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Une Enquête aux pays du Levant/11

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Maurice Barrès
Une Enquête aux pays du Levant
Revue des Deux Mondestome 17 (p. 721-751).
UNE ENQUÊTE[1]
AUX
PAYS DU LEVANT

XI[2]
L’ÉCOLE MYSTIQUE DE KONIA


SECONDE CONVERSATION AVEC LE TCHÉLÉBI

Quand nous sommes arrivés, le serviteur jardinait. Il se lave les mains, et gracieusement, sans bruit, nous fait entrer dans la petite maison où le Tchélébi m’accueille avec une courtoisie amicale

— Cher monsieur, lui dis-je, je n’ai pas abusé ? Vous acceptez de subir à nouveau le questionnaire d’un fidèle de Djelal-eddin ?

— Nous avons commencé les interrogations, il faut les terminer.

Il s’étend sur un divan que recouvre une peau de mouton toute blanche, un divan au bas d’une large fenêtre. Et moi, assis en face de lui, dans un fauteuil, je vois, au-dessus de sa silhouette allongée dans l’ombre, la petite prairie brillante et ses peupliers.

La chambre est très simple. De bons tapis sur un plancher de sapin grossièrement raboté, des chaises en grosse paille ; et seul le palier de l’escalier nous sépare de l’étroite cuisine, où l’on nous prépare le café. Que je me sens bien là, et que je retrouve avec amitié la figure maigre et pale du grand Prieur, ses traits réguliers et fins, sa faiblesse nerveuse ! « Cher trésor ambulant ! » dirais-je volontiers à mon hôte, en lui appliquant l’épithète que ses admirateurs donnaient au poète du Mesnévi. Je me prépare à puiser à poignée dans sa conversation les perles de la sagesse et les turquoises du mystère.

— Hier, monsieur le Supérieur a dit une parole qui m’a profondément frappé. Il a dit que Djelal-eddin avait trouvé à Konia un peuple adonné à la poésie, à la musique, aux jeux, et qu’il avait employé cette poésie, cette musique, ces jeux pour lui faire connaître Dieu. Monsieur le Supérieur peut-il préciser comment le fait de tourner favorise la vie religieuse, comment la danse nous conduit à connaître Dieu ?

— Il faut comprendre qu’il y a des degrés dans l’ordre. Un étranger se présente, il veut devenir derviche : pendant mille et un jours, il doit d’abord travailler dans la cuisine. Au cours de ce stage, s’il commet une faute, s’il découche sans permission, s’il boit, s’il vole, il doit recommencer les mille et un jours. Après ce temps, il est libre d’aller habiter où il veut ; il n’a qu’à choisir une des succursales, un des monastères (on les nomme tekkés). Il est devenu un maître, on lui donne une chambre, et, à son tour, il est servi par les nouveaux arrivés. Notez que pendant ses mille et un jours de cuisine, on ne lui a rien enseigné de la danse et de la musique ; on ne l’a pas initié dans l’ordre ; mais, à ce moment, il choisit un professeur, et si quelque cheikh lui plaît, il apprend de lui les rites de l’ordre. Alors, après un an, il peut se faire qu’il n’ait plus besoin d’apprendre rien des autres ; ou bien encore, il comprendra qu’il doit apprendre jusqu’aux derniers mois de sa vie. Pour ce, pas d’examen ; c’est à lui de sentir où il en est. Il peut arriver qu’il ait une telle capacité qu’il prévoie l’avenir, qu’il apparaisse dans des lieux où il n’est pas présent, qu’il se soulève entre ciel et terre. N’étant pas arrivé à ce degré, ne pouvant pas prévoir ce qui adviendra dans vingt ans, je ne saurais expliquer comment cela peut se faire.

— Vraiment, il y a des exemples ?

— L’homme de Dieu, quand il se souvient de quelqu’un du monde de l’au-delà, voit son image se matérialiser devant lui. Un jour de concert, Djelal-eddin s’interrompit à plusieurs reprises de danser pour aller s’incliner devant un coin de la salle, et, quand on lui demanda à qui il portait ainsi ses hommages, il expliqua qu’il avait vu debout sur l’estrade un des poètes persans qu’il admirait le plus, Hekim Senai, qui frappait du tambour de basque et lui disait des choses gracieuses.

— Et aujourd’hui, vous connaissez de ces grands faits ?

— Ils ne manquent pas. Ainsi, dans notre ville de Konia, Hadjerisa Effendi, un homme âgé de soixante-quinze ans, possède ce degré de divination.

Je marquai une vive admiration.

— Tenez, continua le Tchélébi, j’ai reçu trois lettres d’un inconnu qui m’annonçait une guerre. À la troisième, l’Italie a envahi la Tripolitaine.

— Où est-il maintenant, ce prophète ?

— Dans ma cuisine. C’est lui qui va nous servir le goûter.

— Ah ! permettez ! Vous avez tort de mettre à la cuisine les prophètes. Vous devriez le signaler au Sultan.

— Il lit aussi mon courrier.

Le Tchélébi ne semblait pas attacher une importance extrême au don de prophétie et de vision. Il me parut partager l’état d’esprit du célèbre mystique Djonéïd, à qui l’on vint un jour annoncer qu’un derviche voltigeait dans les airs au-dessus du Tigre, et qui répondit paisiblement : « C’est dommage qu’il se contente de s’occuper de pareilles futilités ! » Cependant je crus poli de désirer voir ce grand favorisé. Il vint nous servir du café, du thé et des gâteaux qu’il avait fabriqués lui-même. C’était un homme simplet, que j’étais pressé de voir repartir avec ses plateaux. À tout autre moment, il eût fait à lui seul une bonne distraction, mais, quand j’ai à portée de ma main le trésor des mystiques, je ne vais pas m’attarder à une piécette de cuivre doré.

— Monsieur le Supérieur, revenons au mystère de la danse.

— Pendant les études, il arrive un moment où le derviche commence à être inspiré par la danse. Puisque notre fondateur a institué cet exercice, il est naturel que ceux qui ont voulu entrer dans l’ordre s’y prédisposent ; mais, s’ils n’en ont pas le goût, ils doivent tout de même tourner une fois par semaine, et la danse commence à leur plaire. À voir danser les autres, on s’y met. C’est un entraînement. Il y en a qui dansent en ne pensant qu’à bien tenir leurs pieds ; d’autres sont enthousiasmés, et tournoyent mieux que de plus jeunes. C’est une question d’inspiration.

— Voulez-vous me faire connaître le sens le plus profond de la danse ?

— Les derviches s’appellent Salqis, celui qui va, qui marche vers la divinité. Il y a trois degrés dans cette ascension et pour parvenir à cette lucidité : on peut savoir par la science ; on peut savoir par les yeux (après avoir vu), et enfin on peut voir tout ensemble par les yeux et par la science. Ainsi, sans avoir vu Bagdad, nous savons que Bagdad existe ; puis il arrive que nous sommes allés à Bagdad, et que nous voyons cette ville avec nos yeux ; et enfin, une fois à Bagdad, nous étudions son étendue, sa population, ses produits, ses jardins, tout l’ensemble, et c’est là savoir par les yeux et par la science.

— C’est très bien, monsieur le Supérieur, mais un peu magistral pour un simple pèlerin. Laissez-moi vous exprimer d’une manière plus vulgaire ma curiosité. Demain, j’assisterai au concert. Que dois-je y comprendre ? Qu’est-ce que les derviches signifieront ? Qu’est-ce qu’ils éprouveront ? Et moi, par exemple, si j’entrais dans la danse, qu’est-ce que vous me laissez espérer que j’en ressentirais ?

— Djelal-eddin pensait qu’il y a plusieurs chemins pour arriver à Dieu, mais que le plus court chemin est la danse.

— Puis-je croire qu’il y avait quelque chose de tout cela chez les Grecs, dans les écoles de Plotin à Alexandrie, et dans leurs mystères sacrés ?

— Le Coran a pris naissance dans une ville du Hedjaz où la civilisation n’était pas avancée. Quand les Mahométans sont venus à Damas, en Perse, ils ont commencé d’étudier les philosophes, tous les livres grecs. La grammaire et le cosmos, ils les ont pris des Grecs. Pour définir la religion musulmane et en faire comprendre la solidité, deux philosophies ont été fondées, une qui concerne les choses de la vie pratique, et l’autre qui concerne la prière. Cette dernière, le souffisme, d’où sortent les derviches, nous l’avons prise des Grecs. C’est pourquoi nous leur avons donné beaucoup de liberté. Nous n’avons rien pris ni des Anglais ni des Français, mais c’est vrai que chez les Grecs la danse religieuse existait ; seulement chez les derviches, elle est l’emblème, le signe distinctif.

— Ainsi vous avez recueilli un moyen d’enthousiasme qu’il y avait dans les temples de la Grèce et dans les mystères helléniques. Votre concert spirituel s’élève dans l’Islam, comme ces figures de déesses que nous maintenons à deux pas de nos cathédrales, et qui, loin d’être un scandale, font plaisir même à notre grand chef, le Pape, dans ses musées du Vatican.

— Chez les Musulmans, la musique est défendue, s’il s’agit de l’entendre pour s’amuser ; mais elle est bonne, si elle doit inspirer des sentiments religieux. Djelal-eddin racontait qu’un jour Ali, ayant reçu de Mahomet la confidence des mystères du ciel, ne pouvait plus respirer ; étouffé par un si grand poids et redoutant de le partager avec personne, il se condamnait à la solitude ; alors il courut au milieu de la campagne se pencher sur un marais, où il commença d’énumérer et en quelque sorte de jeter un à un tous ses secrets. Quelques jours après, un roseau poussa dans ce marécage, dont un berger par hasard fit une flûte. Et tous les Arabes qui entendaient sa musique, voire les chameaux, faisaient cercle autour de lui, et ceux-ci s’arrêtaient de paître. Mahomet aussi voulut l’entendre. Quand le berger commença de préluder et que tous les compagnons pris de ferveur pleuraient et s’évanouissaient : « Arrêtez, cria le Prophète, ces mélodies sont le commentaire des secrets que j’ai communiqués à Ali… » Voilà le concert permis. Mais un concert défendu, c’est celui qui n’intéresse pas l’âme. Il faut que soit toujours exact le grand vers de Djelal-eddin : « La voix du violon, c’est le bruit que fait en s’ouvrant la porte du paradis. »

— Ah ! que je suis content ! Demain, quand on chantera et dansera les poèmes de Djelal-eddin, j’entendrai les confidences que le ciel a faites au poète il y a sept siècles ! Ce qui a été déposé de divinité dans le Mesnévi et le Divan me sera rendu sensible par le rythme que ces poèmes communiquent à l’âme et au corps des derviches !

— Voici exactement : au début, vous entendrez le Coran ; puis la première fois que les derviches chanteront, ils chanteront des vers de Djelal-eddin pour l’amour de Chems-eddin, des vers du Divan. C’est une personne qui les lit. Et après commenceront les deux flûtes. Et après commencera le tourner, avec le tambour et la flûte. Et après le tourner, on lit le Coran et le Mesnévi et ensuite des prières en turc.

— La musique que j’entendrai fut-elle composée ou tout au moins choisie par Djelal-eddin ?

— Elle nous vient de bouche en bouche par tradition.

— Les poèmes que l’on dit pendant le tourner et que vous attribuez à Djelal-eddin sont sûrement de lui ?

— Il avait l’habitude de porter avec lui une flûte de roseau et un petit tambour. En tournant, il disait des vers ; ses musiciens les transcrivaient, les mettaient en musique et, au plus prochain concert, les chantaient.

— Je vous demande que vous ne vous lassiez pas de m’expliquer le développement de la cérémonie.

— Au commencement, vous verrez quelques promenades et la musique s’élèvera. C’est pour préparer à l’exercice de la danse. Tous s’agenouilleront et frapperont de leurs mains sur le plancher, puis ils se lèveront, signifiant ainsi des hommes qui meurent pour ressusciter. Et alors ils commenceront à marcher en processionnant autour de la salle de danse… Pendant cette promenade, la musique joue, et cela signifie qu’après avoir ressuscité ils marchent vers Dieu. Leurs trois tours achevés, ils sont devant Dieu… Le Tchélébi tient la place de Dieu. Non qu’il soit la personne de Dieu, mais il est son représentant. Il n’a pas les forces de Dieu, mais il a la force d’accomplir les ordres de la divinité. En cette qualité, j’autoriserai à danser… La première danse, alors, c’est la science ; la seconde danse, c’est de voir avec les yeux ; la troisième danse, c’est la période de l’entière connaissance… À ce troisième degré, les danseurs sont inspirés, ils sentent tout ce qu’ils doivent sentir ; c’est la fin de leur désir, c’est une extrême puissance que je ne puis exprimer. Ils dansent, sans savoir ce qu’ils font.

— Je trouve ces explications bien intéressantes, et je remercie M. le Supérieur ; mais ne sont-elles pas un peu abstraites ? Je voudrais avoir dans les mains le livret de l’opéra que je vais voir danser. Puis-je tenir dans mes mains les textes ?

— Il y a un ou deux exemplaires liturgiques dans chaque tekké. Le choix des textes a été fait par les successeurs de Djelal-eddin.

— Il ne me suffirait pas d’avoir les textes. J’en voudrais posséder l’esprit. Quel privilège pour moi de causer avec le successeur du grand Djelal-eddin, avec l’héritier de son sang et de sa pensée !

Avec la parfaite bonne grâce d’un savant et d’un gentilhomme, le Tchélébi m’offre de lire avec moi les grands textes et de me les expliquer.

J’accepte d’enthousiasme.

Il fait chercher des branches de lis en fleurs, et les remet à chacun de nous, cependant qu’on lui apporte des manuscrits anciens du Mesnévi et du Divan.

Belle écriture simple et noble, rouge, noire et or sur parchemin. Il les feuillette amoureusement.

Simplicité, beauté, frémissement de cette scène. J’aime ces raffinements, où ne se mêle aucun luxe d’argent. Ils valent par un goût parfait, et parce que la part sensible en est subordonnée à une spiritualité.

Le Tchélébi feuilletait le Mesnévi et le Divan, tantôt traduisant, tantôt commentant, et le plus souvent, oublieux de mon ignorance, il modulait de longs passages en persan, avec la plus belle voix du monde, une voix profonde, religieuse, chantante. Je le ramenais à une plus humble besogne d’explication, et quand je voulais insister et obtenir des précisions, il riait et s’étonnait, trouvant inutile, ce me semble, qu’on exigeât tant de clartés.

Je ne veux pas rapporter ici les notes que j’ai prises durant cette belle leçon. Il me semble préférable que je les mette en œuvre, demain, dans le récit du concert auquel je vais assister. Le soir commençait à obscurcir le charmant paysage. Je vis à ma montre qu’il était sept heures passées. Depuis plus de quatre heures, je fatiguais cet homme délicat, mes deux traducteurs et le docteur Contenau.

— Ah ! lui dis-je, avec une espèce de désespoir, en me levant, il nous faudrait plus de huit jours !

Il m’offrit de me faire copier les plus beaux textes.

— Oui, mais vos commentaires ? Je voudrais rester six mois, et je commencerais à tourner.

— Ecoutez, me dit-il, je ne danse qu’une fois par an, à la fête des (le nom m’échappe). Voulez-vous que demain je danse pour vous ?

Je lui saisis la main.

— Monsieur le Supérieur, c’est une telle vision qui donnera son plein sens à mon pèlerinage de Konia.

Il me reconduisit jusque dans le petit jardin. En plein air, je vis mieux combien il était épuisé de l’effort qu’il venait de fournir. Je lui exprimai avec effusion ma gratitude de sa parfaite complaisance à me dévoiler un si grand poète.

— Cher monsieur, lui ai-je dit, la cérémonie où je vais vous voir figurer, avec tous vos prestiges de musique, de chant, de danse, de décors, de symbolisme et de vieilles traditions, me promet la sorte de poème en action, la grande œuvre de lyrisme et d’émoi religieux que toute ma vie j’ai pressentie et désirée. C’est la marmite des sorcières, mais où vous ne mettez rien d’immonde, rien que de noble et de spirituel.


PROMENADE DANS KONIA

Tandis que le Tchélébi épuisé se refait de nos causeries dans sa douce maison silencieuse, et que le balayeur, sur je ne sais quel ordre, me fuit, je vais aux quatre coins de Konia interroger les sites et ranimer la figure charmante au milieu du cortège extravagant de ses disciples.

Une grande ville assez prospère, cette poussiéreuse Konia, et qui paraît bien peu orientale à celui qui vient d’au delà du Taurus. Des maisons turques à un étage, aux fenêtres treillagées de bois, aux balcons grillés, et badigeonnées de bleu ou d’ocre sous leur toiture de tuiles rouges ; des mosquées en forme de cubes, surmontées d’une coupole, entourées parfois d’un jardin : tout un ensemble précaire, éphémère, rehaussé par une demi-douzaine de monuments historiques, les plus humbles et les plus somptueux, mais amoindri, je veux dire dénaturé, par deux, trois constructions neuves à l’européenne, (le Konack, la banque ottomane). Konia, en somme, doit le plus sûr de sa couleur locale aux caravanes et aux chameaux qui la parcourent.

Je suis allé jeter un coup d’œil sur les faïences du collège de Karakaï. C’est, dit-on, la plus belle décoration persane qui subsiste du XIIIe siècle. Toujours cette jolie solitude d’appartement d’été ; toujours ce goût simple, humain, qui garde dans ses raffinements quelque chose de familier et de primitif. Une porte mène à un immense cimetière continué par une plaine, des prairies et au loin de douces montagnes. À l’ombre de la mosquée, sous le plus beau platane, une dalle de marbre, évidée dans son centre, où poussent des iris, s’appuie sur un fond de faïences bleu céladon, que les visiteurs pillent et massacrent, hélas !… Quel décor plein d’invitations ! Il pourrait, il voudrait devenir poème, sonate, jeune figure féminine et mieux encore, douce acceptation, voire désir de la mort, mais, pressé que je suis, je n’en recueille qu’un enchantement stérile.

Qu’ai-je encore remarqué ? La mosquée Indjé Minarelli médressé, dont le portail ogival, formé par deux bandeaux de pierre bordés d’arabesques, me donne l’illusion de quelque chose d’hispano-mauresque, l’idée d’une décoration déjà vue à Valladolid, à Tolède. Il n’y manquait qu’un écusson aux armes…

Ailleurs, dans une grande mosquée ruineuse, de superbes tapis…

Ailleurs encore…

Mais non, des tapis, des carreaux émaillés, des entrelacs, des lettres ornementales, des iris, des roses, des chameaux et partout cette odeur d’Orient qui commence déjà en Andalousie, ce n’est plus aujourd’hui mon affaire. Konia, pour moi, c’est la ville des disciples, le lieu où l’on voit des esprits qui s’engendrent et s’enflamment.


Un des phénomènes les plus attrayants de l’univers, ce mariage des âmes se précipitant l’une vers l’autre pour se confondre, de telle manière qu’on ne peut pas distinguer Chems-eddin de Djelal-eddin, non plus que Platon de Socrate. Le type éternel de ces ardeurs et de ces échanges de maître à disciple, c’est, dans la Bible, l’aventure d’Elie et d’Elisée. Vous rappelez-vous cette scène grandiose ? Élie, l’homme de Dieu, marchait dans le désert, et il dit à son compagnon Elisée : « Demande ce que tu veux que je te fasse, avant que je sois enlevé d’avec toi. » Et Élisée répondit : « Je te prie que j’aie ton esprit… » Et comme ils continuaient leur chemin, voici un chariot de feu et des chevaux de feu qui les séparèrent l’un de l’autre. Elie monta aux cieux par un tourbillon. Et Elisée le regardant criait : « Mon père, mon père, chariot d’Israël ! » Et il ne le vit plus, mais le manteau d’Élie était tombé sur lui…

L’esprit d’Elie s’est posé sur Elisée. Quel chapitre de l’histoire des grandes âmes ! Histoire héroïque, histoire éternelle. De nos jours encore, c’est le même phénomène. Deux mystiques s’ils se rencontrent, se confirment l’un l’autre dans la confiance qu’ils peuvent avoir de leurs expériences. À se voir favorisés d’une manière analogue, ils prennent une sécurité inébranlable. « Je suis dans une voie connue ; je ne suis pas seul ; je ne suis pas la dupe d’une illusion… » Mais ce n’est pas assez de dire que leurs deux extases se confirment ; elles se surexcitent l’une l’autre, et de vingt manières que l’on retrouve pareilles à travers les siècles, dans les pays les plus variés. Ainsi, chez nous chrétiens, les humiliations de saint à saint. « Tu es un chien. Tu ne mérites pas de délier les souliers de Judas. Je vais te fouler aux pieds… » Vous distinguez quelque chose de cela dans la cellule, où trois mois durant, Djelal-eddin et Chems-eddin demeurent en tête à tête. Vous y vérifiez aussi l’immense plaisir qu’à toutes les époques, dans tous les pays, tous ces mystiques éprouvent à se rencontrer. Ils volent à travers le monde, à la recherche les uns des autres. Nos aïeux ont vu M. Olier sillonner la France de ses pèlerinages à des femmes mystiques. Sitôt ensemble, et sans qu’ils se dissent rien, l’extase commençait. Et ainsi se justifie la valeur universelle de la définition donnée par Calah-eddin, le Batteur d’or (celui dont le Balayeur m’a parlé) à qui l’on demandait : « Quel est le vrai mystique ? » et qui répondait : « C’est celui qui te parle de ton mystère pendant que vous vous taisez. »

Cet influx réciproque de deux êtres, cette fascination et cet engendrement des âmes, c’est un phénomène primitif et qui compte parmi les pulsations vitales du cœur de l’humanité. Chaque race, chaque pays, chacun de nous, peut-être, l’a éprouvé. À Port-Royal, Saint-Cyran hypnotise la Mère Angélique et bien d’autres ; à La Chesnaye, le charme de Lamennais agit sur des êtres aussi différents que le jeune Montalembert (qui pouvait être prédestiné par son hérédité méthodiste) et sur Maurice de Guérin (lui, tout entier, noyé dans la nature). Mais les faits ne sont nulle part plus attrayants et plus puissants qu’à Konia.

Quelles influences catholiques de Byzance et d’Arménie venaient se combiner dans cette ville sainte avec l’Islam arabe et avec les ferments anti-islamiques que la famille de Djelal-eddin apporta de l’Asie centrale ? Ce n’est pas moi qui peux traiter ce magnifique problème. Mais les saints des Derviches tourneurs ont laissé dans la mémoire populaire une multitude de traits où se peignent au vif leurs ardeurs spirituelles, leur apostolat, leur ascétisme, leurs prodiges ; et grâce aux textes publiés par M. Cl. Huart, nous sommes admis dans l’intimité de ces singuliers personnages, véritables instruments de l’Esprit qu’ils ne cessent d’appeler. Nous les voyons groupés autour du grand poète qui les a recrutés sur place, ou qu’ils sont venus rejoindre, attirés par sa gloire. En somme, il n’est pas de ville au monde dont l’esprit nous soit mieux connu que l’esprit de cette Konia des saints, où je crois voir encore mon poète voltiger sur le char de feu.

Ville d’un réveil religieux et artistique. J’en bats tous les quartiers d’un pied infatigable, sans épuiser le plaisir de connaître les sites où passèrent ces voilés du trône de Dieu, ces nageurs dans la mer de la connaissance parfaite, ces révélateurs des mystères, et entre eux tous, le plus brillant, le Maître « la perle centrale des colliers de la pensée ».


Au cœur de la ville, dans le quartier musulman de Chemsi, repose Chems-eddin. Nous y sommes allés à travers des ruelles, des maisons, des jardins. De loin, mon guide me faisait voir la coupole pointue à huit pans. J’entrai dans un petit cimetière où quelques stèles étaient perdues sous de grands herbages que secouait un vent léger. Les oiseaux chantaient. Le plus touchant des cimetières turcs, enfermé dans des murs de pisé, derrière lesquels de pauvres maisons montrent à peine leurs têtes et que dominent de hauts peupliers frémissants. Entre les tombes, un sentier dallé nous conduisit à une mosquée délabrée. J’y trouvai une salle de danse, assez obscure, décorée de carreaux en débris, de lustres de cristal ternis par la poussière, et de pendeloques ébréchées. C’est une modeste succursale de la maison mère. Les derviches, à certains jours, y viennent tourner, près du tombeau dont nous sépare une cloison vitrée qui s’élève à mi-hauteur d’homme. Il est là, le noble extravagant, installé au-dessus de son puits, avec de nombreux cadeaux, cierges, boules de verre, œufs d’autruches, un lustre encore. Mais quelle solitude ! quelle odeur d’abandon, d’humidité et de roses mortes ! Ce n’est ici qu’une mosquée de quartier, une douce maison agreste et funéraire. Nulle inscription n’y rappelle le Maître. Seulement un soleil surmonte le cénotaphe, le soleil de Tebriz. « J’étais neige et je fondis (sous un rayon de ce Soleil), chante Djelal-eddin, si bien que la terre me but, jusqu’à ce que je devinsse un brouillard d’âme qui monte vers le ciel. »


En quittant ce profond Chems-eddin, je suis allé porter mon hommage au cheikh Cadr-eddin, qui fut l’ami de notre grand homme. Lui aussi, il repose dans une petite mosquée toute calme, et si fraîche qu’elle sert de cellier pour quelques jarres d’eau de la source de Meram, dont la vertu est de se bonifier en vieillissant.

Le titre immortel de Cadr-eddin, c’est qu’il a prononcé la prière finale sur le corps de Djelal-eddin. Tous les grands savants prétendaient à cet honneur. Le mourant lui-même désigna Cadr-eddin. C’est sans doute à ce moment que celui-ci cherchant à exprimer quelques espoirs de guérison, le glorieux poète les écarta par cette suprême parole : « Entre l’amant et l’amante, il ne reste plus qu’une chemise de crin. Ne voulez-vous pas qu’on la retire et que la lumière se joigne à la lumière ? S’embrasser sans voiles est plus agréable. »

On m’a lu sur la porte de cette petite mosquée une inscription où il est dit que Cadr-eddin a légué ses biens en fondations pieuses. Ses livres sont encore là, quelques ouvrages de théologie et de philosophie mystique, dont M. Huart a parcouru sans enthousiasme le catalogue.

Tout en suivant les traces de ces « prophètes » dont j’aimerais tant à saisir le profond secret moral que leur musique me voile, je saluais en pensée les disciples féminins du Maître…

Chaque semaine, dans la nuit du jeudi au vendredi, les grandes dames de Konia se réunissaient chez l’une d’entre elles, une personne extrêmement distinguée, que Djelal-eddin appelait la « directrice spirituelle des Dames. » Après la prière de la nuit close, le Maître arrivait, tout seul, et s’asseyait au milieu de leur cercle. Elles répandaient sur lui des pétales de fleurs et de l’eau de rose, tandis qu’il s’occupait de mystères et de conseils moraux. Pour finir, de jeunes esclaves récitaient des vers, jouaient de la flûte et du tambour de basque, et il dansait. Les femmes tombaient dans une telle extase qu’elles ne distinguaient plus leurs pieds de leurs têtes, ni leurs têtes de leurs bonnets ; elles jetaient dans ses souliers tous leurs joyaux, avec l’espoir qu’il leur accorderait une faveur ; mais après avoir accompli la prière du matin avec elles, il les quittait.

C’étaient là, semble-t-il, des séances fort tapageuses, car, une nuit, un groupe de Djinns qui habitaient le quartier vinrent se plaindre à ces dames : « Nous n’avons pas, dirent-ils assez sèchement, la force de supporter tout cet éclat de lumière. Dieu vous garde qu’une douleur vous atteigne par notre faute. » Elles allèrent rapporter cette demi-menace à Djelal-eddin, qui sourit et d’abord se tut. Après trois jours, il dit : « Ne vous préoccupez pas. Tous ces Djinns sont devenus mes disciples, ils ne causeront de peine ni à vous, ni à vos enfants, ni à vos amis. »

Il y a aussi des histoires de saints derviches et de femmes inquiètes, des anecdotes qui découvrent avec une étonnante brutalité le mépris des hommes de Dieu, en Orient, pour les personnes du sexe, et la part d’érotisme qui se mêle au mysticisme brut, non encore épuré par l’Église.

Mais il faut que je m’arrête. Si Konia m’enchante au point que je n’y peux connaître la fatigue, je dois compter avec celle du lecteur. Dieu ! quel ennui de quitter bientôt un lieu tout brillant de ces trésors sur lesquels l’ombre va redescendre. Le silence que j’ai troublé va se rétablir dans ces petites mosquées des saints. Leur solitude profonde donne le plus beau sens à ce mot d’un Cheikh qui durant une danse, après la mort du poète, dit : « Il est venu comme un étranger dans ce monde et s’en est allé de même… »

Cependant, visible de toutes parts, une pyramide de faïence d’un bleu verdâtre surmonte son tombeau, et cette haute turquoise découpée sur l’azur m’appelle. L’heure du concert est venue. Je vais me plonger dans ses extases, qui complètent les délires des Bacchantes de Byblos et le séidisme des jardins d’Alamout.


LA DANSE

Me revoici dans le couvent des Derviches tourneurs et dans leur salon de danse, surmonté d’une coupole et planchéié d’un bois blanc poli par le frottement. Pour l’instant il est vide. Le public s’amasse dans la salle-vestibule, et seuls les privilégiés, dont je suis, ont accès dans des sortes de loges, aménagées dans deux des arceaux qui, au nombre de quatre, supportent la coupole. Le troisième arceau ouvre sur cette salle que je viens de dire, toute remplie du commun des spectateurs ; le quatrième sur la galerie pleine d’ombre où luisent les tombeaux, et parmi eux, tout or et argent, le catafalque du grand poète.

Les spectateurs se tiennent fort mal ; ils ne cessent de se remuer et de marquer leur impatience. Ils se pressent autant qu’ils peuvent, pour distinguer ce qui se prépare dans le salon des tombeaux. C’est de là que vont venir nos derviches et mon éminent ami. Et de là soudain s’élèvent des préludes nasillards : la récitation d’un texte du Coran.

Les derviches en chapeaux de feutre, en manteaux noirs, hermétiquement fermés, sous lesquels passent deux doigts de leurs robes blanches, débouchent, un à un, des tombeaux dans notre salon de danse. Ils viennent s’agenouiller, s’asseoir en tailleurs, devant nous, sur le parquet : autant de poupées essuie-plumes.

Et soudain, toujours du milieu des tombeaux, une voix s’élève, pendant que le public se tasse, rit, est indécent. C’est un derviche qui commence à réciter, à chanter sans musique, debout sur une estrade. Et les quatre versets qu’il déclame, empruntés à Djelal-eddin, le Tchélébi hier me les a traduits.

Premier verset : « Je monte, je vais vers le ciel. Est-ce qu’il y a de droite ou de gauche des personnes qui veuillent me suivre ? Avant, nous étions au ciel, nous étions les amis des anges. De nouveau nous y retournons, parce que c’est là notre pays. La bonne chance nous favorise, de sacrifier notre vie et notre profession. Et le chef de notre caravane, Mahomet, la gloire de tout le monde, est respecté de tout le monde. Le bon parfum qu’apporte le zéphyr de l’aube, provient du mouvement de la chevelure de Mahomet.

Deuxième verset : — La force de mon imagination, je l’ai puisée du visage de Mahomet, qui est aussi brillant que les premiers feux de l’aube. Le soleil de Dieu (c’est Chems-eddin) est né du côté de Tebriz, à qui j’ai dit : Ta lumière touche tout le monde et est séparée de tout le monde.

Troisième verset : — Ne demande pas « où allez-vous ! » à ceux qui sont extasiés de ta figure, puis que tu les a grisés de ta lumière divine. (Ne demande pas « êtes-vous juif, chrétien, musulman ? » puisque tu les as enivrés.)

Quatrième verset : — 0 Chems-eddin, soleil de Tebriz, tu m’as fait souffrir beaucoup ; pourtant contre une souffrance tu m’as donné cent satisfactions.

La voix frémit, gémit, se lamente, se convulse pathétiquement. Et les derviches achèvent de s’installer.

Parmi eux, je vois le Balayeur. Me reconnait-il ? Il est en cérémonie. Le grand Tchélébi, demeuré seul au milieu des tombeaux, regarde ses disciples prendre place. Il porte une robe grise à ceinture rose ; un turban noir est roulé autour de son haut feutre. Quelle image inoubliable de douceur et de mystère, qui se détache sur le catafalque somptueux de l’aïeul !

Alors commence le thème suave des deux flûtes. Une seule d’abord, légère, incertaine, à laquelle répond une seconde, plus grave.

On entend le souffle du derviche musicien sur le roseau.

Petit tambour ! Au premier coup, tous les derviches, assis en cercle, tapent des mains sur le parquet et inclinent leurs têtes jusqu’au sol.

À ce moment arrivent les dignitaires, qui jusqu’alors s’étaient tenus auprès des tombeaux. C’est une arrivée pleine de majesté, mais, à leur suite, les fidèles font une irruption sans tenue. Les derviches ayant cessé de frapper des mains et quasi de la tête sur le plancher se lèvent. Leur inclination à terre, c’était le signe des hommes qui meurent pour ressusciter ; maintenant la promenade commence.

Je note un épisode : un des derviches culbute et chasse un des spectateurs, qui sans doute riait.

Ils font trois fois le tour de la salle en longue file, l’un derrière l’autre, tandis qu’un petit orchestre placé sur une estrade joue, et ces trois tours expriment des manifestations de l’âme. Cette promenade, après leur résurrection, c’est la marche vers la divinité. Et le troisième tour achevé, les voilà devant Dieu. En fait devant le Tchélébi.

À ce moment-là, celui-ci donne l’autorisation de danser, et vient prendre la tête de la promenade. Son premier acte, c’est de s’avancer de deux ou trois pas, pour un profond salut au tombeau du poète. Puis il se retourne et s’incline profondément devant le derviche qui le suit, comme s’il voulait communiquer à chacun le salut qu’il a offert au poète. Il s’incline en mettant la main sur son cœur et la pointe de son pied droit sur son pied gauche, comme il a mis sa main droite sur sa main gauche. Rien de plus modeste. Et à chacun des tours, chaque fois qu’il passe devant le tombeau, il fait derechef trois pas et un salut.

Que c’est beau, ce moment où le grand poète est l’objet commun, le centre, le cœur de toute activité ! Il est mort depuis sept siècles, mais ses fils se déclarent liés à lui et reçoivent de son génie, de sa personne un secours, un rythme, sur lequel sans plus tarder les voilà qui s’ébranlent.

Cette marche des derviches, une force monotone, constante, une force qui se ménage, l’allégresse d’un moteur bien régulier. Non moins monotone, un concert de flûtes et de tambour la règle et la soutient.

Le troisième tour terminé, et le grand Tchélébi ayant repris sa place, tous se rasseyent. Puis chacun se défaisant de son manteau, et l’un après l’autre, ils se jettent à l’eau : la danse commence. Jusqu’alors, c’était une danse-promenade, une procession autour de la salle. Maintenant, chacun d’eux a laissé tomber son manteau, a salué, a étendu les bras, comme s’il prenait son vol, et tous de remplir de leurs tournoiements le plancher de bois blanc.

Quand on commence à tourner, m’a fait remarquer le Tchélébi, c’est comme la fin du monde ; il n’y a plus ni maître ni valet ; tous sont égaux, tous inspirés. Et pour le signifier on chante les vers du Divan :

« Cette maison où il y a de la musique, demandez au maître de la maison quelle est cette maison… C’est comme la fin du monde où chacun s’occupe de soi-même. Chacun est tellement occupé avec ses propres réjouissances qu’on ne peut distinguer qui est l’un ou l’autre. Est-ce un maître ou un valet ? »

Un à un, ils se sont décidés, et comme on entre dans la piscine, se détachant de la piste, ils sont entrés en tournoyant dans le centre du parquet. Ainsi dépouillés de leurs manteaux, vêtus tout de blanc et d’une immense jupe plissée, où l’air s’engouffre, et qui s’évase en cloche, ils pivotent comme des toupies plus ou moins rapidement, mais tous d’un même air concentré, sérieux. Chacun pour soi.

Après un quart d’heure, ils s’arrêtent, pour reprendre haleine sans doute, font un petit tour de piste, puis repartent.

Voilà le bedeau qui circule, vieux petit homme, allant de l’un à l’autre en leur marquant le rythme.

Quelques-uns font peine à voir et me rendent intelligible le proverbe : « Voyez le gros un tel, il ne se soucie plus de tourner. Il s’est réfugié dans la musique. »

Le Balayeur tourne un peu langoureusement. Un gros garçon rieur, sérieux comme une langouste, tourne magnifiquement. Le Tchélébi très digne, simple, monacal, la tête en arrière, les yeux mi-clos, semble déguster un vieux vin.

Les voilà partis pour le monde de l’exaltation. Comment les suivre dans ce grand jeu violent ? Comment entrer avec eux dans la cuve de leur vendange ? C’est un élan. Vers quoi ? Je vois bien qu’ils subissent un choc, mais ce choc mental que ne leur arrache-t-il un cri ! Ne jetteront-ils pas un cri d’homme, ces fous ? Que va-t-il jaillir de cette crise tournoyante ? J’attends. Depuis sept siècles on attend. Je ne vois rien que leur contentement.

Le grand Tchélébi en dansant avait l’expression d’une figure du Bernin.

Il tourne, tourne, enveloppé de son bonheur inexprimable. Ce qu’il éprouve, rien ne nous met sur la voie de le comprendre. Il est heureux, notre grand Tchélébi.

Ainsi pendant trois tours, et chaque fois sur un rythme nouveau, où l’on sent une gradation. Nous voici au troisième tour. Ils sont vingt-cinq à tourner ; plus dix musiciens et chanteurs : en tout trente-cinq.

« Mes yeux sont colorés par le sang, quel besoin ai-je du vin ? Ma foi est brûlée comme une grillade, qu’ai-je besoin de la grillade ? Mon corps n’a pas été utile, ni à moi ni à celui que j’aime, que puis-je donc faire de lui ? Oh ! mon Dieu, qu’ai-je à faire de ce morceau de terre ? »

Et encore (du Divan et du Mesnévi) :

« Je ne savais pas que tout le visible et tout l’invisible, c’était toi. Dans les corps, dans les âmes, c’est toi toujours.

« Dans ce monde, je demandais un signe de toi. Après j’ai appris que ce monde tout entier était toi. »

Figures perdues, concentrées, absentes, sans rayonnement pourtant, tout cela morne, égoïste, physiologique. Je voudrais des pleurs ou des plaisirs de l’âme. À la fin, plus de chant, rien qu’une musique rapide, moins haletante. Ils semblent des oiseaux qui ne battent plus des ailes, qui planent. Tous en plein ciel. Le grand Tchélébi, les mains sur son cœur, puis les bras ouverts, le regard en haut, accueille le monde, se perd dans l’azur. C’est l’extase, c’est l’instant où ces danseurs enivrés éprouvent que leur désir nostalgique fait éclater leur moi individuel. Ils ne sont plus maîtres des facultés de leur être. Comme le grain de blé se meurt dans le sol pour que la tige s’élève à la lumière, dans l’extase leur âme, leur idée, leur surnature se dégage et s’épanouit. Tout est douceur, harmonie, unité, innocuité. Ils croient avoir rejoint la force primordiale, la réalité suprême, et s’y apaiser, s’y confondre.

Ainsi dansait, il y a sept siècles, le grand Djelal-eddin Roumi, et il disait avec le sublime orgueil des poètes : « O ciel, qui tournes en cercle autour de nos têtes, dans l’amour du soleil, tu exerces le même métier que moi ! »


DANS LA LOGE DU TCHÉLÉBI, APRÈS LA DANSE

Après la danse, je suis allé dans la loge du Tchélébi, qui donne sur le parvis de marbre et sur les petits jardins de la dervicherie, une loge largement baignée de lumière au point de ressembler à une serre, et toute décorée des turqueries habituelles, peintures brillantes, sofas, miroirs et pots de fleurs.

Il est assis sur un divan, les jambes croisées. Quelques personnes sont venues le féliciter, trois, quatre, tout ce que peut contenir de visiteurs cette étroite cellule-boudoir.

Je ne peux tout de même pas lui dire, comme on ferait dans les coulisses de l’Opéra : « C’était charmant, et à la fin tout à fait émouvant. Quelle grâce et quelle mystérieuse spiritualité ! Sans flatterie, monsieur le Supérieur, vous étiez le roi du bal par votre sérieux et votre air de noblesse. » Non, je ne peux pas lui dire cela, que je pense ; et je ne trouve pas convenable non plus de lui exprimer les curiosités qui m’obsèdent. « Dans quelle mesure cette danse est-elle une nourriture pour l’âme ? J’admets que vous venez de toucher, comme un songe, au seuil des régions supérieures, mais quelle efficacité, dans cet exercice ? À quoi ce concert spirituel vous aide-t-il ? » Je n’ose formuler ces questions, car ainsi ramassées elles sembleraient grossières. Et pourtant j’ai besoin d’y avoir une réponse et de donner un sens total à la vitalité violente de cet après-midi. Depuis sept siècles, chaque vendredi, ces derviches se livrent à l’enthousiasme. Quel est le fruit de leurs beaux paroxysmes ?

On a beaucoup parlé stérilement des grands poètes de l’Asie, et pour ma part combien j’en ai rêvé ! Or voici que j’ai pu m’approcher du tombeau de cet illuminateur de l’Islam. Les documents poussiéreux m’y sont apparus comme des choses vivantes. Maintenant il s’agit de les mettre à la disposition du public. Il s’agit d’introduire Djelal-eddin et le Soleil de Tébriz dans le cercle classique. Je voudrais les humaniser, à l’usage de l’Occident. Je suis encore loin de compte ! Au moins puis-je dire que j’éprouve de la sympathie, et que toutes ces choses, bien qu’elles me choquent, contiennent un ferment majestueux et doux. Le dieu y paraît. L’expérience que j’ai prise de ce Tchélébi et de ses disciples, tournoyant avec innocence et conviction au son de la flûte du poète immortel, ne me laisse plus lire sans émotion ce beau récit que voici du fils de Djelal-eddin sur son père et sa dervicherie :

« J’étais assis avec le médecin dans le collège (la dervicherie), lorsque tout à coup mon père entra. Il posa sa tête bénie sur mes genoux et regarda chaudement mon visage. « Oh ! mon fils, me dit-il, considère-moi longtemps. » Je lui répondis : « Peut-être au lendemain de la Résurrection, verrai-je pareillement votre visage béni ? — Par Dieu, s’écria le médecin, j’ai la croyance que quiconque aura vu dans ce monde une seule fois le visage béni de notre maître sera au jour de la Résurrection un intercesseur tout-puissant. » Mon père se leva alors et dit : « Dieu pardonnera à cause de toi à tous les médecins du monde. Oui, quiconque nous aura vu ne verra pas le visage de l’enfer. Il viendra un temps où ce collège sera totalement détruit, mais ceux qui passeront sur son emplacement n’iront pas dans l’enfer. » Et il chanta : « Tu es bien belle ! Que le mauvais œil soit loin de toi ! Heureux l’œil qui a vu ton visage ! Voir ton visage, c’est bien rare ! Heureuse l’oreille qui a entendu ton nom ! »

Avant que je le quitte, le Tchélébi me remet cordialement sa photographie où il vient d’écrire quelques phrases, rapidement, avec cette prodigieuse élégance de nos grands confrères les lettrés de l’Orient.

« Permission, à Notre Maître ! »

(Il demande au Maître, c’est-à-dire à Djelal-eddin, la permission de donner ces vers et de les donner à quelqu’un qui n’est pas musulman.)

Puis suivent des vers turcs :

« Par la peinture qui retrace mon triste visage, tu découvriras l’état de mon cœur.

« Sur la tablette de mon front, tu liras la copie de mon destin. »

Et il signa :

« Le fils (le descendant) de Son Excellence Notre Maître, le cheikh Mohammed Béhâ-ud-din Véled, serviteur des seigneurs Meslévis au Seuil sacré.

« MOHAMMED VÉLED. »


CONVERSATION FINALE AVEC LES FRANÇAIS DE KONIA

Chaque soir, après des journées si bien remplies, je retourne en Europe, c’est-à-dire que je rentre à l’hôtel de la gare. Cette gare, ces arbres, son hôtel entouré d’un petit jardin, c’est un coin d’Europe, une oasis, la promenade préférée de tout Konia. Aux heures les moins chaudes, la ville s’y vient installer. Ailleurs tout est livré aux punaises, et de ma fenêtre par-dessus le toit rouge de la gare des marchandises je vois les dures collines implacables. Mais cet étroit espace, c’est la France.

À la table voisine de celle où j’écris ces notes, je viens d’entendre les réflexions amères de deux voyageurs allemands : « Oui ou non, disent-ils, sommes-nous sur le chemin de fer allemand et dans un hôtel allemand ? On n’y parle que le français, et on y joue la Marseillaise ! »

C’est l’œuvre des Assomptionnistes. Ce soir, le dernier soir de mon séjour à Konia, leur supérieur, le Père Gaudens, veut bien venir dîner avec moi. Je lui fais tous mes compliments.

— Bah ! me dit-il, on est au monde pour lutter. Tout ce que nous ferions, si nous avions des novices ! Notre ordre se maintient par l’Italie, l’Espagne, la Belgique, mais le point sombre, c’est le recrutement français. On s’en tire comme on peut. Certains de nos Pères font des tournées en Bretagne, en Lozère, en Savoie, et les enfants qu’on leur confie sont éduqués à la française en Italie, en Belgique, en Espagne. Nous avons une bonne maison à Galeara, à quatre-vingts kilomètres de Bilbao. Ah ! nous savons tout de même travailler pour la France ! Dans cette gare de Konia, quand nous venons saluer les autorités françaises qui passent, les Allemands ne comprennent pas.

J’ai réuni au Père Gaudens, dans ce dîner d’adieu, les deux Français de Konia, M. Ernest Noblet, le directeur de la Banque ottomane, et M. Raymond Belfoy, un de nos compatriotes, qui possède une grande propriété non loin de Konia, à Seraï-Ini.

Ces messieurs me confirment l’immense service que nos missions rendent à la cause occidentale, à la civilisation, dans tout l’Orient. Ils ne voient pas l’avenir avec sécurité dans la Turquie des Jeunes Turcs.

Les valis sont xénophobes. C’étaient autrefois des gens repus, aujourd’hui ce sont des gens affamés. Incapacité absolue des fonctionnaires, tous personnages qui savent réduire l’étranger, très corrects, très gentils, parlant les langues, hommes du monde, mais incapables de rien réformer. Aucune loi nouvelle utile n’a été mise en application. La nouvelle loi qui organise les vilayets a été votée, communiquée aux provinces, jamais mise en exécution.

Depuis quelque temps, sous prétexte d’aider l’élément musulman qui se prétend en infériorité vis-à-vis des chrétiens, parce que ceux-ci ont des installations et des capitaux, on organise le boycottage des chrétiens ottomans. Dans chaque mosquée, le prédicateur, deux, trois fois par jour, dit : « N’achetez rien, ne faites aucune affaire avec les chrétiens, ni avec les étrangers. » Le Gouvernement turc qui semble réprouver ce boycottage l’encourage et l’organise. Cela tend à la persécution et peut aller jusqu’aux massacres.

Les Jeunes Turcs ont voulu se défaire d’un despotisme qui inquiétait, faisait trembler tous ceux dont les têtes dépassent un peu le niveau de la foule anonyme. Ils ont atteint le principe d’autorité sans se défaire de l’arbitraire. Les voilà à demi sortis de la légitimité sans être entrés dans la légalité. Ils ne comprennent pas l’idée de la Loi. Ils prétendent vouloir prendre la France pour modèle, mais non, ils veulent notre argent, et ne nous font aucune facilité. La xénophobie se développe avec une rapidité inquiétante.

Là-dessus, M. R. Belfoy nous donne son cas en exemple :


« Je suis venu ici, il y a cinq ans, faire un voyage d’études. J’ai vu d’immenses territoires sans moulins, car les cours d’eau y font défaut, qui sont le seul moyen d’énergie employé hors des grands centres. Les villageois avaient plusieurs jours de voyage et ensuite d’attente aux moulins à eau les plus primitifs. Je construisis dans un village central un moulin moderne à gaz pauvre (nous faisons le gaz en distillant le charbon de bois de la montagne), et l’entreprise fut très rémunératrice. Elle n’est plus pour moi aujourd’hui qu’un assez bon placement, car les gens aisés des environs ont fait construire par des spécialistes étrangers, dans un rayon de cent kilomètres, six autres moulins copiés sur le mien, si bien que la même clientèle est partagée, mais ainsi ma venue n’a pas été inutile.

« Entre temps, j’appris qu’une famille turque possédait une grande propriété, d’un seul tenant, inexploitée faute de capitaux et d’expérience. Cette terre était grevée vis-à-vis du trésor d’une hypothèque légale de deux cent mille francs. Elle fut mise aux enchères publiques et, quoique d’une fertilité réputée, aucun acheteur ne se présenta parce que le morceau (achat et exploitation) était trop gros. Les propriétaires obtinrent alors de Djavid bey, ministre des finances, la facilité de payer leur dette en dix annuités par échéances égales et sans intérêt. La première tranche étant demeurée naturellement impayée, je me présentai comme acheteur et demandai au ministre la facilité de paiement accordée aux propriétaires ou réduite à cinq ans. Elle me fut refusée. J’offris de payer comptant. Quelques xénophobes de Konia ayant émis la prétention qu’un étranger ne pouvait acheter un pareil domaine, les ministères compétents et le Conseil d’État ottoman répondirent qu’aucune loi ne l’interdisait. Les autorités de Konia, responsables du déficit vis-à-vis du Trésor, me délivrèrent cent quinze titres de propriété, fort bien délimités par des bornes ou par des frontières naturelles, moyennant paiement à elles d’un peu plus de deux cent mille francs et de trois cent mille aux propriétaires. Je soldai également environ quarante mille francs de frais d’expertise, de bornage, de carte, d’avocats conseils de Konia, de Smyrne, de Constantinople. Enfin je signai une déclaration comme quoi je ne fonderais là ni école, ni hôpital, ni colonie, ni église. En revanche, j’obtins, en plus de mes titres, un papier officiel où il était dit que je devenais bien effectivement propriétaire de cette terre, libre de toute charge, et que si quelqu’un y avait quelque prétention, comme propriétaire du tout ou d’une partie, il devait s’adresser aux tribunaux.

« Muni de tous ces documents, je commençai en 1912 mon exploitation. Je vis alors les voisins pénétrer chez moi avec des milliers de moutons et de gros bétail, y labourer et y semer. Mes gardes impuissants étaient souvent battus et blessés. Dans le cœur même de la propriété, mes charrues à vapeur étaient attaquées par les villageois dont les femmes venaient se coucher en travers des roues des locomobiles. Mes réclamations à Konia contre toutes ces violences, les procès au criminel que j’intentais contre les agresseurs connus, n’avaient jamais aucune suite, et, depuis deux ans, je n’ai vu ni un gendarme venir instrumenter, ni un procès avoir une fin.

« Mes machines cependant, après plusieurs déménagements, avaient réussi à labourer cent hectares. Les voisins sont venus y semer leur blé. Sept mois après, devant mes yeux, ils enlevaient la récolte. Je ne pus obtenir aucun semblant d’aide des autorités.

« Je m’adressai alors à l’ambassade de France, qui accepta de s’occuper de cette question, non en tant qu’affaire immobilière, ce n’était pas son droit, mais en tant qu’entrave à la liberté du travail contre un citoyen français effectivement propriétaire. Les ministères compétents reconnurent mes droits, mais se déclarèrent, à tort ou à raison, incapables de réagir. Durant les négociations du dernier emprunt cependant, il y eut un semblant de bonne volonté à mon égard, et des ordres furent expédiés à Konia de régler cette affaire administrativement. Le Vali Mehmed Husny bey ne fit absolument rien, et par son attitude passive, il encourageait et excitait les villageois. Toutefois, Talaat bey proposa à l’ambassade que je citasse tous les empiéteurs devant le juge de paix. Je m’y refusai, ne voulant pas entrer dans le maquis de la procédure ; vu mes documents, cette affaire devait se régler administrativement, et au surplus ce n’était pas à moi à instrumenter. Enfin, sur les instances du ministre et son assurance qu’avec des jugements en ma faveur la gendarmerie agirait, j’acceptai d’attaquer mes adversaires dont aucun ne put présenter le moindre titre de propriété et je gagnai tous les procès.

« Muni de ces sentences qui renforcent mes titres et documents, je réclame depuis six mois aux autorités de Konia de les faire exécuter. La gendarmerie ne bouge pas, ni le procureur impérial, ni le Vali malgré ses promesses à notre ambassadeur qui dernièrement était de passage à Konia. La comédie continue et fait comprendre aux paysans qu’après avoir déjà trois fois labouré, trois fois semé chez moi, ils pourront, dans cinq semaines, à la prochaine récolte, pour la troisième fois, me dépouiller tranquillement. Bien débonnaires encore seront-ils, s’ils ne viennent pas voler ou incendier mes propres ensemencements.

« En automne 1912, j’avais planté trente mille arbres d’un mètre cinquante de hauteur, voulant donner ici l’exemple du reboisement si joli et si utile. Les troupeaux envahisseurs ne m’en ont pas laissé un seul. J’en ai planté à nouveau quatorze mille en automne 1913 ; une partie est déjà mangée…

« Voilà, monsieur, les difficultés que l’on rencontre en Turquie, quand on veut y travailler, en s’entourant cependant de toutes précautions. L’argent et la peine que l’on dépense sont compromis, parce que les autorités vénales et xénophobes veulent vous ruiner. J’ai soutenu la partie, car j’étais fortement engagé et j’avais quelques capitaux en réserve, mais, si cette année avait été sèche, je n’aurais pu continuer ; j’aurais dû abandonner, en perdant un million effectivement dépensé et cinq cent mille francs de récolte et de labourage volés ou saccagés. C’est un pays admirable ; le paysan d’Anatolie, avec un maigre labour, sans fumure aucune, récolte une moyenne de 45 hectolitres d’excellent blé à l’hectare, et moi, en dépensant un tiers de moins que lui, j’arrive à produire le double de plus, tandis qu’en France la moyenne est de 22 avec de bons labours, des fumures et des soins nombreux. Mais jusqu’à ce que l’on ait réformé les rouages de l’administration turque, aussi bien que sa mentalité, je supplierai les Français de profiter de mon expérience et de celle de quelques autres et de ne pas venir s’établir dans ce pays. La loi y existe, mais n’est jamais appliquée. »


Tout cela, ce sont des faits d’un bien vif intérêt et que je recueille avec attention, mais mon esprit retourne invinciblement aux parties obscures de Konia. Je voudrais voir les disciples de Djelal-eddin avec les lunettes du Père Gaudens. Que pense-t-il des derviches, ce religieux ? Absolument rien. Ce sont des fainéants qu’il n’a jamais rencontrés sur aucun des terrains où il cherche à être utile.

— Et leur charmant grand-prêtre ?

— C’est un nouveau venu. Pour être juste, on n’en parle pas mal. Mais son prédécesseur ! Ah ! celui-là !

Et l’Assomptionniste, le financier, l’agriculteur, de me raconter des histoires :

Ce précédent supérieur des derviches n’était pas sérieux. Il avait une belle tête, mais quelle ignorance, quelle légèreté ! II disait : je voudrais aller à Paris, parce qu’on y trouve de jolies femmes. Il demandait si l’Allemagne était limitrophe de la France. Il aimait le vin de Champagne ; la direction des chemins de fer lui en envoyait une caisse, tous les deux mois, pour entretenir ses sympathies. Quelque chose pourtant l’attristait, les mauvais procédés du Vali. Le Vali l’accablait d’humiliations. Il s’en plaignait à Constantinople, mais personne ne lui répondait. Ses lettres arrivaient-elles ? Il n’osait y aller voir. Comme le rôle du Tchélébi est de ceindre l’épée au nouveau sultan, Abdul-Hamid avait déclaré : « Je ne veux pas qu’il paraisse ici ; on croirait que je suis mort. » Il n’avait pas le droit de s’écarter de plus de vingt kilomètres de Konia. Comment obtint-il une autorisation ? Un beau jour il déclara à son entourage : « La vie ne m’est plus possible, je fais le voyage. » Cette fois le Vali fut inquiet ; il médita, il consulta, et c’est alors qu’il trouva le plus beau de ses tours. Le matin fixé pour le départ, tout Konia était à la gare. Le Tchélébi bien installé dans son compartiment saluait, saluait. Mais soudain il voit un rire universel. Le train était parti, et son wagon restait. Le Vali avait donné l’ordre de le détacher. Le pauvre Tchélébi complètement démoralisé n’essaya plus de lutter…

Je les interromps, tous les trois.

— Dieu ! que vous êtes anticléricaux ! Je vous assure que le Tchélébi actuel m’a raconté les choses les plus intéressantes.

— Voilà, dit l’Assomptionniste, Monsieur Barrès est ravi. Il passe l’après-midi avec le derviche et la soirée avec le missionnaire.

— C’est vrai, mon Père, je vais du Tchélébi à l’Assomptionniste et de la dervicherie au couvent ; je vois les uns animés par une vieille pensée de la Perse, et les autres par de vieilles pensées qui viennent aussi de l’Orient, mais clarifiées, sanctifiées, orchestrées, organisées par une longue tradition de chez nous. Cependant je ne vous fais pas de tort. Dans le même moment où j’aime ces derviches, mieux que jamais je vous aime, et je vois votre supériorité hors de pair. C’est d’eux que je m’occupe le plus ? Parce qu’ils sont la nouveauté. Rien ne m’étonne chez vous, ni votre robe, ni votre bréviaire, ni votre vertu ; je vous ai toujours vus ; c’est vous qui avez façonné les miens d’âge en âge ; vous faites partie intégrante de mon patrimoine intellectuel et moral. Si je leur accorde, à ces étrangers, plus de curiosité qu’à vous, c’est que je suis votre frère. Même chez eux, votre pensée veille en moi, si présente, si agissante que je n’ai pas besoin de me la formuler. C’est encore cette pensée, dont vous-même, vous ne réalisez peut-être pas assez la richesse, dont vous ne connaissez pas les dernières racines, qui m’a poussé là-bas, ne m’éloignant de vous en apparence que pour m’aider à mieux vous rejoindre. Si vous n’aviez pétri de religion tous ceux de ma race, moi, occupé de curiosités plus basses j’aurais passé moins de temps chez le Tchélébi.

« Ah ! j’entends, je vois sur vos lèvres l’accusation de dilettantisme. Les dilettantes, ne vous hâtez pas de vous défaire d’eux. Ce dilettantisme, c’est la mèche qui brûle encore. Il ne faut pas que vous souhaitiez de mettre le pied dessus, de l’étouffer, de l’éteindre. N’allez pas préférer Voltaire à Chateaubriand. Soyez rassuré et apaisé, bon Père, et songez aux raisons particulières de mon voyage. Si je n’étais pas homme à m’intéresser aux derviches, peut-être entrerais-je moins aisément dans les sentiments qui conviennent aux défenseurs des Assomptionnistes. Il ne s’agit pas d’identifier des êtres profondément différents. Des religieux de France représentent autre chose que des derviches d’Asie, mais enfin, à l’heure où je me prépare à soutenir leur défense devant la Chambre, comment ne serais-je pas frappé de l’importance que tout l’Orient accorde à ses propres congrégations ? Je pars d’une même curiosité ; on me montre deux institutions qui se ressemblent ; pour mesurer l’excellence exacte de l’une, ne convient-il pas que je pénètre aussi profondément que possible les secrets de l’autre ? Et jamais mieux qu’ici je n’ai su pourquoi je préfère à ces danseurs du tombeau ces rudes lutteurs, qui sont en même temps de tendres meneurs d’enfants.

« Veuillez donc me pardonner, mon Père, un peu d’exaltation romantique que m’inspire le Tchélébi, puisque fatalement cette exaltation se tournera à magnifier avec plus de compétence nos grands ordres chrétiens et latins. »


KONIA ET L’ASSOMPTIONNISTE M’OBLIGENT À PHILOSOPHER

Et puis j’amasse ici des expériences décisives, qui réveillent en moi les plus vieilles, les plus belles questions, et qui peut-être m’aideront à les éclairer. Tout ce que je vois est chargé de sens : cette danse des derviches n’est pas un simple accident, un pur caprice ; elle répète, à sa façon, d’autres transports. Si elle me ramène à l’origine même de tout sentiment religieux, elle me rappelle aussi l’inspiration des poètes. Religion, inspiration, d’où viennent ces divines choses ? Y aurait-il des moyens artificiels pour nous élever jusqu’à elles ? Des moyens encore de fixer ces minutes sublimes dans une œuvre et dans une vie ? Vingt points de vue s’ouvrent devant moi :


I. — Le fait mystique, dans son essence, est le même à toutes les époques, sous les climats les plus divers. Un même esprit fluide et brillant court à travers les âges. L’étincelle repose au sein de tous les êtres, prête à jaillir sous un choc. Nul qui ne puisse avoir son moment. Les circonstances les plus diverses dégagent en nous cette électricité ; et le plus positif des êtres, dans une minute heureuse, sera remué, labouré, jusque dans ses profondeurs.


II. — Il est fatal que celui qui a joui une fois de l’ivresse mystique et de cette abondance de forces veuille les retrouver, cherche à refaire les étapes de son ascension, à les ménager à ses frères.

De là tout un mécanisme, toute une méthode d’initiation.

Djelal-eddin recommandait la diète et l’inanition. Il avait coutume de célébrer « le vide du ventre. » « Le jeûne, disait-il, est la pioche des sources de la sagesse. Dans le for intérieur des prophètes et des saints, les sources de la sagesse se sont mises à bouillonner par suite de l’influence de la faim et du jeûne. Il n’y a rien qui fasse mieux parvenir l’ascète au but qu’il se propose que le jeûne pris pour monture. »

Il disait encore : « L’amour augmente par la musique et diminue par le plaisir, car celui qui s’adonne au plaisir, c’est comme s’il coupait les plumes de ses ailes, comme s’il brisait les marches de l’escalier qui conduit au ciel. »

La danse est un des innombrables moyens matériels de l’extase… (C’est un fait d’observation qu’elle accompagne naturellement les hauts états d’enthousiasme. À vingt-deux ans, au lendemain de son premier succès, le jeune Disraeli ressentit une telle excitation nerveuse, il était si fort ébranlé par le désir du pouvoir et de la gloire qu’il croyait percevoir le mouvement de rotation de la terre. Est-ce assez cosmique ? Il se figurait aller à l’encontre de ce mouvement de la terre, comme celui qui remonterait un tapis roulant.)

Le procédé mécanique est de l’essence de toute religion. On n’imagine pas une religion purement idéale et spirituelle. Il faut toujours des signes, des secours sensibles. Où cela s’arrêterait-il ?

Dans le fait, aujourd’hui, chez nous, c’est la pratique morale qui semble être devenue l’essentiel de l’activité religieuse. Mais si vous voulez une religion, il faut en conserver le noyau primitif, en entretenir le ferment. L’Église l’a bien compris. Elle a gardé, en les épurant, les procédés, toujours plus ou moins grossiers, dangereux souvent, de la mystique instinctive. Ses chefs n’ont pas cessé de spiritualiser ce mysticisme éternel. Ils captent la source et la canalisent, avant qu’elle devienne le torrent boueux. Ils imposent à l’élan mystique le contrôle rigoureux des règles morales, se refusant à encourager une extase stérile qui ne deviendrait pas un moyen de perfection. De la dansante flamme, vouée à s’éteindre si elle ne se nourrit que d’elle-même, la vive et sobre discipline des sacrements forme une lumière et un foyer.)


III. — De même qu’on peut susciter les états mystiques, on peut les ménager, les prolonger, et, une fois la crise passée, en assurer le bénéfice à soi-même, voire à ses disciples. Cette électricité du ciel, on peut l’accumuler dans un poème, dans une musique, dans un tableau, dans une cathédrale. Un moment d’union à l’esprit qui vivifie le monde va pour jamais nous charger de force. Resserré dans un chef-d’œuvre, l’enthousiasme d’un beau génie se dilatera indéfiniment dans les âmes. La fontaine a jailli si fort qu’elle ne cessera plus dès lors d’abreuver.

Pour perpétuer le mouvement d’une grande âme, nous avons encore les congrégations. Chacune d’elles enregistre et transmet à travers les siècles le fluide particulier de son fondateur.

Ce Père Gaudens n’est peut-être pas un mystique lui-même, mais à l’origine de son activité de missionnaire il y a l’inspiration du Père d’Alzon. Et tous ces religieux que j’ai vus, au long de ma route d’Asie, vivent d’un élan qui leur a été transmis ; ils continuent l’exaltation qui leur a été communiquée par les Vincent de Paul, les Loyola, les Jean-Baptiste de La Salle. De pauvres gens, auprès de tels chefs ! Peut-être, mais c’est la même flamme. Ils l’ont trouvée dans leur règle. Ces paysans de la Savoie, de la Lozère, de la Bretagne, ne pourraient pas demeurer dans ce dur Orient, s’ils ne se rafraîchissaient dans l’émotion de leurs premiers vœux. Ils gardent pour se soutenir la mémoire des minutes premières de leur vocation. Ils vivent, ils surmontent la routine, en maintenant le contact avec la pensée, le sentiment, l’influx de leur fondateur.

Quand j’ai vu les Assomptionnistes, les Capucins, les Lazaristes, nos religieux de tous ordres, soigner des enfants qui ne leur sont de rien, d’une telle manière qu’il était sensible qu’ils les tenaient pour des fils de roi, à cause de leurs petites âmes nées du ciel, j’ai reconnu qu’ils les regardaient avec le regard de l’Église.


IV. — Bon Père, qui me faites un léger reproche de ma curiosité sympathique pour le Tchélébi, croyez-vous que je ne voie pas que cette impulsion du Père d’Alzon est toute vers le renoncement, le sacrifice, l’amour actif, tandis que ces derviches, sous l’influence de Djelal-eddin et de la flûte charmante, dansent, dansent, et puis c’est fini !

O Tchélébi, le danser vous restitue une part de l’enthousiasme qui animait Djelal-eddin et Chems-eddin, vos maîtres ; elle vous rapproche de l’Ami ; mais que faites-vous de cette minute de grâce ? Et pour quelle tâche vous enflamme ce feu sacré ?

C’est le grand problème ! L’étincelle mystique et son emploi, l’enthousiasme sacré et son application, c’est le problème de fond dans toute l’histoire de l’humanité et, aujourd’hui encore, dans les rapports de l’Occident et de l’Orient.

Quand ils s’élançaient, les derviches, avec leurs bonnets couleur de miel sur la tête, ils portaient l’infini en puissance. Qu’est-ce qu’ils en ont réalisé ? Chems-eddin se met en marche pour trouver son maître, sa voie et pour faire son salut. Djelal-eddin exhale son émoi en le rythmant ; il se met en poèmes, et par lèse discipline, se soumet à une contrainte. Beaucoup qui viennent d’assister au concert se trouvent, au réveil de leurs facultés que l’extase avait assoupies, plus graves, stimulés, enflammés. Le manteau des maîtres est tombé sur eux… Ainsi je ne diminue rien de l’éclat, de l’élan, de la poésie, voir de la magnanimité que l’on observe chez les doux derviches Meslevis, et, si l’on veut, j’avouerai que j’ai trop négligé de mettre l’accent sur leur esprit de conciliation bienveillante. Mais dans quelle mesure tout cela fait-il une nourriture pour l’âme ?


V. — Pour moi qui me représente les poètes comme les messagers du monde de l’enthousiasme, de la lumière et de la joie, aucune des biographies de ces hommes du Ciel ne peut être comparée à celle de Djelal-eddin. Depuis que j’ai vu sa congrégation danser et chanter sur ses rhythmes, je trouve quelque chose d’incomplet au destin d’un Dante, d’un Shakspeare, d’un Gœthe, d’un Hugo. Il n’y a rien de plus éclatant et de plus haut que le dialogue de ce prince-abbé de Konia avec son illuminateur Chems-eddin, et que la manière dont il surmonte sa douleur en lui ménageant une expansion indéfinie dans les concerts spirituels à travers les siècles. Mais où en va l’efficace ?

Odeur fade de tous ces turbés. Comme ils sentent le moisi, le désœuvrement, la pensée stagnante ! Rien ne peut demeurer immobile. La meilleure minute, la plus brûlante, la plus pure, si elle se fixait, si le temps s’arrêtait, épanouirait aussitôt ses puissances de pourriture.

À Afaka, au Kaf, chez les Bacchantes, chez les Hashâshins, j’ai vu la décomposition ; à Konia, un mécanisme inopérant. Mysticisme sans charité, c’est le plus grand des dangers. Une espèce de fakirisme doit en résulter.


VI. — Ainsi le choc mystique produit selon la richesse de celui qui le subit. Nul ne reçoit que selon sa nature. Les matériaux spirituels amassés dans les dervicheries pour recevoir l’étincelle sont trop pauvres. Quelle différence selon que l’expérience mystique est utilisée par le paganisme, par l’Islam ou par l’Evangile, les Pères et l’Église ! Nos mystiques chrétiens sont tellement pénétrés de la morale chrétienne qu’infailliblement, prenant pour modèle le Maître du sacrifice, ils ont une fécondité que n’atteignent jamais les Derviches ni les Soufis, qui, traduisant leur petite expérience sur une petite religion très pauvre, ont tôt fait de la dissiper et de la dissoudre dans cette danse. Et pourtant la prudente Église ne goûte guère ces moyens que possède l’Orient pour disposer de l’inspiration imprévue, pour la rendre vingt fois plus intense. De ces moyens, elle garde peu de chose, et encore ce peu, dans sa pensée, ne tend pas à l’entraînement mystique. Cette sorte de sommation à l’esprit qui tarde à venir, cette manière de fouetter les nerfs, de les exaspérer, lui inspirent une grande méfiance ; elle ne les permet qu’à des doses homœopathiques… Ici nous touchons à l’histoire des rapports de l’Église avec les mystiques, le plus beau chapitre peut-être de l’histoire comparée de l’Occident et de l’Orient…

Gloire à nos races d’Occident, à leur grande tradition religieuse et historique !


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 février, 1er et 15 mars, 1er avril, 15 mai, 1er et 15 juin, 1er juillet, 15 septembre, 1er octobre.