit en hâte au violoniste : « Cesse de jouer, car de grands personnages arrivent. » Ces grands firent leur visite, et laissèrent d’ailleurs un don important, mais après leur départ, Djelal-eddin se fâcha et dit à celui qui avait fait taire le violon : « Que n’es-tu resté à ta place ? Fi de cet argent et de ces pauvres hommes froids ! Tu es entré si précipitamment que je me suis imaginé que l’archange Gabriel était descendu des cieux ! » Et il chanta : « Que nous importe cette histoire que le bœuf est venu et que l’âne est parti ? Allons ! nous vivions un moment délicat ; oublions ce tumulte ! » Et ils continuèrent la séance.

Dans sa fraternité, il faisait place aux dissidents eux-mêmes, quand il avait reconnu le ton de leur âme. Le Kadjé Faqih Ahmed, lorsque Djelal passait auprès de lui, poussait des cris, faisait un ameutement et disait : « Place, place, car le trésor ambulant arrive. » Cependant il ne suivait pas la règle de l’ordre. Aussi Djelal le fixait du regard, tout en passant, et disait : « Il ne se laisse pas guider ; cet homme est un cavalier isolé qui a sauvé son tapis du tourbillon et a obtenu le salut ; reste à savoir comment le traitera la volonté divine. » Les choses tournèrent bien. Une nuit vers l’aurore, Djelal-eddin entendit un grand tumulte, venu du fond du monde mystérieux. C’était un conflit entre les esprits et les anges. Au bout d’un instant, il dit : « Les anges portent au ciel l’esprit pur du Faqih. »

Il célébrait la précellence de l’amour. C’est, disait-il, l’astrolabe qui découvre les mystères du ciel, le collyre qui rend plus pénétrant l’œil de l’esprit. L’amour rend l’être parfaitement indifférent à toutes les chicanes de la froide raison. Il met dans notre cœur une lumière qui nous fait nous détourner avec dégoût de toute autre lumière. L’homme comprend d’autant mieux les desseins de Dieu qu’il aime davantage. Quoique la pénitence s’élance et s’élève vers Dieu, l’amour la distancera dans l’espace d’un moment. Quelles que soient les résolutions de notre volonté, nous ne deviendrons libres que par un mouvement aussi profond que celui de la mer.

Il redoutait l’encombrement des sciences et faisait de gros efforts pour se dégager de ce voile qui lui cachait la vérité mystique. « Plus la surface du cœur est lisse, plus est aisée la proximité de Dieu. » À un savant théologien qui lui disait : « Cette nuit, j’ai lu le Coran tout entier, » il répondit : « Comment n’en as-tu pas crevé ? » À un jurisconsulte dont l’esprit était voilé par la profonde science, il enseignait : « Fais des efforts pour retenir dans ta mémoire, jusqu’à l’éternité future, une page de la feuille subtile de ton cœur. C’est la science de l’amour qui sera ton soutien après la mort. O jurisconsulte ! pour Dieu, apprends la science de l’amour, car après la mort, où seront le licite, l’interdit, et l’obligatoire ? » Il exprimait continuellement cette pensée : « J’ai purifié mon cœur de toute science, et j’ai trouvé un ami. »

La lumière, l’amour, la joie, voilà ses suprêmes leçons, résumées dans trois strophes dont il recommandait qu’on les apprit par cœur :

« L’esprit a ses origines dans la lumière du trône de Dieu, tandis que la poussière de la terre est le principe du corps humain.

« Le roi tout-puissant a établi une harmonie pour que l’esprit et le corps soient disposés à accepter le pacte et à supporter es misères.

« L’esprit est un isolé, tandis que le corps est dans sa propre patrie ; aie donc pitié d’un étranger, atteint de nostalgie, qui est bien éloigné de sa demeure. »

Sa demeure ! Où donc le sage compte-t-il trouver sa patrie et son repos ? Écartons ce brillant schall des Indes que ! Ecole de Konia déploie devant ses initiés des premiers degrés ; écoutons dans toute son ardeur douloureuse le chant des extatiques, leur vérité suprême :

« Je meurs comme pierre et je deviens plante ; je meurs comme plante et je suis élevé au rang d’animal ; je meurs comme animal et je renais homme ; mourant comme homme, je revivrai ange. Je dépasserai l’ange même, pour devenir quelque chose qu’aucun homme n’a vu, et alors, je serai le Rien, le Rien ! »

Par une contradiction qui n’est qu’apparente, une merveilleuse force de vie se dégageait de ce grand nihiliste. Ses compagnons, s’ils venaient à le perdre de vue, éprouvaient une affreuse sensation de vide et perdaient toute allégresse. Ils étaient comme des amoureux qui ont besoin de se recharger de fluide auprès de l’être qui les a fascinés. Aussi essayait-il de les dresser à trouver dans l’idée les forces spirituelles qu’il y avait déposées dans l’extase : « Quiconque ne se sent pas agréablement en mon absence est celui qui ne m’aura pas connu. Celui-là seul m’aura vraiment connu qui se sentira bien, même sans moi. Ne sera-t-il pas animé par ma pensée ? » Et il précisait : « Toutes les fois que tu te trouveras en agréable état, sache que cet état, c’est moi en toi. Lorsque tu me cherches, cherche-moi vers la joie, car nous sommes les habitants du pays délicieux de la joie. »

Recueillons encore son conseil : « On vous raconte les méchancetés commises par vos amis. Il faut les interpréter soixante-dix fois en bonnes intentions. S’il n’y a pas moyen, dites-vous que ! auteur de toutes choses comprend ce mystère, et tranquillisez votre cœur, afin de ne pas rester sans amis. Celui qui cherche un frère sans défaut, reste sans frère. » Et il chantait : « L’ami est un miroir pour l’âme dans le chagrin ; ne souffle pas, ô mon ami, sur la surface du miroir. »

Cette vision heureuse, il la met à la disposition des plus simples. Il pacifie leurs troubles. Un jour, la servante du harem se plaignait d’avoir peu d’argent : « Consentirais-tu, lui dit-il, pour mille dinards, à ce qu’on te coupât les oreilles ou le nez ? — Non, dit la servante. — Eh bien ! pourquoi prétends-tu être sans ressources ? Pourquoi n’estimes-tu pas à leur juste valeur les dons précieux que tu possèdes ? »

C’est l’état d’esprit d’un grand artiste. Il veut faire de belles choses avec tous les êtres, les transformer en chants de bonheur. Un jour, dans la rue, des enfants l’apercevant de loin accoururent auprès de lui et prirent une contenance humble. Seul un enfant qui n’avait pas pu les suivre criait avec désespoir : « Attendez jusqu’à ce que j’arrive, moi aussi. » Djelal-eddin s’arrêta jusqu’à ce que cet enfant fut arrivé et fût consolé.

Son beau message d’amour et d’allégresse avait fini par le posséder tout entier. Il ne savait plus qu’il avait perdu son ami, un ami que tous lui avaient disputé. Il atteignait à l’apaisement.

Le fils de Djelal-eddin a raconté qu’un jour qu’il était ennuyé et triste, son père lui demanda : « Es-tu donc fâché contre quelqu’un ? » Je lui répondis que c’était une tristesse sans cause. Mon père entra dans la maison, et au bout d’un instant, il en sortit, s’étant couvert la tête et le visage avec une peau de loup, et quand il arriva près de moi, il s’écria : hou-hou, comme on fait aux petits enfants pour les effrayer. À cette plaisante attitude de mon père, je ris autant qu’on peut le dire, et je couvris de baisers ses pieds. « Oh ! Beha-eddin, me dit-il, si un être aimé, assidu auprès de toi à te faire des plaisanteries et à exciter ta joie, changeait tout à coup de forme et te criait hou-hou, en aurais-tu peur ? » Je répondis : « Je n’en aurais pas peur. » — « Eh bien ! cet être aimé qui te tient tout joyeux, qui excite ta gaieté et te dilate la poitrine, c’est le même qui t’a causé du chagrin et qui t’a comprimé la poitrine. Pourquoi t’attristes-tu sans utilité ? » Immédiatement, continue le jeune homme, une extase s’empara de moi. Je m’épanouis comme une fleur ; je me sentis à l’aise, et pour le reste de ma vie, je n’éprouvai plus de chagrin. Les préoccupations du monde ne tournèrent plus autour de moi. Et dans cet extrême contentement, me mettant à l’aise avec mon père, je lui dis : « Vous nous avez montré la grandeur des prophètes, des saints et de tous les personnages éminents, mais vous ne nous avez rien dit de votre souveraineté. — Eh bien ! répondit mon père, ne sais-tu pas que celui qui loue le soleil est son propre louangeur, car il prouve que ses deux yeux sont clairs. » Mais dans cet épanouissement que venait de me donner mon père, je me permis d’insister : « Assurément, vous me raconterez quelque chose de vos extases. » Il me montra la ville de Konia, ses milliers de maisons, de kiosques et de palais : « Les maisons des négociants et des notables sont plus hautes que celles des artisans ; les palais des émirs plus élevés que les maisons des négociants ; les coupoles et les pavillons des sultans et des rois de cent degrés plus hauts et plus estimés que tout le reste. Mais la grandeur et l’élévation des cieux en comparaison de ces palais sont inaccessibles. Nous autres, sur ce sol périssable, nous ne construisons pas des pavillons et des coupoles ornées de statues… »

Sur la fin de sa vie, ce grand poète s’inclinant vers son fils lui dit : « Mets cette dernière recommandation à ton oreille comme une boucle d’or… » et il murmura le vers arabe : « Sois un récit dont le souvenir est agréable, car les hommes ne consistent qu’en récit. »

Lui-même est-il autre chose ? Djelal-eddin, quel beau conte ! Mais combien plus beau encore, quand, loin des livres et dans Konia, on va le recueillir sur les lèvres de son descendant ! Retournons chez le Tchélébi.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 février, 1er et 15 mars, 1er avril, 15 mai, 1er et 15 juin, 1er juillet, 15 septembre.