Une Etape de l'histoire de la Chine

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Une Etape de l'histoire de la Chine
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 869-903).
UNE ÉTAPE DE L’HISTOIRE DE LA CHINE

La Chine a franchi une étape décisive de son histoire. Quoi qu’il arrive, l’ancien régime impérial, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps mythiques, ne renaîtra plus. Si despotique que devienne la dictature de Yuan-Chekai elle n’aura ni le caractère, ni l’immuable solidité de l’antique monarchie du Fils du Ciel. Ainsi fut, toutes différences gardées, le pouvoir de Napoléon comparé à celui de Louis XVI. La génération actuelle a vu le commencement de la révolution chinoise ; il n’est pas certain qu’elle en voie la fin. « Le vieux système est à bout ; le nouveau n’est point assis[1]. » Avec la dictature de Yuan-Chekai et l’ordre relatif qu’elle établit, la Chine, après des péripéties dramatiques, atteint une sorte de plateau où elle semble devoir provisoirement s’arrêter. C’est le moment de mesurer le chemin parcouru, d’observer le sens de l’évolution commencée, d’étudier les répercussions que les événemens de Chine ont eues ou peuvent avoir sur la politique européenne.

Il faut toujours redire que les Chinois sont 430 millions, presque le quart de la race humaine ; sur quatre êtres humains il y a un Chinois ; la moindre secousse qui ébranle l’énorme masse, intéresse toutes les nations et modifie les conditions de la politique mondiale. La Russie n’est libre d’agir en Europe que dans la mesure où elle est assurée de la tranquillité de l’Asie ; Russie d’Asie, Russie d’Europe sont comme les deux ampoules d’un sablier, qui ne sauraient demeurer pleines en même temps. Depuis 1878, l’activité russe, arrêtée dans le proche Orient par la grande déception du Congrès de Berlin, se tourne vers l’Extrême-Orient ; elle est mise en échec en 1904-1905 par les victoires du Japon. Les conventions de 1907 qui rétablissent des rapports confians, fondés sur un partage équitable d’influence entre Pétersbourg et Tokio, rendent à la Russie sa liberté d’action en Occident. L’entrevue de Revel entre Nicolas II et Edouard VII en juin 1908, et la fin de l’entente austro-russe pour le maintien du statu quo balkanique (janvier 1908) marquent la reprise de l’activité russe dans les Balkans. La coïncidence des dates est frappante et n’est pas fortuite. La présence de la Russie avec toutes ses forces en Europe est nécessaire à l’équilibre et à la paix générale ; elle est indispensable à notre sécurité : il suffit de rappeler quels événemens ont agité l’Europe et mis la France en péril, de mars 1905 jusque la convention franco-allemande du 4 novembre 1911. Cette raison, — si nous n’en avions pas d’autres et de très puissantes, — suffirait à nous intéresser aux événemens qui s’accomplissent en Extrême-Orient.


I

Une révolution, une république en Chine, dans la vieille Chine des traditions et des rites où le pouvoir, descendu d’En Haut, s’incarnait depuis quatre mille ans dans la personne sacrée de l’Empereur, Fils du Ciel, et dont l’immutabilité absorbait et assimilait les conquérans eux-mêmes, c’est à coup sûr l’un des événemens les plus invraisemblables qui aient, en ces dernières années, bouleversé la face du globe. Peut-être est-il cependant moins paradoxal qu’il n’en a l’air. Il s’explique par la rencontre d’une double série de faits économiques extérieurs et de faits moraux internes. Nous voulons dire que d’abord la transformation de la Chine apparaîtra, quand on observera les événemens contemporains avec le recul nécessaire, comme l’une des conséquences de cette révolution économique, unique dans l’histoire de l’humanité, qui a, par la machine et la grande industrie, transformé l’Europe et les pays de civilisation européenne en un immense atelier qui produit des objets fabriqués qu’il faut vendre et qui absorbe des matières premières et des denrées alimentaires qu’il faut acheter. Industrie, commerce, agriculture industrialisée y ont accumulé des richesses capitalisées qu’il faut faire « travailler, » produire et qui s’emploient à ouvrir de nouvelles sources d’inépuisables richesses. La politique des nations « civilisées » est asservie, de plus en plus, à leur capital et à leur activité productrice. Nous avons montré ici, à l’époque où l’Empire du Milieu a commencé de s’ouvrir à l’influence et à l’activité occidentale[2], qu’il n’était pas possible que ce prodigieux réservoir de richesses inexploitées, ce marché colossal dont le pouvoir d’absorption est presque indéfini, restât toujours isolé de la vie européenne qui l’assiège de toutes parts. La révolution qui a transformé en 1868 le peuple insulaire du Japon, devait nécessairement se produire, plus lentement et par des voies différentes, dans la masse continentale de la Chine. C’est le Japon lui-même qui a été le premier instrument de cette transformation. En battant leurs frères jaunes, dans la guerre de 1894-1895, les Japonais leur démontrèrent la supériorité des outils et des armes des Européens. Armes et outils, c’est sous cet aspect industriel et matériel que se révélèrent d’abord les avantages de la civilisation occidentale et qu’ils s’imposèrent. Ce ne fut pas sans résistances. L’instinct de la conservation avertissait les Chinois que l’adoption de la civilisation européenne les entraînerait dans une série de révolutions, car elle repose sur l’autonomie de l’individu et l’autorité de l’Etat, tandis que la leur était une hiérarchie d’organisations familiales et communautaires. La révolte des Boxeurs (1900), dirigée à la fois contre le gouvernement et contre les étrangers, est un épisode de cette résistance. Les victoires du Japon sur une grande puissance européenne, la Russie, eurent, dans tout l’Extrême-Orient, un profond retentissement ; elles démontrèrent qu’en adoptant les outils de travail et de guerre des Européens, un peuple de race jaune peut maintenir son indépendance, manifester sa valeur, garder son originalité et son particularisme. Les réformes à l’européenne devaient donc être la première étape d’une transformation dont l’aboutissement serait le relèvement et le triomphe de la Chine en face des étrangers. Dès lors, nationalisme et réformisme devinrent les deux aspects d’un même mouvement qui conquit rapidement les esprits des Chinois éclairés, qui créa une opinion publique et prépara une ambiance nouvelle dans laquelle pourrait s’acclimater un gouvernement à l’européenne.

Les conséquences de ces événemens, qui faisaient pression sur la Chine pour l’ouvrir aux outils et aux idées venus de l’extérieur, se rencontraient et s’amalgamaient avec les résultats d’une évolution morale interne, proprement chinoise. L’immutabilité apparente de la vie chinoise cache, en effet, des passions et des haines sous-jacentes, qui, de temps à autre, font explosion au dehors ; la masse évolue lentement, mais puissamment. La révolte latente des Chinois, surtout de ceux du Sud,, contre la dynastie mandchoue, ses mandarins, ses maréchaux tartares, se prolonge depuis la chute des Mings en 1614 ; elle a soulevé, au milieu du XIXe siècle, la terrible guerre des Taï-Pings, où des millions d’hommes périrent, où le Nord noya dans le sang la sécession du Sud. Cette guerre éternelle, toujours prête à recommencer, la Révolution de 1911 n’en est qu’un épisode. Parmi ces populations habituées à la vie corporative, aux responsabilités collectives, à une grande indépendance locale, qui ne font que commencer à s’élever à la notion d’un Etat centralisé, la pénétration des idées européennes a été rapide, mais incomplète. Les conceptions occidentales se sont, la plupart du temps, plaquées sur les âmes chinoises, elles les ont recouvertes comme d’un vernis sans les imprégner intimement ; elles leur ont donné des aspirations à la fois imprécises et violentes plutôt qu’un ensemble coordonné de conceptions raisonnées et adaptées aux besoins du pays. Les idées européennes sont entrées chez les Chinois, en même temps que les machines et les armes perfectionnées, par les ports ouverts, par les chemins de fer, par les livres. Beaucoup d’ouvrages, surtout français et anglais, ont été traduits ou adaptés ; Jean-Jacques Rousseau, dont les utopies sociales s’harmonisent assez bien avec les conceptions confucianistes, a exercé une grande influence sur des esprits encore peu aptes à la critique et qui absorbent pêle-mêle des notions hétéroclites et incomplètes. Le culte de Napoléon va de pair avec l’amour de la liberté. Napoléon leur apparaît comme le héros tutélaire qui fonde la liberté et achève la Révolution. : Dans la Marseillaise chinoise on chante :

« Washington, Napoléon, Fils de la Liberté,

« Venez vous incarner en nous. »

Et quand les Yunnanais, entraînés par le général Tsai, eurent chassé les mandarins impériaux et proclamé l’autonomie de leur province, ils coururent l’annoncer au Consul de France : « Nous avons fait une révolution ! M. Tsai même chose Napoléon ! »

Ce que l’on appelle la « civilisation européenne » représente bien un même ensemble d’instrumens, de machines, de méthodes et de procédés, mais il s’en faut que cela constitue un bloc cohérent de conceptions sociales, religieuses, politiques. Des États-Unis, du Japon, sont venus aux Chinois des enseignemens et des exemples très différens de ceux qu’ils recevaient de France ou d’Angleterre, de Russie ou de l’Allemagne. Cet ensemble de nouveautés disparates s’est quelque peu fondu et amalgamé avec les conceptions indigènes : du mélange sont nées des aspirations presque générales vers un gouvernement plus national, d’où les Mandchous seraient exclus, et plus libre, c’est-à-dire doté d’institutions parlementaires et représentatives. Mais les vieux instincts particularistes ne disparurent pas et la révolution se traduisit d’abord, presque partout, par l’organisation d’un gouvernement local. Il ne faut pas oublier, pour bien comprendre la révolution chinoise, que le commerce et l’industrie ont développé, en dehors de la classe des lettrés, une bourgeoisie active, riche, cultivée et progressiste. Des Chinois de plus en plus nombreux voyagent et vont faire leurs études dans les Universités d’Europe, du Japon et surtout des Etats-Unis ; mais il arrive souvent qu’ils se déracinent et qu’en rentrant chez eux ils ont perdu le contact avec leurs compatriotes et la mesure des réformes qui peuvent s’adapter à leur pays. Aux Etats-Unis, au Japon, à Singapore, en Indo-Chine, en Europe, les Chinois sont presque tous révolutionnaires. Les principaux chefs de la révolution de 1911, Sun-Yat-Sen par exemple, sont des américanisés dont les prédications libérales et socialistes correspondaient à certaines tendances des Chinois cultivés, mais dont la mentalité ne tarda pas à se révéler séparée par de profondes incompréhensions de celle de leurs compatriotes. C’est la double cause de leur succès relatif et de leur échec final.

Les croyances et les conceptions chrétiennes ont exercé une grande influence sur le développement des idées nouvelles en Chine. Les catholiques comptent près d’un million et demi de fidèles ; les protestans environ deux cent mille ; ceux-ci, les Américains surtout, allient parfois des préoccupations commerciales à leur propagande religieuse et le Chinois donne moins facilement sa confiance à leurs pasteurs qu’aux prêtres catholiques. Les gens de négoce et de finance ne sont guère en relations qu’avec le monde des mandarins, rompu aux affaires et corrompu par les affaires ; les missionnaires au contraire sont en contact avec toutes les classes de la société ; de tous les étrangers, ils sont ceux qui approchent de plus près le peuple et qui en peuvent le mieux pénétrer l’âme ; ils demeurent et les autres passent, ils sont désintéressés et les autres cherchent âprement leur bénéfice ; ils annoncent un Dieu de charité, les autres sont les adorateurs du Veau d’or. Dans le livre, si plein de vie et de pénétrantes observations, où il relate ses pérégrinations et ses conversations : A travers la révolution chinoise, M. Farjenel relate une conversation avec Mgr Jarlin. L’évêque de Pékin, dont on n’a pas oublié la vaillance au temps où, coadjuteur de Mgr Favier, il soutint au Pé-tang un siège contre les Boxeurs, constate « combien l’esprit des Chinois est changé, combien il évolue vite : c’était autrefois un axiome que le Chinois était dépourvu de patriotisme, qu’il sacrifierait son pays pour quelques dollars. On se trompait à cet égard… Le Chinois a un grand amour de la justice, et c’est ce sentiment qui a, en partie, causé la révolution. Le christianisme aussi a eu une influence indirecte. Les idées de fraternité, d’égalité, qu’il enseigne, ont fait leur œuvre… Les chrétiens et les prêtres chinois sont acquis aux idées républicaines… ; les curés indigènes… valent, en bien des cas, les Européens, et, c’est à leur activité que l’on doit surtout le développement du nombre des catholiques parmi la population indigène[3]. » Il ne faut pas s’étonner que les missionnaires aient accueilli avec sympathie la révolution et la République. Le nouveau régime a accordé la liberté des cultes et mis à la raison les mandarins qui étaient souvent hostiles aux missionnaires coupables de s’interposer entre eux et les victimes de leurs exactions. Sun-Yat-Sen est un protestant méthodiste, et nombreux sont les catholiques parmi les personnages qui ont.pris une part active à la révolution ; un catholique fait partie de l’entourage intime de Yuan-Chekai. Lorsque le Président prit solennellement possession de ses fonctions, un seul représentant des religions fut invité à prendre part officiellement aux cérémonies ; ce fut l’évêque de Pékin, auquel Yuan-Chekai fit savoir tout le prix qu’il attachait à sa présence. De la révolution, les missionnaires ont vu surtout les aspects sympathiques ; ils étaient du côté du peuple dont ils ont admiré l’élan, le courage, l’enthousiasme généreux ; au contraire, les diplomates et les gens d’affaires ont vu surtout l’administration disloquée, l’État en péril, la sécession du Sud menaçante, les capitaux et les dividendes compromis. La politique, comme c’est son devoir, a défendu l’ordre au nom des intérêts ; mais peut-être cette défense l’a-t-elle parfois empêchée de reconnaître le caractère vrai d’un mouvement complexe où il n’y avait pas que désordre, et d’où est sortie, malgré tout, une Chine très différente de celle d’autrefois. Les révolutionnaires sont venus trop jeunes dans un monde trop vieux ; ils vieillissent, et le monde où ils s’agitent se rajeunit ; et ainsi s’établit un équilibre provisoire, dont la République autocratique et centralisatrice de Yun-Chekai est une expression assez exacte.


II

Les révolutions, dans l’histoire ancienne de la Chine, se traduisaient par des changemens de dynastie. Si l’Extrême-Orient avait continué, loin de toute intervention européenne, son évolution autonome, la Chine, vaincue et humiliée par le Japon en 1895, aurait alors chassé les mauvais maîtres qui n’avaient pas su la défendre ; une dynastie nouvelle serait sortie du peuple ou venue du Japon. La présence des étrangers faussa la direction de l’histoire ; les Européens avaient signé des traités, engagé des affaires avec les empereurs mandchous : ils travaillèrent à les maintenir sur le trône. Mais les crises succédèrent aux crises. L’empereur Kouang-Siu, en 1898, conseillé par le fameux Kang-Yn-Wei et d’autres lettrés en relations avec les Japonais, tente de moderniser son empire : c’est la révolution venue d’en haut, réalisée d’un coup par décret.

C’est alors que paraît pour la première fois dans l’histoire le personnage de Yuan-Chekai. Il est fils de mandarin, né au Ho-Nan ; il a reçu l’éducation de l’aristocratie, mais il a peu de goût pour les vains rabâchages des lettrés ; c’est un homme d’action et de décision, non un homme d’idées et de théories. Il choisit la carrière militaire, malgré le peu de considération que les Chinois y attachent et en dépit des conseils de sa mère veuve ; il aime le commandement, l’exercice du pouvoir pour le pouvoir plutôt que pour les jouissances qu’il procure ; l’argent n’est pour lui qu’un instrument : ambitieux, mais non pas ambitieux vulgaire. Il ne connaît aucune langue étrangère, il ignore l’Europe : c’est un vieux Chinois et ses procédés sont chinois ; il échappe à l’idéologie occidentale inassimilable aux cerveaux de ses compatriotes, mais il a, de l’homme d’Etat, la puissance de travail, la volonté prompte, le sens des nécessités et des possibilités. En 1898, il est parmi les hommes de progrès, l’ami des réformateurs ; il a remis l’ordre et la discipline parmi les troupes du Tche-Ii ; l’empereur Kouang-Siu et ses conseillers le chargent d’exécuter le coup d’État qui reléguera loin du pouvoir l’impératrice Tseu-Shi, supprimera son neveu le Tartare Yong-Lou et assurera l’exécution des décrets réformateurs. Yuan fait son calcul : cette révolution hâtive, mal préparée, est vouée à l’échec ; elle profiterait surtout aux Japonais ; mieux vaut se jeter dans l’autre parti. Yuan avertit Yong-Lou et l’Impératrice qui prennent les devans, séquestrent Kouang-Siu, suppriment réformes et réformateurs[4]. Yuan, dès lors, est l’homme en vue, l’homme de main, sur qui l’on peut compter dans les circonstances difficiles ; sa haute fortune commence, il devient vice-roi du Pelchili, conseiller d’Empire ; il est une réserve et une force pour l’avenir.

Le coup d’Etat autocratique de 1898 ne détruit ni le besoin ni le désir d’une réforme ; mais la jacquerie des Boxeurs, l’expédition internationale de 1900, troublent le cours normal de l’évolution chinoise et démontrent la nécessité d’une transformation profonde qui mette la Chine au même niveau que le Japon dont les victoires ébranlent le continent asiatique. Le docteur Sun-Yat-Sen organise une active propagande réformatrice et anti-mandchoue ; il trouve un terrain favorable dans les provinces du Sud, surtout dans la grande ville commerçante de Canton, qui a toujours été le centre de l’opposition contre les Tartares ; il organise, avec la connivence des Anglais de Hong-Kong, plusieurs soulèvemens qui échouent ; mais son apostolat, soutenu par les subsides des riches Chinois qui vivent hors de Chine, recrute de nombreux adeptes. Il publie en 1904 une brochure : l’Abrégé de la Révolution, où il résume l’essentiel de son programme : fin du régime mandchou, constitution démocratique et républicaine, égalité, socialisme agraire selon les doctrines de M. Henry George. Dans son discours de Tokio du 16 janvier 1907, qui eut tant de retentissement, il développe le même programme. Les sept cents journaux qui paraissent en Chine répandent les principes réformateurs jusqu’au fond des provinces. Peu à peu, sans bruit, sans que les étrangers, qui ne lisent pas les caractères, puissent en soupçonner le sourd cheminement, les idées nouvelles sapent les fondemens séculaires de la monarchie. Soit par conviction, soit par ambition, plusieurs grands personnages préconisent des réformes. Le vice-roi Tchang-Tche-Tong est le réformateur modéré, tandis que Yuan-Chekai passe pour plus radical : rivalité d’ambitieux plutôt qu’opinions raisonnées. La lutte pour la conquête du premier rang est la seule préoccupation de ces mandarins ; la constitution, les réformes ne sont pour eux que des moyens : c’est la différence capitale par où Yuan, Tchang et leurs émules se distinguent de Sun-Yat-Sen, de Hoang-Hing et de leurs amis.

En 1906, l’influence de Yuan-Chekai l’emporte ; il devient ministre des Affaires*étrangères le 4 août ; le parti des réformes prend le dessus ; des décrets sont promulgués qui tendent à rabaisser le prestige des Mandchous en les soumettant aux mêmes lois que les Chinois ; le fameux édit interdisant l’usage et la culture de l’opium est publié. Des projets de constitution sont étudiés. Sous la pression d’émeutes qui éclatent sur divers points de l’empire comme les prodromes menaçans d’un mouvement général, le gouvernement promet une constitution ; des assemblées provinciales consultatives sont créées (19 octobre 1907), c’est le premier essai de régime électif et représentatif. Les membres de la future assemblée d’Empire seront choisis parmi ceux des assemblées provinciales. L’influence de Yuan-Chekai fait décider la création à Pékin d’une école où les jeunes gens de grande famille viendront étudier le fonctionnement du régime parlementaire (22 juillet 1908). Enfin un décret du 27 août fixe les principes constitutionnels : la constitution promise sera promulguée en 1916, quand les mesures préparatoires auront été prises. Pendant qu’en haut la prudence mandarinale prépare, par une gradation habile, l’avènement d’un régime constitutionnel, en bas, dans la masse du peuple, les impatiences réformatrices et révolutionnaires précipitent les événemens. Les sociétés secrètes, qui reçoivent le mot d’ordre de Sun-Yat-Sen, organisent la rébellion, travaillent à s’assurer le concours de la force armée. La révolution et la réforme se préparent ainsi parallèlement, mais la révolution est plus pressée et peut-être plus sincère.

La mort, presque simultanée, de l’empereur Kouang-Siu et de l’impératrice douairière Tseu-Shi fait passer la dignité impériale sur la tête d’un tout jeune enfant, Pou-Y, sous la régence de son père le prince Tchouen. Yuan est disgracié, relégué dans son pays natal du Ho-Nan. Le gouvernement poursuit sa politique de réformes. Le 14 octobre 1909 les assemblées provinciales se réunissent ; comme c’est la règle pour toutes les assemblées délibérantes, elles tendent à outrepasser leurs attributions, à usurper sur le pouvoir exécutif. Elles envoient des délégués au pied du trône pour demander que la convocation du parlement soit avancée de cinq ans et réalisée en 1911. Les délégués provoquent des manifestations, organisent toute une agitation pour soutenir leur vœu ; la Cour tient bon, maintient la date de 1916, mais, pour se conformer aux engagemens du précédent règne, elle convoque l’assemblée nationale consultative : c’est celle que la presse européenne a appelée le Sénat ; elle se réunit le 3 octobre 1910 et, tout de suite, elle manifeste sa volonté d’accroître son importance et de dépasser son mandat ; d’accord avec les délégués des provinces, restés à Pékin, elle organise une campagne de pétitions et de manifestations pour hâter la date de la convocation de l’assemblée nationale ; l’ordre est troublé dans la rue ; une bombe éclate dans la maison du Régent. C’est le scénario traditionnel de toutes les révolutions : le gouvernement cède, accorde la convocation du parlement pour 1913 (décret du 4 novembre 1910) et, naturellement, l’impatience des réformateurs redouble, les pétitions se multiplient, les troubles s’aggravent. Le gouvernement prononce la clôture de l’assemblée (10 janvier 1911). Dans les provinces, l’effervescence est de plus en plus générale ; des bandes armées parcourent le pays. Brusquement, le 10 octobre 1911, la Révolution éclate en même temps dans tout le Sud et dans le bassin du Yang-Tse ; c’est le résultat d’un mouvement concerté, préparé de longue main par les sociétés secrètes et les agens de Sun-Yat-Sen. Le Setchouen, la grande province du haut Yang-Tsé, qui compte 70 millions d’habitans, Ou-Tchang, la grande ville qui fait face à Han-Keou sur l’autre rive du Fleuve, le Yunnan qui fut jadis la dernière forteresse des Taipings, le Kiang-Sou toujours frondeur, sont les principaux foyers de la révolte. La République est proclamée à Canton ; l’insurrection triomphe à Yun-nan-fou. Un gouvernement militaire est organisé à Ou-Tchang sous la présidence d’un homme énergique et décidé, Li-Hueng-Hong ; il lance une proclamation où il appelle aux armes les Chinois pour chasser la dynastie étrangère : guerre aux Mandchous, expulsion des mandarins, mais paix et respect aux étrangers, tel est le mot d’ordre. Il est scrupuleusement observé : nulle part les étrangers ne sont inquiétés, mais les Mandchous sont tués ou s’enfuient. Les Chinois coupent leurs nattes, le ciseau devient l’emblème de la Révolution ; couper les nattes, c’est le signe de l’affranchissement de la servitude mandchoue. À ceux qui résistent, les propagandistes coupent de force les nattes et quelquefois la tête avec la natte. Les trois quarts de l’Empire sont séparés de fait du gouvernement central ; les impôts cessent de rentrer ; il n’y a plus d’État organisé. Tous les élémens de désordre et d’anarchie sont déchaînés. Le Chinois, d’ordinaire tranquille et passif, devient capable, sans transition, des plus violentes passions, qui vont jusqu’au délire. Partout on célèbre, à grand renfort de chants et de pétards, la liberté conquise ; on réclame la République : « Plus d’Empereur ! c’est un loup dévorant ! c’est un étranger qui opprime le peuple chinois ! » À Nankin, l’agitation commence à la fin d’octobre ; un vieux général tartare, Tchang-Hiun, résiste avec une terrible énergie ; il a dix mille hommes de troupe fidèles, il fait détruire les écoles ; quiconque a coupé sa natte est massacré ; on se fusille dans les rues ; les cadavres s’amoncellent. Mais les troupes gagnées à la Révolution accourent, bombardent la ville ; les républicains arborent le drapeau blanc, symbole de la révolte, ils ouvrent les prisons où près de deux mille officiers et soldats suspects avaient été enfermés. Un bataillon de trois cents, jeunes filles prend part à la lutte. La Révolution l’emporte, Tchang bat en retraite vers le Nord avec ses troupes, rançonnant le pays, pillant les villages sur sa route. Autour de Han-Keou et de Ou-Tchang, des combats acharnés se livrent entre l’armée impériale et les révolutionnaires.

Mais un certain ordre apparaît dans ce désordre : des constitutions locales sont promulguées ; des gouvernemens militaires s’organisent. Au Yunnan, un jeune général de brigade expulse le vice-roi, s’improvise dictateur et rétablit un calme relatif. La Chine devient comme une marqueterie de provinces autonomes, de villes libres ; toute la façade officielle de la Chine impériale et mandarinale s’écroule. Une Assemblée nationale, composée de délégués élus par les Assemblées provinciales, se réunit à Nankin[5]. Nankin, c’est la capitale du Sud, la capitale chinoise, comme Pékin est la capitale du Nord, la capitale mandchoue, c’est l’ancienne ville des Mings où l’on vénère les tombeaux des anciens Empereurs chinois. Le 25 décembre, Sun-Yat-Sen arrive d’Angleterre comme le héros du régime nouveau ; on lui fait un accueil triomphal ; son entrée à Nankin est celle d’un souverain au milieu de son peuple en liesse. Le 29, il est élu Président de la République par 17 voix sur 18. Il constitue un ministère. Il y a un gouvernement de la Chine du Sud en face du gouvernement de la Chine du Nord : le plan préparé depuis sept ans par Sun-Yat-Sen et ses affidés est réalisé. Il ne reste plus qu’à installer la République à Pékin sur les ruines de l’ancien régime.

La Cour était prise au dépourvu ; elle n’avait ni troupes sûres, ni hommes d’Etat : Tchang-Tche-Toung était mort, laissant vacant le rôle de chef du parti des réformes modérées. Dans cette détresse, la famille impériale jette les yeux sur l’homme qui a déjà donné des preuves de décision et d’énergie : Yuan-Chekai. Il a trahi en 1898 la confiance de l’Empereur, ce n’est pas un homme sûr, mais c’est un homme résolu, lui seul est capable de sauver le trône. Le régent et l’impératrice mère, Long-Yu, se résignent à rappeler l’exilé ; il est nommé vice-roi des deux Hou et commandant en chef de toutes les forces militaires et navales de la région du Yang-Tsé (14-27 octobre). Le 9 novembre, il est nommé président du Conseil impérial. Il se décide à venir à Pékin. Cette fois, il est dans la place ; il est l’homme de la place.

Que va-t-il faire ? D’abord prendre le vent, louvoyer, assurer sa situation personnelle. La révolution triomphe ; il faut compter avec elle, lui donner des satisfactions ; il sera temps, ensuite, de la canaliser, de la dominer. Le nouveau chef du gouvernement s’abouche avec les chefs de la révolution par l’intermédiaire de Tang-Chao-Y. Le terrain d’entente est facile à trouver : abdication de l’Empereur, fin de la dynastie mandchoue, constitution républicaine. Sun-Yat-Sen et les hommes du Sud tiennent avant tout à délivrer la Chine des Mandchous ; à ce grand objet ils feront de grands sacrifices ; la monarchie détruite, il semble à ces logiciens novices qu’une République s’établira et qu’une République ne peut être qu’un régime de liberté et d’égalité. Yuan accepte ou propose, d’un cœur léger, l’abdication impériale : pour le mandarin chinois qu’il est, quel rôle plus glorieux que de reléguer dans l’histoire du passé la dynastie usurpatrice de ces Mandchous, de ces barbares de la steppe, détestés et méprisés ! Il faut se représenter l’importance d’un tel événement dans l’histoire de la Chine pour bien comprendre la manœuvre de Yuan-Chekai. Quant à la constitution républicaine, on peut toujours l’accepter ; ce n’est qu’un texte mort, sous lequel le plus habile saura glisser la réalité vivante de sa volonté. Sur cette base, l’entente se fait. Les termes de la Constitution sont débattus et arrêtés selon les vues de Sun-Yat-Sen et de ses amis. Il est entendu que si Yuan accepte la Constitution, Sun se retirera devant lui et assurera son élection à la Présidence. Ainsi Yuan aura la satisfaction de fait, Sun la satisfaction de principe.

La Constitution est républicaine et démocratique. Rappelons-en les articles les plus caractéristiques :

Article premier. — La République chinoise est constituée par le peuple de Chine.

Article II. — Le pouvoir souverain, dans la République chinoise, appartient au peuple tout entier.

Article III. — L’autorité de la République chinoise s’étend aux vingt-deux provinces ; à la Mongolie intérieure et extérieure, au Tibet et au Tsinghai.

Article IV. — Le pouvoir, dans la République, est exercé par un Sénat, un président provisoire de la République, des ministres et des tribunaux.

Article V. — Dans la République chinoise, tous les hommes sont égaux, et il n’y a aucune distinction juridique entre les races, les clans, les degrés, les religions.

Le président a le droit de déclarer la guerre et de conclure des traités de paix, d’accord avec l’Assemblée.

II peut être jugé par une haute cour de justice composée de neuf magistrats de la plus haute juridiction[6].

D’autres articles précisent la séparation des pouvoirs et le fonctionnement de chacun d’eux. Une assemblée de délégués des provinces se réunira à Pékin pour préparer la constitution définitive, élaborer les lois électorales ; elle exercera, dès sa réunion, le pouvoir législatif.

L’entente faite, il ne reste plus qu’à organiser la mise en scène. La dynastie était tombée en quenouille, elle joua le rôle classique du « guillotiné par persuasion. » Yuan démontra au régent et à l’Impératrice, avec toutes les formes congrues, que l’abdication s’imposait ; les princes se laissèrent persuader par de grosses pensions. Dans ce pays de tradition, il importe que la transmission du pouvoir se fasse sans interruption, sans coupure, que le régime nouveau soit l’héritier légitime de l’ancien : et c’est par un édit impérial daté du 12 février 1912 que la Chine apprend que le souverain abdique et que la République succède à la monarchie abolie ; ainsi les ancêtres sont respectés et les convenances observées. « Actuellement, déclare l’Impératrice mère au nom de l’Empereur mineur, les habitans de tout l’Empire sont partisans de la République. Les provinces du Sud ont demandé, les premières, l’établissement de ce régime, puis les généraux du Nord l’ont approuvé… Puisque le Ciel et le peuple veulent le régime républicain, comment pourrions-nous être assez obstinée pour garder notre trône contre la volonté des habitans ? En présence de la situation actuelle, d’accord avec l’Empereur, nous remettons au peuple le pouvoir souverain, nous proclamons la République pour satisfaire le peuple qui veut la paix et afin de suivre l’exemple des empereurs de l’antiquité qui déclaraient que l’Empire appartenait à tous…

«… Nous accordons à Yuan-Chekai le pouvoir dirigeant, afin que, conjointement avec les républicains, il forme un gouvernement provisoire… »

Le spectacle historique, que ce texte explique, vaut, en vérité, qu’on s’y arrête. Ainsi finit une monarchie vieille de quatre mille ans et dont les origines sont plus anciennes que l’histoire ; elle finit, mais le culte, fondement de l’idée de l’Etat, se continue par le président de la République. L’Empereur enfant et l’Impératrice mère sont relégués dans un palais, entourés de respect. Yuan-Chekai, élu le 15 février par l’Assemblée de Nankin, prête serment à la Constitution, le 10 mars, à Pékin, en présence des délégués de toutes les provinces et de tous les pays dépendant de l’Empire chinois : Mandchourie, Mongolie, Tibet, Turkestan ; les musulmans ont envoyé des délégués spéciaux ; le 11, l’Assemblée de Nankin envoie à son élu et publie une adresse dont le style et les sentimens élevés méritent d’être remarqués :

« Vous êtes investi de la confiance des quatre cents millions d’hommes du peuple chinois, et vous avez la responsabilité des quarante millions de lis carrés du territoire.

« Les trois chapitres et les cinquante-six articles de la loi organique du gouvernement provisoire doivent être considérés comme la constitution de l’État et strictement observés. Vous ne dédaignerez pas l’opinion publique, n’emploierez pas de moyens despotiques, mauvais ou injustes. Si vous vous conformez à ces indications, nous prenons le Ciel et la Terre à témoin que les cinq grandes catégories de la race chinoise vous accorderont, de tout leur cœur, affection et respect. Nous vous envoyons le grand sceau présidentiel, avec lequel vous signerez vos actes, afin que vos ordres, ainsi scellés, puissent être ponctuellement exécutés. »

Tandis que Yuan-Chekai prend possession du pouvoir et constitue un ministère présidé par son ami Tang-Chao-Y, le docteur Sun-Yat-Sen redevient simple citoyen. Les journaux européens ont dit que son abnégation apparente n’était que le juste sentiment de son inexpérience et de son impuissance à gouverner. Même si telle était la vérité, son désintéressement ne serait pas sans mérite. Nous connaissons des républiques où l’incompétence n’arrête pas toujours, au seuil du pouvoir, les hommes qui cherchent l’occasion de s’y installer. L’apôtre de la révolution a pensé que la République ne pouvait être fondée que par les anciens serviteurs du régime déchu, que Yuan-Chekai inspirerait confiance aux étrangers, sans le concours desquels tout gouvernement était impossible, qu’un gouvernement centralisé, assurant l’union et l’indivisibilité des dix-huit provinces était indispensable. Il est rare, dans la vie politique, que ceux qui ont été à la peine et au danger soient à l’honneur et au profit. Il serait injuste de méconnaître ce qu’il entre de grandeur morale et de vrai patriotisme dans le désintéressement de Sun-Yat-Sen et de ses amis.


III

Ces grands événemens, qui ont modifié si profondément la physionomie de la vieille Chine, ont diversement affecté les intérêts des grandes Puissances ; celles-ci, à leur tour, ont réagi sur l’histoire intérieure de la nouvelle République. Les destinées de la Révolution chinoise sont étroitement liées à celles des intérêts européens, américains, et japonais.

Deux principes ont depuis longtemps dirigé la politique des étrangers vis-à-vis de la Chine : intégrité territoriale de l’Empire du Milieu, porte ouverte, c’est-à-dire liberté commerciale, libre concurrence pour la mise en valeur des richesses de l’immense pays. Chaque fois que l’ambition imprudente d’une ou plusieurs Puissances a esquissé une politique de partage de la Chine, de Break up of China, des complications, des catastrophes même, s’en sont suivies et ont eu leurs répercussions en Europe. Le principe salutaire de l’intégrité de l’Empire chinois a été posé en 1895, après le traité de Shimonoseki, lorsque la Russie, l’Allemagne et la France s’unirent pour donner au Japon, après ses victoires sur la Chine, le « conseil amical » de renoncer à occuper la péninsule du Liao-toung et Port-Arthur. Le principe était sage et les Puissances qui l’avaient préconisé commençaient à en recueillir les bénéfices sous la forme d’avantages économiques, de concessions de chemins de fer, quand l’Allemagne, saisissant le prétexte de l’assassinat de deux missionnaires dans le Chan-toung, s’empara de la baie de Kiao-tchéou et incita la Russie à occuper Port-Arthur. Cette violation cynique du principe qu’elles avaient soutenu deux ans auparavant eut sans doute des résultats avantageux pour l’Allemagne ; mais elle fut pour la Russie une grande faute dont l’insurrection des Boxeurs, la guerre contre le Japon, avec tous les désastres qu’elle a entraînés, sont les conséquences directes. Cette seule faute fit perdre à la Russie le fruit des patiens efforts d’une diplomatie si experte à manier des Asiatiques. Le principe était si juste, que le Japon, à son tour, s’en constitua le défenseur, s’en servit contre l’Europe et sut en tirer les avantages qu’il comporte. L’alliance défensive anglo-japonaise du 30 janvier 1902 est conclue sur la base de l’intégrité de l’Empire chinois ; c’est elle qui a rendu possible la guerre russo-japonaise que les empiétemens de la politique russe en Mandchourie et en Corée ont rendue inévitable. Le traité de Portsmouth et l’alliance de l’Angleterre avec le Japon, renouvelée en 1905, consacrent le principe de l’intégrité de la Chine et ferment le cycle des calamités que la Russie et, par contre-coup, la France et l’Europe ont eu à souffrir pour l’avoir violé.

L’histoire rentre alors dans son cours normal. La Russie et le Japon sont, par leur situation géographique, les deux Puissances les plus intéressées à l’avenir de l’Empire chinois ; il est assez vaste et assez riche pour que leurs intérêts puissent s’y développer côte à côte sans se nuire et que même ils s’y entr’aident : une association russo-japonaise pour la mise en valeur de la Chine, tel a été le vœu des hommes d’Etat russes ou japonais qui ont eu le sens des grands intérêts permanens de leurs pays ; ainsi pensaient le prince Lobanof et le marquis Ito. Lorsque celui-ci vint en Europe, à l’automne 1901, dans le dessein d’y chercher l’alliance dont il avait besoin pour maintenir l’ordre et la sécurité en Chine, c’est à Paris et à Pétersbourg qu’il s’adressa ; ni M. Delcassé ni le comte Mouraview ne comprirent l’importance des ouvertures que leur fit l’homme d’État japonais ; c’est alors que la diplomatie japonaise entama à Londres les négociations qui aboutirent au traité d’alliance. Les désastres de Mandchourie ramenèrent la Russie à une plus juste appréciation de la situation en Extrême-Orient. L’évolution fatale de la Chine vers un régime mieux adapté à la vie moderne, la mise en valeur de ses richesses, ne se feraient ni sous la tutelle exclusive de la Russie, ni sous la direction unique du Japon ; elles ne pourraient être qu’une œuvre internationale dans laquelle la Russie et le Japon exerceraient l’influence la plus forte et obtiendraient les plus gros avantages. Il fallait donc revenir, après tant de péripéties dramatiques et de sang versé, à la seule conception politique qui fût à la fois conforme à la justice et à tous les intérêts : intégrité de la Chine ; entente russo-japonaise. Le traité de Portsmouth esquissait déjà un partage d’influence : aux Japonais, la Corée et la Mandchourie méridionale ; aux Russes, la Mandchourie septentrionale et la Mongolie. L’aboutissement du Transsibérien à Pékin à travers la Mandchourie n’était qu’une solution occasionnelle, que l’on n’avait pas prévue à l’origine, et qui avait entraîné les Russes, pour leur malheur, vers Port-Arthur et la Corée ; mieux valait donc revenir à la conception primitive, à la voie directe vers Pékin à travers la Mongolie par Ourga.

Ainsi s’orienta la nouvelle politique russe. La juste modération du traité de Portsmouth, inspiré par les diplomaties anglaise et américaine, n’atteignait la Russie ni dans son honneur, ni dans sa chair ; elle l’accepta sans arrière-pensée, et, résolument, elle adopta une autre méthode : paix et équilibre en Extrême-Orient par l’accord entre la Russie et le Japon. C’est l’honneur de M. Isvolski d’avoir réalisé ce programme avec la collaboration éclairée de M. Motono, ambassadeur du Japon à Pétersbourg ; il a procédé à une révision générale des intérêts et des aspirations de la Russie en Asie, suivie d’un partage équitable d’influence et d’une réconciliation avec les anciennes rivales de la Russie. Les pourparlers avec Londres sont parallèles aux négociations avec Tokio ; le traité anglo-russe pour la délimitation des sphères d’influence en Perse et dans l’Asie centrale est du 30 août 1907 ; les conventions russo-japonaises sont du 13 juin, du 28 et du 30 juillet de la même année ; la première règle les difficultés relatives à l’exploitation des chemins de fer de l’Est Chinois et du Sud Mandchourien et à la gare commune de Kouang-Tcheng-Se ; la seconde accorde aux sujets japonais des facilités pour la pêche dans les mers du Japon, d’Okhotsk et de Behring ; elle est accompagnée, le même jour, d’un traité de commerce de navigation ; la troisième, enfin, est la plus importante : chacune des deux parties « désireuses de fortifier les relations pacifiques, amicales et de bon voisinage qui ont été heureusement rétablies entre la Russie et le Japon, et d’écarter la possibilité des malentendus futurs entre les deux empires, s’engagent à respecter l’intégrité territoriale actuelle de l’autre, de même que tous les droits résultant pour l’une ou pour l’autre des traités en vigueur, accords ou conventions, appliqués à présent entre les hautes parties contractantes et la Chine… dans la mesure où ces droits ne sont pas incompatibles avec le principe de l’égalité de traitement énoncé dans le traité signé à Portsmouth… » En outre les deux parties reconnaissent l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Empire de Chine et s’engagent à y maintenir le statu quo. Ce langage diplomatique signifie que la Russie et le Japon se tiennent réciproquement pour satisfaits de leurs possessions territoriales et ne recherchent, en Asie, aucun agrandissement aux dépens de la Chine ; il est sous-entendu que les deux pays travailleront d’un commun accord à y faire prévaloir leur double influence. L’accord du 4 juillet 1910, tout en confirmant les précédons, et en assurant le respect du statu quo en Mandchourie, fait un pas de plus ; il prépare la coopération amicale des deux gouvernemens pour les chemins de fer à exploiter ou à construire dans les pays dépendant de l’empire chinois, Mandchourie et Mongolie. L’annexion de la Corée à l’Empire nippon proclamée le 24 août 1910 est acceptée sans difficulté par la Russie. La réconciliation est donc complète ; le 28 août 1911, le tsar Nicolas et le mikado Mutsuhito échangent des télégrammes très cordiaux constatant que les dernières questions litigieuses entre les deux pays sont réglées. La coopération commence. En juillet 1912, le voyage à Pétersbourg du prince Katsura prépare l’action commune des deux pays en face de la révolution chinoise. S’il faut en croire les révélations de la presse japonaise, un arrangement aurait été signé en juillet 1912 et délimiterait, entre les deux pays, des zones d’influence séparées du Nord au Sud par le méridien de Pékin, et de l’Est à l’Ouest par une ligne passant par la station frontière de Kouang-tcheng-Se sur le Transmandchourien ; une grande partie de la Mongolie intérieure tomberait ainsi dans la sphère d’action du Japon.

La fin du dramatique malentendu entre la Russie et le Japon a eu en Europe des conséquences considérables : elle a rendu à la Russie la liberté d’action qui a précipité les grands événemens dans la péninsule des Balkans. La France n’a pas manqué de travailler à cet heureux rapprochement, qui assurait la sécurité de ses possessions et de ses intérêts en Extrême-Orient et lui rendait, en Europe, son alliée. L’histoire dira un jour tout ce que la France, dans cette période difficile de son histoire, a dû à la discrète et persuasive influence de notre ambassadeur à Tokio, M. Gérard.

Telle était, au moment où s’accomplissait la révolution chinoise, la situation diplomatique en Extrême-Orient. Des liens multiples et enchevêtrés créaient une solidarité d’intérêts très étroite et très solide entre la Russie, le Japon, l’Angleterre et la France : alliance anglo-japonaise, alliance franco-russe ; ententes cordiales anglo-française et anglo-russe, accords russo-japonais, accord franco-japonais[7]. La Belgique solidarisait ses intérêts avec ceux de ce puissant groupement. De la triple alliance, au contraire, l’Allemagne seule a en Chine des intérêts considérables ; ses associées, Autriche et Italie, n’y apparaissent qu’au second plan ; les relations de l’Allemagne avec le Japon sont bonnes, mais sans cordialité ni confiance ; en Extrême-Orient, la diplomatie de Guillaume II, hautaine, cassante, faisant à tout propos parade de sa force, n’a pas « la manière ; » dans la crise chinoise, l’Allemagne a défendu ses intérêts ; elle s’est jointe au groupement des grandes Puissances, non sans chercher de temps à autre à y provoquer des fissures. Quant à la Chine, l’accord des grandes Puissances était pour elle, tandis qu’elle achevait l’étrange mue qui allait la transformer en République, une garantie de sécurité ; la guerre civile, si des ambitions étrangères avaient eu intérêt à l’alimenter, aurait pu aboutir à une sécession définitive ; au contraire, toutes les Puissances allaient se trouver d’accord pour prêter au gouvernement chinois l’appui financier nécessaire à l’établissement d’un ordre durable et d’une administration réformatrice. Tous les accords entre les Puissances ayant pour article fondamental l’intégrité du territoire de la Chine, ce principe allait, une fois de plus, exercer son action bienfaisante et pacificatrice.


IV

La République chinoise est née pauvre. Le premier effet de la révolution fut d’arrêter net l’afflux des impôts des provinces vers la capitale. Le gouvernement chinois est un minimum de gouvernement ; il laisse une large autonomie aux provinces, et les vice-rois n’envoient au trésor impérial que ce qui reste après qu’ils ont payé toutes les dépenses de leur province, y compris celles de l’armée, et satisfait l’avidité de tous les mandarins : ce reliquat est peu de chose. C’était assez cependant, avec le produit des douanes, pour faire vivre l’Etat et la Cour. Brusquement, cette source fut tarie et le Trésor à soc. Le gouvernement de Yuan-Chekai se trouvait donc sans ressources en face de la tâche colossale de la Chine à pacifier et à organiser. Pour ressouder l’unité disjointe, réprimer le brigandage et la guerre civile, il fallait de l’argent, les Puissances étrangères seules pouvaient en prêter à la Chine. Voilà pourquoi la question des emprunts a dominé tout le problème de l’évolution intérieure de la Chine et de ses rapports avec l’Europe, le Japon et les États-Unis.

Les étrangers avaient, au rétablissement d’un gouvernement régulier et durable, un intérêt considérable : il leur fallait sauvegarder un capital d’environ quatre milliards prêté au gouvernement impérial et les entreprises et concessions de toute nature dont ils ont commencé ou préparé l’exploitation. L’ancien régime vivait d’expédiens, d’emprunts onéreux ; une bonne partie de ces emprunts était souvent, en vertu du contrat, employée à des achats de marchandises d’une utilité douteuse. « Lorsque nous étions à Changhaï, rapporte un témoin, quatorze cents mitrailleuses inutilisables, rongées de rouille, y représentaient l’achat forcé à un prêteur[8]. » Le plus clair des revenus de l’empire provenait des douanes très bien administrées par sir Robert Hart et les fonctionnaires européens de son service ; mais le produit des douanes servait à gager sept emprunts et subvenait aux budgets de la Cour, de la Marine et des Affaires étrangères. Au moment où la Révolution éclata, des pourparlers étaient engagés entre le gouvernement impérial, et un consortium de grandes banques anglaises, allemandes, américaines, françaises pour la conclusion d’un gros emprunt. Le premier souci du nouveau gouvernement, personnifié par Yuan-Chekai, fut de reprendre les négociations en vue d’un grand « emprunt de réorganisation » d’un milliard et demi, qui devait servir à remettre sur pied l’administration et l’armée et à aider la République à maintenir Tordre et à résister aux ambitions dangereuses. Tout le développement économique du pays, auquel les étrangers sont intéressés pour une si forte part, dépendait du succès de l’emprunt ; on comprend ainsi pourquoi certains établissemens qui ne faisaient pas partie du consortium et qui passaient pour on être les rivaux, s’employaient au succès de l’emprunt. La politique des grandes Puissances en Chine, depuis la révolution, se résume dans l’histoire du consortium et de l’emprunt ; la diplomatie, dans le dénuement où était alors la Chine, ne pouvait agir que par des moyens financiers : il s’est établi entre la diplomatie et la finance une collaboration très étroite.

L’accord des grandes Puissances pour assurer le concours financier indispensable à la Chine ne s’est pas fait sans difficultés. La Russie, au début, refusait de participer à l’opération et demandait à son alliée de s’en abstenir ; elle craignait qu’un gros emprunt ne servit surtout à réorganiser l’armée, à acheter du matériel de guerre et à contrecarrer l’influence russe en Mongolie et celle du Japon en Mandchburie. Les nationalistes républicains demandaient que le Président prît des mesures pour empêcher que les provinces vassales, Mandchourie et Mongolie, ne se détachassent pour tomber en fait sous la dépendance de la Russie et du Japon. M. Kokovtzof préférait à un emprunt fait par le consortium sous le contrôle de la diplomatie, un emprunt moins considérable que les établissemens belges, avec le concours des banques françaises et anglaises de second rang, auraient réalisé. Ce furent les hommes d’Etat japonais qui, avec leur merveilleuse intuition des affaires chinoises, eurent le mérite de comprendre qu’un accord général de toutes les grandes Puissances était la condition indispensable du rétablissement en Chine d’un gouvernement régulier et que l’emprunt était à la fois le signe extérieur de cet accord et la condition de son efficacité. Il fut entendu que l’emprunt serait réduit à vingt-cinq millions de livres sterling (six cent trente et un millions au cours de l’émission) et qu’il serait affecté à des dépenses nettement déterminées qui ne pourraient pas être des dépenses d’armemens, et que la diplomatie exigerait avant tout que satisfaction fût donnée à la Russie dans la question de Mongolie. On ne tarda pas à Pétersbourg à se rendre compte que refuser de prêter au gouvernement de Yuan-Chekai le concours dont il avait besoin pour établir son autorité, c’était risquer de prolonger l’anarchie et que les républicains les plus avancés étaient, en Chine, les plus nationalistes, les plus hostiles aux Russes ; le triomphe, même momentané, d’une république démocratique et sociale en Chine, aurait, dans tout l’Extrême-Orient, un retentissement tel que l’exemple en pourrait devenir contagieux et provoquer des troubles en Sibérie où vivent des milliers de socialistes et de révolutionnaires russes exilés ou déportés. L’intérêt de la Russie et du Japon était donc, comme celui des grandes Puissances, d’aider la Chine à se donner un gouvernement régulier et pacificateur sans lui permettre de devenir une puissance assez forte pour inquiéter ses voisins. À ces conditions, le Japon et la Russie adhérèrent au consortium et à la politique dont il était l’expression ; il représenta désormais les intérêts de six grands États et parla en leur nom. Ainsi se manifestait la puissance de la combinaison diplomatique qui unit les intérêts du Japon à ceux de la Russie.

L’unanimité diplomatique et financière des Puissances étant assurée, il restait, avant de réaliser l’emprunt, à résoudre de grosses difficultés. Il fallait d’abord gager l’emprunt, inspirer confiance aux prêteurs ; le plus clair des revenus de la Chine était déjà engagé. Les grands établissemens de crédit, en France surtout, manifestaient des inquiétudes ; ils hésitaient à engager leur clientèle à placer ses capitaux dans un pays où la situation politique paraissait mal affermie. Le corps diplomatique demanda comme gage le revenu des gabelles, et il commença à parler d’un contrôle étranger sur l’administration financière de la Chine. Mais une telle intrusion des étrangers dans la vie intérieure du grand empire n’allait-elle pas soulever un mouvement xénophobe, provoquer peut-être dans les provinces des massacres que la présence, à Pékin, des troupes internationales serait impuissante à prévenir ? Ne risquait-elle pas, enfin, d’ébranler la situation, déjà si difficile, de ce Yuan-Chekai que les Européens regardaient comme le seul homme capable d’assumer la responsabilité du gouvernement ? Yuan était dans l’impossibilité matérielle de gouverner sans le concours des étrangers, mais il risquait, en se mettant entre leurs mains, une dangereuse impopularité. Les révolutionnaires qui n’auraient pu réussir, s’ils avaient pris le pouvoir, à faire face aux engagemens financiers de la Chine, et qui eurent le mérite de sacrifier leurs ambitions politiques à l’intérêt supérieur de leur pays, pouvaient, en présence d’une mainmise des étrangers sur les finances de la Chine, demander compte au président provisoire d’une pareille trahison et ameuter contre lui l’Assemblée el l’opinion publique.

La manœuvre du vieil homme d’Etat, entre tant d’écueils, est merveilleuse de souplesse et d’ingéniosité. Aux étrangers, il se donne comme seul capable de conjurer le péril d’anarchie et de dislocation ; ils sont plus intéressés que les Chinois eux-mêmes au crédit de la Chine, car ils sont ses seuls créanciers ; ils ont donc tout intérêt à le soutenir ; mais qu’ils se gardent de l’étrangler, en lui imposant des conditions inacceptables ! L’Assemblée nationale provisoire repousse les conditions du consortium, il faut donc lui donner, à lui Yuan, les moyens de tenir en bride l’Assemblée, de payer les soldats qui menacent de se mutiner. Ils se mutinent en effet, le 28 février 1912, à Pékin, au grand effroi des étrangers ; entre Nankin et Pékin, un général tartare tient la campagne, vit sur le pays et Yuan ne semble pas pressé d’en venir à bout. Les banques récalcitrantes avancent l’argent nécessaire pour apaiser les soldats, les Puissances qui craignent que Yuan ne soit débordé par les révolutionnaires, se montrent plus traitables. Le rusé Chinois trouve le moyen de leur prouver qu’à la rigueur, il pourrait se passer d’elles et de leur consortium ; il conclut avec le financier anglais Crisp un emprunt de 280 millions. Grand émoi dans le corps diplomatique et parmi les grosses banques du syndicat ! Mais l’emprunt Crisp n’est pas couvert, un accommodement se fait entre financiers et le consortium reste maître de dicter ses conditions. Yuan du moins a gagné du temps et des amis ; il a employé une partie de l’argent avancé par les banques à se créer une clientèle, à recruter, dans les provinces du Nord, des soldats dévoués, tandis qu’il licencie ceux du Sud. Aux chefs républicains, il persuade que seul il est en mesure d’inspirer aux étrangers la confiance indispensable pour obtenir d’eux les ressources nécessaires au gouvernement, qu’il a déjà remporté un succès inappréciable, l’abdication de la dynastie, la fin du régime mandchou, et que son pouvoir est la transition nécessaire entre l’ancien régime à jamais aboli et le régime démocratique de l’avenir. Les chefs des Kouomintang (parti du peuple) se laissent persuader ; ils abandonnent la partie, se retirent dans le Midi pour y reprendre en sous-œuvre l’éducation républicaine et nationale du peuple chinois. Pour les républicains, Yuan est l’homme nécessaire, un peu comme le fut, en France, M. Thiers après 1870. Il ménage les Mandchous. Les ennemis du nouveau régime voient en lui le dictateur qui, une fois son pouvoir solidement établi, mettra à la raison les novateurs. Ainsi, rassurant tous les intérêts, flattant toutes les ambitions, ménageant toutes les Puissances, Yuan-Chekai établit au-dessus des lois et des partis son pouvoir dictatorial. Bientôt il se sent assez fort, assez indispensable, pour frapper ses adversaires ; deux généraux républicains, Tchang-Tchennou et Fang-Ouei, étant venus à Pékin pour conférer avec lui et faire entendre leurs doléances, il les fait tuer (15 août 1912). Lui-même s’enferme au fond de son palais strictement gardé par des soldats fidèles. Les chefs républicains viennent à Pékin ; Sun-Yat-Sen y est accueilli en grande pompe, comblé d’honneurs (septembre 1912) ; le ci-devant prince régent, Tchouen, vient lui rendre visite officielle dans le palais où il réside ; c’est le symbole visible du triomphe de la Révolution et de la République. Sun accepte de devenir directeur général des chemins de fer ; le général Hoang-Hing, soldat de la Révolution, vient aussi dans la capitale et est nommé directeur général des mines. C’est le ralliement. Tout est à la concorde et à l’harmonie, sinon peut-être à la confiance. Le pouvoir personnel de Yuan s’impose comme un fait et comme une nécessité.

Tandis que s’accomplissait cette évolution vers la dictature, l’Assemblée nationale provisoire votait et le Président promulguait les lois constitutionnelles de la République (10 août, 14, 20 septembre 1912). En voici les dispositions essentielles. Le pouvoir législatif appartient à deux Chambres. Le Sénat est élu par les Assemblées provinciales ; les Chinois vivant hors de Chine et les lettrés y sont représentés. La Chambre des députés compte 596 membres élus à deux degrés pour trois ans parmi les hommes d’au moins vingt-cinq ans. Pour être électeur, il faut remplir certaines conditions de cens, assez élevées, ou posséder certains diplômes ; les fumeurs d’opium et les illettrés sont exclus ; ne sont pas non plus électeurs ni éligibles les militaires, les fonctionnaires de la police, de l’administration, de la justice. Il y eut, en tout, vingt millions d’électeurs.

Les premières élections constitutionnelles pour la Chambre et le Sénat ont eu lieu en décembre 1912 et janvier 1913 ; elles furent un succès pour le parti du peuple (Kouomintang) dont le chef est Sun-Yat-Sen ; il obtint plus de la moitié des sièges ; même dans le Nord, en Mandchourie, par exemple, ses candidats l’emportèrent, mais Yuan contre-balança cette majorité en nommant lui-même les représentans de la Mongolie et du Tibet qui, en raison des circonstances politiques, se trouvaient dans l’impossibilité d’élire leurs députés. Au Sénat, le parti du peuple eut 129 sièges contre 77 au parti de Yuan-Chekai. Les élections étaient un échec pour le Président provisoire ; même s’il obtenait encore, pour l’élection à la présidence définitive, la majorité que Sun-Yat-Sen et ses amis paraissaient prudemment disposés à lui assurer, son pouvoir serait précaire et limité. A cette diminution Yuan, assuré de l’appui des étrangers, préféra la lutte ; il l’entama à la chinoise.

Un des chefs du parti du peuple, Song-Kiaojenn, ancien ministre de l’Agriculture, orateur éloquent et populaire, avait particulièrement insisté, au cours de la campagne électorale, sur la nécessité de ne donner au Président qu’un pouvoir limité et contrôlé à la mode française ; dans une réunion politique tenue à Ghanghai, il avait même attaqué personnellement Yuan-Chekai et dénoncé ses usurpations, sa dictature. Quelques jours après, au moment où il allait monter dans le train qui devait le conduire à Pékin, il était tué à coups de revolver (20 mars 1913). L’enquête démontrait que l’assassin était un homme de police, aux gages du premier ministre Tchao-Ping-kiun. Il y a des juges en Chine ! Ils osèrent lancer un mandat d’amener contre le premier ministre, dont la complicité ressortait des documens saisis au domicile de l’assassin. Yuan, par décret, le déclara innocent. Un pareil événement, au moment où le Parlement allait se réunir à Pékin, jeta la consternation dans le parti du peuple. A l’ouverture des Chambres (8 avril), l’élection des bureaux fut faite au milieu d’une émotion intense. Entre le Président et le Parlement, c’était la guerre.

Le « nerf de la guerre » était à la disposition des étrangers. L’emprunt du consortium n’était pas encore signé. Les Chinois ont l’art des négociations dilatoires : Yuan voulait faire traîner les pourparlers jusqu’au moment où il serait Président définitif. Du côté des prêteurs, on commençait à s’inquiéter, on se demandait si le parti démocrate et révolutionnaire, qui annonçait qu’il ne reconnaîtrait aucun emprunt conclu sans un vote régulier du Parlement, n’allait pas l’emporter. Au lendemain de son élection, le jour même de l’assassinat de Song-Kiaojenn, le président Wilson avait retiré l’appui officiel aux banques américaines en les invitant à sortir du consortium ; le Président et M. Bryan considéraient comme incompatible avec le programme démocrate de couvrir une politique inspirée par les trusts et les banques. La République des Etats-Unis reconnaissait officiellement, la première, la République chinoise. Mais les Américains s’excluant eux-mêmes du concert financier et politique des Puissances, leurs rivaux japonais comprirent tout le parti qu’ils pouvaient tirer de cette abstention pour le développement de leur influence en Chine, et ils n’en furent que plus résolus à soutenir le président Yuan-Chekai. Les Puissances européennes ne dévièrent pas non plus de la ligne qu’elles avaient adoptée et persistèrent à appuyer Yuan, qu’elles regardaient comme seul capable de maintenir l’ordre, de canaliser la révolution et de permettre l’essor des affaires. Yuan-Chekai ne pouvait l’emporter qu’avec l’appui de l’argent et de la diplomatie des étrangers ; en assurant son triomphe, ils étaient assurés d’avoir en Chine un gouvernement favorable à leurs entreprises et à leurs affaires, et qui aiderait la Chine à se relever, à se réorganiser et à mettre en œuvre ses ressources. A Paris, un groupe de banquiers et d’hommes d’affaires venait précisément de fonder une nouvelle société, la Banque industrielle de Chine, au capital de 45 millions, destinée à organiser l’exploitation financière et industrielle de la Chine et résolue à soutenir la politique de Yuan-Chekai. Le Président provisoire hâta les dernières négociations avec le consortium ; la question de Mongolie fut réglée à la satisfaction de la Russie. Tout fut enfin « bouclé » et, dans la nuit du 26 au 27 avril 4913, le contrat d’emprunt fut signé entre les ministres représentant le Président provisoire et les délégués du consortium. Au dernier moment, le vice-président du Sénat, M. Wang-Tchengting, un chrétien puritain du parti démocrate, obtint de pénétrer dans la maison où étaient échangées les signatures et formula une protestation : le contrat, disait-il, n’avait pas l’approbation du Parlement et la nation chinoise ne pourrait que le considérer comme nul. Le Sénat et la Chambre, quelques jours après, votèrent un ordre du jour dans le même sens. Sun-Yat-Sen adressa aux parlemens européens une protestation qui resta sans effet. Le consortium et Yuan-Chekai étaient les maîtres de la situation. Mais le Chinois, pour ne pas dépendre trop étroitement des banques du consortium qui lui mesuraient les versemens et exigeaient des justifications de l’emploi des fonds, s’était arrangé, dès le 10 avril, pour conclure un emprunt de 40 millions, à 6 pour 100, avec un groupe austro-allemand que soutenait, dit-on, la maison Krupp ; en échange, des commandes d’armes devaient être faites ; c’est encore les revenus de la gabelle qui figuraient la garantie des prêteurs. Ces incidens n’étaient pas sans provoquer quelque inquiétude dans les milieux financiers ; on hésitait à lancer l’emprunt dans le public. Après entente entre les gouvernemens, les ministres des Affaires étrangères des différens pays intéressés écrivirent aux banques des lettres conçues dans un sens identique constatant que les chancelleries considèrent que « ce contrat constitue un engagement liant le gouvernement chinois et ses successeurs[9]. » L’emprunt lancé dans le public réussit.

Dès lors, les événemens se précipitent. Yuan est assuré de l’appui de toutes les Puissances, liées par les avances et les prêts que leurs nationaux ont consentis ; elles ne lui demandent que d’établir solidement son pouvoir, garantie d’ordre et de sécurité, sans trop s’inquiéter des moyens dont il croira pouvoir se servir. En Chine même, los adversaires de Yuan semblent renoncer à la lutte ou l’ajourner, tant la question financière prime toutes les autres. Sun-Yat-Sen cherche à empêcher la guerre civile dont il prévoit la sanglante échéance. Dans les provinces, des troubles éclatent et Yuan-Chekai en profite pour prendre l’offensive ; les exécutions commencent ; à Ou-Tchang, les Kouomintang sont poursuivis et massacrés, le consul de France sauve ceux qui se réfugient sur le territoire de la concession française. La terreur règne à Pékin, les suspects sont exécutés ou s’enfuient, mais le Parlement reste ferme et multiplie les protestations ; il rejette le traité sino-russe relatif à la Mongolie, il rejette le contrat d’emprunt ; on ne le regarde plus que comme un Parlement factieux dont le maintien n’est encore nécessaire que pour procéder à une élection présidentielle régulière. Tout le Sud est en armes ; les délégués des assemblées provinciales réunis à Changhai prononcent la déchéance du dictateur, traître, violateur de la Constitution. Au commencement de juin 1913, la guerre civile commence ; les troupes de Yuan, mieux organisées, mieux payées, l’emportent ; partout les républicains sont traqués ; le 22 juillet, un décret officiel de Yuan met à prix la tête des principaux chefs, sans toutefois nommer Sun-Yat-Sen ; celui-ci, avec Hoang-Hing et plusieurs autres, se réfugie au Japon. La reprise de Nankin par les troupes du gouvernement commandées par le Mandchou Tchang-Hiun fut particulièrement atroce ; la malheureuse « capitale du Sud, » déjà détruite au temps des Taïpings, fut mise à feu et a sang. Trois Japonais ayant été tués dans la bagarre, le gouvernement de Tokio envoya des navires de guerre qui rétablirent l’ordre et sauvegardèrent ce qui restait de la population décimée. La guerre civile s’apaisa ainsi peu à peu. La Chine, de nouveau ensanglantée, était du moins préservée, une fois encore, d’une sécession.

Le 6 octobre 1913, on procéda à Pékin à l’élection pour la Présidence de la République. Le vote eut lieu à huis clos sous la surveillance des soldats et de la police. De 870 membres du Parlement, 732 étaient présens ; 507 votèrent au troisième tour pour Yuan-Chekai, 363 s’abstinrent ou dispersèrent leurs voix. Quelques jours après, les Puissances reconnaissaient officiellement la République chinoise.

Le dernier acte de la tragi-comédie fut joué quelques semaines plus tard. Le conflit entre le Président et le Parlement était irréductible. L’opposition courageuse, mais impuissante, des Chambres ne pouvait que gêner le gouvernement et entretenir des germes de guerre civile. Le 4 novembre, Yuan chassa des Chambres la majorité opposante et, le 12 janvier, il déclara le Parlement dissous ; les derniers sénateurs et députés s’enfuirent. Les comités républicains dans les provinces furent dispersés, et les membres qui chercheraient à se réunir déclarés rebelles. Les Assemblées provinciales furent également dissoutes (mars 1914), la liberté de la presse supprimée de fait. Depuis cette série de coups d’État, Yuan-Chekai, Président de la République, dictateur, règne sans opposition ni contrôle sur l’immense Chine, meurtrie, mais pacifiée. Tout récemment, le 1er mai, une nouvelle constitution a été promulgée, elle organisa le despotisme en faveur du Président de la République. ; Le régime parlementaire est supprimé en fait. Un Parlement devra être convoqué au plus tard en 1916 ; il est dit que son assentiment sera obligatoire pour les lois portant accroissement des charges fiscales ou modification des frontières de la Chine, mais un conseil de la République est créé, dont les membres seront nommés par le Président. Celui-ci, après avis conforme de ce Conseil, pourra dissoudre le Parlement, ou refuser de promulguer une loi volée parle Parlement, même à la majorité des trois quarts des voix. Une commission de dix membres, choisis dans le Conseil de la République, élaborera une Constitution définitive. Avec le nom de République, c’est le pouvoir absolu qui désormais est établi en Chine.


V

De leur politique diplomatique et financière et de l’appui prêté au gouvernement de Yuan-Chekai, les Puissances européennes ainsi que le Japon et les Etats-Unis attendaient un double résultat : d’abord l’intégrité de la Chine et le maintien de l’ordre, ensuite des bénéfices positifs, une part dans la mise en valeur, dans l’exploitation des richesses de la République. Le résultat a-t-il répondu à leurs espoirs ?

Nous avons dit que le Japon et la Russie s’étaient mis d’accord pour sauvegarder l’intégrité des provinces chinoises et pour se partager la domination ou le contrôle effectif sur les « marches » du Nord, Corée, Mandchourie, Mongolie. Les vastes régions semi-désertiques de la Mongolie remplissent tout l’espace intermédiaire entre les provinces russes de Sibérie et la Chine proprement dite : c’est le pays des stoppes ; de là sont parties, au XIIIe siècle, les armées du Tchinguiz-Khan, qui ont conquis le monde depuis les mers de Chine jusqu’à la Baltique et à l’Adriatique. Les Mongols, descendans clairsemés des héros d’autrefois, nomadisent encore dans ces plaines indéfinies ; leur pays est sur la route directe, l’ancienne « route de la soie » qui conduit d’Europe en Chine soit par la trouée de l’Ili, soit par Ourga ; par la passera un jour le chemin de fer le plus court et le plus facile à construire de Russie à Pékin. Cette région a donc pour les Russes une grande importance, et ils travaillent depuis longtemps à s’y assurer une clientèle. Les Chinois, de leur côté, s’ingéniaient à conquérir peu à peu la Mongolie par une lente infiltration de colons que suivaient des fonctionnaires et des soldats ; ils ont réussi à assimiler ainsi une partie de la Mongolie intérieure, colle qui est contiguë à la Mandchourie. Les Mongols, habitués à l’indépendance, voyaient avec inquiétude cette invasion ; leurs ancêtres ont, au cours des siècles, plusieurs fois imposé leur suzeraineté ou intronisé leurs princes en Chine, ils n’ont jamais été soumis par les Chinois. En 1914, des chefs mongols avaient fait offrir à la Russie le protectorat des tribus dont le centre est à Ourga où réside le Koutouktou, chef religieux et politique de la Mongolie[10]. L’abdication de la dynastie mandchoue à Pékin parut aux chefs mongols l’occasion désirée pour se séparer des Chinois ; ils n’étaient liés, alléguaient-ils, que par une union personnelle avec la dynastie, mais nullement par un lien de vassalité, encore moins de sujétion, avec la Chine. La Mongolie extérieure proclama son indépendance et se tourna du côté de la Russie, Par un traité du 3 novembre 1912, entre le Tsar et les princes mongols, la Russie reconnut l’autonomie de la Mongolie vis-à-vis de la Chine ; des soldats russes, sous prétexte de gardes consulaires, obtenaient le droit d’y résider ; la Russie promettait de prêter des instructeurs pour former l’armée mongole. Yuan-Chekai, pour éviter la sécession de la Mongolie, fit mine d’y envoyer des troupes que la diplomatie russe arrêta en route. On négocia ; nous avons vu le lien étroit de ces négociations avec la question de l’emprunt du consortium. Le 5 décembre 1913, un traité fut signé entre Yuan-Chekai et les Russes. La Russie reconnaissait que la Mongolie fait partie du territoire chinois, mais la Chine reconnaissait l’autonomie de la Mongolie. En fait, les Russes exercent sur la Mongolie extérieure une sorte de protectorat politique et économique. Un rapprochement a été ménagé, par l’entremise du bouriate russe Dorjief, entre le Grand Lama d’Ourga et la Grand Lama de Lhassa. Le Turkestan chinois, complètement séparé de la Chine, tombera comme un fruit mûr aux mains des Russes. Au Tibet, le Dalaï Lama a obtenu le retrait des troupes chinoises et cherche à réorganiser, avec l’aide des Anglais, un gouvernement autonome. En Mandchourie, nous avons fait allusion aux arrangemens spéciaux qui délimitent les zones d’influence japonaise et russe entre le méridien de Pékin et les confins de la Mandchourie. Une partie de la Mongolie intérieure rentre ainsi dans la sphère japonaise ; c’est dans cette région que le gouvernement de Tokio a obtenu trois concessions de chemin de fer ; deux lignes joindront deux points de la grande voie transmandchourienne avec Yao-Nanfou et traverseront des régions fertiles où la culture intensive du haricot soja est devenue une source considérable de richesses ; une troisième ligne descendra de Yao-Nanfou vers Jehol. Par leurs chemins de fer, par leurs consuls, par Port-Arthur et la presqu’ile du Liao-Toung, qu’ils tiennent à bail en vertu du traité de Portsmouth, les Japonais sont les véritables maîtres de la Mandchourie méridionale et de la Mongolie intérieure ; les Chinois les haïssent, mais ils sont impuissans à les repousser. En fait, la Chine est donc aujourd’hui presque réduite aux dix-huit anciennes provinces, tous les pays annexes sont, ou séparés, ou en voie de séparation. Ainsi, à la lumière de ces faits, s’éclaire l’attitude de la Russie et du Japon vis-à-vis de la révolution chinoise.

Les Puissances européennes et les États-Unis n’ont demandé à la Chine que des avantages économiques, des chemins de fer à construire, des mines à exploiter. Il faudrait une étude spéciale pour en entreprendre l’énumération. On n’y aperçoit pas de plan d’ensemble, l’initiative vient en général des banques ou des groupes financiers, qui s’intéressent beaucoup moins à la construction du chemin de fer qu’à l’emprunt qui doit servir à en couvrir les frais ; souvent une concession est demandée, puis revendue avec bénéfice sans aucun souci des avantages ou des inconvéniens politiques qui peuvent s’ensuivre ; une concession devient ainsi une valeur mobilière sur laquelle on spécule, et si elle peut rapporter de beaux bénéfices au « groupe » de spéculateurs qui l’obtient, on voit moins l’avantage qu’en espère la diplomatie qui en négocie l’octroi. Cependant les Allemands, dans le Chan-Toung et dans les régions limitrophes, apportent un remarquable esprit de méthode dans leurs demandes de concessions ; ils cherchent à créer un réseau de voies ferrées qui amènerait les marchandises, notamment les charbons et les fers du Chan-Si, à leur port de Tsing-tao. Les Anglais restent volontiers dans le bassin du Yang-Tse et y supportent sans bonne humeur la concurrence de leurs alliés japonais qui cherchent à y obtenir quelques lignes courtes mais productives (Kiu-Kiang à Nan-tschan, desservant la mine de fer de Ta-je qui alimente les fonderies du Japon). Les Français, souvent associés aux Belges, ont obtenu la concession d’un réseau considérable ; tout récemment, la Banque industrielle de Chine a reçu l’autorisation d’émettre un emprunt pour la construction d’un réseau qui partirait de Yunnan-Fou, prolongerait le chemin de fer qui vient du Tonkin et se dirigerait vers les riches cités commerçantes du Se-tchouen, Souifou, Tchoung-King. Un autre projet franco-belge, pour lequel un emprunt initial a déjà été lancé en Belgique, irait du Kan-Sou rejoindre le port de Haï-tscho, au Sud du Chan-Toung, par le Chen-Si, le Chan-Si et le Honan (1 800 kilomètres).

Ces lignes, et beaucoup d’autres que nous ne nommons pas, seront peut-être un jour les artères vivifiantes par où un sang nouveau circulera jusqu’au fond des provinces les plus reculées de la Chine ; pour le moment, elles témoignent surtout de l’activité de la spéculation internationale qui s’est abattue sur la Chine comme sur une source inépuisable de belles émissions, de riches courtages, de gros dividendes. Tout cet intense mouvement d’affaires explique la politique suivie par les grandes Puissances en Chine. La diplomatie, à la suite des financiers, n’a cherché qu’une chose : l’établissement d’un ordre qui rendit possible les affaires. Quelque idéaliste impénitent, un vieux républicain de 1848, s’il en est encore, aurait peut-être rêvé, pour la France du moins, un rôle plus généreux. Seuls, ou presque seuls, aujourd’hui, en Chine, les missionnaires sont républicains ; ils espèrent tout de la liberté ; les financiers, qui attendent tout de l’autorité, appuient la dictature. Mais cette politique ne va pas sans périls ; sans chicaner sur les procédés un peu trop « ancien régime » de Yuan-Chekai, il faut reconnaître que sa dictature est une transition nécessaire entre l’empire absolutiste des Mandchous et un régime plus libéral, mais encore faut-il préparer cet avenir. Soit que Yuan fonde, sans le nom et sans le titre, une dynastie nouvelle de sang chinois et transmette son pouvoir à ses héritiers, soit qu’au contraire les républicains reprennent le dessus par une révolution analogue à celle de 1911, il faut, dans les deux cas, organiser une Chine nouvelle avec une administration et des finances. L’emprunt international du consortium a servi surtout « à alimenter le gaspillage et à accroître les appétits dans le pays et parmi les étrangers. » Le système des emprunts industriels que l’on paraît préférer aujourd’hui[11] donnerait peut-être de bons résultats, si ces emprunts étaient échelonnés avec méthode et employés uniquement à des travaux directement et immédiatement nécessaires à la Chine ; ils ne remplaceront pas les emprunts de réorganisation. La Chine est riche, il faut lui prêter de l’argent, non pas pour acheter des armes, mais pour l’aider à créer une administration qui lui permette de percevoir l’impôt foncier et de faire face par ses propres ressources aux emprunts de mise en valeur dont elle aura encore besoin. Le fameux emprunt de « réorganisation » de 631 millions n’a servi que pour une faible part à réorganiser ; 300 millions étaient destinés à rembourser des emprunts échus, 125 aux dépenses de l’État pendant six mois, 75 au licenciement des troupes, 50 à la réforme du monopole du sel, 75 à payer les frais, remises, commissions, etc. Ce n’est pas ainsi qu’on « réorganisera » la Chine, et cependant il est difficile de continuer indéfiniment à alimenter la vie du gouvernement de Yuan-Chekai au moyen d’emprunts qui seraient de moins en moins solidement gagés. Les emprunts, de quelque nature qu’ils soient, ne contribueront à créer en Chine un état de choses stable et pacifique que si les prêteurs sont appelés à en surveiller l’emploi : « Ce serait trop peu de vous prêter de l’argent disait dans un discours, le 15 décembre dernier, le très distingué ministre de France en Chine, M. Conty, nous voulons aussi vous fournir des hommes pour collaborer avec vous et vous faire profiter de toutes les ressources de l’industrie moderne où le génie français a apporté une si large et si glorieuse contribution. » La voie, où la finance et la politique européennes sont engagées, aboutit au contrôle des finances chinoises. C’est là un remède nécessaire. Un régime soucieux de l’avenir de la Chine comprendra que, dans les difficultés présentes, l’organisation de deux grandes administrations nouvelles sur le type de celle des douanes, celle de la gabelle et celle de l’impôt foncier, pourrait rendre à la République les mêmes services que les douanes ont rendus à l’Empire. Comme le fit, en 1860, le prince Kong, Yuan-Chekai ne tardera sans doute pas à se convertir à cette idée. Mais le contrôle ne pourrait être organisé que par une collaboration étroite du gouvernement et des étrangers et en réservant à l’élément chinois la part qui lui avait été jadis réservée dans l’organisation du service des douanes. Ce sont les douanes qui, à plusieurs reprises, en 1895, en 1900, en 1912, ont sauvé la Chine. L’organisation du service des gabelles et de l’impôt foncier d’après les méthodes et sous le contrôle des grandes Puissances, donnera aux Chinois l’éducation administrative, financière et gouvernementale dont ils ont besoin. Mais le remède demande à être manié avec précaution. Il est nécessaire que les gouvernemens européens exercent aussi une sorte de contrôle sur les affaires qu’ils patronnent et prennent garde de ne pas blesser le sentiment national qui s’est éveillé dans l’Empire chinois. La Chine n’est pas un corps inerte ; la révolution vaincue a laissé des traces profondes dans les esprits et dans les cœurs ; les écoles, les livres enseignent la liberté et le nationalisme même sous le régime de la dictature. Le gouvernement japonais a déjà quelque peu modifié sa ligne de conduite sous la pression de l’opinion publique favorable aux républicains chinois ; il semble incliner vers une politique peut-être moins solidaire des Européens, plus asiatique, plus préoccupée de l’avenir de la Chine. C’est là un symptôme qu’il ne faut pas négliger. Les étrangers, à la surface de la masse énorme de la Chine, restent toujours dans une situation précaire, et s’ils cherchaient à dominer le pays, à s’immiscer de trop près dans sa vie intérieure et dans son gouvernement, un mouvement xénophobe pourrait les balayer en quelques jours. La révolution, suivie de la dictature de Yuan-Chekai, n’est pas un stade définitif de l’histoire de la Chine ; ce ne peut être qu’une étape de la longue transformation qui, d’un agrégat d’innombrables cellules juxtaposées, fera un Etat outillé, organisé et gouverné selon les méthodes de la civilisation moderne. Les destinées de la Chine réservent de dangereuses surprises aux Puissances étrangères, si elles oublient que les affaires ne sont pas toute la politique et que les peuples ont parfois de terribles réveils.


RENE PINON.

  1. Mot de Napoléon Ier que son neveu Louis-Napoléon a donné comme épigraphe à son fameux livre : les Idées napoléoniennes.
  2. Voyez la Revue du 15 septembre 1897 et du 1er novembre 1899 et nos ouvrages : la Chine qui s’ouvre (Perrin, 1900, in-12) et la Lutte pour le Pacifique, Origines et résultats de la guerre russo-japonaise (Perrin, 1906, in-8).
  3. A travers la Révolution chinoise, par B. Farjenel (Plon, un vol. in-16). Voyez aussi, sur cette période de l’histoire de la Chine : Edmond Rottach, la Chine en Révolution (Perrin, 1914, in-16) ; Jean Rodes, la Chine et le mouvement constitutionnel (Alcan, 1913, in-16).
  4. Voyez ici même notre article du 15 août 1905. Dans ce même article, voyez ce qui concerne les débuts de l’action de Sun-Yat-Sen. Cf. la Lutte pour le Pacifique, ch. II.
  5. Dix-sept provinces sur dix-huit étaient représentées. Le Petchili seul ne l’était pas.
  6. Le texte complet est donné par M. Farjenel (Annexe II).
  7. Accord du 10 juin 1907, signé par M. Pichon et le baron Kurino, qui met fin à la situation délicate créée entre les deux pays par la guerre russo-japonaise. L’accord consacre le statut territorial résultant pour le Japon du traité de Portsmouth et pour la France de sa situation en Indo-Chine ; il met fin aux appréhensions que l’on avait conçues en France pour la sécurité de l’Indo-Chine après les victoires du Japon. A. Tardieu, La France et les Alliances, 3e édition, p. 276.
  8. Farjenel, ouv. cité, p. 205.
  9. Ce sont les termes prudens employés par M. Pichon dans la lettre qu’il a écrite le 7 mai 1913 au directeur de la Banque d’Indo-Chine. Voyez le texte dans le livre de M. Parjenel, p. 346.
  10. Voyez Paul Labbé, Chez les Lamas de Sibérie (Hachette, in-16), et le Voyage du commandant de Bouillane de Lacoste : Au pays sacré des anciens Turcs et des Mongols (Émile-Paul, in-8).
  11. L’emprunt de 150 millions émis le 7 avril par la Banque industrielle de Chine et qui a provoqué l’interpellation de M. Lefebvre du Prey à la Chambre, le 30 mars, est un de ces emprunts industriels ; il est destiné à faire le port de Pou-Kou et à divers travaux ! M. Doumergue, ministre des Affaires étrangères, avait cru pouvoir écrire, le 12 mars, au directeur de la Banque une lettre où il énumérait les garanties affectées par le gouvernement chinois à cet emprunt. En réponse à l’interpellateur, le ministre allégua pour se couvrir la lettre dont nous avons parlé, écrite par M. Pichon au directeur de la Banque d’Indo-Chine. Il faut remarquer que le cas est tout à fait différent, M. Pichon n’ayant écrit sa lettre que par suite d’une entente internationale, en même temps et dans le même esprit que ses collègues des autres pays intéressés.