Une Histoire religieuse de la France

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Victor Giraud
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 837-860).
UNE HISTOIRE RELIGIEUSE
DE LA FRANCE [1]

Nos meilleures œuvres ne sont pas toujours et nécessairement celles que nous avons délibérément voulues et choisies. M. Georges Goyau avait-il jamais songé à écrire une France religieuse ? Je n’en jurerais pas ; mais j’imagine qu’entraîné par d’autres soins, il avait dû toujours se laisser rebuter par la redoutable complexité et par les difficultés de la tâche. Grand connaisseur d’hommes et de talents, M. Hanotaux souhaitait vivement sa collaboration pour cette Histoire de la nation française qu’il dirige et qu’il poursuit avec une magnifique ardeur : il sut, à son ordinaire, être éloquent, pressant, persuasif ; il triompha des objections et des scrupules. Et nous lui devons un livre que seul aujourd’hui M. Goyau était capable d’écrire, dont nous n’avions pas encore l’équivalent, même très lointain, et, pour tout dire, un chef-d’œuvre qui fait un singulier honneur à son auteur et à l’école historique française.


II

Une Histoire religieuse de la France devrait, semble-t-il, pour remplir tout son objet, embrasser et fondre ensemble trois sujets d’étude assez différents, et qui, pour être très souvent liés dans la réalité, n’en veulent pas moins être distingués avec soin : la vie religieuse, la pensée religieuse, la politique religieuse. Etroitement mêlée à l’action humaine, la religion, pour étendre à un plus grand nombre d’âmes son influence bienfaisante, a recours à divers moyens d’ordre pratique dont l’étude relève de l’histoire politique et diplomatique au moins autant, et peut-être plus, que de l’histoire proprement religieuse. D’autre part, la religion étant non seulement une règle de l’activité sociale, mais encore une conception particulière de l’univers et de l’existence, elle offre tout naturellement à l’esprit une matière inépuisable de spéculation : de là, toute une succession ininterrompue de théories ou de systèmes dont les curieuses destinées sont aussi du ressort de l’histoire philosophique, et même de l’histoire littéraire. Enfin, tout en étant action et pensée, la religion est encore, et elle est même surtout une vie, une attitude intérieure qui détermine toute la manière d’être d’une âme, d’un groupe ou d’une époque. Définir cette attitude, en noter les causes et les effets, observer les soubresauts, les brusques élans contagieux, les assoupissements, les réveils, et comme le rythme de cette vie, telle est la tâche essentielle de l’historien religieux. C’est à cela qu’il doit subordonner tout le reste. Le reste, c’est-à-dire la politique et la pensée religieuses, ne sont qu’un reflet, une conséquence, souvent directe, parfois assez lointaine, de l’état moral qui est à la base de la vie religieuse.

C’est de quoi s’est fort judicieusement avisé M. Georges Goyau. Abandonnant aux collaborateurs de l’Histoire politique, diplomatique et philosophique les développements qui ne formaient pas son apanage exclusif, et se contentant d’en indiquer l’amorce, il s’est cantonné fortement, rigoureusement sur le terrain de l’histoire purement religieuse ; il en a exploré avec une admirable activité toutes les dépendances ; il en a dressé avec une pieuse minutie la carte exacte et complète. Ce qu’a été, à travers les âges, la vie religieuse de la France, — la vie extérieure, mais aussi, mais surtout la vie cachée, — les progrès, les conquêtes, les reculs, les tiédeurs d’une ardeur spirituelle qui ne s’est jamais éteinte et qui, bien souvent, a débordé nos frontières, les nuances successives et la qualité intime d’une foi qui, étant vivante, a, durant vingt siècles, fréquemment changé de caractère : voilà ce qu’il s’est attaché à nous bien faire connaître. Pour cela il a eu recours à un procédé infiniment ingénieux et dont on goûtera vivement, je crois, l’originale profondeur. Non content de poursuivre, à travers les textes et les faits, la plus savante enquête psychologique qui ait encore été conduite sur l’histoire morale de la France, et d’en ramasser les résultats dans une puissante et large synthèse, mieux encore, dans une sorte de vaste biographie collective, il s’est dit, — avec combien de raison ! — que la sainteté était, pour l’amateur d’âme, un critérium incomparable d’insigne valeur spirituelle, que les grands saints reconnus et consacrés par l’Eglise ont chance d’être, par excellence, l’expression et le symbole de la vie religieuse de leur temps, et que, pour représenter « au vif » cette vie religieuse, il fallait avant tout s’adresser à eux. Et il a été ainsi conduit à évoquer, aux diverses étapes de l’évolution religieuse de la France, la physionomie des grands saints français, dont l’œuvre et la vie nous apparaissent à la fois comme la vivante illustration des aspirations morales de leur époque et comme le facteur essentiel de l’évolution ultérieure. Devant ces grandes vies religieuses que sont celles d’un saint Martin ou d’un saint Bernard, d’une sainte Jeanne d’Arc ou d’un saint Vincent de Paul il s’arrête avec une visible complaisance, et les images qu’il en dresse lui servent à jalonner les phases successives de la longue vie religieuse de cette haute personne morale qui s’appelle la France. On ne dira jamais assez tout ce que cette conception de son sujet a permis à l’historien d’introduire dans son exposition de clarté, de netteté, de force suggestive et de réalité concrète.

De cette idée M. Georges Goyau a su tirer encore le principe même de composition dont il s’est inspiré pour construire son œuvre. Quand on songe à la masse énorme de faits qu’il avait à maîtriser, on se dit que, pour ne pas plier sous le poids d’une telle accumulation de matériaux, il ne fallait rien de moins que cet art supérieur de la composition qui caractérise les grands maîtres classiques. Disciple fidèle d’un Brunetière, d’un Taine, — et, je crois aussi, d’un Bossuet, — l’auteur du Vatican ne s’est pas montré indigne des plus illustres modèles. Je sais, de notre temps, peu de livres aussi puissamment construits que son Histoire religieuse de la France, et dont l’unité intérieure soit mise aussi fortement en relief par une composition plus savante et plus harmonieusement ordonnée. Or cette magistrale ordonnance n’aurait pas sans doute été réalisée, si l’historien ne s’était, croyons-nous, tenu le raisonnement suivant. Puisqu’il est établi que les grandes personnalités religieuses sont le vrai ferment de la vie spirituelle, qu’elles orientent dans un sens déterminé toute l’histoire morale, subordonnons à l’étude de leur action les hommes et les faits qui ont préparé leur venue ou qui ont prolongé leur influence ; que leur succession détermine la succession même de nos chapitres ; que la signification de leur œuvre nous éclaire sur celle des événements dont ils sont en quelque sorte la cause finale ; qu’elle nous aide à choisir, à grouper, à relier, à éliminer surtout, parmi les innombrables détails qui se présentent à nous. Et ainsi nous obtiendrons une « suite » d’histoire, dont les grandes masses se dessineront d’elles-mêmes, dont les « époques » seront clairement distribuées, et dont la vigoureuse cohésion enfin reproduira la logique secrète, le mouvement même et l’allure de la vie.

Il y a une certaine école d’historiens qui, sous prétexte de probité, soi-disant « scientifique, » — comme si l’histoire était une science ! — impose à ses adeptes le mépris du style, l’horreur du talent littéraire et l’obligation d’être parfaitement illisibles. M. Goyau n’est pas de cette école. Il sait écrire, et il a un style, — un style parfois trop condensé et trop ingénieux, un peu précieux même, tantôt par goût de la précision, et tantôt en souvenir de son cher Sénèque, — mais un style. Et les belles pages, fines, robustes, éloquentes, brillantes même abondent dans son nouveau livre, plus peut-être que dans aucun de ses quarante volumes antérieurs.

Et ce livre d’un véritable écrivain est aussi l’œuvre d’un étonnant érudit. On pourrait être un peu effrayé de la somme de lectures qu’il suppose et qu’il utilise. C’est littéralement toute une vie intellectuelle, extrêmement active, qui est venue se fondre dans ces six cents pages, et si M. Goyau, pour se conformer à l’esprit de la collection à laquelle il collaborait, — ce qui, en un certain sens, est peut-être regrettable, — ne s’était pas interdit toute espèce de note et d’appareil bibliographique, s’il avait produit toutes ses sources, j’imagine qu’il eût aisément doublé les dimensions de son travail. Manifestement, il s’est proposé d’opérer dans son livre la synthèse des innombrables études de détail et d’ensemble qui, depuis qu’il y a des érudits, et qui écrivent, se sont accumulées sur telle ou telle période, tel ou tel point particulier de l’histoire religieuse de la France, et il y a excellemment réussi. Non seulement son Histoire est au courant des derniers travaux publiés sur toutes les questions qu’elle traite ou qu’elle soulève ; mais encore on peut dire qu’en écrivant son livre, il a fait œuvre tout à fait nouvelle. Avant lui, nous n’avions pas d’Histoire religieuse de la France, — j’entends d’Histoire qui fût véritablement digne de ce nom : — les vingt volumes que l’abbé Jæger a intitulés Histoire de l’Eglise de France ne sont guère qu’une compilation assez indigeste et sans grande critique. Par la qualité et l’abondance de son information, le livre de M. Georges Goyau répond bien à toutes les exigences de la critique d’aujourd’hui. Quand on a soi-même étudié telle ou telle des époques qu’il a successivement abordées, on se rend compte de tout ce que telle phrase, telle épithète même suppose de lectures diverses, de documents maniés, de réflexions longuement poursuivies. Là où le grand public ne verra qu’un lieu commun peut-être, le spécialiste reconnaîtra l’allusion au texte original, au fait précis et peu connu, la lecture rare, l’indication d’une obscure controverse récente ; et il admirera l’exactitude et l’ubiquité d’une érudition qu’il sera difficile, je crois, de trouver souvent en défaut. Peut-être ne sera-t-il pas mauvais d’insister un peu sur ce point.

Il est par exemple, évident pour moi que M. Goyau est très minutieusement informé du dernier état de toutes les questions relatives à Bossuet, à Pascal, à Rousseau, à Chateaubriand, à Lamennais. Il y a certaine ligne de lui sur les rapports de sainte Chantal avec Saint-Cyran qui n’aurait sans doute pas été écrite avant la publication de M. Gazier, en 1914, sur la Mère Angélique et Sainte Chantal. A propos de saint François de Sales, il a visiblement utilisé les remarquables travaux de M. Strowski, de M. Henri Bremond, l’introduction de Dom Mackey, le livre de Mlle Zanta sur la Renaissance du stoïcisme au XVIe siècle, et il me semble bien retrouver dans ses pages l’écho d’un passage du Christus du P. de Grandmaison. Pour son chapitre sur le Protestantisme et la Réunion des Eglises au XVIIe siècle, il a largement profité des belles études de M. Rébelliau, du travail de M. Picavet sur Turenne, de la Préface de M. l’abbé Vogt à son édition de l’Exposition de la doctrine catholique, du si curieux ouvrage d’H. de Lacombe, dont le titre révèle insuffisamment le contenu, Sur la Divinité de Jésus-Christ, controverses du temps de Bossuet et de notre temps. Le Bulletin de la société d’histoire du protestantisme français a manifestement été dépouillé avec le plus grand soin, et M. Goyau a sagement exploité les derniers travaux du pasteur Bost, aussi bien d’ailleurs que ceux de l’abbé Dedieu. Sur la prédication au XVIIIe siècle, il n’a que huit lignes, mais pour écrire ces huit lignes, il a certainement au moins feuilleté les principaux sermonnaires du temps, le P. de Neuville, l’abbé Poulle, Mgr de Boulogne, Bridaine, dont il a entrevu la grande figure ; il a lu peut-être le livre de l’abbé Maury sur l’Éloquence de la chaire, en tout cas ceux de l’abbé Bernard sur le Sermon au XVIIIe siècle, de l’abbé de Coulanges sur la Chaire française au XVIIIe siècle, de Maurice Masson sur la Religion de J.-J. Rousseau, de M. Albert Monod sur les Défenseurs français du christianisme de 1660 à 1802... Et voilà que je suis plus long pour énumérer ses sources que lui pour les exploiter.

Cette érudition dont la sobriété et la discrétion ne doivent nous dissimuler ni l’étendue, ni la fine précision, s’accompagne toujours chez M. Georges Goyau d’un fort remarquable esprit d’impartialité. Il y a eu quelque mérite, le domaine des idées et des croyances religieuses étant, comme chacun sait, celui où il est le plus difficile de conserver son sang-froid et sa liberté de jugement, de supporter la contradiction et d’être entièrement juste à l’égard de ses adversaires. D’autre part, l’auteur du Vatican a sur ces questions des idées très fermes et très arrêtées, dont il n’a jamais fait mystère, et qu’il sait, à l’occasion, défendre avec ardeur. Il n’a jamais été de ceux qui, même en histoire, selon la forte expression de Bossuet, « font le neutre ou l’indifférent. » Comme ils se trompent pourtant ceux qui s’imaginent que, pour juger avec sérénité, avec « objectivité » les idées et les hommes, un aimable scepticisme est nécessaire ! Le scepticisme de M. Anatole France ne l’a pas, que je sache, empêché de porter, sur toute sorte de questions, les jugements les plus violemment sectaires. Et les convictions fortes de M. Georges Goyau ne l’empêchent nullement de porter, même sur ceux dont les idées le révoltent le plus, les jugements les plus modérés, les plus courtois, les plus délicatement nuancés. C’est qu’à une grande justesse d’esprit, à une extrême finesse de pensée, à une admirable probité intellectuelle, il joint une très rare charité morale : certains sont nés sévères ; lui est né indulgent. Ajoutez à cela qu’il puise dans la force et la profondeur mêmes de ses convictions personnelles la sérénité nécessaire pour juger les choses et les hommes sans parti pris. « Quand on est sûr d’avoir raison, a écrit Renan, on est fort contre l’injustice. » Ce sont les convictions molles et mal assurées qui éprouvent le besoin de travestir la vérité des faits pour se donner trop facilement raison ; les croyances vigoureuses au contraire regardent les réalités face à face, et elles sont patientes parce qu’elles ont l’éternité devant elles ; elles savent distinguer, même dans les pires erreurs, « l’âme de vérité » que presque toujours celles-ci renferment, le principe d’idéalisme et de spiritualité dont, bien souvent, ces erreurs ne sont qu’une déviation ; au besoin, car il y a une leçon à tirer de toute expérience historique, elles font leur profit personnel de ces fâcheux écarts de la conscience errante. Et c’est ainsi que l’historien de la France religieuse ne nous a rien dissimulé des fautes ou des crimes que ses coreligionnaires ont pu commettre à travers les âges. Le tableau qu’il nous dresse des excès, des désordres, des lamentables défaillances doctrinales et morales qui expliquent et qui, dans une large mesure, légitiment la Réforme, ne le cède en vérité et en âpre sévérité à aucun de ceux qui nous ont été tracés par les écrivains protestants ou libres penseurs. Et pareillement, nul n’a condamné avec plus de vigueur la révocation de l’édit de Nantes, « cette maladresse, cette illusion, cette cruauté suprême, » et l’« atroce » répression exercée contre les malheureux huguenots qui avaient voulu rester fidèles à leurs croyances. « J’adore avec vous les desseins de Dieu, qui a voulu purger la France de ces monstres, » écrivait Bossuet à Nicole en 1691. « Ferry, Claude, étaient-ce des monstres, naguère, pour Bossuet ? » observe à ce propos avec une douce fermeté M. Georges Goyau. Dans son fervent désir d’être impartial à l’égard de toutes les formes de la vie spirituelle, il rend généreusement hommage aux intentions des apôtres de la Réforme, aux besoins mystiques et moraux auxquels ils donnaient satisfaction. Chose curieuse, cet historien d’une impeccable orthodoxie est peut-être plus parfaitement équitable aux protestants qu’il n’est sympathique aux jansénistes, — même aux jansénistes du XVIIe siècle, — et aux gallicans. Peut-être aurais-je parlé des gallicans, et surtout des premiers jansénistes, avec une plus complète indulgence et leur aurais-je appliqué plus largement la célèbre et profonde devise Oportet hæreses esse. Mais ce n’est là qu’une nuance ; et même si cette réserve paraît justifiée, elle n’entame en rien le rare esprit de haute impartialité dont témoigne, à l’égard des hommes et des doctrines, l’Histoire religieuse de la France.


II

Pour apprécier à son juste prix la valeur proprement historique de cette Histoire, il faudrait pouvoir en résumer les données essentielles. Mais comment résumer en quelques pages un gros livre, plein, jusqu’à en craquer, de faits, d’idées, de suggestions de toute sorte, et qui n’est lui-même qu’un résumé d’immenses lectures, de longues recherches poursuivies en tous sens ? Essayons pourtant, à la suite de ce guide si courtois et si minutieusement averti, de prendre une vue perspective de l’histoire religieuse de la France.

Passons sur les origines, fort obscures, de la religion gauloise. Cette religion est caractérisée par un fait capital, et plein de conséquences pour l’avenir : l’existence du druidisme, c’est-à-dire d’un clergé organisé et enseignant. « Parce que la Gaule, a écrit saint Thomas, était destinée à être le pays où la religion du sacerdoce chrétien serait la plus florissante, il fut divinement permis que, chez les Gaulois, des prêtres indigènes, les druides, fussent les définisseurs du droit. » La religion gauloise suivit les destinées de la religion romaine. Comment le christianisme pénétra-t-il en Gaule ? On ne peut guère que le conjecturer, les documents directs et positifs faisant défaut. Il semble que Rome et l’Orient aient eu, à cet égard, une influence décisive. Des « chrétientés » semblent, d’assez bonne heure, s’être formées en divers centres urbains. La première qui se révèle à nous, en 177, est celle de Lyon, et c’est pour nous livrer le nom de ses martyrs : l’évêque saint Pothin, sainte Blandine. L’Eglise lyonnaise combat avec ardeur le gnosticisme, et son grand évêque saint Irénée, « explorateur curieux de toutes les doctrines, » a maintenu rigoureusement contre les hérésiarques la vivante tradition qu’il tenait de saint Polycarpe, et, par lui, de saint Jean, « qui avait vu le Seigneur. » Dès ses débuts, par la voix de saint Irénée, l’Église de France préconise « l’accord de toute Eglise » avec l’Église de Rome « en raison de sa prééminence supérieure, » et c’est chez nous que la grande thèse catholique a trouvé son plus chaleureux avocat. Moins éprouvée par les persécutions que l’Afrique et l’Italie, la Gaule, peu à peu, s’ouvrait à la religion nouvelle : à la fin du IVe siècle, plus de cinquante évêchés ont installé leur siège en d’anciennes « cites, » et, en face du paganisme expirant, organisent une active propagande. L’un de ces évêques, saint Hilaire de Poitiers, dont Sulpice Sévère a pu dire que « tout seul, il avait délivré la Gaule de la souillure de l’hérésie, » a lutté toute sa vie avec une énergie admirable contre les progrès de l’arianisme, que favorisait l’empereur Constance. Il a fini par triompher, et c’est grâce à cet évêque gaulois que non seulement la Gaule, mais tout l’Occident chrétien a été définitivement rallié à la foi nicéenne.

Mais en Gaule, cette foi n’avait guère jusqu’alors entamé que les villes. L’évangélisation des campagnes fut l’œuvre de saint Martin, qui, à Ligugé, fonda le premier monastère, fut nommé, contre son gré, évêque de Tours, multiplia les miracles, les conversions, les fondations d’églises et de couvents, fit la « guerre contre les pierres, » c’est-à-dire contre les idoles, et eut, de son vivant même, une réputation extraordinaire. On compte aujourd’hui en France 3 672 paroisses dont le grand missionnaire des Gaules est le patron : ce simple chiffre en dit plus que toutes les hagiographies sur la souveraine efficacité de son action.

Au Ve siècle, la chrétienté gallo-romaine, à peine constituée, allait subir le formidable assaut des grandes invasions des Barbares païens ou ariens. Un moment, on aurait pu croire qu’elle allait succomber, et, de fait, sur plus d’un point du territoire, le christianisme rétrograda au cours de ce siècle étrangement troublé. Mais les moines, les évêques sauvèrent tout ce qu’il importait de sauver. « Que le flot des Barbares vienne se briser contre le Christ, et qu’il se laisse dompter : » ce vers de saint Paulin de Nole symbolise à merveille le rôle de l’épiscopat gallo-romain en face des Germains envahisseurs. Converti par saint Rémi, qui sut voir et prévoir tout ce que l’Eglise pouvait attendre des Francs, Clovis fonda en Gaule une royauté catholique et assura pour de longues années les destinées du christianisme orthodoxe, réalisant le rêve de sainte Geneviève, patronne de Paris, dont il sera un dévot admirateur. « Le très excellent roi qui fut non seulement le prédicateur, mais encore le défenseur de la foi : » c’est en ces termes que saint Rémi définit justement l’œuvre religieuse de Clovis et la mission de la royauté franque.

Cette royauté était encore bien barbare et, par ses ingérences et sa brutalité, elle a fait parfois payer un peu cher à l’Eglise l’appui qu’elle lui prêtait. Celle-ci pourtant, à travers bien des misères et des corruptions, se développait, élargissait son cercle d’action. Saint Césaire d’Arles exerçait sur toutes les provinces de la vie religieuse et ecclésiastique son puissant magistère ; il donnait aux moines des règles écrites : près de deux cents monastères nouveaux se fondaient en Gaule au VIe siècle. Un âpre moine irlandais, saint Colomban, venait prêcher une réforme dont la règle bénédictine recueillait les heureux résultats. Menacée au dehors par l’Islam, l’Eglise franque était sauvée par Charles Martel ; menacée au dedans par la dissolution des mœurs et par les convoitises laïques, elle était sauvée par un moine anglo-saxon, l’apôtre de la Germanie, saint Boniface, qui, rendant à la France ce que la France, jadis, avait généreusement donné à son pays, préparait les glorieuses destinées et la politique religieuse d’une dynastie nouvelle.

Cette dynastie nouvelle, celle des Carolingiens, par la puissante personnalité de Charlemagne, a mis sur l’institution catholique une empreinte ineffaçable. Reconnu et consacré par elle, le grand empereur s’est considéré comme le collaborateur le plus actif et le plus dévoué de la papauté, et il a mis au service de Rome, avec sa force matérielle, son génie d’organisation, son universalité d’aptitudes, même théologiques, sa ferveur d’apostolat. Mais après lui, la décadence vint vite, et, en dépit des efforts et des heureuses initiatives d’Hincmar, archevêque de Reims, l’Église du Xe siècle, de plus en plus soumise aux influences et tyrannies féodales, semble sur le point de sombrer dans la servitude. Une institution française la sauva. Ce fut Cluny.

Capitale monastique de la France et, bientôt, de tout l’Occident, Cluny répandit peu à peu son esprit dans la chrétienté tout entière. Il s’agissait de rendre à une Église divisée, simoniaque, asservie aux puissances laïques, son unité, sa pureté, son indépendance. Gerbert, pape sous le nom de Sylvestre II, Hildebrand, pape sous le nom de Grégoire VII, se vouèrent à cette œuvre réparatrice. Dans ce monde à demi barbare, et qui ne connaissait que la force, l’Église, à mesure qu’elle reprenait conscience de sa souveraineté, jouait de plus en plus un rôle de pacification moralisatrice : elle imposait un frein à la force brutale ou la dérivait vers les œuvres de civilisation générale ; elle instituait la trêve de Dieu, la chevalerie, dirigeait l’élan des croisades. C’est en France que sa voix trouvait le plus d’échos, et le livre que Guibert, abbé de Nogent-sous-Coucy, au début du XIIe siècle, intitulait Gesta Dei per Francos, en face de l’Allemagne, qui « ne faisait rien que ce qui pouvait peiner le Saint-Père, » mettait en un vigoureux relief la vocation catholique de la France.

Le XIIe siècle est le siècle de ce prodigieux saint Bernard, un de nos plus grands saints français, qui, trente années durant, fut le véritable fondé de pouvoirs de la Papauté, et qui, voyageur infatigable, convertissant, parlant, écrivant, luttant contre les hérétiques, dirigeant des consciences, multipliant les œuvres et les initiatives, prêchant la croisade, a mis sa marque personnelle sur tous les ressorts de l’action et de la pensée religieuses. Après lui, une double hérésie, celle des Vaudois et celle des Albigeois, allait faire courir un grave péril au catholicisme français : pour extirper du sol national ces dangereuses ivraies, il fallut, plus que les procédés violents, et parfois sommaires, de l’Inquisition, l’action apostolique d’un grand pape, Innocent III, et celle des fils de saint Dominique et de saint François d’Assise. Pour les deux fondateurs de l’ordre des frères prêcheurs et des frères mendiants, la France était une terre d’élection qu’il fallait à tout prix conserver intacte pour les futures conquêtes de la vérité chrétienne.

L’avenir n’allait pas tarder à leur donner raison. « La France du XIIIe siècle, a dit M. Emile Mâle, fut la conscience de la chrétienté. » Elle le fut, d’abord, par l’Université de Paris, qui a fait rayonner sur toute l’Europe la supériorité de sa science théologique et qui, en entrant résolument dans la voie ouverte par Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin, a opéré la définitive et féconde réconciliation de la pensée catholique et de la doctrine aristotélicienne ; elle le fut ensuite par la suprématie, universellement reconnue et admirée, de son art architectural ; et elle le fut enfin par l’éclat, le nombre et l’excellence de ses institutions charitables. La personne et la vie de saint Louis, « chrétien d’esprit franciscain faisant besogne de roi, » symbolisent à merveille le magnifique épanouissement de l’idéal religieux français en cette époque fortunée de son histoire.

Les deux siècles qui suivirent, le XIVe et le XVe, sont, au contraire, l’une des périodes les plus troublées de l’histoire française et de l’histoire européenne. La Papauté humiliée et bafouée, par Philippe le Bel, exilée à Avignon et sous la dépendance des rois de France, désordres et scandales dans l’Eglise et hors de l’Église, procès des Templiers, Wiclef et Jean Huss, la guerre de Cent ans et ses misères, la chrétienté divisée contre elle-même par le grand schisme d’Occident, dans cette anarchie générale des institutions et des mœurs, il semble que tout va sombrer à la fois : les jeunes nationalités qui se forment, et le christianisme lui-même. « La sainteté se faisait rare et l’Eglise, dans ses listes officielles de saints et de bienheureux, a dû se montrer avare pour cette période-là. » Çà et là pourtant, de hautes personnalités religieuses apparaissent, qui maintiennent la survivance de l’ancien idéal : Pierre d’Ailly, Gerson, saint Vincent Ferrier, sainte Colette de Corbie, sainte Jeanne d’Arc surtout, dont la mission providentielle fut de restaurer toute la tradition française. Sauvée par la pieuse « bergerette, » la France sera le premier constitué des grands Etats modernes et, par le concordat de François Ier, elle signera avec la papauté, reconstituée elle aussi, un nouveau pacte d’alliance.

Ce pacte d’alliance allait devenir d’autant plus nécessaire qu’une révolution était sur le point d’éclater, qui devait ébranler jusque dans ses fondements la vieille cathédrale catholique. De toutes parts les âmes aspiraient à une réforme. Mais les uns, les humanistes de l’école d’Erasme, la concevaient dans l’Eglise et par l’Eglise ; les autres la rêvaient hors l’Eglise et contre l’Eglise. Ceux-ci, les violents, l’emportèrent d’abord sur les timides et les modérés. Par leurs audaces, par l’âpreté de leurs intransigeances, par la ferveur et le succès de leur prosélytisme qu’entretenaient des influences étrangères et des ambitions politiques, les réformés français rejetèrent le pouvoir royal, d’abord hésitant, du côté de l’orthodoxie romaine. Engagés dans une lutte sans merci, — on calcule qu’un tiers de la population française avait été entamé par les doctrines nouvelles, — les deux partis firent assaut de persécutions, de violences et de crimes. Enfin, après un demi-siècle de guerres civiles, quand il fut bien établi que la France ne passerait pas à la Réforme et qu’elle n’accepterait pas un roi huguenot, l’apaisement se fit : consacrant un état de fait, l’édit de Nantes imposa aux deux confessions l’obligation de se tolérer mutuellement et de vivre pacifiquement côte à côte.

Pour résister aux inquiétants progrès du protestantisme, l’Eglise avait dû opérer sur elle-même une contre-réforme dont, chaque jour, le besoin se faisait plus profondément sentir. A cet effet, elle disposa bientôt d’un double instrument, qui se révéla particulièrement efficace : les décrets du Concile de Trente et la milice des Jésuites. Jésuites et décrets eurent de la peine à s’implanter en France, où le gallicanisme ecclésiastique, universitaire et parlementaire leur fit une guerre acharnée. Mais la patience romaine vint à bout de cette hostilité, et les heureux résultats de la réaction catholique ne tardèrent pas à se faire sentir. De tous côtés surgissent des fondations, des restaurations, des importations pieuses : Port-Royal, la Visitation, le Carmel. Prédicateurs, évêques, docteurs, travaillent à rendre à l’antique tradition tout son lustre. Sur le vieil arbre séculaire, la sainteté refleurit avec une magnifique luxuriance : saint Pierre Fourier, sainte Chantal, Mme Acarie, saint François de Sales. C’est manifestement une grande époque religieuse qui va s’ouvrir. Cette grande époque, c’est celle qui s’étend de la mort d’Henri IV au gouvernement personnel de Louis XIV, de la fondation de l’Oratoire à la mort de saint Vincent de Paul. Un nom la domine, celui de cet autre très grand saint français, dont l’action extraordinaire s’aperçoit dans toutes les démarches de la pensée religieuse française, « l’unique et multiple M. Vincent. » Former des prêtres, de vrais prêtres, de toutes les œuvres, — et elles sont innombrables, — auxquelles M. Vincent a mis la main, il n’en est aucune à laquelle il se soit plus fortement et plus constamment attaché. Et telle fut aussi l’inspiration maîtresse de Bourdoise, de Bérulle, le fondateur de l’Oratoire, d’Olier, le fondateur de Saint-Sulpice. Grâce à eux tous, grâce aux séminaires qu’ils organisent sur toute la surface du territoire, le clergé français, par sa science, sa vertu, son ardeur chrétienne de charité et d’apostolat, devient le premier du monde, et, à Rome même, on lui demande des leçons et des exemples. A cette œuvre de rénovation religieuse qui consiste à incorporer au catholicisme toutes les parties saines, légitimes et fécondes de la Réforme, la mystérieuse Compagnie du Saint-Sacrement associe secrètement les laïcs. Et le succès de ces efforts convergents est tel que la France, redevenant la nation missionnaire par excellence, va porter partout, dans le Levant, en Afrique, en Amérique, la flamme libératrice et sacrée de la civilisation chrétienne. Un peu à l’écart du grand courant catholique, s’y mêlant par ses intentions, par quelques-uns de ses héros, par ses plus grandes œuvres, s’en séparant par les tendances de sa théologie et par l’ardeur obstinée de ses controverses, Port-Royal reprend en sous-œuvre, avec plus de modération, le dessein de la Réforme, son rêve illusoire d’un retour à un christianisme primitif, austèrement immuable. De grandes âmes religieuses y vécurent, qui s’associèrent à l’effort commun contre les protestants et contre les libertins : le traité De la perpétuité de la foi, d’Arnauld et Nicole, et les Pensées de Pascal sont une date dans l’histoire de l’apologétique chrétienne.

Au point de vue religieux, Louis XIV a continué assez imparfaitement l’œuvre de Louis XIII. Se considérant comme le « capitaine » d’un vaisseau dont le Pape était le « pilote, » il aurait volontiers dicté des ordres au pilote et volontiers aussi il lui aurait imposé sa théologie. Son orgueil, son esprit d’autorité le mirent à deux doigts d’un véritable schisme, que la souple habileté de Bossuet sut épargner à la France. Louis XIV se fit d’ailleurs, contre toutes les hérésies, le défenseur intransigeant de l’orthodoxie doctrinale : il persécuta âprement les Jansénistes ; il s’employa, avec un zèle excessif, à faire condamner le quiétisme ; enfin et surtout, il commit la faute inexpiable de révoquer l’édit de Nantes, de traquer et de proscrire les protestants, de les acculer à l’exil, au sacrilège ou au martyre : il n’aboutit qu’à réorganiser contre lui une Eglise protestante, qu’à rendre vains les efforts si heureusement tentés par Bossuet pour réunir et réconcilier les deux Eglises. Si ces fautes n’avaient pas été commises, il est difficile de préjuger ce qui aurait pu advenir. Jamais l’Eglise de France n’avait été si puissamment attirante : elle avait réalisé l’union des deux antiquités ; elle avait pour elle la science et la doctrine, l’éloquence, le talent, le génie même ; ses œuvres religieuses, intellectuelles et sociales attestent, en France et hors de France, sa féconde vitalité : Bossuet et Fénelon, Bourdaloue et Massillon, Rancé et Mabillon, saint Jean-Baptiste de la Salle, sainte Marguerite-Marie Alacoque sont les témoins divers d’une vie extérieure et d’une vie cachée qui n’ont jamais été plus riches.

C’est un tout autre spéciale que nous offre le XVIIIe siècle. Non pas que la France des dernières années de l’ancien régime ait manqué d’excellents prêtres, et même de saints. Mais les interminables querelles jansénistes, les fâcheuses docilités gallicanes à l’égard d’un pouvoir royal de moins en moins respectable, les multiples abus qu’a perpétués et aggravés une longue prise de possession indiscutée ont fait à la religion officielle un tort irréparable. D’autre part, le talent et le génie littéraire sont passés du côté de l’incrédulité : Bayle, Voltaire, Diderot, les Encyclopédistes mènent une lutte sans merci contre « l’infâme. » Le protestantisme français renait de ses cendres mal éteintes et finit par obtenir un demi-droit de cité. Rome se laisse arracher la suppression de l’ordre des Jésuites. Enveloppés dans une réprobation et une hostilité croissantes, le catholicisme et l’absolutisme monarchique sont à la veille d’une crise que d’Argenson prévoyait dès 1753, et qui sera formidable.

Elle s’annonça tout d’abord assez pacifique. Les Cahiers de 1789 ne sont point, dans leur ensemble, défavorables à la religion ; ils souhaitent simplement la réforme des abus. Mais le clergé est divisé contre lui-même, et ses richesses sont un appât offert à de trop impatientes convoitises. La Constituante délie d’abord les moines de leurs vœux, puis décrète la nationalisation des biens ecclésiastiques. Rencontrant peu de résistance, — la moitié des religieux français quittèrent leurs couvents, — elle s’enhardit à imposer à ce nouveau clergé de fonctionnaires une « constitution civile » qui rompait tous liens avec Rome, ruinait toute hiérarchie ecclésiastique et subordonnait l’Eglise de France aux fantaisies du pouvoir civil. Cette fois, la guerre religieuse était déchaînée. La Législative, la Convention sévissent avec violence contre les prêtres insermentés, contre les catholiques restés fidèles, excitent contre eux les passions populaires ; le sang coule à flots ; la persécution s’en prend non seulement aux personnes, mais aux monuments et à tous les objets du culte ; contre la religion traditionnelle elle dresse des cultes nouveaux, celui de la Raison et de l’Etre suprême ; elle provoque le soulèvement de la religieuse Vendée. Enfin arrive le 9 thermidor : la liberté des cultes est proclamée et, grâce à la sagesse apostolique de l’abbé Emery, la France pacifiée, épurée par la souffrance, offre au monde étonné le spectacle d’une véritable renaissance religieuse. Cette renaissance, la persécution directoriale fit tout pour l’étouffer, mais elle n’aboutit qu’à en retarder, à en rendre plus irrésistible le triomphal épanouissement. Ce fut l’œuvre, éminemment bienfaisante, de Napoléon, de marcher dans le sens des événements et des secrets désirs de la grande majorité des Français, et, en signant le Concordat, de ruiner les derniers espoirs de l’opposition gallicane, janséniste et philosophique, et d’opérer avec Rome la réconciliation définitive de l’Eglise française.

Mais entre Rome et Napoléon, il y avait un malentendu que le temps allait faire éclater. Napoléon ne concevait pas d’autre autorité que la sienne, et la religion n’était pour lui qu’une « gendarmerie sacrée. » Pour n’avoir point voulu souscrire aux fantaisies théologiques du maître, Pie VII se vit dépouiller de ses Etats et traîner captif à Savone. Contre le Pape qui refusait l’investiture aux évêques nommés par l’Etat français, l’Empereur essaya de s’appuyer sur les restes du gallicanisme qu’il avait lui-même détruit ; il fut très mollement soutenu, et l’édifice qu’il avait restauré, chancelant par la base, menaçait ruine de toutes parts. Pour se venger de sa déconvenue, il dénonça le Concordat, multiplia les mesures persécutrices, convoqua un concile national : Rome ne céda pas, et, l’Empire une fois disparu, en dépit d’un retour offensif de l’opposition gallicane, la Restauration dut revenir au régime réparateur du Concordat de 1801.

A la faveur de ce régime, la religion avait connu une nouvelle période de prospérité ; mais en 1830 la Révolution devait lui faire payer un peu cher la protection que la légitimité restaurée lui avait trop généreusement octroyée. Dissocier ces deux causes, telle fut l’œuvre de Lamennais et du groupe de l’Avenir ; mais Lamennais était un esprit excessif, et il fut condamné. Conservant toutes les parties saines de Lamennais, son anti-gallicanisme, son goût de la liberté, ses tendances sociales, Lacordaire, Montalembert, Ozanam surent ramener au catholicisme les sympathies de l’opinion et, grâce à eux, la Révolution de 1848 ne fut pas antireligieuse. Mais quand la loi Falloux eut assuré aux catholiques français la liberté d’enseignement, ils se divisèrent sur la plupart des questions d’ordre politique et théologique qui se posaient à eux. Le Concile du Vatican vint mettre fin à toutes ces discussions, donner le coup de grâce au gallicanisme, tandis que, par la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, la France mystique recevait une satisfaction qu’elle réclamait depuis plusieurs siècles.

Depuis 1870, les rapports de l’Église et de l’Etat français ont été presque constamment très tendus : mais l’indifférence ou l’hostilité des pouvoirs civils, bien loin de nuire au développement de l’idée religieuse, semblent au contraire lui avoir plutôt servi de stimulant, s’il est vrai que jamais, depuis deux siècles, au double point de vue intellectuel et social, comme au point de vue de son expansion extérieure, le catholicisme français n’a été plus florissant, plus vivant, plus fécond en œuvres et en hommes. La loi de séparation, la rupture avec Rome n’ont pas ralenti ce curieux mouvement. D’autre part, le rôle du clergé et des catholiques pendant la Grande Guerre a fait tomber bien des préjugés, et la France victorieuse, affamée de paix religieuse, n’a pu conserver à l’égard du Vatican l’attitude boudeuse qu’elle avait affectée au temps de ses défaites et de son isolement. Elle a renoué avec Rome, et il semble qu’une ère nouvelle va s’ouvrir où la religion ne rencontrera plus d’obstacle légal à son rôle moralisateur et à son action civilisatrice.


III

Présenter un grand nombre de faits, judicieusement choisis et minutieusement contrôlés, sous une forme claire, exacte, animée ; en démêler avec sagacité le caractère, l’enchaînement et la suite : c’est là sans doute la première obligation et la tâche essentielle de l’historien. Ce n’en est pourtant pas la seule. L’histoire n’est pas une simple collection de faits bruts et morts. Ces faits ont un sens ; ils sont chose vivante, étant chose humaine, et le véritable historien est celui qui sait en dégager la signification générale, et qui, sans cesser d’être historien, ne dédaigne pas d’être philosophe.

A cette condition suprême de la grande histoire, M. Georges Goyau a largement satisfait. Ce qui forme, selon moi, le mérite éminent de son Histoire religieuse de la France, c’est qu’elle est tout entière dominée par une idée générale qui, issue naturellement des faits, reparaît à tous les tournants de son livre, chaque fois formulée en des termes d’une ingénieuse et expressive justesse. Cette idée, qui s’épanouit magnifiquement dans son dernier chapitre, c’est qu’il y a, si l’on peut dire, entre le catholicisme et la France, une sorte d’harmonie préétablie, dont nos vingt siècles d’histoire sont, à proprement parler, la constante, la vivante illustration. M. Goyau rappelle, — ce sont les dernières lignes, évidemment symboliques, de son Histoire, — le curieux hommage que, dès le IXe siècle, un arrière-petit-fils de Charlemagne, l’empereur Louis II, rendait à « la vocation missionnaire » de la France : « La nation des Francs, disait-il, a fructifié pour Dieu, ce sont des fruits nombreux et très féconds, parce que non seulement elle croit, mais parce qu’elle en convertit d’autres, en leur apportant le salut. » — « Cette définition carolingienne de la France, ajoute fortement l’historien, résume encore, onze cents ans plus tard, notre histoire religieuse, parce que notre âme elle-même s’y trouve résumée. » On ne saurait mieux, ni plus justement dire ; et dans cette simple phrase, M. Georges Goyau nous a livré lui-même l’âme, souvent visible, et partout présente, de tout son livre.

L’empereur Louis II n’est certes pas le seul qui, au cours de ces vingt siècles d’histoire, ait reconnu et affirmé cette singulière « vocation » du génie français, et avec une visible complaisance, M. Goyau a recueilli et rapporté, à cet égard, de fort suggestifs et éloquents témoignages. C’est au Ve siècle saint Avit écrivant à Clovis : « Puisque Dieu veut bien se servir de vous pour gagner toute votre nation, offrez une part du trésor de foi qui remplit votre cœur à ces peuples assis au delà de vous ; ne craignez pas de leur envoyer des ambassades et de plaider auprès d’eux la cause de Dieu, qui a tant fait pour les Francs. » C’est au VIe siècle, le rédacteur inconnu du prologue de la loi salique : « Vive le Christ qui aime les Francs ! disait-il... Car cette nation est celle qui, petite en nombre, mais brave et forte, secoua de sa tête le dur joug des Romains, et qui, après avoir reconnu la sainteté du baptême, orna somptueusement d’or et de pierres précieuses les corps des saints martyrs, que les Romains avaient brûlés, massacrés, mutilés, ou fait déchirer par les bêtes. » C’est saint François d’Assise qui, voulant « se réserver la province qui serait le plus à la gloire de Dieu, au profit des âmes et au bon exemple de la religion, » s’écrie : « Je choisis la province de France, parce que les Français témoignent un grand respect au corps du Christ, » et qui, jusqu’au bout, nous dit son biographe, Celano, « continua d’aimer la France, l’amie du corps du Seigneur, et de désirer y mourir, à cause de sa révérence pour les saints Mystères. » C’est Jeanne d’Arc écrivant au Duc de Bourgogne : « Ceux qui font la guerre au dit saint royaume de France, font la guerre au roi Jésus, » et rêvant d’entraîner les Anglais « là où les Français feront le plus beau fait qui oncques fut fait pour la chrétienté. » C’est enfin le patriarche de Constantinople écrivant à Charles V : « Vous êtes le pôle vers lequel se dirige le vaisseau de l’Eglise. »

Il y a une nation dans l’histoire qui, certes, a eu ses faiblesses et ses heures de défaillance, mais qui, invinciblement idéaliste, a toujours fait passer ses intérêts matériels après certains intérêts d’âme qu’elle estimait supérieurs, et qui, d’autre part, toujours éprise d’apostolat, n’a jamais pu garder pour elle toute seule les vérités qu’elle croyait avoir conquises. Il y a une nation qui, concevant toutes choses sous les espèces de l’unité et de l’universalité, n’a jamais pu admettre que les peuples fussent au fond différents les uns des autres et qu’une même doctrine spirituelle ne dût pas rassembler un jour tous les membres de la grande famille humaine. Sur tous ces points, il y avait accord préalable, rencontre spontanée, harmonie préétablie entre le génie français et l’idéal catholique. Comment s’étonner que, de toutes les nations du monde, — n’en exceptons ni l’Italie, ni l’Espagne, ni même la Pologne, — la France soit celle qui ait le mieux accueilli, le plus profondément compris et le plus généreusement pratiqué le catholicisme, et qui ait seule obtenu et justifié le titre de « fille ainée de l’Eglise ? » Le catholicisme s’est si bien incorporé à la substance même de l’âme française qu’il en est devenu littéralement inséparable. Les plus farouches adversaires du catholicisme sont, chez nous, à leur insu, imprégnés de l’esprit catholique, et la Révolution française n’aurait pas eu ce caractère d’activé propagande internationale qui la différencie si curieusement de la Révolution anglaise, par exemple, si la « mentalité » catholique n’en avait pas inspiré les démarches, dicté les attitudes, déterminé les objectifs. Français que nous sommes, héritiers d’une tradition vieille de vingt siècles, que rien n’a pu briser, et dont le temps n’a fait que multiplier les mailles, que nous le voulions ou non, nous avons le catholicisme dans le sang. Il y a des tuniques de Nessus qu’aucun effort ne saurait arracher des épaules qui les ont une fois revêtues.

A deux reprises, au cours des temps modernes, la France s’y est énergiquement appliquée, et, un moment, on aurait pu croire qu’elle allait y réussir. Le cardinal de Lorraine, vers le milieu du XVIe siècle, estimait, — avec quelque exagération d’ailleurs, — qu’elle était, aux deux tiers, « infectée » par l’hérésie protestante, et, de nos jours encore, il se trouve, après Quinet, des historiens pour croire qu’elle a été sur le point de passer tout entière à la Réforme, et pour regretter qu’elle ne l’ait pas fait. C’est là, selon moi, une vue bien peu historique et bien peu philosophique tout ensemble. La contingence des grands faits de l’histoire est fort limitée. Si la Réforme n’a pas triomphé chez nous, c’est qu’il y avait entre la Réforme et le tempérament français incompatibilité foncière. A-t-on suffisamment observé que Calvin était un génie infiniment plus catholique que Luther, et que son œuvre a surtout consisté à réédifier, à son propre profit, un catholicisme plus rigide, moins hospitalier, moins susceptible d’évolution et d’adaptation que l’ancien ? C’est par là d’ailleurs qu’il a séduit nombre de ses coreligionnaires. Mais si l’ensemble du pays a combattu, et finalement repoussé, ce sombre individualisme religieux, c’est qu’épris d’action, et d’action collective, le Français n’a pas pu admettre une doctrine qui lui refusait l’espoir de faire son salut en agissant pour autrui. Le Français se demandera toujours si « la foi qui n’agit pas » est « une foi sincère. » Ses goûts esthétiques, sa sociabilité, son instinctive modération s’opposaient également aux tendances contraires de la Réforme, et il consentit à la tolérer, mais non à s’y asservir. Le cas d’Henri IV, l’un des plus Français de nos rois, est, à cet égard, infiniment curieux. Sur sa conversion, — qui fut plus sincère, réfléchie et sérieuse qu’on ne l’a parfois prétendu, — nous n’avons pas tous les détails intimes et précis que nous voudrions posséder. Mais nous en savons assez pour entrevoir non seulement « les puissantes et subtiles raisons théologiques dont il était rebattu par M. du Perron, » mais encore et surtout les profondes raisons psychologiques et morales qui, peu à peu, l’ont détaché du protestantisme et conduit au catholicisme. Le tempérament national a réagi en lui au contact d’un catholicisme plus exactement connu, et il s’est découvert avec la vieille religion traditionnelle des « affinités électives » qu’il ne soupçonnait pas. Voilà tout le mystère de sa conversion, et elle a une valeur représentative qu’on ne saurait s’exagérer.

Deux siècles se passent, et voilà que le catholicisme, rendu solidaire des fautes et des abus de l’ancien régime, semble de nouveau devoir être emporté dans l’effroyable tourmente d’où va sortir une France nouvelle. Cette fois, il a contre lui non seulement les appétits, et les idées ou les préjugés à la mode, mais la force, en apparence toute-puissante, du pouvoir civil. Toutes ces passions coalisées ne peuvent prévaloir contre la fierté et l’intégrité de certaines consciences et contre l’instinct national ; et quand la poussière du combat est tombée, on s’aperçoit que cette « superstition » « gothique » dont on a tant médit, et qu’on a cru ensevelir sous les sarcasmes et sous les ruines, maintenant qu’elle est dégagée de compromissions fâcheuses, est redevenue plus vivace et plus profondément respectée qu’elle ne l’était à la veille de la Révolution. Cette fois encore, l’épreuve, qui devait lui être fatale, n’a fait que consolider l’antique croyance héréditaire.

Que la France soit une terre essentiellement catholique, et que, comme telle, elle soit proprement nécessaire à l’Église, on le sait bien, on l’a toujours su à Rome, et c’est pourquoi Rome a toujours été indulgente aux écarts et aux défaillances de la pensée ou de l’action de la France. Pie VII n’a pas tenu rigueur à notre pays des excès de la Révolution, et il n’a reculé devant aucune concession pour lui rendre la paix religieuse ; la brutalité même de Napoléon n’a pas découragé sa bienveillance. La prédilection de Léon XIII, — et de Rampolla, — à notre égard était légendaire. Pie X, qui n’avait point à se louer de nos gouvernants, vantait, en toute occasion, la piété française, et il déclarait que « si le surnaturel vit partout dans le monde, il vit surtout en France. » Et ce fut une des grandes joies de Benoît XV de pouvoir, avant de mourir, renouer avec la victorieuse patrie de Jeanne d’Arc. C’est qu’en bon élève de Rampolla et de Léon XIII, il savait bien, par l’exemple du passé, tout ce que l’Eglise de demain est en droit d’attendre de la grande « nation apôtre. » Dans le dernier chapitre de son Histoire, M. Goyau nous trace un tableau saisissant et précis de ce que fut au XIXe siècle et au début du XXe l’œuvre catholique de la France. On songe, en le lisant, à telle parole célèbre de Michelet que les étrangers seuls auraient le droit de citer et d’approuver, ou encore à ces vers de Shakspeare : « France, dont l’armure est conscience, descend avec le bouclier sur les champs de bataille où l’appellent le zèle et la charité, comme le propre soldat de Dieu. » A l’heure où de tous côtés, une trop habile ou criminelle propagande reproche injustement à la France son prétendu « impérialisme, » l’intolérable étroitesse de son « égoïsme sacré, » il est bon de rappeler quelques-uns de ses titres à la reconnaissance de ceux que les grandeurs spirituelles ne laissent pas indifférents.

C’est à notre XVIIe siècle que remontent les deux principaux groupements de nos missionnaires français : les Lazaristes, qui ont eu saint Vincent de Paul pour fondateur, et les Missions étrangères. Ces dernières évangélisaient en 1916 315 861 Chinois, nos Lazaristes 509 208 ; nos Franciscains 10 700, nos Jésuites, près de 300 000. Des 1 400 000 catholiques que compte la Chine, les quatre cinquièmes sont des convertis de la France. Dans l’Indo-Chine, 807 700 sur 1 100 000 catholiques, en Corée, 86 405 relèvent des prêtres des Missions étrangères, qui ont réussi à s’ouvrir le Japon et à y baptiser 70 213 âmes. Dans l’Inde et à Ceylan, un million de catholiques sont tributaires de l’apostolat français ; ils sont 261 000 à Madagascar. Dans le reste de l’Afrique, les religieux de Libermann, les Pères du Saint-Esprit, les Pères blancs de l’admirable Lavigerie ont révélé le Christ et la France à 438 581 chrétiens et à 168 621 catéchumènes. Nos missions d’Océanie comptent 160 000 fidèles. Il faut renoncer à chiffrer toutes les conquêtes catholiques françaises du Levant, et quand, en 1893, Léon XIII voulut se faire représenter au Congrès eucharistique de Jérusalem, c’est un Français, le cardinal Langénieux, qu’il choisit comme légat pontifical. Ce choix était un hommage et un symbole.

L’apostolat français, comme la colonisation française, a ceci de caractéristique que, bien loin de s’imposer du dehors et de se retrancher dans un isolement dédaigneux, il associe bien vite à son effort les âmes mêmes qu’il se propose d’éclairer et de sauver. Les Missions étrangères ont recruté 1 625 625 fidèles : leurs 46 évêques sont assistés de 1 258 missionnaires et de 1 008 prêtres indigènes, de 3 278 catéchistes et de 6 537 religieuses ; 47 séminaires dispensent l’enseignement religieux à 2 311 séminaristes qui, à leur tour, iront, au péril de leur vie, porter l’Evangile à de nouvelles populations païennes ou barbares.

Car on pensa bien que pour arracher à leurs erreurs, à leur immoralité tant d’êtres humains, il ne suffit pas de verser son or, — en 1911, sur les sept millions que récoltait l’œuvre de la Propagation de la Foi, plus de trois millions venaient de chez nous, — il faut aussi verser son sang. « On calculait en 1900, écrit M. Goyau, que les trois quarts des prêtres, frères et religieuses, affectés aux missions par les diverses nationalités, étaient originaires de chez nous, et que la France pouvait revendiquer les cinq sixièmes des martyrs. » Et cela revient à dire que si la France n’a, certes, pas le monopole de la sainteté, elle est, à cet égard, la plus largement privilégiée des nations chrétiennes. Sur 18 prêtres séculiers du XIXe siècle qui sont déjà saints, bienheureux ou vénérables, 9 sont des Français. Au jubilé, par lequel, en 1900, Léon XIII a clôturé le XIXe siècle, il exalta 77 nouveaux bienheureux, morts martyrs en Chine, et surtout en Annam : 67 sont des indigènes ; les 10 autres sont Européens, et tous Français, un lazariste, et 9 prêtres des Missions étrangères. Un peu plus tard, Pie X met au nombre des bienheureux 33 nouveaux martyrs : 29 sont Chinois ou Annamites ; les 4 quatre autres sont Français. Qu’ajouter à la parlante et probante éloquence de pareils chiffres ?

Et la solidarité que la nature et l’histoire ont établie entre le catholicisme et la France est telle que, en vertu d’une sorte de loi à laquelle on n’aperçoit pas d’exceptions, les destinées de la collectivité française ont toujours suivi, ou inversement, celles de l’Eglise catholique. Le XVIIe siècle est une grande époque dans l’histoire de notre pays ; il en est une aussi dans l’histoire générale du catholicisme ; et quelques-uns des plus beaux génies dont puisse s’honorer la pensée catholique, — un Pascal, un Malebranche, un Bossuet, — sont aussi parmi les plus pures gloires de la pensée française. Le XVIIIe siècle, au contraire, qui n’est, suivant le mot de Faguet, « ni chrétien, ni Français, » n’a pas été plus favorable au développement de la puissance française qu’à l’extension de l’idée catholique : Frédéric II aurait moins goûté le génie de Voltaire, si Voltaire n’avait pas pris pour mot d’ordre d’« écraser l’infâme, » et Voltaire n’a pas su voir dans le « roi philosophe » l’ennemi mortel de sa patrie. Le traité de Francfort a consacré, tout à la fois, l’abaissement politique de la France et l’exaltation de l’empire luthérien des Hohenzollern. Si Guillaume II avait été le vainqueur de la grande guerre, il n’eût pas été, nous le savons, tendre au catholicisme. Mais il a été le vaincu de cette terrible guerre qu’il avait si imprudemment déchaînée ; et la situation de 1871 se trouve totalement renversée.

Il est aujourd’hui moins douteux que jamais que la victoire de 1918 a été une victoire catholique, et, de l’aveu des observateurs les plus divers et les moins suspects, c’est sans contredit l’Église catholique qui a le plus visiblement bénéficié de l’effondrement de l’Empire « évangélique » et de la disparition de l’« orthodoxe » Empire des Tsars. La renaissance de deux grandes nations catholiques, la Pologne et l’Irlande, l’exaltation des trois nations latines et catholiques, Italie, France et Belgique, ces prodigieux événements de l’histoire contemporaine ont rendu à Rome tout son ancien prestige. Dans un monde enfin pacifié, et qui, plus que jamais, a besoin pour revivre d’autorité morale, la parole est au grand pape qui vient de monter sur le trône de saint Pierre. Il sait trop bien l’histoire pour ne pas compter sur la France. Car cette victoire catholique est, en même temps, une victoire, non pas exclusivement, mais surtout française. On pouvait en douter au lendemain de l’armistice, et, un moment, on pouvait se demander si l’Angleterre n’allait pas être la grande victorieuse de la grande guerre. L’émancipation des Dominions, le détachement de l’Irlande, et, demain peut-être, celui de l’Ecosse, où se dessine un mouvement séparatiste, les revendications de l’Egypte, des Indes, du Transvaal, la formidable crise économique et sociale où se débat un pays qui n’a pas su rester suffisamment agricole, tous ces faits, qui sont d’hier, nous prouvent que la Grande-Bretagne est infiniment moins forte qu’elle ne l’était en 1914. Redevenue la grande force d’équilibre de l’Europe continentale, ayant à ses portes un immense Empire africain à faire fructifier, souveraine incontestée d’un riche et paisible domaine colonial, appuyée sur des alliances et des amitiés nouvelles, plus robuste, plus saine et plus glorieuse qu’elle ne l’a jamais été, la France saura bien triompher des difficultés passagères avec lesquelles elle se trouve maintenant aux prises. Si elle parvient à conjurer la crise de sa natalité, si, avertie par l’expérience, elle renonce définitivement à user sa vitalité en de pauvres querelles intérieures, si, en un mot, elle n’admet pas que rien désormais n’altère son vrai visage, qui est celui d’une grande puissance spirituelle, dans le monde renouvelé de demain, elle n’aura pas à se plaindre de sa destinée.

Un livre qui pose et soulève de pareilles questions n’est pas seulement une œuvre historique de premier ordre ; c’est un livre bienfaisant. En écrivant son Histoire religieuse de la France, M. Georges Goyau a fait œuvre d’excellent Français.


VICTOR GIRAUD.

  1. Histoire de la nation française, publiée sons la direction de M. Gabriel Hanotaux. — Histoire religieuse, par M. Georges Goyau, Illustrations de M. Maurice Denis. 1 vol. gr. in-4o ; Plon, 1922.