Une Fantaise d’Alcibiade

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Une Fantaise d’Alcibiade

UNE


FANTAISIE D’ALCIBIADE.




I


J’ai toujours eu don Juan en médiocre estime ;
Ce n’est, à mon avis, qu’un scélérat fieffé ;
Sur la foi de Byron on l’a trouvé sublime,
Et notre pauvre siècle à tort s’en est coiffé ;
Les jolis jeunes gens en ont fait leur idole,
Et leur naïf orgueil les enivre si bien,
Que chacun s’imagine, au sortir de l’école,
Dans ce hardi portrait reconnaître le sien.
Don Juan n’a pas de cœur ; don Juan est égoïste ;
Jamais un cœur d’ami n’a connu ses douleurs.
Il traverse la terre, hôte fatal et triste,
Laissant derrière lui des remords et des pleurs ;
Il n’a pas de maîtresse, il n’a pas de patrie ;
L’amour n’a pu toucher ce cœur de conquérant,
Et, quand de ses baisers une femme est flétrie,
Il reprend son chemin comme le Juif errant ;
Il poursuit son destin, le voyageur sans trêve,
Funeste et séduisant comme l’ange déchu ;
Plus d’une délaissée a dû voir, dans son rêve,
Sur son soulier verni percer un pied fourchu ;
Il a l’instinct du mal, il en a le génie ;
Nulle ame ne résiste à ses yeux dissolus ;
Il a vu, sans pâlir, sa mère à l’agonie,

Et vendrait son pays pour un baiser de plus.
Voilà quel est don Juan ! — Les jeunes gens candides
Qui se sont pris d’amour pour ce vil libertin,
Heureusement pour nous n’ont pas des cœurs perfides
Et ne suivent ses pas que d’un pied incertain
Ils ont de bons amis, ils adorent leurs mères,
Aux orphelins transis ils donneraient leur bien,
Ils ont le cœur si plein qu’ils aiment des chimères,,
Et pleurent de douleur à la mort de leur chien.
Sans doute il eût été plus simple et plus commode
De vivre doux et bons ainsi qu’ils étaient nés ;
Pourquoi les quereller ? Ils ont suivi la mode.
Ce n’est pas pour si peu que je les crois damnés.

S’il faut absolument un héros pour leur plaire,
S’ils veulent se choisir des maîtres en amour,
Je crois qu’Alcibiade eût mieux fait leur affaire
Noble, brave, insolent, aussi beau que le jour,
L’ami de Périclès et l’amant d’Aspasie,
Jeune, amoureux des arts, capitaine à vingt ans,
Balayant le pavé de sa robe d’Asie,
Faisant à l’Agora la pluie et le beau temps,
Philosophe charmant dans la charmante Athènes,
Vainqueur trois fois de suite aux courses de chevaux,
Orateur éloquent auprès de Démosthènes,
Élève de Socrate, ardent à ses travaux,
Bon convive aux festins, adroit à la tribune,
Surpassant au conseil les plus vieux généraux,
Nul n’égala jamais son nom et sa fortune
Dans ce pays d’Athène abondant en héros.

Aussi, quand il passait à l’ombre des platanes
Sous ce beau ciel de Grèce au reflet argenté,
Prêtresses de Cérès, reines et courtisanes
Sentaient dans leurs cheveux frémir la volupté.
Assemblage inoui de vertus et de vices,
Le peuple athénien l’aimait pour sa beauté,
Riait de ses bons mots, pardonnait ses caprices
Et le traitait un peu comme un enfant gâté.
Jamais les beaux esprits de Paris ni de Londre
N’imiteront sa grace et sa verve en amour ;
Gentilhomme -excentrique- et sans être hypocondre, -
Deux mille ans avant eux il inventa l’humour.
Si vous ne le croyez, amis, lisez Plutarque,

Et, dans les traits cités de cet esprit charmant,
Remarquez en passant l’histoire d’Agatharque,
Dont le livre, à mon goût, parle trop sobrement.


II


Or ce peintre Agatharque, — en un jour de boutade, -
Refusa sottement, je ne sais trop pourquoi,
De peindre le boudoir du noble Alcibiade.
On l’eût payé pourtant de la rançon d’un roi.
Notre héros avait une ame peu commune,
Il fatiguait sa vie à suivre ses plaisirs ;
Habitué de vaincre, il brusquait la fortune,
S’il la trouvait parfois rebelle à ses désirs.
Un jour, il s’avisa d’enfermer Agatharque
Dans son boudoir. Le fait est sûr. Comme il s’y prit ?…
Voilà précisément ce qu’ignore Plutarque ;
Mais tenez pour certain qu’il y mit de l’esprit.

« Mon hôte, lui dit-il, cette maison est tienne :
« Mon cuisinier, mon or, mon cellier copieux,
« Il n’est en mon pouvoir rien qui ne t’appartienne.
« Ces murs inviteront ton pinceau glorieux ;
« Choisis mes meilleurs vins pour exciter ta verve,
« Et si les dieux amis fécondent ton loisir,
« Si tu prêtes l’oreille aux conseils de Minerve,
« Je ferai ton bonheur égal à ton désir. »

Lorsque le dîner vint, porté par des esclaves,
Alcibiade tint ce qu’il avait promis :
Il avait envoyé les meilleurs vins des caves
Et les mets réservés à ses plus chers amis :
Le sanglier fumé venu de Thessalie,
Les quartiers des moutons engraissés au Parnès,
Des raisins de Corinthe et des fruits d’Italie,
Des candélabres d’or donnés par Périclès,
La coupe où rit Bacchus rose comme l’aurore,
 Le miel du Pentéli, les conserves d’Andros
Et le vin résiné dans une rouge amphore
Surchargeaient une table en marbre de Paros.
L’artiste regarda d’un œil morne et farouche
Les apprêts somptueux étalés devant lui :
Les mets de la prison auraient brûlé sa bouche…
Il s’assit dans un coin, dévorant son ennui ;

Puis, pour se consoler avec une épigramme,
Il peignit sur le stuc le fils de Clinias,
Laid, avec le col tors et des hanches de femme.
En l’appelant de noms que je ne dirai pas.

À cette heure sereine où la lampe nocturne,
Faute d’huile, pâlit dans l’ombre du boudoir.
Où des songes ailés la troupe taciturne
S’abat en souriant sur la terre, — il crut voir
S’avancer à pas lents une femme splendide ;
Ses cheveux dénoués pendaient en longs réseaux,
Moins belle était Vénus, quand de son front humide
Elle fendit un jour le pur cristal des eaux ;
Les plis harmonieux de sa robe persane
Enveloppaient son corps sans voiler sa beauté,
Sa gorge soulevait le tissu diaphane
Dans l’éclat merveilleux de sa virginité ;
Il la vit s’avancer jusqu’au bord de sa couche
En chantant à voix basse une molle chanson ;
De sa lèvre embaumée elle effleura sa bouche…
L’artiste s’éveilla sous un vague frisson.
Elle était là, — vivante ! aussi jeune ! aussi belle !
Il dit un mot d’amour ; mais au son de sa voix
La farouche s’enfuit, pareille à la gazelle
Quand elle entend frémir la feuille dans les bois.

O femmes, nos amours ! reines de la nature !
Devant votre beauté l’homme s’est prosterné,
Et dans les blonds anneaux de votre chevelure
Vous tenez à vos pieds l’univers enchaîné.
Adieu les noirs soucis et la pâle colère…
Jusqu’au jour Agatharque oublia de haïr.
Il rêve, il voit encor cette forme légère
Dont il voudrait fixer au moins le souvenir ;
Il saisit ses pinceaux d’une main incertaine,
Il hésite d’abord, interrogeant son cœur,
Mais bientôt le dieu parle, et l’image lointaine
Reparaît par degrés sous son pinceau vainqueur.

Tout à coup il s’arrête, et jetant, sa palette :
« C’est moi, riche insolent, qui prétends te braver ;
Tu n’ajouteras rien à cette œuvre incomplète,
Car moi seul suis assez riche pour l’achever. »
Pourtant la jeune ébauche envoyait à l’artiste

Un sourire si doux de la bouche et de l’œil,
Qu’il se sentit troublé dans sa joie égoïste ;
Mais l’hôtesse nocturne apparut sur le seuil.

— « Homme chéri des dieux, dit la belle inconnue,
Te plaît-il de me voir et d’écouter mes chants ? »

— « Salut ! vierge aux yeux noirs, et sois la bienvenue !
Nulle voix pour mon cœur n’a d’accords plus touchants ;
J’aime ton doux parler et ton brillant visage,
Mais dis-moi ton pays, ta fortune et ton nom. »

— « Hélas ! je suis semblable aux oiseaux de passage,
Et je viens des pays où soupire Memnon.
Je m’appelle Myrrha. Des pirates de Rhodes
M’ont vendue autrefois au maître que je sers ;
Il m’a fait enseigner l’art de dire les odes
Et d’assouplir au chant le doux rhythme des vers.
S’il te plaît d’écouter, jeune homme aux mains savantes,
Chanter en vers joyeux le vieillard de Téos,
Ou s’exalter Alcée en strophes émouvantes,
Ou soupirer Sapho dont s’honore Lesbos ;
Si le bruit des chansons éveille ton génie,
Rends ton pinceau docile et plus légers tes doigts ;
Je viendrai chaque jour, invoquant l’harmonie,
Essayer de charmer ton travail par ma voix. »

— « Regarde sur ce mur cette fraîche peinture,
Myrrha. C’est une muse. Ah ! ta joue a pâli,
Jeune fille. Est-ce là ton port et ta figue ?
Tu les verrais plus beaux dans un acier poli. »
— « Ai-je pu mériter une pareille gloire
De sourire à jamais à la postérité !
O peintre bien-aimé des filles de mémoire,
Les dieux donnent la vie et toi l’éternité. »
— « Hélas ! un seul baiser de ta bouche adorée
Paîrait tout mon travail ! Tes lèvres, ô Myrrha,
De l’inspiration sont la source sacrée ;
Si tu veux, le portrait demain s’achèvera. »
Mais l’enfant le repousse avec un doux sourire.
« Non, dit-elle, je veux te payer en chansons… »
Et déjà sa voix fraîche et sa joyeuse lyre
Aux vers d’Anacréon prêtent leurs doubles sons :

« Allons, peintre fameux, peintre à la main puissante,
Veux-tu me faire le portrait

D’après mes souvenirs de ma maîtresse absente ?
Je la décrirai trait pour trait.

« Représente d’abord sa chevelure noire
D’où s’exhalent de doux parfums ;
Sur sa joue arrondie et sur son front d’ivoire
Fais reluire ses cheveux bruns.

« Rapproche, — mais pas trop, — en deux lignes soyeuses
Les ares brillans de ses sourcils ;
Imite, si tu peux, les courbes gracieuses
Et la pudeur de ses longs cils.

« Que ses beaux yeux voilés d’une humide tendresse,
Et cependant remplis de feu,
Rappellent à la fois Diane chasseresse,
Vénus et Minerve à l’œil bleu.

« Sur sa joue et son nez que le lait et la rose
Viennent s’unir et se poser ;
La persuasion sur sa lèvre repose,
Et sa bouche appelle un baiser.

« Les Graces souriront, troupe vive et légère,
Sur son menton voluptueux,
Et sur son col de marbre où tremble la lumière
Et sur son dos majestueux.

« Laisse, en accommodant sa robe purpurine,
Quelques beautés sans les voiler,
Pour qu’on juge le reste et que l’œil le devine
La voilà ! Je la vois parler. »

Et la chanson coulait de sa lèvre facile
Comme au milieu des fleurs une source au flot clair.
Agatharque charmé demeurait immobile ;
Mais, quand le dernier son eut expiré dans l’air,
Il prit entre ses bras l’enfant harmonieuse,
Et, frémissant encor du rêve de la nuit,
Il but un long baiser sur sa bouche rieuse ;
Mais elle s’échappa de ses bras et s’enfuit.
À ce premier baiser plein de douces promesses
L’artiste resté seul rêva pendant un jour,
Et, bercé par l’espoir de nouvelles ivresses,
Il reprit ses pinceaux, conseillé par l’amour.

Ainsi le lendemain et d’autres jours ensuite
Revint la belle esclave aux yeux de diamant,
Qui, prenant sa ceinture à Vénus Aphrodite.
Muse capricieuse, inspirait son amant.
Chaque jour promettait des voluptés meilleures :
Tantôt elle chantait une douce chanson,
Ou, par ses doux propos diminuant les heures,
Transformait en palais les murs de la prison,
Et, tantôt ébranlant le sol sous ses pieds roses.
Elle précipitait ses pas impétueux,
Ou, savante à former de gracieuses poses.
Tordait comme un serpent son corps voluptueux.

Par quels obscurs détours, procède le génie !
La nature vaincue obéit à ses mains,
D’élémens opposés il tire l’harmonie,
Il sait transfigurer les visages humains.
Il invente, il copie, il crée, il interprète,
Toujours grand, toujours fort dans sa fécondité.
Et surprenant aux dieux leur puissance secrète,
Varie infiniment l’éternelle beauté.
Le mur s’est animé de peintures nouvelles
Voici la Poésie au front doux et voilé,
Conduisant sur ses pas les Graces immortelles ;
Puis la Danse lascive, au front échevelé,
Svelte, le pied hardi, la jambe découverte.
Défiant du regard les Amours curieux ;
Puis la Musique enfin, plus tendre et moins alerte.
Le visage gonflé d’un souffle harmonieux,
Pressant contre sa lèvre une flûte sonore
Qui de la voix humaine imite les douceurs.
Les voilà toutes trois : Erato, Therpsichore,
Euterpe ! — D’un regard on les devine soeurs,
Ou mieux on reconnaît une déesse triple,
Sous différens aspects déployant sa beauté,
Animant ces trois corps de sa grace multiple,
Et semblable toujours dans sa variété :
C’est encore Myrrha, mais diversement belle,
Myrrha, qui, de l’artiste enivrant les regards,
Réalisait ainsi cette fable immortelle
De la blonde Vénus enchaînant les beaux-arts.

Agatharque, endormi dans l’amour et l’étude,
À ses refus passés songeait plus mollement ;

Il y pensait pourtant, non sans inquiétude,
Et son orgueil blessé murmurait vaguement.
Il songeait quelquefois à l’épouse d’Ulysse,
Qui détruisait la nuit son ouvrage du jour ;
Mais d’un cœur bien épris quel n’est pas l’artifice !
Pour se tromper soi-même il est plus d’un détour.
Il se trompa si bien qu’au bout d’une semaine
Trois panneaux étaient peints. — En face du dernier
Il dit, — fut-ce vraiment un conseil de sa haine ? -
Avant que d’y toucher, je mourrai prisonnier. »

Les esclaves pourtant, à l’heure accoutumée,
Apportaient le festin sur un disque fumant,
Quand, tenant par la main sa Myrrha bien-aimée,
Alcibiade entra vêtu superbement.

« Ami, dit-il au peintre ému de sa présence,
« Les dieux pour nous conduire ont des chemins divers ;
« Nous, d’un esprit soumis, adorons leur puissance
« Qui régit à son gré cet aveugle univers.
« Ton génie obéit à leur divin caprice ;
« Aujourd’hui, malgré toi te voulant glorieux,
« De leurs desseins secrets ils m’ont rendu complice ;
« De Myrrha pour te plaire ils ont armé les yeux.
« Ton orgueil à Vénus réservait la victoire
« Pour pouvoir sans rougir avouer ton vainqueur ;
« Les dieux reconnaissans te donneront la gloire,
« Et moi, si tu le veux, je guérirai ton cœur.
« Cette esclave te plaît, ami ; je te la donne,
« Jamais je n’approchai de son lit respecté ;
« Sur ce front souriant que la grace couronne,
« Tu verseras la joie et l’immortalité.
« Heureux artiste ! A toi ces épaules dorées,
« Ces cheveux frissonnans et ce sein virginal,
« Et toutes ces beautés par tes mains illustrées ;
« Moi, j’aurai la copie, et toi l’original. »

Il dit : Myrrha sourit, et l’artiste rebelle
Sentit que la colère expirait dans son sein.
— Il avait tant d’amour ! la fille était si belle !
Il s’en vint vers son hôte et lui tendit la main.

Bref, le dernier panneau ne demeura pas vide.
Agatharque y peignit Vénus sortant des eaux,

Des baisers de la mer encore tout humide,
Et riant au soleil sur un lit de roseaux.


III


Le trait, en ce temps-là, fit du bruit dans Athènes.
On le jugea galant, vif et de bon aloi,
Et nous le retrouvons cité par Démosthènes,
Qui n’en parle pas mal pour un homme de loi.
Notre siècle n’est pas à la plaisanterie,
Et messieurs du parquet enverraient poliment
Le bel Alcibiade à la Conciergerie
Enchaîné côte à côte avec le beau don Juan.
— N’importe ! je maintiens que c’est là le grand maître :
Il avait l’esprit fier, le cœur aventureux.
Jamais il n’avait pris ses ennemis en traître ;
Un feu sacré brûlait dans son sang généreux.
Il aimait son pays, les beaux-arts et la gloire !
Par le glaive et l’amour doublement conquérant,
Comme un dieu sur ses pas entraînant la victoire,
Chassé de sa patrie il y revient plus grand.
Enfin, quand il arrive à son heure dernière,
Seul, la nuit, au milieu d’assassins soudoyés,
Comme un lion traqué qui sort de sa tanière,
Il bondit au milieu des soldats effrayés,
Et si terrible encor que la pâle cohorte,
N’osant pas de pied ferme attendre le héros,
S’enfuit en le voyant sur le seuil de la porte,
Et le perce de loin à coups de javelots.
Or, tant que les vingt ans chanteront dans les têtes,
Tant que les songes blancs passeront dans les airs,
Tant que les jeunes gens rêveront des conquêtes,
Tant que les passions troubleront l’univers,
Nous aimerons en toi la brillante jeunesse,
Le bon goût, l’esprit vif, les douces voluptés,
Et nous reconnaîtrons ton juste droit d’aînesse,
Père de l’élégance et des nobles gaîtés !
Et lui-même, don Juan, — s’il t’avait vu paraître
Au lieu de la statue à son dernier festin, —
Eût pâli, j’en suis sûr, en rencontrant son maître
Dans cet hôte fatal choisi par le destin.


CHARLES REYNAUD.