Une Histoire hollandaise

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Une Histoire hollandaise
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 385-468).


UNE

HISTOIRE HOLLANDAISE.


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Il est des natures poétiques qui semblent traduire le pressentiment d’une fin prochaine dans les épanchemens même de leur ame. Il serait facile d’en trouver des traces évidentes dans ce qui reste d’elles. À une imagination sympathique, tel pouvait apparaître, il y a quelques années, l’auteur de deux récits que nos lecteurs n’ont pas oubliés : Résignation et le Médecin du Village[1]. En lisant ces pages empreintes de tant de mélancolie, d’un intérêt si vrai et si bien senti, on se défendait difficilement d’une pensée importune, qui allait peut-être au-delà de ces touchantes personnifications du devoir et de la douleur où se complaisait l’écrivain. Quoi qu’il en soit, ce sentiment de vague tristesse n’a eu que trop vite l’occasion de se fixer et de se produire par la mort même, si regrettable et si prématurée, de l’auteur, enlevé récemment aux lettres, à la société et aux illustres sympathies qui l’entouraient. Nous ne prononcerons ici aucun nom ; c’est un soin qui ne nous appartient pas, un devoir peut-être que d’autres rempliront un jour. La gloire littéraire ne saurait tomber en déshérence. Est-ce donc offenser la mémoire d’une personne qui a vécu surtout pour la poésie que de ne pas laisser ignorer au public et son nom et ses œuvres ? Dans toute vie où le culte des lettres a tenu quelque place, n’y a-t-il pas une part que les amis inconnus réclament, et qu’il faut leur accorder tôt ou tard ? Cette heure de restitution, la Revue l’a quelquefois devancée, trop tôt pour la modestie de l’écrivain, trop tard pour l’empressement de nos lecteurs. Cette fois encore, nous voudrions tirer de l’ombre où elles se dérobent quelques-unes de cet confidences d’un noble esprit, afin de mieux faire apprécier toutes les nuances, tous les côtes de son talent.

Entre les diverses manifestations d’une inspiration si délicate, il y avait un lien étroit, une sorte d’unité que nous voudrions surtout faire apercevoir. Le gracieux monument avait son harmonie, et, bien qu’inachevé, il la laisse encore deviner. Quelle est donc la pensée qui relie ces poétiques fictions ? Quel sentiment domine cette série d’études intimes où la finesse et l’émotion s’unissent à de si bienfaisantes leçons ? Ce sentiment, disons-le tout de suite, c’est celui du devoir : c’est une admiration mêlée d’une tendre pitié pour les douloureux sacrifices où la passion s’épure, où les plus faibles âmes se retrempent et se fortifient. Au moment où tant de fausses doctrines ont fait du roman moderne leur complice et leur esclave, cette alliance de l’imagination et d’une raison supérieure à toute l’autorité, toute l’opportunité d’une protestation éloquente. Pour s’assurer de ce que l’esprit gagne à se placer ainsi sous la direction du cœur, il suffit de lire ces pages dont la douce influence s’exerce sans effort et nous élève en nous calmant. Il y a là une force salutaire qu’on ne peut méconnaître, et qui réside tout entière dans les sincères effusions d’une belle ame.

Un volume de vers intitulé le Manuscrit de ma Grand’Tante, deux recueils de nouvelles connus seulement de quelques amis, peut-être quelques esquisses que la mort n’a pas permis d’achever, voilà à tout ce qui reste de l’aimable talent dont la carrière a été si courte. Le Manuscrit de ma Grand’Tante a précédé en date les nouvelles. C’est par la poésie que l’auteur a préludé au roman. Déjà pourtant on sent poindre le romancier à côté du poète. Dans la préface de ce recueil, destinée à en déguiser le caractère trop confidentiel, c’est la forme du roman, maniée avec une aisance supérieure, qui vient en aide à la modestie de l’écrivain. Le souffle élégiaque semble d’autant plus vif et plus pénétrant, qu’il s’est donné carrière dans le cadre du récit. Une idée qui revient souvent sous la plume de l’auteur, — la mort dans la jeunesse, — répand un douloureux intérêt sur ces premières papes du recueil. En plein hiver, le jeune comte d’Ebersac s’arrache aux brillantes distractions de la vie parisienne et monte en chaise de poste. Pourquoi ? C’est qu’au moment de partir pour le bal il a reçu une lettre du régisseur de son château d’Ebersac, qui lui annonce la mort de sa grand’tante, dont il est l’unique héritier. Le comte n’a point connu la marquise d’Ebersac ; il ne se souvient que vaguement du marquis, son grand’oncle, qui n’a jamais quitté son château de Gascogne, où il est mort depuis plusieurs années. Il part donc pour aller prendre possession de la fortune assez considérable que lui assure la mort de la marquise. Chemin faisant, il évoque les riantes images d’une villa du midi se détachant sur le ciel bleu, au milieu des touffes d’oliviers et d’aloès. Il est tristement surpris par l’aspect désolé du château d’Ebersac, qui s’élève au flanc d’une aride montagne, au milieu d’un véritable désert. Sa tristesse augmente quand il a franchi le seuil du château, et quand, guidé par le vieil intendant Philippe, il pénètre dans les appartemens délabrés de cette gothique résidence. On traverse plusieurs salles dépourvues de tout meuble. Dans le salon, un grand fauteuil de maroquin, un guéridon, un métier oublié près d’une fenêtre indiquent la pièce où se tenait la marquise. On ouvre une dernière porte, on est dans la chambre à coucher, triste et nue comme tout le reste du château. Deux portraits décorent seuls les panneaux des boiseries. L’un de ces portraits est celui du marquis, vieux soldat représenté avec l’uniforme des beaux jours de sa jeunesse. L’autre, — en le regardant, le comte pousse un cri de surprise : cette gracieuse image d’une femme de vingt ans est-elle bien celle de sa grand’tante ? Oui, c’est la marquise d’Ebersac elle-même, elle était la seconde femme du marquis, et le vieux régisseur raconte ainsi l’histoire de ce second mariage.

« — Comment ! m’écriai-je vivement, la marquise d’Ebersac ?…

« — Est morte à vingt-quatre ans, répondit le régisseur en portant sa main à ses yeux, où venait briller une nouvelle larme.

« Il y eut quelques instans de silence ; je regardai le château, la chambre où je me trouvais, comme si je ne les avais pas vus jusque-là. Philippe comprit que je l’interrogeais du regard, et il reprit la parole :

« — Elle était la seconde femme de M. le marquis, me dit-il, et voici tout ce que j’ai su sur ce second mariage, qui nous a autant étonnés qu’il vous étonne en ce moment. M. le marquis était veuf depuis long-temps, et il avait perdu ses deux fils ; aussi sa vieillesse était-elle bien isolée et bien triste. — On ne riait pas souvent dans ce château, quand il ne s’y trouvait que M. le marquis, la vieille Gothon et moi. J’aurais bien souhaité que mon maître attirât près de lui quelques-uns de ses parens ; mais ni lui ni moi nous ne savions guère où ils étaient. — M. le marquis, dans le temps, s’était brouillé avec M. votre grand-père. Ils avaient rompu pour toujours toute relation de famille, et mon maître me disait souvent qu’il aimait mieux vivre et mourir seul que d’appeler à lui un des membres de la branche cadette de sa maison.

« Nous vivions donc dans notre solitude, sans tracas, mais sans plaisir. Un jour, après l’arrivée du courrier, M. le marquis me fit appeler, m’ordonna de faire atteler les chevaux à son carrosse, qui, depuis je ne sais combien d’années, se reposait sous la remise, et de me préparer à le suivre dans un voyage qu’il allait faire. Nous partîmes en effet le lendemain matin par une journée d’hiver qui ressemblait fort à celle-ci.

« Mon vieux maître et moi, nous ne pouvions voyager ni vite ni long-temps de suite ; aussi nous fûmes trois jours à nous rendre à Carcassonne. — Là, mon maître descendit dans une maison d’assez pauvre apparence ; il fut immédiatement introduit dans une chambre où il y avait un vieillard qui était bien malade et une jeune fille qui pleurait auprès de lui. — M. le marquis appela le malade son ami, son cher et bon ami ; il lui parla avec affection, et lui répéta plusieurs fois qu’il veillerait sur sa fille, qu’il ne l’abandonnerait pas, qu’il pouvait mourir en paix sur le sort de son enfant.

« Deux jours après, le pauvre homme rendit le dernier soupir dans les bras de M. le marquis qu’il remerciait, qu’il bénissait, — et nous, nous reprîmes le chemin d’Ebersac avec l’orpheline, qui pleurait à faire pitié.

« Gothon, avec ses soixante ans, n’était pas bien alerte, M. le marquis et moi nous étions encore plus infirmes ; mais enfin les trois vieux habitans du château firent tout ce qu’ils purent pour soigner et consoler cette jeune fille, qui était douce comme un ange, et qui s’était mise tout de suite à nous aimer.

« Par sa présence, ce château reprit de la vie, et presque du bonheur. — Elle n’était pas gaie, mais son ame avait de la sérénité, et rien qu’en la regardant nous étions tous contens. — M. le marquis craignait dans les premiers temps qu’elle ne vînt à s’ennuyer l’hiver dans ce vieux château, parce qu’elle avait été autrefois dans le monde avec son père, et qu’elle avait habité de grandes villes ; mais Mlle Marie lui baisait les mains, et lui disait avec son joli sourire qu’elle ne regrettait rien de sa vie passée, rien que la présence de ceux que Dieu avait appelés à lui.

« Quand le deuil de la jeune fille fut fini, un jour M. le marquis envoya chercher le curé du village ; puis il fit entrer Gothon et moi, et là, en notre présence, il déclara qu’il allait épouser Mlle Marie, que nous eussions tous à la regarder comme la maîtresse de la maison, et qu’il comptait sur nous pour la servir avec fidélité, non-seulement maintenant, mais encore quand il ne serait plus, et que toutes ses terres appartiendraient à la nouvelle marquise d’Ebersac.

« Un an s’écoula dans le bonheur le plus paisible qu’il puisse y avoir sur cette terre. Mon maître ne sentait pas qu’il souffrait, tant il était heureux des soins de sa femme ; mais il était bien vieux, bien brisé par l’âge : son heure sonna, et il nous quitta en nous recommandant notre jeune maîtresse. — Je alors que Mme la marquise quitterait le château d’Ebersac pour aller retrouver quelques personnes de sa famille, et je me préparais chaque jour à recevoir l’ordre de notre départ ; mais les jours succédaient aux jours, et madame ne changeait rien à sa vie solitaire et silencieuse : seulement je ne tardai pas à remarquer qu’elle devenait plus pâle, plus frêle qu’autrefois. Souvent je l’entendais tousser, et je fus saisi de l’inquiétude qu’elle ne fût malade sans nous le dire.

« Je ne pus me taire long-temps avec cette crainte dans le cœur, et un matin je me décidai à l’interroger sur sa santé.

« — Oui, mon bon Philippe, je suis malade, me répondit-elle, c’est mon tour !

« Et comme elle voyait bien que je ne la comprenais pas, elle ajouta : Mes deux sœurs aînées sont mortes de la poitrine, à mon âge, et je suis atteinte du même mal.

« Et comme je la suppliais de quitter le château, d’aller dans une ville chercher du secours, d’appeler à elle sa famille ou ses amis, elle posa presque sa petite main sur ma bouche :

— Je n’ai plus de famille, me dit-elle doucement ; — des amis, j’étais trop jeune pour en avoir, et quant à rentrer dans le monde, maintenant que je suis riche et libre, — oh ! non. Philippe, je ne le veux pas ! — Il me faudra bientôt mourir, je le sens, et là-bas, dans ce monde que j’ai fui, on me ferait ou trop regretter la vie, ou peut-être la quitter avec trop de bonheur. — Ici, mon ame trouve le calme qui lui convient ; ici je donne à la vie que je perds les regrets qu’il est doux de laisser à tout ami dont on se sépare, et cependant elle ne m’est pas assez précieuse pour rendre bien pénible le moment où je la quitterai. — Non, Philippe, je resterai.

« J’insistai long-temps ; mais, quand la médecin que j’avais appelé m’eut souvent répété qu’il n’y avait rien faire, je me résignai, et je la soignai de mon mieux sans jamais lui parler de quitter ce château qu’elle aimait. Elle y continua sa vie paisible, sans beaucoup souffrir et surtout sans se plaindre. Elle écrivait une partie de la journée… « — À qui ? demandai-je vivement.

« — À personne, répondit Philippe. C’était, disait-elle, pour s’amuser, et cependant elle pleurait en écrivant.

« — Mais ces papiers, où sont-ils ?

« — Je ne les ai pas retrouvés, monsieur le comte ; madame les a sûrement brûlés.

« — Eh bien ! après, Philippe ?

« — Après ? monsieur le comte, il n’y a plus rien….. elle mourut….. L’homme d’affaires de M. le marquis sut bientôt quel était celui de ses parens qui devait hériter de cette terre ; vous êtes venu, et je vous remets les clés de ce château.

« En effet, le vieux régisseur me tendit plusieurs clés. Je les pris, mais je retins, long-temps après les avoir prises, la main de Philippe entre les miennes.

« — Mon bon Philippe ! lui dis-je ; mais je m’arrêtai… Ces mots, habituellement prononcés par la jeune femme qui venait de mourir, émurent le régisseur et me troublèrent moi-même. Bientôt pourtant je les répétai de nouveau ; mon cœur était digne de les redire, et je sentais que je ne les profanais pas en les prononçant. — Mon bon Philippe, demandez-moi de la lumière ; c’est dans cette chambre que je veux passer la soirée.

« Quelques instans après, j’étais seul dans la chambre de la marquise d’Ebersac. Les fenêtres et les portes étaient soigneusement fermées, et deux bougies étaient placées devant moi sur une petite table. Aussitôt que j’eus cessé d’entendre les pas de Philippe qui s’éloignait, je posai la lumière de façon à ce qu’elle pût éclairer le portrait de la marquise d’Ebersac, et je me mis à le considérer avec attention.

« Il était impossible de le regarder sans émotion, lorsqu’on venait d’entendre le récit du régisseur. Cette jeune femme avait ce genre de beauté qui tient bien plus à l’ame qu’à la régularité des traits, et toute sa figure était empreinte de cette indéfinissable expression que la maladie seule peut donner à la jeunesse. Elle était pâle, et les bandeaux de ses cheveux blonds se mêlaient harmonieusement à la blancheur inanimée de son teint. Ses grands yeux d’un bleu foncé ne regardaient rien, — ils pensaient. — Sa bouche commençait à sourire, mais d’un triste sourire qui semblait regretter de se trouver là. Sa robe était blanche, et ses deux mains, qu’elle appuyait sur ses genoux, tenaient une rose presque flétrie, qui s’inclinait pour mourir comme la jeune femme qui l’avait cueillie.

« Je regardai long-temps cette ravissante image, qui semblait alors revivre pour moi. J’aurais voulu pénétrer dans les replis secrets de cette ame qui n’avait rien dit d’elle à la terre. Je l’interrogeais du regard ; je lui disais tout bas : — As-tu pleuré ? as-tu souffert, ou bien as-tu ignoré la vie ? — As-tu béni ta solitude, ou as-tu murmuré contre ton sort ? — Que cachait ce tranquille sourire que je trouve si triste à regarder ? — Jeune fille ou jeune ange, as-tu emporté ton secret pour toujours avec toi ? — Ne saurons-nous jamais rien de ces quelques heures que tu as passées parmi nous ?

« Et le portrait était toujours devant moi avec ce vague regard qui semblait se fixer au loin, et son paisible sourire, qui n’était pas pour la terre. — Je parcourus des yeux la chambre où je me trouvais. J’interrogeai chaque meuble, chaque objet que j’y voyais ; je soulevai les livres de prières, je les ouvris, je reculai la pendule, mes mains cherchèrent dans les vases de cristal posés sur la cheminée, j’ouvris les tables, — rien !… toujours rien !… un vieux bahut de bois noir occupait un angle de la chambre ; j’en avais fouillé tous les tiroirs, mais rien n’était venu répondre à mes questions ; je regardai de nouveau le portrait avec tristesse et découragement.

« — C’en est fait, je ne saurai jamais rien de toi ! m’écriai-je en soupirant,

« Il était tard, je me préparais à quitter la chambre de ma grand’tante, quand, en refermant le bahut, ma main heurta un bouton de cuivre placé à l’écart ; — je le poussai avec force, et, tournant sur un ressort, une des planches du bahut se recula, me laissant voir un rouleau de papier sur lequel je distinguai l’écriture d’une femme. — Je saisis le manuscrit avec émotion, je rapprochai de la lumière ; mais, avant de l’ouvrir, je regardai encore une fois le portrait qui était devant moi.

« — Maintenant, tu vas me répondre ?… lui dis-je à demi-voix.

« Et mes yeux s’arrêtèrent sur les premières lignes des pages que je tenais.

« — Je fus heureuse !… — Tels étaient les premiers mots qui frappèrent mes regards. Je me tournai involontairement vers le portrait, qui semblait m’écouter. — Heureuse !… repris-je lentement, — et je retrouvai le même sourire, le même regard empreints de calme, de sérénité… ils semblaient me redire : i Je fu* heureuse. » — Cette fois je les compris… et je les crus.

« Je m’assis près d’une table, j’approchai la lumière, et je lus ce qui suit :

« Je fus heureuse !… ma vie fut courte. Je n’ai rien usé, rien approfondi jusqu’à la lie. — De toutes les choses qui passent, je passe la première ! — Mon père m’a aimée pendant vingt ans. En mourant, il m’a laissée à un autre père qui me rend son amour, ses soins, sa protection. — Rien d’amer n’est venu jusqu’à moi, rien d’agité n’a troublé mon repos ; je vais mourir, et je souffre à peine : dans sa bonté, Dieu voulut adoucir pour moi jusqu’à la mort. — J’ai joui de beaucoup de choses, j’en ai ignoré beaucoup d’autres ; si j’ai été dépouillée de quelques-uns des bonheurs de la terre, j’ai passé à côté de beaucoup de ses souffrances ; — j’ai beaucoup pensé, beaucoup médité, encore plus rêvé ; j’ai regardé de loin le monde que j’ai quitté, souvent je l’ai plaint, rarement je l’ai regretté ; — j’ai aimé ma solitude, j’en ai compris le silence, j’ai pénétré mon ame de son calme, de son recueillement. — Dans ce vieux château, mes journées se sont écoulées sans que les heures pesassent sur moi ; j’ai travaillé, écrit, prié ; la téta appuyée sur ma main, j’aimais à revenir sur le passé, à me souvenir ; puis toutes les rapides impressions qui traversaient mon esprit, je les confiais au papier comme à un ami : j’écrivais… j’écrivais avec bonheur, sans désirer être lue, mais heureuse de me relire…

« Pour charmer mes loisirs, je laissais au loin errer mon imagination. Ma vie a été si exempte d’événemens, que c’est dans la vie des autres que j’ai été souvent chercher le sujet de mes rêveries. — Je leur ai emprunté leurs larmes, leurs agitations, leurs troubles ; j’ai glané dans leur existence, faute de pouvoir moissonner dans la mienne. Je me suis faite l’écho de leur voix, l’interprète de leurs peines ou de leurs joies ; j’ai peuplé ma solitude de rêves, de souvenirs, d’espoirs qui n’ont pas même effleuré ma vie, mais que j’ai entrevus à côté de moi. Le repos était en moi, et j’allais chercher au loin les troubles sans nombre dont tant d’autres existences sont remplies. Du sein de ma solitude, j’ai deviné les larmes que l’on cache, les mécomptes, les regrets que l’on étouffe, les rêves qui se brisent. J’ai assez vécu dans le monde autrefois pour avoir sondé quelques-uns de ses abîmes, et du port, que je n’ai pas quitté, je raconte des naufrages.

« Quelques amis parfois m’écrivent encore ; ils me parlent de leurs craintes ou de leurs espérances : c’est du miel qu’ils apportent à ma ruche solitaire. Émue par ce qu’ils sentent, j’écris pour eux. Je reçois aussi quelques livres, alors je cause avec eux ; je leur réponds quand mon ame ne les a pas compris, je les remercie quand ils l’ont fait rêver.

« Ainsi s’est écoulée ma jeunesse, ma jeunesse qui doit être toute ma vie ; elle a eu ses regrets, mais aussi ses jouissances : Dieu parle si bien quand tout fait silence autour de nous !

« Au moment de voir se terminer ma courte existence, j’ai voulu rassembler ces pages, écrites à différentes époques de ma vie ; je les réunissais pour les brûler…, mais je ne sais pourquoi ma main hésite à les jeter dans les flammes. Il me semble que c’est mourir deux fois que de les anéantir à ma dernière heure. — Non, je ne les brûlerai pas ! — Et pourtant personne ne les lira ! elles resteront à jamais ignorées à l’ombre de ce vieux château. — Qu’importe ? — Il est bien sous le soleil quelques plantes inconnues, cachées au sein des bois, qui naissent, fleurissent et meurent sans qu’aucun regard se soit fixé sur elles : ainsi se cachera la voix qui a chanté en moi aux jours de ma jeunesse !

« Mais où déposer ces vers au moment de les quitter pour toujours ? à qui les confier ?…

« À toi ! mon vieux bahut… à toi, ami silencieux, qui as vu mes veilles, mes rêves, mes sourires et mes tristesses ! — à toi, sur qui si souvent ma main s’appuyait pour écrire, et ma tête s’inclinait pour rêver ! — Cache aux indifférens, ô mon vieux bahut, ces chants sans talent, mais pleins des émotions du cœur ; cache-les bien, ami ! garde pour toi seul leur craintive harmonie, dérobe-les au soleil qui est trop brillant pour eux, — sois jaloux de ton pauvre trésor, enfouis-les dans ton sein !

« Mais si jamais, par hasard, dans cette paisible retraite, l’avenir que j’ignore amenait une ame pareille à la mienne, une ame rêveuse, douce, calme et recueillie, une ame sereine, mais triste parfois, comme tout ce qui appartient à la terre, — alors, ô mon bahut, laisse deviner mes secrets !… ouvre-toi doucement devant cette main amie, laisse-la retirer ces pages de leur obscur asile, — laisse-la, le soir, les tourner doucement… laisse une larme tomber sur elles ! »

Quelles sont donc ces pages que le vieux bahut doit cacher aux indifférens, qu’il ne doit livrer qu’aux âmes rêveuses et recueillies ? Ce sont des élégies, des stances, de courts poèmes où la pensée d’une femme se joue quelquefois en des fictions gracieuses, et plus souvent apparaît sans voile, dans sa simplicité, dans sa mélancolie. C’est surtout quand elle évite de compliquer le thème poétique, de trop développer le cadre aux dépens du motif principal, c’est surtout alors qu’elle rencontre la note divine et l’élan mélodieux. En général, on pourrait signaler dans ce volume deux courans poétiques bien distincts : la muse mondaine, la muse de la solitude, y parlent tour à tour, et c’est la dernière, nous l’avouerons franchement, que nous aimons surtout à entendre. Il y a dans quelques pièces purement lyriques, dans Tristesse, Anxiété, Ne m’aimez pas. Séparation, par exemple, un accent d’émotion naïve qui ne se retrouve pas au même degré dans les poèmes de donnée moins simple qui s’appellent la Gitana, le Dimanche des Rameaux, le Brigand des Pyrénées. L’inspiration semble ici contrariée par les limites d’un sujet trop circonscrit ; mais parmi ces poèmes, il en est un où le souffle élégiaque déborde avec largeur. Dans le dialogue entre l’Ange de Poésie et la Jeune Femme, le sujet est en parfaite harmonie avec l’originalité du talent dont il exprime les secrètes hésitations. L’ange de poésie offre à la jeune femme la lyre d’or et la couronne de laurier ; il lui parle de la gloire et des joies de la terre : qu’elle livre à l’écho sonore ses hymnes ou ses plaintes, que son ame s’éveille pour l’amour, pour l’enthousiasme, et l’ange la portera sur ses ailes aux régions divines ! La jeune femme demande grâce ; elle résiste dans son humilité, elle proteste dans sa modestie. Qu’on lui laisse le silence du foyer, les saintes joies du travail obscur. C’est en vain pourtant qu’elle supplie : elle finit par céder, mais on prévoit qu’elle ne cède qu’à demi. Si elle ne suit pas l’ange dans son vol audacieux, elle n’en est pas moins soumise à une influence supérieure, et les larmes qu’elle verse, les soupirs qui lui échappent dans la solitude, sont aussi agréables à Dieu que les plus éclatantes effusions de l’hymne ou du cantique.

Les pièces intitulées Tristesse, Anxiété, reproduisent le sentiment qui prête tant de charme à quelques parties du dialogue entre l’ange et la jeune femme. Dans la première de ces élégies, le poète célèbre la souffrance comme une sorte de préparation et d’adoucissement à la mort.

Ah ! s’il existe dans ce monde
Des êtres voués aux douleurs,
Qui naissent quand l’orage gronde,
Et ne moissonnent que des pleurs….
Ne serait-ce point qu’un Dieu sage,
De leur mort avant le secret,
Voulut qu’au printemps de leur âge
Ils s’envolassent sans regret ?

Sous le titre d’Anxiété, le combat que se livrent chez une jeune femme les frivoles habitudes de chaque jour et les vagues aspirations d’une ame ardente est retracé avec une rare délicatesse. Le dénoûment de cette lutte, on le devine, c’est aussi la résignation. — Quant aux élégies qui portent le titre commun de Séparation, elles forment tout un poème qui se distingue des précédens par un élan à la fois plus vif et plus soutenu. Ila seconde surtout de ces pièces respire une noble et pénétrante mélancolie.

Voici l’heure du bal. Allez, hâtez vos pas,
De ces fleurs sans parfum couronnez votre tête ;
Allez danser, mon cœur nt vous enviera pas.
Il est dans le silence aussi des jours de fête,

Des chants intérieurs que vous n’entendez pas.
Oh ! laissez-moi rêver ! Ne plaignez pas mes larmes.
Si souvent dans le monde on rit sans être heureux,
Que pleurer d’un regret est parfois plein de charmes,
Et vaut mieux qu’un bonheur qui ment à tous les yeux !
Je connais du plaisir le beau masque hypocrite,
La voix au timbre faux et le rire trompeur,
Que vos pleurs en secret vont remplacer bien vite,
Comme un fer retiré des blessures du cœur.
Pour moi, du moins mes pleurs n’ont pas besoin de voile :
Sur mon front ma douleur, — comme au ciel une étoile !

Ce dernier vers ne résume-t-il pas, comme un accord final et solennel, la pensée qui domine tout ce recueil lyrique ? Oui, c’est bien la douleur qui est l’étoile de cette plaintive et tendre muse. C’est la douleur dont le sceau irrécusable se retrouve dans les récits qui ont été la continuation dramatique de ces poèmes élégiaques. L’inspiration de l’auteur ne fait que s’y achever et s’y préciser. Les nouvelles mêmes se complètent les unes par les autres. Marie-Madeleine, Résignation, Une Vie heureuse, ont leur pendant naturel dans le Médecin du Village et dans Une Histoire hollandaise. Toutes ces frêles victimes, toutes ces jeunes femmes touchées dans leur printemps par le vent de la mort, Madeleine, Éva, Ursule, Christine, laissent deviner, malgré la diversité de leurs physionomies, une sorte de parenté, d’affinité mystérieuse. Les histoires qui encadrent ces gracieuses figures sont autant d’hymnes chantés à l’expiatoire et salutaire puissance de la douleur. Toutes les fois que l’auteur est amené à traiter ce thème préféré, il rencontre des images, il trouve des paroles empreintes d’une noble et profonde émotion. L’ame d’une femme se révèle alors dans toute sa sensibilité, et l’analyse de ces amères voluptés du sacrifice prend dans ces pages si simples un intérêt qu’elle n’aurait pas sous la plume du moraliste.

On a peut-être une idée maintenant de l’ensemble littéraire auquel appartient le récit qu’on va lire. Publier ce récit, c’est compléter et justifier nos éloges ; c’est aussi rendre à l’auteur un nouvel hommage. Il nous semble d’ailleurs que des œuvres marquées au coin d’un sentiment moral si élevé et si pur doivent aujourd’hui moins que jamais être soustraites à l’attention du public. Les voix qui nous parlent d’apaisement et de soumission sont malheureusement trop rares, et celles-là surtout, dans le temps où nous vivons, peuvent avoir une heureuse et bienfaisante influence.

« Cette histoire m’a été racontée, dit l’auteur dans une note ; je ne l’eusse pas inventée. » Et cette réalité ajoute, selon nous, un charme de plus au récit.




Le soleil se levait, non pas brillant et radieux comme le soleil d’Espagne ou d’Italie, lorsque son ardente clarté, embrasant l’horizon, rappelle brusquement à la vie tout ce qui respire, lorsque, ses rayons d’or se mêlant au bleu foncé d’un ciel méridional, tout semble plein de sève et de vigueur, comme si la lumière donnait la vie ; le soleil se levait sur la froide terre de Hollande. Les nuages s’entr’ouvraient pour laisser tomber une pâle lumière, sans chaleur et sans éclat. Toute la nature passait insensiblement du sommeil au réveil, et restait encore engourdie, alors qu’elle ne dormait plus. C’était la vie dans le silence. Nul cri, nul chant joyeux, nul vol d’oiseaux, nul bêtement de troupeaux ne saluent le jour. Au sommet des dunes, les baies de roseaux s’inclinent sous la brise, et le sable de la grève, franchissant ce faible obstacle, tombe sur les prairies et couvre leur verdure d’un voile mouvant. Un fleuve aux flots jaunâtres, chargé du limon de ses rives, coule paisiblement, sans ardeur, sans amour, vers la mer qui l’attend. De loin, ses eaux et son rivage paraissent de même couleur, et ne présentent que l’aspect d’une plaine sablonneuse, à moins qu’un rayon de lumière se brisant sur l’onde, quelques sillages argentés ne révèlent le cours du fleuve. Des bateaux pesamment chargés voguent traînés par un attelage de chevaux qui enfoncent leurs pieds robustes dans le sable, les relèvent, les enfoncent, et avancent sans hâte vers le but, sans souci de la fatigue. Derrière eux, un paysan marche le fouet sur l’épaule ; il ne presse pas ses chevaux ; il ne regarde ni le fleuve qui coule, ni les bêtes qui tirent, ni le bateau qui suit ; il marche, et, pour arriver, il n’emploie que la persévérance.

Tel n’est pas l’aspect général de la Hollande, mais tel est un des coins du tableau qui trappe les regards fatigués du voyageur lorsqu’il parcourt le nord de ce pays, qui semble, plus que tout autre, chargé de faire respecter le décret de Dieu qui dit à la mer : Tu n’iras pas plus loin !

Ce silence, ce calme des êtres et des choses, ce jour adouci, ces nuances partout affaiblies, ces grandes plaines sans mouvement, tout cet ensemble a sa poésie Partout où il y a silence et espace, la poésie trouve sa place ; elle aime un peu toutes choses, les rians paysages, les tristes déserts ; oiseau léger, tout lui est bon pour s’arrêter, tout le porte, tout le soutient, un brin d’herbe souvent lui suffit.

La Hollande, que le poète Butler appelait un grand vaisseau toujours à l’ancre, a sa beauté pour quiconque réfléchit en regardant. On admire lentement, mais on admire enfin cette terre en guerre avec la mer, luttant chaque jour pour défendre son existence, ces hommes patiens et courageux qui derrière un rempart brisé élèvent un autre rempart, ces villes qui forcent les flots à couler au pied de leurs murailles, à suivre la route tracée, à se contenir dans le lit creusé ; puis ces jours de révolte où l’eau, comme si elle se souvenait de sa nature première, veut reconquérir son indépendance, déborde, inonde, détruit, et enfin, par la force de la main de l’homme, se calme et obéit de nouveau. Là, la vie ressemble au soir d’une bataille ; il y a fatigue, orgueil, triomphe. L’impassible habitant de ces contrées possède ce mobile de toutes choses, la volonté. Il est sûr du succès, parce qu’il veut ; il est calme, parce qu’il est fort ; il agit lentement, parce qu’il réfléchit. Il y a dans le silence des choses sérieuses une beauté que notre ame doit s’étudier à entendre, comme elle entend l’harmonie de ce qui chante, comme elle voit la couleur de ce qui brille.

Au moment où le soleil se levait, une petite barque glissait rapidement le long du fleuve. Deux rames maniées avec force frappaient l’eau et la faisaient jaillir en écume. Une seule personne était dans la barque, c’était un jeune homme, grand, souple, plein d’adresse et de force ; il dirigeait son embarcation le long des sinuosités du rivage, évitant de prendre le fleuve au large, quoique sa course dût en être plus rapide, et pourtant il se hâtait comme s’il eût craint d’être en retard. Mais, à cette heure matinale, la campagne était déserte, et les oiseaux seuls dans leur réveil avaient devancé le jeune homme. Il avait déposé auprès de lui son grand chapeau de feutre gris, et ses cheveux d’un blond foncé, rejetés en arrière par le vent qui frappait son visage, laissaient voir ses traits réguliers, son large front et ses yeux un peu rêveurs, comme ceux des hommes du Nord. Il portait le costume d’un étudiant des universités d’Allemagne. On voyait à son extrême jeunesse que la vie enchaînée aux bancs du collège formait tout son passé, et que c’était pour lui un plaisir encore nouveau que de sentir sur son front la fraîcheur du matin, dans ses cheveux le vent souffler, et dans sa barque le fleuve l’entraîner. Il se hâtait, car il est des momens dans la vie où l’on compte toujours mal les heures ; on les devance, et l’on croit au retard ; puis, si l’on ne peut forcer le temps à précipiter son cours, il est du moins doux d’attendre là où viendra ce que l’on attend. L’impatience est plus calme ; le bonheur semble déjà commencé.

Lorsque la petite embarcation eut doublé un des contours du rivage qui avançait comme un promontoire, elle sembla voler plus rapidement encore, comme si l’œil qui la dirigeait eût aperçu le but de la course. En effet, à peu de distance, le paysage changeait d’aspect. Une prairie arrivait en pente jusqu’au fleuve, et une haie épaisse de saules presque déracinés, inclinés vers l’eau, formait de ce côté la clôture de la prairie. En quelques coups de rames, la barque arriva à l’ombre des saules et s’y arrêta. Ses avirons tombèrent à ses côtés ; une chaîne jetée à une branche d’arbre amarra le canot, qui se balança doucement, bercé par le cours du fleuve. Le jeune homme se leva, et, à travers le feuillage, il regarda au loin ; puis, ne se fiant pas à son regard, il chanta à demi-voix le refrain d’une ballade, une plainte d’amour, poésie nationale de tous les pays de la terre. Sa voix, d’abord voilée pour ne pas passer trop subitement du silence au bruit, s’éleva graduellement avec les dernières notes du refrain ; mais ces sons vibrans glissèrent à travers le feuillage, et vinrent mourir sans écho sur l’herbe de la prairie

Alors le jeune homme s’assit et contempla le paisible tableau qui s’offrait à sa vue. Le ciel gris était mélancolique pour celui qui regardait n’ayant ni joie ni espérance dans le cœur. Le fleuve roulait sans bruit ses eaux froides et troubles. À gauche, la plaine s’étendait au loin sans aucun mouvement de terrain. Quelques moulins levaient dans les airs leurs grandes ailes éplorées qui attendaient le vent, et le vent, trop faible, passait auprès d’elles en les laissant immobiles. À droite, à l’extrémité de la petite prairie qui descendait vers les saules, seul point de verdure de cet aride horizon, on voyait une maison carrée, bâtie en briques rouges ; elle était isolée, silencieuse, régulière et triste. Les carreaux des fenêtres épais et verdâtres ne reflétaient pas les rayons du soleil. Des girouettes dorées formaient sur le toit des dessins bizarres. Des plates-bandes se dessinaient en carrés réguliers sur le sable du jardin. Quelques tulipes inclinant leurs têtes trop lourdes pour leur tige et des dahlias liés à des supports de bois blanc étaient les seules fleurs que l’on vît fleurir, étouffées, entourées par de petites haies de buis. Le vent, après avoir passé sur leurs calices, n’en emportait aucun parfum. Des arbres rares et chétifs, esclaves du caprice du maître, étaient taillés en muraille, ou prenaient mille formes bizarres. Leur verdure était couverte de poussière. Quelques figures de terre cuite étaient posées au détour des allées, qui dessinaient dans l’espace le plus étroit les circuits les plus compliques ; mais une de ces allées conduisait à la baie de saules. Là, la nature avait repris ses droits, et l’œil, fatigué de l’aspect de cette demeure, se reposait doucement sur les arbres libres poussant au hasard et sur l’eau qui coulait à leur pied : elle avait miné le terrain, attaqué les racines des arbres ; les saules s’étaient inclinés vers le fleuve, leurs troncs penchés formaient des ponts volans auxquels seulement une autre rive manquait. Cependant la jetée qui leur servait de base était encore assez élevée pour qu’une certaine distance séparât les arbres déracinés de l’eau qui coulait au-dessous d’eux. Quelques branches seulement, plus longues que les autres, effleuraient la surface du fleuve et recevaient par son courant un mouvement perpétuel. Leurs rameaux brillaient sous l’eau et semblaient regretter de ne pouvoir la suivre dans son cours.

C’était sous ce dôme de verdure que s’était amarré le petit canot. C’était là que le jeune homme rêvait en regardant le ciel triste comme son cœur, ou l’onde incertaine en son cours comme sa destinée. Quelques feuilles de saule caressaient son front lorsque les ondulations de la barque l’approchaient des arbres ; une de ses mains pendante hors du bateau sentait le frais contact de l’eau ; une brise bien faible, bien douce, glissait sur ses cheveux ; quelques petites fleurs sans nom qui avaient fleuri au pied des saules, à l’abri de leur ombre, envoyaient vers l’onde des parfums qu’on respirait par moment, selon le caprice du vent ; un oiseau caché dans le feuillage chantait quelque amoureuse mélodie, et, bercé dans sa barque, le jeune étudiant attendait la femme qu’il aimait. L’ingrat ! il accusait le temps de lenteur ; il lui disait de se hâter ; il était insensible aux charmes de l’heure présente. Ah ! s’il vieillit, comme il comprendra que sa destinée lui donnait alors les trésors les plus doux de la vie : l’espérance et la jeunesse !

Tout à coup l’étudiant tressaillit, il se leva dans la barque, et, le cou tendu, l’œil arrêté sur le feuillage des saules, il écouta, osant à peine respirer. Le feuillage s’entr’ouvrit, et une figure de jeune fille, presque d’enfant, apparut aux regards de l’étudiant.

— Christine ! s’écria-t-il.

La jeune fille posa son pied sur le tronc d’arbre le plus incliné, puis s’asseyant avec adresse sur ce banc mobile, que son poids, quelque léger qu’il fût, faisait onduler, un de ses bras se mêla aux branches qui tombaient vers l’eau, et ainsi penchée, sa main put atteindre celle de son ami ; il la serra avec amour ; alors la jeune fille se redressa, l’arbre, moins chargé, sembla obéir à sa volonté en se relevant un peu, et le jeune homme, assis dans sa barque, parla les yeux levés vers le saule sur lequel celle qu’il aimait était appuyée.

Christine Van Amberg n’avait rien des traits distinctifs du pays qui l’avait vue naître. Des cheveux noirs comme l’aile du corbeau encadraient dans de larges bandeaux une figure pleine d’énergie et d’expression. Ses yeux grands et veloutés avaient un regard pénétrant qui aurait défié le mensonge de le braver en face ; des sourcils presque droits, fortement accentués, auraient donné peut-être un peu trop de caractère à cette jeune tête, si une charmante expression de candeur, de naïveté, n’en eût fait une figure d’enfant plutôt que celle d’une femme. Christine avait quinze ans ; un petit cercle d’argent pressait son front et ses noirs cheveux : c’était, selon l’usage de son pays, la parure des jours de fête ; mais, pour la jeune Hollandaise, le jour de fête le plus beau était celui où elle voyait son ami. Elle avait une robe d’indienne à petits bouquets, d’un bleu pâle, et le mantelet de soie noire destiné à envelopper sa taille était posé sur ses cheveux et retombait sur ses épaules pour mieux la cacher aux regards qui auraient pu l’épier. Assise sur un tronc d’arbre, au milieu des branches et tout près de l’eau, comme l’Ophélia de Shakspeare, Christine était charmante. Jeune, belle, aimée, cependant une profonde mélancolie était empreinte sur son visage ; son compagnon la regardait tristement, les yeux presque mouillés de larmes.

— Herbert, dit la jeune fille en baissant la tête vert son ami, Herbert, ne soyez pas si triste ! Nous avons, l’un et l’autre, trop de jours à vivre encore pour les vivre dans le malheur, Herbert, des temps meilleurs viendront.

— Christine, ils m’ont refusé votre main, ils m’ont fermé la porte de votre demeure, ils veulent nous séparer, ils y réussiront, demain peut-être !…

— Jamais !…. s’écria la jeune fille, et son regard brilla comme l’éclair ; mais, comme l’éclair aussi, ce regard énergique ne dura qu’un instant et fit place à une expression de calme tristesse.

— Si vous vouliez, Christine ! si vous vouliez !… qu’il serait facile de fuir ensemble, d’aller unir nos destinées sur une terre étrangère et de vivre l’un pour l’autre, oubliés et heureux !… Je vous mènerais dans de beaux pays où le soleil brille comme vous dites que vous le voyez briller dans vos rêves ; je vous conduirais sur la cime des hautes montagnes d’où l’œil découvre un immense horizon. Vous verriez de belles forêts aux mille teintes de verdure, un vent vif et frais vous frapperait au visage, et vous oublieriez ces brouillards, cette terre humide, ces plaines monotones ! Nous nous aimerions dans de belles contrées !

Tandis qu’Herbert parlait, la jeune fille s’animait ; elle croyait voir ce qu’il racontait, son œil ardent regardait l’horizon comme pour le franchir, sa bouche s’ouvrait comme pour respirer l’air de la montagne ; mais elle passa brusquement la main sur ses eux, et, soupirant profondément : — Non, s’écria-t-elle, non. il faut rester ici !… Herbert, c’est mon pays, pourquoi me fait-il souffrir ? Pourquoi est-ce qu’il m’oppresse de tant de tristesse ? En rêve, je me souviens d’un autre ciel… d’une autre terre… mais ce n’est qu’un rêve ! Je suis née ici, et je n’ai pas franchi la clôture de la prairie. C’est ma mère qui a trop chanté auprès de mon berceau les ballades, les boléros de Séville, sa patrie ; elle m’a trop raconté l’Espagne, et j’aime ce pays inconnu comme on aime un ami absent que l’on voudrait revoir !…

La jeune fille laissa tristement errer son regard sur le fleuve, que commençait à couvrir un épais brouillard. Quelques goutte de pluie vinrent frapper le feuillage ; elle croisa sa mante sur sa poitrine, et, atteinte par le froid, tout son corps frissonna.

— Quittez-moi, Christine, vous soufrez ! retournez à votre demeure, et puisque vous ne voulez accepter ni mon toit ni mon foyer, allez près de ceux qui peuvent vous abriter et vous réchauffer !

Un doux sourire effleura les lèvres de Christine.

— Mon ami, dit-elle, près de vous j’aime mieux la pluie qui mouille mes cheveux, j’aime mieux cette branche d’arbre, raboteuse et dure, j’aime mieux ce vent qui me fait frissonner que d’être assise au logis, loin de vous, près du feu de la grande cheminée. Ah ! avec quel bonheur, avec quelle confiance, appuyée sur votre bras, je partirais à pied pour traverser le monde, sans autre bien que votre amour, si… si….

— Qu’est-ce qui vous retient, Christine ? Est-ce l’affection de votre père, la tendresse de vos sœurs, le bonheur de la maison paternelle ?

La jeune fille pâlit.

— C’est mal, Herbert, c’est mal de parler ainsi ! Je sais bien que mon père ne m’aime pas, que mes sœurs ne sont pas bonnes pour moi, que ma demeure est triste, je le sais, oh ! oui, je le sais… je sais surtout que je vous aime, et je partirai… si ma mère veut y consentir.

Le jeune homme regarda avec étonnement son amie.

— Enfant ! lui dit-il, jamais un pareil consentement ne sortira de la bouche de votre mère ; ce sont de ces choses dont il faut avoir la volonté et la force dans son cœur… et sur lesquelles il ne faut pas écouter le jugement des autres ; votre mère ne dira jamais oui.

— Peut-être ! répondit Christine d’une voix grave et lente ; ma mère m’aime, je lui ressemble, moi, et son cœur connaît bien le mien. Ma mère sait que l’Évangile dit que la femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari ; elle sait mon amour, et, depuis que la porte ne s’ouvre plus pour vous, je n’ai pas versé une larme que ma mère ne l’ait surprise, et qu’une larme bien vite n’ait brillé dans ses yeux, en réponse à la mienne. Vous ne connaissez pas ma mère, Herbert ! Quelque chose me dit qu’elle a souffert, qu’elle sait qu’il faut un peu de bonheur dans la vie, comme il faut de l’air pour respirer. Non, en vérité, je ne serais pas étonnée qu’un jour, en baisant mes cheveux, comme elle fait chaque soir quand nous sommes seules, elle ne me dise : Pars, ma pauvre enfant !

— Je ne le puis croire, Christine, elle vous dira d’obéir, de vous consoler, d’oublier, et j’en mourrai !

— D’oublier, Herbert ! ma mère n’oublie pas, elle se souvient toute sa vie. L’oubli, c’est la ressource des cœurs lâches. Non, personne ne me dira à moi d’oublier.

Et les yeux de Christine brillèrent encore d’un feu sombre ; mais sur ce front de quinze ans, c’était comme le rapide passage d’une lumière qui l’illuminait une seconde, et s’éteignait. C’était une révélation de l’avenir de cette femme, bien plus que l’expression du moment présent. Une ame ardente vivait en elle, mais cette ame n’avait pas encore rejeté tous les voiles de l’enfance. Elle luttait pour se faire jour, et par moment, ses efforts arrivant au succès, un mot, un cri révélait sa présence.

— Non, je n’oublierai pas, ajouta Christine, non, car je vous aime, et vous m’aimez, moi qui suis si peu aimée ! Vous ne me trouvez ni folle, ni fantasque, ni bizarre ; vous comprenez mes rêves, les mille pensées qui passent dans mon cœur. Je suis bien jeune, Herbert, et cependant, la main dans la vôtre, je réponds de l’avenir de ma vie entière. Je vous aimerai toujours !… et voyez, je ne pleure pas. Je crois au bonheur de cet amour ; comment ? quand ? je l’ignore, c’est le secret du Dieu qui m’a créée et qui ne peut m’avoir mise sur la terre que pour souffrir. Il m’enverra le bonheur quand il voudra, mais il l’enverra ! Oui, je suis jeune, pleine de vie, j’ai besoin d’air et d’espace ; je ne vivrai pas enfermée, étouffée ici. Le monde est grand, je le connaîtrai ; mon cœur est plein d’amour, il aimera toujours. Allons, point de larmes, mon ami. les obstacles se briseront, il le faudra bien, car je veux être heureuse !

— Eh bien ! Christine, mon amie, ma femme ! pourquoi attendre ? l’occasion perdue ne se retrouva plus. Une minute souvent décide de toute l’existence…. Peut-être, en ce moment, le bonheur est-il là près de nous ! peut-être en sautant dans cette barque, peut-être avec quelques coups de rames pour quitter le rivage, sommes-nous unis pour toujours !… peut-être, si vous remettez le pied sur la terre, sommes-nous séparés pour jamais. O Christine, venez ; le vent se lève. Là, au fond de mon canot, il y a une voile qui va s’enfler, et nous emmener aussi vite que l’aile de cet oiseau traverse l’espace.

Des larmes inondaient les joues brûlantes de Christine. Elle frissonnait, regardait son ami, l’horizon, la liberté ; elle hésitait, une lutte pénible agitait l’ame de cette enfant. Elle cacha sa tête dans les branches des saules, elle entoura de ses bras le tronc de l’arbre qui la soutenait, comme pour résister au désir de se laisser glisser dans la barque, puis, d’une voix étouffée, elle murmura ces mots : « Ma mère ! » Quelques secondes après, Christine, relevant son pâle visage, reprit doucement :

— À qui ma mère parlerait-elle de son cher pays, si je partais ? qui pleurerait auprès d’elle quand elle pleure, si je partais ? Elle a d’autres enfans, mais ils sont gais, heureux, ils ne lui ressemblent pas ; il n’y a que ma mère et moi qui soyons tristes dans notre maison. Ma mère mourrait de mon absence. Il me faut son adieu, sa bénédiction, ou bien il me faut rester à ses côtés, comme elle glacée par ce climat, enfermée dans ces murs, maltraitée par ceux qui n’aiment pas. Herbert, je ne fuirai pas, j’attendrai. Au revoir, mon ami !

elle fit un mouvement pour gagner le rivage.

— Un instant encore ! un instant, Christine, j’ai peur !… je ne sais quel glacial pressentiment me frappe le cœur. Amie ! si nous ne devions plus nous revoir !… oh ! ce saule, cette barque, ce petit coin de terre tout couvert de mousse et de roseaux, vous ! vous ! là, près de moi… Est-ce la plus belle heure de ma vie qui vient de s’écouler !

Et le jeune homme fondit en larmes, cachant sa tête dans ses deux mains.

Le cœur de Christine battait avec violence : elle eut du courage. Se laissant glisser sur le tronc d’arbre, ses pieds atteignirent la terre, et, de là, séparée de la barque qui ne pouvait approcher tout-à-fait du rivage :

— Adieu, Herbert, dit-elle ; je serai un jour votre femme, aimante et fidèle ; je le serai, je le veux ! Prions Dieu tous les deux pour que sa volonté fasse promptement venir ce temps heureux ! Adieu, je vous aime ! adieu, et à revoir, car je vous aime !

La haie de roseaux et de saules s’entr’ouvrit pour livrer passage à la jeune fille. On entendit quelques petites branches craquer sous ses pas, un peu de bruit dans l’herbe et dans les buissons, comme lorsqu’un oiseau s’envole ; puis le silence revint. — Herbert pleurait.

Huit heures sonnaient à l’horloge de la maison aux briques rouges. Dans le parloir, qui servait de salon, la famille du négociant Van Amberg se trouvait réunie pour le déjeuner. Une seule personne manquait. Christine n’était pas de retour. Près de la cheminée, le chef de la famille, Karl Van Amberg, se tenait debout, ayant à ses côtés son frère, qui, quoique plus âgé que lui, lui avait cédé les prérogatives du droit d’aînesse et le laissait maître de la communauté. Mme Van Amberg travaillait près d’une fenêtre, et ses deux filles aînées, blanches et blondes Hollandaises, faisaient les apprêts du déjeuner.

Karl Van Amberg, le chef redouté de toute cette famille, était d’une haute stature ; il y avait de la raideur dans sa démarche, de l’impassibilité dans sa physionomie. Son visage, dont les traits paraissaient d’abord insignifians, exprimait le besoin de dominer. Ses manières étaient froides. Il parlait peu, jamais pour louer, quelquefois pour blâmer en termes secs et impérieux. Son regard précédait ses paroles, et les rendait à peu près inutiles, tant cet œil, d’un bleu pâle, enfoncé et petit, pouvait, par moment, se faire énergiquement entendre.

L’ambition et la patience avaient amené Karl Van Amberg à faire seul sa fortune. Ses vaisseaux sillonnaient les mers. Jamais aimé, toujours honoré, il avait partout un grand crédit. Maître absolu chez lui, l’idée ne venait à personne d’hésiter devant une de ses volontés. Tout se taisait et s’inclinait sur son passage. En ce moment, il se tenait appuyé contre la cheminée. Ses vêtemens noirs étaient fort simples, mais non dénués d’une austère élégance.

Guillaume Van Amberg, son frère, avait une nature en tous points opposée à celle de Karl ; il serait resté pauvre avec le mince héritage de ses pères, si Karl n’avait voulu être riche. Il remit entre les mains de son frère sa modique fortune, en lui disant : « Fais pour moi comme pour toi ! » Attaché au coin de terre qui l’avait vu naître, il vivait en paix, fumant, souriant, apprenant de temps à autre que quelques centaines de mille francs lui étaient arrivées. Un jour, on lui fit savoir qu’il possédait un million, et il écrivit simplement : « Merci ; Karl, ce sera pour tes enfans. »

Puis il oublia qu’il était riche et ne changea rien à sa manière de vivre. Il garda la forme commune et l’étoffe grossière des habits d’un campagnard qui redoute le voisinage des villes. Quelques cours de théologie avaient été les seules études de sa jeunesse. Son père, catholique fervent, l’avait destiné au service de Dieu il advint que, par suite de l’indécision de son caractère. Guillaume n’entra pas dans les ordres, ne se maria pas, et vécut tranquillement dans la famille de son frère. La lecture réitérée des livres de religion, unique éducation qu’il eût reçue, avait donné à son langage une forme mystique qui contrastait avec la simplicité campagnarde de sa personne. C’était la seule originalité de Guillaume, qui n’avait de remarquable qu’un grand sens et un bon cœur. Il était le type primitif de sa famille ; son frère en était le dernier échelon, l’exemple du changement apporté par la fortune nouvellement acquise.

Mme Van Amberg, assise près d’une fenêtre, travaillait en silence. Son visage gardait encore les traces d’une grande beauté. Elle paraissait faible et souffrante. Un regard jeté sur elle suffisait pour faire voir qu’elle était née loin de la Hollande. Ses cheveux noirs et son teint un peu brun révélaient une origine méridionale. Silencieusement soumise à son mari, le caractère de fer de Karl Van Amberg avait sans contrainte pesé sur cette faible créature. Elle n’avait jamais murmuré ; peut-être mourait-elle, mais elle mourait sans se plaindre. Son regard était profondément triste ; cette femme semblait avoir souffert, et du malheur évident de sa destinée, et de malheurs inconnus dont elle gardait le souvenir.

Christine, sa troisième fille, lui ressemblait. Brune comme elle, elle formait un contraste frappant avec les visages rosés de ses sœurs. M. Van Amberg n’aimait pas Christine. Déjà froid et rude quand son cœur cachait de la tendresse, il était sévère jusqu’à la cruauté alors qu’il n’aimait pas. Christine n’avait jamais reçu un seul baiser de lui. Elle ne connaissait que les caresses de sa mère, encore les recevait-elle en secret et mêlées de larmes. Ces deux pauvres femmes se cachaient pour s’aimer.

De temps en temps, Mme Van Amberg toussait avec effort. Le climat humide de la Hollande conduisait lentement à la tombe cette femme née sous le ciel ardent de l’Espagne. Ses grands yeux mélancoliques s’arrêtaient machinalement sur l’horizon qui seul, depuis vingt ans, frappait ses regards. Le brouillard et la pluie entouraient la maison. Elle regardait, tressaillait, comme atteinte d’un froid mortel, puis reprenait son ouvrage.

Huit heures donc venaient de sonner, et les deux jeunes Hollandaises, qui, malgré leur fortune, servaient leur père, venaient de mettre sur la table le thé et le bœuf fumé, quand Karl Van Amberg, se tournant vers sa femme, lui dit brusquement :

— Madame, où est votre fille ?

C’était Christine que le regard inquiet de Mme Van Amberg avait tâché de découvrir dans le jardin à travers le brouillard.

À la question faite par son mari, elle se leva, ouvrit la porte, et, s’appuyant sur la rampe de l’escalier qui conduisait à la chambre de sa fille, elle appela deux fois : — Christine ! — puis elle pâlit en voyant que personne ne répondait. Elle regarda encore au loin à travers le brouillard.

— Retirez-vous de là, madame, lui dit avec humeur la vieille servante Gothon, accroupie sur les dalles du vestibule qu’elle avait inondées d’eau de savon et qu’elle frottait avec constance, retirez-vous, madame, le froid augmentera votre toux, et Mlle Christine est bien loin ! L’oiseau s’est envolé avant le jour.

Mme Van Amberg regarda tristement la prairie où nul pas ne se faisait entendre et le parloir où son mari irrité l’attendait ; puis elle rentra, et vint, en silence, s’asseoir à la table près de laquelle le reste de la famille avait déjà pris place.

Personne ne parlait. Tous les yeux lisaient sur le front de M. Van Amberg qu’il était mécontent, et nul n’eût essayé de changer la direction de ses idées. Sa femme restait le regard attaché sur la fenêtre, espérant entrevoir quelque indice du retour de sa fille. Ses lèvres effleuraient à peine le lait qui remplissait sa tasse, et une angoisse visible augmentait la pâleur de son doux et triste visage.

— Annunciata, ma chère, prenez donc un peu de thé, lui dit son beau-frère Guillaume, la journée sera humide et pluvieuse. Vous avez besoin de réchauffer votre poitrine, qui me paraît ce matin en assez mauvais état.

Annunciata sourit tristement à son frère, et, pour toute réponse, porta à ses lèvres le thé qu’il lui donnait ; mais l’effort était trop pénible, elle remit la tasse sur la table. M. Van Amberg ne regardait personne ; il mangeait, les yeux arrêtés sur son assiette.

— Ma sœur, reprit Guillaume, c’est un devoir de soigner sa santé, et vous qui remplissez tous vos devoirs, vous devez aussi accomplir celui-là.

Une légère rougeur passa sur le front d’Annunciata. Son regard rencontra celui de son mari, qui s’était lentement tourné vers elle. Tremblante et prête à pleurer, elle n’essaya plus de rien prendre. Et le silence fut complet comme au commencement du déjeuner.

On entendit des pas dans le corridor qui précédait le parloir. La voix de la servante grommela quelques paroles qui n’arrivèrent pas jusqu’au salon. Puis la porte s’ouvrit. Christine entra.

Le brouillard avait mouillé sa robe d’indienne. Le vent avait soulevé quelques mèches de ses cheveux. Son mantelet noir brillait de mille petites gouttes de pluie ; elle était rouge d’embarras et de crainte. Sa chaise vide était près de sa mère ; elle s’y plaça et baissa sa tête sur sa poitrine. Rient ne faut offert à l’enfant en retard.

Le silence continua.

Mme Van Amberg, entraînée par son inquiétude maternelle, tira de la poche de sa robe un mouchoir dont elle essuya le front et les cheveux mouillés de Christine. Elle prit ses mains pour les réchauffer dans les siennes.

M. Van Amberg, pour la seconde fois depuis le déjeuner, regarda sa femme. Celle-ci quitta aussitôt la main de Christine, remit lentement son mouchoir sur ses genoux, et, la tête baissée comme celle de sa fille, elle demeura immobile. M. Van Amberg se leva de table. Une larme brilla dans les yeux de la mère quand elle vit que son enfant n’avait pas mangé. Elle alla s’asseoir près de la fenêtre, et se mit à travailler.

Christine restait à sa place, dans la même attitude de honte et de Crainte. Les deux filles aînées se hâtaient d’ôter le couvert.

— Ne voyez-vous pas que Wilhelmine et Maria s’occupent des soins du ménage ? Ne sauriez-vous faire comme elles ?

À la voix de son père, Christine se leva brusquement, et, saisissant les tasses, la théière, elle fit, en courant, plusieurs voyages du parloir à l’office.

— Doucement donc ! vous allez tout casser ! reprit M. Van Amberg ; il faut commencer chaque chose en son temps, pour finir sans se hâter.

Christine s’arrêta, et se tint immobile au milieu de la chambre. Ses deux sœurs passèrent auprès d’elle en souriant, et l’une d’elle murmura, car personne ne parlait haut en présence de M. Van Amberg :

— Christine ne peut pas apprendre les soins du ménage en regardant les étoiles ou en voyant l’eau couler !

— Allons, mademoiselle, vous salissez tout ici ! dit la servante qui venait d’entrer. Allez changer cette robe humide qui mouille tous mes meubles.

Christine restait debout au milieu du salon, n’osant bouger sans l’ordre du maître.

— Sortez ! lui dit M. Van Amberg.

La jeune fille s’enfuit en courant, monta l’escalier, entra dans sa chambre, et, s’appuyant sur son lit, se mit à pleurer. Mme Van Amberg travaillait en silence, la tête baissée sur son ouvrage.

Quand la nappe fut enlevée, Wilhelmine et Maria apportèrent sur la table d’acajou un grand pot de bière, des verres, de longues pipes et une provision de tabac. Elles approchèrent deux fauteuils : Karl et Guillaume s’y assirent.

— Montez chez vous, madame, dit alors M. Van Amberg avec le son de voix impérieux qui lui était habituel quand il s’adressait à sa femme ; j’ai à causer d’affaires qui ne vous intéresseraient pas. Ne vous éloignez pas pourtant ; je vous appellerai plus tard : j’ai besoin de vous parler.

Annunciata s’inclina en signe d’obéissance et quitta le parloir. Wilhelmine et Maria s’approchèrent de leur père. Il baisa silencieusement leurs jolies têtes blondes. Les deux frères allumèrent leurs pipes et restèrent seuls.

— Karl ! mon frère, dit alors Guillaume en posant ses deux bras sur la table et en regardant en face M. Van Amberg, avant d’en arriver aux affaires, laisse-moi te dire, dussé-je te blesser, quelques pensées qui me pèsent sur le cœur. Tout le monde a peur de toi ici, et le conseil, ce salutaire appui de tous les hommes, te manque.

— Parlez, Guillaume, répondit froidement M. Van Amberg.

— En vérité, Karl, il m’est impossible de ne pas te dire que tu traites durement Annunciata, ta femme. Dieu t’ordonne de la protéger, et tu la laisses souffrir, peut-être mourir sous tes yeux, sans en prendre nul souci. Le plus fort doit soutenir le plus faible. Dans ses foyers, on doit n’avoir que de douces paroles pour l’étranger qui vient de loin. Le mari doit protection à celle qu’il a choisie pour sa femme. À tous ces titres, frère, il me faut te dire que tu traites durement Annunciata.

— Se plaint-elle ? répondit M. Van Amberg en remplissant son verre de bière.

— Non, mon frère ; mais il n’y a que ceux qui sont forts qui se révoltent ou se plaignent. Un arbre tombe avec fracas, un roseau se courbe à terre sans que nul l’entende. Non, elle ne se plaint pas, si ce n’est pas se plaindre que se taire, être malade et obéir toujours et partout comme une machine sans ame. Tu lui as ôté la vie, à cette pauvre femme !… Elle cessera un jour de remuer, de respirer, mais elle a cessé depuis long-temps de vivre !

— Frère, il est des paroles inconsidérées qu’il faut ne pas prononcer au hasard ; il est des jugemens qu’il ne faut pas porter, dans la crainte d’être injuste.

— Ne sais-je pas toute ta vie aussi bien que je connais la mienne, Karl, et ne puis-je donc en parler sainement, en connaissance de cause ?

M. Van Amberg huma une bouffée de tabac, se renversa dans son fauteuil et ne répondit pas.

— Mon frère, je te connais comme je me connais moi-même, reprit doucement Guillaume ; quoique Dieu n’ai pas fait nos deux cœurs le même jour et qu’il les ait mis sur la terre pour s’aimer et non pour se ressembler, je lis en toi, mon frère. Quand la simple maison de notre père te parut trop petite, je n’ai rien dit, tu avais de l’ambition ; quand on nait avec ce malheur ou ce bonheur-là, il faut faire comme les oiseaux qui ont les ailes pour voler haut : il faut s’élever. Tu es parti, je t’ai serré la main et t’ai vu t’éloigner sans te faire de reproche ; il faut laisser chacun être heureux à sa façon. Quand tu as gagné beaucoup d’or et que tu m’en a donné plus qu’il ne m’était nécessaire d’en avoir, tu as dit : « Encore ! » J’ai dit : « Soit ! » C’est une honnête manière de vivre que celle de travailler et de s’enrichir par son travail ; cela te convenait, moi j’aimais mieux mon repos, mon pays, mon bien-être, sans faste, mais nous étions libres tous deux. Tu revins marié, frère, je n’ai pas approuvé ton mariage. D’abord, il est plus sage de prendre une compagne dans le petit coin de terre où l’on doit finir ses jours ; c’est déjà quelque chose que d’aimer ensemble les mêmes lieux, et puis il est généreux de laisser à sa femme une famille, des amis, des objets connus à regarder. C’est bien compter sur soi que de se charger seul de tout son bonheur. Le bonheur quelquefois se compose de tant de choses ! C’est souvent un atome imperceptible qui sert de base à son grand édifice ; moi, je n’aime pas les expériences orgueilleuses faites sur le cœur des autres. Bref, tu as épousé une étrangère qui meurt de froid ici, et qui, dans nos brouillards, regrette son soleil d’Espagne. Tu as fait une plus grande faute encore… pardon, mon frère mais, pour ne plus revenir sur ce sujet, je veux parler à mon aise.

— Je vous écoute, Guillaume, vous êtes mon frère aîné..

— Merci de ta patience, Karl. Tu as épousé une femme toute jeune à l’âge où tu avais cessé d’être jeune. Ton commerce t’amène en Espagne. Tu rencontres un seigneur espagnol qui se ruinait, tu lui rends un grand service. Tu as toujours été généreux de ton argent, frère, et la richesse ne t’a pas appris à fermer la main pour garder ce qu’elle tenait. Cet homme avait une fille, une enfant de quinze ans. Elle était belle. Malgré ton apparente insouciance, sa beauté te frappa. Tu la demandes à son père. Tu n’as pensé qu’à une chose : c’est que tu la faisait riche, de pauvre qu’elle était. Refuser ta demande, c’eût été être ingrat envers un bienfaiteur. On te donne Annunciata, et tu l’as prise, frère, sans la regarder assez attentivement pour voir s’il y avait de la joie sur son visage, sans demander à cette enfant si elle te suivait de son plein gré, sans interroger son cœur. Dans ce pays-là, le cœur s’éveille de bonne heure… peut-être laissait-elle derrière elle quelques rêves de jeunesse… quelque première affection… Pardon, mon frère, c’est un sujet difficile à traiter.

— Quittez-le, Guillaume, interrompit froidement M. Van Amberg.

— Soit donc, passons outre. Tu revins ici, et, comme tes affaires exigeaient encore de longs voyages, tu m’as confié Annunciata. Elle est restée bien des années avec moi dans cette maison. Karl, la jeunesse de cette femme a été triste : elle a vécu sans plaisir, sans distraction, isolée et silencieuse. Tes deux filles aînées, maintenant la joie de notre demeure, étaient alors au berceau ; elles ne répondaient pas encore à leur mère. Moi, j’étais un bien sérieux compagnon pour cette femme belle et jeune, et puis, il faut savoir se juger soi-même, rien en moi ne pouvait être une ressource pour elle. Je suis un honnête homme, sensé, loyal, bon et simple, mais je n’ai guère lu, pas du tout rêvé ; je ne sais pas grand’chose et je ne devine rien ; j’aime le repos, mon fauteuil, mes vieux livres et ma pipe. J’ai cru d’abord tout bonnement, parce que cela m’était commode de le croire, qu’Annunciata me ressemblait, et qu’avec une bonne demeure et de la tranquillité elle serait heureuse à ma façon ; mais j’ai fini par comprendre, bien tardivement, je l’avoue, mais enfin j’ai compris, et je crains, frère, que toi, tu n’en aies jamais fait autant, que cette femme n’était pas faite pour être à la tête d’un ménage hollandais. D’abord, le climat lui serrait le cœur : elle me demandait toujours s’il ne viendrait pas de plus beaux étés, des hivers moins rudes, si les brouillards dureraient chaque année aussi long-temps. Je disais : « Non, l’année est mauvaise ; » mais je ne disais pas vrai, tous les hivers devaient se ressembler. Elle essaya de chanter des romances, des boléros de Séville ; mais bientôt son chant s’arrêtait, et elle fondait en larmes : cela lui rappelait trop son pays. Elle restait assise, immobile, attristée, souhaitant, comme je l’ai lu dans ma Bible, « les ailes de la colombe pour voler dans les cieux ! »

Frère, c’était triste à voir. Tu n’as pas su, toi, combien les soirées étaient longues ici, l’hiver, dans ce parloir. Le jour finissait à quatre heures, et elle travaillait près de la lampe jusqu’à l’heure du sommeil. Je faisais quelque effort pour causer, mais elle ignorait les choses que je savais, et j’ignorais celles qu’elle connaissait. J’ai fini par voir que ce qu’il y avait de plus doux pour elle, c’était de la laisser songer à son aise. Elle travaillait ou se reposait, elle pleurait ou était calme : je détournais mes yeux d’elle pour lui donner le seul bien qu’il dépendait de moi de lui donner, un peu de liberté de pensée ; mais c’était triste, mon frère !

Il y eut un instant de silence. M. Van Amberg le rompit le premier, et il dit d’une voix sévère :

Mme Van Amberg était chez elle, avec ses enfans, sous la protection d’un ami dévoué. Son mari travaillait au loin pour augmenter la fortune de la famille ; elle, elle gardait la maison pour veiller au bien-être intérieur et à l’éducation de ses filles ; il n’y a rien là que de très simple.

Et il remit du tabac dans sa pipe.

— C’est encore vrai, mon frère, répondit Guillaume, mais il est également vrai qu’elle était malheureuse. Était-ce un tort de l’être ? Dieu le jugera. . Laissons-lui, Karl, la justice rigoureuse ; nous ayons un peu de pitié ! Pendant ta longue absence, le hasard amena un jour dans ce pays des Espagnols qu’Annunciata avait connus dans son enfance. Parmi eux se trouvait le fils d’un vieil ami de son père. Oh ! quel bonheur mêlé d’émotion la chère enfant éprouva en retrouvant ses compatriotes ! Que de larmes au milieu de sa joie !… car elle ne savait plus être contente, et elle pleurait de tout ce qu’elle sentait. Mais avec quelle ardeur elle parlait la langue de son pays et l’entendait parler ! Elle croyait revoir l’Espagne. Ce furent quelques jours à peu près heureux. Elle avait repris du mouvement et de la vie. Il est si doux de retrouver un ami, et, quand on est jeune, de voir quelqu’un de jeune aussi ! Tu revins ; tu fus cruel, mon frère ; un jour, sans nous en avoir jamais expliqué les motifs, tu as brusquement fermé ta porte aux étrangers. Dis-moi, pourquoi n’as-tu pas voulu que des compatriotes, des amis, un compagnon d’enfance, vinssent parler à ta femme de sa famille. Pourquoi as-tu exigé un isolement complet et une rupture sans retour avec ses amis d’autrefois ? Ta femme t’a obéi sans murmurer ; mais, vois-tu, Karl, elle a plus souffert que tu ne le crois. Je l’ai bien regardée, moi, son vieil ami. Depuis cette nouvelle preuve de ta rigueur, elle est autrement triste qu’elle ne l’était avant. En vain elle devint mère pour la troisième fois, elle resta malheureuse. Frère, ta main s’est trop lourdement appesantie sur cette faible créature !

M. Van Amberg s’était levé et marchait lentement dans la chambre.

— Avez-vous fini, Guillaume ? Cette conversation est pénible, laissons-la, mon frère ! n’abusez pas du droit « pie je nous accorde de me parler librement.

— Non, je n’ai pas encore terminé ce que j’ai à te dire. Écoute-moi, comme si notre père te parlait. Il n’était qu’un paysan, Karl ; mais sa droiture et son cœur auraient eu des conseils à donner à notre science et à nos belles manières. Tu es un mari froid et sévère ; ce n’est pas tout : tu es un père injuste ! Christine, ta troisième fille, n’a pas de toi la part d’affection que tu dois à tes enfans, et, par cette inégalité d’amour paternel, tu frappes encore d’une nouvelle douleur le cœur d’Annunciata. Cette enfant lui ressemble ; elle est ce que j’imagine que ta femme était à quinze ans, une vive et charmante Espagnole ; elle a tous les goûts de sa mère ; elle a de la peine aussi à vivre dans notre climat, et, bien qu’elle y soit née, par une bizarrerie de la nature, elle en souffre comme Annunciata en souffrait. Mon frère, cette enfant n’est pas facile à élever : elle est indépendante, passionnée, violente dans toutes ses impressions ; elle a un besoin de mouvement, de liberté qui ne s’accorde guère avec les habitudes réglées de notre vie, mais elle a un bon cœur, et, en s’adressant à lui, peut-être aurais-tu dompté cette nature sauvage. Tu n’es pour Christine qu’un juge impitoyable. Son enfance ne fut qu’un long chagrin. Aussi, loin de s’apprivoiser, elle aime plus que jamais ie grand air, la liberté ; elle sort dès qu’il fait jour ; elle regarde la maison comme une cage dont les barreaux de fer la blessent, et tes efforts sont impuissans pour la retenir. Mon frère, aime donc un peu ton enfant, afin qu’elle t’obéisse. L’affection, c’est la plus grande force à employer, celle qui réussit toujours quand toutes les autres ont échoué. Pourquoi empêches-tu cette jeune fille, qui se hâte tant de vivre, d’épouser l’homme qu’elle aime ? Herbert l’étudiant, jadis attaché à ta maison de commerce, n’est pas riche, et son alliance n’a rien de brillant ; mais ces enfans s’aiment. À tout prendre, c’est là une convenance comme une autre.

M. Van Amberg avait continué à marcher dans la chambre ; il s’arrêta et répondit froidement :

— Christine n’a que quinze ans, et j’accomplis un devoir en mettant un frein aux folles passions qui trop tôt troublent sa raison. Quant à ce que vous appelez mes inégalités d’affection, vous avez pris soin vous-même de les motiver par les inconvéniens du caractère de Christine. Mon frère, vous qui reprochez aux autres d’être des juges impitoyables, prenez garde d’être vous-même un juge trop sévère. Chacun agit selon ses lumières intérieures, et toutes les pensées ne sont pas bonnes à dire. Videz votre verre, Guillaume, et cette pipe finie, n’en recommencez pas une autre. Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de nos affaires ; il se fait tard et je suis fatigué. Les souvenirs du passé ne sont pas toujours bons à ramener. Il faut laisser dormir derrière soi ce qui s’est écoulé. Je veux être seul quelques instans, quittez-moi et dites à Mme Van Amberg de descendre me parler dans un quart d’heure.

— Pourquoi ne dis-tu pas : Dites à Annunciata ? Pourquoi ce joli et bizarre nom ne sort-il plus de tes lèvres, mon frère ?

— Dites à Mme Van Amberg que je veux lui parler, et laissez-moi seul, mon frère, reprit avec force M. Van Amberg.

Guillaume, craignant d’avoir atteint les limites de ce qu’il était possible de dire à Karl Van Amberg, se leva et sortit. Au bas du petit escalier de bois qui menait aux chambres d’en haut, Guillaume hésita quelques instans sur le chemin qu’il allait prendre, puis il se décida à monter, et, pour trouver Annunciata, il se dirigea vers la chambre de Christine. C’était une petite demeure bien étroite, bien propre, avec quelques fleurs dans des verres, des chapelets suspendus à un christ en bois, un lit tout blanc ; une guitare (celle de sa mère) était accrochée au mur. De la fenêtre, à cette hauteur, on dominait la prairie, on voyait le fleuve et les saules. Christine était assise sur le pied de son lit ; elle pleurait encore ; sa mère était auprès d’elle et lui présentait un peu de lait et du pain sur lesquels Christine laissait tomber ses pleurs. Annunciata baisait les yeux de sa fille, puis, en cachette, essuyait ses propres larmes.

Guillaume entra ; il s’arrêta quelques instans sur le seuil de la porte, et regarda avec émotion le tableau qui s’offrait à ses yeux.

Ces deux femmes, l’une déjà belle, l’autre belle encore, toutes deux si semblables de visage, que l’une paraissait être le passe, la jeunesse de l’autre ; l’une pleurant comme il avait vu pleurer l’autre, la fille qui semblait recommencer les douleurs de la mère, et lui, témoin des larmes, mais non confident de la souffrance, il s’attendrissait cherchant vainement le remède à tant de maux.

— Oh ! s’écria Guillaume en portant sa main à ses yeux, si je m’étais marié, moi, j’aurais voulu voir près de moi des visages heureux ; jamais voulu voir ma femme joyeuse et parée, avec un beau diadème d’or et de perles sur le front, partir pour les kermesses ; j’aurais voulu entendre ma fille chanter tout le long du jour ; j’aurais voulu que la maison fût une demeure pleine de joie et de rires. Oh ! mes pauvres et chers enfans, voyons, prenez courage ; je viens de travailler pour vous, j’ai parlé longuement de vous à mon frère ; je n’ai guère obtenu de réponse, mais une bonne parole qui arrive jusqu’au cœur y germe comme le grain dans la terre. Demain sera peut-être meilleur qu’aujourd’hui, il faut savoir attendre sa destinée.

— Mon frère, mon bon frère, parlez à mon entant ! répondit Annunciata, elle ne sait plus ni prier ni obéir ; son cœur n’est plus soumis, et ses larmes seront sans fruit, car elle menace et murmure. Demandez-lui, mon frère, qui lui a dit que la vie ressemblait au bonheur, que nous ne vivions que pour être heureux ? Enseignez-lui le devoir et donnez-lui la force qui sait l’accomplir.

— Votre mari vous demande, ma sœur ; moi, je vais rester près de Christine, je lui parlerai.

— Je descends, mon frère, répondit Annunciata, et elle s’approcha du miroir de la cheminée, mouilla ses yeux pour que les traces de ses larmes disparaissent, posa sa main sur son cœur pour en arrêter l’agitation, et, quand son visage n’exprima plus que calme et silence, elle descendit à pas lents.

La servante Gothon était assise sur les marches de l’escalier.

— Vous la gâtez ! madame, dit-elle brusquement à sa maitresse ; de folles oreilles ont besoin d’entendre de rudes paroles ; vous la gâtez !

Gothon était dans la maison avant Annunciata, et elle avait vu venir avec grand déplaisir l’étrangère ramenée par son maître. Elle ne reconnut jamais son autorité ; mais, comme elle avait servi la mère des Van Amberg, ce fut sans crainte d’être chassée que son humeur chagrine opprimait à sa manière sa douce maîtresse.

Annunciata entra dans le parloir où son mari se promenait lentement, elle resta debout auprès de la porte, comme attendant l’ordre qu’on allait lui donner. La physionomie de M. Van Amberg était plus grave, plus sombre que jamais. Il s’arrêta devant sa femme.

— Est-il sûr que personne ne puisse m’entendre, madame ? Sommes-nous bien seuls ?

— Nous sommes seuls, monsieur, répondit Annunciata étonnée.

M. Van Amberg se remit à marcher, et resta quelques instants sans rien ajouter. Sa femme, la main appuyée sur le dos d’un fauteuil, attendait en silence qu’il lui convînt de parler ; enfin il s’arrêta en face et dit :

— Vous élevez mal votre fille Christine ; je vous ai abandonné la direction de cette enfant, vous ne la surveillez pas assez, Savez-vous où elle va ? Savez-vous ce qu’elle fait ?

— Depuis son enfance, monsieur, reprit doucement Annunciata en s’arrêtant presque à chaque phrase, Christine aime à vivre en plein air, à courir dans le jardin ; elle est délicate, elle a besoin de soleil et de liberté pour se fortifier. Jusqu’à présent vous avez trouvé bon qu’elle vécût ainsi, j’ai cru pouvoir sans inconvénient laisser cette enfant se livrer au penchant de son caractère ; si vous en jugez autrement, elle obéira, monsieur.

— Vous élevez mal votre fille, reprit froidement M. Van Amberg, elle déshonorera le nom qu’elle porte.

— Monsieur !… s’écria Annunciata, tandis que ses joues se coloraient de la plus vive rougeur, et ses yeux brillèrent un instant comme des éclairs.

— Faites-y attention, madame, je veux que mon nom soit respecté, vous le savez. Je suis instruit de tout ce qui se passe chez moi, vous le savez. Votre fille sort en secret de la maison pour aller trouver un homme que j’ai refusé de lui laisser épouser ; ce matin, à six heures, au bas de la prairie, ils étaient ensemble.

— Ma fille, ma fille !… s’écria Annunciata d’une voix désolée. Oh ! ce n’est pas possible ! Non, non, elle est innocente, elle restera innocente ! je me mettrai entre le mal et elle, je sauverai mon enfant ! Elle coupable ! non, je suis là ! Je la prendrai dans mes bras, je mettrai mes mains sur ses oreilles pour qu’elle n’entende pas de dangereuses paroles, et je lui crierai : Ma fille, reste innocente, reste honorée, si tu ne veux pas que je meure !

M. Van Amberg regarda d’un œil impassible cette douleur maternelle. Devant ce regard de glace, Annuncita se sentit confuse de son agitation, elle essaya de se calmer, puis, les mains jointes, la poitrine oppressée, les yeux mouillés de larmes qu’elle ne voulait pas laisser couler, elle reprit d’une voix contenue :

— Ce que vous dites est-il vrai à n’en pouvoir douter, monsieur ?

— Cela est vrai, répondit M. Van Amberg ; je n’accuse jamais que je ne sois sûr.

Il y eut un instant de silence.

M. Van Amberg reprit :

— Vous allez enfermer Christine dans sa chambre, et vous m’en descendrez la clé. Elle y restera long-temps ; je souhaite qu’il lui vienne d’utiles réflexions. Elle perdra dans une réclusion prolongée cet amour de mouvement et de liberté qui la conduit à mal ; dans le silence d’une complète solitude, elle calmera le tumulte de ses pensées. Personne n’entrera dans sa chambre. Gothon seule lui portera la nourriture nécessaire ; elle viendra chez moi chercher la clé. Voilà ce que j’ai décidé qu’il était bon de faire.

Mme Van Amberg restait debout à la même place ; plusieurs fois ses lèvres s’entr’ouvrirent pour parler, mais le courage lui manquait ; enfin elle avança de quelques pas.

— Moi, moi, monsieur, dit-elle à demi-voix, mai, je verrai mon enfant :

— J’ai dit personne, répondit M. Van Amberg.

— Mais elle se livrera au désespoir, si aucune parole ne la soutient ! Je lui parlerai un langage sévère ; vous pouvez vous en rapporter à moi ! Seulement une fois par jour, laissez-moi la voir. Elle peut tomber malade de chagrin, qui le saura ! Gothon ne l’aime pas. De grâce, laissez-moi voir Christine ! Je ne resterai qu’une minute, une seule minute !

M. Van Amberg s’arrêta, et, fixant sur sa femme un regard qui la fit reculer :

— Ne me faites pas ajouter une parole, répondit-il ; je ne veux pas en dire davantage ; ne discutez pas avec moi, madame : personne n’entrera chez Christine ; m’entendez-vous ?

— J’obéirai, répondit Annunciata.

— Montez expliquer mes ordres à votre ville ; ce soir, à dîner, vous m’apporterez la clé de sa chambre ; allez.

Mme Van Amberg fut quelques minutes avant d’être assez forte pour oser marcher : elle craignait de tomber aux pieds de son mari. Enfin, s’appuyant aux meubles qui se trouvaient sur son passage, elle sortit de la chambre. Comme elle allait monter l’escalier. Wilhelmine et Maria descendaient en chantant, courant l’une après l’autre. À la vue de leur mère, elles se turent, et, devant les traces d’une profonde douleur qu’elles ignoraient, elles restèrent immobiles comme deux oiseaux effarouchés. Annunciata les appela à elle, serra ses filles sur son cœur, et laissa tomber ses larmes sur les deux têtes blondes qu’elle tenait embrassées. — Soyez heureuses, mes filles, dit-elle, soyez toujours heureuses ; que Dieu vous laisse rire et chanter long-temps ! — Puis, les éloignant doucement en s’efforçant de sourire, elle monta chez Christine.

Wilhelmine et Maria entrèrent dans le parloir encore toutes tremblantes ; elles s’approchèrent de leur père : il était debout contre la cheminée, la tête cachée dans une de ses mains. Cette main pressait son front, il n’entendait ni ne voyait. Les enfans restèrent silencieusement près de lui. Après quelques minutes de profondes réflexions, M. Van Amberg leva la tête, et, passant son bras autour de la taille de Maria, il la baisa au front. Ses lèvres touchèrent les cheveux encore mouillés par les larmes d’Annunciata ; il se recula, et son regard interrogea sa fille.

— C’est ma mère qui vient de nous embrasser, répondit-elle.

Mme Van Amberg s’était rendue chez Christine ; elle l’avait trouvée seule, assise sur le pied de son lit, épuisée par toutes les larmes qu’elle avait versées. Son joli visage, quelquefois si énergique, avait alors une expression de profond abattement qu’il était impossible de regarder sans être ému. Ses longs cheveux tombaient en désordre sur ses épaules un peu brunes, sa taille s’affaissait sur elle-même ; un chapelet s’était échappé de sa main entr’ouverte ; elle avait essayé d’obéir à sa mère et de prier, mais elle n’avait pu que pleurer. Son mantelet noir, encore mouillé de pluie, était posé sur une table ; quelques petites branches de saule se cachaient à moitié dans les plis de la soie. Christine les regardait avec amour et tristesse ; il lui semblait qu’un siècle s’était écoulé depuis qu’elle avait vu le soleil se lever sur le fleuve, sur les vieux arbres et sur la barque d’Herbert. Sa mère s’approcha lentement.

— Mon enfant, lui dit-elle en restant debout devant sa fille, où étiez-vous ce matin avant le commencement du jour ?

Christine leva les yeux vers sa mère, la regarda et ne répondit pas.

— Mon enfant, reprit Annunciata, où étiez-vous ce matin avant le commencement du jour ?

Christine se laissa doucement glisser du lit à terre, et, se mettant à genoux près de sa mère :

— J’étais, dit-elle, assise sur le tronc d’un des saules qui avancent dans la rivière. J’étais auprès de la barque d’Herbert.

— Christine ! s’écria Mme Van Amberg, ainsi donc, cela est vrai !… mon enfant, avez-vous pu à ce point enfreindre les ordres qui vous furent donnés ? Avez-vous pu ainsi oublier mes leçons, mes conseils ? Christine, vous ne pensiez pas à moi quand vous avez commis cette coupable action ! coupable action

— Herbert me disait : Venez, vous serez ma femme, je vous aimerai toujours, vous serez libre, heureuse ; tout est prêt pour notre mariage et notre fuite, venez. J’ai répondu : « Je ne veux pas quitter ma mère ! » Ma mère, vous avez été ma sauvegarde ; si c’eût été un crime de suivre Herbert, votre soutenir seul m’a empêchée de l’accomplir. Je n’ai pas voulu quitter ma mère !

Le visage d’Annunciata s’illumina d’un éclair de joie. » Merci, mon Dieu ! » murmura-t-elle ; elle tendit la main à son enfant agenouillée, et, la relevant, elle la fit asseoir ; puis, se plaçant à côté d’elle :

— Parle-moi, Christine, lui dit-elle, ouvre-moi ton cœur, dis-moi toutes tes pensées. Regrettons ensemble tes fautes, tâchons ensemble d’espérer pour l’avenir. Voyons, ma fille, ne me cache rien, parle.

Christine appuya sa tête sur l’épaule de sa mère, elle mit une e ses petites mains dans les siennes, elle soupira profondément, comme si son cœur eût été trop oppressé pour parler ; puis avec fatigue, avec effort, elle dit :

— Mon Dieu ! ma mère, je n’ai rien à avouer que vous ne sachiez déjà. J’aime Herbert. Vous qui avez suivi pas à pas ma vie, vous saviez bien que je devais aimer Herbert. C’est le premier cœur que j’aie trouvé ouvert pour moi. Rappelez-vous donc, ma mère, l’existence que vous m’avez faite ici. Lorsque j’étais enfant, j’ai dit à mes sœurs ; Venez avec moi courir dans la prairie, venez chercher des nids d’oiseaux, allons jouer et chanter ensemble. Mes sœurs m’ont répondu : Allez seule, et elles sont restées assises sur le seuil de la porte à faire tourner le rouet. Je n’ai pas joué long-temps, rien ne me plaisait sur la terre ; j’ai regardé le ciel, je le trouvais bien beau, surtout quand il se couvrait de toutes ses étoiles ; un grand calme semblait descendre d’elles vers moi. Je m’imaginais que le ciel étoilé avait une voix si basse qu’il fallait rester silencieuse et immobile pour l’entendre. Je suis venue vers vous, ma mère, comme autrefois j’avais été chercher mes sœurs ; je vous ai dit : Mère, regardons le ciel ensemble, ces étoiles sont-elles des mondes où l’on est triste, comme nous le sommes ? ou sont-elles des paradis où nos ames iront se reposer ? Et vous m’avez dit : Christine, ne pensez pas à tout cela ; tournez le rouet, comme vos sœurs. Une seule voix sur la terre m’a dit : Moi, j’irai où vous irez, je rêverai comme vous rêvez ; comme vous, je trouve qu’on ne s’aime pas assez sur la terre, et je vous choisis, Christine, pour vous aimer ! Cette voix, ma mère, était celle d’Herbert, Herbert n’était qu’un pauvre étudiant confié à mon père ; mais il a un noble cœur, un peu triste comme le mien. Il est savant, et il est doux pour ceux qui ne savent rien. Il est pauvre, et il a de l’orgueil comme un roi. Il aime, et il ne le dit qu’à celle qui le sait. Ma mère, j’aime Herbert… Herbert est venu loyalement demander ma main à mon père, qui, pour toute réponse, a souri avec dédain. Depuis lors, on a éloigné Herbert, il m’a fallu essayer de vivre sans le voir. Je n’y ai pas réussi. J’ai fait bien des neuvaines sur le rosaire que vous m’avez donné. Je vous avais vue prier en pleurant, mère, et je me suis dit : Voilà que je pleure comme elle, il me faut aussi prier comme elle ; mais il arriva qu’aux premiers rayons du jour, je vis une fois de loin une petite barque descendre le fleuve, puis remonter pour descendre encore ; de temps à autre, une voile blanche se levait dans l’air, comme on agite un mouchoir en signe d’adieu à ceux qui s’éloignent. Je pensais toujours à Herbert, il fut donc tout simple de penser à lui en regardant la barque ; je me mis à courir à travers la prairie ; je gagnai le bord de l’eau, ma mère : c’était lui ! qui m’espérait, qui m’attendait !…. Nous nous sommes dit de tristes choses sur le chagrin d’être séparés ; je ne pouvais que le voir de loin, sa barque se balançait bien au-dessous de mes pieds. Nous avons beaucoup causé ainsi, perdant quelques-unes de nos paroles par le bruit du vent dans les feuilles ; mais il en restait encore assez pour nous bien assurer de nous aimer pendant toute notre vie. Ce matin, Herbert, découragé d’attendre un changement dans notre situation, a voulu m’emmener ; j’aurais pu fuir, et je suis restée pour vous, ma mère Maintenant vous savez tout, et, si je suis coupable, pardonnez-moi.

Mme Van Amberg avait écouté avec une grande émotion le récit de sa fille. Le front appuyé sur sa main, la tête penchée sur sa poitrine, elle avait caché à Christine tout le mal qu’elle lui faisait ; elle craignait d’arrêter par un mot, par un geste, la confiance qui s’échappait des lèvres de son enfant. Quand tout fut dit, Annunciata resta profondément absorbée dans ses réflexions ; elle sentait qu’il aurait fallu au cœur souffrant de Christine de douces leçons, des conseils affectueux, et elle lui apportait un arrêt sévère qui allait aggraver le mal ; elle se sentait, auprès de son enfant malade, condamnée à ne pas lui donner les secours qui pouvaient peut-être la sauver. Enfin elle arrêta sur sa fille un long regard plein de tristesse, et, répondant à ses pensées plutôt qu’elle ne songeait à celle qui l’écoutait :

— Tu l’aimes donc bien ? dit-elle.

— O ma mère ! s’écria Christine, je l’aime de toute mon ame ! je l’attends, je le vois, puis je me souviens de lui ; voilà toute ma vie ! Il me semble que je ne pourrai jamais faire comprendre combien mon cœur lui appartient. Souvent je rêve de mourir pour lui, non pas pour lui sauver la vie, c’est trop simple, trop facile, mais de mourir inutilement, parce qu’il m’aurait dit : Mourez.

— Tais-toi ! mon enfant, tais-toi ! tu me fais peur ! s’écria Annunciata en posant ses deux mains sur la bouche de sa fille.

Christine se dégagea brusquement des bras de sa mère.

— Ah ! oui, me, dit-elle, vous ne savez pas ce que c’est que d’aimer ainsi ! Mon père ne pouvait pas se laisser aimer ainsi !

— Tais-toi ! mon enfant, tais-toi ! répéta Annunciata avec énergie. Ô ma fille, comment faire arriver à ton cœur ces pensées de paix et de devoir ! Mon Dieu, bénissez donc mes paroles ! qu’elles trouvent le chemin de son ame ! Christine, écoute-moi.

Annunciata prit les deux mains de sa fille, et la força à rester debout devant elle.

— Mon enfant, tu ne sais rien de la vie, tu marches au hasard, tu vas perdre la bonne voie. Oui, tu le sens, il y a dans nos cœurs des rêves entraînans, des pensées infinies ; mais, vois-la, Christine, c’est là la partie de nous-mêmes qu’il faut rapporter à Dieu dans le ciel sans en avoir rien égaré sur la terre ; c’est notre ame immortelle qui étouffe dans ce monde de passage et qui s’agite pour aller vers son but, l’amour éternel de Dieu. Tous les cœurs jeunes, ma fille, ont senti les troubles qui déchirent en ce moment le tien. Les nobles cœurs ont combattu et triomphé, les autres ont succombé ! Mon enfant, la vie n’est pas facile ; elle a des épreuves, des luttes pénibles ; crois-moi, pour nous autres femmes, il n’y a pas de bonheur vrai en dehors du devoir. Quand le bonheur a fait faute à notre destinée, il reste encore de grandes choses dans la vie. Le bien a son élévation, comme l’amour son exaltation. L’honneur, l’estime de tous, ce ne sont pas là des mots vides de sens. Écoute-moi, mon enfant bien-aimée : ce Dieu, dont depuis ton enfance je t’ai enseigné l’amour, ne crains-tu pas de l’offenser ? Ma fille, cherche-le, et, mieux que moi, il te dira les mots qui consolent. Christine, on aime en Dieu ceux dont on s’éloigne sur la terre. Lui, qui dans ses lois suprêmes a mis tant de freins au cœur de la femme, il a vu dans l’avenir tous les sacrifices qu’il imposait, et il a sûrement gardé des trésors d’amour pour les cœurs qui se brisent en restant soumis.

Annunciata essuya rapidement les larmes qui inondaient son beau visage ; puis, saisissant le bras de Christine :

— À genoux, mon enfant ! à genoux toutes les deux, s’écria-t-elle, devant le Christ que je t’ai donné ! Le jour est bien avancé, et cependant nous le voyons encore ; ses bras semblent s’ouvrir pour nous. Mon Dieu, bénis mon enfant ! Sauve mon enfant ! console mon enfant ! Mon Dieu ! apaise son cœur, rends-le humble et obéissant !

Annunciata se releva, et prenant dans ses bras Christine, qui s’était laissé jeter à genoux et relever, elle l’embrassa avec amour, inonda ses cheveux de larmes, la serra mille fois sur son cœur.

— Ma fille, murmura-t-elle à travers ses baisers, ma fille, parle-moi, dis-moi un mot que je puisse emporter comme un espoir ! Mon enfant, n’as-tu rien à me dire ?

— Ma mère, j’aime Herbert ! répondit Christine.

Annunciata regarda avec désolation sa fille, le christ attaché à la muraille, le ciel que l’on entrevoyait par la fenêtre ouverte, et, se laissant tomber sur une chaise, elle y resta immobile et découragée.

La cloche du dîner se fit entendre. Mme Van Amberg se leva brusquement, et, faisant un grand effort pour rassembler ses idées et pour les exprimer :

M. Van Amberg, dit-elle d’une voix étouffée, veut que tu sois enfermée dans ta chambre, que je lui en porte la clé, que tu ne voies personne… Voici l’heure, il m’attend.

— Enfermée ! s’écria Christine, enfermée ! Seule tout le jour ! Je me briserai plutôt la tête contre le mur.

Annunciata répéta tristement :

— Il le veut, il faut que j’obéisse, il le veut.

Elle marcha vers la porte, jeta sur Christine un regard si plein d’amour et de douleur, que celle-ci, tout interdite, la laissa faire sans opposer de résistance. La clé tourna dans la serrure, et Annunciata, se soutenant à la rampe de l’escalier, descendit.

Elle entra dans le parloir, M. Van Amberg était seul.

— Vous êtes restée bien long-temps là-haut, dit-il ; êtes-vous pleinement convaincue que votre fille était ce matin avec Herbert l’étudiant ?

— Elle y était, murmura Annunciata.

— Vous lui avez fait connaître mes ordres ?

— Je l’ai fait.

— Vous l’avez enfermée ?

— J’ai enfermé mon enfant.

— Où est la clé ?

— La voici.

— À table maintenant, ajouta M. Van Amberg en se dirigeant vers la salle à manger ; il passa le premier, Annunciata voulut le suivre, les forces lui manquèrent, elle se laissa tomber sur un fauteuil qui se trouvait près d’elle. — M. Van Amberg se mit seul à table.


— Enfermée ! disait Christine, séparée du reste de la famille ! enfermée ! Oh ! la prairie a donc paru trop grande pour moi, la maison trop vaste ; on a voulu une prison plus étroite, dont les murs fussent plus visibles. Enfermée ! On me retire le peu d’air que je respirais, le peu de liberté que j’avais su me conquérir !

Elle ouvrit la fenêtre autant qu’elle pouvait s’ouvrir, s’appuya sur la balustrade, et regarda le ciel. Il était bien sombre : la nuit était complètement venue ; de gros nuages cachaient toutes les étoiles, aucune lueur ne venait d’en haut sur la terre ; différentes teintes d’obscurité marquaient seules les contours de ces lieux, tant connus de Christine. Les saules si beaux, quand le soleil et Herbert étaient là, n’offraient plus à ses regards qu’une masse noire et immobile ; un grand silence régnait partout ; espérer le bonheur était impossible devant cette nature privée de vie et de lumière. Christine avait la fièvre, elle se sentait écrasée par mille puissances diverses, par l’indifférence des siens, par la volonté d’un maître, même par la nuit, qui se faisait froide et morne comme tout ce qui l’entourait. Le cœur de la jeune fille battait vivement dans sa poitrine et se révoltait. Elle voulait braver la réclusion, elle marchait et se heurtait aux murs. Elle voulait braver l’obscurité, elle voulait voir, et ses yeux se fatiguaient à concentrer leurs regards sur des choses invisibles. Elle voulait braver l’indifférence, elle aimait, elle aimait ardemment devant ces cœurs glacés, et proclamait son amour avec orgueil et bonheur ; mais nul n’était là pour l’entendre, et le vent de la nuit emportait loin de toute oreille humaine les paroles d’amour qui s’échappait de ses lèvres. — Eh bien, soit ! disait Christine, qu’ils agissent ainsi : qu’ils me rendent malheureuse, et je ne me plaindrai pas. En me faisant souffrir pour mon amour, ils font de mon amour une chose sainte : si je n’avais été qu’heureuse, j’aurais peut-être eu honte de tant aimer ; mais on me prive d’air, de liberté, je souffre, je pleure… Ah ! je me sens fière de ce que mon cœur bat encore avec joie au milieu de tant de maux. On respecte tout ce qui fait pleurer. Mes souffrances vont ennoblir mon amour et le faire estimer grand par tous ceux qui souriaient en en parlant — Herbert, mon cher Herbert, que faites-vous à cette heure ? seriez-vous paisible en songeant au soleil de demain ? visitez-vous la voile pour voir si rien ne l’empêchera de résister au vent et d’entraîner rapidement votre barque ? ou dormez-vous en rêvant aux vieux saules de la prairie, au murmure de l’eau dans leurs branches, à la voix de Christine disant : Je reviendrai ! Oh ! non, Herbert, il n’en est pas ainsi ; on ne saurait être si unis et si différens d’impression dans la même minute. Vous êtes triste, mon ami, et vous ne savez pas pourquoi ; je suis triste en sachant notre malheur, voilà toute la différence que l’éloignement a pu mettre entre nous….. Quand vous reverrai-je Herbert ? je l’ignore ; mais nous nous reverrons. Si Dieu me laisse vivre, il me laissera vous aimer.

Christine ferma la fenêtre et se jeta tout habillée sur son lit ; le froid l’avait atteinte, elle prit son mantelet noir, s’en enveloppa, puis sa tête s’affaissa doucement sur sa poitrine. Ses mains, d’abord pressées l’une contre l’autre pour retenir les plis de l’étoffe qui la couvrait, s’entr’ouvrirent et tombèrent à ses côtés ; elle s’endormit au milieu de ses larmes.

Les premiers rayons du soleil levant, quoique faibles et bien voilés, éveillèrent Christine, elle se jeta brusquement à bas du lit.

— Herbert m’attend ! s’écria-t-elle.

À son âge, on se souvient mieux du bonheur que des larmes. Le commencement du jour fut encore pour elle un rendez-vous d’amour ; mais à peine eut-elle fait quelques pas, que la mémoire du passé revint, et sa porte fermée frappa ses yeux. Elle s’avança vers la fenêtre, s’y appuya comme la veille au soir, et regarda tristement. Un des coins du ciel semblait cacher un foyer de lumière dont la clarté n’arrivait qu’éteinte par les nuages qu’elle avait traversés. Le blanchâtre feuillage des arbres frissonnait sous le vent, qui n’avait de force que pour courber une feuille, et non une branche ; la prairie ne montrait son herbe fine et élancée qu’à travers le voile de brouillard que l’aube n’avait pas dissipé. Les bruits du réveil de toutes choses n’avaient pas encore commencé. Bientôt une voile blanche effleura la surface du fleuve, elle s’enflait et glissait légèrement comme l’aile ouverte d’un bel oiseau. Elle passa et repassa au bas de la prairie ; elle s’abaissa devant les arbres, puis se déploya de nouveau en inclinant vers l’eau la barque qu’elle conduisait. Elle formait mille détours dans un étroit espace, elle semblait attachée à un point du rivage et ne pouvoir s’en éloigner. Quelquefois, à de longs intervalles, le vent apportait des sons presque insaisissables comme les dernières notes d’un chant, puis la petite barque manœuvrait de nouveau, et sa voile s’agitait dans l’air. Les teintes blanches de l’aube firent place à la lumière plus chaude du soleil ; le sable et l’eau commencèrent à se colorer ; les passans parurent sur le rivage ; quelques bateaux de commerce remontèrent le fleuve ; toutes les fenêtres de la petite maison rouge s’ouvrirent comme pour recevoir l’air du matin. La barque laissa tomber sa voile, et s’éloigna lentement, entraînée par le courant.

Christine regardait et pleurait.

Deux fois dans la journée Gothon ouvrit la porte de la chambre de la jeune fille et lui apporta son frugal repas. Deux fois Gothon sortit sans prononcer une seule parole ; le jour entier s’écoula dans le silence et dans l’isolement.

Christine ne savait que faire pour tromper la longueur du temps : elle s’était mise à genoux, par terre, devant son christ, tenant en main son chapelet d’albâtre et affaissée sur elle-même ; la tête levée vers la croix, elle avait prié, mais prié pour Herbert, prié pour le revoir ; l’idée ne lui vint pas de prier pour demander de l’oublier ; puis, elle avait détaché la guitare suspendue au mur, elle avait passé à son cou le ruban bleu, bien fané, qu’on y avait mis à Séville, et que sa mère n’avait jamais permis qu’on remplaçât ; elle avait essayé quelques accords des chants qu’elle aimait, mais sa voix était étouffée, et ses larmes coulaient plus abondantes quand elle essayait de chanter. Elle avait ramassé les petites branches de saule et les avait placées entre les feuillets d’un livre où elles devaient se sécher et se conserver ; mais le jour était bien long, et l’enfant, désolée, s’agitait dans sa prison avec une angoisse qui allait croissant à chaque instant. Sa tête était en feu, l’air manquait à sa poitrine. Le soir vint enfin. Assise près de la fenêtre ouverte, le froid la calma un peu ; mais on ne lui donnait pas de lumière, les heures lui parurent s’écoule plus lentement encore.

Pendant que Christine se lamentait, Wilhelmine vint par hasard s’asseoir sur le seuil de la porte, et se mit à chanter à demi-voix, tout en filant. Christine, ravie d’entendre parler près d’elle, se pencha en dehors de la fenêtre.

— Ma sœur, dit-elle, chantez plus haut, que j’aie la consolation de vous entendre ! Je suis enfermée, je suis seule depuis bien longtemps ; je n’ai pas de lumière pour travailler ; chantez, ma bonne sœur, que je vous entende !

— Je vous plains, Christine, répondit Wilhelmine, je ne pense pas que mon père trouve mauvais que je chante dans le jardin ; je serai heureuse de pouvoir vous distraire quelques instans.

Wilhelmine chanta un des plus vieux lais de la poésie hollandaise, récit insignifiant et sans couleur, mille fois répété dans toutes les langues du monde ; mais la voix de la jeune fille était fraîche et pure ; les mots étaient naïfs, la soirée était belle, et Christine écouta.

Voici la vieille chanson :

Dès l’aurore,
Une jeune fille, en chantant,
Sous l’arbre que l’aube colore
Venait attendre son amant,
Dès l’aurore.

Bien en vain,
Pieds nus dans la verte bruyère,
Elle espérait chaque matin…
Larmes tombant de sa paupière
Bien en vain !

« Jeune fille,
Dit un chevalier en passant.
Viens-tu briser sous ta faucille
L’herbe et le bourgeon naissant,
Jeune fille ?

Sous ces fleurs,
Mises sur ton front en couronne,
Rêves-tu sceptres et grandeurs ?
Te crois-tu reine, douce et bonne
Sous ces fleurs ?


Toi si belle,
Vas-tu chercher dans la forêt
Le bois mort qui penche et chancelle ?
Ne va pas loin, on te suivrait,
Toi si belle !

— Beau seigneur,
L’herbe au logis point ne rapporte,
Point ne veux couronne de fleur,
Point ne cherche la branche morte,
Beau seigneur !

Mon cœur aime !
De mon ami ne sais le sort,
Amour vaut mieux que diadème,
Mon doux ami n’est-il pas mort ?
Mon cœur aime !

— Belle enfant,
J’ai vu l’ingrat dans la Zélande,
Il est riche, heureux, t’oubliant,
Il n’a souci de la Hollande,
Belle enfant.

— Dieu bénisse
Les lieux où s’écoulent ses jours !
Que jamais son cœur ne gémisse !
Celle qu’il nomme ses amours
Dieu bénisse !

Si c’est vrai,
C’est grand bonheur qu’il soit en vie !
Sans murmurer je pleurerai
Moi qui fus sa première amie,
Si c’est vrai !

— Ma mignonne,
Vois-tu briller ma chaîne d’or ?
Viens la toucher, je te la donne
Si ton cœur veut aimer encor,
Ma mignonne.

— Chaîne d’or
Des étoiles jusqu’à la terre
Serait longue et plus longue encor,
J’aime mieux ma douleur amère…
Chaîne d’or !

— Douce amie,
Dit tout ému le chevalier,
Sois donc ma femme pour la vie,
Mon cœur ne sut pas oublier,
Douce amie ! »

— Avez-vous entendu, ma sœur ? dit Wilhelmine en levant la tête vers Christine.

— Oui, Wilhelmine, votre voix et douce, et cet air est triste ; cela m’a fait du bien de vous écouter. Dites-moi, Wilhelmine ; nous êtes-vous promenée ce matin ? Avez-vous été loin ?

— J’ai été à la ferme avec notre père.

— Oh ! que vous êtes heureuse, ma sœur, d’avoir marché dans les champs ! Que j’envie ce paysan là-bas, monté sur son cheval ! J’envie ce petit oiseau qui s’en va de branche en branche cherchant l’arbre qui lui servira de gîte cette nuit ; j’envie cette mouche qui bourdonne et s’envole au hasard ; j’envie tout ce qui est libre, ma sœur !

— Ne puis-je rien faire pour nous. Christine ? J’ai regret d’avoir ri ce matin de vos larmes, et, s’il y a quelque moyen qui soit en mon pouvoir d’adoucir votre captivité, j’en serai heureuse.

— Que Dieu vous récompense de votre bon cœur, mâcher. Wilhelmine. Oui, en vérité, vous pouvez me donner une joie qui ne vous fera courir aucun danger. Quand, en vous promenant, nous passez au bas de la prairie, auprès de l’eau, cueillez quelques-unes des petites fleurs qui poussent en cet endroit, et faites-m’en un bouquet que vous me jetterez par la fenêtre. Sûrement vous serez assez adroite pour visez juste, car c’est une bonne action de donner des fleurs à un prisonnier. Un bon ange conduira vos fleurs et les jettera à mes pieds.

— À demain donc, Christine ! Voici que l’on allume la lampe du parloir ; mon père y est, il me faut rentrer. Soyez patiente et douce, ayez bon courage, ma sœur.

— Bonne nuit. Wilhelmine ; je vous remercie de m’avoir parlé. Embrassez notre mère une fois de plus que de coutume, elle devinera que ce baiser vient de moi.

Christine se coucha ; mais, privée de l’exercice et du mouvement auxquels elle était accoutumée, en proie à mille inquiétudes, la pauvre jeune fille ne put s’endormir : elle se leva, marcha dans l’obscurité, se recoucha, et le repos ne vint pas un seul instant alléger ses souffrances ; ses yeux, rouges de larmes et fatigués, virent cette fois sans illusion le soleil se lever. Elle n’oublia pas une seconde qu’elle était prisonnière ; elle regarda tristement de loin la petite voile blanche, qui, fidèle au rendez-vous, se montrait à l’horizon, chaque matin, comme le soleil.

Tout le jour, elle attendit Wilhelmine ; elle espéra le bouquet, mais Gothon seule interrompit le complet isolement de sa journée. Peut-être avait-on su son innocent entretien avec sa sœur, peut-être avait-on défendu à Wilhelmine de revenir. Christine étouffait ; tour à tour agitée et accablée, elle marchait, elle s’asseyait, elle pleurait, elle murmurait contre son sort, elle priait. Enfin le soir vint, mais il ne ramena pas les douces chansons de Wilhelmine. Rien ne troubla le silence ; toutes les lumières de la maison rouge s’éteignirent l’une après l’autre. La nuit et la plus profonde obscurité régnèrent partout. Christine resta près de sa fenêtre, penchée au dehors, les bras tendus vers l’espace ; elle ne sentait pas qu’elle avait froid. Elle faisait comme les oiseaux qui se brisent contre les barreaux d’une cage sans espérance d’en sortir, elle se penchait au risque de tomber. L’air, le vide, avaient pour sa tête exaltée un attrait magnétique ; elle avait besoin d’un grand effort de sa raison pour ne pas s’abandonner au désir de se laisser tomber sur cette herbe humide que ses pieds avaient foulée si souvent. Tout à coup Christine tressaillit, il lui sembla avoir entendu murmurer à demi-voix son nom au bas du mur, elle écouta :

— Christine, ma fille ! répéta la même voix.

— Oh ! c’est vous, ma mère ! vous, dehors par ce temps affreux ! Rentrez, je vous en conjure !

— Je viens de passer deux jours au lit, mon enfant, j’ai été un peu souffrante ; ce soir, je me suis sentie mieux, surtout j’ai senti qu’il m’était impossible de rester plus long-temps sans te voir, car tu es ma vie, ma force, ma santé ! Oh ! tu as eu raison, mon enfant, de ne pas me quitter, j’en serais morte ! Comment es-tu, ma Christine ? Te donne-t-on tout ce qui t’est nécessaire ? Comment vis-tu loin de mes baisers et de mon amour ?

— Ma mère bien-aimée, de grâce ne laissez pas l’humidité de la nuit tomber sur vos épaules ; rentrez, au nom du ciel ! rentrez, vous vous tuerez !

— Une parole de toi me réchauffe ; ma vie est de t’entendre, mon enfant ! C’est loin de toi que j’ai froid et que je me sens défaillir. Ma fille, je t’envoie mille baisers.

— Ma mère, je les reçois à genoux, les bras tendus vers vous. Quand vous reverrai-je, ma mère ?

— Quand ton cœur se sera soumis, quand tu jureras d’obéir, quand tu ne chercheras plus à rencontrer celui qu’on te défend de voir. Mon enfant, c’est ton devoir d’agir ainsi.

— O mon Dieu, que deviendrai-je ?… Jamais, jamais je ne promettrai de ne plus l’aimer ! Jamais, quand je pourrai le voir, je ne renoncerai au bonheur d’aller vivre un instant près de lui ! Ma mère, pardonnez-moi les larmes que je vous fais verser !

— Je te pardonne, mon enfant, je te pardonne. Je ne sens pas mes propres peines, ce sont tes douleurs auxquelles je ne puis me résigner. Ma fille, appelle à toi ton courage et ta raison, essaie d’obéir.

— Oh ! ma mère, j’aurais cru que votre cœur savait comprendre même ce qu’il n’a pas senti ! J’aurais cru que vous aviez du respect pour les sentimens vrais de l’ame, et que votre bouche ; jamais ne savait dire d’oublier ; mais, si je pouvais oublier, je n’aurais été, je ne serais qu’une folle enfant, capricieuse, indisciplinée, indigne de votre tendresse. Si mon mal est sans remède, je suis une noble femme qui souffre, qui se sacrifie. Comment, mon Dieu ! comment ne comprenez-vous pas cela ?

— Je comprends, murmura Annunciata, mais si bas qu’elle était sûre que sa fille ne pourrait l’entendre.

— Cessez donc, ma mère, d’attendre la fin de ce qui ne finira qu’avec ma vie. Je ne puis rien ôter de mon cœur.

Et Christine, rêveuse, appuyée sur la balustrade toute mouillée, regarda le ciel noir, qui laissait tomber sur la terre une pluie fine et continue.

— Est-il donc sans exemple, mon Dieu, d’aimer jusqu’à en mourir ? Est-il donc sans exemple d’avoir, en ouvrant les yeux, rencontré une image chérie sur laquelle les regards restent fixés jusqu’au moment où ils se ferment pour toujours ? Est-il donc sans exemple de conserver dans son cœur un sentiment si grand que toutes les choses de la terre viennent se briser contre lui sans l’ébranler ? Je ne sais rien de la vie, mais je m’écoute moi-même, et une voix intérieure me crie : Tu ne peux cesser d’aimer !… Ma mère, allez trouver mon père ; appelez à vous un courage que vous n’avez pas pour ce qui vous est personnel ; parlez-lui hardiment, dites-lui ce que je vous dis, réclamez ma liberté, réclamez mon bonheur !

— Moi ! ma fille, moi ! s’écria Annunciata avec effroi, moi ! oser braver M. Van Amberg ! aller attaquer sa volonté !

— Non l’attaquer, mais la supplier, mais forcer son cœur à comprendre ce que le mien éprouve, le forcer à voir, à entendre ! Qui peut le faire, si ce n’est vous ? Moi, je suis enfermée ; mes sœurs ignorent, mon oncle Guillaume n’a jamais aimé. Il faut les paroles d’une femme pour bien dire ce qu’une femme éprouve.

— O mon entant, ma fille ! tu ne sais pas ce que tu me demandes ! L’effort est au-dessus de mes forces.

— Je demande à ma mère une preuve de son amour, et je sais qu’elle me la donnera.

— Oui, mais j’en mourrai peut-être ! M. Van Amberg peut me tuer par ses paroles !

Christine tressaillit.

— Alors, ma mère, n’allez pas le trouver. Pardonnez-moi, je ne songeais qu’à moi. Si mon père a sur vous une si horrible puissance, n’approchez pas de sa colère, attendons, et ne prions que Dieu.

Il y eut un instant de silence.

— Ma fille, reprit Mme Van Amberg. puisque je suis ta seule espérance, ton seul appui, puisque tu m’as appeler à ton secours, eh bien ! j’irai et je lui parlerai. Le ciel décidera de notre sort à tous.

En ce moment, Annunciata jeta un cri d’effroi : une main avait saisi avec force son bras, et M. Van Amberg, sans dire une parole, entraîna sa femme vers la porte de la maison, la fit rentrer, enleva la clé de la serrure, et, ouvrant le parloir, fit passer devant lui Mme Van Amberg.

Une lampe brûlait encore, mais l’huile épuisée ne lui laissait plus jeter qu’une clarté incertaine ; elle projetait, par moment, une lueur brillante, puis s’obscurcissait tout à coup. Les angles de la chambre restaient constamment obscurs, les portes et les fenêtres étaient closes, un profond silence régnait partout ; la lampe n’éclairait complètement que la figure de M. Van Amberg. Il était calme, froid, impassible. Sa grande taille, le regard perçant de ses yeux d’un bleu pâle, la régularité austère de ses traits, tout cet ensemble faisait de lui, cette nuit-là, un juge évidemment implacable.

— Vous vouliez me parler, madame, dit-il à Annunciata, me voici, parlez.

Annunciata, en entrant dans le parloir, s’était laissé tomber sur une chaise, l’eau ruisselait sur ses vêtemens ; ses cheveux, alourdis par la pluie, se dénouaient sur ses épaules, et la pâleur répandue sur son visage lui donnait l’apparence moins d’une créature vivante que d’une ombre. L’effroi lui avait fait perdre la conscience de ce qui s’était passé, ses idées se troublaient, elle sentait seulement qu’elle souffrait horriblement.

La voix de M. Van Amberg fit tressaillir Annunciata ; les paroles qu’il prononça renouèrent le fil de ses idées ; cette faible femme songea à son enfant, fit un effort violent, rassembla toutes ses forces, et, se levant :

— Eh bien ! murmura-t-elle, maintenant donc, puisqu’il le faut !

M. Van Amberg attendait en silence ; les bras croisés sur sa poitrine, les yeux fixés sur sa femme, il restait comme une statue, n’aidant, ni d’un geste, ni d’une parole, la pauvre créature qui tremblait devant lui. Annunciata leva sur lui ses yeux baignés de pleurs. Avant de parler, elle le regarda long-temps ; il lui semblait que ses larmes appelleraient des larmes dans ce regard arrêté sur elle ; il lui semblait qu’ainsi, seule avec lui, à l’aspect de tant de souffrances, M. Van Amberg se souviendrait qu’il l’avait aimée. Elle regarda donc long-temps, mettant toute sa vie dans l’expression de ses yeux ; mais pas un muscle du visage de M. Van Amberg ne bougea : il attendait.

— J’ai besoin de votre indulgence, murmura Annunciata ; il me faut faire un effort affreux pour vous parler… ordinairement je ne fais que répondre, je ne parle pas la première, j’ai peur. Je redoute votre colère, ayez quelque compassion pour une femme qui hésite, qui tremble, qui voudrait se taire, et qui doit parler. Christine !… l’avenir de Christine est entre vos mains. Cette malheureuse enfant, m’a demandé d’essayer de fléchir votre rigueur… si j’avais refusé, il n’y aurait pas eu sur la terre un être vivant qui put demander grâce pour elle… Voilà pourquoi je viens vous parler d’elle, monsieur.

Il y eut un instant de silence. Mme Van Amberg essuya, de ses mains tremblantes, les pleurs qui coulaient sur ses joues, et elle reprit avec courage :

— Cette enfant est bien à plaindre, elle a hérité des défauts que vous blâmez en moi, de tous les mauvais côtés de ma nature ; elle me ressemble fatalement. Ah ! croyez-moi, monsieur, j’ai bien travaillé pour étouffer les germes de cette triste organisation ; j’ai bien lutté, j’ai exhorté, puni, je n’ai épargné ni mes conseils ni mes prières : tout a été inutile. Dieu voulait que je souffrisse cette douleur-là ! Ce que je n’ai pu faire dans un enfant de quelques années, je le puis encore moins vis-à-vis d’une jeune fille ; sa nature ne saurait changer ; elle est a blâmer…. mais aussi bien à plaindre ! Monsieur, Christine aime de toutes ses forces, de toute son ame. On peut mourir d’un pareil amour, et… et… si l’on ne meurt pas, on souffre bien affreusement !… Monsieur, par pitié…. laissez-lui épouser celui qu’elle aime !

Annunciata cacha sa figure dans ses deux mains ; elle attendit avec angoisse que son mari parlât. M. Van Amberg répondit :

— Votre fille n’est encore qu’un enfant ; elle a hérité, comme vous le dites, d’une nature qui a besoin de frein. Je ne veux pas céder au premier caprice qui agite cette tête folle. Herbert n’a que vingt-deux ans, on ne sait rien de son caractère. Il faut à votre fille un protecteur, un guide éclairé ; de plus, Herbert est sans nom, sans fortune, sans position… Jamais l’étudiant Herbert n’épousera une femme qui s’appelle Mlle Van Amberg.

— Monsieur ! monsieur ! reprit Annunciata les mains jointes et avec tant d’émotion quelle respirait à peine, monsieur, ce qui guide le mieux une femme dans la vie, c’est d’être unie à l’homme qu’elle aime ! C’est a sa meilleure sauvegarde, c’est là ce qui lui donne de la force contre tous les évènemens de l’avenir… Je vous en conjure, Karl ! s’écria Mme Van Amberg en tombant à genoux, faites à ma fille une vie facile ! Ne lui rendez pas le devoir pénible ; ne lui demandez pas trop de courage ! Nous ne sommes que de faibles créatures… nous avons à la fois besoin d’amour et de vertu ! Qu’elle ne soit pas dans l’horrible alternative de faire un choix !… Oh ! grace, grace pour elle !

— Madame, s’écria M. Van Amberg, et cette fois un léger tremblement nerveux agitait toute sa personne, madame, votre témérité est grande de me tenir de pareils discours. Vous, vous ! oser parler ainsi !… Rentrez dans le silence, apprenez à votre fille à ne pas hésiter dans son choix entre le bien et le mal. Voilà ce qu’il vous faut faire, et non pleurer à mes pieds avec d’inutiles paroles.

— Oui, c’est téméraire, monsieur, de vous parler ainsi. Où puis-je en prendre le courage, sinon dans ma douleur ? Je souffre, je suis malade, ma vie n’est plus bonne qu’à être sacrifiée…. que mon enfant la prenne, je parlerai pour elle. C’est une pauvre créature dont vous tenez l’existence entre vos mains, ne l’écrasez pas par la rigueur de vos arrêts. Quand on est juge et maître absolu, il faut veiller à toutes ses paroles, à toutes ses actions ; il en sera demandé compte. Soyez miséricordieux, épargnez cette enfant.

M. Van Amberg s’avança vers sa femme, lui prit le bras, et, posant son autre main sur sa bouche, il lui dit :

— Taisez-vous, je le veux. Point de scènes pareilles dans ma maison, point de bruit, point de larmes. Vos enfans sont à quelques pas de vous, ne troublez pas leur sommeil. Vos domestiques sont au-dessus de vous, ne les éveillez pas. Silence ! que tout rentre dans l’ordre accoutumé. Vous n’auriez pas dû parler ; je ne devais pas vous entendre. Ne venez plus jamais, entendez-vous ? discuter avec moi les ordres que je trouve sage de donner ; c’est à moi que vos enfans doivent obéir, c’est à moi que vous devez obéir. Montez dans votre chambre, et que demain je vous retrouve ce que vous étiez hier.

M. Van Amberg avait repris son calme accoutumé. Il s’éloigna à pas lents.

— Oh ! ma fille ! s’écria Annunciata avec désespoir, je n’ai donc pu rien faire pour toi ? Que devenir, mon Dieu ! Entre elle et lui que faire ? Inflexibles tous deux !

La lampe, qui avait jusque-là faiblement éclairé cette scène de douleur, s’éteignit tout-à-fait, une profonde obscurité régna partout ; la pluie frappait les vitres au dehors, le vent grondait ; quatre heures du matin sonnaient à l’horloge de la petite maison rouge. Mme Van Amberg s’approcha d’une fenêtre qu’elle ouvrit ; insouciante de tous soins à prendre d’elle-même, elle alla chercher près de cette fenêtre l’air qui lui arrivait tout imprégné de pluie. Elle regarda, à travers la demi-obscurité des heures qui précèdent le jour, ces lieux sur lesquels si souvent ses yeux s’étaient arrêtés. Sa jeunesse, son âge mûr, toute sa vie s’était écoulée là, en face de cette prairie et de ce fleuve, sous ce ciel nuageux qui ne lui avait donné que si peu de chaleur et de soleil. Elle regardait, le cœur plus brisé que jamais ; il lui semblait avoir le pressentiment de sa fin prochaine, et elle se livrait à ce sentiment de mélancolie qui s’empare de notre être lorsque nous croyons voir ce qui nous entoure pour la dernière fois. Elle demandait aux choses la pitié que les hommes lui refusaient. Elle confiait tout bas à cette terre, à cet horizon monotone, l’enfant qu’ils avaient vu naître. Elle leur montrait ses larmes, son amour maternel, ses craintes. Elle demandait à tout ce qu’elle voyait d’aimer, de protéger Christine. Le froid devenait aigu, elle se sentit une douleur violente dans la poitrine, la respiration lui manquait Accablée de chagrin et de souffrances physiques, elle regagna sa chambre et se jeta sur son lit, qu’elle ne put quitter quand le jour parut.

Christine avait vu son père saisir le bras de sa mère, elle l’avait vu la faire brusquement rentrer ; puis, à travers les murs peu épais de la maison, elle avait entendu des larmes, des prières, des reproches. Elle comprit que c’était son sort qui se décidait, que sa pauvre mère s’était dévouée pour elle, et qu’elle était en face du maître dont elle n’osait braver un seul regard.

Christine passa toute la nuit dans une anxiété affreuse, se livrant tour à tour au découragement ou à de joyeuses espérances. À son âge, on ne parvient pas facilement à désespérer de la vie. L’effroi cependant dominait toute autre pensée, et elle aurait donné la moitié de son existence pour qu’on vînt lui parler, pour qu’on lui apprit ce qui s’était passé ; mais le jour s’écoula sans que Wilhelmine parût sur le seuil de la porte, sans que la voix de sa mère se fit entendre : le plus profond silence régnait partout. Gothon entra seule chez elle ; Christine essaya quelques questions : la vieille servante dit qu’elle avait reçu l’ordre de ne pas répondre.

un autre jour s’écoula, rien ne troubla la solitude de Christine, rien ne vint soulever le voile qui lui cachait l’avenir. La pauvre enfant était épuisée, elle n’avait même plus l’énergie de sa douleur. Elle pleurait doucement sans se plaindre, presque sans murmurer.

La nuit vint ; elle s’endormit le cœur gonflé de larmes, l’esprit rempli de craintes. Christine sommeillait depuis une heure à peine, lorsqu’elle fut éveillée par le bruit d’une clé dans la serrure ; la porte s’ouvrit, et Gothon, une lampe à la main, s’approcha de son lit. — Levez-vous, mademoiselle, lui dit-elle d’une voix grave, et suivez-moi. — Christine, encore comme dans un songe, mit à la hâte quelques vêtemens et suivit silencieusement Gothon qui la conduisit vers la chambre de sa mère la servante ouvrit la porte et se recula pour laisser passer Christine. Un spectacle affreux frappa les yeux de la jeune fille.

Annunciata. Pâle et presque inanimée, subissait les dernières angoisses de la vie luttant contre la mort. Ses pressentimens ne l’avaient pas trompée, une trop vive émotion avait brisé les faibles liens qui la retenaient dans ce monde. La lampe qui éclairait la chambre donnait en plein sur son doux et beau visage, que la souffrance n’avait pu altérer ; son front, blanc comme l’oreiller qui la soutenait, portait l’empreinte de la résignation et du courage ; un peu de joie y brilla lorsque Christine parut. Wilhelmine et Maria pleuraient agenouillées au pied du lit de leur mère. Guillaume, un peu à l’écart, tenait à la main un livre dans lequel il avait voulu lire une prière, mais ses yeux s’étaient détournés du livre pour regarder Annunciata ; deux grosses larmes s’échappaient de ses paupières.

M. Van Amberg, assis au chevet du lit de sa femme, avait la tête baissée sur une de ses mains. Nul ne pouvait voir l’expression de son visage.

Christine poussa un cri déchirant, et, s’élançant vers Mme Van Amberg, qui la reçut dans ses bras :

— Ma mère ! lui dit-elle le visage appuyé sur celui d’Annunciata, c’est moi qui vous ai tuée ! Vous avez fait pour l’amour de moi plus que vous ne pouviez faire !

— Non, mon enfant bien-aimée, non, répondit Annunciata en baisant sa fille à chaque parole, je meurs d’un mal bien ancien et depuis long-temps sans remède. Je suis heureuse de te voir une dernière fois.

— Et l’on ne m’a pas appelée pour vous soigner avec mes sœurs ! s’écria Christine en se relevant, et l’on m’a caché votre maladie ! on m’a laissé pleurer pour d’autres douleurs que pour les vôtres, ma mère !

— Chère enfant, reprit doucement Annunciata, cette crise a été bien subite ; il y a deux heures, on ignorait encore le danger qui me menaçait ; moi-même j’ai demandé à accomplir mes devoirs religieux avant qu’on t’appelât. Je voulais être toute à la pensée de Dieu. Maintenant je puis me livrer aux embrassemens de mes chers enfans. Et Mme Van Amberg serra à la fois sur son cœur ses trois filles, qui la couvraient de leurs larmes.

— Chères filles, leur dit-elle, Dieu est plein de miséricorde pour ceux qui meurent, et il rend saintes toutes les bénédictions des mères pour leurs enfans. Je vous bénis, mes filles ; souvenez-vous de moi et priez toutes pour moi.

Les trois jeunes filles inclinèrent leurs têtes sous la main de leur mère, et leurs larmes seules répondirent à ce suprême adieu.

— Mon bon frère, reprit Annunciata en se penchant vers Guillaume, qui arrêtait sur elle un regard paternel plein de douleur et d’affection, mon bon frère, nous avons long-temps vécu ensemble et vous avez toujours été pour moi un ami dévoué, indulgent et doux ; je vous remercie, mon frère.

Guillaume tourna la tête pour cacher les efforts qu’il faisait pour contenir ses larmes ; mais ce fut en vain : un sanglot s’échappa de ses lèvres en même temps que sa respiration, et, renonçant alors à l’apparence d’une fermeté qu’il n’avait pas, il dit à Annunciata, en lui montrant sa vénérable figure toute mouillée de pleurs :

— Ne me remerciez pas, ma sœur, j’ai fait peu de chose pour vous. Je n’ai guère égayé votre solitude, mais enfin je vous ai aimée, cela est sûr ! J’espère, ma sœur, que vous vivrez encore. Annunciata branla doucement la tête. Après avoir dit adieu à tous, elle chercha du regard son mari pour lui adresser ses dernières paroles, mais les mots expirèrent sur ses lèvres ; elle le regarda timidement, tristement, puis ferma les yeux comme pour arrêter une larme qui allait s’échapper de sa paupière.

Mme Van Amberg s’affaiblissait visiblement, une grande oppression L’étouffait, et plus elle sentait la mort venir, plus un trouble intérieur, qui n’était pas le regret de la vie, semblait s’emparer d’elle. Elle était résignée sans être calme. Son ame devait souffrir et s’agiter jusqu’à la fin. Elle regardait ses enfans, puis détournait ses yeux humides de pleurs. L’avenir d’une de ses filles rendait amères les dernières minutes de sa vie ; elle n’osait prononcer le nom de Christine, elle n’osait plus implorer pour elle, et cependant mille craintes, mille pensées gonflaient son pauvre cœur. Elle voulait parler, elle voulait se taire. Elle se refusait, à cet instant suprême, la douceur de donner un baiser de plus à la moins heureuse de ses filles ; une douloureuse contrainte la suivait jusqu’au tombeau. Elle mourait comme elle avait vécu, en refoulant ses larmes, en cachant ses pensées. De temps à autre, elle se tournait vers son mari, mais il restait la tête baissée sur sa main ; elle ne pouvait surprendre un regard qui l’encourageât à pleurer tout haut.

Le spasme qui devait briser cette frêle existence allait toujours croissant. Annunciata agonisante murmurait d’une voix inintelligible : — Adieu ! adieu !… — Son regard ne lui obéissait plus ; nul n’aurait pu dire sur qui il cherchait à s’arrêter. Guillaume s’approcha de son frère, et, lui posant la main sur l’épaule : — Karl, lui dit-il à l’oreille de façon que lui seul pût l’entendre, elle expire ! N’as-tu donc rien à dire à cette pauvre créature qui a vécu près de toi, qui a souffert près de toi, mon frère ? Vivante, tu n’avais plus d’amour pour elle ; mais elle se meurt, ne la quitte pas ainsi !… Ne crains-tu pas, Karl, que cette femme opprimée, rudoyée par toi, n’emporte, en s’en allant au ciel, un peu de ressentiment au fond de son cœur ? Demande-lui donc qu’elle te pardonne avant de partir !

Il y eut un instant de silence ; M. Von Amberg resta immobile.

Annunciata, renversée en arrière, semblait déjà ne plus exister. Tout à coup elle fit un mouvement, se souleva péniblement, se pencha vers M. Van Amberg, chercha, en tâtonnant, la main de son mari, et, quand elle l’eut saisie, elle inclina son front sur cette main immobile, la baisa, la baisa de nouveau, et expria dans ce dernier baiser.

— À genoux ! s’écria Guillaume, à genoux ! elle est au ciel ! demandons-lui de prier pour nous.

Et tous se prosternèrent sur la terre ;

De toutes les prières que l’homme adresse à Dieu pendant sa vie d’épreuve, nulle prière n’est plus solennelle que celle qui s’échappe de notre cœur désolé pendant qu’une ame aimée s’envole de la terre vers le ciel, et que pour la première fois elle apparaît devant son Créateur. M. Van Amberg se releva.

— Quittez cette chambre, dit-il à ses enfans et à son frère ; je veux rester seul près de ma femme.

On s’éloigna lentement du lit mortuaire ; la porte s’ouvrit et se referma ; Mme Van Amberg morte et son mari restèrent seuls.

Karl Van Amberg, debout près du lit, regarda fixement ce pâle visage, qui avait retrouvé dans le calme de la mort toute la beauté de la jeunesse. Une larme que les souffrances de la vie avaient encore laissée là, une larme que nulle autre ne suivrait, brillait sur la joue glacée de la morte ; un de ses bras était encore penché en dehors du lit, dans le mouvement qu’il fit pour prendre la main de M. Van Amberg ; sa tête inclinée était restée là où elle avait baisé cette main sévère. M. Van Amberg regarda, et son cœur, ce cœur qu’une enveloppe de glace semblait entourer, se brisa enfin.

— Annunciata ! s’écria-t-il, Annunciata !

Il y avait quinze ans que ce nom n’était sorti de la bouche de M. Van Amberg. Il se jeta sur le corps de sa femme ; il la prit dans ses bras ; il baisa son front.

— Annunciata ! dit-il, n’est-ce pas que tu sens ce baiser de paix que je te donne avec amour ? Annunciata, nous avons bien souffert tous les deux ! Dieu ne nous a pas donné de bonheur ! Annunciata, je t’ai aimée depuis le premier jour où je te vis joyeuse enfant en Espagne jusqu’à ce jour affreux où je te presse morte sur mon cœur. Annunciata. que nous avons souffert !

M. Van Amberg pleura.

— Repose en paix, pauvre femme, murmura-t-il, trouve dans le ciel le repos que la terre t’a refusé !

Sa main en tremblant s’approcha des yeux d’Annunciata, il les ferma.

— Maintenant, dit-il, tu ne pleureras plus. Tes yeux sont clos pour le sommeil éternel.

Il prit les mains de sa femme et les rapprocha l’une de l’autre.

— Tes mains, murmura-t-il, se sont souvent jointes pour prier ; qu’elles restent jointes pour toujours !

Puis il s’apprêta à voiler la figure d’Annunciata.

— Aucun regard humain, dit-il, ne verra plus ce front auquel Dieu avait donné la beauté ; le cercueil va se fermer sur cette tête si belle ! Tu retournes à Dieu, Annunciata, ornée encore des dons qu’il t’avait faits ; je te vois pour la dernière fois !

Sa main laissa tomber sur Annunciata le drap qui devait l’ensevelir. Karl Van Amberg s’agenouilla.

— Mon Dieu, s’écria-t-il, moi, j’ai été sévère ; tous, soyez miséricordieux !


Quand M. Van Amberg sortit au commencement du jour de la chambre de sa femme, son visage avait repris l’expression qui lui était habituelle ; sa nature un moment ébranlée, s’était domptée elle-même et retrouvait son niveau. Annunciata avait emporté dans la tombe le dernier cri d’amour, la dernière larme de ce cœur d’airain. Il reparut aux yeux de tous comme le maître, comme le père inflexible l’homme sur le front duquel nul chagrin ne laissait de trace. Ses filles s’inclinèrent sur son passage, Guillaume ne lui adressa pas la parole ; l’ordre et la régularité retinrent dans la maison. Annunciata fut emportée sans bruit, sans cortège. Elle sortit, pour n’y plus revenir, de cette triste demeure où sa pauvre ame en peine s’était agitée jusqu’à la mort ; elle cessa de vivre comme un son cesse de se faire entendre, comme un nuage passe, comme une fleur se fane ; rien ne s’arrêta parce qu’elle n’était plus. Si on la pleurait, on la pleurait tout bas ; si on pensait à elle, on ne le disait pas : son nom n’était plus prononcé ; seulement un peu plus de silence régnait dans l’intérieur de la petite maison rouge, et le regard de M. Van Amberg paraissait à tous plus rigide encore qu’auparavant.

La douleur profonde de Christine obéissait le jour à la volonté de fer qui pesait sur tous les membres de la famille : la pauvre enfant se taisait, travaillait, se mettait à table, elle continuait la vie comme si son cœur n’eût pas été brisé ; mais la nuit, quand elle était seule dans cette petite chambre où sa mère si souvent était venue pleurer avec elle, elle gémissait et laissait un libre cours à tout ce qu’elle avait refoulé au fond de son cœur pendant une insupportable journée ; elle appelait sa mère, lui parlait, lui tendait les bras ; elle eut voulu quitter ce monde pour la suivre au ciel ; elle lui disait :

— Venez me prendre, ma mère ! Loin de vous, loin de lui, je n’ai que faire de vivre, et je n’ai plus peur de la mort depuis que je vous ai vue mourir.

Elle laissait les nuits entières à regarder le ciel ; elle y cherchait Annunciata dans la lueur des étoiles, dans les rayons de la lune ; elle croyait que sa mère allait lui apparaître, et qu’il n’était pas possible qu’elle l’eût vue pour la dernière fois. Elle prêtait l’oreille quand il se faisait un grand silence, espérant que la douce voix tant aimée d’Annunciata allait se faire entendre. Si une feuille remuait sous le vent, son cœur battait à l’étouffer. « La voilà ! » disait-elle ; mais non, le ciel gardait l’ame qui s’était envolée vers lui ; sa voûte immense s’était refermée sur elle ; nulle ombre ne descendait vers la terre, et nulle voix ne venait, comme un chant céleste, suspendre le silence de la nuit.

Depuis la mort d’Annunciata, on laissait Christine libre. Peut-être M. Van Amberg avait-il pensé avec raison que Christine ne ferait rien de sa liberté pendant ces premiers jours de deuil, peut-être devant les cendres chaudes encore de sa femme avait-il hésité à recommencer l’acte qui lui avait fait verser tant de larmes. Quel qu’en fût le motif, Christine était libre, en apparence du moins. Les trois sœurs, en grand deuil, ne songeaient point à franchir le seuil de leur demeure ; elles travaillaient tout le jour, près de la fenêtre basse du parloir, soupaient avec leur oncle et leur père, puis remontaient dans leurs chambres. Mais, pendant les longues heures d’un travail silencieux, Christine songeait à son ami, elle n’osait pas tenter déjà de le revoir, elle eût cru entendre la voix de sa mère murmurer à son oreille : « Ma fille, il est trop tôt pour être heureuse ! pleure-moi encore seule et sans consolation. » Elle pensait bien qu’Herbert savait son malheur, et Herbert devait comprendre qu’il est des douleurs qu’il faut garder entières, et autour desquelles tout doit faire silence dans la vie. Christine était donc entièrement soumise à la volonté qui réglait l’emploi de chaque heure de la journée ; elle était, comme Wilhelmine et Maria, immobile et appliquée à l’ouvrage. À voir ces trois jeunes filles travaillant, sans parler, avec une infatigable constance, nul n’eût pu se douter que leurs cœurs battaient bien différemment, que mille pensées se cachaient sous un de ces jeunes fronts, qu’une de ces âmes étouffait comme une captive dans cette atmosphère de silence et de froide monotonie.

Un matin, après une nuit de larmes, Christine s’était endormie de fatigue. Des rêves pleins de trouble traversaient ses pensées ; tantôt sa mère la prenait dans ses bras, la berçait comme on berce un enfant qui sommeille, et s’envolait avec elle à travers les nuages en lui disant : — Je ne veux pas que tu vives ! la vie fait souffrir. J’ai demandé à Dieu de te faire mourir jeune, pour que tu ne pleures pas comme j’ai pleuré ! — L’instant d’après, elle se voyait habillée de blanc, couronnée de fleurs, auprès d’Herbert, qui lui disait : — Venez, ma fiancée ! la vie est belle, mon amour vous préservera de toutes larmes ; venez, nous serons heureux ! — Christine s’éveilla brusquement ; un bruit sourd avait frappé son oreille, elle regarda autour d’elle ; sa fenêtre était ouverte, et par terre, au milieu de la chambre, une lettre était attachée à un caillou, dont le choc contre le plancher avait troublé le léger sommeil de la jeune fille. Le premier mouvement de Christine fut de courir à la fenêtre ; elle ne vit personne ; un buisson peut-être s’agitait du côté de la rivière, mais ses yeux ne purent rien distinguer. Elle ramassa la lettre, elle devina que c’était l’écriture d’Herbert. Il semble que l’on ne voit jamais pour la première fois l’écriture de celui que l’on aime ; le cœur la reconnaît comme si les yeux l’avaient déjà vue. Christine pleura de joie. — O ma mère ! — s’écria-t-elle. Elle avait besoin de rapporter à sa mère le premier moment de bonheur dont elle jouissait après ces longs jours de deuil et de contrainte.

Christine se trompait. Si l’ame de sa mère avait pu descendre du ciel, elle serait venue étendre ses ailes sur la lettre que sa fille tenait, afin qu’elle ne pût pas la lire ; mais Christine était seule, un rayon du soleil levant éclairait la cime des saules, des souvenirs d’amour se réveillèrent dans le cœur de la jeune fille, et elle lut ce qui suit :

« Christine, je ne puis écrire que quelques lignes, une longue lettre difficile à cacher n’arriverait pas jusqu’à vous. Que votre ame écoute la mienne, qu’elle devine ce que je ne puis dire ! Mon amie, vous le savez, ma famille m’a confié à votre père, et lui a donné sur moi toute autorité. Il peut à son gré m’employer selon les exigences de ses maisons de commerce. Christine, je viens de recevoir l’ordre de m’embarquer sur un de ses vaisseaux faisant voile pour Batavia. »

Un cri s’échappa des lèvres de Christine, et son regard étincelant de larmes dévora les lignes suivantes :

« Votre père met l’immensité de la mer entre nous ; il nous sépare pour toujours. Ne plus nous voir ! Christine, ne plus nous voir ! est-ce possible ? Votre cœur aurait-il appris à comprendre ces mots-là depuis quelques jours que j’ai cessé d’être près de vous ? Non, ma bien-aimée Christine, non, ma fiancée, il nous faut vivre ou mourir ensemble ! Votre mère n’est plus ; votre présence n’est plus nécessaire au bonheur de personne. On est sans pitié, sans affection pour vous. Votre avenir est affreux. Je suis là, plein d’amour et de dévouement ; je vous appelle, venez, nous fuirons ensemble. Dans le port du Helder, il y a de nombreux vaisseaux ; ils nous emmèneront tous deux bien loin de ces lieux où nous avons tant souffert. J’ai tout prévu, tout préparé ; venez seulement, je vous attends. Christine, du mot que votre main tracera va dépendre ma vie. La vie, je n’en veux pas sans vous ! Séparés pour toujours !… si vous en signez l’arrêt, je n’achèverai pas l’existence amère que Dieu me destine. Je dirai : Malheureux est le jour où je vis ma bien-aimée pour la première fois ! ce jour-là a été toute ma vie. Et vous, vous, Christine, loin de moi !… où vivrez-vous sans amour ?… Oh ! venez, j’ai tant souffert sans vous ! Nous irons en Espagne, à Séville, dans la patrie de votre mère, dans ce pays où l’on aime dès que l’on existe, où l’on ne sait plus vivre quand on ne sait plus aimer ! Je vous appelle, je vous attends, Christine ! ma femme ! Ce soir, à minuit, trouvez-vous au bord de la rivière : j’y serai, et tout un avenir de bonheur est à nous. Venez, chère Christine, venez ! »

Pendant que Christine lisait, un torrent de larmes avait à son insu inondé la lettre d’Herbert. Elle éprouva un instant de trouble affreux. Elle aimait avec passion, mais elle était jeune, et l’amour n’avait pu donner encore à cette ame pure l’audace qui brave tout. Elle se sentait frémir. Toutes les sages paroles entendues dans la maison paternelle, toutes les pieuses exhortations de l’oncle Guillaume, toutes les saintes prières apprises depuis l’enfance bourdonnèrent à ses oreilles ; son christ de bois semblait la regarder ; les grains de son chapelet étaient chauds encore de la pression de ses doigts.

— Oh ! mon rêve, mon rêve ! dit-elle : Herbert qui appelle sa fiancée ! ma mère qui appelle sa fille ! Lui, la vie et l’amour ! elle, la mort et le ciel !… O mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Christine en sanglotant.

Un instant elle essaya de regarder l’avenir en se disant qu’elle ne fuirait pas, qu’elle resterait dans cette triste maison, qu’elle vivrait isolée, pleurant Herbert, vieillissant sans lui, sans affection, entre ces murs sombres, où nulle parole venant du cœur ne se ferait plus jamais entendre. Elle détourna les yeux avec horreur, elle sentait que cet avenir était impossible. Elle pleura amèrement ; elle baisa son chapelet, son livre de prières, comme si elle avait voulu dire adieu à tout ce qui avait vu l’innocence de ses premières années ; puis son cœur se mit à battre violemment. Le feu de son regard sécha ses larmes. Elle contempla la rivière, la voile blanche qui semblait faire de loin un appel à ses sermens d’amour ; elle poussa un sanglot, comme si elle brisait irrévocablement les liens qui devaient unir son passé à son avenir. Sa mère n’était plus là… Avec elle, toutes les saintes pensées gardiennes de l’innocence s’en étaient retournées au ciel. Christine, livrée à elle-même, suivit l’impulsion de sa nature passionnée ; elle pleura, elle trembla,, elle hésita, puis elle s’écria : — Ce soir, à minuit, je serai sur les bords du fleuve ! — Christine essuya ses larmes, resta quelques instans immobile pour calmer l’horrible agitation qui s’emparait de son ame. Un avenir immense se déployait devant elle ; la liberté allait lui être donnée ; un autre monde se découvrait à ses yeux ; une vie nouvelle commençait pour elle.

Il fallut que Christine passât silencieusement la journée à travailler avec ses sœurs ; le fil se brisa maintes fois sous ses doigts ; sa main oubliait de tirer son aiguille ; ses yeux rêveurs contemplaient l’horizon et ne regardaient qu’à travers des larmes ; le temps pour elle semblait s’arrêter ; mille pensées confuses se pressaient dans sa tête : Herbert, l’avenir, une douce vie de bonheur

Pendant ce temps, Wilhelmine à moitié endormie chantait lentement et à demi-voix en faisant tourner son rouet. Christine, presque malgré elle, malgré le trouble de son ame, écouta les bizarres paroles de la chanson. Elles étaient à peine prononcées, on eût dit que Wilhelmine ne faisait que prêter sa voix à quelque être invisible qui parlait par sa bouche, tant elle paraissait insensible à ce qu’elle disait. Wilhelmine chantait cette romance :

Je gémis, je suis triste, et mon ame soupire.
Je veux partir !
C’est un autre pays qu’elle appelle et désire ;
Je veux partir !

Mais le monde est bien grand, moi je suis bien petite,
Pourquoi partir ?
Le sapin sous le vent se balance et s’agite.
Pourquoi partir ?

J’ai besoin du soleil comme les hirondelles.
Je veux partir !
Je chercherai des fleurs aux couleurs éternelles,
Je veux partir !

On s’aveugle en suivant un rayon de lumière ;
Pourquoi partir ?
Mon cœur n’est-il pas né dans ce coin de la terre ?
Pourquoi partir ?

Mon ame est comme un arbre agité par l’orage.
Je veux partir !
Il s’incline et ses fleurs tombent sur le rivage ;
Je veux partir !

La fleur doit croître en paix dans un étroit espace ;
Pourquoi partir ?
Les pieds qui vont trop loin ne laissent nulle trace ;
Pourquoi partir ?

Vers vous, rians pays de la belle espérance,
Pourquoi partir ?
Vous fuyez à mesure, hélas ! que l’on avance ;
Pourquoi partir ?

Le bonheur dit toujours : « Je suis plus loin encore !
Pourquoi partir ?
En vain le voyageur court vers lui chaque aurore ;
Pourquoi partir ?

Quitter son doux pays est chose triste et folle ;
Pourquoi partir ?
Il faut qu’au même lieu l’ame naisse et s’envole ;
Pourquoi partir ?

Du toit de ma maison mon cœur veut aimer l’ombre ;
Pourquoi partir ?
Qu’au gré du ciel, le jour soit radieux ou sombre !…
Pourquoi partir ?

Cette voix qui disait de rester pénétra tristement jusqu’au fond de l’ame de Christine. Quelques larmes tombèrent et mouillèrent son ouvrage. Elle regarda ses sœurs. Wilhelmine avait fini par s’endormir, comme si sa propre voix l’eût bercée ; Maria défaisait un nœud qui s’était formé dans un écheveau de fil, et toutes ses pensées étaient absorbées par cette occupation, qui se prolongeait sans lui causer ni ennui ni impatience. Le brouillard couvrait la prairie et formait tout près de la fenêtre un voile épais que les yeux ne pouvaient pénétrer. Il n’y avait de vie nulle part, ni dans les êtres ni dans les choses. Christine posa sa main sur son cœur qui battait avec violence, et elle répéta une des phrases de la romance :

J’ai besoin du soleil comme les hirondelles,
Je veux partir !
Je chercherai des fleurs aux couleurs éternelles,
Je veux partir !

— S’il n’y a de soleil, de repos, de bonheur que dans le ciel, murmura la jeune fille, eh bien ! après avoir cherché sur la terre je mourrai, j’irai rejoindre ma mère.

Christine reprit son ouvrage, et compta de nouveau chaque minute qui la séparait de l’heure du départ.

Le soir vint enfin. Une lampe remplaça les dernières lueurs du jour. On se groupa autour d’une table au lieu d’être assis près de la fenêtre. Guillaume et Karl Van Amberg entrèrent. L’un prit un livre et lut tout bas, l’autre ouvrit de grands registres dans lesquels se trouvaient les comptes rendus de ses opérations commerciales. Le silence le plus profond régna dans la chambre. La lampe n’éclairait personne suffisamment. Les yeux étaient tristes comme les cœurs. La jeunesse, la vieillesse, l’insouciance, l’agitation, la douleur, tout se couvrait d’un même voile. Le silence dominait toute chose. L’horloge sonnait lentement les heures qui se succédaient. Quand son marteau frappa dix coups, il se fit quelque mouvement autour de la table ; les livres se fermèrent, les ouvrages se plièrent. Karl Van Amberg se leva ; ses deux filles aînées s’approchèrent de lui ; il les baisa au front sans prononcer une seule parole. Christine, qui, bien que libre, se sentait encore en disgrâce, s’inclina seulement devant son père. L’oncle Guillaume, à moitié endormi par sa lecture, remit lentement ses lunettes dans sa poche en murmurant quelque chose qui pouvait être : « Bonsoir ; » mais ces paroles s’arrêtèrent à ses lèvres et n’atteignirent aucune oreille. On sortit du parloir lentement, silencieusement. Les trois sœurs montèrent ensemble l’escalier de bois. Au moment d’entrer dans sa chambre. Christine sentit son cœur se serrer. Elle se retourna et regarda de loin ses sœurs. Le corridor était bien obscur ; c’était une étroite galerie où, même en plein jour, les petits carreaux d’une seule fenêtre laissaient à peine pénétrer la lumière. Le flambeau que chacune des jeunes filles tenait à la main n’éclairait que leur personne, et les faisait ressembler à de blanches apparitions traversant les ombres de la nuit.

— Bonsoir, Wilhelmine ! bonsoir, Maria ! murmura Christine. Les deux sœurs se retournèrent, Christine vit leurs douces figures sourire et leurs mains s’appuyer sur leurs lèvres pour envoyer un baiser ; puis elle s’éloignèrent sans avoir rompu le silence.

Christine se trouva seule chez elle ; elle ouvrit m fenêtre ; la nuit était calme, des nuages passaient souvent sur la lune et voilaient par momens la clarté de ses rayons. Quelques étoiles brillaient entre chaque nuage. Christine ne fit aucun préparatif de départ ; elle prit seulement le chapelet que sa mère lui avait donné et le ruban bleu attaché depuis si longtemps à la guitare ; elle se couvrit de son mantelet noir et vint s’asseoir près de la fenêtre ; son cœur battait bien fort, mais aucune pensée distincte n’agitait son esprit. Tout son corps tremblait, et elle ne se sentait nulle terreur ; ses yeux étaient remplis de larmes, et elle n’éprouvait nul regret. C’était pour elle une nuit plus solennelle que triste ; le moment de la lutte était passé. Christine était irrévocablement décidée, elle attendait.

Qu’une heure peut compter différemment dans nos destinées ! Pour Wilhelmine et Maria, qui dormaient, l’heure de ce moment-là n’était rien. Pour l’oncle Guillaume, qui était entre la veille et le sommeil, elle avait sa valeur véritable. Pour Karl Van Amberg, qui travaillait, elle était courte. Pour Christine, qui attendait, elle était éternelle. Elle regardait la nuit et s’abîmait dans ses pensées, elle ne comprenait pas le calme des choses en présence de l’agitation de son ame. Elle se disait : — Avec la même impassibilité, la nuit passe donc sur l’univers entier ! Rien ne trouble l’aspect de sa voûte immense, qu’elle s’étende sur les heureux de ce monde ou sur les infortunés dont le cœur se déchire ! Elle est le silence éternel, le repos éternel ! — Et la jeune fille inquiète, effrayée, ajouta à voix basse : — Mon Dieu, que tout est sombre et silencieux autour de moi ! Herbert, que j’ai hâte d’entendre votre voix ! — Puis Christine pleura comme eût pleuré un enfant.

Enfin le moment vint où l’horloge de la maison rouge sonna lentement minuit ; chaque coup retentit dans le cœur de Christine ; elle se leva et resta un instant immobile ; elle rassembla ses forces, son courage, sa volonté ; puis, se tournant vers l’intérieur de la chambre : — Adieu, ma mère ! — murmura-t-elle. Bien des êtres vivans reposaient sous ce toit, et Christine croyait ne quitter que celle qui n’y était plus. — Adieu, ma mère !— répéta-t-elle. Alors, ainsi qu’elle en avait arrêté le plan dans sa tête, elle s’approcha de la fenêtre ; le treillage destiné à des plantes grimpantes tapissait le mur peu élevé. D’un pied ferme, Christine atteignit le treillage, sa main se cramponna aux branches des espaliers ; elle descendit lentement, s’arrêtant chaque fois que son pied ou sa main faisait craquer un peu de bois mort ou de feuillage. Le silence était si grand que le plus léger bruit semblait avoir la puissance de troubler le repos général : le cœur de Christine battait à l’étouffer. Enfin elle atteignit la terre. Là, elle n’osa bouger : il lui semblait qu’on la voyait, qu’on l’entendait ; mais avec les mouvemens de Christine le bruit cessa, et le silence, à la fois consolateur et effrayant, régna de nouveau partout.

Christine fit quelques pas, leva la tête, et regarda la maison ; la fenêtre de son père était encore éclairée : elle frémit ; puis, se sentant plus de courage pour une minute d’audace que pour une demi-heure de précautions, elle se mit à courir à travers la prairie, et arriva, respirant à peine, à la haie de saules ; elle se figurait que derrière elle l’herbe craquait sous un autre pas que le sien ; la peur l’aveuglait, troublait sa raison. Avant de s’enfoncer dans les arbres, elle se retourna une dernière fois. Tout était solitaire et désert. Elle respira plus librement, et entr’ouvrit les branches des saules pour se frayer un passage ; elle reconnut sans peine l’arbre aimé, témoin des rendez-vous d’autrefois ; elle s’y pencha encore, et murmura si bas qu’un cœur seul pouvait l’entendre : — Herbert, êtes-vous là ?

Une rame effleura l’eau.

— Me voici, Christine ! répondit Herbert.

La barque s’approcha du saule ; le jeune étudiant se leva, tendit ses bras vers Christine, qui sauta légèrement dans le bateau. Une profonde émotion troublait leurs deux cœurs ; mais pas un mot ne fut prononcé ; Herbert prit rapidement les rames, et sortit de la petite baie ombragée, brisant les branches qui faisaient obstacle au passage du canot. Il gagna le milieu du fleuve. Alors la voile blanche, ce signal de leurs amours, se leva doucement au milieu de l’obscurité de la nuit ; un vent léger l’enfla ; la barque glissa sur l’eau, et Herbert, croyant à peine à son bonheur, vint s’asseoir aux pieds de Christine. Sa main chercha la main de la jeune fille ; il entendit qu’elle pleurait ; il pleura comme elle. Ils restèrent tous deux silencieux, émus, inquiets, heureux. Mais la nuit était belle, la lune donnait sa plus douce lumière ; l’eau avait un murmure qui semblait plus harmonieux que le jour ; la brise caressait leur front d’un souffle humide, la voile s’inclinait sur eux comme l’aile d’un être invisible ; ils étaient jeunes, ils s’aimaient ; il était impossible que la joie ne revînt pas dans leur cœur.

— Merci, merci, Christine ! murmura Herbert, merci de tant de dévouement, de confiance et d’amour ! Oh ! que la vie va être belle maintenant ! Nous sommes ensemble pour toujours !

— Ensemble pour toujours ! répéta Christine en laissant couler de nouveau ses pleurs.

La jeune fille sentait que les bonheurs trop grands se induisent, comme la douleur, par les larmes.

— Ma fiancée, ma femme, reprit l’étudiant, il n’y a plus qu’une seule existence pour nous deux ! Oh ! l’avenir, qu’il soit long ! Que cet immense univers ait une retraite bien ignorée ou nous oublierons le reste de la terre !

— Herbert, je suis trop heureuse !

— Un jour de cette vie-là, Christine, et mourir vaut mieux, n’est-ce pas ? que vieillir sans avoir connu un pareil jour ! L’amour, voilà la vie véritable, voilà la seconde ame de notre être, l’ame la meilleure, sans laquelle l’autre n’existe qu’à moitié ! Ma bien-aimée, regardez autour de vous, contemplez, admirez avec amour ! Aviez-vous rien vu avant cette heure fortunée où nous regardons ensemble ?

Christine leva ses grands yeux vers le ciel ; elle regarda long-temps tous ces nuages qui passaient, toutes ces étoiles qui brillaient, tous ces rayons qui descendaient vers la terre, et, tandis qu’elle regardait, sa main pressait doucement celle d’Herbert ; mais au milieu de cette douce extase Christine s’écria :

— Voyez donc, Herbert, la voile tombe le long du mât, la brise a cessé ; nous n’avançons plus.

— Qu’importent la voile et la brise ? s’écria Herbert, je vais ramer. Le port n’est pas loin, un vaisseau a l’ancre attend notre arrivée pour voler vers l’autre extrémité du monde.

Herbert prit les rames, et, la tête découverte, les cheveux au vent, il fit marcher le bateau avec la rapidité de l’éclair. Christine, assise en face de lui, enveloppée dans sa mante noire, lui souriait, tandis que ses yeux tout humides restaient fixés sur Herbert ; elle avait avec effort regardé le ciel et toute sa splendeur : ce qui détournait ses yeux des yeux d’Herbert l’attristait ; elle n’avait pas assez vu celui qu’elle aimait ; elle l’avait tant aimé dans l’absence, qu’elle ne pouvait encore se distraire du bonheur de l’aimer en le voyant.

La barque fuyait ; le fleuve, derrière elle, se couvrait d’écume : le jour était loin encore ; tout souriait aux deux fugitifs, qui se regardaient, se taisaient et se laissaient entraîner au gré de l’onde. L’amour, le silence, la nuit, la rêverie, tous les bonheurs qui rendent la vie trop belle, faisaient battre leur cœur.

Tout à coup Christine s’écria :

— Herbert, cher Herbert, n’avez-vous rien entendu ?

Herbert cessa de ramer, se pencha, écouta.

— Je n’entends rien, dit-il, rien que le bruit de l’eau qui frappe le sable du rivage.

Il reprit les rames ; le canot poursuivit rapidement sa course. Christine avait pâli : à moitié levée, le tête tournée en arrière, elle essayait de voir, mais l’obscurité était trop profonde.

— Calmez-vous, me bien-aimée, dit Herbert en souriant à Christine ; l’effroi vous fait entendre des bruits qui ne sont pas ; rien n’est changé autour de nous ; tout est calme, tranquille ; tout semble nous protéger et nous aimer.

— Herbert ! s’écria Christine en se levant brusquement toute droite dans le bateau, je ne me trompe pas ! Herbert, une rame frappe l’eau derrière nous ;… ne tous arrêtez pas pour écouter… Pour l’amour du ciel, ramez, Herbert, ramez !

La terreur de Christine était si grande, elle paraissait si sûre de ce qu’elle disait, qu’Herbert lui obéit en silence, et un sentiment d’alarme lui glaça le cœur. Christine se rapprocha de lui, s’assit à ses pieds et murmura :

— Herbert, nous sommes poursuivis ! le bruit de vos propres rames vous a seul empêché d’entendre. Une barque suit la nôtre !

— S’il en est ainsi, s’écria Herbert, qu’importe ?… L’autre barque ne porte pas Christine, elle n’est pas dirigée par un homme qui défend sa vie, son bonheur, sa femme ! Mon bras lassera le sien, sa barque n’atteindra pas la mienne !

Et Herbert redoubla d’efforts ; les veines de ses bras se gonflèrent à se rompre, son front se couvrit de larges gouttes de sueur.

Le canot fendait l’onde comme s’il avait eu des ailes. Christine restait blottie aux pieds du jeune homme, se pressant contre lui, comme pour chercher un refuge.

— Hélas ! dit-elle, je ne puis vous aider, je ne puis rien faire, pas même prier ma mère ou Dieu de nous sauver ! . . . ni l’un ni l’autre n’écouterait la prière d’un enfant qui s’enfuit de la maison de son père.

Herbert ramait toujours ; sa respiration ne s’échappait qu’avec effort de sa poitrine ; ses narines gonflées semblaient demander plus d’air qu’il n’en trouvait à respirer. Tout à coup il s’écria :

— J’entends ! oh ! moi aussi, j’entends !

Il se courba sur ses rames et fit un effort désespéré. Les larmes qui s’échappaient de ses yeux se mêlaient aux gouttes de sueur qui coulaient de son front.

D’autres rames frappaient l’eau non loin du bateau d’Herbert ; une main vigoureuse et ferme les dirigeait. Le jeune étudiant sentait ses forces s’épuiser ; il ramait en regardant Christine avec angoisse ; personne ne parlait, le bruit seul des rames des deux barques interrompait le silence ; le fleuve écumait et formait de longs sillages derrière elles.

Tout était calme et serein comme au départ de Christine, l’ame seule de la jeune fille avait passé de la vie à la mort ; ses yeux, pleins d’un feu sombre, suivaient avec terreur chaque mouvement d’Herbert ; elle voyait à l’expression de souffrance répandue sur son visage, elle voyait à ses larmes qu’il restait peu d’espérance d’échapper par la fuite. Herbert cependant ramait avec l’énergie du désespoir ; mais la barque fatale, que l’on ne voyait pas encore, se rapprochait à chaque instant : son ombre se projetait sur le fleuve, elle se mêlait presque au sillage du canot d’Herbert

Christine se leva toute droite et regarda derrière elle ; en ce moment, la lune, se dégageant d’un nuage, éclaira en plein le pâle et impassible visage de M. Van Amberg. Christine poussa un cri déchirant, et, se précipitant vers Herbert :

— C’est mon père ! cria-t-elle ; Herbert c’est mon père !

Herbert aussi venait de voir M. Van Amberg. L’étudiant avait vécu trop long-temps dans la maison de Karl Van Amberg pour n’avoir pas subi, comme tout ce qui l’entourait, l’étrange fascination que cet homme exerçait par un seul regard. L’obscurité semblait s’être entr’ouverte pour montrer aux deux fugitifs le père, le maître, le juge.

— Herbert, arrêtez, s’écria Christine, nous sommes perdus ! il n’y a plus de salut possible : n’ avez-vous pas vu mon père ?

— Laissez-moi ramer, répondit Herbert désespéré en se dégageant de l’étreinte de Christine, qui arrêtait son bras. Il donna un coup d’aviron si violent, que la petite barque bondit sur le fleuve et sembla gagner un peu de distance.

— Herbert, reprit Christine, je vous dis que nous sommes perdus ! ne voyez-vous pas mon père ?… vous savez bien que toute résistance est maintenant inutile. Dieu ne fera pas un miracle en notre faveur… Herbert, je ne veux pas retourner dans la maison de mon père. On va nous atteindre et nous séparer ! faites chavirer cette barque et mourons ensemble, cher Herbert !

Christine se précipita dans les bras de son ami ; les rames s’échappèrent des mains du jeune homme ; il poussa un cri d’angoisse et serra convulsivement Christine sur son cœur. Un instant, un seul instant, il eut la pensée d’obéir à Christine et de se laisser avec elle tomber dans le fleuve ; mais Herbert avait un noble cœur, il repoussa cette tentation du désespoir.

— Non, dit-il ; Dieu t’a donné la vie. lui seul doit te l’ôter ! ma main, qui aurait voulu jeter à tes pieds tous les trésors de ce monde, ne te donnera pas la mort !

Et comme Christine sanglotait, la tête appuyée sur son épaule :

— Ma fiancée, mon amie lui dit-il d’une voix étouffée, soyez bénie ! Vous m’avez aimé avec courage ; votre dévouement a tenté l’impossible ; vous avec osé vous confier à moi, et, malheureux que je suis, je ne puis vous défendre ! O ma pauvre Christine, obéissez à votre père, que je ne sois pas cause de votre éternel malheur !… Mon Dieu ! ne me donnerez-vous aucun moyen de la sauver ?

Et Herbert jetait un regard désespéré sur le fleuve, sur les rives ; il cherchait une chance de salut il n’y en avait plus !

— Herbert, Herbert ! disait Christine, sans vous rien pour moi sur la terre ! Je mourrai de vous avoir aimé !

En ce moment, un choc affreux ébranla la barque ; celle qui la poursuivait venait de la heurter avec force, et Van Amberg entrait dans le canot d’Herbert. Herbert, par un mouvement machinal, serra Christine sur son cœur, et recula, comme s’il pouvait par la force l’arracher à son père, comme s’il pouvait dans cette barque reculer assez loin pour n’être pas atteint. D’un bras vigoureux, M. Van Amberg saisit Christine, dont la taille flexible ploya sur l’épaule de son père comme un roseau qui s’incline.

— Monsieur, criait Herbert au désespoir, grâce pour elle ! je suis seul coupable. Ne faites peser sur elle aucun châtiment, je promets de m’éloigner, de renoncer à elle. Monsieur, grâce pour Christine !

Herbert parlait à une statue qui n’écoutait ni ne répondait. Dégageant des mains de l’étudiant la main de Christine qu’Herbert retenait encore, M. Van Amberg rentra dans sa barque, et, d’un coup de pied violent, il repoussa le canot d’Herbert. Forcées de céder à cette impulsion, les deux barques se séparèrent : l’une, vigoureusement dirigée, remonta le fleuve ; l’autre, livrée à elle-même, fut entraînée en sens contraire par le courant. Debout sur l’avant de sa barque, la tête haute, les bras croisés sur sa poitrine, M. Van Amberg fixa sur le jeune homme un regard terrible, puis il disparut dans l’obscurité. Tout était fini. Le père avait repris sa fille, et nulle puissance humaine ne pouvait désormais l’arracher de ses bras.


Huit jours après cette nuit fatale, les grilles d’un couvent se fermaient sur Christine Van Amberg.

Sur la frontière de la Belgique, au sommet d’une colline, s’élève un grand bâtiment blanc, sans régularité, amas confus de murailles, de toits, d’angles et de plates-formes. Au bas de la colline, il y a un village, et les habitans ne regardent jamais sans un sentiment de respect l’édifice qui domine leurs humbles demeures, car on y voit le clocher d’une église, on y entend sans cesse le son religieux des cloches, qui disent au loin qu’au sommet de cette montagne on prie Dieu pour tous les hommes. Ce bâtiment est un couvent ; les pauvres, les malades connaissent bien le sentier qui, sur le flanc de la colline, conduit vers le seuil hospitalier des sœurs de la Visitation[2]. Le pays n’a rien d’agreste ; la nature ne s’est pas chargée de charmer la solitude et de faire songer à Dieu par les beautés de l’univers qu’il a créé. C’est un coin de terre que nul ne visite ; ceux qui y sont nés ne lui demandent pas d’être beau pour l’aimer ; il est paisible, sans grande pauvreté, sans grande richesse ; peuplé ni très désert. Le ciel est un peu nuageux, le vent de la mer souffle presque constamment. Dans son élan, la bourrasque ne s’arrête pas où finissent les vagues, elle court encore quelque peu sur les terres voisines, et tourbillonne au-dessus des toits de chaume du village. Une rare verdure ne se mêle que de loin en loin aux lignes arides de l’horizon. Ceux qui étaient venus là construire une demeure pour y prier éternellement avaient sans doute cette foi terme et droite qui sait trouver des prières sans le secours de ce qui exalte l’imagination.

Ce sont les portes de ce couvent qui se refermèrent sur Christine Van Amberg. C’est dans ce lieu austère, séjour du silence et du dépouillement de soi-même, que Christine entra, pleine de jeunesse, de vie et d’amour. Il lui sembla que la pierre d’un tombeau venait de se sceller sur sa tête.

Dans une cellule qui n’avait rien qui la rendit plus commode ou plus ornée que les autres cellules du couvent. la supérieure était assise près d’une fenêtre, et lisait une lettre. C’était une femme de quarante ans, d’une physionomie douce, un peu pâle, un peu délicate, mais calme et pleine de sérénité. On eût dit à la voir qu’elle n’avait jamais senti un rayon de soleil ou entendu le bruit du monde ; cela était vrai en effet. La supérieure était entrée toute jeune au couvent, et y avait passé sa vie ; elle ne savait rien du reste de la terre. La religion n’était pas venue pour elle comme une consolation après des larmes ; elle avait été le commencement et la fin. Dans l’ame de la religieuse, tout était repos ; cette ame était semblable à un arbre dont le feuillage n’aurait jamais été effleuré par le vent. Le calme de la première heure de son existence avait continué durant toute sa vie. Ses yeux n’avaient jamais regardé que les murs du couvent. Ses oreilles n’avaient entendu que les voix douces et basses de ses compagnes, que le chant des prières, que le son des cloches. Son cœur n’avait jamais senti autre chose que de l’indifférence pour le monde et de pieux désirs de s’envoler dans le sein de Dieu. Elle ne savait pas que l’on pût aimer la vie. Elle y passait, sans compter les jours, ne se permettant pas d’en souhaiter la sortie, pas plus qu’elle ne permettait à son pied de marcher vite sur les dalles du couvent. Elle était mesurée, retenue de gestes, de mouvemens et de pensées, heureuse de ce bonheur toujours égal que donnent une communauté, elle s’appelait sœur Louise-Marie. En ce moment, elle s’appelait la Supérieure. Après trois années écoulées, elle devait avoir le bonheur de rentrer parmi les sœurs qui n’ont d’autres soins à prendre que celui de prier.

Voici la lettre que la supérieure lisait :

« Madame la supérieure,

« Je vous envoie votre nièce Christine Van Amberg, et vous demande de vouloir bien me rendre le service de la garder auprès de vous. Mon intention est de lui faire embrasser la vie religieuse ; employez l’influence de vos sages conseils pour y prédisposer son esprit. Des fautes graves commises par cette enfant me forcent à l’éloigner de ma maison, et, dans la vue du repos de sa vie entière, il faut exercer sur elle une surveillance qu’elle ne saurait trouver autre part que dans un couvent. Veuillez, ma chère et vénérée parente, la recevoir sous votre toit ; l’avenir le plus souhaitable pour votre nièce Christine est qu’elle se décide à y rester toujours. Si elle s’informe d’un jeune homme nommé Herbert, vous pouvez lui dire qu’il est parti pour Batavia, et que de là il se rendra à nos autres comptoirs les plus éloignés.

« Je suis avec respect, madame la supérieure, votre parent et ami,

« Karl Van Amberg. »

Cette lettre n’excita chez la supérieure nulle curiosité ; elle n’avait pas encore vu Christine ; elle ne pouvait en ce moment lui parler : c’était l’heure du silence. Après avoir lu ce que lui mandait Karl Van Amberg, qui était un des membres de sa famille, elle détourna ses pensées de ce sujet, et reprit le livre où elle cherchait quelques maximes à méditer. Son ame, ployée depuis long-temps à l’obéissance, se recueillit et revint à de graves pensées. Quand la cloche sonna, la supérieure se rendit au chœur, pria long-temps au milieu des sœurs, oublia l’univers entier, se releva sans savoir si c’était des heures ou des minutes qu’elle avait passées agenouillée devant l’autel, donna le signal de la fin du silence en disant à la religieuse qui l’accompagnait : « Dieu nous bénisse, ma très chère sœur ! » Et, rentrée dans sa cellule, la supérieure envoya chercher Christine Van Amberg.

Christine vint ; ses yeux étaient pleins de larmes, ses joues étaient marbrées, tant elles avaient été effleurées par le mouchoir qui voulait cacher les pleurs de la pauvre enfant ; sa respiration était courte et s’échappait de ses lèvres presque comme un sanglot ; ses membres étaient agités d’un tremblement nerveux ; elle se soutenait à peine, et semblait affreusement souffrir d’ame et de corps.

La supérieure regarda Christine avec un grand étonnement ; jamais elle n’avait vu une créature humaine en proie à une pareille émotion. Son cœur, qui ne s’était pas blasé sur les maux des autres, parce qu’autour d’elle tout était calme, se sentit à l’instant saisi de pitié, et quelques larmes montèrent à ses yeux ; mais ces larmes-là ne ressemblaient pas à celles de Christine, elles étaient douces et semblaient tomber du ciel pour consoler les malheureux. la religieuse se leva, alla chercher Christine qui restait près de la porte, la fit asseoir à ses côtés, et lui dit doucement :

— Mon enfant, je vois que vous avez grand besoin que Dieu vienne à votre secours ; il habite cette maison où on le sert avec amour ; vous le prierez avec nous, nous le prierons avec vous.

— Je ne veux pas rester ici, madame ! s’écria Christine ; je mourrai si je reste enfermée dans ce couvent ! Je ne veux pas, je ne peux pas me faire religieuse ; rendez-moi ma liberté, madame !

Ces mots furent prononcés avec l’énergie du désespoir, avec un accent que les murailles du couvent n’avaient jamais entendu. La supérieure resta un instant interdite ; son regard s’arrêtait sur Christine, comme si elle ne comprenait pas ce qu’elle entendait.

— Oh ! laissez-moi partir, madame ! reprit la jeune fille, en tombant aux genoux de la religieuse et en mouillant de larmes ses mains qu’elle embrassait ; par pitié, laissez-moi partir ! J’ai été libre toute vie ; je suis fiancée à un pauvre jeune homme qui mourra si l’on nous retient séparés. Je serai sa femme dévouée et obéissante, je remplirai et chérirai tous mes devoirs. Je n’ai plus il mère, personne n’est plus sur la terre pour avoir pitié de moi ! Vous qui ressemblez à un ange, madame, laissez-moi partir !

La supérieure fut émue. Dans son émotion, il y avait de l’étonnement, presque de la terreur : elle frissonnait de voir l’ame créée par le Seigneur pour le comprendre et l’adorer se livrer, dans une de ces créatures, à la tempête des passions, comme une feuille que le vent a détachée de l’arbre ; mais tout bas, au fond de son cœur, son jugement droit et éclairé reprochait sévèrement à Karl Van Amberg l’usage qu’il faisait de son autorité paternelle. Elle s’approcha de Christine et lui dit avec douceur :

— Appelez-moi votre mètre ; ici personne ne s’appelle madame ; nous sommes une grande famille ; vous n’avez plus autour de vous que des sœurs, et moi que vous devez nommer votre mère. Ne me parlez pas de votre vie passée, je serais inhabile à en guérir les blessures. Vous trouverez dans cette maison des cœurs, non pas plus touchés que le mien, mais plus éclairés pour vous guider. Vous comprenez, mon enfant, que vous ne pouvez aujourd’hui sortir d’ici ; vous m’êtes confiée ; je ne puis vous éloigner de ce couvent que pour vous remettre entre les mains de votre père. Puisqu’il croit sage de vous fermer momentanément sa demeure, il me semble, ma fille, qu’après la maison paternelle, il n’y a que la maison de Dieu. Essayez de respirer quelque temps l’air de ce séjour de paix ; chercher parmi nous le repos sans aliéner votre liberté ; prenez la robe noire des postulantes, robe de bure sous laquelle le cœur apprend vite à ne battre que pour Dieu.

— Moi, moi ! s’écria Christine, me dépouiller des vêtemens que portent les femmes heureuses et libres ! Oh ! il me semblerait quitter Herbert pour toujours ! il me semblerait mettre entre lui et moi un obstacle éternel ! Oh ! non, non, jamais ! Ma mère, ne descendras-tu pas du ciel pour venir à mon secours ?

— La robe des postulantes n’est pas le vêtement des pieuses femmes qui se sont consacrées à Dieu. Ce vêtement doit être, avant les vœux, changé deux fois encore. La robe que je vous offre est destinée à celles qui veulent essayer la vie du cloître : vous la quitterez et la déposerez au seuil de notre porte, quand cette porte s’ouvrira à votre demande pour vous rendre au monde ; mais nul ne saurait demeurer sous le toit de ce couvent sans porter les insignes qui séparent les serviteurs de Dieu du reste des hommes. Ce n’est point ici une maison d’éducation, on ne peut entrer parmi nous que comme postulante, et, ne devriez-vous rester que quelques mois, il faut suivre la règle et prendre les vêtemens du couvent. Votre père est irrité, que gagneriez-vous à être ramenée en ce moment près de lui ? Essayez de fléchir sa colère par votre soumission ; attendez, espérez, restez ici, on priera pour vous ; nul n’y souffre long-temps.

— O mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Christine, que faire ? que devenir ? N’ai-je pas de place sur la terre ?… n’y a-t-il pas un seul cœur pour me prendre en pitié ? Ces grilles fermées sur moi ne veulent s’ouvrir que pour me rendre à mon père ! Que faire ? grand Dieu, que faire ?

— Obéir et prier, mon enfant, répondit la supérieure. Le temps fera le reste. Ne craignez pas, je vous protégerai.

— Je ne puis prier, s’écria Christine. Le désespoir ne sait pas de prières. Je me révolte contre ma destinée. Je veux être libre d’aimer et de vivre au grand air ; ici, ici je ne puis prier.

La supérieure posa sa main sur les lèvres de Christine.

— Nous prierons donc pour vous, lui dit-elle.

— Ah ! s’écria Christine, si tous mes efforts sont impuissans pour me faire rendre la liberté, il y a dans le monde un être qui souffre comme moi, et qui, lui, saura délivrer la pauvre prisonnière. Herbert m’a dit que rien n’était impossible pour ceux qui aimaient. Herbert viendra à mon secours.

— Herbert est parti pour Batavia, il y fera un long séjour ; de là, il ira plus loin encore : il a quitté la Hollande pour des années sans nombre.

Christine poussa un cri déchirant et resta accablée, puis elle releva vers la supérieure son visage pâle et inondé de larmes.

— Maintenant, dit-elle, tous les lieux me sont indifférens, tous les vêtemens sont les mêmes à mes yeux. Herbert m’a abandonnée, il a consenti à notre éternelle séparation !

Huit jours après, Christine prenait l’habit de postulante ; elle savait que cet habit n’engageait pas sa liberté, elle pleurait pourtant. Deux sœurs converses l’aidaient à se vêtir. Immobile comme une statue, Christine se laissait faire, mais son cœur protestait avec énergie contre tout ce que cette robe semblait promettre à Dieu. Elle voulait sa liberté à défaut d’autre bonheur, et sa tête exaltée rêvait encore de traverser les mers pour retrouver Herbert. Jamais le pieux vêtement d’une postulante ne couvrit un cœur plus agité, jamais il ne fut mouillé de larmes plus amères.

Comme la toilette s’achevait, une des sœurs prit la main de Christine et voulut en ôter un anneau d’or qui s’y trouvait ; ainsi le voulait la règle. Christine retira brusquement sa main.

— C’est Herbert qui me l’a donné ! s’écria-t-elle ; cet anneau, le seul bien qui me reste, ne me quittera qu’à la mort !

La supérieure entrait.

— Je veux garder cet anneau ! répéta Christine en montrant l’anneau qui brillait à son doigt.

La supérieure éloigna les sœurs, fixa sur Christine son regard calme maternel et sérieux.

— Mon enfant,… dit-elle.

Ces paroles rappelèrent à la jeune fille le temps heureux où sa mère lui parlait.

— Mon enfant, ces mots je veux ne sont jamais prononcés en ces lieux. Dieu seul veut, et nous, nous obéissons. Rassurez-vous, nulle ne s’engage ici que par sa propre volonté ; ce n’est en ce moment pour vous qu’une retraite choisie par votre père. Si, après avoir prêté l’oreille aux voix qui vont nous parler de Dieu, vous pleurez encore comme aujourd’hui, les portes s’ouvriront, je vous rendrai à votre père ; d’ici là, obéissez comme toutes nous obéissons.

— Mon anneau, mon pauvre anneau ! reprit douloureusement Christine, tout ce qui me reste d’Herbert !…

— Il y a ici entre les ames des liens meilleurs, mon enfant. La prière est un souvenir qui réunit mieux que tous les signes visibles ceux qui peuvent penser l’un à l’autre sans remords. Et cette chaîne de cheveux qui entoure votre cou ?

— Ce sont les cheveux de ma mère ! s’écria Christine ; même en ces lieux je puis les baiser et les couvrir de mes larmes !

— En ces lieux vous êtes plus près du ciel, où est votre mère, que vous ne l’étiez quand vous viviez dans le monde ; mais, en ces lieux, même ce souvenir, mon enfant, doit se déposer aux pieds de Dieu. Une religieuse ne doit porter aucun ornement terrestre.

— Hélas ! hélas ! s’écria Christine il ne me restera donc plus rien sur la terre, ni les êtres que j’aimais, ni les choses que j’aimais à cause d’eux !

— Donnez-moi l’anneau de votre fiancé, je vous le rendrai, si vous sortez d’ici. Quant aux cheveux de votre mère, écoutez : à l’extrémité des galeries du préau, il y a dans l’épaisseur de la muraille des chapelles où, chaque printemps, nous apportons les prémices de nos fleurs et de nos fruits ; il est quelquefois permis d’y déposer les reliques chères à nos cœurs : allez-y mettre comme un dépôt sacré les cheveux de votre mère ; de là vous pourrez les voir et prier devant l’autel qui les aura reçus.

Christine suivit la supérieure ; elles s’avancèrent en silence sous les galeries couvertes qui ferment les quatre côtés du préau. Leurs pas seuls retentissaient sur les dalles de pierre ; le coin du ciel qu’on apercevait au-dessus des murailles était voilé de nuages ; le jour éclairait mal les murs noircis par le temps : tout était solitaire et silencieux. Ce n’était pas un de ces couvens où les jeunes filles que l’on élève apportent la jeunesse, le bruit, le mouvement à côté du calme austère de la vie religieuse : c’était un couvent entièrement adonné au silence, à la prière, au dépouillement de soi-même, et il n’y a que les âmes ou très simples ou très élevées qui puissent comprendre la beauté de ce grand calme. Les âmes malades comme celle de Christine devaient reculer intimidées à l’aspect de ce saint lieu.

La supérieure s’arrêta devant une petite chapelle dédiée à la Providence. On voyait que cette chapelle était aimée. De nombreuses offrandes étaient venues l’orner. On eût dit que là le repos était encore plus grand qu’ailleurs ; il y faisait plus sombre. Dans cet angle des murs, le soleil disparaissait plus tôt qu’à l’autre extrémité du cloître. La supérieure prit les cheveux de la mère de Christine et les déposa sur l’autel. Christine, à genoux par terre, ou plutôt affaissée sur elle-même, s’écria :

— Mon Dieu ! je ne vous les donne pas, vous me les arrachez !

— Ma fille, dit la supérieure en posant doucement sa main sur l’épaule de Christine, veillez à vos paroles, à vos pensées : Dieu est là sur cet autel ; sous vos pieds, il y a des tombes ; ces dalles sont des tombeaux. Sœur Van Amberg, restez ici quelques instans en prières, puis vous nous suivrez quand nous traverserons cette galerie pour nous rendre au chœur.

Christine resta seule ; elle était debout, immobile, n’osant faire aucun mouvement. La soirée était douce et sereine ; un silence de paix régnait partout. L’herbe qui croissait dans le préau était éclairée par les premiers rayons de la lune. Les tombes que le gazon recouvrait n’avaient rien de sinistre. C’était un saint repos après une sainte vie ; mais aux regards troublés de Christine nulle chose n’apparaissait dans sa vérité. L’obscurité naissante, le voisinage des morts, les vêtemens noirs qu’elle portait, ce nom de sœur Van Amberg qui semblait dire qu’elle n’était plus Christine comme autrefois, ces hautes murailles qui l’entouraient, tout la glaça de terreur. Elle se sentait étouffée, elle se crut descendue vivante dans une tombe ; elle eut peur du bruit de ses sanglots, qui se prolongeaient sous les arcades du cloître, de l’ombre de sa personne, qui s’agrandissait sous les rayons de la lune, de ce silence qui lui laissait entendre ses soupirs et ses larmes. Elle ne pria pas, elle regarda avec effroi autour d’elle, et resta sans mouvement appuyée contre une muraille.

Du haut des voûtes de l’église, le son d’une cloche se fit entendre ; son tintement égal et lent semblait venir du ciel ; il était à la fois triste et doux : Christine l’écouta. Son imagination malade voulait y retrouver une voix qui semblait rappeler de loin à travers toutes les vagues de l’océan ; puis la jeune fille crut encore y entendre comme le murmure de l’ame de sa mère qui l’appelait du haut des cieux ; les cloches enfin semblèrent dire à Christine : — Priez ! priez !…. — et Christine leur répondit tout bas : — Je prierai quand je serai libre, je ne peux pas prier ici :

Tandis que tant de trouble et de tumulte se succédait au fond du cœur de Christine, dans l’enceinte de ces mêmes murailles d’autres cœurs paisiblement joyeux disaient : « Béni soit le Seigneur, qui nous a donné notre tranquille retraite, le repos de chaque jour et le grand bonheur de l’aimer ! » Une porte, au fond de la galerie, s’ouvrit ; une longue procession de religieuses passa devant Christine, lentement, en silence, la tête baissée ; puis les novices vêtues de blanc passèrent, puis les postulantes avec leurs longs vêtemens de laine noire qui traînaient sur les dalles. La dernière d’entre elles s’approcha doucement de Christine, lui prit la main pour la faire se lever, et du doigt lui montra la porte du chœur ; cette porte ouverte laissait voir les lumières qui brûlaient sur l’auteur, et les religieuses, les premières arrivées, s’agenouillant devant le sanctuaire. Christine se leva et entra dans le chœur, mais elle ne pria pas.

On laissa la sœur Van Amberg pendant quelque temps livrée à elle-même, lui demandant seulement d’assister aux prières. Christine passa ces jours-là dans une horrible angoisse. Aucun regard ne s’arrêta sur elle sans que ce regard ne trouvât son visage baigné de larmes. Ce n’est pas au couvent comme dans le monde, ou mille soins empressés, où mille questions entourent la douleur. Christine pleurait sans se cacher ; on la voyait et on la plaignait sans bruit. Au couvent l’ami, le consolateur, c’est dieu. On laissait le silence être grand, afin que sa voix se fît mieux entendre.

Les jours succédaient aux jours, et Christine ne cessait de pleurer des larmes amères. Elle murmurait contre le ciel et contre les hommes ; son cœur était révolté, tout la froissait, tout la faisait souffrir. Elle s’asseyait près des portes, près de ces portes éternellement fermées ; mais il lui semblait que là l’air libre lui arrivait mieux qu’au milieu du couvent. Quand la maîtresse des postulantes s’arrêtait près d’elle et cherchait par quelques douces paroles à la calmer, Christine ne répondait pas, baissait la tête sur sa poitrine et pleurait encore.

La supérieure, témoin silencieux et éclairé de toute cette douleur, s’émut dans sa conscience. Après avoir long-temps regardé Christine, elle prit une plume et écrivit ce qui suit :


A MONSIEUR KARL VAN AMBERG.

« Mon très cher parent,

« Vous m’avez envoyé votre fille en me témoignant le désir qu’elle se fît religieuse. Je viens vous dire qu’après de mûres réflexions et un attentif examen il ne me paraît pas qu’il en doive être ainsi. Dieu appelle parfois des âmes pieuses et heureuses, qui viennent à lui au commencement de leur vie avec allégresse et confiance : d’autres fois il appelle des âmes brisées par le malheur, qui viennent à lui comme au grand consolateur de toutes souffrances ; mais il n’ouvre pas sa sainte demeure à ceux qui n’y viennent que par obéissance à la volonté d’autrui, et dont le cœur se déchire du sacrifice. Ceux-là aussi sont ses enfans pourtant, mais il leur dit : « Allez me servir ailleurs. » Il y aura place dans le ciel pour tous les serviteurs de Dieu, quelle que soit la vigne à laquelle ils auront travaillé. Je vous adjure, mon cher parent, d’envoyer chercher votre fille Christine, d’étendre sur elle votre indulgence et de la laisser vivre dans la maison paternelle, qui est aussi une des maisons de Dieu. Ici votre fille ne saurait être heureuse, et ici nous sommes toutes heureuses. Que Dieu soit avec vous, mon très cher parent !

« Sœur Louise-Marie,

« Supérieure du couvent de la Visitation à ***. »


Puis la supérieure attendit, entourant Christine de repos et de silence, et demandant à Dieu de venir au secours de cette enfant désolée. Mais c’étaient ce silence et ce repos qui tuaient Christine. Elle eût voulu pouvoir éclater en reproches, pouvoir troubler tout ce qui l’entourait par le trouble de son cœur. Les lois du couvent pesaient sur elle comme un joug de fer.

La règle et l’habitude, qui font l’ordre et l’harmonie, n’apparaissaient à cette ame malade que comme la tyrannie d’une volonté autre que la sienne. Quand de hautes pensées n’ont pas amené le sacrifice volontaire de soi-même, les choses qui l’exigent matériellement, soumettant les actions sans soumettre l’esprit, ne nous atteignent qu’en nous faisant cruellement souffrir. Si Christine marchait, il fallait qu’elle marchât lentement ; si elle parlait, il fallait que sa voix fût basse ; si la cloche sonnait, il fallait s’agenouiller avec un cœur aride ; si l’horloge marquait dix heures, il fallait se coucher sans sommeil ; si le jour commençait à poindre, il fallait se lever avec des yeux alourdis par le besoin du repos. Neuf fois par jour, la cloche disait d’aller prier. Pour les religieuses, cette cloche, voix amie descendant du ciel, semblait, en le divisant, rendre le temps plus facile à passer ; mais, pour Christine c’était un supplice d’obéissance qui brisait cette ame, toute aux passions de la terre.

Quand, la nuit, elle était seule dans sa cellule, elle se levait et venait, près de sa petite fenêtre, essayer de découvrir un coin du ciel. La lune, les nuages, lui rappelaient cette dernière nuit d’espérance et d’amour, pendant laquelle elle vogua quelques heures, assise auprès d’Herbert, croyant à une éternelle union de leurs âmes, rêvant la liberté sous le beau ciel de l’Espagne ; puis elle appelait Herbert, lui parlait et pleurait. Après ces nuits d’insomnie, elle descendait au chœur avec des yeux encore mouillés de larmes, avec une pâleur mortelle répandue sur son visage, et le regard de la supérieure s’arrêtait sur elle, comme pour lui donner une affectueuse pitié et lui faire de silencieux reproches.

Un jour, la supérieure la fit appeler et lui dit :

— Ma fille, je veux vous parler, je voudrais essayer de vous faire du bien. Vos larmes continuelles attristent mon cœur ; je ne croyais pas qu’une créature humaine pût autant pleurer. Les lois de ce couvent, que je relis chaque jour, disent, en parlant de la supérieure : Elle élèvera avec un amour maternel les sœurs qui, comme les petits enfans, seront encore faibles à la dévotion, se ressouvenant de ce que dit saint Bernard à ceux qui servent les ames : — La charge des ames n’est pas des ames fortes, mais des ames infirmes. — Voyons, ma fille malade, la vie vous paraît donc bien dure ?

— Oui, répondit Christine. elle est au-delà de ce que je puis supporter ; je veux être libre.

— Vous avez seize ans, vous dépendez de tous ceux qui vous entourent ; nulle part vous ne pouvez être libre.

— Eh bien ! alors, je suis malheureuse ; qu’on me laisse être malheureuse et pleurer !

— Ma fille, répondit la supérieure, Je savais bien tout le prix du bonheur paisible dont j’ai joui ; mais vous m’apprenez tous les maux dont j’ai été préservée. Qu’y a-t-il donc ici qui puisse paraître pire que les agitations dont le reste de la terre a rempli votre cœur ? Avec les rayons du jour, la cloche, la même depuis notre enfance, nous éveille pour prier. Nous l’aimons ; elle non rappelle les salutaires pensées qui doivent nous suivre en tous lieux. Au chœur, quelques-unes d’entre nous chantent, et leurs chants sont purs et doux. Les prières seraient belles, lues seulement par les yeux ; elles sont plus belles encore, chantées par des voix jeunes : un grand calme descend dans nos cœurs, rien ne préoccupe nos pensées, rien de mal ne peut survenir ; nous ne pouvons rien perdre, nul malheur ne peut nous atteindre. Les heures ne seront ni longues ni courtes, elles seront occupées et toujours semblables. Nous obéissons strictement aux ordres du saint qui a tracé pour nous le chemin à suivre pour arriver au ciel. Notre travail est pour les pauvres ou pour notre maison. Il y a des heures d’un grand silence ; mais, quand on a l’habitude du recueillement, on entend Dieu parler quand tout se tait. Nous obéissons, ce n’est pas aux puissances de la terre, c’est à Dieu. Nulle autorité ne dure ici. Dans trois ans, je serai à vos côtés. Nous sommes pauvres, mais chaque jour apporte le pain nécessaire et le vêtement qui préserve du froid. Nous n’avons aucun lien, mais nous sommes toutes sœurs, et c’est parce que nous devons aimer tout le monde qu’on nous défend une seule amitié. C’est pour que notre cœur s’ouvre plus large pour tous nos frères qu’on n’y permet pas le choix d’un seul. Si rien ne nous appartient, si nous ne faisons que passer dans nos cellules, si nous quittons nos livres, nos rosaires pour en prendre d’autres inconnus qui ne nous ont pas encore vues prier, c’est que nous sommes des âmes heureuses cherchant le ciel, et il faut, pour être prêtes au moment du départ, couper d’avance tous les liens qui touchent à la terre. Nous sommes cloîtrées, mais qu’importe l’immensité d’un monde que nous ignorons ? Nos âmes savent bien franchir les murs de ce couvent ; elles ne cherchent pas à suivre les chemins de la terre, elles s’élèvent, elles volent, et vont au ciel trouver et adorer Dieu. Enfin nous sommes calmes, et chaque brebis égarée qui arrive de loin pour entrer sous notre toit dit que le repos n’existe qu’ici, et qu’on ne le trouve en nul lieu parmi les hommes. Toutes nos sœurs sont de bonnes et simples personnes, promptes au travail, douces d’esprit, qui savent sourire après avoir prié, qui sauront vous parler pour vous instruire et vous parler encore pour vous égayer. Allons, sœur Van Amberg, ne raidissez pas votre ame contre l’atmosphère de paix qui règne à l’ombre du cloître ; ne demandez pas impérieusement au Tout-Puissant, qui vous a créée pour le bonheur éternel, de vous prodiguer encore les terrestres bonheurs d’une vie qui, pour lui, fuit comme une minute. Ouvrez votre ame à la foi. La foi est une belle aube qui, commençant à poindre, va continuellement croissant en clarté jusques au plein jour[3].

La supérieure se tut. Christine resta la tête baissée sur sa poitrine ; elle avait écouté, mais sans cesser de pleurer ; son cœur demeurait fermé pour toutes les voix qui disaient d’oublier celui qu’elle aimait. La supérieure joignit les mains, pria tout bas auprès d’elle ; elle ne dit pas à la jeune fille la démarche qu’elle avait faite auprès de son père : elle renferma dans son cœur l’espérance de la renvoyer un jour à sa famille ; mais, pleine d’un saint zèle elle essayait du moins, par ce séjour momentané au couvent, de dompter cette ame ardente et insoumise.

Un jour on envoya Christine soigner une sœur qui était malade. Chaque religieuse se relayait auprès de ce lit de douleur, Christine, en entrant dans la cellule de la religieuse, fut étonnée de voir qu’elle avait perdu l’aspect austère et triste de toutes les autres cellules. La fenêtre entr’ouverte laissait venir un rayon de soleil. Sur une petite table posée près du lit, il y avait un verre rempli de fleurs, luxe défendu dans l’intérieur du couvent. Un bouquet blanc ornait une image de la Vierge. Un livre pieux était ouvert auprès et la religieuse. Elle sourit doucement de l’étonnement de Christine.

— Ma sœur, lui dit-elle, venez respirer la bonne odeur répandue dans cette chambre. Saint François de Sales a écrit de sa propre main qu’il fallait rendre agréable la chambre des malades, qu’il fallait y porter des fleurs pour égayer la vue. Ma sœur, les anges du ciel descendent près du lit de ceux qui souffrent, car ceux qui souffrent avec un cœur soumis sont aimés de Dieu. Voyez, notre demeure s’égaie à mesure que nous approchons du moment de la quitter. Elle a l’air de se préparer pour une fête, car n’est-ce pas une fête de s’envoler vers le ciel ?

— Ma sœur, lui dit Christine. Souffrez-vous beaucoup ?

— Oui, je souffre, et je crois que je vais mourir.

— Hélas ! mon Dieu, vous êtes bien jeune !

— J’ai confiance dans le bien qui m’appelle, je suis prête à aller le trouver.

— Êtes-vous depuis long-temps au couvent ?

— depuis dix ans.

— Dix ans ! grand Dieu !

— Ce temps a passé bien vite, il m’a consolée des chagrins que j’avais emportés en fuyant le monde.

—-Des chagrins, dites-vous ? vous avez pleuré ! Oh ! parlez-moi, je vous en prie, ma sœur !

— J’ai perdu mon fiancé trois jours avant le jour fixé pour notre mariage. Il est mort sous mes yeux ; j’aurais voulu mourir avec lui : Dieu ne l’a pas permis. J’ai fait du moins ce qu’il dépendait de mois de faire, j’ai quitté le monde, je suis venue prier pour lui et attendre le moment de le rejoindre.

— Séparée pour toujours de celui .que vous aimiez ! Oh ! que vous avez dû souffrir, ma sœur !

— Séparée sur la terre, mais non pour toujours, répondit la religieuse ; encore, ajouta-t-elle, j’ai vécu auprès de lui : ceux qui ne sont plus ne sont pas bien loin de ceux qui ne vivent que pour prier.

— Et vous n’avez pas pleuré toujours, toujours !

— J’ai pleuré, ma sœur, et vos larmes m’ont fait souvenir de mes larmes d’autrefois ; mais je suis restée plus long-temps que vous dans le monde, j’avais déjà appris à le connaître. Tout se sépare sur la terre ; on se quitte par la mort, par l’oubli, par les changemens même dans les affections ; on s’aime moins après s’être aimé beaucoup. Tout est triste, on pleure un peu partout. Eh bien ! moi, je suis venue demander aux espérances éternelles de me consoler des espérances brisées de la terre. La vie est courte ; les plus heureux sont ceux qui voient au-delà. J’ai vécu paisible avec un souvenir, je meurs paisible avec une espérance.

Christine ne questionna plus, mais ses larmes coulaient, et intérieurement son cœur répondait qu’elle, elle pleurerait toujours, et qu’il lui fallait ou vivre avec Herbert ou mourir.

Une nuit, pendant le sommeil des religieuses, le son des cloches retentit dans le couvent. Ces cloches annonçaient qu’une sœur était à l’agonie ; c’était la religieuse soignée par Christine quelques jours auparavant qui allait terminer sa courte existence.

Si la vie dans un couvent diffère de toute vie ailleurs, la mort au couvent diffère plus encore de la mort en tout autre lieu. La vraie mort de la religieuse s’est accomplie le jour de sa profession ; l’autre n’est plus que le moment du repos et de la récompense. Aussi, dans cette cellule qu’une ame allait quitter pour le ciel, il n’y avait ni sanglots, ni larmes ; un grand recueillement régnait sur tous les visages, ils étaient graves et calmes. La flamme des cierges apportés pour les dernières cérémonies de la religion éclairait en plein le front serein de la mourante ; ses lèvres s’entr’ouvraient pour répondre aux prières de ses compagnes ; ses mains touchaient encore les grains du rosaire qu’elle avait chaque jour porté à son côté. Au pied du lit, la supérieure et les sœurs étaient agenouillées ; celles des religieuses qui n’avaient pu trouver place dans l’étroite cellule étaient à genoux près de la porte, dans le corridor. Il n’y avait ni douleur, ni trouble, ni effroi ; le silence régnait partout ; des prières seules l’interrompaient. La mourante était tranquille ; l’assistance était recueillie ; la mort n’était plus le spectre affreux qui glace d’horreur, mais l’ange consolateur qui vient chercher les enfans de Dieu pour les mener à lui. Là les passions humaines, là tous les liens de la terre étaient oubliés ou vaincus. Nul regret n’attristait le dernier départ ; l’hymne de la délivrance se faisait seule entendre. Tous les cœurs qui battaient désiraient le ciel, tous les yeux qui regardaient le voyaient s’entr’ ouvrir pour recevoir l’épouse du Christ. L’une ne mourait pas en aimant la vie, les autres ne vivaient pas en craignant le mort : c’était un solennel et imposant spectacle. Comme le voyageur fatigué, après avoir suivi lentement la route longue et droite à l’extrémité de laquelle il entrevoyait un toit hospitalier, arrive le cœur plein d’allégresse au lieu du repos, ainsi la religieuse, après de longs jours tout semblables, arrive avec une sainte joie au jour de la mort qui donne le ciel pour demeure.

Christine s’agenouilla, mais son cœur était plein des troubles de la terre. Elle aimait la vie, et c’était à la vie et non au ciel qu’elle demandait des espérances et du bonheur.

Au milieu d’une prière, l’ame de la religieuse s’envola, elle mourut dans la paix du Seigneur, sans regret, sans crainte. Alors s’accomplirent les cérémonies qui suivirent la mort d’une sœur de la Visitation. On fut chercher dans les armoires la couronne de roses blanches conservée avec soin depuis le jour où elle prononça ses vœux, et on la lui posa sur la tête pour la dernière fois. Cette couronne blanche, une religieuse la porte quelques heures le jour de sa profession, puis elle la quitte en sachant que ces fleurs ne toucheront plus son front que lorsqu’il sera glacé par la mort. La religieuse, la couronne sur la tête, est exposée dans sa bière ouverte au milieu du chœur du couvent. — On nomma deux sœurs pour veiller et prier. Christine Van Amberg fut une de celles qui restèrent agenouillées près de la religieuse qui venait de mourir.

La nuit fut longue et solennelle ; d’un côté, une femme qui n’était plus ; près d’elle, une femme agitée de toutes les passions de la terre ; entre elles deux, une religieuse vivante comme l’une, calme comme l’autre.

Avec le jour, la supérieure vint prier près de la morte ; puis elle s’éloigna, laissant d’autres sœurs pour veiller comme Christine avait veillé.

— Ma fille, dit-elle doucement à Christine, cette nuit a dû avoir pour vous de salutaires enseignemens. Si notre vie vous paraît triste, notre mort doit vous paraître douce.

— Ma mère, répondit Christine, je veux bien mourir !

— Mon entant, Dieu vous laissera vivre, reprit la supérieure ; votre ame n’est pas prête ; tachez qu’elle prie et fasse silence.

Un jour, les portes du couvent s’ouvrirent, non pour laisser entrer, mais pour laisser sortir. C’était un rare événement, et peut-être était-ce la plus pénible des épreuves imposées aux saintes filles qui vivent dans l’abnégation d’elles-mêmes. Une religieuse de la communauté avait depuis vingt ans passé des jours uniformes et tranquilles dans ce cloître dont elle aimait les murs, l’église, le préau ; rien ne lui appartenait sur la terre : elle avait chaque année changé de cellule, changé de livres, changé de rosaire ; mais les murailles de ce couvent, mais le chœur, mais les dalles sur lesquelles elle s’agenouillait depuis tant d’années, mais les compagnes qu’elle regardait quand elle ne leur parlait pas, tout cela était son bien, ses amis, ses liens. Un ordre émanant de l’autorité supérieure vint dire à la religieuse d’aller au-delà des mers, en pays étranger, porter l’appui de son zèle et de sa foi à quelques couvens éloignés, d’y rester toute sa vie, sans songer à revenir sous le toit qu’elle avait choisi. Les murs du cloître n’ont jamais entendu une parole de murmure ; bien plus, les âmes n’y ont pas une seule pensée de révolte. La religieuse se prépara à obéir en silence. Si des larmes voulurent mouiller ses yeux, elle les refoula vers son cœur, et ce cœur était si soumis, que c’était sans lutte violente qu’il ne laissait pas paraître au dehors la tristesse qui pesait sur lui. Bien des mains se tendirent vers celle qui s’éloignait, bien des fronts furent graves, bien des bouches s’entr’ouvrirent, mais Dieu soit avec vous, ma sœur ! furent les seules paroles qui s’échappèrent des lèvres. Le cloître laissa sortir une de ses filles. Celles qui restèrent prièrent ; celle qui partait priait. Les cœurs émus n’eurent d’autre expression pour traduire leur émotion que ces douces paroles : « La volonté de Dieu soit faite ! » Puis les portes se refermèrent ; le calme, l’ordre, le travail, reprirent leur marche accoutumée. On avait obéi avec simplicité et humilité : tout était dit.

— Ma fille, dit la supérieure à Christine, l’exemple de l’abnégation de soi-même, de l’obéissance absolue, n’enseigne-t-il pas à votre ame la résignation ?

Christine garda le silence, mais ce silence n’était pas la soumission de son cœur.

La supérieure ne questionna plus ; parfois seulement elle appelait Christine dans sa cellule, elle la faisait asseoir près d’elle ; elle lui prêtait des livres, puis elle la laissait ou lire ou rêver. Comme dans toutes les cellules, les murs de celle de la supérieure étaient couverts de sentences : c’étaient des voix qui parlaient sans parole. Le petit tabouret de Christine était placé en face d’une muraille sur laquelle on lisait : Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et qui souffrez, je vous soulagerai ! Pendant les longues heures du silence, si Christine levait les yeux, elle voyait cet appel fait à tous les malheureux. Si elle regardait d’un autre côté, ses yeux rencontraient le crucifix de bois ; si elle tournait encore la tête, elle voyait la supérieure agenouillée ; si elle laissait tomber sa tête sur sa poitrine, son livre de prières, ouvert sur ses genoux, frappait ses regards. Parfois, pour se livrer aux pensées de son cœur, Christine fermait les yeux, mais alors la cloche du couvent tintait doucement et disait encore de prier. Quand elle sortait de sa cellule, elle voyait ses compagnes calmes et recueillies la saluer en murmurant : Dieu soit avec vous, ma soeur ! Quand elle mangeait, une voix douce lui disait de remercier le Seigneur

En d’autres momens, si la cloche sonnait l’heure de l’obéissance, toutes les religieuses quittaient ce qu’elles étaient occupées à faire, et, rangées autour de la supérieure, attendaient les ordres qu’elle allait donner. La supérieure envoyait les sœurs à divers travaux ainsi quelle le jugeait bon : chacune avait sa tâche marquée ; nulle ne la choisissait, toutes obéissaient. Les religieuses se répandaient dans les différentes parties du couvent pour vaquer à la besogne qui leur était confiée, et cette heure avait pris le saint nom de l’heure de l’obéissance.

Christine vit tout cela, mais personne ne la questionna. Ce qui se passa dans son cœur, nul ne le sut sur la terre.

Les cloches, les chants, les prières, le silence, les saints exemples, les douces paroles, les murs aux pieuses maximes, les tombes qui donnent de graves pensées, toutes ces choses, comme des anges invisibles, entouraient Christine ; mais personne ne la questionna. Et ce qui se passa dans son cœur, nul ne le sut sur la terre.

La supérieure ne reçut pas de réponse à la lettre qu’elle avait envoyée à Karl Van Amberg. Elle écrivit une seconde fois, elle parla au père de Christine d’une manière plus ferme encore ; elle ordonna presque qu’on vînt chercher la jeune fille : une seconde fois sa lettre resta sans réponse.


Cinq ans s’étaient écoulés.

Un jour, les portes du couvent s’ouvrirent pour laisser passer un étranger qui demandait à parler à la supérieure. C’était un vieillard ; une canne soutenait ses pas chancelans ; il regardait autour de lui avec surprise et émotion, tandis qu’il attendait dans le petit parloir ; plusieurs fois. il passa la main sur ses yeux comme pour en essuyer les larmes.

— Pauvre, pauvre enfant ! Murmura-t-il.

Quand la supérieure vint derrière la grille du parloir, le vieillard s’avança vivement vers elle.

— Je suis Guillaume Van Amberg, lui dit il, le frère de Karl Van Ambert ; je viens, madame, chercher Christine Van Amberg, sa fille et ma nièce.

— Vous venez bien tard ! répondit la supérieure ; la sœur Marthe-Marie est au moment de prononcer ses vœux ;

— Marthe-Marie !… je ne connais pas ce nom ! reprit Guillaume Van Amberg ; c’est Christine que j’appelle, c’est Christine que je demande.

— Christine Van Amberg, maintenant sœur Marthe-Marie, va prononcer ses vœux.

— Christine religieuse !… O mon Dieu, c’est impossible…. Madame, on a brisé le cœur de cette enfant ; c’est par désespoir qu’elle prendrait le voile : on l’a trop fait souffrir… on a été cruel ; mais j’apporte avec sa liberté la certitude du bonheur qu’elle a souhaité toute sa vie, la permission d’épouser celui qu’elle aime. Christine me suivra, si je puis seulement lui parler.

— Parlez-lui donc, et qu’elle parte, si telle est sa volonté !

— Merci, madame, merci ! Envoyez-moi mon enfant, envoyez-moi ma Christine, je l’attends avec impatience et bonheur.

La supérieure se retira.

Resté seul, Guillaume, profondément ému, regarda autour de lui ; plus il regardait, plus il se sentait le cœur troublé ; un poids affreux oppressait sa poitrine ; il eût voulu prendre Christine entre ses bras, comme il le faisait quand elle était petite, et s’enfuir avec elle en toute hâte, loin de ces grilles qui lui faisaient peur.

— Pauvre enfant, murmurait-il, quel séjour pour les belles années de ta jeunesse !… Oh ! que tu as dû souffrir ! Mais console-toi, chère enfant, me voici !

Il se rappelait Christine, la jeune fille sauvage, se plaisant à être libre, à courir en tous lieux, puis Christine, la femme passionnée, pleine de trouble, d’amour et d’indépendance. Un sourire effleura les lèvres du vieillard, tandis qu’il songeait au cri de bonheur que pousserait Christine quand il lui dirait : « Tu es libre, et Herbert t’attend pour te conduire à l’autel ! » Son cœur battait comme il n’avait guère battu aux jours de sa jeunesse. À son insu, des larmes s’échappèrent de ses yeux : il ne savait si c’étaient des larmes de tristesse lui venant à l’aspect du lieu austère qui avait été cinq années la demeure de Christine, ou si c’étaient des larmes de joie lui venant du bonheur de la revoir et de la délivrer ; il comptait les minutes, et restait les yeux attachés sur la petite porte qui allait s’ouvrir pour laisser entrer Christine. Il ne pourrait la serrer sur son cœur, les grilles étaient là, mais du moins il allait l’entendre et la regarder. Tout à coup son sang se porta violemment vers son cœur au bruit que fit une porte en tournant sur ses gonds ; cette porte s’ouvrit. Une novice vêtue de blanc s’approcha lentement de Guillaume ; il regarda, recula, hésita, et s’écria : — mon Dieu ! est-ce Christine ?

Guillaume gardait avec amour dans sa mémoire le souvenir d’une brune enfant, vive, alerte, aux yeux brillans, au teint hâlé, aux mouvemens brusques, courant plutôt que marchant, un peu comme la chèvre qui aime les flancs escarpés des montagnes. Il voyait devant lui une grande jeune fille, pâle et blanche comme les voiles qui l’entouraient ; ses cheveux disparaissaient sous un épais bandeau de lin ; sa taille élancée se trahissait à peine sous les plis de ses vêtemens de laine blanche ; ses mouvemens étaient lents ; ses yeux noirs étaient voilés par une indicible langueur ; un calme profond régnait dans toute sa personne, mais ce calme était si grand, qu’il ressemblait à l’absence de la vie. On eût dit que ses yeux regardaient sans voir, que ses lèvres ne savaient plus s’ouvrir pour parler, que ses oreilles écoutaient sans entendre. La sœur Marthe-Marie était belle, mais d’une beauté inconnue à la terre. C’était un repos infini, c’était un calme immuable qui la rendaient belle.

Le vieillard se sentit troublé jusqu’au fond de l’ame ; les paroles expirèrent sur ses lèvres ; il tendit vers Christine des mains qui ne pouvait l’atteindre. Marthe-Marie essaya de sourire en regardant son oncle ; mais elle resta silencieuse et immobile devant lui.

— O mon enfant ! s’écria enfin Guillaume ; oh ! que tu souffres ici !

Marthe-Marie branla doucement la tête, et la tranquillité du regard qu’elle fixa sur son oncle protestait contre les souffrances qu’il supposait.

— Est-il possible que cinq années aient pu ainsi changer ma Christine ? C’est mon cœur qui te reconnaît, mon enfant, et non mes yeux ! On t’a donc imposé bien des austérités, bien des privations ?

— Non.

— On a donc fait peser sur toi un joug bien dur ?

— Non.

— Tu as donc été malade ?

— Non.

— Alors ton pauvre cœur a trop souffert, il s’est brisé. Tu as beaucoup pleuré ?

— Je ne m’en souviens plus.

— Christine, Christine, es-tu vivante ? ou est-ce l’ombre d’Annunciata qui est sortie de son tombeau ?… O mon enfant, en te voyant, je crois la voir telle que je l’ai vue, étendue sans vie sur son lit de mort !

Marthe-Marie leva ses grands yeux vers le ciel ; elle joignit ses mains et murmura : — Ma mère !

— Christine, parle-moi ! pleure avec moi ! tu m’effraies par ton calme et ton silence… Ah ! C’est que, dans le trouble que j’éprouve, je ne t’ai rien expliqué… Écoute-moi : mon frère Karl, par la banqueroute d’un de ses associés d’outre-mer, a vu subitement sa fortune entièrement compromise. Pour empêcher une ruine totale, mon frère a été obligé de s’embarquer immédiatement pour les colonies. Il est parti, croyant revenir au bout de quelques années ; mais maintenant il ajourne indéfiniment son retour, ses affaires rendent son absence nécessaire. Il a emmené ses deux filles aînées. Moi, trop vieux pour aller le rejoindre, trop vieux pour rester seul, on m’a donné Christine ; mais je n’ai pas voulu de toi, mon enfant, sans la possibilité de te rendre heureuse. J’ai demandé, avec de vives instances, la permission de te marier avec Herbert. Tu n’es plus une riche héritière : Ton père parti, un vieillard comme moi n’était pas un soutien dont la protection pût durer bien long-temps ; ton père a consenti à tout ce que je demandais ; il t’envoie, comme adieu, ta liberté et la permission d’épouser Herbert…. Christine, tu es libre, et Herbert attend sa femme….

Les longs voiles de la novice vacillèrent comme si les membres qu’ils cachaient eussent tremblé un peu ; elle resta quelques secondes sans parler, puis elle répondit :

— Il est trop tard ; je suis la fiancée du Seigneur !

Guillaume jeta un cri de douleur. Il regarda avec effroi l’immobile jeune fille qui se tenait droite devant lui.

— Christine, s’écria-t-il, tu… tu n’aimes plus Herbert ?

— Je suis la fiancée du Seigneur ! répéta la novice les mains jointes sur sa poitrine, les yeux levés vers le ciel.

— O mon Dieu, mon Dieu ! s’écria Guillaume en pleurant, mon frère a tué cette enfant ! son ame a été triste jusqu’à la mort ! Pauvre et chère victime de notre sévérité, dis-moi, Christine, dis-moi, que s’est-il donc passé en toi depuis que tu es ici ?

— J’ai vu prier, j’ai prié. Il y avait de grands silences, je me suis tue ; personne ne pleurait, j’ai essuyé mes larmes ; quelque chose de froid d’abord, puis de doux ensuite a enveloppé mon ame. La voix de Dieu s’est fait entendre, je l’ai écoutée ; j’ai aimé le Seigneur, et je me suis donnée à lui.

Puis, comme fatiguée de tant de paroles, Marthe-Marie se tut et retomba dans ce recueillement intérieur qui la rendait insensible à ce qui se passait autour d’elle. En ce moment, le son d’une cloche se fit entendre ; la novice tressaillit, et ses yeux brillèrent.

— Dieu m’appelle, dit-elle ; je vais prier.

— Eh quoi ! Christine, mon enfant, tu vas me quitter ainsi ?

— N’entendez-vous pas la cloche ? c’est l’heure de la prière.

— Mais, ma fille, mon enfant, je venais pour t’emmener ?

— Je ne sortirai plus d’ici. Adieu, mon oncle, répondit Marthe-Marie en s’éloignant lentement. Au moment d’ouvrir la porte pour quitter le parloir, elle se retourna vers Guillaume ; son regard se fixa sur lui avec une triste et douce expression ; ses lèvres remuèrent comme pour lui envoyer un baiser, puis elle disparut.

Guillaume n’essaya pas de la retenir ; il resta la tête appuyée contre la grille, et de grosses larmes coulèrent le long de ses joues. La cloche tintait toujours, elle lui semblait le glas funèbre de son enfant. Combien de temps resta-t-il ainsi abîmé dans ses réflexions ? Guillaume ne s’en rendit pas compte. Un moment vint où il entendit une voix lui parler : c’était la supérieure qui, enveloppée dans ses voiles noirs, venait de s’asseoir de l’autre côté de la grille.

— J’avais prévu votre douleur, lui dit la supérieure, notre sœur Marthe-Marie ne veut pas vous suivre.

Guillaume leva sur la religieuse son regard désolé.

— Hélas ! hélas ! dit-il, cette enfant que j’ai tant aimée m’a revu sans joie et m’abandonna sans regret !

— Écoutez, mon fils, reprit la supérieure, écoutez. Il y a cinq ans panés, on a amené une jeune fille au désespoir, pleine d’agitation et de trouble ; elle a cru descendre dans sa tombe en entrant au couvent. Pendant une année entière, nul n’a vu son visage sans y voir des pleurs. Dieu seul sait le nombre des larmes que les yeux doivent verser avant qu’une ame brisée revienne au calme et à la résignation, les hommes ne sauraient les compter. Cette jeune fille a beaucoup souffert ; nous avons vainement demandé grâce pour elle, nous avons vainement appelé sa famille à son secours. Elle pouvait dire, comme il est écrit dans le psaume : Je me lasse à force de gémir et de soupirer ; mes yeux sont ternis de tristesse !… Que pouvions-nous faire, si ce n’est de prier pour elle, puisque personne en ce monde ne voulait reprendre cette pauvre entant ?…

— Hélas ! s’écria Guillaume, vos lettres ne nous sont pas parvenues. Mon frère était au-delà des mers, et moi, n’ayant alors nulle espérance de faire changer les décisions de Karl, j’avais quitté sa maison vide et triste.

— Les hommes abandonnaient cette enfant, reprit la supérieure ; mais Dieu a regardé sa servante, il a consolé son ame. S’il ne rend pas la force à son corps épuisé par la souffrance… que sa volonté soit faite ! Peut-être serait-il sage, serait-il généreux de laisser maintenant à cette jeune fille l’amour de Dieu qui lui est venu après tant de larmes ; peut-être serait-il prudent de lui épargner de nouvelles secousses….

— Non, non ! s’écria Guillaume, je ne puis donner à Dieu sans murmurer ce dernier débris de ma famille, l’appui de ma vieillesse ; je veux tout tenter pour ramener non cœur à ses premiers sentiment. Rendez-moi Christine quelques jours seulement… Laissez-moi lui faire revoir les lieux où elle a aimé… Mes prières ne sauraient la persuader, mais un ordre de vous la fera obéir ; dites-lui de rentrer quelques instans sous le toit de son père. Si elle le veut encore, après cette dernière épreuve, eh bien ! je vous la rendrai.

— Emmenez la sœur Marthe-Marie avec vous, mon fils, répondit la supérieure. Je vais lui dire de vous suivre. Si Dieu a vraiment parlé à son ame, toutes les voix de ce monde n’arriveront pas jusqu’à elle ; s’il en est autrement, qu’elle ne revienne pas au cloître, et qu’elle soit bénie partout où elle ira ! Adieu, que la paix du Seigneur soit avec vous, mon fils !

Et la supérieure s’éloigna.

Un peu d’espérance ranima Guillaume Van Amberg ; il lui sembla qu’une fois le seuil du cloître franchi, Christine retrouverait sa nature d’autrefois, sa jeunesse et son amour. Il crut qu’il allait emmener pour toujours son enfant loin de ces sombres murs. Agité d’une impatience douloureuse, il attendit. Bientôt un pas léger se fit entendre dans le corridor auprès du parloir ; Guillaume se précipita vers la porte ; Christine était là, et nulle grille ne la séparait plus de son oncle.

— Ma bien-aimée Christine, s’écria Guillaume, enfin je puis donc t’ouvrir mes bras et te serrer sur mon cœur ! Viens, nous allons retourner dans notre pays et revoir la maison où nous avons tous vécu ensemble !

La sœur Marthe-Marie était plus pâle encore qu’à sa première entrevue avec Guillaume ; s’il eût été possible de saisir une expression quelconque sur ce calme visage, peut-être eût-on pu y entrevoir un peu de tristesse. La novice se laissa prendre par la main et conduire vers la porte du couvent ; mais quand ces portes se furent ouvertes, et qu’elle en eut franchi le seuil, le jour, l’air, le vent, frappant son visage, elle chancela et s’appuya contre le mur extérieur.

Le soleil en ce moment déchirait les nuages et jetait des rayons d’or sur la plaine et sur la petite montagne ; l’air était transparent, et l’horizon, plat et monotone, recevait de la lumière une espèce de beauté.

— Regarde, ma fille, regarde !… dit Guillaume à Christine, qui restait immobile dans une muette contemplation, regarde comme la terre est belle ! Que cet air est doux à respirer ! qu’il est bon d’être libre et de pouvoir avancer vers cet immense horizon !

— O mon oncle, répondit la novice, que le ciel est beau ! Voyez comme le soleil brille au-dessus de nos têtes ! c’est dans le ciel qu’il faut admirer ses rayons : ils sont déjà ternes et affaiblis quand ils touchent la terre.

Guillaume entraîna Christine vers la voiture qui l’attendait ; il s’y plaça près d’elle, et les chevaux partirent. Les yeux de la novice restèrent long-temps fixés sur les murailles de son couvent ; puis, quand les détours de la route les cachèrent à ses regards, elle ferma les yeux et sembla s’endormir. Pendant ce voyage, Guillaume essaya vainement de la faire causer ; elle pensait, et ne savait plus dire ses pensées ; une grande fatigue l’accablait quand on la forçait à répondre ; toute sa vie s’était réfugiée au fond de son ame ; elle s’y entourait de mystère et de silence ; elle n’avait plus rien à dire au monde extérieur. Parfois seulement, elle murmurait : — Comme la journée est longue ! rien n’en marque les heures ; je n’ai pas entendu une seule cloche d’aujourd’hui !

Pâle, immobile, silencieuse, elle fit le voyage à côté de Guillaume, lui obéissant machinalement ; mais, comme si un voile eût été baissé sur ses yeux, elle ne vit ni la tristesse du vieillard, ni le pays qu’elle traversait. Enfin, on atteignit la petite maison aux briques rouges ; la voiture roula dans la cour que L’herbe envahissait déjà. Gothon vint au-devant d’eux.

— Soyez la bienvenue, mademoiselle, murmura la vieille servante.

Marthe-Marie, appuyée sur le bras de son oncle, entra dans le parloir où la famille Van Amberg était si souvent réunie. Le salon était désert et froid ; ni livre ni ouvrage ne lui donnait l’apparence de l’habitation ; vide de ses derniers hôtes, il attendait les nouveaux. On dirait que les lieux ont une vie qu’ils prennent ou quittent, selon qu’on vient à eux ou qu’on s’en éloigne. Christine traversa lentement cette salle bien connue, et vint s’asseoir sur la chaise restée près de la fenêtre qui donnait sur la prairie. C’était là que sa mère avait vécu vingt ans, là que son enfance s’était écoulée auprès d’Annunciata.

Guillaume ouvrit la fenêtre, lui montra la pelouse, et plus loin le fleuve et les saules. Christine regarda silencieusement, la tête appuyée sur sa main, les yeux fixés sur l’horizon. Guillaume resta long-temps près d’elle, puis il posa sa main sur l’épaule de Christine, et l’appela doucement ; elle se leva. Il lui dit de le suivre, elle le suivit. Ils montèrent l’escalier de bois, traversèrent la petite galerie, et Guillaume ouvrit une porte.

— La chambre de ta mère ! dit-il à Christine.

La novice fit quelques pas, puis s’arrêta au milieu de la chambre, des larmes coulèrent de ses yeux ; elle joignit les mains et pria.

— Ma fille, lui dit Guillaume, elle a ardemment souhaite ton bonheur.

— Elle l’a obtenu, répondit la novice.

Le vieillard se sentait atteint d’une mortelle tristesse. Il lui semblait presser sur son cœur une morte à laquelle son amour ne rendait ni souffle ni chaleur.

Marthe-Marie s’avança vers le lit de sa mère, se prosterna et posa ses lèvres sur l’oreiller qui soutint la tête mourante d’Annunciata.

— Ma mère, ma mère, à revoir bientôt ! murmura-t-elle.

Guillaume tressaillit ; il emmena Christine, et la conduisit dans sa petite chambre d’autrefois. Le lit aux rideaux blancs était même là ; la guitare était restée suspendue au mur ; les livres que Christine avait aimés remplissaient les rayons de sa petite bibliothèque de bois. La fenêtre était ouverte et laissait apercevoir les saules et le fleuve ; mais Marthe-Marie ne regarda rien de tout cela. Le crucifix de bois était encore sur la muraille ; d’un pas rapide, Christine se dirigea vers lui, s’agenouilla, s’affaissa sur elle-même, appuya sa tête sur les pieds du Christ, ferma les yeux et respira, comme lorsqu’après une longue fatigue on trouve le repos. Elle ne regarda rien, ni cette demeure de ses premières années, ni le jardin qu’elle avait tant parcouru, ni le fleuve témoin de ses amours. Elle resta la tête appuyée sur les pieds du Christ, comme un exilé qui retrouve sa patrie, comme un matelot qui rentre au port.

Debout devant elle, Guillaume, les yeux humides de larmes, la regardait en silence. Gothon, à l’écart, du revers de son tablier essuyait ses yeux. Plusieurs heures s’écoulèrent. L’horloge de la maison paternelle sonna ; les oiseaux du jardin chantèrent ; le vent fit gémir les arbres ; au haut du colombier, les tourterelles roucoulèrent ; dans la basse-cour, le coq chanta. Tous ces bruits aimés qui font partie du lieu qui nous vit naître ne purent distraire Marthe-Marie de son recueillement.

Guillaume, le cœur navré, s’éloigna et descendit seul dans le parloir. Il y resta long-temps la tête baissée sur sa poitrine, plongé dans de sombres réflexions, songeant aux objets de ses affections éloignés pour toujours, puis à ceux qui, près de lui, étaient plus absens encore. Tout à coup des pas précipités se firent entendre ; un jeune homme entra et se jeta dans les bras de Guillaume.

— Herbert ! lui dit le vieillard, je vous attendais.

— Christine ! Christine ! s’écria Herbert ; où est Christine ? Monsieur, n’est-ce pas un rêve ? M. Van Amberg me donne Christine… Je revois mon pays, et Christine m’est rendue

— Karl Van Amberg vous la donne, mais Dieu vous la refuse, répondit tristement Guillaume.

Alors Guillaume raconta à Herbert ce qui s’était passé au couvent, ce qui s’était passé dans la maison rouge ; il donna mille détails ; il les redit mille fois sans pouvoir faire comprendre à Herbert la triste vérité.

— Ce n’est pas possible ! répétait l’étudiant avec énergie ; si Christine est vivante, si Christine est ici, au premier mot prononcé par son ami, Christine répondra.

— Dieu le veuille ! s’écria Guillaume ; je n’ai plus d’espérance qu’en vous ; venez, allons la trouver.

Herbert monta rapidement l’escalier ; son cœur avait trop d’amour pour avoir beaucoup de crainte. Christine libre, c’était pour lui Christine prête à devenir sa femme. Il s’élança vers sa chambre et ouvrit brusquement la porte ; mais le jeune homme, comme frappé de la foudre, demeura immobile sur le seuil de cette porte. Le jour allait finir et ses dernières lueurs éclairaient Marthe-Marie, qui se détachait comme une ombre blanche au milieu de l’obscurité du reste de la chambre. Elle était encore à genoux, la tête appuyée sur les-pieds du Christ, et toute sa frêle personne perdue dans les plis de ses vêtemens de novice.

Elle n’entendit pas la porte s’ouvrir.

Herbert la regarda long-temps, et un torrent de larmes s’échappa de yeux. Guillaume prit la main du jeune homme, et la serra en silence.

— Monsieur, murmura Herbert, oh ! j’ai peur ! Ce n’est pas là ma Christine !… c’est une ombre sortir de la terre ou un ange venu du ciel qui a pris sa place…

— Non, ce n’est plus là Christine, répondit tristement Guillaume.

Apres quelques minutes d’une douloureuse contemplation, Herbert s’écria : — Christine, chère Christine !…

Au son de cette voix, la novice tressaillit ; elle se leva toute droite et répondit :— Herbert ! …

Comme autrefois, à la voix de son ami qui disait : — Christine ! Marthe-Marie avait répondu : — Herbert !

Le cœur du jeune homme battit avec force ; il s’élança vers la novice, lui prit les mains :

— C’est moi, c’est Herbert ! s’écria-t-il en s’agenouillent devant elle.

La novice fixa sur lui ses grands yeux noirs, le regarda long-temps, et une faible rougeur passa sur son front, puis elle redevint pâle, et dit doucement à Herbert :

— Je ne pensais pas vous revoir sur la terre.

— Chère Christine, nous avons bien souffert, bien pleuré ; mais des jours heureux se lèvent enfin pour nous ! Mon amie, ma fiancée, nous ne nous quitterons plus !

Marthe-Marie, retirant avec effort ses mains des mains d’Herbert, recula vers le Christ.

— Je suis la fiancée du Seigneur, murmura-t-elle d’une voix tremblante, il m’attend.

Herbert poussa un cri de douleur.

— O Christine, chère Christine ! rappelez-vous nos sermens, nos promesses, nos amours, nos larmes, nos espérances. Vous m’avez quitté en jurant de m’aimer toujours. Christine, si vous ne voulez pas me faire mourir de désespoir, souvenez-vous du passé !

Marthe-Marie resta les yeux fixés sur le crucifix, ses mains, convulsivement jointes, levées vers lui.

— Seigneur, murmura-t-elle, parlez à son cœur comme vous avez parlé au mieux ; c’est un noble cœur digne de vous aimer. Plus fort que moi, Herbert pourra vivre encore, même après avoir beaucoup pleuré… consolez-le Seigneur…

— Christine, mon premier amour ! Christine, aimée avec constance pendant l’absence Christine le seul bien, la seule espérance de ma vie ! m’abandonnerez-vous ainsi ? Ce cœur qui fut tout à moi m’est-il fermé pour toujours ?

Les yeux tournés vers le Christ, les mains toujours jointes, la novice, comme si elle n’eût plus su parler qu’à Dieu, répondit doucement :

— Seigneur, il souffre comme j’ai souffert ! versez donc sur lui le baume dont tous avez guéri mes blessures ! En lui laissant la vie, prenez son ame comme vous avez pris mon ame. Donnez-lui cette immense paix qui descend sur ceux que vous aimez.

— O Christine, ma bien-aimée ! s’écria Herbert en s’emparant encore des mains de Marthe-Marie, regardez-moi donc, tournez vos yeux vers moi, voyez mes larmes ! Amie de mon cœur, il me semble que tu sommeilles…. réveille-toi ! ne te souvient-il plus de nos doux rendez-vous ? des saules qui se penchaient vers l’onde ? de ma barque où nous avons vogué toute une nuit en rêvant le bonheur de vivre ensemble ? Regarde, regarde !… La lune se levait comme elle se lève en ce moment. La nuit était belle comme la nuit d’à présent est belle encore. Nous étions l’un près de l’autre comme je suis ce soir près de toi ; on nous a séparés, et maintenant nous pouvons rester ensemble…. Christine, as-tu cessé d’aimer ? as-tu tout oublié ?

Guillaume s’approcha d’elle, et prit une de ses mains.

— Enfant chérie, dit-il, nous te supplions de ne pas nous quitter. Nous attendons de toi notre bonheur ; reste avec nous, Christine.

La novice, une main dans les mains d’Herbert, l’autre dans les mains de Guillaume, murmura lentement :

— Le corps qui repose dans la tombe n’en soulève pas la pierre pour rentrer dans le monde. L’ame qui a vu le ciel n’en descend pas pour revenir sur la terre. La créature à laquelle Dieu a dit : « Sois l’épouse du Christ, » ne quitte pas le Christ pour s’unir à un homme…. et celle qui va mourir doit se détourner des affections de la vie…

— Herbert, s’écria Guillaume, taisez-vous ! taisons-nous ! j’ai peur…. Je sens à peine son pouls battre sous mes doigts !… Elle me semble plus pâle encore que lorsqu’elle m’apparut pour la première fois derrière la grille du couvent ; nous lui faisons mal… Assez, Herbert, assez ! Il vaut mieux encore la donner à Dieu sur la terre que de la lui envoyer dans le ciel…

— Ma fille, ajouta Guillaume en posant sur son épaule la tête presque inanimée de Marthe-Marie, ma fille, reviens à toi, ne ferme pas ainsi tes yeux.

Et le vieillard pressait la jeune fille sur son cœur comme une mère embrasse son enfant.

— Reviens à toi, reprit-il ; je te ramènerai dans la maison de Dieu.

Marthe-Marie fixa sur son oncle un triste et doux regard ; sa main serra faiblement la main du vieillard, et, se tournant vers Herbert :

— Vous, Herbert, dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine, vous qui vivrez, ne le quittez pas.

— Christine ! s’écria Herbert à genoux devant sa fiancée ; Christine, allons-nous nous séparer pour toujours ?

La novice leva les yeux vers le ciel.

— Pas pour toujours ! répondit-elle.

— Silence, Herbert, maintenant silence ! s’écria Guillaume, Laissons cette jeune fille en paix ; que la volonté de Dieu soit faite !… Inclinons nos têtes. O ma chère Christine, tes courtes années ont été cruellement éprouvées ! On dirait que Dieu n’avait pas voulu que tu vinsses sur cette terre, qu’il ne t’y avait pas marqué ta place, et qu’il te rappelle à lui pour ne pas t’y laisser…. Quand tous nous t’abandonnions, Dieu seul est venu vers toi ; son amour n’est pas de ceux qui passent. Que Dieu te garde donc !… et fasse sa miséricorde qu’il ne te veuille pas plus près de lui encore !… Adieu. Christine, rentre en paix dans ta sainte demeure, et prie pour nous, ma fille…

Quelques jours après, les portes du couvent s’ouvraient pour recevoir la sœur Marthe-Marie, et cette fois elles devaient se refermer sur elle pour toujours.

La novice se soutenait à peine en traversant les galeries du cloître ; elle alla se prosterner sur les marches de l’autel. La supérieure vint encore auprès d’elle à ce moment suprême.

— O ma mère ! s’écria Christine, qui retrouvait des larmes et pleurait comme aux jours de son enfance, je l’ai revu et je l’ai quitté !… . — Me voici ! Seigneur, me voici ! Fidèle à mes promesses, j’attends la couronne qui me consacrera comme votre épouse. Votre voix maintenant est la seule qui frappera mes oreilles ; je viens chanter vos louanges, prier et vous servir jusqu’à la fin de ma vie…. Ma mère, faites préparer la robe de bure, la couronne blanche, la croix d’argent que le prêtre doit me donner au nom du Christ, je suis prête.

— Ma fille, répondit la supérieure, vous êtes bien malade, bien épuisée de tant de secousses ; ne voulez-vous pas retarder la cérémonie de votre profession ?

— Non. ma mère ! non, ne retardez pas, car je veux mourir l’épouse du Seigneur … et le temps presse ! répondit la sœur Marthe-Marie.



  1. Voyez les livraisons du 15 mai 1843 et du 15 mars 1847.
  2. Pour tous les détails cités sur la règle des couvens de la Visitation, voir les constitutions de saint François de Sales, livre VII de ses œuvres.
  3. Saint François de Sales, Traité de l’Amour divin.