Une Grande ville anglaise - Liverpool, les associations et les grèves

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Une grande ville anglaise – Liverpool, les associations et les grèves
Julien Decrais

Revue des Deux Mondes tome 100, 1890


UNE
GRANDE VILLE ANGLAISE

LIVERPOOL.

LES ASSOCIATIONS ET LES GREVES.

Il n’y a guère aujourd’hui de questions plus palpitantes que celles qui ont trait aux associations patronales et ouvrières, aux grèves ou aux rapports entre le capital et le travail. Les manifestations, d’ailleurs en grande partie pacifiques, auxquelles l’Europe a assisté le 1er mai ont imprimé à la controverse publique un nouvel élan, et il semble que ce soit désormais, dans les nations industrielles, la principale tâche des parlemens d’approfondir l’étude des problèmes sociaux et, s’il est possible, d’en préparer la solution. L’auteur de ces lignes n’a pas la prétention d’examiner sous toutes leurs laces les multiples aspects de ce grave sujet. Il a cherché à montrer aux lecteurs de la Revue la manière dont sont évitées, sinon entièrement résolues, dans une grande ville de l’Angleterre, les difficultés avec lesquelles les classes sont aux prises. Il s’est attaché à mettre en lumière les bienfaits de l’initiative privée, à une époque où il est de mode de demander à l’État une intervention la plupart du temps inefficace.


I

On connaît la puissante organisation des municipalités anglaises. Si leur constitution autonome leur assure une existence propre, disons tout de suite qu’au point de vue de la législation sur les associations, une grande ville comme Liverpool, par exemple, n’offre rien de particulier. Les très nombreux syndicats qui fonctionnent dans le Lancashire sont purement et simplement soumis au droit commun. Les différens « acts » ou « bills » qu’ont votés, à des époques diverses, les chambres britanniques sont principalement applicables aux sociétés ayant un but commercial et dont l’unique objet est de réaliser des bénéfices. Quant aux corporations qui n’ont en vue que de défendre une certaine catégorie d’intérêts, de secourir des infortunes, de protéger telle ou telle communauté, elles n’ont besoin, pour exister, d’aucune autorisation. Elles naissent et s’épanouissent au plein air de la liberté. En général, elles subsistent à l’aide de contributions volontaires, et si quelques-unes disparaissent sans laisser de traces, le nombre est bien plus grand de celles qui prospèrent et occupent, dans la vie économique du pays, une place considérable.

Il serait intéressant de connaître à quel chiffre s’élève le nombre des associations de toute espèce qui se sont formées en Angleterre. Le Lancashire en compte, à lui seul, au moins cinq cents, et si c’est un des plus industrieux, c’est assurément l’un des moins grands parmi les comtés du royaume-uni. Il va sans dire que bien des sociétés ont le même but ; on retrouve à Londres, à Liverpool, à Glascow, à Cardiff, à Hull, à Bristol, le même genre de corporations constituées pour la défense des intérêts maritimes ; à Sheffield, à Leeds, à Manchester, à Birmingham, un modèle à peu près uniforme de syndicats ayant pour objet la protection du commerce local ; même observation en ce qui concerne les institutions charitables. Il n’est pas de ville anglaise, si petite qu’elle soit, qui ne possède une société, au moins, fondée pour encourager la tempérance. A cet égard, la grande cité de Liverpool peut fournir à l’étude et à l’observation les types d’associations les plus divers. Nous examinerons l’origine de quelques-unes d’entre elles, leurs moyens d’action et leur efficacité, sans qu’il soit besoin de faire ressortir, — tant les faits parleront d’eux-mêmes, — ce qu’ont produit de durable et de bienfaisant l’initiative privée et l’esprit d’entreprise du peuple anglais.

Prenons, pour commencer, l’importante société des négocians en grains de Liverpool. On sait qu’avec le coton, les céréales constituent l’un des plus vastes trafics de cette place de commerce. L’article 101 des statuts de la compagnie porte que ses revenus, de quelque source qu’ils proviennent, ne seront appliqués qu’à étendre et à développer l’influence de la corporation ; aucune partie n’en fera retour aux membres, que ce soit sous forme de dividendes ou autrement. Voilà donc une association qui n’a pour objet que de protéger les intérêts généraux d’une collectivité d’hommes d’affaires ; elle s’interdit tout profit, et c’est la communauté tout entière qu’elle fera bénéficier de ses efforts et de ses progrès. De quelle manière ? En consacrant les forces et les ressources qu’elle possède à soutenir ou à combattre toute mesure législative qui serait de nature à améliorer ou à affecter la prospérité du commerce des céréales ; en établissant un tribunal arbitral pour le règlement à l’amiable des différends qui viendraient à s’élever entre les négocians de même classe ; en répandant dans le monde entier les renseignemens statistiques les plus abondans et les plus variés ; en se mettant en rapport avec les chambres de commerce, en provoquant, de concert avec ces assemblées, les mesures les plus propres à favoriser le commerce des grains. Arrêtons-nous là ; une plus longue énumération risquerait de paraître fastidieuse. Bornons-nous à ajouter que le côté charitable est rarement oublié en Angleterre et que l’association a créé un fonds de secours destiné à subvenir aux besoins de ceux de ses membres que des infortunes commerciales ont réduits à l’indigence. Telle est cette compagnie, dont les décisions font loi, dont les arrêts sont respectés ; elle compte parmi les plus considérables du pays. Loin d’entraver l’action des pouvoirs publics, elle les a plus d’une fois éclairés des conseils de son expérience.

Passons à une corporation maritime. Il s’est fondé, en 1857, à Liverpool, une société dont le but est de venir en aide au commerce et de diminuer ses pertes dans les cas d’avaries, d’échouage ou de perte de navires. C’est une véritable administration, mais qui ne travaille, comme la précédente, que dans l’intérêt d’une collectivité. Des traitemens importans sont alloués à toute une catégorie d’officiers expérimentés chargés de se rendre sur le lieu du sinistre, d’examiner la position du bâtiment en danger. La société a fait construire, sur les bords de la Mersey, un immeuble d’environ trente mètres de façade qui contient tout son matériel de sauvetage. Là se trouve le dépôt des pompes à vapeur, des guindeaux, des scaphandres. A côté, les fanaux, les lampes puissantes et tout un assortiment d’outils et d’instrumens servant à décharger ce qui peut être sauvé de marchandises ou à renflouer le navire coulé ou endommagé. Un ingénieur en chef, ayant sous ses ordres un personnel nombreux de mécaniciens, se tient en permanence dans les ateliers de la compagnie. Les pompes sont prêtes, les machines sont immédiatement disponibles ; au premier signal, les manœuvres s’exécutent avec la plus grande rapidité. Ce n’est pas tout. Dans le dock le plus rapproché de ses constructions, l’association tient à l’ancre, le long du quai, un steamer garni, lui aussi, d’objets de sauvetage et de treuils d’une grande puissance. Le vapeur est éclairé à l’électricité. Ses deux mâts ont à leur tête un foyer d’une force éclairante de trois mille bougies. L’arrangement et l’organisation de ces appareils permet de les fixer sur le gréement du bateau qu’il s’agit de sauver. D’énormes câbles soutiennent un jeu de lumières incandescentes à l’usage sous-marin ; enfin, d’ingénieuses machines permettent aux sauveteurs d’éteindre un navire en flammes sans en inonder la coque ou les œuvres basses. Des veilleurs de nuit communiquent par le téléphone avec les bureaux de la compagnie, où un service d’employés se tient, nuit et jour, à la disposition du public.

On a vu que la société n’a pas pour but de réaliser des bénéfices. Aucun dividende n’est distribué à ses membres. Les profits que ses statuts l’autorisent à réaliser sont uniquement affectés à payer ses dépenses et à entretenir son personnel. On aura une idée des services qu’elle rend à la navigation et aux assureurs par le nombre même des travaux qu’elle a entrepris en 1888. Elle a accompli 364 opérations de sauvetage, soit une par jour.

Peut-être ne faudrait-il pas ranger au nombre des institutions essentiellement humanitaires la Liverpool licensed victuallers Association, qui ne compte pas cependant moins de soixante ans d’existence. Elle a pour objet de protéger les intérêts des hôteliers, débitans de boissons fermentées, propriétaires de public houses, de tous ceux, en un mot, qui sont en possession d’une license pour la vente des vins et des liqueurs alcooliques. Il est à peine besoin de dire que c’est là une industrie qui a pris en Angleterre un développement considérable. On conçoit que les intéressés aient eu la pensée de former un syndicat professionnel prêt à combattre énergiquement toutes les mesures qui pourraient être de nature à entraver l’exercice de leur profession. Sans parler des sociétés de tempérance qui font à ces industriels une guerre acharnée, la chambre des communes a été saisie pendant la session dernière d’un certain nombre de projets qui ne sont rien moins que favorables à ceux que nous appellerions en France les marchands de vin. C’est ainsi que le bill Stephenson ayant pour objet de provoquer la fermeture des public houses le dimanche, sur toute l’étendue du territoire, a subi avec succès l’épreuve de la seconde lecture. L’association s’est émue ; le 20 juin 1889, un important meeting protestait à Liverpool contre tout obstacle qui pourrait être apporté à l’exercice des « droits et des privilèges des classes ouvrières » pendant les jours fériés. L’assemblée invitait les représentans du Lancashire à apporter, au moment du vote définitif, le concours de leurs suffrages aux adversaires du bill. En résumé, la licensed victuallers association n’a guère été instituée que pour tenir tête, par tous les moyens possibles, aux assauts qu’on livre un peu partout à sa clientèle. Ne nous affligeons pas trop du succès de sa résistance ; le remède est souvent à côté du mal. Nous allons voir à quels remarquables résultats sont arrivées de leur côté les institutions de bienfaisance.

La « Société centrale de charité et de secours » de Liverpool a été fondée pour venir en aide aux nécessiteux. Elle obtient de la générosité publique les fonds qui alimentent sa caisse ; elle participe à toutes les bonnes œuvres, et, à côté de l’établissement de caractère officiel que dirige le conseil communal de la ville, poursuit avec le plus grand dévoûment l’amélioration du sort des malheureux. La compagnie a établi un de ses représentans dans chacun des districts de la cité ; c’est ce personnage qu’elle charge de visiter les pauvres, de lui adresser des rapports et de distribuer les aumônes. Les secours qu’elle alloue sont quelquefois très élevés ; ils doivent, avant tout, rester temporaires. En 1888, l’association a accordé des subsides à 10,988 individus ; elle a procuré de l’ouvrage à 1,409 personnes ; elle a prêté son concours à des fondations similaires dans 3,945 cas. Au contraire, elle a rejeté 3,188 requêtes provenant de solliciteurs indignes ou déjà secourus par les comités des paroisses. Ce sont les ouvriers des docks, les hommes de peine, les charretiers, les mécaniciens, les apprentis et les employés de boutique qui ont, d’habitude, la plus large part de ses libéralités. Le montant total des sommes distribuées s’est élevé, dans l’année, à 2,367 livres sterling, soit environ 60,000 fr. La société a, en outre, fourni des fonds aux émigrans, alimenté les caisses publiques de bienfaisance, remis aux directeurs de dix écoles élémentaires le prix de 14,500 penny dinners, modestes repas à dix centimes, composés de pain et de soupe, qu’on délivre gratuitement aux enfans pauvres, en quantités prodigieuses.

Il ne faudrait pas croire que la société dont nous venons de décrire rapidement l’organisation soit la seule institution de ce genre que l’initiative privée ait créée à Liverpool. Il existe, dans cette grande ville, onze associations conçues sur le même modèle, fondées d’après les mêmes principes, reposant sur les mêmes bases. Elles sont plus ou moins importantes, mais elles s’appliquent, avec un zèle égal, à soulager les effroyables misères que cachent, ou plutôt que montrent à nu les agglomérations d’êtres humains en Angleterre. Les marins, cela va sans dire, sont l’objet d’une sollicitude toute particulière. Prenons, parmi les cinq ou six sociétés qui se sont imposé la tâche de veiller sur eux, sur leurs familles ou sur leur vieillesse, l’une des plus considérables, « l’Œuvre des pensions de retraite » dont le but est de servir de modestes rentes aux vieux matelots du port que l’âge et les infirmités ont laissés sans ressources. Ici, nous allons toucher du doigt les bienfaits de la charité privée. L’un des directeurs d’une des grandes compagnies transatlantiques a fait don à l’association, qui possédait déjà un capital respectable, d’une somme de 500,000 fr. Aussi l’administration a-t-elle été en mesure de servir, en 1888, jusqu’à 22,500 francs de pensions à dix-huit officiers, quatorze maîtres et onze simples matelots. Conformément aux conditions imposées par les statuts, les bénéficiaires avaient dépassé la cinquantaine, n’étaient plus en état de servir à la mer et comptaient, dans la marine marchande, vingt-cinq ans de navigation au minimum. « L’Œuvre des pensions de retraite » est appelée à prendre un développement incalculable. C’est une institution de premier ordre, essentiellement philanthropique, exempte de toute préoccupation d’intérêt particulier ; elle rend les plus utiles services au personnel maritime des ports, et, par cela même, au commerce de la Grande-Bretagne.

Ne quittons pas encore les marins ; aussi bien, nous allons les voir chez eux, c’est-à-dire dans le très bel immeuble qui leur sert de domicile et dont la construction est entièrement due à la générosité des armateurs et des négocians de Liverpool. Le Sailors’ home, situé en face de la poste centrale, à quelques pas de la Mersey, est un bâtiment de forme rectangulaire ayant environ 24 mètres de façade, 25 de hauteur et 50 de profondeur. Au rez-de-chaussée se trouvent les bureaux occupés par les employés de la section du Board of trade. Une salle d’attente assez vaste communique avec le Shipping office, sorte de commissariat de la navigation où les marins en quête d’emploi viennent signer leurs engagemens. Un hall immense absorbe la partie centrale de l’édifice. Des gardiens, des policemen s’y tiennent en permanence, reçoivent et accompagnent au besoin les visiteurs. Un escalier en fer conduit aux sept étages de l’établissement. Au premier, nous rencontrons un magasin où les pensionnaires de l’hôtel peuvent s’approvisionner, aux plus bas prix, de tout ce qui leur est nécessaire. L’administration leur fournit, s’ils le désirent, mais sans qu’aucune pression soit exercée sur eux, les bottes et les manteaux de mer, les chapeaux, le linge, les chemises de flanelle, la coutellerie ; bref, l’attirail complet du matelot. Il leur est même loisible de se procurer, à bon marché, des montres en argent ou en nickel. La pièce est tenue avec une propreté scrupuleuse. Plus loin, un vaste réfectoire occupe la plus grande partie de l’aile gauche du bâtiment ; il est meublé de six longues tables dressées parallèlement ; cent hommes au moins peuvent s’y asseoir à l’aise. Un côté de la chambre est coupé par une cloison au-delà de laquelle un espace plus étroit est réservé à la salle à manger des officiers mariniers ; le mobilier en est plus soigné, mais l’ordinaire de la pension est le même. Les habitans du Sailors’ home ont droit à quatre repas par jour. De sept heures à huit heures et demie du matin, thé, pain, beurre et jambon. A une heure, la soupe, un plat de poisson et de viande ; à cinq heures, collation de café ou de thé ; enfin, à huit heures du soir, souper léger composé de viande froide et de légumes cuits à l’eau. La ration de bière figure dans le menu ; c’est une boisson saine et forte appropriée aux palais anglais. Notons encore, toujours au premier étage, deux grandes salles de lecture, un fumoir, une bibliothèque et un bar. Plus loin, un billard et un piano. Le tout est propre, simple, d’un confortable très suffisant. La bibliothèque contient des récits de voyages et de découvertes, des ouvrages techniques, des conseils aux navigateurs. Le bar débite, à des conditions très modérées, des liqueurs, du whisky, du rhum et aussi du bovril, sorte de bouillon fait de tablettes de viande hachée. Terminons notre inspection en pénétrant dans les trois chambres d’études où les marins, et principalement les candidats au grade de mate (second) et de capitaine reçoivent l’instruction professionnelle et travaillent à préparer leurs examens. Des professeurs, choisis et délégués par le Board of trade, sont chargés de la direction des cours, qui ont lieu de dix heures du matin à quatre heures de l’après-midi, et de six heures à huit heures du soir. L’admission coûte à l’élève une faible rétribution supplémentaire de 8 schellings par semaine.

Le premier étage renferme la partie la plus intéressante du Sailors’ home de Liverpool. Plus haut, se trouvent les chambres des hommes et celles des officiers. Ces dernières, pourvues d’un modeste tapis, sont plus spacieuses que les autres ; elles mesurent environ trois mètres de long sur deux de large. Un lit de fer, une toilette-commode, surmontée d’une glace, et deux chaises, en constituent l’ameublement. Les simples matelots ont un peu moins de place et font leurs ablutions en commun dans une vaste pièce dallée, garnie de cuvettes en fer, à axe mobile. Un balcon circulaire, pour chaque étage, court autour de la partie intérieure de l’édifice. Les caves sont grandes, bien entretenues ; on y trouve la bière en tonneaux, les provisions de toutes sortes ; la cuisine se fait au gaz ; un ascenseur monte les plats au réfectoire du premier ; une glacière fonctionne, non loin de là.

Mais l’administration ne s’est pas bornée à mettre à la disposition des marins une installation matérielle commode et sûre ; elle a cherché à les soustraire, autant que possible, à la tentation du cabaret, à la mauvaise fréquentation, aux dépenses qui en résultent. On trouve la trace de cette préoccupation dans la création, au Sailors’ home, d’une véritable caisse d’épargne (Savings’ bank), qui reçoit des dépôts portant intérêt à 2 pour 100 et accorde au titulaire du livret la faculté de retirer ses fonds, sans avis préalable, dans un port quelconque du royaume-uni. En 1888, les pensionnaires de l’hôtel ont largement profité des facilités qui leur étaient ainsi accordées ; ils ont versé à l’établissement une somme de 790,000 francs. La plus grande partie de cet argent a été transmise, par les soins de la caisse, aux femmes, aux parens des déposans, ou à ces derniers, soit à l’étranger, soit dans d’autres villes d’Angleterre. Le reste a été retiré par les marins eux-mêmes, au fur et à mesure de leurs besoins.

C’est à la suite d’un meeting tenu à Liverpool, en 1844, par les principaux négocians et armateurs de la ville, que la construction d’un Sailors’ home fut décidée. A peine le comité était-il formé, les souscriptions affluaient. En quelques semaines, on réunissait une somme de 350,000 francs, et les travaux commençaient immédiatement. En décembre 1852, l’hôtel des marins était officiellement inauguré, il avait coûté près d’un million. Les règlemens et les tarifs arrêtés à cette époque sont toujours restés en vigueur ; ils fixent le prix du séjour à 22 francs par semaine pour les officiers, à 20 francs pour les matelots, à 16 fr. 80 pour les apprentis et les novices. A minuit les portes ferment, pour ne s’ouvrir que le lendemain matin à six heures.

Le titre de « gouverneur à vie » a été attribué à cent sept personnes ayant apporté au fonds social un don de 100 livres sterling. Deux cent quarante-deux souscripteurs de 25 livres ont reçu la qualification de membres perpétuels. Le capital de l’association se composerait donc de 16,780 livres, soit 420,000 francs, si on ne prenait pour base de ce calcul que le versement minimum des gouverneurs et des membres. Mais ces chiffres sont bien au-dessous de la réalité. De hautes notabilités commerciales se sont inscrites pour 1,000 livres sur le livre d’or des fondateurs. Enfin, il faudrait encore tenir compte, pour l’évaluation des recettes, du montant des cotisations annuelles. On ne risquerait pas de se tromper en estimant à plus de 300,000 francs le revenu du Sailors’ home de Liverpool. En 1888, les frais de publicité, les secours, le dispensaire, l’achat des provisions, les impôts, les gages des gens de service, etc., ont occasionné une dépense de 145,000 francs seulement. Une partie de l’excédent va au fonds de réserve ; le conseil emploie le surplus à réaliser d’incessantes améliorations. Tel est cet établissement que la générosité de quelques-uns a su élever au premier rang des institutions philanthropiques. Le gouvernement local, c’est-à-dire la municipalité, n’est intervenu qu’à un seul moment, à l’occasion de la concession du terrain. Depuis lors, le Sailors’ home a vécu de sa vie propre, sans aide, sans immixtion, sans ingérence d’aucune sorte de l’administration. N’est-ce pas un témoignage éclatant de ce que peuvent créer de fécond, de bienfaisant et de durable l’activité et l’intérêt bien entendus de toute une classe de citoyens ? Mais en Angleterre ces exemples abondent : on n’en est plus à les compter.

Au surplus, il n’est guère, en Grande-Bretagne, de « corps de métier » qui n’ait songé à former une association pour protéger ses intérêts et dont la vigilance, sans cesse en éveil, ne s’efforce de détourner de l’industrie ou du commerce spécial qui l’occupe, les coups qui viendraient à les menacer. Les propriétaires n’ont pas été les derniers à se syndiquer. Possesseurs de magasins, d’ateliers, de maisons, de bureaux, de terres et d’immeubles quelconques ont compris la nécessité qui s’imposait à eux de résister, à un moment donné, aux innovations législatives et de combattre, par voie de pétitions ou de délégations collectives, les lois préjudiciables à leur compagnie que le parlement pourrait adopter. Fondée en 1860, la Société des propriétaires de Liverpool est composée d’un nombre illimité de membres. La direction, en livrant à la publicité son dernier rapport, déclare que l’existence de sa corporation n’a jamais été aussi nécessaire. « Les agressions contre la propriété sont plus nombreuses qu’à aucune autre époque. Elles n’émanent pas, comme, autrefois, d’individualités sans mandat : elles proviennent des communes elles-mêmes. Toutes les lois de l’économie politique sont méconnues. Le capital, jadis l’objet de la confiance et du respect du peuple, est en butte au plus injuste traitement. Lord Palmerston déclarait un jour à la chambre qu’elle pouvait tout, excepté changer un homme en femme ; il semble que nos législateurs anglais se soient appliqués à faire de cette boutade une réalité ; ils ont tenté de dépouiller une classe importante de la nation au profit d’une autre. »

Qu’était-il donc arrivé pour que les représentans du pays fussent attaqués avec tant de passion ? A la dernière session du parlement, un député ouvrier avait soumis aux délibérations de ses collègues un projet de loi relatif à la saisie des mobiliers en cas de non-paiement du loyer. Les cours de comté et de justice étaient dépouillées du pouvoir d’ordonner la saisie si la valeur des meubles était inférieure à vingt livres sterling. Le propriétaire conservait bien le droit d’expulser le débiteur, mais il n’avait aucun intérêt à en user ; le locataire, ou son successeur, n’ayant pour se soustraire à ses obligations qu’à faire, à l’avance, estimer au-dessous de la valeur véritable son mobilier et ses instrumens de travail. On conçoit qu’une loi semblable eût été funeste aux propriétaires. L’association de Liverpool a été une des premières à se joindre aux protestations qui se sont élevées de tous côtés. Elle a fait remarquer, non sans succès, que le vote d’un pareil projet bouleverserait de fond en comble les conditions de la petite propriété en Angleterre. Elle a ajouté que les ouvriers seraient, eux aussi, les victimes du nouvel état de choses, car les délais qu’on accorde assez libéralement aux locataires en retard leur seraient désormais impitoyablement refusés. Ainsi, dans ce cas comme dans tant d’autres, c’est une corporation puissante qui oppose à des projets mal conçus, insuffisamment élaborés, les objections que lui suggèrent sa sagesse et son expérience. Comprise et pratiquée de cette manière, l’association peut et doit exercer, dans les affaires intérieures d’un pays, la plus salutaire influence.

L’époque est aux ligues et aux fédérations et nous pourrions facilement poursuivre cette étude des unions patronales dans l’ouest de l’Angleterre. Bornons-nous, avant d’abandonner notre sujet, à rappeler qu’à côté des intérêts de « métier » on a su faire place à la philanthropie la plus éclairée. Nous pourrions nous étendre longuement sur l’organisation de certaines œuvres protectrices de l’enfance ou de la vieillesse, parler des asiles, des hôpitaux, des refuges, en un mot des innombrables institutions de charité que soutiennent et qu’alimentent les seules contributions volontaires. A quoi bon ? L’Angleterre n’a pas le monopole des établissemens de ce genre ; ce qu’on peut dire, à sa louange, c’est qu’en ces matières peu de peuples font preuve d’autant de ténacité et de persévérance qu’elle. Les sociétés de tempérance n’arrivent pas à combattre sérieusement les progrès de l’alcoolisme : pourtant cette impuissance relative redouble et stimule encore, si c’est possible, le zèle effréné de l’armée du blue ribbon.

Concluons ; de toutes parts, l’esprit d’association est en progrès ; à Carlisle, à la suite d’une conférence, on a jeté les bases d’une société nationale des constructeurs de navires. On a adopté les règles qui avaient été précédemment fixées par une corporation similaire existant, depuis de longues années, à Glascow. Loin de déployer à l’égard des ouvriers un esprit de défiance et d’antagonisme, la nouvelle union se propose d’aplanir les différends aussi pacifiquement que possible et de se prêter, de la manière la plus libérale, aux compromis nécessaires. Elle espère ainsi éviter les grèves au plus grand avantage des patrons, des travailleurs et du commerce en général ; la fédération sera très puissante ; elle comptera au nombre de ses adhérens les plus importans chantiers de la Tamise, de la Mersey, de la Clyde, de la Tyne, du Wear, du Forth, etc. Mais si conciliant que soit l’esprit qui l’anime, on imagine aisément que la Société saura défendre ses intérêts. Les constructeurs de navires ont compris que l’isolement les livrait presque sans défense aux revendications arbitraires ou déraisonnables de leurs ouvriers ; qu’en présence d’une grève prolongée, leur ruine pouvait n’être qu’une affaire de mois. Il n’en sera plus ainsi à l’avenir. L’association résistera avec énergie à toutes les entreprises qui seraient de nature à arrêter le travail aussi bien qu’aux agitateurs qui ne craindraient pas d’employer, pour porter atteinte à la liberté des hommes, l’intimidation ou la menace.

C’est ainsi qu’on prend position, qu’on se fortifie. Mais l’esprit général est bon. Les trades unions, jadis si promptes à secourir les grévistes, semblent revenir peu à peu à des sentimens plus équitables. Un rapport récent du Board of trade témoigne de ces dispositions conciliantes. Ce document, cité dernièrement à la chambre des députés de France par M. le ministre des travaux publics, établit que sur cent quatre sections, trente-neuf d’entre elles seulement ont accordé, en 1888, des subventions aux grévistes.


II

Le 10 février dernier, la chambre de commerce de Liverpool était en séance ; une occasion se présentait à cette assemblée d’émettre son opinion suivies récens rescrits de l’empereur d’Allemagne. L’un des représentans conservateurs du Lancashire, M. Whitley, s’était levé et avait appelé l’attention de l’auditoire sur la manière dont on entendait, au-delà du Rhin, régler, avec le concours des puissances, les questions relatives à l’organisation du travail. L’orateur n’hésitait pas à déclarer qu’il n’approuvait, à aucun degré, l’idée de confier à une conférence internationale le soin de se prononcer sur d’aussi graves sujets. A son avis, les chambres britanniques se lanceraient dans une voie dangereuse si elles s’avisaient d’adopter un règlement fixe, une sorte de code obligatoire des heures de travail. Certes, ajoutait M. Whitley, on trouverait aisément au parlement nombre d’esprits distingués et libéraux capables de conduire des débats de cette importance avec largeur et autorité ; mais les conflits de l’époque actuelle ne sont pas de nature à comporter une solution mathématique, et il semble que la création d’un tribunal privé d’arbitrage, investi de la confiance des parties intéressées, réponde, pour le moment, aux plus pressantes nécessités. Le député de Liverpool terminait en disant qu’à ses yeux la grandeur et la prospérité du royaume-uni ne dépendaient pas seulement du bien-être d’une partie de la communauté ; la force du pays reposait plutôt sur la fusion des intérêts réciproques et sur la faculté que devait posséder chaque classe d’améliorer ou, au besoin, de défendre sa situation.

Ces paroles ont été couvertes d’applaudissemens. Il n’entre, en effet, ni dans les mœurs, ni dans les habitudes anglaises de demander à l’État l’aplanissement des difficultés qui peuvent surgir entre les patrons et les ouvriers. A cet égard, l’opinion de la chambre de commerce de Liverpool était, pour ainsi dire, connue d’avance, et nous n’aurions peut-être pas songé à la reproduire, si les doctrines libérales de M. Whitley n’avaient revêtu, en raison même du moment où elles étaient énoncées, un caractère significatif. Les grèves de toute nature dont la capitale de l’Angleterre venait d’être le théâtre n’avaient pas manqué d’impressionner la population ouvrière de la Mersey. On signalait, de plusieurs côtés, une agitation menaçante. L’Union nationale des travailleurs des docks convoquait, au commencement de février, 2,000 ou 3,000 de ses membres à un meeting où les paroles les plus violentes étaient prononcées. La presse s’alarmait ; le commerce et l’industrie s’efforçaient de combattre, par les moyens en leur pouvoir, les revendications ultra-socialistes que des orateurs, accourus de tous les points de la Grande-Bretagne, prêchaient journellement aux ouvriers. La situation était délicate, mais en dépit de la gravité de la lutte qui allait inévitablement s’engager, on n’estimait pas que les problèmes en jeu fussent de ceux que l’intervention de l’État était appelée à résoudre. On espérait, — et l’événement a justifié ces prévisions, — que la crise se dénouerait comme d’habitude, c’est-à-dire par un accord également satisfaisant pour les deux parties.

L’orage éclate dans les premiers jours de mars. Du jour au lendemain, 20,000 ouvriers se mettent en grève. La ligne entière des docks de Liverpool, célèbres par leur nombre et leur étendue, est presque complètement abandonnée. A quelles causes fallait-il attribuer cette secousse terrible qui était de nature à affecter si profondément le commerce et la navigation du deuxième port du royaume ? Certes, les réclamations des grévistes n’étaient pas toutes déraisonnables, mais à l’origine du conflit elles portaient sur des points tout à fait inadmissibles. Les ouvriers émettaient la prétention de retarder, en quelque sorte, l’horloge du siècle et d’écarter, au profit du travail manuel, l’intervention puissante du travail mécanique. Depuis quelques années, l’importation des céréales s’est considérablement développée à Liverpool ; elle atteint, bon an mal an, 24 millions de boisseaux anglais. Chaque semaine, des bâtimens à voiles et à vapeur jettent sur les quais de la Mersey des cargaisons énormes de grains en provenance des ports du continent, mais surtout de l’Amérique et de l’Inde. L’importance de ce commerce, l’intérêt qu’ont les négocians à servir aussi rapidement que possible leur clientèle, ont amené, dans les procédés de déchargement, des modifications radicales. Au travail manuel qui devenait manifestement insuffisant, on a substitué, peu à peu, les appareils à vapeur. La compagnie des docks a fait édifier de vastes hangars destinés à l’emmagasinage du grain et a mis en pratique, pour la manipulation, les moyens les plus modernes et les plus scientifiques, ceux qu’on emploie dans la plupart des ports à blé d’Amérique. C’est ainsi qu’on a adopté l’usage d’élévateurs à vapeur, servant à la mise à quai des céréales. L’apparition de ce procédé mécanique n’a pas manqué, — cela est de toute évidence, — de porter un coup sensible aux hommes dont c’était la tâche d’amener la marchandise à terre. Mais il n’est pas moins incontestable que les opérations générales du port ont bénéficié de cette amélioration et qu’il en est résulté, pour les ouvriers aussi bien que pour les patrons, un accroissement de prospérité. On en trouverait la preuve dans ce fait qu’avant la grève les salaires s’étaient élevés à un chiffre jusqu’alors inconnu.

L’Union des travailleurs, qui a fomenté et encouragé le mouvement, était donc extrêmement malavisée quand elle demandait, au début, que les cargaisons de grains fussent désormais débarquées sans le secours des machines. Cette prétention ayant été sommairement écartée, la grève a aussitôt éclaté ; mais les meneurs ont vite compris que le terrain sur lequel ils s’étaient placés leur aliénerait toutes les sympathies, même celles des hommes politiques les plus favorables aux classes ouvrières. On s’est alors rabattu sur la question des salaires ; on a demandé de l’augmentation. L’association des patrons, sollicitée de toutes parts, a consenti à payer 5 schellings par jour pour le travail ordinaire du quai ; 6 pour la journée sur le pont, et 7 aux hommes employés à la manœuvre fatigante des élévateurs. Pour le travail de nuit (de sept heures du soir à cinq heures du matin) on accordait à chacune des catégories ci-dessus spécifiées, respectivement 8, 10 et 12 schellings.

Ces propositions ont été déclinées ; elles constituaient cependant une amélioration assez sérieuse pour être, tout au moins, examinées, les ouvriers des élévateurs n’ayant jusqu’alors gagné que 6 schellings par jour ; les grévistes répondirent à cette tentative de conciliation en faisant savoir aux négocians que la paie de 7 schellings à la journée devait s’étendre aux travailleurs du pont et de la cale ; en outre, l’association patronale était mise en demeure d’accepter, pour le règlement des conflits futurs, les dispositions insérées dans le code de l’Union ouvrière et de consentir à la réduction du travail de nuit qui cesserait dorénavant à quatre heures du matin et ne durerait plus, par conséquent, que neuf heures au lieu de dix. Enfin, les patrons n’emploieraient plus, à l’avenir, que des hommes appartenant au syndicat.

Le commerce ayant refusé de se soumettre, c’est alors que la lutte s’est engagée. Brusquement, le nombre des hommes ayant cessé le travail s’est élevé à 30,000. Les efforts les plus énergiques sont faits par les unionistes pour entraîner dans le mouvement et gagner à leur cause les marins et les chauffeurs. Se figure-t-on le grand port de Liverpool manquant d’hommes pour charger et décharger les navires, de matelots pour les manœuvrer, d’ouvriers pour les machines ? En attendant, la manifestation envahit la rue ; des bandes de grévistes, portant des bannières, circulent silencieusement, s’arrêtent et discourent sur la place publique. Des délégations sont envoyées au maire, l’agitation est partout, le commerce et la navigation sont arrêtés. Des auxiliaires que les armateurs se sont hâtés de faire venir des villes voisines repartent, refusant l’ouvrage ou s’y mettent lentement, sans expérience et aussi sans ardeur. D’ailleurs, aucun désordre ; quand on songe à ce qui se passe, dans des cas semblables, sur le continent, la protestation muette des travailleurs anglais prend un caractère singulièrement instructif. La grève s’étend visiblement et il suffit de parcourir la ligne des docks pour se faire une idée des résultats lamentables qui en sont la conséquence. Les quais sont encombrés de marchandises abandonnées ; des vapeurs partent sur lest, personne ne s’étant présenté pour procéder aux opérations de chargement. D’autres vont débarquer leur cargaison dans les ports voisins. Les relations si régulières que l’Angleterre entretient avec la Chine subissent un temps d’arrêt ; il n’est pas jusqu’aux rapports de Liverpool avec l’Irlande qui ne se trouvent interrompus.

Le cri est général : la situation ne peut pas durer ; on se demande s’il ne serait pas possible de déférer à un arbitrage le conflit qui s’est élevé entre le capital et le travail. Il n’aurait pas fallu remonter bien loin pour trouver des solutions de cette nature. En 1872, le maire de la ville consentait à servir d’arbitre entre le commerce et les camionneurs. Un arrangement honorable pour les deux parties avait mis fin à un état de choses désastreux. Du reste, peu à, peu, l’accord s’établit sur les points secondaires ; les patrons cèdent en ce qui touche les salaires ; de leur côté, les hommes abandonnent définitivement la prétention qu’ils avaient émise au début d’écarter les appareils à vapeur, mais l’union ouvrière insiste surtout pour que les armateurs, chargeurs et négocians n’emploient désormais que des ouvriers appartenant à la corporation. Les patrons répondent que de semblables conditions sont purement oppressives et qu’au surplus cette interdiction, s’ils se la laissaient imposer, amènerait promptement la ruine de certaines spécialités commerciales. A leur avis, le conflit est de ceux auxquels un arbitrage loyal peut mettre un terme. Mais les grévistes refusent de s’y soumettre. En vain, le premier magistrat de Liverpool représente-t-il à leurs délégués l’intérêt urgent qu’ils ont à cesser une lutte plus funeste encore aux ouvriers qu’aux patrons. Les grévistes refusent de suivre le maire sur le terrain de la conciliation. Ils déclarent que les conséquences du conflit retomberont tout entières sur les négocians et que le travail ne reprendra que le jour où les « hommes importés » retourneront chez eux pour céder la place aux membres de l’union ouvrière.

Huit jours se passent. Les opérations maritimes souffrent de plus en plus de la prolongation de la grève. Toutefois, à l’exception d’un steamer de l’Inman line dont le départ pour New-York est retardé de trois jours, les paquebots-poste des grandes compagnies réussissent à quitter le port à des heures presque régulières, l’effort des travailleurs auxiliaires ayant été dirigé du côté de ce service important. Pour les cargo-boats qui font le commerce de l’Atlantique, ils attendent dans les docks du Nord, et le délai apporté à l’expédition de ces navires cause aux chargeurs et aux armateurs des pertes énormes. D’autre part, l’autorité se préoccupe de la durée du mouvement. Bien que les hommes continuent d’observer une attitude calme, on redoute que la misère ne les pousse à des extrémités regrettables. Par ordre de la police, les public houses sont fermés le samedi à cinq heures. Silencieusement et comme à regret, on fait occuper la ligne des quais par cinq cents soldats d’infanterie.

Ces précautions devaient rester inutiles. Déjà, le ferme bon sens des ouvriers anglais les mettait en garde contre les périls de leur situation. Ils n’avaient pas vu, sans inquiétude, un flot de travailleurs étrangers à la ville prendre leur place et se mettre à l’ouvrage délaissé par eux. Ils comprenaient que, si l’état de choses se prolongeait, l’inexpérience de leurs concurrens diminuant de jour en jour, la besogne s’accomplirait avec assez de rapidité et d’adresse pour que les patrons fussent désormais à l’abri des soucis du lendemain. Leur présence au quai n’étant plus indispensable, que devenaient leurs revendications ? Non-seulement on risquait de perdre le bénéfice des concessions déjà obtenues, mais pouvait-on affirmer qu’en poussant la résistance à son extrême limite, on n’abandonnait pas pour toujours à des mains étrangères le travail et avec lui le pain quotidien ? Ces considérations n’ont pas laissé d’influer sur les unionistes. La rigueur qu’on avait déployée jusque-là a paru fléchir. Déjà, des ouvriers reviennent au travail : çà et là, on signale des défections, et si le gros de l’armée tient encore, on sent que la capitulation n’est pas loin. De son côté, la chambre de commerce s’entremettait avec zèle ; elle ne négligeait aucun effort pour amener à une entente les parties intéressées ; elle servait d’intermédiaire entre l’association patronale et l’union, cette dernière représentée par son secrétaire général et un député socialiste, M. Cunningham Graham, dont, au cours de la crise, les paroles violentes étaient désavouées par les grévistes eux-mêmes. On touchait à une solution ; les ouvriers renonçaient à exiger le renvoi de leurs remplaçans ; ils acceptaient de travailler avec eux, à la condition, d’ailleurs assez puérile, que la tâche serait distribuée de telle façon que les anciens fussent, aussi peu que possible, en contact avec les nouveaux. L’Union renouvelait en même temps les propositions qu’elle avait formulées au début de la grève. Le travail de nuit, ramené de dix heures à neuf heures, cesserait à quatre heures du matin. Toute besogne extraordinaire, toute irrégularité apportée dans l’intérêt des patrons, aux heures de repas des hommes, donneraient lieu à un supplément de salaire à débattre ultérieurement.

Ces deux dernières conditions ne pouvant soulever de difficultés et la question des travailleurs auxiliaires paraissant ainsi résolue, on ne doutait pas que le commerce n’acceptât immédiatement les offres qui lui étaient faites. A la surprise générale, l’association patronale a accueilli tout d’abord assez froidement ces ouvertures. Dans une note fort sèche, elle a fait savoir que l’arrangement en question serait examiné ; qu’en attendant, elle croyait devoir protester contre les appréciations injurieuses dont ses membres étaient journellement l’objet dans les réunions publiques. Un moment on a pu craindre qu’il entrât dans la pensée des chefs de maison de pousser à la dissolution de l’Union. Qu’en serait-il résulté ? Une prolongation indéfinie de la grève qui n’eût pas manqué d’aggraver la détresse de tant de familles ouvrières, une perte incalculable pour tous, un abîme de rancunes et de haines qu’on ne fût jamais peut-être arrivé à combler. L’heureuse intervention d’un député home ruler, le populaire M. Michael Davitt, a mis fin à une lutte qui durait depuis un mois. L’accord s’est établi sur les bases suivantes : 1° le repas des hommes aura lieu de midi à une heure ; tout travail commandé pendant ce laps de temps bénéficiera de l’heure de paie supplémentaire ; 2° la durée obligatoire du travail de nuit sera de neuf heures ; les heures facultatives seront rétribuées conformément aux règlemens ordinaires de l’association patronale ; 3° unionistes et non-unionistes s’engagent à ne pas troubler l’ordre et à travailler paisiblement de concert ; 4° les patrons offrent de substituer à l’ancien mode d’embauchage à la journée le procédé du contrat à la semaine, avec notification réciproque de rupture sept jours à l’avance. Les hommes qui souscriront à cette proposition auront à verser une semaine de gages à titre de dépôt, en vue de garantir les patrons contre tout arrêt du travail qui n’aurait pas été signifié dans les délais obligatoires. Le dépôt sera prélevé, par petites sommes, sur les salaires hebdomadaires ; il ne sera exigible que lorsque les effets de la grève auront notoirement cessé ; 5° les grévistes entreront dans les chantiers, au fur et à mesure des besoins du commerce ; ils ne porteront pas, en travaillant, les insignes de l’Union. Ils promettent de ne pas mettre en quarantaine les navires de Liverpool dans les ports où éclaterait un conflit auquel les armateurs et les ouvriers de la Mersey seraient étrangers.

On remarquera que les hommes ont gain de cause en ce qui concerne le règlement de deux points importans : les heures de repas et le travail de nuit. A vrai dire, l’association patronale n’a jamais songé à résister à cet égard, bien qu’elle se soit attachée, pendant la grève, à tenir ces questions en réserve pour ne les abandonner qu’en échange de concessions importantes. D’autre part, les patrons obtiennent la consécration d’un droit qu’ils ont toujours revendiqué, celui de recruter leur monde en dehors de l’Union, s’ils le jugeaient à propos. Ce qui est intéressant, ce qui constitue à Liverpool une heureuse innovation, c’est la méthode adoptée pour l’engagement des ouvriers. Au lieu d’un personnel à la journée, insaisissable en quelque sorte, disparaissant et se renouvelant sans cesse, les chefs de maison auront désormais à leur service un véritable corps constitué, travaillant à la semaine avec plus de suite et de régularité. En fixant à sept jours le délai obligatoire de notification de départ, on diminue considérablement les chances de grève, on laisse aux hommes le temps moral de la réflexion, on les garantit contre leurs propres entraînemens. Il n’est pas jusqu’à leur situation sociale qui ne s’en trouve relevée. Sans doute, les travailleurs du quai ne sont pas, ne seront jamais, à proprement parler, des « employés ; » mais ils se rendent compte que le contrat à la semaine, en astreignant les patrons à des obligations précises envers eux, affermit leur position et augmente leur importance. Quant au nantissement qu’on leur réclame, et qui leur est rendu, au départ, avec bonification d’intérêts, c’est, en même temps qu’un encouragement à l’épargne, un placement qu’ils auront tout avantage à conserver intact. Ces mesures sont ingénieuses et habiles. Elles ont eu pour effet instantané de ramener dans tous les esprits le calme et la concorde. Le travail a repris partout ; mais une grève aussi prolongée ne disparaît pas sans laisser derrière elle bien des misères. De tous côtés, les dons, les cadeaux en argent et en nature ont afflué. Ceux qui, la veille encore, discutaient et combattaient avec le plus d’acharnement les prétentions des ouvriers n’ont pas été les moins empressés, la paix faite, à tendre à leurs anciens adversaires une main secourable.

Puisqu’il est reconnu, à l’époque où nous vivons, que les conflits entre le capital et le travail sont inévitables, puisqu’il serait inutile de contester le droit à la grève, ne peut-on pas, sans être qualifié d’utopiste, espérer que ces luttes enflammées comporteront peu à peu, avec le progrès des mœurs, un dénoûment non-seulement pacifique, mais généreux et fécond ? Quand on assiste de près, en Angleterre, à ces mille incidens qui constituent la vie nationale d’un peuple libre, il est impossible de ne pas être frappé du calme, de la hauteur de vues, de la sérénité, qui y président. Des deux côtés, c’est, en quelque sorte, un débat scientifique, un problème compliqué dont la solution est recherchée avec une patience et une ténacité dignes d’éloges. « La violence, disait un travailleur des docks à celui qui écrit ces lignes, elle nous ferait perdre le fruit de bien des années d’efforts : nous ne sommes pas assez riches pour y recourir. » Ce mot n’est-il pas toute une philosophie ? Puissent les ouvriers du continent s’en inspirer et apprendre, à l’école de leurs camarades britanniques, à se syndiquer et à traiter en gens d’allaires la question des heures de travail ou des salaires ! Certes, ce serait émettre un vœu impie que de désirer qu’ils ne s’unissent qu’en vue de la lutte ; du moins peut-on raisonnablement former le souhait que les patrons ne rencontrent, dans les crises futures, que des hommes décidés à améliorer leur position, sans que l’émeute et la répression à outrance soient la conséquence forcée du désaccord des uns et des autres.


JULIEN DECRAIS.