Une Favorite au XVIIIe siècle - Mme de Pompadour

La bibliothèque libre.
Une Favorite au XVIIIe siècle - Mme de Pompadour
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 239-251).
UNE FAVORITE
AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Madame de Pompadour et la Cour de Louis XV au milieu du dix-huitième siècle, avec documens inédits, par M. Émile Campardon, 1 vol. in-8o, Plon, éditeur, 1868.

Elles sont passées, elles ne reviendront plus, toutes ces princesses d’aventure à qui les amours royales faisaient une couronne équivoque, et qui ont laissé dans la poussière de l’histoire, dans cette poussière pétrie de sang et de larmes, je ne sais quelle odeur musquée de fard vieilli et de poudre d’iris. D’autres viendront pour faire les mêmes choses, et ne vaudront pas mieux ou vaudront tout autant ; mais de ces femmes subitement élevées par un caprice de sultan ennuyé, gagnant du soir au lendemain le tabouret à la cour et un appartement à Versailles, faisant et défaisant des ministres, jouant avec la puissance dans leur boudoir, de ces reines improvisées, il ne peut plus y en avoir, parce qu’il n’y a plus de tabouret à donner, parce qu’il n’y plus de Versailles, parce qu’il n’y a plus de rois. Les rois, les rois ! il n’y a plus de rois, et il n’y a plus de favorites comme on l’entendait autrefois. Il n’y a plus que des chefs de l’état et il n’y a plus que des favorites inavouées, sans rôle public et sans prestige, maigrement récompensées pour leur bon vouloir d’un moment. Leur fonction n’est plus comptée parmi les u grands offices de la couronne. » On ne leur dit plus, selon le mot spirituellement acre de Chamfort : « Le poste où vous êtes élevée… » Elles ne disent plus : « La place que j’occupe… » Travailler aux plaisirs du roi, ce n’est plus un métier qui s’appelle de « l’attachement à l’état. » Les rois sont tombés au rang des autres hommes ; ils peuvent aimer obscurément, s’ils sont assez heureux pour être touchés du rayon sacré. S’ils n’ont que des fantaisies libidineuses, comme on l’a vu quelquefois, ils ne peuvent pas seulement arriver à faire une marquise ou une comtesse un peu présentable avec l’objet de leurs faciles amours.

C’en est donc fait de ces royautés de bon plaisir. Elles ont eu cependant leur rôle, elles forment à travers l’histoire une sorte de dynastie élégante et frivole de la galanterie. Elles ont bouleversé parfois la politique aussi bien que l’étiquette ; elles ont eu affaire à messieurs du parlement et même aux jésuites, pour elles on a changé des lois. Elles ont eu de leur vivant leur parti à la cour, leurs amis et leurs ennemis, et après elles, quand tout ce bruit est déjà loin, elles trouvent encore des historiens, quelquefois des apologistes. Je ne dis pas cela précisément pour M. Campardon, qui raconte exactement, qui livre tout ce qu’il découvre sans rien cacher. Ce qui manque le plus dans ces amours royales si complaisamment exhumées, c’est l’amour même. Tout y est, la vanité, le faste, la passion de tout faire et de tout défaire, le caprice avec ses futiles audaces, l’ardeur du plaisir, la cupidité quelquefois et même la rapacité, — tout, excepté l’amour. Une seule de ces favorites, à l’aube du grand règne, a gardé un reflet de poésie et de vraie grâce, le reflet de la « petite violette qui se cache sous l’herbe, » selon le mot de Mme de Sévigné : c’est Mlle de La Vallière. Celle-là avait une âme, elle avait la sincérité du cœur et de la passion sans l’orgueil banal du triomphe, sans la joie insultante de la faveur. Elle aima pour lui-même ce roi, ce grand roi qui ne le méritait guère, et, femme heureuse, elle semblait rougir encore « d’être maîtresse, d’être mère, d’être duchesse. » Et quand elle perd l’amour du roi, elle ne veut plus rien, elle quitte ce monde dont elle était l’idole, elle fuit tout, elle se fuit elle-même dans sa pénitence agitée. Rien de vulgaire ne se mêle à cette vive et franche passion qui est peut-être l’unique poésie de la jeunesse du grand règne et de Louis XIV. Après elle, ce n’est plus l’amour, ce n’est plus que de la galanterie, même quand l’amour se fait dévot et morose avec une Maintenon et se donne la discipline en faisant les dragonnades. Et Louis XV, lui aussi, Louis XV surtout a eu sa dynastie de favorites, dynastie qui va en se dégradant comme le siècle, comme la monarchie française, et qui se ressent du passage de la régence. Il a commencé par les trois sœurs de Nesle, il a fini par la Dubarry ; dans l’intervalle, il a passé vingt ans enlacé, moitié par attrait, moitié par habitude, dans les habiles cajoleries d’une femme dont le nom brillant est devenu le type d’un genre, qui est restée comme une personnification de ce milieu du XVIIIe siècle avec ses vices, ses élégances, ses grâces affectées et ses faciles corruptions. C’est cette Mme Lenormant d’Étioles, transformée en marquise de Pompadour, dont M. Campardon raconte une fois de plus la vie, et qui a eu déjà autant d’historiens que si elle eût été une Jeanne Darc. Vous l’avez vue au Louvre dans le beau pastel de Latour, où tout le siècle semble revivre. Elle est là dans son vrai cadre, dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, brillant au sein d’un luxe de boudoir, feuilletant un cahier de musique d’un air distrait et attentif, ayant sur sa table dos volumes de l’Encyclopédie et de l’Esprit des lois à côté du Pastor fido et de la Henriade, entourée d’estampes, de pierres gravées, de tout ce qui peut rappeler qu’elle avait le goût des arts. C’est une gracieuse femme assurément ; mais sur ce visage il n’y a point d’idéal, ou du moins c’est un idéal bien conforme au temps, quelque chose d’élégant et de fin qui n’exclut pas le positif, qui laisse entrevoir un esprit et une âme parfaitement à l’abri des émotions sérieuses et des entraînemens romanesques. Ce n’est point celle-là certes qui commencera ou qui finira comme une La Vallière. Elle ressemble plutôt à une ingénieuse coquette jouissant tranquillement d’une beauté facile dont elle sait se servir, experte à gouverner ses séductions.

C’est cependant presque comme un roman que commençait son aventure avec Louis XV, bien avant même de devenir une liaison avouée et publique. Quand le roi, se trouvant à Choisy, allait chasser du côté de la forêt de Sénart, il ne manquait presque jamais de rencontrer sur son passage une jeune femme élégamment vêtue de bleu ou de rose, qui, au XVIIIe siècle, devait passer nécessairement pour une nymphe des bois. Il ne fut pas longtemps sans être intrigué de cette brillante apparition et sans demander qui elle était ; mais alors, vers 1742, il se trouvait encore au pouvoir de la dernière des sœurs de Nesle, l’impétueuse duchesse de Châteauroux, qui n’entendait pas raillerie sur les rivalités qui pouvaient s’élever autour d’elle. Qu’était-ce d’ailleurs que cette jeune chasseresse qui se trouvait si à propos au détour des bois comme pour surprendre un regard du roi ? Elle paraissait avoir plus d’ambition que de titres, à part la jeunesse et la beauté, qui sont pourtant bien quelque chose en pareille affaire. Elle avait alors un peu plus de vingt ans. C’était la fille d’un certain Poisson, principal commis des financiers Paris, personnage fort cynique, suffisamment ivrogne, ignoble au moral comme au physique, et d’une femme fort galante, aussi belle que galante, qui avait été successivement à un secrétaire d’état, à des ambassadeurs, à des financiers, si bien que le fermier-général Lenormant de Tournehem passait pour le vrai père des deux enfans de Poisson, de celle qui fut la marquise de Pompadour et de celui qui fut le marquis de Vandières ou de Marigny. Née dans ce monde de mœurs fort mêlées et de luxe équivoque, heureusement douée du reste, la jeune Antoinette Poisson avait reçu une éducation des plus soignées, comme si elle eût été d’avance promise à une merveilleuse fortune. On lui avait donné toute sorte de maîtres ; elle avait appris le clavecin et le chant avec Jélyotte, la danse avec Guibaudet, la déclamation avec La Noue et Crébillon ; elle montait à cheval, elle avait appris l’art de graver sur cuivre et sur pierres fines. C’était une petite merveille de gentillesse, choyée, fêlée, recherchée, et dont Lenormant de Tournehem avait fait la femme de son propre neveu, Lenormant d’Etioles, à qui il promettait de laisser sa fortune. Le pauvre Lenormant d’Etioles, qui était d’ailleurs honnête homme et d’un caractère aimable, quoique peu beau, aimait passionnément sa femme; elle ne songeait guère à lui. Cette jeune femme avait certes en apparence tout ce qu’elle pouvait envier, tout ce qui pouvait plaire à son ambition. Par son mariage, elle était entrée, sinon dans le grand monde, du moins dans ce monde financier du XVIIIe siècle, qui ne laissait pas d’être brillant. Elle avait une maison à la ville et une maison de campagne à Étioles. Elle se voyait entourée, recherchée. Elle recevait chez elle les diplomates étrangers et les beaux esprits, Voltaire, Montesquieu lui-même, Bernis, Fontenelle, Maupertuis, et c’est en ce temps-là que le président Hénault écrivait à Mme Du Deffand : « Je trouvai chez M. de Montigny une des plus jolies femmes que j’ai jamais vues : c’est Mme d’Etioles. Elle sait la musique parfaitement bien, elle chante avec toute la gaîté et le goût possibles, fait cent chansons, et joue la comédie à Étioles sur un théâtre aussi beau que celui de l’Opéra, où il y a des machines et des changemens... »

C’était une femme à la mode, que son mari se plaisait à amuser et à voir heureuse sans ombre de jalousie. Pour elle, ce n’était rien, elle ne se croyait Mme d’Etioles qu’en passant pour aller plus haut. Depuis qu’une tireuse de cartes lui avait dit dans son enfance qu’elle serait la maîtresse de Louis XV, elle ne rêvait qu’à cela. On lui avait répété tant de fois, en vantant sa beauté, qu’elle était un morceau de roi, que son ambition ne pouvait se contenter à moins. Elle avait la vocation d’être la maîtresse du roi, elle courait au-devant de lui dans les bois de Sénart, elle avait toute une stratégie où elle trouva bien vite des auxiliaires, et il n’y a guère que le XVIIIe siècle où une telle fortune ait pu être préparée avec ce calcul, avec cet art savant, avec ce raffinement de manège féminin. Tant que la duchesse de Châteauroux vivait encore et tenait le roi, ce n’était pas une place facile à emporter. La duchesse de Chevreuse, qui un jour voulut dire un mot des grâces de la petite d’Etioles, en sut quelque chose; la favorite régnante lui marcha sur le pied avec une telle fureur qu’elle la fit tomber en syncope, et défense fut faite à la jeune rivale de suivre désormais les chasses du roi. Il fallait se résigner et ajourner encore la vocation. Le jour où Mme de Châteauroux mourut subitement, en 1744, Mme d’Etioles sentit se réveiller toutes ses espérances, elle se remit plus vivement que jamais à son intrigue, et les complices ne lui manquèrent pas. Elle trouva pour la diriger la complaisante Mme de Tencin, « qui, ayant vu se briser en Mme de Châteauroux un premier instrument, songea et concourut à la remplacer; » elle eut aussi la bonne volonté secourable d’un de ses parens, Binet, qui était valet de chambre du roi et qui se trouvait placé à merveille pour de telles expéditions.

Alors se passa une de ces comédies qui pourraient avoir pour titre : « Comment on devient la maîtresse d’un roi. » Il ne manquait que l’occasion. Elle vint bientôt; ce fut dans un bal donné par la ville de Paris pour le mariage du dauphin avec une infante d’Espagne. Le roi se vit entouré d’une foule de dominos de toutes couleurs qui se disputaient un mot de lui et qui n’auraient pas demandé mieux que d’aller plus loin. Il fut attiré surtout par l’air spirituel et provoquant d’une de ces belles personnes déguisées qui l’intriguaient; il lui demanda de laisser voir son visage. L’aimable personne ne résista, bien entendu, qu’autant qu’il le fallait pour piquer la curiosité royale; elle se démasqua, laissant apparaître le frais et gracieux visage de la jeune chasseresse de la forêt de Sénart, et elle s’enfuit aussitôt en laissant tomber son mouchoir, simple effet du trouble assurément. Le roi émerveillé ramassa aussitôt le mouchoir et ne pouvait faire mieux que de le lancer galamment à la fugitive dont il était déjà séparé, et dans ce monde tourbillonnant accoutumé à ces sortes d’aventures, à ces mœurs de sérail, on se mit à dire : « Le mouchoir est jeté! » Le reste fut l’affaire du valet de chambre Binet, qui apprit à sa parente le chemin des appartemens de Versailles.

Pendant ce temps, direz-vous, où était le mari et que faisait-il? On l’avait conduit à la campagne, et ce fut M. Lenormant de Tournehem qui se chargea de lui annoncer la fortune qu’il venait de recevoir en dormant. Si peu naïf qu’on fût dans ce temps-là, si préparé qu’on dût être à de telles mésaventures dont les héros n’étaient pas toujours des rois, le pauvre Lenormant d’Etioles ne put supporter le coup sur le moment : il tomba évanoui, puis il voulut se tuer, puis il voulut aller tuer sa femme à Versailles, puis il lui écrivit une lettre désespérée qui ne la toucha guère et qui faisait dire à Louis XV que sa nouvelle maîtresse avait « un mari bien honnête homme, » puis il fut à demi exilé; il ne fit pas tout à fait comme M. de Montespan, qui avait pris le deuil de son honneur : il souffrit, puis il se consola, sans pardonner jamais pourtant. Une séparation fut prononcée par le Châtelet, et Mme d’Etioles devint la marquise de Pompadour. Elle était déjà depuis quelque temps la maîtresse avouée du roi, lorsque Louis XV, qui était parti pour aller se mettre à la tête de l’armée et qui entretenait avec elle une correspondance suivie, lui adressa une lettre avec ce titre de marquise de Pompadour attaché à sa dignité nouvelle. Du coup, elle ne se tint pas de joie; elle marchait dans son rêve, la tireuse de cartes avait dit vrai. Favorite reconnue, dotée et courtisée, elle allait régner vingt ans, et pendant vingt ans elle allait être la femme la plus occupée de France à ne rien faire, à s’agiter dans le vide, à disputer une faveur qu’elle avait eu tant de peine à conquérir.

Rien au monde ne peut faire que les choses ne soient pas ce qu’elles sont. Si l’amour eût poussé Mme d’Etioles, elle eût souffert ou elle eût été heureuse, elle eût gardé l’empire ou elle eût été renvoyée après six mois; elle serait restée femme avant tout, elle eût gardé ce je ne sais quoi de naturel et d’humain qui relève tout en mettant la sincérité partout. C’est évidemment la vanité qui l’avait poussée dans cette aventure, c’est le désir de paraître et de briller qui l’avait jetée à la poursuite de ce titre envié de la maîtresse du roi, et c’est ce qui fait que son long règne n’a même pas un éclair, qu’elle n’a été qu’une favorite de plus marquant une étape nouvelle dans l’histoire des galanteries royales, caractérisant avec son élégance ambrée et musquée, au fond assez vulgaire, le passage des grandes dames maîtresses, comme une Montespan ou une Châteauroux, à la franche courtisane, comme la Dubarry. Louis XV, cet apathique voluptueux, avait pu faire de la fille des Poisson, de la petite souveraine d’Etioles, une marquise de Pompadour; il put lui donner un rang à la cour et l’appartement des Penthièvre à Versailles; il n’en fit jamais une grande dame portant sa fortune avec une certaine hauteur. C’est justement l’originalité de Mme de Pompadour d’être restée toujours, dans cette situation de maîtresse du roi, sinon une grisette, selon le mot piquant de Voltaire, du moins une bourgeoise par les instincts, par les manières, comme elle l’était par la naissance, et c’est ce qui faisait de son élévation une nouveauté. « C’est une éducation à faire, disait Louis XV en galant précepteur, cela m’amusera. »

Elle a beau se guinder, se draper en marquise, se donner des armes et des gentilshommes pour l’accompagner, elle a des retours de goût bourgeois, comme lorsqu’elle imagine pour l’avenir un mariage de sa fille avec un fils naturel de Louis XV, et qu’elle rêve des joies de grand’mère. Elle se plaît dans ces combinaisons. Elle arrange ses amours en ménagère habile et prévoyante. Mme de Mailly, la première maîtresse du roi, était désintéressée, et au lendemain de sa disgrâce elle restait pauvre et endettée. La duchesse de Châteauroux avait de l’élan, du feu, et voulait faire de son amant un roi en le contraignant à s’occuper des affaires de l’état, à aller prendre le commandement des armées. Mme de Pompadour n’a ni ce feu ni ce désintéressement; elle a l’industrie « patiente, adroite et impérieuse » d’une bourgeoise galante et pervertie par la grandeur, qui sait tirer parti de tout, qui commence par assurer sa fortune et celle de ses parens. Quand elle arriva à la cour, elle n’avait rien que sa beauté. Bientôt après elle possédait plus de vingt millions, l’hôtel d’Évreux à Paris, la terre de Crécy, où en quelques années elle dépensait plus de trois millions. Elle vendait les régimens, trafiquait des places, recevait de Dupleix cinq cent mille francs pour un cordon, prétendait disposer de douze fermes-générales. Elle était devenue la grande dispensatrice des dons et des faveurs, et elle commençait par elle-même. C’était une maîtresse de roi bien apanagée, qui considérait les finances de l’état comme les siennes propres, faisant construire ou achetant un peu partout des châteaux, des ermitages. D’autres favorites ont peut-être dépensé autant; aucune ne s’est montrée aussi avide de cette opulence dont Lenormant d’Etioles refusa plus tard l’héritage, et qui lui laisse en définitive le caractère d’une courtisane sachant administrer fructueusement ses faveurs. Les plaisirs du roi coûtaient cher en ce temps-là.

Je ne veux pas dire que dans ce règne de vingt ans la galante marquise n’ait été qu’une courtisane vulgaire uniquement occupée d’assurer sa fortune. C’était après tout une femme ingénieuse et aimable, qui avait le goût de tous les arts et qui fut une des fondatrices de la manufacture de Sèvres. C’est son beau côté. Elle avait pour les artistes la prédilection d’une personne qui était artiste elle-même, qui se piquait d’être une habile musicienne, qui dessinait et gravait tant bien que mal, et qui eut même un instant l’idée d’apprendre l’imprimerie. Femme d’esprit, elle se plaisait à la société des beaux esprits, qu’elle eût voulu rassembler autour du roi. Elle aimait les lettres autant qu’elle pouvait les aimer, surtout par le côté léger à la Bernis. Elle logeait le docteur Quesnay dans son entre-sol de Versailles, où elle allait quelquefois, et où elle trouvait réunis à table Buffon, Turgot, Diderot, d’Alembert. Elle fut en certains momens la protectrice secrète de l’Encyclopédie, et, quand elle mourut. Voltaire écrivait : « Dans le fond de son cœur, elle était des nôtres... » Mme de Pompadour témoignait une admiration singulière pour Montesquieu. Elle obligeait volontiers les écrivains, le vieux Crébillon, Gresset, Marmontel, et un jour, ayant envoyé cinquante louis à Jean-Jacques Rousseau lui-même après une représentation du Devin du Village, elle s’attira cette lettre assez bizarre que lui adressait le philosophe bourru : « Madame, en acceptant le présent qui m’a été remis de votre part, je crois avoir témoigné mon respect pour la main dont il vient, et j’ose ajouter, sur l’honneur que vous avez fait à mon ouvrage, que des deux épreuves où vous mettez ma modération, l’intérêt n’est pas la plus dangereuse. » On peut donc imaginer pour Mme de Pompadour et broder tout un rôle de bienveillance accueillante et facile pour les lettres. A tout prendre, ce n’était que la gracieuse distraction d’une femme qui, même en ce genre, manquait de chaleur, d’élévation, d’imagination. Elle considérait un peu les beaux esprits comme des oiseaux rares bons à apprivoiser pour leur ramage, si ce n’est pour leur plumage. Tout cela, en donnant presque un vernis de philosophie et de littérature à son règne, ne va pas bien loin. Au fond, la grande et unique préoccupation de Mme de Pompadour, son idée fixe et invariable, sa seule passion, c’était de rester la maîtresse du roi, de tenir ferme sur ce terrain glissant de la cour, de ne pas laisser échapper de son front gracieux une couronne qui n’était pas précisément le prix de ses vertus.

Ce n’était pas une chose facile en vérité de garder la victoire jusqu’au bout dans ce monde où elle était la créature la plus enviée, la plus fêtée et la plus menacée. Pendant vingt ans, sa vie ne fut qu’une longue stratégie, un tissu de laborieux et futiles artifices pour déjouer toutes les rivalités et tous les complots. La difficulté était dans le roi d’abord et dans le monde qui entourait le roi, dans cette cour pleine de passions et d’intrigues. Étrange problème que celui de fixer et de retenir ce roi efféminé de bonne heure par la tutelle sénile du cardinal de Fleury, accoutumé à l’indolence et aux cachotteries, qui semblait échapper à toute prise et dont Mme de Tencin disait : « Ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le regarder! Il n’est affecté de rien. Dans le conseil il est d’une indifférence absolue. Il souscrit à tout ce qui lui est présenté. En vérité il y a de quoi se désespérer d’avoir affaire à un tel homme. On voit que dans une chose quelconque son goût apathique le porte du côté où il y a le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais. » D’Argenson, de son côté, a laissé de Louis XV un portrait qui le montre dans son naturel un peu confus et difficile à saisir : « Voulez-vous des détails de ce caractère?... Des contrastes partout,... des talens perdus, un bon goût qu’on ne peut fixer, de l’exactitude dans les petites choses, l’inconstance et le manque de plans dans les grands objets... L’esprit de jeu avec l’imprudence dans les affaires; diseur de bons mots et de bêtises, de la mémoire sans souvenir, patience et colère, promptitude et bonté, habitude et inconstance, mystère et indiscrétion, avidité de plaisirs nouveaux, dégoût et ennui, sensibilité du moment, apathie générale et absolue qui lui succède, désespoir de la perte d’une maîtresse, infidélité qui l’outrage, des favoris sans amitié, de l’estime sans confiance; bon maître sans humanité... »

Ce qui en résulte de plus clair, c’est que c’était un roi capable de tout et de rien. Quelques traits essentiels se détachent à travers tous les contrastes, le penchant à l’ennui, le dégoût des embarras, l’égoïsme, la mobilité froide, la puissance de l’habitude sur une nature apathique, et Mme de Mirepoix avait bien quelque raison lorsqu’elle disait à Mme de Pompadour : « C’est votre escalier que le roi aime, il est habitué aie monter et à le descendre; mais s’il trouvait une autre femme à qui il parlerait de sa chasse et de ses affaires, cela lui serait égal au bout de trois jours. » Mme de Pompadour le sentait bien, elle aussi; elle comprenait que le grand mal du roi était l’ennui, que, pour garder sur lui son empire, il fallait l’amuser, l’enchaîner, l’étourdir, et ce fut là ce qui donna l’idée des spectacles des petits cabinets, de ce petit théâtre mystérieux arrangé dans une galerie du palais de Versailles. Les spectateurs peu nombreux, — ils n’étaient jamais plus de quarante, — étaient choisis comme les acteurs, et ces acteurs étaient Mme de Pompadour elle-même, Mme de Brancas, Mme de Marchais, le duc de Nivernais, le duc d’Ayen. On jouait la comédie ou l’opéra, l’Enfant prodigue de Voltaire ou les Surprises de l’amour de Rameau, Acis et Galatée, le Mariage fait et rompu de Dufresny et même Tartufe. Mme de Pompadour paraissait en Galatée ou en Dorine. Elle représentait l’Amour dans le Ballet des sens, et elle mettait autant d’art dans ses travestissemens que dans sa manière de jouer. Mme de Pompadour était naturellement le premier rôle sur ce théâtre des petits cabinets, où d’Argenson s’indignait de voir passer a des officiers-généraux et des baladins, de grandes dames de la cour et des filles de théâtre. » Cela dura quelques années. Le roi s’amusait-il beaucoup? Il paraissait s’y plaire, au moins dans les premiers temps; il bâillait aussi quelquefois, et dans la seule année 1750 il eut à payer pour frais de représentations dans les petits cabinets deux cent trente mille livres, ce qui ne laissait pas de mettre à un assez haut prix le plaisir de voir jouer la galante marquise.

Que le roi s’ennuyât, on pouvait à la rigueur le divertir, le promener à travers les enchantemens de fêtes perpétuelles, organiser des spectacles ou des soupers; mais il y avait un bien autre danger à conjurer : il fallait empêcher l’ennui de conduire à l’inconstance ou du moins à une inconstance qui eût été suivie de l’abandon. En un mot, il fallait vaincre ou écarter des rivales. Pendant longtemps, Mme de Pompadour eut à déjouer bien des tentatives qu’on fit pour la remplacer par une favorite de qualité. Un jour c’était une princesse de Rohan, un autre jour la comtesse de La Mark, puis la comtesse de Coislin, qui se crut un moment près de triompher, plus tard une comtesse de Choiseul. Dans cette cour étrange, les intrigues de sérail se croisaient et devenaient les grandes affaires; Mme de Pompadour vivait dans des transes de tous les instans; elle craignait d’autant plus que, si elle ne manquait pas de grâce et de beauté, elle ne remplissait pas d’un autre côté toutes les conditions de son ministère de galanterie. Comment dirai-je? Pétrone le dirait bien. Mme de Pompadour n’avait point de sens, elle était parfaitement froide de tempérament. Elle tremblait que le roi ne la prît en dégoût. Alors elle eut recours à un moyen héroïque, dont l’emploi laisse sur son caractère un sceau indélébile. Ce qu’elle craignait par-dessus tout, ce n’était pas que Louis XV eût d’autres amours, c’était qu’il choisît une favorite nouvelle parmi toutes ces femmes titrées qui ne demandaient pas mieux que de se livrer à lui, pourvu qu’on leur assurât les prérogatives de cette étrange dignité. Mme de Pompadour mit toute son habileté à écarter les grandes dames, et dans l’intérêt des plaisirs du roi elle devint la complice d’une multitude de liaisons obscures « dont la bassesse faisait sa sûreté. » Elle se faisait la charitable auxiliaire de Louis XV dans ses débauches furtives et honteuses du Parc-aux-Cerfs; elle lui donnait même des maîtresses qu’elle faisait disparaître après en les payant, qu’elle mariait quelquefois. Elle ne craignait nullement celles-là. Elle n’eut une dernière crainte qu’à l’occasion d’une aventure du roi avec une jeune fille, Mlle de Romans, dont il eut un enfant qui fut sous Louis XVI l’abbé de Bourbon. Cette personne, très belle et fière de son enfant, le promenait partout avec une sorte d’orgueil naïf, sans dissimuler l’espérance de le voir légitimé par son père. Mme de Pompadour, tenue au courant de cette intrigue, voulut voir la mère et le fils, et elle alla au bois de Boulogne pour les rencontrer. Elle trembla un instant, mais elle ne tarda pas à se rassurer sur les suites possibles de l’aventure. Mlle de Romans fut mariée à un homme qui la rendit fort malheureuse, et son fils lui fut enlevé pour être mis au collège de Pontlevoy. C’était toujours la même histoire. Pour prendre Mlle de Romans ou toute autre, il aurait fallu que Louis XV eût le courage de manifester une résolution, « de former un autre établissement et de se donner en spectacle au public par un changement aussi grand de décoration. » C’est là que l’attendait Mme de Pompadour. Ainsi, en enveloppant ce prince dissolu et apathique, en l’amollissant dans les corruptions faciles au lieu de chercher à le relever, elle gardait son empire sur lui; elle se faisait complaisante pour régner. Le roi, il est vrai, cherchait quelquefois à secouer le joug; il finissait par se lasser ou il était pris de remords, et dans ces momens-là il laissait entrevoir presque une rupture. Il ne tardait pas à retomber sous la tyrannie invisible et énervante de l’habitude, personnifiée dans une femme insinuante et habile.

Disputer le roi à des rivales, l’enchaîner, l’assoupir dans une liaison complaisante, ce fut donc le premier souci de Mme de Pompadour; le disputer à la politique, aux ministres, à une cour visiblement ennemie, à une famille royale hostile, ce fut l’autre grand objet de sa diplomatie, et ici elle avait contre elle son origine, sa naissance vulgaire; son élévation froissait l’orgueil de cette noblesse frivole qui se croyait en droit de suffire au service et même aux plaisirs du roi ; elle révoltait tout ce monde des Maurepas, des Richelieu, qui n’étaient pas précisément difficiles en fait de mœurs, mais qui ne pouvaient supporter l’idée de voir une petite bourgeoise se hausser au rang de favorite, qui se consolaient d’ailleurs gaîment par la raillerie, par des bons mots et des chansons. Du premier jour il y eut une opposition contre Mme de Pompadour, opposition qui ne se cachait guère, qui se manifestait de toute façon. La lutte fut vive, et elle dura longtemps. Mme de Pompadour eut assez d’habileté pour ne rien brusquer avec la famille royale, pour dévorer même plus d’une mortification qu’on ne manquait pas de lui infliger. Du côté des ministres, elle poussa la guerre avec une souple ténacité, et une de ses victoires les plus décisives fut la chute de Maurepas, qu’elle accusait de laisser circuler toute sorte de chansons contre elle, si même il n’en était pas l’auteur. Maurepas, ce petit-maître de la politique, résista quelques années, grâce à la faveur du roi, qui était accoutumé à lui, qui l’aimait pour la facilité de son travail, pour son esprit délié, pour ses bons mots. Plus que tout autre, il se sentait en position de soutenir cette lutte et même de traiter quelquefois de haut la favorite. Volontiers il avait avec elle des façons de grand seigneur et savait être au besoin galamment impertinent. Le jour vint cependant où un quatrain trop cruel mit à bout la marquise en faisant allusion à une infirmité féminine qui n’était pas précisément de son emploi. La marquise courut chez le ministre, et entre eux s’échangèrent ces paroles pleines de menaces à peine voilées par la politesse. « On ne prétendra pas, dit Mme de Pompadour, que j’envoie chercher les ministres ; je les viens chercher. Quand donc saurez-vous les auteurs des chansons ? — Quand je le saurai, madame, répliqua le ministre, je le dirai au roi. — Vous faites peu de cas, monsieur, des maîtresses du roi. — Je les ai toujours respectées, madame, de quelque espèce qu’elles fussent, » Le mot était cavalièrement lancé et acheva d’exaspérer la marquise. Ce qu’il y a de curieux, c’est que dans sa fureur elle prétendait que sa vie était menacée, que le ministre voulait l’empoisonner, comme on s’était amusé à dire qu’il avait empoisonné Mme de Châteauroux. Le roi n’y put tenir, et Maurepas fut exilé à Bourges. Il avait été précédé dans la disgrâce par le contrôleur-général Orry, par le marquis d’Argenson, le rugueux et patriote ministre des affaires étrangères; il fut suivi par le comte d’Argenson, par M. de Machault lui-même, qui, après avoir été du parti de la favorite, s’était tourné contre elle. Ils y passèrent tous, et Mme de Pompadour resta seule souveraine et dominatrice avec des ministres de son choix, Bernis, puis le duc de Choiseul.

Destinée étrange que celle de ces personnages irréguliers qui s’appellent des favoris ou des favorites! Ils sont fatalement poussés à la guerre contre tout ce qui ressemble à une opposition. Il faut, sous peine de disparaître, qu’ils soient tout, qu’ils mettent la main sur tout. Soit par passion de dominer, soit dans l’intérêt de leur sûreté, ils sont conduits à envahir toute la politique d’un pays; mais quelle était la politique de la favorite de Louis XV? Mme de Pompadour faisait évidemment de la politique comme elle organisait les spectacles des petits cabinets, comme elle donnait des maîtresses de hasard à son royal amant, uniquement dans la vue de prolonger sa capricieuse domination. Elle portait dans les affaires de la France la vanité, la frivolité, les petites préoccupations d’une femme asservie à des passions vulgaires. Elle a été mêlée à deux ou trois grandes questions qui se sont agitées autour d’elle, et rien d’autre n’apparaît qu’un mobile tout personnel.

Mme de Pompadour, je le sais bien, s’est fait une sorte de popularité philosophique en contribuant à l’expulsion des jésuites. Il n’y a pas de quoi la transformer en politique réformatrice-et libérale. Si les jésuites avaient voulu la soutenir, elle les aurait défendus. Si elle se prêta au grand coup monté contre eux, c’est qu’ils étaient les partisans du dauphin, qui la détestait; c’est qu’ils avaient l’appui de l’archevêque de Paris, qu’elle considérait comme son ennemi depuis qu’il ne lui avait pas permis de faire dire la messe dans sa maison; c’est qu’ils lui avaient refusé un confesseur pour lui donner l’absolution et lui permettre d’être dame du palais; c’est que plusieurs d’entre eux prêchaient avec une singulière liberté sur la vie scandaleuse du roi. En les frappant, elle assouvissait une rancune. Dans les affaires extérieures, Mme de Pompadour poussa de tout son pouvoir à cette volte-face subite de la politique française, à ce bouleversement des alliances d’où sortait la guerre de sept ans; mais quel était son mobile? Elle ne pouvait pardonner à Frédéric II de Prusse ses continuels persiflages. Ce roi, qui n’était pas tendre pour les femmes, avait trop dédaigné les avances qu’on lui faisait. Il parlait avec trop d’irrévérence de ce qu’il appelait les petits charmes de la marquise. Quand Voltaire lui portait les complimens de Mme de Pompadour, il répondait sèchement : « Je ne la connais pas. » L’Autriche au contraire, pour avoir l’alliance française, dont elle avait besoin, mettait moins de hauteur dans sa diplomatie. Elle allait là où était le pouvoir. M. de Kaunitz flattait la favorite dans sa vanité. Marie-Thérèse lui envoyait des présens et lui écrivait peut-être; dans tous les cas, elle lui témoignait certains égards. La politique autrichienne pansait les blessures que faisait la brutalité du roi de Prusse; M. de Choiseul venait là-dessus montrer à l’orgueil de la favorite la perspective d’un grand rôle, de conquêtes à faire pour la France dans les Pays-Bas, et c’est ainsi que devenait possible ce traité de Versailles, que la marquise se plaisait à consacrer par un monument futile comme elle. Cette guerre de sept ans au reste fut pleine de déboires pour Mme de Pompadour aussi bien que pour la France. Après avoir fait la paix à contre-temps ou du moins avec imprévoyance en 1748, la marquise déchaînait la guerre à contre-temps. Vainement, vers la fin, M. de Choiseul couvrait le désastre de la politique française par le succès du pacte de famille : le coup était porté. Mme de Pompadour avait soulevé contre elle une sorte d’exécration. Elle s’affaissait sous l’impopularité. Elle n’osait plus aller à Paris de peur d’être insultée; et les épigrammes sanglantes pleuvaient plus que jamais.

C’est bien la peine d’avoir vingt ans de domination pour en venir là. Mme de Pompadour disait avec amertume et d’une façon assez singulière : « Ah ! ma vie est comme celle du chrétien, un combat perpétuel. Il n’en était pas ainsi des personnes qui avaient su gagner les bonnes grâces de Louis XIV. » Elle s’était agitée en effet, et en définitive à quoi arrivait-elle? Elle avait contribué à précipiter la France sur la pente de toutes les corruptions; elle avait irrité le sentiment populaire par l’arrogance de son faste. Elle avait avili le roi, ce roi qui avait laissé voir comme un éclair à Fontenoy, et qui vingt ans après disait tristement : « On me nommait ci-devant le bien-aimé, je suis aujourd’hui le bien-haï. » Elle s’était avilie elle-même, et de plus elle s’était épuisée dans cette lutte pour retenir une faveur que Louis XV à la fin lui laissait par lassitude, par ennui, un peu aussi par commisération bien plus que par attachement. Au bout de tout, elle eut une fantaisie étrange, celle de se convertir et d’essayer de devenir une sorte de Main tenon amie du roi, mais n’ayant plus avec lui aucun autre rapport. Elle n’eut pas le temps d’aller bien loin dans la réalisation de ce projet. C’est peu après la fin de la guerre de sept ans qu’elle se sentit atteinte d’une maladie du cœur que Quesnay combattait vainement. Elle s’éteignit rapidement le 15 avril 1764, et le lendemain de sa mort Louis XV, voyant d’une des fenêtres du palais partir le convoi qui l’emportait à Paris par un temps affreux, se chargea de son oraison funèbre : « La marquise, dit-il, n’aura pas beau temps pour son voyage. » Voilà le dernier mot de l’amour du roi ! Il montrait par cette cynique naïveté d’égoïsme le peu de traces qu’avait laissées en lui une si durable faveur. Il semblait soulagé d’un grand poids. Une question peut toujours s’élever : si Mme de Pompadour eût été une autre personne, de plus d’âme et de cœur, prenant, si l’on veut, au sérieux sa situation, n’eût-elle pas pu réveiller, aiguillonner ce prince et susciter en lui des instincts plus nobles? n’eût-elle pas pu réussir à en faire un autre homme moins assoupi dans son indolent libertinage, plus sensible à certains appels de fierté et d’honneur ? Elle n’en fit rien, elle crut trouver plus de sûreté en enchaînant Louis XV, en émoussant chez lui ce qui pouvait rester de générosité morale ; elle en était récompensée à sa mort par ce mot touchant : « la marquise n’aura pas beau temps pour son voyage! » Un autre contemporain plein de feu, Diderot, a résumé le rôle de cette favorite gracieuse et vaine. « Qu’est-il resté, dit-il, de cette femme qui nous a épuisés d’hommes et d’argent, laissés sans honneur et sans énergie, et qui a bouleversé le système politique de l’Europe? Le traité de Versailles, qui durera ce qu’il pourra, l’Amour de Bouchardon, qu’on admirera à jamais, quelques pierres gravées de Guay qui étonneront les antiquaires à venir, un bon petit tableau de Vanloo qu’on regardera quelquefois, et une pincée de cendres... » Épitaphe un peu dure, mais vraie au fond, de cette frivolité qui a eu pourtant un si grand rôle, et qui semble étrangement fade quand on la regarde à travers les catastrophes sanglantes qu’elle a contribué sans doute à préparer!


CHARLES DE MAZADE.