Une Excursion au pays d’Angkor

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Une Excursion au pays d’Angkor
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 596-622).
UNE EXCURSION
AU PAYS D’ANGKOR


I. — LA FORÊT NOYÉE

Il est quatre heures et demie du matin. Nous traversons les grands lacs du Tonlé-Sap, qui s’étendent entre le Cambodge et le Siam. Enveloppés d’une brume légère que blanchit le mince croissant d’une lune à son déclin, il semble que nous glissions sur une glace d’argent mat. Le taïkon, le pilote indigène qui gouverne notre petit vapeur, doit posséder ce sens particulier de l’orientation qui ramène le pigeon voyageur au colombier ; il ne connaît pas la boussole, la terre demeure invisible derrière les voiles de l’horizon, et ce ne sont pas non plus les étoiles qui dirigent sa route : il ne les regarde même pas. Je voudrais lui demander s’il a des points de repère pour se guider, mais il ne me comprend pas ; il étend seulement le bras en prononçant le nom de Siem-Reap, la petite ville siamoise près de laquelle nous devons aborder.

Une heure plus tard, l’Orient s’éclaire tout à coup d’une lueur qui grandit très vite : et, presque sans aurore, paraît un énorme soleil jaune. Les brouillards de la nuit s’effilent on traînées laiteuses, pareilles à de grandes toiles d’araignées ; la surface du lac reprend sa couleur bourbeuse. Devant nous se dessine la ligne sombre d’une rive très basse et, plus loin, surgit un monticule tout rose, — le Crom-Phnom, une des montagnes sacrées d’Angkor.

Là est le pays de mystère, au nom sonore, qui m’attire depuis tant d’années ; — depuis quelques photographies jaunies que, tout enfant, j’avais vues chez un des derniers survivans de la mission Doudart de Lagrée. Je me rappelais des monceaux de ruines gigantesques sous des enchevêtremens de végétation monstrueuse, des entassemens de blocs où étaient ciselées des figures étranges ; l’une d’elles, fréquemment répétée, m’avait fait une profonde impression : c’était une femme d’une beauté singulière qui dansait, le buste nu, tenant à la main une fleur comme je n’en connaissais pas. Et je m’étais promis qu’un jour j’irais, moi aussi, jusqu’à la danseuse de pierre qui embellissait encore, à l’autre bout du monde, les débris d’une cité disparue…

Nous arrivons bientôt près de ce que je prenais de loin pour un rivage : ce sont les cimes d’une forêt noyée qui émergent de l’eau boueuse ; et il faut, paraît-il, faire plusieurs heures de sampang au milieu des bois inondés avant de trouver où poser le pied. De gros pélicans animent ce paysage de déluge, empressés à guetter le poisson ; ils le pèchent d’un bruyant plongeon de leur bec démesuré, puis s’en vont lourdement, à grands coups d’ailes, porter la pâture aux petits nichés dans le voisinage.

Au temps où l’homme habitait les cavernes, le Tonlé-Sap était un golfe, et la mer bleue venait battre le pied des collines que nous apercevons dans la direction du Nord. Quand les apports du Mékong eurent formé les plaines de la basse Cochinchine, le golfe, barré de l’Océan, se dessécha et ne fut plus qu’une immense cuvette de 200 kilomètres de largeur. Après les pluies, au moment de la crue, — qui atteint une quinzaine de mètres, — le fleuve vient remplir l’ancien golfe, et, à la fin de la saison sèche, c’est au contraire le lac qui se vide dans le Mékong, découvrant tous les ans un territoire, colossalement vaste, où la rivière a déposé son limon. Comme l’Égypte, qui, fertilisée par les débordemens du Nil, fut un des greniers de froment du monde méditerranéen, de même les bords du Tonlé-Sap, périodiquement inondés par le Mékong, durent être un des principaux centres de la culture du riz en Indo-Chine. Ainsi s’expliquerait l’éclosion, dans le voisinage des lacs, d’une civilisation dont les origines sont demeurées un des secrets du passé.

Dévastée par les conquêtes successives, la région d’Angkor est devenue un désert où les pierres, amoncelées pour célébrer des dieux éternels dont nul ne se souvient aujourd’hui, témoignent seules des splendeurs d’autrefois. La nature a repris possession du sol abandonné par l’homme, et a jeté sur cette dévastation un épais linceul de forêts. Sous leur ombre impénétrable, la terre se refait une virginité que d’autres peuples viendront un jour violer de nouveau, et la monotone série des histoires humaines recommencera ainsi, jusqu’au moment marqué dans la succession des temps pour la fin de toutes choses…

Vers neuf heures, nous partons dans deux misérables sampangs, recouverts de carapaces arrondies, qui évoluent péniblement au milieu des touffes de verdure, en suivant le cours sinueux d’une rivière qui vient se jeter là. Une petite houle fait onduler les branches d’arbres qui, à mesure que nous avançons, s’élèvent progressivement au-dessus des eaux. Des nuées d’insectes, moustiques, moucherons éphémères, libellules, papillons aux couleurs d’arc-en-ciel, et des oiseaux aquatiques de toute espèce, ibis, marabouts, pélicans, aigrettes, cormorans, peuplent la forêt noyée.

Les sampaniers, — trois par embarcation, — sont des Siamois aux corps sveltes, mais bien musclés, avec des cheveux noirs et lisses, coupés en brosse. Pour avoir les mouvemens plus libres, ils entortillent leur panung comme un caleçon de lutteur, et, toujours debout, poussent l’aviron d’une secousse des reins en se balançant sur la jambe gauche. Sans fatigue apparente, leur peau bronzée à peine perlée de sueur, ils rament ainsi pendant des journées entières, s’interrompant seulement trois ou quatre fois par heure pour remplacer le petit paquet de bétel, de chaux et de noix d’arec qu’ils mâchent constamment : ils comptent leur route par le nombre de cornets de bétel transformés en salive rouge.

Peu à peu la rivière se rétrécit, et la profondeur diminue. La forêt décroît aussi ; aux imposantes frondaisons des bords du lac ont succédé des arbustes, de la broussaille et de grandes herbes de marais. Sous le poids de la fatigue et de la chaleur, je me suis endormi, bercé par la cadence des rameurs. Le grincement du sampang sur le fond me réveille : il n’y a plus assez d’eau pour faire flotter les bateaux, et on nous traîne pour nous rapprocher autant qu’il est possible d’une digue de boue récemment abandonnée par l’inondation. Il est midi, quand les sampaniers nous déposent à terre II fait une chaleur d’étuve. De l’eau croupissante, du sol bourbeux où l’on enfonce, des feuillages couverts de vase monte une buée lourde, humide, malsaine : c’est le miasme pestilentiel qui donne la fièvre des bois…

Sur la chaussée, vingt charrettes attendent, envoyées à ma rencontre par le gouverneur de Siem-Reap. Le convoi a pour chef M. Compeng-Keo, « mandarin des voitures » de la province, ainsi qu’il le déclare, un grand diable de Siamois tout maigre, à la figure drôle et futée, avec un air bon enfant. Il y a une charrette pour chaque voyageur, sorte de panier étroit, un peu plus court qu’un homme, posé sur deux roues très hautes sans l’intermédiaire du moindre ressort. À l’avant est une flèche, gracieusement recourbée en S, où deux petits bœufs à bosse viennent se jouguer par le moyen d’une corde passée dans leur narine. On se case là dedans comme on peut, en compagnie du gamin qui conduit.

Les véhicules destinés au transport des bagages sont un peu plus massifs, et attelés de deux buffles gris, aux larges cornes projetées en arrière. Le chargement est lent, parce que, les embarcations étant restées échouées à une certaine distance de la berge, on est obligé de débarquer à des d’homme tout ce dont il a fallu nous encombrer. Là où nous allons, l’agence Cook n’a pas encore — Dieu merci ! — bâti de « Grand Hôtel des Ruines » ni organisé de caravanes. Il n’y a pas d’auberges, pas même d’habitans autres que les bonzes qui gardent les pagodes, et nous avons dû apporter des matelas cambodgiens, des moustiquaires, des provisions, et jusqu’à de l’eau pour boire.

Enfin la file est complète. Compeng-Keo crie très fort, et les charrettes s’ébranlent au son des clochettes en bois que portent les animaux. La terre sablonneuse, encore détrempée, est couverte d’une herbe épaisse et haute que l’impitoyable soleil de la saison sèche n’a pas eu le temps de brûler. L’air que donne la vitesse procure une sensation de fraîcheur qui paraît délicieuse après la halte pénible sur la digue de boue. De tous côtés se dressent de longs cous d’oiseaux, inquiets du bruit de nos grelots, et qui s’envolent à grand vacarme quand nous approchons. Des martins-pêcheurs, par milliers, s’effarent et tourbillonnent en faisant chatoyer les jolis reflets métalliques de leur plumage. Seuls, les marabouts, immobiles sur leurs fines pattes roses, nous regardent gravement passer.

Mais, bientôt, nous sortons des prairies récemment inondées, et nos premiers tours de roue dans le limon desséché soulèvent un nuage de poussière qui ne nous quittera plus. En peu de minutes, tout est recouvert d’une couche épaisse de poudre blanche. Il faut s’y résigner, et descendre de temps à autre pour se secouer. Il n’y a pas de route ; les charrettes vont tout droit, au plus court, sans tenir compte des accidens du terrain, et les cahots sont terribles. Au passage des ruisseaux qui coulent encore vers les lacs, la poussière tombe, et les essieux, en se mouillant, interrompent pendant un instant leur lamentable grincement.

Le jour décline, quand nous arrivons à Siem-Reap. Egrenées sur les deux bords d’une claire rivière assez encaissée, les maisons sont en bois, comme perchées sur des poteaux ; sous le plancher viennent s’abriter les animaux domestiques, buffles, cochons, poules et chiens efflanqués. Chaque habitation possède un petit jardin planté de cocotiers, de bananiers, de manguiers, d’arékiers, de borassus, et de graciles touffes de bambou. À travers les verdures sombres des arbres fruitiers, le soleil, près de son coucher, nous envoie ses derniers rayons, qui flamboient comme des coulées d’or fondu. Les oiseaux se hâtent de rentrer des lacs, traversant le ciel en longs vols triangulaires. Presque personne sur le seuil des portes, tout le monde est à prendre le bain du soir dans la rivière. Nous la traversons à gué, faisant Imite au fil de l’eau pour laisser les bœufs et les buffles se désaltérer, et, de l’autre côté, nous allons nous arrêter sur une sorte de place, au pied d’une grande case.

C’est la sala, la maison ouverte à tout venant, que chaque ville bouddhiste entretient pour héberger les étrangers de passage. Elle est, comme les autres, (‘levée sur pilotis, mais close seulement d’un clayonnage en lattes de bambou. L’intérieur est divisé en deux compartimens par une cloison qui forme une pièce réservée aux hôtes de distinction ; elle est meublée de trois chaises vermoulues et d’une table posée sur une natte.

À peine sommes-nous descendus de voiture que les bêtes sont dételées et emmenées par les conducteurs. Compeng-Keo et L’interprète s’esquivent ; le premier va sans doute faire son rapport, et l’autre a dû se précipiter dans un tripot pour jouer les quelques piastres que je lui ai données comme arrhes. Mais le temps passe et je ne vois pas revenir mes gens ; sachant que mon intention est de continuer ce soir jusqu’à la pagode d’Angkor-Wat, et préférant passer la nuit à Siem-Reap, ils se sont tout simplement cachés. Il faut employer les grands moyens : je fais déclarer que personne ne sera payé, si les charrettes ne sont pas prêtes dans une heure, et qu’il pourrait bien y avoir du rotin…

L’interprète, averti, rei il ni au galop, afin de conjurer l’orage. Il a les meilleures raisons pour que nous couchions à Siem-Reap : les routes sont mauvaises, les bêtes sont fatiguées, la lune se lève tard, nous nous égarerons, et, enfin, il y a des tigres. Ensuite arrive une visite : un vieux Siamois, accompagné de deux porteurs de torches. Il est en costume officiel, panung bleu foncé, veston blanc à boutons de métal et casque blanc ; seuls les bas et les chaussures manquent, mais, si loin de la capitale, on ne peut vraiment être bien sévère sur l’étiquette. Le personnage est évidemment un fonctionnaire, — le gouverneur, prétend l’interprète, qui cherche à m’impressionner. Renseignemens pris, ce n’est qu’un infime mandarin, un 'luong, sorte de juge, qui vient, me dit-il, de la part du gouverneur indisposé. Le gouverneur n’est sans doute pas malade du tout, et aura envoyé celui-ci pour se renseigner et savoir si j’apporte des cadeaux.

Après les politesses d’usage, toujours fort longues en Asie, la question du départ est remise sur le tapis. Toutes les raisons de l’interprète me sont objectées de nouveau, avec une prolixité que je n’ai pas le temps de subir. Les routes sont mauvaises ? Je le sais. Les bêtes sont fatiguées ? Nous irons moins vite, et je paierai un supplément pour la marche de nuit. Il n’y a pas de lune ? Nous prendrons des torches. Les tigres ? Ils auront plus peur que nous, envoyant une file de vingt charrettes portant des lumières ; du reste, nous avons des armes. Et puis ce sera comme j’ai dit, ou je me fâcherai ; tandis que si l’on obéit, il y aura des cadeaux : du Champagne, de l’absinthe et des cigares pour les autorités, du papier et des crayons pour les bonzes ; mais je ne donnerai rien qu’en revenant, et encore si je suis content !

Le vieux luong, au mot de cadeaux, s’est mis à caresser mes souliers blancs en toile à voile, chef-d’œuvre d’un cordonnier chinois de Saigon, et du coût d’une piastre. Comme il serait heureux, si je voulais bien les lui laisser en souvenir de mon « Excellence ! » C’est entendu, je donnerai aussi les souliers, au retour. Et maintenant, en route.

Compeng-Keo, cité à comparaître, s’avance en rampant sur les genoux. Lui ? Mais il ne demande qu’à partir, et tout de suite ; qui a pu dire le contraire ? D’abord, je suis son maître, et c’est lui qui conduira ma voiture. Seulement il a bien soif, M. le « juge » aussi, et si j’avais par hasard une goutte d’absinthe sous la main, avec un peu de glace ?

Toute la ville de Siem-Reap s’est rassemblée sur la place pour assister au départ qui s’organise. Les hommes, affairés et loquaces, aident à jouguer les animaux ; mais les bœufs et les buffles, excités par les lumières, prennent ombrage des Européens et veulent foncer sur nous, entraînant les charrettes qui s’accrochent. Les femmes, accroupies dans les coins, les enfans serrés auprès d’elles, regardent avec curiosité ces gens pressés qui dérangent tant de monde pour satisfaire la hâte d’un caprice. À chaque incident, les bouches, que le bétel fait sanguinolentes comme des plaies, s’ouvrent dans un éclat de rire qui découvre des dents laquées de noir. La fumée des torches jette sur tout cela un voile que le moindre vent fait trembler ; l’odeur des résines qui brûlent se mêle à l’acre senteur de poivre que répand le bétel et aux frais parfums des jasmins et des champakas qui embaument dans le lointain, sous les arbres des vergers.

Nous partons à la nuit noire. Je suis en tête avec Compeng-Keo. Nous traversons la rivière à un gué en amont de la sala et nous entrons aussitôt dans la forêt archiséculaire qui a si longtemps gardé les ruines d’Angkor à l’abri de tout regard profane. Un étroit sentier sablonneux s’enfonce tortueusement dans les halliers vierges dont les troncs, à peine entrevus, semblent des sentinelles géantes posées contre le formidable rempart de verdure. De temps à autre, le chant des grillons et le coassement des grenouilles sont interrompus par un bruit de branchages froissés : c’est quelque bête surprise dans son sommeil, tigre, biche ou sanglier, qui s’enfuit effarouchée, à moins que ce ne soit un énorme serpent python dont nous ayons troublé les longues digestions.

Le ciel est d’une pureté magnifique, étincelant d’étoiles, l’air rafraîchi par l’humidité des bois. La terre exhale des senteurs violentes de fleurs inconnues et de moisissures perpétuelles. La clarté des torches s’embrume dans la vague de poussière que nous soulevons, et, pour se donner du courage contre les tigres très redoutés, les conducteurs entonnent une chanson gutturale qu’accompagnent les clochettes des attelages. Ma petite caravane, envelopper dans un nuage de sable pailleté des lumières de torches, doit sembler un cortège de feux follets galopant à travers la forêt profonde vers quelque rendez-vous de sabbat…


II. — ANGKOR-WAT

Vers onze heures du soir, comme si l’on avait brusquement tiré un rideau, le bois s’ouvre tout d’un coup sur la droite de la route, laissant apercevoir une immense clairière. Compeng-Keo allonge sa torche dans cette direction et me crie joyeusement : « Naï, Naï (maître, maître), Angkor-Wat ! » En même temps, une furieuse secousse fait franchir deux marches à ma charrette, qui vient s’arrêter sur une terrasse, en face d’un lion en pierre. Nous sommes au seuil de la pagode très sacrée.

À mes pieds, s’étend un large sillon tout sombre ; au fond, brillent des reflets d’étoiles ; — c’est un fossé rempli d’eau, large de trois cents mètres. Devant moi, un pont s’allonge dans l’obscurité. Je cherche vainement de l’autre côté, en l’air, l’entassement de constructions que doit présenter le temple. Mais tout est si éloigné, que les cimes des borassus et des arékiers qui se dressent au premier plan masquent les massifs de pierre. Sur ce trou béant, ouvert dans la forêt majestueuse, plane un silence inquiétant, comme la nuit sait en faire dans les endroits de ruines…

Nous descendons de voiture pour éviter les ornières trop profondes creusées dans la chaussée ; sur l’autre bord du fossé, la file des charrettes, pointillée par les feux des torches, oblique fortement à droite, et va s’engouffrer sous un portail pratiqué dans une muraille que l’on distingue à peine d’où nous sommes. C’est, m’explique-t-on, une entrée qui était jadis réservée aux éléphans. À notre tour, nous traversons le pont à larges dalles, bordé de fragmens de parapet. Le fossé semble une prairie inondée, tant les lotus et les grandes herbes l’ont envahi. Au bout du pont, une longue galerie est posée comme une herse sur le chemin de la pagode. Une colonnade se devine aux ombres portées. Au milieu, deux arbres touffus encadrent un trou noir, très étroit, percé dans un bloc de compartimens de pierre qui font relief les uns au-dessus des autres, couronnés par trois tours décapitées.

Compeng-Keo gravit résolument les degrés qui s’enfoncent dans le monument, et, à la flamme de sa torche, je vois se dresser enfin les vieilles pierres que je suis venu voir. Oh ! de si vieilles pierres…, noircies et rongées par la lèpre du temps, mais couvertes de ciselures délicieuses, si fines encore qu’on les dirait gravées d’hier. Il y en a partout, sur les colonnes quadrangulaires, sur les claustres que l’on croirait façonnés au tour, sur le toit aux pierres arrondies en forme de tuiles, sur toutes les saillies, frises, lignes ou surfaces que je puis entrevoir en passant vite.

Au sommet de l’escalier s’ouvre un couloir dont les murs, luisans d’humidité, reflètent la lueur de la torche. En levant la tête, on aperçoit comme un puits renversé : c’est le centre de la tour la plus élevée, dont le plafond s’est écroulé. Un tourbillon de chauves-souris affolées par la lumière descend des combles et s’engouffre dans le passage avec une clameur de petits cris. On sent les bêtes immondes vous frôler de leurs ailes aux membranes froides et leur odeur insupportable prend à la gorge : c’est tout d’un coup une scène de descente aux enfers. Il me semble que je vais assister à une cérémonie d’initiation, et, qu’après, je me trouverai transporté dans la nuit des âges reculés où le temple était animé par la vie d’un peuple.. Et voici que, dans un encadrement de rinceaux et de frondaisons exquises, apparaît la femme étrange dont le souvenir m’a conduit jusqu’ici. C’est la danseuse céleste, l’Apsara, à la gorge parfaite, aux membres plies en des poses hiératiques, tenant à la main la fleur du lotus. Elle est accompagnée de ses sœurs qui lui ressemblent toutes, profilées en longue théorie au pied des murailles écaillées par les temps sans nombre. Dans leurs niches de pierre dentelée, on dirait des mortes restées jeunes et charmantes, laissées là pour témoigner de la grâce de la race disparue…

Compeng-Keo m’arrache à ma contemplation, sa torche va finir et les chauves-souris deviennent inquiétantes. Comment ai-je pu m’oublier au milieu de leurs bruissemens d’ailes, de leur odeur empestée et de leurs attouchemens odieux ? « Réou, réou, Compeng-Keo, vite, vite ! »

On redescend de l’autre côté du couloir par un escalier rapide, sur lequel s’ouvrent à droite et à gauche des galeries et des colonnades, que la toiture accompagne jusqu’en bas par gradins horizontaux, raccordés avec un art très particulier. Je comprends maintenant pourquoi cette entrée surélevée. On n’arrive pas à la pagode sainte en prolongeant du même pas la route que l’on suivait, avec les pensées qui vous accompagnaient en chemin : l’étroit passage par où il faut monter est fait pour rappeler que l’on va pénétrer dans le domaine des choses sacrées et pour obliger, en même temps que l’on gravit des marches, à élever son esprit vers le ciel, vraie demeure des dieux dont le temple n’abrite que 1rs symboles.

Derrière ce premier bâtiment, nous retrouvons une chaussée dallée ; en contre-bas, sont des terrains vagues, des marais et des fouillis d’arbustes. On distingue de petits édicules éboulés qui devaient faire autrefois l’ornement des jardins de la pagode et qui ne sont plus maintenant que le repaire des reptiles et des chauves-souris. Au fond de l’avenue, qui est très longue, trois dômes pointus qui ne paraissent pas très élevés : c’est tout ce que l’on voit du grand temple, le reste se confond avec les masses de verdure.

À mi-distance, nous rencontrons les charrettes, dételées des deux côtés de la route. À gauche, est une sala à plusieurs compartimens, qui appartient aux bonzes et sert à loger les pèlerins. Les animaux ont été parqués sous la maison, où, suivant l’habitude, on a fait de grosses fumées pour éloigner les moustiques. Naturellement la fumée passe à travers les lattes de bambou qui servent de plancher, et les habitans du premier étage se trouvent enfumés comme de simples buffles. Je crois que j’aimerais mieux les moustiques, d’autant plus qu’il y en a tout de même ; mais on ne m’a pas demandé mon avis, non plus qu’aux buffles, et puis c’est ainsi que cela se fait toujours…

Mon domestique chinois, le fidèle Su-Ling, a trouvé dans Compeng-Keo et dans ses acolytes des auxiliaires précieux. Pendant que mon conducteur de charrette m’inonde de seaux d’eau des mares qui font tomber la poussière du chemin, on a tout déballé. Les fourneaux annamites portatifs sont installés, et il y a déjà des marmites sur le feu, Le couvert est dressé sur une table prise je ne sais où, — il paraît qu’elle vient de Phnom-Penh ; — il y a même des chaises, une nappe et des hors-d’œuvre. Su-Ling a mis une coquetterie toute particulière à justifier ma confiance. La veille du départ de Saigon, je lui avais donné ces ordres sommaires : « Demain partie brousse pour quinze jours, tout emporter. Y en a case, y en a pas lit, rien pour boire, rien pour manger, y en a pas marchand. » Et, à minuit, propre et sa queue nattée de frais, mon Chinois nous servait une soupe à l’oignon qui embaumait la sala d’Angkor-Wat. Je ne dirai pas ce qu’il nous donna ensuite : j’avais honte de ce repas, servi trop correctement et avec tant de choses, en face des ruines ; cependant je suis obligé de convenir que Su-Ling n’avait rien préparé de trop ; tout fut dévoré, avec l’aide des petits conducteurs rangés autour de nous, les jambes croisées, dans une attitude discrète et familière, riant, fumant et mâchant le bétel.


III. — LES APSARAS

« C’était au temps de l’âge appelé Kuta. Il y avait les fils de Diti et les fils d’Aditi, doués d’une vigueur sans pareille et enivrés de leur force et de leur courage.

« Ils étaient tous frères, fils du même père, le magnanime Kaçyapa, mais nés de deux sœurs, Diti et Aditi. Les fils d’Aditi étaient dieux, et les fils de Diti étaient démons. Et les enfans de Dili et d’Aditi étaient rivaux, toujours en lutte et brûlant de se vaincre.

« Un jour que ces héros indomptés se trouvaient réunis, ils se parlèrent en ces termes : « Comment pourrions-nous échapper à la vieillesse et à la mort ? »

« Ayant résolu d’unir leurs efforts pour y arriver, voici le plan qu’ils arrêtèrent entre eux : « Recueillons les simples de la terre et jetons-les dans la mer de lait ; puis barattons l’océan lacté et buvons le breuvage divin que formera ce mélange. Par son effet, nous serons affranchis de la maladie, de la vieillesse et de la mort ; nous resterons pleins de vigueur et tous nous serons doués d’une splendeur et d’une beauté incomparables. »

« Ils firent une baratte avec le mont Mérou et une corde avec le serpent Vasouki, dont ils enroulèrent le milieu autour de la montagne sacrée ; puis, les fils de Diti s’étant attelés à une des extrémités de la corde et les fils d’Aditi à l’autre, ils se mirent à baratter sans repos le séjour de Varouna (l’Océan).

« Du sein des ondes remuées parurent d’abord les plus belles des femmes ; elles furent nommées Apsaras, parce qu’elles sortaient des eaux. Destinées aux plaisirs des dieux, elles avaient des formes célestes et des vêtemens d’une grâce céleste, rehaussés d’ornemens célestes. Il y eut alors de ces Apsaras soixante dizaines de millions. Mais les fils de Diti ni les fils d’Aditi ne prirent ces filles et, pour cette raison, elles restèrent en commun.

« De l’écume des eaux lactées surgit ensuite Varouni, la fille de Varouna, en quête d’un époux. Elle fut méprisée par les fils de Diti, mais les fils d’Aditi la prirent comme épouse.

« Puis on vit se former à la surface de l’Océan baratté l’Amriti, la divine ambroisie, but des efforts des fils de Diti et d’Aditi.

« Enfin, des flots laiteux, émergea le poison destructeur des mondes qui, lumineux comme le soleil flamboyant, fut avalé par tous les serpens.

« Alors une guerre terrible, exterminatrice, s’éleva entre ces puissans rivaux, les dieux et les démons, pour la possession de la liqueur d’immortalité. Et, dans un grand carnage où s’entredéchirèrent les héros à la vigueur infinie, les fils d’Aditi battirent les enfans de Diti[1]… »

Danseuses et courtisanes de l’empyrée, les Apsaras devinrent les femmes des demi-dieux Gandharwas. De ce croisement naquit la race des singes qui aidèrent Rama à retrouver la belle Sita, son épouse, que lui avaient ravie les démons de l’île de Lanka (Ceylan).

Parfois les Apsaras descendirent sur la terre pour séduire des humains. Viçvamitra, le maître de Rama, succomba aux artifices de l’une d’elles, la charmante Ménaka. Il dut expier sa faiblesse par mille années de pénitence. Aussi, quand une autre Apsara, l’éblouissante Rhambhà, vint pour le tenter une seconde fois, Viçvamitra la changea impitoyablement en roc stérile.

Cette vieille histoire, où l’on retrouve les mythes les plus anciens de la race aryenne, fut jadis contée par Valmiki, l’ermite très saint. C’est lui qui transcrivit l’épopée sacrée du Ramayana en 25 000 distiques ou slokas. Il passait pour l’inventeur de ce mètre, et Brahma le lui avait lui-même inspiré.

Toute la décoration d’Angkor-Wat est inspirée du Ramayana. Le plus parfait des bas-reliefs de la pagode représente le barattement de la mer de lait ; il occupe un des huit panneaux de cinquante mètres de long qui ornent la galerie rectangulaire du premier gradin.

Les Apsaras sont figurées partout, du haut en bas de l’immense construction, le long des pans de murailles, au pied des colonnes monolithes, aux tympans des portes et des ressauts de la toiture, et jusque sur les cordons de fines moulures qui courent autour des soubassemens. Sculptées en demi-relief, les bayadères célestes sont toujours présentées de face, le buste nu jusqu’au-dessous du nombril. Les seins ont un galbe très pur. La figure est ronde, les yeux sont baissés ; la bouche large, aux lèvres épaisses, dessine un sourire contenu, mystique. Les jambes sont bien dessinées, les mollets un peu grêles. Aux pieds, les artistes khmers ont été arrêtés par la difficulté de rendre un raccourci : ils ont naïvement profilé les deux pieds de travers et dans le même sens, les cinq doigts étalés horizontalement avec l’orteil bien détaché, de telle sorte que ces belles filles semblent estropiées par en bas, avec des pieds énormes… Un des bras est gracieusement coudé en l’air, tandis que l’autre se replie sur le buste, quelquefois même sur le ventre, comme pour arrêter un regard indiscret. Les deux mains, très délicates et très petites, tiennent des fleurs symboliques, souvent le lotus. Autour des hanches est enroulé un pagne de mousseline brodée, transparente, dont les deux extrémités retombent en plis rigides. Une ceinture à pendeloques serre cette sorte de jupe, voilant la naissance des jambes. Aux chevilles, aux poignets et aux avant-bras sont attachés de gros bracelets ; le cou porte de larges colliers et des chaînes passées en sautoir ; les oreilles sont chargées d’ornemens très lourds sous le poids desquels le lobe s’est fendu et allongé. Le front est cerné d’un bandeau à plusieurs rangs de pierreries, surmonté d’une tiare très haute à trois ou cinq pointes, ou d’une coiffure en plumes.

Dans les encoignures, les Apsaras sont isolées. Sur les larges surfaces, elles se suivent par groupes de deux à cinq et même plus, sans qu’on en trouve deux qui soient identiques ou qui aient exactement la même pose et la même coiffure. Il n’y a que les affreux pieds qui soient semblables. Partout elles sont encadrées de ciselures si délicates qu’elles semblent un voile de dentelle posé sur la pierre. Découpés en feuillages, astragales, figurines, rinceaux et autres, les murs d’Angkor rappellent étrangement le style décoratif de la Renaissance, à ce point que l’on serait tenté de croire, si cela n’était impossible, que nos sculpteurs du XVIe siècle sont venus s’inspirer ici, sans avoir toujours atteint à la finesse et à la variété du ciseau des artistes khmers.

Là où les belles Apsaras sont accessibles, leurs bustes sont polis par le frottement, comme usés par les caresses des passans. Et leurs formes, éternellement jeunes, saillent des murailles ruinées ainsi qu’une procession de vierges du ciel qui aurait été arrêtée pour toujours le long des pierres abandonnées…


IV. — LE SANCTUAIRE MURÉ

Guidé par l’interminable théorie des Apsaras divines, j’étais monté jusqu’en haut du temple sans avoir démêlé l’enchevêtrement de galeries, d’escaliers et de portiques qui s’étagent sur trois énormes gradins. Tout était si grand, si nouveau, si imprévu ! Cherchant toujours la salle, que je rêvais immense, où le peuple devait se réunir pour célébrer les mystères sacrés, j’aboutissais à une petite cella carrée, dissimulée au centre du Préa-Sat, la tour prodigieuse qui domine la pagode. Là se dressait le symbole sous lequel s’abritait la divinité suprême que, seuls, les initiés pouvaient contempler à la clarté des lampes parfumées. Trente mètres plus haut que l’idole, à soixante mètres au-dessus de la plaine où ondulaient les épis de riz, le bouton de lotus en or qui couronnait le Préa-Sat brillait de très loin aux yeux de tous. La fleur mystique rappelait aux populations courbées sous le joug des Khmers la religion des conquérans venus de l’Inde, qui avait remplacé le culte du serpent pratiqué par les pauvres aborigènes de ce pays de marécages.

Puis, un jour, étaient arrivés des mendians vêtus de haillons jaunes, missionnaires d’une loi nouvelle, la loi de renoncement et de fraternité que le Bouddha avait prêchée. À leur voix, quatre pierres furent dressées qui murèrent les quatre portes de la cella sacrée des Brahmanes ; quatre statues de Çakya-Mouni s’élevèrent sur les seuils fermés à jamais, et le temple du Ramayana et des Apsaras devint le temple du Bouddha. Plus tard, quand l’empire khmer se fut effondré, la pagode magnifique devint une ruine, abandonnée des humains pendant des centaines d’années. Aujourd’hui, la cella est encore murée. Les vestibules très sombres qui l’entourent sont le repaire favori des chauves-souris, l’endroit où elles sont le plus rarement troublées ; au pied des quatre grands Bouddhas laqués d’or qui gardent l’impénétrable sanctuaire, sont rangés des Bouddhas plus petits, assis ou couchés ; une poussière fine, impalpable, les recouvre comme un linceul d’oubli ; sur les dalles où s’agenouillèrent les chefs de tant de générations, les chauves-souris ont amoncelé leurs fientes, à l’insupportable odeur musquée ; des araignées énormes ont tapissé les murs noircis et dévastés, et l’éternel silence s’est fait dans ce lieu deux fois très saint, où adorèrent des peuples inconnus…

Le Préa-Sat se dresse au centre d’une croix formée par quatre galeries à quadruple colonnade, dont les bras égaux se raccordent, par des portiques, d’un côté aux flancs de la tour du sanctuaire, et de l’autre aux faces intérieures du cloître carré qui enclôt le troisième gradin. Quatre tours écrêtées se dressent aux angles, reproduisant en plus petit les splendeurs de la fleur de lotus qui s’épanouit au-dessus de la cella.

Quand on sort des péristyles de la deuxième plate-forme, on éprouve une impression violente en voyant surgir devant soi le colossal massif du troisième étage. On croyait toucher au seuil du saint des saints, et. tout d’un coup, celui-ci se trouve reculé, invisible encore, au sommet d’une montagne de pierre escarpée. Des escaliers très raides l’escaladent, gardés par des sioms, des lions grimaçans, perchés sur les limons. En haut, c’est une muraille sévère, percée d’ouvertures grillées, étroites, et flanquée de tours qui vous écrasent. On se sent subitement tout rapetissé : il s’est dressé entre vous et le sanctuaire des choses de terreur, énormes ; d’abord ces escaliers ardus qui, sous l’œil des lions menaçans, vous amènent comme prosterné à l’entrée des sombres couloirs ouverts dans la muraille ; puis cette galerie aux fenêtres garnies de barreaux de pierre arrondis comme pour garder des prisonniers ; enfin, le Naga, le serpent à sept têtes, ornement d’épouvante, qui encadre les tympans et les frontons où sont sculptés des combats d’êtres fantastiques… Osera-t-on violer l’asile des dieux redoutés, que le silence et la solitude défendent d’une façon plus impressionnante encore que les artifices d’un art prodigieux ?

Mais la nature a revêtu les mornes pierres d’une végétation qui en adoucit l’âpreté ; des touffes d’arbustes et de bananiers se sont accrochées aux murs, ont escaladé les tours ; et, par les fentes que les racines ont ouvertes, il semble que l’essence terrible des mystères d’autrefois se soit comme évaporée. Aussi, les gracieuses Apsaras sont là, au pied des portiques effrayans, vous encourageant de leur sourire contenu. Et l’on monte, en faisant fuir de gros lézards et des caméléons, dont le glissement sur les dalles vous donne de petits frissons…

Rien ne peut rendre la richesse de la décoration extérieure des tours et des murs du soubassement ; la pierre disparaît sous les ciselures, comme la chair d’une femme sous trop de pierreries. Par un saisissant contraste, les faces intérieures du cloître et de la galerie en croix sont sans un ornement. Les murs sont nus, les colonnes carrées sont nues ; pas une image ne venait distraire la pensée de celui qui, une fois engagé dans les derniers couloirs, devait s’abîmer dans une adoration complète pour ramper jusqu’au pied de l’idole, sans que rien pût troubler son désir de la divinité. Il fallait que l’âme arrivât là toute nue, comme la pierre des murs.

Pendant que je gravissais les marches qui amènent aux portes de la cella, Compeng-Keo avait, pour s’amuser, mis le feu aux brousses jaunies par le soleil qui encombraient les cours intérieures ; et, en même temps que la fumée qui montait droit vers le ciel, s’évanouissaient les impressions fugitives que j’ai essayé de retracer pour ceux qui en ont éprouvé de semblables dans les endroits où les hommes d’avant nous ont prié…


V. — LA PAGODE

D’en haut, le plan du temple est facile à saisir ; je voudrais savoir le faire comprendre :

C’est, dans ses grandes lignes, une pyramide rectangulaire à trois gradins, dont le premier a 250 et le dernier 75 mètres de côté. Chacun d’eux est bordé d’une galerie cloîtrée. Huit Préa-Sat, tours dont la forme rappelle la fleur repliée du lotus, se dressent aux angles des galeries supérieures, étagées autour de la tour centrale, de façon à rendre plus svelte le massif de la pagode. L’élévation de la troisième plate-forme est égale à la hauteur qu’atteignent les deux premières, et toutes les trois forment le piédestal de la tour centrale, dont la base a 25 mètres de diamètre et dont la hauteur, 30 mètres, mesure autant que les trois gradins qui la portent. L’effet de ces doublemens successifs dans les hauteurs est saisissant.

Le passage d’une terrasse à l’autre s’opère par des enfilades de portiques carrés, échelonnés en retrait et abritant des escaliers. Sur les terre-pleins, les chemins d’accès sont recouverts par des galeries en croix.

Tous les cloîtres et les passages sont voûtés, et les changemens de niveau occasionnés par les escaliers sont accompagnés, dans les toitures, par des ressauts raccordés verticalement au moyen de tympans sculptés qu’encadre toujours le serpent à sept têtes. Les Khmers ne connaissaient que la voûte en encorbellement, forcément de petite ouverture, et les carrières qu’ils avaient à leur disposition ne leur fournissaient pas d’assez longues dalles pour couvrir de larges étendues hypostyles. C’est ce qui explique l’absence des grandes salles et le mode tout particulier de construction qu’ils ont adopté et qu’on ne retrouve nulle part ailleurs.

D’un étage à l’autre, les architectes d’Angkor ont su varier leurs effets et les graduer, en même temps que l’émotion religieuse du visiteur. Le doublement répété des élévations forme comme un crescendo, dont naît une illusion de hauteur ; il est accompagné par une decrescendo dans la décoration intérieure, qui semble inviter le pèlerin à se dépouiller de ses pensées terrestres au fur et à mesure que l’on précipite son ascension vers le sanctuaire.

Un parc immense entourait la pagode, dissimulant les habitations des prêtres et de charmans édicules qui étaient sans doute des bibliothèques. De grands bassins ou srâs retenaient l’eau tombée pendant la saison des pluies, et servaient aux ablutions. Un mur rectangulaire, de quatre kilomètres de longueur, renfermait ces constructions, entouré lui-même d’un large fossé que traversaient quatre ponts. Contrairement aux autres monumens khmers, où l’avenue principale est toujours tournée vers l’Orient, Angkor-Wat avait ses avenues d’honneur ouvertes vers l’ouest. Une chaussée dallée la reliait à la capitale ; sur les bords de la route de pierre, le Naga, porté par des géans agenouillés, s’allongeait en balustrades, rappelant le barattement de la mer de fait, tel qu’il est figuré sur les merveilleux bas-reliefs des cloîtres de la première galerie.

Tout le temple est bâti en belles assises de grès, que les indigènes appellent le thma-phoc, la pierre de boue ; et, en effet, quand elle est fraîchement taillée, son grain très fin, d’un gris indécis, a l’apparence de boue solidifiée.

Malheureusement, les intempéries du ciel ont taché les surfaces de nuances ingrates. Il y a des ruines que la patine des siècles a embellies et comme fardées ; le temps n’a eu que des outrages pour la vieillesse d’Angkor-Wat, il l’a salie. Le thma-phoc est devenu verdâtre aux endroits où battent les pluies de la mousson du sud-ouest, violacé là où le soleil a cuit les façades, et, partout, la pierre a pris une couleur terne et triste.

La pagode n’est à son avantage qu’à l’heure du coucher du soleil, à l’instant fugitif où ses derniers rayons projettent sur le temple des flammes d’or bruni auxquelles s’opposent de grandes ombres bleues. Mais, pour sentir le charme mystérieux, le je ne sais quoi de divin qui demeure en ces vieilles pierres, il faut errer dans les galeries d’Angkor-Wat par une nuit de clair de lune, seul, sans torche, dans le grand silence qui plane sur la ruine, frémissant aux obscurités profondes des couloirs, cueillant au passage le sourire des Apsaras pâlies, tressait huit aux bruits que les reptiles font en s’enfuyant, anxieux du frôlement des chauves-souris qui veillent autour du sanctuaire…


VI. — ANGHOR-THÔM

Un matin, à l’aube, nous quittons la sala d’Angkor-Wat. Compeng-Keo, Su-Ling et moi, pour nous enfoncer dans les bois. Les oiseaux et les insectes ailés, qui s’éveillent, les remplissent de ramages et de bourdonnemens, et le soleil levant vient bientôt les animer de ses grands jeux de lumière. Hélas ! les moustiques aussi sont sortis de leurs retraites, par myriades, et s’abattent sur nous dès que les petits bœufs des charrettes ralentissent leur course. En moins d’une heure, nous arrivons aux murs d’Angkor-Thôm, l’ancienne capitale des Khmers ; l’enceinte, en moellons rouges de Bien-Hoa, est couronnée par une frise d’ogives indiennes ; dissimulée dans les taillis vierges, elle dessine un carré de seize kilomètres de pourtour. Un bloc de pierres grises, surmonté par trois têtes de Brahma à quadruples faces et percé d’une fente étroite, se dresse en travers du sentier : c’est la porte de la Victoire. Elle se raccorde à la muraille par une série de ressauts à angles droits où sont nichés des éléphans tricéphales. De chaque côté du passage dallé et creusé d’ornières, s’ouvre une salle qui abritait un corps de garde.

La forêt a escaladé les murs et la porte, et comblé le fossé de 120 mètres de largeur qui en défendait les approches. Sur la crête des murailles, sur les pinacles de la porte monumentale et jusque sur les têtes défigurées du dieu des Brahmanes, partout l’arbre touffu, le dernier conquérant d’Angkor, se dresse victorieusement ; dans les branches, des singes et des écureuils jouent sans crainte. Après cette rapide vision de pierres disjointes, à peine entrevues au travers des feuillages, nous rentrons dans la forêt sans fin, grande comme l’ancien royaume. Les troncs séculaires, doublés de lianes énormes, fleuris d’orchidées, portent haut dans les airs leurs frondaisons dont le vert éclate sous la lumière crue ; à leur pied, les palmiers épineux, les cycas, les balisiers et les fougères se pressent en masses sombres. Les oiseaux des bois sifflent, chantent ou s’appellent, les uns avec des cris stridens, les autres avec de longues notes sonores ; dans les ondes de clartés qui percent les ramures, des essains de bestioles ailées s’agitent, faisant miroiter leurs ailes et leurs corselets aux reflets de pierres précieuses.

Angkor-Thôm, Angkor-la-Grande, s’est effondrée sous la poussée des sèves. De ses monumens, il reste seulement quatre temples et un palais ruinés, quelques débris de chaussées, des terrasses et des vestiges de srâs. De ses fastes, évanouis dans la mémoire des hommes, il ne subsiste que de confuses légendes et quelques inscriptions dont le déchiffrement commence à peine. Les traditions indigènes et le peu de documens que l’on a pu recueillir semblent indiquer qu’à une date encore indéterminée, des aventuriers hindous abordèrent sur les côtes du Cambodge et soumirent les tribus peu redoutables de la basse Indo-Chine. Si l’on s’en rapporte à l’histoire indienne, il est probable que cette émigration dut se produire à l’époque troublée qui suivit l’invasion d’Alexandre et vit la religion du Bouddha se substituer au brahmanisme, c’est-à-dire vers le IIIe siècle avant notre ère. Les arrivans, qui étaient sans doute des exilés de l’ancienne foi, convertirent les aborigènes au culte de Brahma et leur enseignèrent, l’art de la guerre. L’empire qu’ils fondèrent ainsi brilla d’un éclat incontestable jusqu’au XIIIe siècle, époque à laquelle il fut visite par un ambassadeur chinois dont le récit de voyage nous est parvenu. Il parle longuement de la ville d’Angkor-Thôm, de ses tours et de ses statues dorées, de ses temples remplis d’objets précieux, de ses vingt mille maisons et de la multitude de ses soldats. Plus tard, le royaume khmer, assailli par des voisins devenus puissans, l’Annam et le Siam, déchiré intérieurement par des révolutions de palais, s’éclipsa graduellement et, constamment refoulé vers le sud, se réduisit au petit État dégénéré que représente le Cambodge actuel. La seule certitude chronologique que nous possédions sur la civilisation khmère est que les monumens situés dans les environs du Tonlé-Sap, et tous marqués d’un caractère purement brahmanique, étaient achevés aux premiers siècles après J.-C, avant la conversion du pays à la loi de Çakya-Mouni, vers l’an 600.

Une demi-heure après le passage de la porte de la Victoire, le sentier que nous suivons s’élargit brusquement pour aboutir à une clairière récemment pratiquée dans le cœur de la forêt. En face de nous s’élève une montagne de blocs écroulés, hérissée d’arbres énormes. C’est ce qui fut le temple du Bayon, le plus beau et, probablement le plus ancien des sanctuaires d’Angkor-Thôm : aujourd’hui, un amas méconnaissable de murs éboulés, de galeries renversées, d’escaliers impraticables, de tours écrêtées, tordues, éventrées…

Sur cette œuvre de destruction lamentable s’élève triomphalement le figuier aux racines multipliantes, au tronc blanchâtre, tacheté comme celui du platane. Lorsque, à la faveur d’un peu de terre rencontrée par une graine, il a pris pied sur un monument, celui-ci est perdu, la plante qui a germé sur ses flancs le culbutera. Les racines de l’arbuste, ténues comme des fils, s’insinuent entre les assises les mieux jointes, et franchissent des distances surprenantes pour atteindre le sol. La sève remonte alors, gonflant peu à peu la racine qui commence par écarter doucement les blocs et, grossissant toujours, finit par faire effondrer l’édifice au sommet duquel l’arbre, vainqueur de la pierre, déploie son panache de menu feuillage.

Angkor-Wat, demeuré un lieu de pèlerinage pour les pays voisins, n’a jamais été abandonné par les bonzes qui ont empêché la végétation de l’entamer. Malheureusement, personne n’a défendu les ruines d’Angkor-Thôm contre l’envahissement de la forêt, et les dégâts sont depuis longtemps irrémédiables.

Il faut gravir la morne montagne du Bayon, et ce n’est point chose aisée, pour retrouver la conception, aussi étrange que grandiose, des architectes khmers. C’était une pyramide à trois gradins, comme Angkor-Wat, mais plus touffue et plus hardie. Cinquante tours étagées avec un art infini et vingt-quatre escaliers qui gravissaient extérieurement la pagode faisaient du monument tout entier comme une poussée de pierre ouvrée s’élançant d’un seul jet vers la voûte des cieux. Les tours, posées sur les galeries carrées qui bordent chaque terrasse, étaient invariablement décorées de la quadruple face de Brahma, que surmontait la fleur arrondie du lotus. Le masque divin, partout semblable à lui-même, est empreint d’une immuable sérénité qu’éclaire un vague sourire de bonté : il a une lointaine ressemblance avec l’énigmatique physionomie du grand sphinx d’Égypte. Ici, le front est encadré par un diadème orné de trois rangées d’oves et de palmettes ; les oreilles, au lobe allongé, portent des boutons de lotus comme pendeloques, et le cou est entouré d’un collier de rosaces. On voudrait pouvoir s’imaginer l’effet de cette face de dieu identiquement répétée du haut en bas de l’édifice et affirmant, par cette multiplication, l’omniprésence de celui que les brahmanes adoraient. Toutes ces tours étaient groupées autour d’un Préa-Sat central, énorme, qui surgit du milieu du gradin le plus élevé. Là était le sanctuaire, un réduit circulaire où la clarté du jour ne pénétrait jamais, entourée de douze salles triangulaires ouvertes à l’extérieur.

À Angkor-Wat, le fidèle était amené par étapes successives jusqu’au réduit où s’abritait l’image d’une divinité que rien ne faisait pressentir. Au Bayon, le dieu est proclamé de loin, aux yeux de tous, deux cents fois profilé sur l’espace bleu, et l’on sent dans cette naïve emphase le souffle d’une foi plus simple, moins encombrée de rites, et, par conséquent, plus ancienne. Les détails d’ornementation indiquent également un art plus jeune, plus original dans ses manifestations, mais moins parfait dans ses procédés. Les Tevadas ne sont pas habillées ni coiffées à la même mode, leurs jupes ne sont pas transparentes ; la pierre est moins fouillée qu’à Angkor-Wat ; les bas-reliefs, d’une exécution moins soignée, sont plus mouvementés et peut-être plus saisissans.

Si le Bayon est la première expression de l’architecture khmère, spontanément éclose sur le sol de l’Indo-Chine, Angkor-Wat en est l’épanouissement suprême. Les monumens situés aux alentours d’Angkor-Thôm et, encore plus, ceux dont on retrouve les restes sur presque toute l’étendue de la péninsule, offrent déjà les caractères de la décadence. La brique, moins coûteuse, y remplace le grès et fait disparaître les proportions colossales qu’offraient les constructions de la bonne époque ; aux délicates sculptures ont succédé des applications de ciment ou de plâtre moulé qui ne rappellent que de très loin les belles compositions des grands artistes d’Angkor-Wat.

Il y a, parmi les effondremens du Bayon, des recoins sombres où l’on ne pénètre qu’avec l’effroi de se trouver tout d’un coup muré par la chute d’un bloc de pierres ; où des chauves-souris que personne ne vient jamais déranger se mettent à voleter autour de vous avec des bruits dévoiles secouées par la rafale ; où des choses glissent à vos pieds, rapidement disparues dans le noir : Lézards, caméléons, serpens ? On ne sait pas… En parcourant la plate-forme de la deuxième galerie, un couloir obscur, demeure libre au milieu des débris, m’avait conduit à une tour d’angle dont les décombre-avaient bouché les trois autres issues. Une crevasse, pratiquée dans la voûte du faîte, laissait filtrer un peu de clarté vague dans cette grotte où les pierres moisissaient, toutes vertes. Une statue, un Bouddha de grandeur naturelle, accroupi sous un naga aux sept têtes éployées en éventail, se dressait dans un angle. L’idole était encore un peu dorée, mais ses pauvres membres avaient été aux trois quarts emportés par les pierres qui, en tombant, avaient heurté ce témoin de tant de ruines. Seule, la figure avait été épargnée par les hasards des éboulemens, et conservait une inaltérable expression de recueillement et de mansuétude. Une petite cabane en bois, élevée par la piété des indigènes, mettait le Bouddha à l’abri de la fiente des chauves-souris ; on lui avait même passé autour du cou une écharpe, toute sale et décolorée, ex-voto de quelque pauvre passant. M’imaginant qu’une visite devait être agréable à la vieille image qui, après des siècles de vénération, se trouvait enfouie dans ce coin d’humide solitude, je m’étais assis là, ayant, par respect pour cette très ancienne chose de dévotion, retiré mon casque. Un bruit de pas légers me fit tourner la tête : je pensai que c’était Compeng-Keo ou mon inséparable Su-Ling qui me cherchait pour le déjeuner.

Mais l’être humain que je vis déboucher de l’étroit passage n’était pas de mes compagnons. C’était un petit Chinois, vêtu de robes jaunes, avec un manteau indien rouge à bordure verte qu’une agrafe retenait sur ses épaules. Je ne sais pas qui fut le plus surpris de nous deux… Quant à lui, après m’avoir poliment salué, il retira son manteau, qu’il étendit devant le Bouddha, sur les pierres en désordre. Il commença par allumer trois bougies de cire et trois paquets de baguettes de senteur, puis se mit à faire ses prières, courbant son front sur la poussière des siècles. Je m’écartai par discrétion, songeant à la joie du pauvre Bouddha mutilé en goûtant pendant quelques instans, après tant de centaines d’années d’abandon, la fumée de l’encens et les adorations d’un bonze étranger. Je l’attendis dehors, curieux d’apprendre d’où venait ce pieux Chinois, apparu devant la statue comme pour en affirmer la sainteté, au moment où, l’avouerai-je, je formais le projet de l’emporter… Grâce à Su-Ling, je sus, bientôt après, que j’avais affaire à M. Lek-Hock-Chum, religieux du monastère de Loong-Heug, en Chine. Parti de son couvent depuis sept ans, comme autrefois Fa-Hian et Hiouen-Thsang, deux illustres pèlerins chinois du Ve et du VIIe siècle dont les impressions de route nous ont été conservées, il était allé visiter les lieux où Çakya-Mouni vécut et prêcha ; maintenant il retournait chez lui, ayant parcouru à pied l’Inde, la Birmanie et le Siam. À Bangkok, on lui avait parlé d’Angkor, et il avait voulu ajouter les vieux temples khmers à la liste de ses pèlerinages ; sans se presser, il allait parmi les ruines, recherchant les Bouddhas oubliés depuis si longtemps, pour se donner le mérite de faire fumer un peu d’encens devant eux. Le bon moine portait avec lui un album où son passage aux différentes pagodes était attesté dans toutes les écritures d’Orient. Quelques Anglais professant le bouddhisme avaient aussi inscrit leur « testimonial » sur son carnet, qui contenait, entre autres, une très originale inscription de la société du Maha-Boddha (la grande sagesse), fondée par Mme Blavatsky sous la présidence honoraire du grand Lama du Thibet… Quelques mots de français, les premiers, y furent ajoutés par moi, sur sa demande.

Avec le Bayon, les temples à gradins de Préa-Sat-Suor-Pot, de Préa-Pithou, de Bapuon et le palais de Piméan-Acas, sont tout ce qui reste d’Angkor-Thôm, la ville aux 20 000 maisons. Il est vrai que les habitations devaient être construites en bois, ainsi quelles le sont encore dans le pays, et il n’est pas surprenant qu’il n’en demeure pas trace. On chercherait aussi vainement des nécropoles, comme on en trouve en Égypte : les Khmers brûlaient leurs morts.

Après avoir exploré les rares débris de la ville immense, nous consacrâmes les jours suivans à des excursions aux monumens situés sur la rive gauche de la rivière de Siem-Reap : Préa-Sat-Koo, Ta-Prom, temple dédié à Brahma, avec son monastère de Kédéi et ses piscines de Srà-Srang ; Mé-Baume, Préa-Rup et Bachoum, où la brique commence à apparaître, et qui sont vraisemblablement du IXe siècle de notre ère, ainsi que les édifices plus éloignés de Loley, de Bakou et de Bakong, dont l’ornementation consiste en placages de mortier de ciment. Sur la rive droite du petit cours d’eau, se dresse le temple de Phnom-Bakeng, qui couronne un monticule d’où l’œil distinguerait l’ensemble de toutes les ruines, si elles n’étaient pas, à l’exception d’Angkor-Wat, enfouies sous les immensités de la forêt aux cimes arrondies, qui se déroulent à l’infini, comme les flots d’une mer toujours verte ; du même côté sont les deux petits sanctuaires de Thamma-Nam et de Chau-Sei-Tevada, temple dédié au Lingam, et que gardaient des légions d’Apsaras ravissantes, dissimulées dans des galeries obscures ; Pouteay-Préa-Khan, la pagode où était conservée le Préa-Khan, l’épée sacrée des rois ; enfin le lac artificiel de Barai-Mé-Beaume, entouré de gradins : c’était là que se donnaient « les jeux aquatiques.

À la longue, la mélancolie de ces merveilles dévastées finissait par vous attrister ; aussi, l’obsession vous venait de l’éternelle voûte de verdure sous laquelle on cheminait tout le jour, pour voir surgir de temps à autre quelque nouvelle ruine, enserrée dans les replis de la forêt qui a tout recouvert. Et vainement l’imagination cherchait à faire revivre le souvenir des grandioses cérémonies et des resplendissans cortèges figurés sur les bas-reliefs : l’on ne rencontre guère parmi ces solitudes que de rares bonzes ou de pauvres Siamois qui viennent mettre le feu au pied des grands arbres « à huile » afin de recueillir la résine dont ils se servent pour enduire leurs barques et pour tremper leurs torches.

À la tombée du jour, on rentrait à la sala d’Angkor-Wat, heureux de respirer au milieu d’un peu d’étendue découverte, fermée, au fond, par la prodigieuse silhouette de la pagode royale. Après le dîner, c’était une promenade dans le temple, à la lueur des torches, ou bien, plus saisissante, à la seule clarté de la lune. D’autres fois, une visite chez les bonzes où les jeunes gens, la dernière prière dite, se mettaient à faire de la musique siamoise. Deux instrumens bizarres, un demi-cercle en bois portant douze cymbales formant la gamme, et une sorte de petit bateau garni intérieurement de lattes de bambou suspendues par des fils, accompagnaient, ainsi qu’un tambour long et sourd, une espèce de flageolet qui chantait des airs doux et sautillans, indéfiniment répétés. Une fois en train, l’orchestre ne s’arrêtait pas facilement, et j’étais couché depuis longtemps que, dans le silence de la nuit parfumée, la cantilène s’égrenait toujours, soutenue par le ronflement des cymbales et des lattes de bambou ; et, en en parlant, il me semble que je l’entends encore, la naïve petite musique des bonzes d’Angkor-Wat…

Le dernier soir, j’allai faire mes adieux aux religieux et leur porter mes cadeaux : du papier, des plumes, de l’encre et des crayons, choses précieuses dans ce désert où les bonzes sont obligés d’apprendre à écrire à leurs élèves comme jadis, sur des feuilles de palmier, avec un stylet dont on noircit la trace au moyen du noir de fumée. Il y avait aussi une surprise : j’avais apporté des feux de Bengale, et Compeng-Keo, suivant mes instructions, les avait fait placer aux principales ouvertures du monument ; les petits conducteurs de charrettes devaient y mettre le feu simultanément. Comme je quittais la case hospitalière des gardiens du temple, Compeng-Keo alluma une torche et la jeta en l’air. À ce signal, les façades des ruines s’éclairèrent de lueurs fantastiques, et les Apsaras, parées de ces fards de lumière, semblèrent revivre pendant quelques instans dans une sorte de transfiguration. Le chef des bonzes, un vieux à la figure parcheminée, en pleura de saisissement : « Personne n’a jamais rien fait de pareil pour Angkor-Wat, me dit-il ; ceux qui viennent ici ne songent qu’à détruire pour emporter des morceaux de pierre. Toi seul as pensé à embellir un instant la pagode : que cela te porte bonheur ! » Le vieillard ne se doutait pas que j’emportais criminellement un buste d’Apsara, détaché à grand’peine de la muraille avec un marteau et un ciseau, travail de larron auquel j’avais passé toute une nuit avec Compeng-Keo comme complice…


VII. — LE MÉKONG

Deux jours après, nous sortions des grands lacs du Tonlé-Sap par une rivière qui va se jeter dans le Mékong à Phnom-Penh, la capitale du Cambodge. Le courant descend vers le fleuve, nous emportant à toute vitesse entre deux rives de palmes étagées les unes au-dessus des autres. Au bord de la berge, surgissent les petits palmiers d’eau, que le remous de notre vapeur fait onduler en les froissant bruyamment ; au-dessus, s’élèvent les grandes chevelures des cocotiers, entre lesquels foisonnent de longs roseaux aux panaches blancs ; plus haut encore, s’épanouissent les plumeaux des arékiers dont le moindre souffle incline les tiges frôles. Par-ci, par-là, le tronc vert d’un ouatier se dresse tout droit, avec des branches coudées comme des bras, presque sans feuilles, fleuries de touffes d’une sorte de coton que les indigènes emploient pour garnir leurs matelas. Sur la rivière, très poissonneuse, les oiseaux mènent grande pèche.

À Phnom-Penh, je me décide à remonter le Mékong pendant quelques jours, pour aller voir d’autres ruines khmères, d’une époque plu-récente que celles d’Angkor. Une lettre du roi Noroddom doit m’assurer bon accueil chez le gouverneur de la province, qui me fournira les éléphans nécessaires au voyage par terre. Su-Ling a profité de la halte pour renouveler nos provisions et, à minuit, nous repartons.

La nuit est sans lune, le fleuve est noir, ses eaux perfides tourbillonnent avec rapidité sous l’apparente immobilité de la surface, qui reflète les astres du ciel comme un miroir de métal. Des bords de la rivière, monte une brume légère, la terrible rosée de la saison sèche, féconde en fièvres et en dysenteries. La redoutable fraîcheur n’en paraît pas moins exquise après les ardeurs de cette journée passée dans une ville, et ma pensée, bercée par le battement monotone de l’hélice, se perd dans les lointains passés de l’Asie, berceau de notre race et de toutes les races, de notre religion et de toutes les religions. Asie ! terre de Sem, de Cham et de Japhet, patrie des auteurs inconnus des Veddas, de Manou, de Moïse, de Zoroastre, de Confucius, de Bouddha, du Christ et de Mahomet ! Asie, dont les traditions remontent dans les plus reculés des temps, retraçant historiquement les commencemens du monde chinois jusqu’à cinq ou six millénaires en arrière de nous, et se perdant dans de peut-être plus insondables profondeurs d’antiquité avec les Veddas, sans parler de la Bible ! Ô vraiment mystérieuse Asie, qui as vu l’homme à son apparition sur les chemins de ce monde, et qui en as conservé les traces !…

Tandis que je songeais ainsi, une chaleur inexplicable et que je devinais dangereuse, m’avait envahi. En même temps, mes artères se mettaient à battre à coups secs, précipités. Je me couche, espérant que l’accès de fièvre aura disparu le lendemain matin, et je m’endors péniblement. Au bout de peu de temps, je me réveille avec un sentiment d’angoisse : ma respiration est devenue courte et haletante, et ma tête est embarrassée de cauchemars. J’ai l’impression que je dois aller me jeter par-dessus le bord, dans la rivière, sans que je puisse comprendre pourquoi. Je me rends seulement compte que cette idée va devenir impérieuse et que le peu de volonté avec quoi je lutte encore finira par s’éteindre. Avant qu’il soit trop tard, je commande à Su-Ling de m’enfermer à clef dans la cabine placée sur le pont et je m’allonge de nouveau, essayant d’écarter les voiles noirs qui m’enserrent.

Pour ne pas plonger dans le délire, pour rester dans le domaine de la réalité, je tâche de m’accrocher à des raisonnemens très simples, à des souvenirs précis de choses pas compliquées. Cependant l’idée qui me persécute ne cède pas ; on dirait maintenant qu’elle a pris une forme apparente, une personnalité de fantôme qui me poursuivrait. Pour essayer de m’en distraire, je veux m’appliquer à compter attentivement, un, deux, trois, quatre… jusqu’à des centaines et des centaines. Mais, malgré mes efforts pour empêcher ma raison de sombrer, l’idée d’obsession grandit toujours, épouvantable et menaçante. Devant elle, il me semble que mon corps et mon cerveau se rétrécissent, que je redeviens un tout petit enfant, pareil à ceux qui appellent leur mère la nuit, quand ils ont peur. Dans cette détresse de mon esprit, que vient traverser le plus précieux des souvenirs, inconsciemment me reviennent aux lèvres les paroles de prière que je disais autrefois. Et voilà que, comme sous l’intluence des mots à la vertu desquels j’ai cru jadis, l’idée de folie cesse de m’étreindre et s’éloigne insensiblement… Quand ma tête s’est calmée, la chaleur de mon sang et l’oppression m’incommodent tellement, que je sens le besoin d’une réaction immédiate. Faute de médicamens, j’imagine de me faire poser des ventouses, que Su-Ling applique au moyen d’un verre et pique ensuite avec son couteau de cuisine, pour faire saigner un peu. Je me trouve aussitôt très soulagé et je me recouche, ayant donné l’ordre de rentrer à Pnom-Penh, sachant y trouver un médecin. Hélas ! le voyage était fini, car il fallut redescendre bien vite à Saïgon où la fièvre et le délire reprirent possession de moi.

Lorsque je fus sorti de ces mauvais momens, je me rappelai que, le jour où nous nous trouvions à Phnom-Penh, après le déjeuner, je m’étais installé à l’ombre, le Ramayana à la main. Le poème du divin Valmiki est très beau, mais il a cinquante mille vers ; de plus, j’étais fatigué, il faisait une chaleur écrasante, et, pour toutes ces raisons, je m’étais endormi. Je fus réveillé assez tard par mon Chinois qui revenait du marché ; je remarquai avec inquiétude que j’avais la tête nue et exposée au soleil. Mais, lorsque j’en parlai à Su-Ling, jamais il ne voulut admettre que ma maladie pût être attribuée à une insolation. Pour lui, c’était, à n’en pas douter, l’Apsara ravie à la pagode d’Angkor-Wat qui m’avait poursuivi de sa colère céleste…


Émile Vedel.
  1. Voyez dans la Revue du 15 septembre 1847, J.-J. Ampère, Le Ramayana, et L.-M. de Carné, Les Ruines d’Angcor dans la Revue du 1er mars 1869.