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Une Enquête littéraire italienne

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Une Enquête littéraire italienne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 451-462).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

UNE ENQUETE LITTERAIRE ITALIENNE

Alla Scoperta dei Letterati, par M. Ugo Ojetti, Milan, 1895.

Aux dernières pages de son éloquente étude sur les poèmes et les romans de M. Gabriel d’Annunzio[1], M. de Vogüé nous disait sa joie « de saluer en Italie un présage certain de la Renaissance latine ». Et il ajoutait, quelques lignes plus loin : « Je pense à la vieille nourrice, endormie sous ses claires étoiles le long des mers heureuses. Tous nous avons bu à son sein le meilleur de la vie de l’âme, le lait de la poésie, de l’art, de la musique. Sa mamelle paraissait tarie : si elle se gonfle à nouveau, si elle doit encore verser dans nos veines le lait de sa beauté, réjouissons-nous, souhaitons renaissance et fécondité à la nourrice de nos premiers enchantemens ! »

Aucune espérance ne saurait nous être plus chère, en effet, que celle d’un prochain renouveau du génie poétique latin ; et non seulement parce que l’Italie est la nourrice vénérée qui nous a fait boire à son sein « le meilleur de la vie de l’âme », mais un peu aussi, peut-être, parce que nous n’avons pas trouvé dans les littératures du Nord la satisfaction profonde et durable que nous en avions attendue. Il est d’ailleurs trop manifeste qu’un grand silence succède, dans ces littératures, à l’agitation fiévreuse des années passées. Les écrivains anglais s’en vont l’un après l’autre, sans laisser derrière eux personne qui puisse même prétendre à les remplacer. La Russie est devenue si pauvre de romanciers et de poètes que tous les jours on y entend reprocher au comte Tolstoï d’avoir, par l’excès de son génie, rendu la tâche impossible aux auteurs de talent. En Allemagne la jeune école réaliste s’est fatiguée avant d’avoir rien produit, et il ne semble pas que les Scandinaves aient encore de quoi nous étonner bien longtemps. Si quelque forme de beauté nouvelle doit nous venir du dehors, nous avons l’impression que seules les races méridionales pourront à présent nous l’offrir ; sans compter qu’elles seules nous paraissent avoir gardé en dépôt ces précieuses vertus classiques, la clarté, la mesure, la simplicité, dont le goût renaît chez nous tous les jours plus vif. Et ne dirait-on pas que le succès des beaux romans de M. d’Annunzio a enfin décidément rompu le sortilège qui depuis tant d’années nous empêchait de nous intéresser aux littératures des pays latins ?

Mais ces romans et tous les écrits de M. d’Annunzio ne sont-ils que la manifestation imprévue d’une puissante individualité artistique, ou bien peut-on y voir en outre, comme le croit M. de Vogué, « le présage certain » d’une nouvelle renaissance italienne ? C’est ce que l’on se demande, en ce moment, un peu à tous les coins de l’Europe. Les écrivains italiens, si longtemps dédaignés, sont devenus du jour au lendemain l’objet d’une curiosité universelle, et pas un mois ne se passe sans que les revues russes, les journaux littéraires allemands, ou les séries anglaises, ne présentent à leurs lecteurs quelque nouveau compatriote de M. d’Annunzio. Évidemment il s’agit là d’une sorte d’expérience internationale : l’Europe entière veut savoir à quoi s’en tenir sur la Renaissance latine.

L’expérience, malheureusement, n’a point produit jusqu’ici de résultats décisifs ; et, chose singulière, il ne paraît pas que l’Italie elle-même sache à quoi s’en tenir sur un sujet qui pourtant la touche de si près. En Italie comme dans le reste de l’Europe, la Renaissance latine demeure encore à l’état d’hypothèse. Les uns l’admettent, d’autres la nient ; la plupart réservent leur jugement, attendant sans doute que la politique leur laisse un peu plus de loisirs pour s’occuper de questions littéraires.

Seul un jeune journaliste romain, M. Ugo Ojetti, n’a pas eu la patience d’attendre si longtemps. Désolé d’une incertitude qui risquait de s’éterniser, il a résolu de découvrir tout de suite, et de faire savoir tout de suite à ses compatriotes, si vraiment le génie poétique italien était sur le point de se réveiller. Et il s’est rappelé, fort à propos, par quelle ingénieuse méthode un de ses confrères parisiens, M. Huret, avait naguère essayé de s’informer de l’état et des tendances de la littérature française. Cet habile homme était allé trouver chez eux, dans leur cabinet de travail, quelques-uns de nos écrivains, et, séance tenante, il leur avait demandé leur avis sur les chances de durée du naturalisme ; et puis de l’ensemble de leurs réponses il avait fait un livre, où nous pourrions aujourd’hui encore chercher les renseignemens les plus précieux sur l’évolution de notre littérature, si par malheur la plupart des écrivains consultés ne s’étaient amusés à parler de tout autre chose, au lieu de répondre à la question précise qui leur était proposée. Mais M. Ojetti a pensé sans doute que les écrivains italiens auraient plus de scrupule, ou peut-être s’est-il promis de les ramener, le cas échéant, à l’unique sujet qui l’intéressait. Et, suivant l’exemple de M. Haret, il s’est mis en route, « à la découverte » comme il nous le dit lui-même, des écrivains de son pays, fermement résolu à ne point leur laisser de repos avant d’avoir obtenu leur avis sur le plus ou moins de probabilité d’une prochaine renaissance de la littérature italienne.


L’exploration qu’il tentait devait, toutefois, lui être plus difficile qu’elle n’avait été à son précurseur français. C’est lui-même encore qui nous en fait l’aveu, dans la préface de son livre. « M. Huret, dit-il, n’a pas eu beaucoup de peine à mener à bien son enquête : sauf une ou deux exceptions, tous les écrivains qu’il a consultés habitaient Paris, et il lui a suffi d’aller de porte en porte les interroger. Tandis que j’ai dû, moi, quittant Rome, traversant ensuite Bologne et la Vénétie, remonter jusqu’aux frontières du royaume, à Arsiero dans la province de Vicence, et à Campiglia Cervo, dans la vallée de Bielle ; puis, de Gênes, repassant par Kome, j’ai dû descendre jusqu’à Naples et dans les Abruzzes. Ce n’est pas sans raison que mes confrères de la presse comique romaine m’ont représenté errant dans des régions inconnues, accoutré de costumes exotiques, tantôt naviguant au long de fleuves mystérieux, et tantôt gravissant à pic des rocs escarpés ; le tout par amour pour l’art et pour mon éditeur. » Et M. Ojetti déplore, à ce propos, le manque en Italie d’un centre qui, comme Paris, attire et réunisse à demeure tous les écrivains.

L’existence d’un tel centre aurait en effet épargné bien des fatigues au jeune reporter, encore que la plupart des régions qu’il lui a fallu explorer, à en juger par le tableau qu’il en fait, n’aient vraiment que le seul défaut d’être un peu loin de Rome ; car sur les frontières du nord et à l’extrême midi, à Arsiero et à Francavilla del Mare, à Bielle et dans les Abruzzes, le ton de ses descriptions atteste un émerveillement continu. Si les écrivains italiens avaient tous pris l’habitude de vivre dans une même ville, son enquête aurait duré moins longtemps ; mais combien, en échange de cet unique avantage, combien elle y aurait perdu de son intérêt et de sa variété ! Je ne parle pas seulement de ces peintures de contrées et de mœurs qui donnent par instans à l’enquête de M. Ojetti l’attrait supplémentaire d’un récit de voyages. Mais c’est l’aspect même des écrivains, leur caractère, ce sont leurs réponses qui auraient changé, si ces messieurs, au lieu de vivre chacun de son côté, s’étaient rassemblés dans un grand centre à la façon de Paris, Je ne dis pas qu’ils y seraient devenus moins intelligens, ni que leur talent s’y serait amoindri. Mais ils y auraient adopté, je crois, certaines habitudes communes de penser et de parler qui n’auraient point permis à M. Ojetti de nous tracer d’eux des portraits aussi vivans et aussi distincts. Et peut-être est-ce encore à l’absence d’un centre littéraire que les écrivains italiens doivent d’être restés plus indifférens aux questions de personnes, plus exclusivement attachés aux pures idées, que la plupart des écrivains français naguère consultés par M. Huret : je n’en ai guère rencontré, en tout cas, qui se divertissent expressément à médire de leurs confrères, ou qui confondissent les doctrines avec les personnes. Mais au l’ait il n’est nul besoin de comparer les auteurs italiens avec ceux des autres pays, pour comprendre combien ils tirent d’avantages de leur isolement. Car l’Italie possède, en réalité, un « centre littéraire » ; ou plutôt elle en possède deux, dans la même ville, et c’est encore M. Ojetti qui s’est chargé de nous l’apprendre. Il nous fait voir tous les écrivains de Milan partagés en deux groupes ennemis, dont l’un tient ses assises au jardin Cova et l’autre au café Savini. Le premier groupe s’appelle les Intellectuels, le second les Vieux ; et quand on demande à quelqu’un des Vieux d’entrer au café des Intellectuels, « il répond un Jamais ! tout scandalisé, avec la sainte horreur d’une vierge devant un péché capital. » Or, de tous les écrivains dont on nous donne les réponses, les Milanais sont les seuls qui aient répondu à la manière des interviewés de M. Huret. Au lieu de principes ils ont cité des noms : infatigables, en outre, à médire de tous leurs confrères d’Italie, et de ceux de Milan en particulier.

Plaignons donc M. Ojetti d’avoir eu tant à voyager ; mais ne plaignons pas l’Italie de l’isolement où s’obstinent la plupart de ses écrivains. Cet isolement ne semble pas d’ailleurs les empêcher de se tenir au courant de ce qui survient de nouveau dans leur pays : et peut-être même est-ce lui qui leur fournit le loisir de tout lire, et de s’intéresser à tout. Il ne les empêche point non plus, — si nous en jugeons par leurs réponses aux questions de M. Ojetti, — de raisonner de toutes choses avec beaucoup d’intelligence, d’esprit et de liberté.


Mais je m’aperçois que je n’ai rien dit encore de la partie essentielle de ces réponses, destinées, on s’en souvient, à résoudre le problème de la Renaissance latine. Hélas ! c’est qu’elles ne l’ont point résolu : et l’enquête de M. Ojetti, considérée à ce point de vue, apparaît pour le moins aussi improductive que celle de M. Huret. L’auteur nous dit bien, dans sa préface, que la majorité de ses interlocuteurs s’est montrée favorable à l’hypothèse d’une renaissance : « Des vingt-sept écrivains que j’ai consultés, sept seulement m’ont fait une réponse tout à fait pessimiste, MM. Giosué Carducci, Cesare Cantu, Ruggero Bonghi, Paolo Lioy, Edmondo de Amicis, Giovanni Marradi et Arturo Graf. Les trois premiers, déjà vieux et en possession de tout leur renom, ne pouvaient manquer d’avoir horreur de la nouveauté. Les quatre autres sont des socialistes, qui subordonnent les questions littéraires à des considérations économiques. » Soit, et j’admets que ceux-là seuls aient clairement témoigné de leur pessimisme : mais combien d’autres se sont récusés, ou bien se sont bornés à faire sous-entendre, sans vouloir le dire trop expressément, que l’heure de la Renaissance latine leur semblait encore assez éloignée ! Voici, par exemple, un romancier, M. de Roberto, qui affirme que la littérature italienne n’a jusqu’à présent ni des sujets qu’elle puisse traiter, ni une langue dont elle puisse librement user. Voici un auteur dramatique, M. Ferdinando Martini, qui ne croit ni à l’avenir du théâtre, nia celui de la poésie, et qui tient les Fiancés de Manzoni pour le seul roman italien de quelque valeur. En fait d’optimistes, je ne vois guère, à dire vrai, que le groupe des amis de M. d’Annunzio, qui ont naturellement confiance dans le génie de leur ami, et puis encore deux ou trois jeunes gens, dont on devine bien que pour eux la Renaissance latine s’est manifestée surtout dans leurs propres ouvrages.

Ainsi l’enquête de M. Ojetti échoue à nous renseigner sur les chances d’avènement d’une Renaissance latine. La chose, au surplus, n’a rien de trop surprenant ; car il me semble que cette Renaissance, si elle se produit quelque jour, trouvera bien le moyen de s’affirmer par des œuvres, sans qu’il y ait besoin, pour la découvrir, d’aller interroger à leur domicile tous les écrivains du royaume. Et, en attendant, l’enquête de M. Ojetti n’aura pas été inutile : elle aura prouvé, faute de mieux, l’ardente vitalité de ces écrivains qui, aux quatre coins de l’Italie, s’efforcent de ressusciter le vieux génie national. Comme le disait à M. Ojetti l’éminent conservateur de la Pinacothèque de Bologne, M. Enrico Panzacchi, « peut-être la littérature italienne ne s’est-elle pas encore réveillée, mais tous les jours davantage nous souhaitons son réveil. Un sourd travail s’accomplit en nous sans interruption : c’est le génie de notre race qui reprend conscience de lui-même. »

On dirait en effet que, sous la diversité des opinions, un certain nombre de tendances communes commencent à se faire jour dans la littérature italienne, préparant les voies à un art nouveau. La première, et la plus générale, est une profonde lassitude des formules naturalistes. On en a assez de l’observation pure, sans autre but que l’observation même. Roman réaliste, roman psychologique, ce sont désormais des genres dont on ne veut plus. Au théâtre et dans les livres, on demande que l’observation soit subordonnée à une idée supérieure ; et il n’y a pas jusqu’aux chefs de l’ancienne école réaliste qui ne cherchent maintenant à se justifier d’avoir placé la fin de l’art dans la simple peinture de la réalité. M. Verga déclare que le naturalisme n’est rien qu’une méthode, pouvant être employée à tel objet qu’on voudra. « Rien n’empêche, dit-il, de concevoir un roman mystique ayant une forme naturaliste. » Et M. Capuana va plus loin encore. Il avoue n’avoir plus de curiosité que pour les questions religieuses : « J’étais autrefois un athée, mais je suis devenu un croyant. J’ai reconnu le vide profond de la science, qui ne parvient pas même à satisfaire les besoins de l’esprit. Et la morale sans la religion n’est pas moins vaine que la science. »

Religion, mysticisme, voilà encore des mots qui reviennent sans cesse dans les interviews rapportées par M. Ojetti ; et l’on dirait qu’en même temps que du naturalisme littéraire, les écrivains italiens se sont aussi fatigués du naturalisme philosophique, qui prétendait expliquer l’univers par les seules lois de la science : « La science, dit Mme Matilde Serao, c’est elle qui a tari chez nous toute fantaisie artistique. Mais nous commençons enfin à sentir son insuffisance, et le moment est prochain où nous nous affranchirons de son joug. » C’est, ce que disent encore, en d’autres termes, M. Enrico Panzacchi et M. Antonio Fogazzaro, un des poètes et un des romanciers les plus admirés de l’Italie. D’autres, en vérité, refusent de prendre au sérieux ce mouvement mystique ; mais ceux-là même reconnaissent la nécessité d’un retour à l’idéalisme ; et peut-être la sombre poésie qu’ils admirent dans les ouvrages de M. d’Annunzio est-elle moins éloignée qu’ils ne croient d’un certain idéal de mysticisme sensuel.

Mais ces ouvrages de M. d’Annunzio paraissent avoir eu surtout pour effet de raviver en Italie le goût du style : et c’est à ce point de vue qu’on peut vraiment les considérer comme le « présage » d’une révolution littéraire. Non pas que les auteurs italiens se soient accoutumés du premier coup à la langue nouvelle que leur offrait M. d’Annunzio, si expressive et si ornée, pleine de rythmes hardis et de tournures imprévues. Mais il n’y en a pas un qui ne l’ait discutée, et qui ne se soit en même temps repris de curiosité pour les problèmes du langage et de l’expression. Sous les aspects les plus divers, le culte de la beauté formelle semble vouloir renaître dans la patrie de Pétrarque. Et c’est encore un des mérites du livre de M. Ojetti de nous faire voir l’importance qu’attachent à présent les auteurs italiens à se constituer par tous les moyens une langue poétique définie, capable d’exprimer des pensées et des émotions nouvelles. Les uns veulent simplifier, d’autres compliquer ; mais tous sont d’accord pour reconnaître la nécessité d’avoir un style, et de ramener dans la littérature un élément de beauté. Il est donc indéniable qu’un grand changement s’opère, depuis quelques années, dans la littérature italienne ; et quand l’enquête de M. Ojetti n’aurait servi qu’à nous le prouver, nous devrions lui savoir bon gré de l’avoir entreprise. Mais elle nous vaut encore d’autres renseignemens précieux. Elle nous fournit en particulier quelque chose comme la psychologie de l’écrivain italien, nous initiant à son mode de vie, au détail de ses préoccupations et de ses habitudes. Si la Renaissance latine doit vraiment se produire, nous saurons maintenant dans quel milieu elle se sera produite, en même temps que nous connaîtrons l’évolution intellectuelle et morale dont elle aura résulté. Voici, par exemple quelques petites scènes qui m’ont paru d’une couleur locale assez prononcée.


C’est d’abord le récit d’une visite faite par M. Ojetti à Cesare Cantu, en août 1894, quelques mois avant la mort du vieil historien. « En arrivant à Milan, dit M. Ojetti, je m’informai de Cantu auprès de mes confrères ; mais personne d’eux ne sut m’en rien dire. Seul un éditeur me demanda, le plus sérieusement du monde :

« — Cantu ? est-ce qu’il n’est pas mort ?

« Je finis pourtant, à force de patience, par découvrir l’adresse du vieillard, dans la Via Morigi. Mais encore fallait-il pouvoir pénétrer chez lui. Deux jours de suite, une servante me répondit, sur sa porte, qu’il était au lit, et ne pouvait recevoir personne. Je ne me décourageai pas, cependant, et le troisième jour enfin la porte s’ouvrit tout à fait.

« La servante me fit entrer d’abord dans une petite salle garnie d’un papier vert déteint, une salle sombre et froide, comme la cour, comme l’escalier, comme le reste de la maison, avec un air de vétusté qui me serra le cœur. Les murs étaient ornés de gravures anciennes, dont les cadres avaient en outre leurs rebords tout bourrés de cartes de visite. Je vis là des cartes de Terenzio Mamiani, de Vincenzo Gioberti, de Lamartine, de Rossini, de Victor Hugo : toutes portaient, à la suite du nom, quelques lignes manuscrites, mais elles étaient là depuis si longtemps que beaucoup des autographes étaient devenus illisibles. La carte de Lamartine portait : « Je vous verrai dans l’après-midi… » Le reste se perdait dans le cadre. A gauche de l’entrée, sur une petite cheminée en marbre, une glace Empire.

« Enfin la servante revint me prendre, et me conduisit au cabinet de travail de Cantu, une grande chambre encombrée de meubles, avec deux énormes fenêtres donnant sur un jardinet clos de murs. Dans un coin, derrière un bureau, je découvris le vieillard, enfoncé dans une dormeuse de cuir, et fixant sur moi des regards inquiets.

« Il avait un petit visage pâli et ridé, avec des cheveux d’un blanc jaune encore très touffus, des moustaches tombantes, un nez aquilin, et des lèvres minces et des yeux à demi fermés où errait à tout moment un singulier sourire mélangé d’ironie et de bienveillance. Il tenait sa main droite enfoncée dans l’ouverture de son veston couleur de cendres : l’autre main reposait sur la table, fatiguée, desséchée, osseuse, une main de bois.

« Je m’informai d’abord de sa santé.

« — Je vais très bien, seulement je suis très vieux. Mais à quoi bon en parler ?

« — Et est-ce que vous écrivez ?

« — Écrire, je ne le puis plus, — et il montrait sa main droite ; — mais je puis encore dicter.

« Puis il reprit :

« — Mais, d’ailleurs, pourquoi écrirais-je ? Et vous, dites-moi, vous écrivez, sans doute ?

« Et sur ma réponse affirmative, je vis s’accentuer l’énigmatique sourire de ses yeux et de ses lèvres.

« — Eh bien ! moi, je n’écris plus ! Il y a quelques semaines, j’ai offert un travail à un éditeur de Milan : il me l’a refusé. À quoi bon écrire ! Votre temps ne veut plus de moi ! »


Tel se survivait à lui-même, dans la tristesse et l’obscurité de cette petite maison abandonnée, le plus grand peut-être des historiens de l’Italie, l’ami de Michelet et de Lamartine. Mais en regard de cette vieillesse lugubre de Cantu, voici une vieillesse tout autre, glorieuse et sereine : celle du poète Giosué Carducci. Il habite, aux portes de Bologne, une belle maison élégante et simple, tout entourée de jardins et de prés fleuris. Il vit seul, le plus souvent, ayant perdu sa femme, et marié ses trois filles : mais il a pour lui tenir compagnie des œuvres d’art amoureusement choisies, et une bibliothèque pleine d’éditions rares. Et puis sans cesse ce sont des amis, des admirateurs, jeunes ou vieux, qui viennent de tous les coins de l’Italie lui apporter leur hommage.

M. Ojetti l’a vu deux fois dans la même journée : d’abord chez lui, puis, le soir, dans un café de la place Galvani. « Quand j’entrai dans ce café, le vieux poète n’était pas encore arrivé : mais un de mes confrères me fit voir, au fond de la salle, tout un groupe de personnes qui l’attendaient comme moi. Je vis là notamment un vieillard à la barbe et aux cheveux en désordre, que l’on appelait le Troglodyte, un monsieur très élégant, qui se trouva être un marquis, trois ou quatre professeurs, et puis encore un petit jeune homme blond et rose avec un foulard autour du cou. Bientôt l’on apporta les valises de Carducci, qui partait ce soir-là pour passer l’été dans les Alpes. Et bientôt il arriva lui-même, en compagnie d’un de ses gendres. Il y eut un grand bruit de chaises : tout le groupe se leva pour aller à sa rencontre. Et quand on se fut rassis, le petit jeune homme blond et rose, au milieu d’un silence pieux, offrit au maître une longue canne, qui avait pour manche une corne de chamois. »

Devant cet auditoire recueilli, Carducci parla de son voyage, de ses projets de travaux, de l’histoire du Risorgimento, qu’il comptait bien terminer avant de mourir. « Il me parut plein encore de jeunesse et de santé, avec son épaisse chevelure grisonnante, et sa grande barbe, à peine tachetée de blanc, que sans cesse il tourmentait en parlant, d’un geste machinal de ses mains nerveuses et fines. »


J’ai cité déjà quelques passages des réponses faites à M. Ojetti par MM. Verga et Capuana, les deux chefs de l’école naturaliste. Tous deux sont forcés de reconnaître que le naturalisme, tel qu’Os l’ont pratiqué jadis, ne va plus, et que le temps est venu d’une littérature nouvelle. Mais on ne saurait imaginer deux manières plus différentes de faire cet aveu. M. Verga, « un bel homme d’une cinquantaine d’années, élégant et solide », admet bien la nécessité de quelques réformes ; mais il n’entend pas qu’on lui reproche d’avoir fait fausse route, et fièrement il énumère les mérites de sa méthode, laquelle, suivant lui, peut s’appliquer à tous les sujets, et revêtir les formes les plus opposées. La psychologie ? Mais le naturalisme lui fait sa part, comme au reste : il se borne seulement à indiquer les effets des mouvemens intérieurs, au lieu d’en analyser le détail à perte de vue. Les autres formules littéraires ? Mais aucune ne mérite même d’être prise au sérieux. Et là-dessus M. Verga passe en revue l’œuvre de ses confrères, avec une sévérité mêlée d’amertume.

Tout autre nous apparaît M. Capuana, « un petit homme chauve, rose, un peu obèse, avec une expression pleine de douceur. » Celui-là ne se plaint pas, ne récrimine pas ; il trouve que tout va pour le mieux, et que jamais la littérature italienne n’a été plus florissante. Les ouvrages du caractère le plus opposé, les tableaux de mœurs de M. de Roberto, les poèmes de M. d’Annunzio, les analyses psychologiques de M. Butti, tout lui semble également admirable. Et il reconnaît ensuite qu’au théâtre « le progrès est encore plus sensible que dans le roman. » Voilà un véritable optimiste : et c’est encore, de tous les écrivains que nous présente M. Ojetti, l’un des plus aimables, et des plus sensés. Après cela de quoi se plaindrait-il ? Ses livres se sont vendus, ses pièces ont réussi ; et il a en outre le bonheur de pouvoir librement travailler et rêver « au cœur de la vieille Rome, dans une vaste chambre pleine d’air et de lumière, avec autour de lui d’innombrables livres, tous pareillement vêtus de parchemin blanc. »

Veut-on connaître maintenant quelques auteurs dramatiques italiens ? Voici le plus célèbre de tous, M. Giuseppe Giacosa, l’auteur d’un drame que Mme Sarah Bernhardt a promené, il y a quelques années, à travers l’Amérique. M. Giacosa a accompagné dans cette tournée l’illustre tragédienne ; et sans doute il a gardé de son voyage un souvenir très vif, car lorsque M. Ojetti lui demande son avis sur l’avenir de la littérature italienne : « Je me rappelle, lui répond-il, un discours prononcé par le président du Lotus Club, dans un banquet qui me fut offert à New-York. Après avoir parlé, en parfaite connaissance, de Fogazzaro et de Verga, l’éminent orateur crut pouvoir affirmer que si ces écrivains et maints autres, au lieu d’être Italiens, avaient été des Français, ou des Anglais, ou des Russes, le monde serait de-depuis longtemps déjà rempli de leurs noms. » M. Giacosa est aussi de ce sentiment ; mais il pense que l’heure est prochaine où la gloire des écrivains italiens pourra enfin se répandre sans entraves à tous les coins de l’univers. « Dès maintenant, dit-il, en France, en Allemagne, en Autriche, en Suède, pas un jour ne se passe sans qu’on représente nos drames sur les plus grands théâtres : hier encore, par exemple, le plus fameux acteur de l’Autriche m’annonçait qu’il allait entreprendra une grande tournée italienne à travers l’Allemagne. Et je puis vous certifier à ce propos que notre influence sur la jeune école allemande est infiniment supérieure à celle des auteurs français. En France même, d’ailleurs, il n’y a pas un romancier qui n’ait subi en quelque manière l’influence de M. d’Annunzio. »

M. Giacosa, comme on le voit, se fait une haute idée de la littérature italienne, dont il se tient, très justement d’ailleurs, pour un des représentans principaux. Voici maintenant un de ses confrères, M. Marco Praga, auteur des Vierges et de l’Héritier. M. Ojetti l’a rencontré à Milan, au café Savini. « Il parle fort peu, et ses amis intimes m’ont dit qu’il n’aimait pas à parler d’art. C’est un grand jeune homme blond, mince, élégant ; avec cela, un cycliste passionné. » Et comme M. Ojetti lui demande quels motifs l’ont poussé à écrire l’Héritier, une pièce du genre classique, tandis qu’il avait passé jusque-là pour un auteur modernissime, le jeune cycliste répond, de la façon la plus modernissime, qu’il a écrit l’Héritier parce qu’il avait besoin de douze mille francs. Il reconnaît d’ailleurs que c’est toujours uniquement pour avoir de quoi vivre qu’il a écrit ses pièces. Et si le roman lui paraît un genre très inférieur au drame, c’est simplement parce qu’il est d’un usage beaucoup plus difficile, et ne produit pas autant d’effet sur le grand public. « Ce qui ne m’empêche pas, ajoute-t-il, d’avoir écrit un roman et d’en avoir un autre en préparation. Mais le plus gros de mes bénéfices me vient de mes drames. Aussi ne manquerai-je point d’en produire un tous les ans, jusqu’au jour où le public ne voudra plus de moi. »

J’ai pris ces passages un peu au hasard, dans l’intéressant volume de M. Ojetti. On y trouverait encore maints autres portraits comiques ou touchans : celui de M. Edmondo de Amicis, un littérateur fatigué de littérature et tout occupé désormais de questions sociales ; celui de Mme Matilde Serao, l’apôtre du mouvement néo-chrétien ; celui de M. Ferdinando Martini, qui mène de front la Littérature et la politique, sans paraître du reste attacher plus d’importance à l’une qu’à l’autre. Mais j’ai hâte d’arriver à l’interview de M. d’Annunzio. M. Ojetti en a fait l’épilogue de son Livre, « voulant, nous dit-il, terminer son pèlerinage par une visite au temple de sa foi. »


Ce temple, c’est la villa blanche et tranquille qu’habite M. d’Annunzio, à Francavilla, entre les collines et la mer. C’est surtout le cabinet de travail du jeune poète, une grande pièce tapissée de damas rouge, toute pleine de meubles rares et de bibelots précieux. Nous y voyons M. d’Annunzio assis près de sa table, « entouré de lexiques italiens, grecs, et latins, » tandis qu’un brasier répand dans la pièce des fumées d’encens. « J’ai encore devant les yeux, dit M. Ojetti, l’élégante figure de mon hôte, resté blond et frais et robuste comme à vingt ans. » Et de sa voix « précise et lente, scandant ses phrases lettre par lettre, » M. d’Annunzio expose ses vues sur le présent et l’avenir de la littérature italienne :

« Jusqu’à ces dernières années, nos romanciers se sont complu à pratiquer les étroites théories du naturalisme, mettant tout leur soin à reproduire avec leurs particularités extérieures certains aspects de la vie bourgeoise ou rustique, telle qu’ils l’avaient observée chacun dans sa province natale. Mais c’était là une étude superficielle et grossière ; elle ne tarda pas à tourner au procédé ; et, malgré le talent de certains artistes, jamais prose ne fut plus pauvre, plus décolorée, plus hétéroclite, plus dépourvue de véritable italianité, que celle qui résulta de ce mouvement, avec ses interminables paysages d’une précision quasi géographique, et son abus fastidieux d’expressions soi-disant locales. Le cercle était trop étroit, et d’un ordre trop bas. Et bientôt les esprits plus inquiets ou plus subtils éprouvèrent le besoin d’en sortir : ils se jetèrent avec passion dans Le courant spirituel qui agitait, troublait, fécondait l’Europe ; et ils firent bien. Mais il manquait, par malheur, à la plupart d’entre eux l’éducation Littéraire qui seule leur eût permis de produire des œuvres vivantes. Et c’est le grand défaut des écrivains italiens, que pas un d’entre eux ne possède un style. »

M. d’Annunzio définit ensuite sa conception du style, et l’idée qu’il se fait du futur roman italien. Ce roman, d’après lui, pourra trouver dans la science contemporaine une source précieuse de renseignemens : « Car c’est une erreur puérile de croire que les facultés de l’artiste et celles du savant soient inconciliables. La science, elle aussi, est œuvre d’imagination et de poésie. El quelle mine incomparable est pour l’artiste, par exemple, la pathologie mentale, l’étude des dégénérés, des idiots, des fous ! On a pu dire justement que la science avait rendu à l’art jusqu’à cet élément antique qui paraissait à jamais perdu : le merveilleux. »

M. d’Annunzio, on le voit, est plus indulgent pour la science que la plupart de ses confrères, et il ne lui resterait plus, après cela, qu’à nous présenter M. Lombroso comme le premier des écrivains italiens. A moins pourtant que M. Ojetti n’ait mal compris sa pensée : car je trouve précisément dans une revue italienne de ces mois derniers une étude, d’ailleurs très ingénieuse et belle, sur Giorgione et ses critiques, où l’auteur du Triomphe de la Mort apprécie en des termes tout autres le rôle de la science et ses prétentions :

« L’esprit scientifique, dit-il, a envahi les générations de la seconde moitié de notre siècle. Frappés des résultats merveilleux de la physique et du calcul, les hommes ont pu croire quelque temps qu’avec l’aide de l’une ou de l’autre il leur serait permis de pénétrer tous les mystères et de résoudre tous les problèmes. Mais voici qu’à cette exaltation orgueilleuse succède maintenant une sorte de découragement mêlé de méfiance. On se dit, et non sans raison : « Où est donc cette certitude que la science nous avait promise ? » Si jamais certitude fut incomplète, privée d’un critérium solide, c’est bien celle des sciences naturelles. Et quant aux sciences dites exactes, les unes, — comme la géométrie, — reposent sur une base chancelante d’affirmations arbitraires ; les autres, — comme l’algèbre, — ne sont rien que des modes de raisonnement, et contiennent tout juste autant de certitude que la formule d’un syllogisme. Renonçons donc une bonne fois à la certitude ! Cet amour de la vérité, ce désir effréné de la vérité absolue, est non seulement puéril, mais irrévérencieux. Laissez à la vérité ses voiles, quand ce ne serait que par décence ; respectez la pudeur avec laquelle l’adorable nature se cache sous la trame variée de ses mystères ! »


T. DE WYzEWA.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.