Une Idylle monacale au XIIIe siècle - Christine de Stommeln

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Une Idylle monacale au XIIIe siècle - Christine de Stommeln
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 275-294).
UNE
IDYLLE MONACALE
AU XIIIe SIÈCLE

CHRISTINE DE STOMMELN.

Les savans physiologistes qui, de nos jours, ont porté hardiment l’expérience sur les confins mal définis du corps et de l’âme ont très bien aperçu combien l’histoire des exaltations religieuses du passé projetait de lumière sur leurs recherches. Lues avec attention et au grand jour des découvertes nouvelles, les légendes des extatiques, les récits de possessions ont reçu la plus éclatante des confirmations, ou, pour mieux dire, le plus décisif des commentaires. Les faits qu’ils racontent ont pu être observés, analysés, presque reproduits à volonté. Entre toutes les mystiques du moyen âge, Christine de Stommeln est peut-être celle dont la vie se prête le mieux à ce genre d’étude. Nous avons sa correspondance, le journal de ses épreuves. Tout cela est d’une naïveté au-dessus du soupçon. La patience des Bollandistes[1], qui ont consacré trois cents pages in-folio à ces chimères, nous permet de suivre dans les derniers détails un des cas pathologiques les plus bizarres que présentent les annales de l’hallucination, et de voir en même temps combien l’âme pouvait mêler de sentimens touchans aux plus étranges erreurs des sens.

La pieuse extatique dont nous parlons naquit en l’année 1242. Elle eut pour parens des paysans aisés du village de Stommeln, situé à environ cinq lieues au nord-ouest de Cologne. Son père s’appelait Henri Bruso, sa mère Hilla. La maison où elle vit le jour existe encore, et a conservé le nom de Brusius Haus. Son éducation fut très ordinaire ; elle n’apprit pas à écrire, et ne savait guère lire que son Psautier, où il semble qu’elle acquit une certaine habitude du latin. Elle comprenait cette langue, quand on la lui lisait lentement. Sa vie ne différa pas essentiellement de celle de tant d’autres saintes femmes qu’une dévotion ardente et un tempérament troublé conduisirent aux visions, aux sensations extraordinaires, aux stigmates. Dès l’âge le plus tendre, elle contracta, comme sainte Catherine de Sienne, un mariage mystique avec celui qu’elle appelait « son très doux, très cher, son intime époux. » Elle avait des hallucinations dévotes, des extases, des spasmes, qui duraient fort longtemps. Elle voyait Jésus-Christ, croyait sentir sa main la toucher, et restait des journées sous l’impression de ce contact. Certains cantiques allemands la faisaient tomber dans des pâmoisons qui la tenaient des heures.

Bientôt sa patience fut mise à la plus singulière des épreuves. Les démons s’emparèrent d’elle, lui firent subir les plus atroces tortures, obsédèrent son imagination des plus hideuses images, lui suggérèrent les plus affreux conseils. Le P. Papebroch s’est livré à une longue dissertation pour montrer qu’un tel fait n’est pas unique et que souvent Dieu se plaît à soumettre ses élus à cette cruelle tentation. Christine resta inébranlable. Le martyre qu’elle endurait était inouï. Toutes les douleurs de la passion de Jésus-Christ semblaient réunies en sa personne. Plongée dans la méditation non interrompue de ce que souffrit le Christ, elle sentait se renouveler en elle tous les détails de ce drame sanglant. Le plus caractérisé de ces détails, les stigmates aux pieds et aux mains, ne tardèrent pas à se montrer. Depuis que les compagnons de saint François d’Assise avaient cru devoir relever la sainteté de leur maître par cette similitude étrange avec le Christ, les stigmates passaient pour un trait de la plus haute sainteté. Pierre de Dace, dont nous parlerons bientôt, avoue qu’il y rêva depuis son enfance. Un autre ordre d’idées avait été mis en vogue, un demi-siècle avant notre Christine, par une extatique nommée comme elle Christine, de Saint-Trond-en-Hasbain, et surnommée Mirabilis: c’était la possibilité de descendre dans le purgatoire et l’enfer et d’en partager les supplices. Il est plus que probable que Christine de Stommeln connut la réputation de sa devancière, rendue célèbre par Thomas de Cantimpré. Elle lui dut peut-être son nom, étant née, dit-on, le jour de sa fête, et voulut être l’héritière du privilège surnaturel qu’avait eu Christina Mirabilis de prendre pour elle la part de purgatoire réservée à certaines âmes qu’elle avait aimées. Seulement, par l’usage immodéré qu’elle en fit, Christine de Stommeln dépassa de beaucoup la sainte qu’elle prit pour modèle et qui avait pratiqué ces singuliers actes de dévoûment avec moins de prodigalité.

Sa famille accueillit d’abord très mal ses prétentions, surtout quand, s’autorisant des droits de sa sainteté précoce, elle quitta la maison paternelle pour aller mener à Cologne une vie de vagabondage et de mendicité, qui, sans une protection spéciale du ciel, eût été pleine de dangers. Dans un béguinage où elle se fixa, elle fut également méconnue. On la traita de folle; les bizarres épreuves auxquelles la soumettaient les démons provoquaient le sourire. Il est certain que, de nos jours, l’étrange journal qui nous en a été gardé trouverait sa place dans les annales des maladies nerveuses. Ces hideuses visions, ces alternatives de joies célestes et de tristesses mortelles, ces tentations de suicide, ces accès de catalepsie, ces perversions totales du sens du goût, ces aberrations du tact, aboutissant aux plus horribles sensations, prises pour des réalités, sont des symptômes de maladies classées et soigneusement observées. La pauvre fille qui en était le sujet fût certainement restée inconnue, si elle n’eût rencontré, comme sainte Catherine de Sienne et comme, de nos jours, Catherine Emmerich, une personne d’un certain talent, capable d’être l’interprète de ses sentimens et l’auteur véritable de sa réputation.

C’était un jeune dominicain suédois, originaire de l’île de Gothland, et qu’on appelait, selon l’usage du temps, Petrus de Dacia. Ses supérieurs l’envoyèrent, comme presque tous les jeunes religieux de son âge, faire ses études théologiques d’abord à Cologne, puis à Paris. C’était une âme rêveuse, portée à ce qu’il appelle lui-même l’acedia; quoique très pieux, il trouvait dans la vie monastique beaucoup de tristesse. La méditation assidue de la passion de Jésus-Christ, des douleurs de la Vierge, des supplices des martyrs, le tenait dans un état de mélancolie habituelle. Il cherchait une âme qui fût en harmonie avec la sienne et où il pût trouver réalisé l’idéal de sainteté souffrante qu’il avait conçu. Le 21 décembre 1267, il vit pour la première fois Christine, et ce jour décida de sa vie. Les sentimens de joie et de consolation intérieure qu’il éprouva, l’ardente dévotion dont il fut pénétré, lui parurent quelque chose de surnaturel. Il se sentit tout changé. Les miracles qu’il crut voir l’émerveillèrent. Ce qu’il y avait d’égaré et de touchant dans l’état de la jeune fille parla vivement à ses sens. Christine fut pour lui bienveillante et familière. Elle l’appela par son nom, le prit tout d’abord pour son frère spirituel, l’admit aux confidences les plus délicates, lui permit de lui rendre les services les plus intimes. Il passa toute la nuit auprès d’elle. La pitié qu’il éprouva en voyant couler son sang et naître ses plaies redoubla son amour. Il la soutenait en lui citant les exemples des saints. À deux reprises, la patiente porta la main sous ses vêtemens et en retira un clou sanglant portant des lambeaux de sa chair. Elle donna au jeune moine l’un des clous, tout chaud encore de la chaleur de son sein. Pierre le garda comme une relique, dont ne se détachèrent plus ni ses yeux ni son cœur. O felix nox, s’écria-t-il, o beata nox !……….. O dulcis et delectabilis nox, in qua mihi primum est degustare dation quam suavis est Dominus !

Rendu à son couvent de Cologne, Pierre ne fit que rêver de ce qu’il avait vu à Stommeln. Il maudissait la nuit qu’il y avait passée de s’appeler nox, mot de chétif augure, co quod oculis noceat ; c’est jour qu’elle aurait dû s’appeler. De même que la Vierge conçut le Fils de Dieu dans la nuit, lui aussi conçut Dieu dans cette nuit. Il passa les fêtes de Noël qui suivirent dans une sorte d’extase. Son âme s’était tellement attachée à la pensée de la touchante martyre, qu’il ne pouvait plus penser à Dieu sans penser à elle. Ses lectures de l’Écriture sainte ne servaient qu’à lui fournir des textes en rapport avec sa passion : Nox illuminatio mea in deliciis meis…. Dies quam fecit Dominus, exultemus et lœtemur in ea,

Naturellement Pierre chercha toutes les occasions de retrouver l’amie spirituelle qui l’avait blessé au cœur. Ces occasions furent assez fréquentes. Les dominicains de Cologne venaient souvent visiter le village de Stommeln, qui était en quelque sorte dans leur clientèle religieuse. Pierre ne manquait jamais une de ces visites. Le 24 février 1268, il revit la personne qui avait fait sur lui une si profonde impression. Cette fois, elle était dans un de ses momens de calme. Le curé l’invita à dîner. Christine, en dehors de ses heures d’épreuve, paraît avoir été une jeune fille fort attachante, simple, souriante, aimable, innocente, pleine de grâce en ses mouvemens. Son vêtement religieux, composé d’un grand voile qui la drapait de la tête aux pieds, lui donnait beaucoup de charme. Le pauvre Pierre fut plus ravi que jamais, et son enthousiasme lui inspira une pièce de vers qui est sûrement une des plus bizarres compositions qu’on puisse citer. L’auteur se crut obligé de la commenter lui-même et de donner sur chaque mot des explications philosophiques, théologiques, mystiques, pleine de subtilité.

Cette visite fut suivie, dans le courant de l’année 1268 et dans les premiers mois de 1269, de plusieurs autres, dont Pierre nous a soigneusement raconté les détails. Ses récits sont d’une extrême sincérité. Pierre ne crut pas évidemment un seul instant manquer à ses devoirs en se laissant aller pour sa compagne spirituelle aux sentimens les plus tendres. De son côté, celle-ci témoignait au jeune religieux le plus entier abandon. Elle vivait à cette époque dans sa famille, et faisait assez souvent le voyage de Cologne pour gagner les indulgences et voir son ami. Quand Pierre et ses compagnons venaient à Stommeln, le curé faisait appeler Christine ; parfois même les religieux étaient invités à la ferme du père de la jeune fille. Celle-ci versait l’eau sur les mains des hôtes et les servait ; Pierre passait auprès d’elle les journées et les nuits, priant avec elle, répondant à ses questions pieuses, lui expliquant tantôt les hiérarchies de Denys l’Aréopagite, tantôt les degrés de la contemplation de Richard de Saint-Victor. Pendant ses extases, il la touchait, comptait ses soupirs, mesurait sa respiration. Ces deux âmes innocentes se racontaient leurs rêves et s’exaltaient réciproquement. Il y a quelque chose de touchant dans le récit d’une promenade qu’ils firent ensemble et où Christine lui adressa les questions les plus naïves.

Les compagnons de Pierre, presque tous Suédois comme lui, ne trouvaient pas moins de douceur à ces visites. Les frères prêcheurs de Cologne avaient, comme nous l’avons dit, les plus intimes relations avec Stommeln. Il en résulta une petite société dominicaine, composée de Christine, du curé de Stommeln, de sa sœur Gertrude, qui chantait les cantiques d’une voix très douce, de quelques pieuses femmes, portant le costume des béguines, de la vieille et respectable Géva, abbesse de l’abbaye de Sainte-Cécile de Cologne, qui avait à Stommeln sa maison de campagne. Pierre a pris plaisir à nous laisser le portrait de ces différentes personnes, et il y a mis quelque talent. Celle qu’il préfère est évidemment Hilla van den Berghe, l’amie intime de Christine. Il fait les plus grands éloges de la sérénité qui régnait dans son âme, du parfum virginal qui s’exhalait de toute sa personne. « Sa gaîté, dit-il, était sérieuse, et son sérieux plein de gaîté... Après Christine, je ne crois pas avoir vu une jeune fille d’une plus grande pureté; il me semblait qu’elle ne savait pas pécher, et Dieu m’est témoin que je n’ai jamais surpris en elle un geste, un signe, un mot lascif, quoique je la considérasse attentivement et que j’aie vécu avec elle souvent et longtemps dans la plus grande familiarité. » La vieille Aléide, qui avait perdu les yeux à force de pleurer, était un modèle de patience. L’abbesse Géva, toujours entourée de jeunes demoiselles nobles dont elle faisait l’éducation, était dans les meilleurs termes avec l’ordre de Saint-Dominique[2]. Tout cela formait une sorte de coterie dévote, où régnait beaucoup de cordialité.

Pierre en était en quelque sorte l’âme. Ces pieuses dames aimaient à l’entendre discuter les questions les plus ardues de la théologie, commenter les cantiques pieux, expliquer par les cercles de Ptolémée l’hymne qu’on chante à l’office des vierges : Post te canentes cursitant. Géva n’avait jamais assisté à une argumentation théologique. Elle voulut un jour que Pierre et son compagnon italien, frère Aldobrandini, discutassent la question : « Jésus a-t-il plus donné à saint Pierre, en lui confiant son église, qu’à saint Jean, en lui confiant sa mère? » Aldobrandini, qui était du patrimoine de saint Pierre, plaida pour Pierre ; le Suédois plaida pour Jean. Les frères mineurs, comme on devait s’y attendre, décriaient fort cette petite société, où ils n’étaient pas admis. Ils ne s’interdisaient même pas les calomnies, et leur mauvaise humeur contre Christine s’exprimait de toutes les manières. Celle-ci, sans avoir jamais appartenu, même comme tertiaire, à l’ordre de Saint-Dominique, était néanmoins affiliée à l’ordre par des lettres de confraternité; elle y avait ses confesseurs, ses confidens ; elle était dès lors virgo devota ordinis Prœdicatorum.

Ces relations, qui firent évidemment le bonheur des âmes simples qui y prirent part, ont fourni à Pierre des tableaux frappans de vérité et qui ne manqueraient pas de charme, si, trop souvent, des détails d’un matérialisme choquant n’interrompaient les effusions d’une spiritualité à laquelle on est parfois tenté de dire ;


Fallit te incautum pietas tua.


L’affection tendre de ces saintes personnes, la naïveté avec laquelle elles avouent le plaisir qu’elles ont à se trouver ensemble et les rares qualités qui les rendent aimables les unes aux autres, les petits cadeaux qu’elles se font, ne rendent que plus pénibles à lire les passages consacrés à des méfaits sataniques, toujours ridicules, et qui montrent chez le bon frère Pierre un manque complet de goût et de tact. On s’étonne qu’une jeune fille aussi accomplie que Christine ait pu trouver dans son imagination ces horribles tableaux. Tantôt c’est un immonde crapaud qu’elle sent monter lentement sous sa robe, qui se réchauffe sur sa poitrine, applique ses hideux baisers sur ses seins, enfonce ses griffes dans sa chair ; elle l’écarte en passant sa main entre lui et sa poitrine ; la bête tombe à terre en faisant le bruit creux et sourd d’une vieille chaussure crevée. Tantôt il lui semblait que ses alimens se changeaient en araignées, en crapauds ; elle sentait le froid de ces animaux dans sa bouche ; elle vomissait. A diverses reprises, elle crut qu’un serpent se glissait dans son corps, s’insinuait dans toutes les parties, lui dévorait les entrailles. Une fois, cela dura huit mortelles journées, qui furent l’équivalent d’un purgatoire. Le plus choquant de ces épisodes est sûrement celui qui amena pour la neuvième fois Pierre de Dace à Stommeln. Aucune plume ne voudrait plus transcrire ces pages, que le bon Bollandus a copiées sans s’arrêter. D’autres épreuves, d’une nature plus délicate, sont racontées avec une touchante simplicité. Dans ces âmes étrangères à notre éducation raffinée, des sentimens doux et purs allaient fort bien à côté de grossièretés que personne maintenant n’essaierait d’excuser.

Le plus souvent, Christine cachait ses stigmates et témoignait du mécontentement quand on lui en parlait. Pierre était avide de les voir et saisissait les momens où les mains de son amie sortaient de ses voiles pour les apercevoir à la dérobée. Ils avaient d’ordinaire l’aspect de cicatrices rougeâtres, de la largeur d’un esterlin, sans profondeur, variant de grandeur. D’autres fois, ils ressemblaient à des croix rouges ornées de fleurs. Quelquefois on eût dit une croix principale, des bras de laquelle naissaient deux autres plus petites. D’autres fois enfin, la paume de la main montrait autour de la blessure centrale quinze taches rougeâtres, distribuées symétriquement. Les pieds offraient des blessures analogues et saignaient fréquemment. Enfin le front et le cœur présentaient aussi l’impression sanglante des plaies du Christ. A la vue de ces merveilles, la dévotion de frère Pierre éclatait en larmes, en cris d’enthousiasme, et quelquefois il employait des fraudes pour se procurer et procurer aux autres le spectacle qui le ravissait : « Un sentiment intérieur m’assurait, dit-il, que l’affection que j’avais pour Christine venait du ciel. » Un jour qu’il dut la porter entre ses bras dans une de ses épreuves, il ressentit une douceur qu’il n’avait jamais éprouvée jusque-là.

Ces délices spirituelles eurent leur fin vers Pâques de l’an 1269. Pierre de Dace reçut alors de ses supérieurs l’ordre de partir pour Paris, afin de continuer ses études de théologie. Échard fait remarquer qu’il dut y avoir pour maître saint Thomas d’Aquin. Pierre, en tous cas, ne perdit pas un moment à Paris le souvenir de son amie. Ce fut l’origine d’une correspondance qui s’étend du 10 mai 1269, jour de l’arrivée de Pierre à Paris, jusqu’au 27 juillet 1270, jour de son départ, et qui peut passer pour un des documens les plus curieux qui nous soient parvenus sur les détails intimes de la vie mystique au XIIIe siècle. Conservée par Pierre de Dace lui-même et par les amis de Christine à Stommeln, puis portée avec le corps de la bienheureuse à Juliers, elle y fut plus tard copiée par Bollandus. Christine, à cette première époque, empruntait pour écrire la plume de son confesseur, Gérard de Griffon. Elle dictait sans doute en allemand. Le latin de ces lettres est simple et tout à fait différent de celui de Pierre de Dace. Des expressions telles que mille bene valete ne sauraient être d’un latiniste aussi recherché que l’était Pierre.

La séparation avait été cruelle. La première lettre que Pierre écrit à son amie est un morceau touchant, malgré les afféteries de rhétorique pieuse qui la déparent. Il hésite à dire ce qu’il sent, parce qu’il ne peut l’exprimer, et peut-être parce qu’il ne le doit pas. Le souvenir du passé le remplit de tristesse. Il lui rappelle les larmes qu’elle versa lors de son départ. Il regrette d’avoir trop cédé à la timidité, de ne pas lui avoir dit plus longuement adieu, de ne pas l’avoir saluée familièrement une dernière fois.

Les réponses de Christine sont pleines de cœur. Elle avait toujours espéré qu’il l’ensevelirait de ses mains. Elle avait encore à lui faire beaucoup de confidences. Son état est plus déplorable que jamais. Elle ne pense jamais à lui sans larmes; elle est sûre de sa fidélité; sa seule consolation est d’entendre lire ses lettres, qu’elle garde toutes soigneusement jusqu’à son retour. Elle ne peut voir sans tristesse frère Maurice, qui l’accompagnait quand il vint pour la dernière fois à Stommeln. Elle aussi ne sut à ce moment-là dire ce qui était dans sa pensée. Personne ne le remplacera jamais près d’elle. Ce dont elle le supplie par-dessus tout, pour l’amour de Dieu, c’est que, s’il quitte ce monde, il ne l’y laisse pas plus longtemps en exil.

Les Ve, VIIIe, IXe et Xe lettres du recueil sont de beaux morceaux de littérature mystique. Pierre essaie de prouver que leur affection réciproque n’a et ne doit avoir que Dieu pour objet. Cette mysticité n’empêche pas les effusions les plus tendres : «Je ne puis tout dire, ajoute Christine; vous savez combien je rougis facilement.» Pierre la reprend doucement de ces mots : Conqueror vobis de absentia Dilecti; ce qui ne l’empêche pas de se livrer aux plus vifs transports d’une métaphysique amoureuse.

Des lettres de frère Gérard, de frère Maurice, du curé de Stommeln se mêlent à ces confidences et en augmentent l’intérêt. De petits cadeaux, parfois d’une nature bien naïve, bien personnelle, sont échangés entre ces pieuses personnes. L’aimable Hilla van den Berghe et la vieille aveugle Aléide figurent sans cesse. Maurice apprend à Pierre les commérages de la cure. Tout cela se passe sous les yeux des supérieurs, qui, loin d’y trouver à redire, n’écrivent jamais à Pierre que pour lui parler de celle qu’ils appellent « votre bien-aimée Christine. » Pierre redouble alors les beaux effets de son style artificiel, chargé d’assonances et de colifichets, qui ne l’empêchent pas d’être vrai et plein d’onction. La dernière lettre qu’il écrit de Paris sur l’état de son âme est une des meilleures pages à lire pour se représenter la vie religieuse du XIIIe siècle. Il trouve à Paris des modèles de parfaits religieux ; mais il éprouve de grandes sécheresses ; c’est seulement en disant la messe qu’il a des joies sensibles et qu’il retrouve « sa vierge » : Tunc nova progenies cœlo demittitur alto ; tunc redit et virgo. Heu mihi ! dilectissima, quid dixi et quid memini. On se rappelle involontairement ce que Fénelon disait de saint Augustin : — « Je n’ai jamais trouvé qu’en lui seul une chose que je vais vous dire : c’est qu’il est touchant, lors même qu’il fait des pointes. »

Vers Pâques 1270, Pierre fut rappelé par ses supérieurs à Cologne. Il essuya divers retards et ne revit Stommeln que le 13 août. Son séjour ne devait d’abord y être que très court ; mais divers incidens, qu’il regarda comme providentiels, le prolongèrent. Ses rapports avec Christine eurent le même caractère de naïveté et d’abandon. Christine subvenait à ses dépenses et avait économisé huit sous de Cologne pour lui acheter une tunique, dont il avait grand besoin. Le diable les vola. Le 29 septembre, Pierre fit une dernière visite à Stommeln. « Frère Pierre, lui dit Christine, puisque tu vas me quitter, laisse-moi te demander un secret intime. Si tu le sais, dis-moi la cause de notre mutuelle affection. » Pierre, étonné, hésita, et répondit vaguement : « Dieu est l’auteur de toute affection, de toute intimité. — Non, dit-elle, j’ai des doutes sur cette réponse. Je te demande si tu n’as pas reçu sur ce point quelque indication, quelque grâce particulière. » Pierre, embarrassé, garda le silence. Christine ajouta : « Je sais que proche est le moment de notre séparation et de ma désolation ; c’est pourquoi je vais te révéler un secret que sans cela je ne te manifesterais pas[3]. Vous souvenez-vous que, quand vous vîntes la première fois me voir, avec frère Walter, de bonne mémoire, vers le crépuscule, quand je vous vis d’abord, je fis placer entre vous et moi un coussin, sur lequel je m’inclinai ? — Je m’en souviens. — En ce temps-là, le Seigneur m’apparut, et je vis mon bien-aimé, et je l’entendis me dire : « Christine, regarde attentivement l’homme près de qui tu es inclinée, car c’est ton ami, et il le sera toujours. Sache de plus qu’il demeurera à côté de toi dans la vie éternelle. » Et voilà la cause, frère Pierre, pour laquelle je t’aime et suis si intime avec toi. Je te révèle cela en ce moment, et ne l’ai point fait jusqu’ici, car nous allons bientôt être séparés corporellement l’un de l’autre, et je ne sais si nous nous reverrons encore dans cette vie. Je te dis donc cela pour que tu puisses en tirer ta consolation. »

Le départ eut lieu le lendemain. Toute la petite société de Stommeln accompagna le bon Suédois sur la route. Le récit que Pierre nous a fait de la séparation est plein de naturel. Son compagnon, Suédois comme lui, était touché jusqu’aux larmes. Il fut, à partir de ce jour-là, le dévot de Christine, et donna à la béate ses patenôtres, qu’il portait sur sa personne depuis quatre ans.

A diverses reprises, Pierre avait demandé à Christine de mettre par écrit le récit de ses états intérieurs et de ses épreuves. Elle l’avait fait, se servant pour cela de la plume du curé de Stommeln, En partant, elle remit le cahier à Pierre, qui l’emporta avec lui. Ces espèces de confessions, qu’il destinait à une Vie de Christine, nous ont été conservées, et, malgré un grand trouble d’imagination, elles révèlent une âme droite. La plus curieuse page est celle où Christine décrit de visu le purgatoire et l’enfer. Sa description est sommaire et n’approche pas de celle de Christine de Saint-Trond, où l’on a voulu voir un des antécédens de la Divine Comédie.

Le voyage fut long et difficile. Il se fit en plein hiver, et le froid, cette année-là, fut extrême. Deux lettres de Pierre nous ont été conservées, l’une de Minden, l’autre de Halmstad, dans le Halland, Ces deux lettres sont fort belles et en font regretter d’autres du même voyage qui se sont perdues. Le sentiment y est vraiment élevé; on n’y trouve nulle tache de croyances superstitieuses. Ces deux lettres mériteraient d’être citées comme modèles de ce latin dévot du XIIIe siècle, qui a son charme. Une douce tristesse, ou, si l’on veut, une joie triste les remplit. Pierre était crédule, mais honnête et affectueux. De belles paroles de l’Écriture et la joie mystique d’un amour partagé lui font trouver légères les fatigues du chemin. Très sincèrement, les deux pieuses personnes n’ont qu’une préoccupation : mourir ensemble, ne pas se survivre d’un jour.

De retour en Suède (6 février 1271), Pierre fut nommé lecteur à Skenninge (diocèse de Linköping). Il écrivit un grand nombre de lettres à Christine; mais deux ans s’écoulèrent avant qu’il reçût aucune lettre d’elle. Les lettres de Christine passaient par le couvent des dominicains de Cologne, et souvent, ce semble, y étaient retenues. Celles de Pierre subissaient aussi de grands retards, et quelquefois, pour arriver à Stommeln, passaient par Paris. Au chapitre d’Aarhuus (1272), Pierre reçut enfin de son amie quatre lettres désolées. À cette époque, c’est le curé de Stommeln qui sert de secrétaire à Christine. Elle est désormais absolument seule; car, bien que les frères soient pour elle pleins de bonté, elle n’a pu trouver un cœur comme celui de Pierre, qui compatisse à ses infirmités, qui sache comprendre ses confidences. Elle vit de ses lettres, qu’elle se fait lire sans cesse, qu’elle arrose de ses larmes. Le démon la tente de la plus horrible manière. La plus grande souffrance qu’elle ait éprouvée a été quand le malin lui a suggéré pendant huit jours cette affreuse pensée : « Frère Pierre est mort; il a été tué par des voleurs. » Pierre, dans une de ses lettres, a osé lui dire : « Vous m’oublierez. » Ignore-t-il donc que sa seule espérance est de partager la vie éternelle avec lui? Encore si elle pouvait lui écrire directement, lui dire des secrets qu’elle ne peut révéler qu’à lui! Elle est bien sûre qu’elle est seule dans son cœur. Elle ne porte qu’aux grandes fêtes la robe qu’il lui a envoyée; cette robe doit durer toute sa vie. Il a été si bon pour elle! Mais maintenant quelle différence! « J’impose silence à ma bouche, écrit-elle; car je ne trouve personne qui vous ressemble; à vrai dire, je ne me soucie pas de chercher. » Pendant son voyage, elle était toujours à regarder le vent, à songer à ses fatigues, aux réceptions qu’on lui ferait. Qu’il tâche, si elle doit lui survivre, de lui trouver un ami fidèle, ou plutôt qu’il obtienne que Dieu ne la laisse pas vivre après sa mort. Entrer ensemble au royaume du ciel, appuyés sur le bien-aimé, quel beau rêve! Si c’est possible, qu’il la visite encore une fois avant de mourir; sans cela, une foule de secrets merveilleux ne seront connus de personne.

Caro, cariori, carissimo fratri... Christina sua tota. Tel est le début d’une autre lettre désolée de 1272. Tous ses amis meurent ou quittent Cologne. Gérard de Griffon est nommé prieur à Coblentz. Son père a été ruiné, il vit pauvre à Cologne; sa mère s’est cassé le bras en allant le voir et a failli mourir. Christine est seule dans la ferme, ses blessures aux pieds l’empêchent de se chausser; elle a froid et souffre.

Pierre la console. Il a des tristesses ; au sein de son ordre, il trouve de nombreuses difficultés; mais Dieu lui a donné de nouvelles filles spirituelles, dont les unes portent l’habit de son ordre, d’autres l’habit séculier, d’autres l’habit des béguines. L’une, âgée de soixante-douze ans, est favorisée de dons surnaturels. Une autre mène une vie aussi extatique et souffrante que celle de Christine. Elle a aussi quelquefois les stigmates et les signes de la passion. Nulle trace de jalousie entre ces deux saintes personnes : « Elle tient bien de son père, écrit le dominicain, car elle vous aime étonnamment. Elle vous appelle sa sœur, car je lui ai dit que vous étiez ma fille. » La stigmatisée de Suède désire voir Christine, et lui il espère voir un jour ses trois amies miraculeuses réunies en Suède dans un même couvent. Il songe toujours à son paradis de Stommeln. Perdu qu’il est dans un pays sauvage, sans nulle communication avec le reste du monde, il est comme seul. Il prie son amie de saluer « toutes les Hillas, » tous ses anciens amis.

Les infortunes temporelles de Christine redoublent vers 1276. Son père meurt; elle devient tout à fait pauvre; le monde l’abandonne; la ferme a été vendue; la maison où ils ont demeuré ensemble tombe en ruine. Elle n’a personne à qui dire ses secrets. Ah ! si elle pouvait les révéler à Pierre avant de mourir ! Pierre l’a invitée à venir en Suède se fixer dans un couvent de religieuses dominicaines; elle n’osera partir que s’il lui en donne le conseil de vive voix. Ces tristes nouvelles vont au cœur de Pierre. A tout prix il veut la voir ; l’année ne passera pas sans qu’il ait eu ce bonheur. Qu’elle vienne; il a six filles religieuses, avec lesquelles elle demeurera et qui subviendront à ses besoins de leur patrimoine.

La maison a fini par s’écrouler (1277) ; le curé est mort; la mère de ce dernier accuse Christine d’avoir détourné les biens du défunt. L’excellent Pierre n’y résiste plus. Il semble que, vers ce temps, il était devenu lecteur dans l’île de Gothland, sa patrie, sans doute à Wisby (1278). Amor improbus omniat vincit, se dit-il sans cesse, et en effet, en 1279, il obtient la permission de repartir pour Cologne, sous divers prétextes, dont le principal était de se procurer quelques-unes de ces reliques dont la métropole religieuse de l’Allemagne était l’inépuisable dépôt. Sa santé s’était fort affaiblie; mais lui, qui s’évanouissait deux ou trois fois dans l’espace d’un mille, fait maintenant sans fatigue un voyage énorme. Le récit de la surprise qu’il causa aux dévotes de Stommeln en tombant chez elles à l’improviste est habilement ménagé. C’était le 15 septembre 1279, à l’heure de la messe. Plusieurs personnes ne le connaissaient déjà plus ; la femme du sonneur lui demanda son nom, sa patrie. Au nom de Pierre de Dace, elle sort à la hâte, court sur la place en criant : « Christine, Christine, viens vite. » Le bonheur de Christine, ses extases, quand frère Pierre prêcha après vêpres sur des paroles évangéliques qu’elle-même avait choisies, se laissent deviner ; elle ne sort de son extase que pour dire deux fois : « Aimons Dieu, car il est trop aimable. » Elle vivait alors chez les recluses ou béguines. Elle se crut obligée à quelques précautions : soit qu’elle voulût prévenir les médisances, soit qu’elle fût obsédée de quelques-uns de ces scrupules qui lui étaient habituels, elle affecta, dans son extase, de ne pas le reconnaître : «Frère Pierre, dit-elle, si tu veux parler de Dieu, c’est bien; sinon, fais tes affaires le plus vite possible et pars ; sans cela, nous nous ennuierons bientôt de toi. » On parla beaucoup de cette singularité ; elle prétendit, le lendemain, n’en avoir aucun souvenir.

Pierre resta trois jours auprès d’elle, puis alla visiter son couvent de Cologne. Gérard de Griffon était devenu sous-prieur. Celui-ci aimait toujours Christine ; les deux frères ne causèrent que d’elle. Le 30 septembre, Pierre revint à Stommeln ; il y eut un beau dîner, donné par les béguines, et où assista toute la pieuse confrérie. On parla du miracle de sainte Agnès, tel que le rapporte la Légende dorée de cet anneau donné et accepté par l’image de la sainte en signe de noces mystiques. Cela excita vivement l’imagination de Christine. Elle affirma que pareille chose lui était arrivée : « Je vais, dit-elle à Pierre, te livrer un secret que je n’ai jamais révélé à personne vivante. Dès mon enfance, je vous ai connu en esprit, je savais discerner votre face et votre voix, et je vous ai aimé plus que les autres hommes, à tel point que j’ai souvent craint qu’il n’en résultât pour moi quelque tentation. Jamais, en effet, dans l’oraison, je n’ai pu séparer votre pensée de mon intention ; je priais pour vous autant que pour moi, et, dans toutes mes tribulations, je vous ai eu pour mon compagnon. Or, ayant longtemps demandé à Dieu si cela était de lui, j’en fus assurée le jour de la fête de sainte Agnès. Car, au moment de la communion, me fut donné visiblement un anneau, qui fut placé à mon doigt. Et quand vous me saluâtes pour la première fois, je discernai ta voix et je reconnus distinctement ton visage. Et plusieurs preuves m’en furent divinement données, que par pudeur je ne peux te révéler ; par exemple, je reçus souvent visiblement l’empreinte d’un anneau. » effectivement, le défunt curé disait avoir vu cet anneau, non pas peint sur la peau, mais inscrit dans la chair avec divers ornemens. Tantôt on y voyait la forme d’une croix, tantôt le nom de Jésus-Christ, tracé en lettres hébraïques, grecques, latines. Le maître d’école attestait la même chose.

Le 21 octobre, Pierre revint à Stommeln faire sa visite d’adieu, Il était à la lettre chargé de reliques. Le 24 au soir, eut lieu le dernier souper. Christine n’était pas triste comme d’habitude ; elle montrait même une certaine gaîté. En disant ses vêpres sous un arbre, elle avait reçu du Christ lui-même l’assurance que le voyage de Pierre serait heureux. « J’ai planté en moi votre amour mutuel ajouta le Christ, et je le conserverai en moi. » Le lendemain, après la messe, on dîna. Pierre fit la collation sur Convertere, anima mea, in requiem tuam, quia Dominus beneficit tibi et l’on se quitta en se recommandant à Dieu.

Les lettres recommencent à partir de cette date. De Lubeck Pierre écrit au moins trois lettres, l’une à Christine, l’autre au maître d’école Jean, l’autre à Hilla van den Berghe. Il félicite le maître d’école de la faveur que Dieu lui a faite en lui confiant son tabernacle, son épouse. Il le compare à saint Jean, à qui Marie fut confiée. Avec quel bonheur, si l’ordre le permettait, il échangerait sa place contre la sienne ! Il le supplie d’écrire toutes les merveilles dont il sera témoin. Sa patrie va être pour lui un exil; il y sera comme Adam chassé du paradis terrestre. La lettre à Hilla van den Berghe a beaucoup de charme. Il la complimente, sans nul embarras, sur sa chasteté et sa simplicité.

De Calmar (3 janvier 1280), Pierre écrit de nouveau à Christine, à Jean et aux béguines de Stommeln. La lettre à Christine est d’une mysticité plus ardente que jamais. Plusieurs évidemment souriaient de ses transports. « Eh bien! dit-il, que le monde crie, qu’il raille, qu’il médise, qu’il s’irrite, il ne m’empêchera pas d’aimer l’épouse de mon Dieu, de l’aimer pour son époux même. » Nul danger qu’il aime Christine plus que le Christ; car il est de règle que « ce pourquoi est une chose est plus que cette chose. » Christine est la voie qui l’a conduit à honorer, à aimer, à goûter le Christ. Pierre félicite Jean de ce que Dieu l’a constitué « domestique, secrétaire et chapelain de son épouse, « Il eût été si heureux, lui, d’une seule des trois charges!

Pierre reprend ses fonctions de lecteur à Wisby. Les lettres de Christine des années 1280, 1281, 1282 sont remplies par le récit d’épreuves démoniaques plus cruelles encore que les précédentes. Maître Jean sert de secrétaire, et parfois raconte directement ces étranges accidens. Les démons arrivent à des excès vraiment incroyables : un jour ils coupent la tête de Christine; ce qui n’empêche pas l’extatique de triompher d’eux, et d’avoir la force de souffrir le purgatoire pour le curé. Le maître d’école, loin de modérer son imagination, l’encourage à de vraies folies.

La pauvre fille a d’autres soucis plus sérieux : elle songe à placer son frère Séguin et à le faire entrer dans l’ordre de Saint-Dominique. Tout le monde est devenu bien pauvre à Stommeln. Le maître d’école a perdu ses élèves; il meurt de faim. Il va être ordonné prêtre; Pierre enverra de Suède les ornemens nécessaires pour sa première messe. Christine supplie de nouveau frère Pierre de venir. Sans lui, rien ne marche à Stommeln. Si le maître d’école est obligé de partir, que deviendra-t-elle? Tous deux songent à quitter le pays et à se retirer auprès des dominicains de Suède. Les dominicains de Cologne les aident, mais se font prier. Séguin entre dans l’ordre le 29 août 1282 ; il a fallu pour cela l’intervention la plus active de Pierre. Le maître d’école et son frère voudraient bien aussi être admis. Mais, aux yeux des chefs de l’ordre, les raisons administratives avaient évidemment autant de poids que les raisons tirées de la vocation des sujets. « Il faut qu’il apprenne quelque métier utile, sans quoi son admission est fort douteuse. »

Pierre encourage tout à fait le désir qu’a Christine de partir pour la Suède. Un gentilhomme suédois, ami des dominicains, avait deux sœurs, qui toutes deux avaient revêtu l’habit de Saint-Dominique. Elles furent longtemps seules en Suède à porter cet habit. L’une justement s’appelait Christine; elle est morte. Que Christine de Stommeln vienne, elle la remplacera. Le bon Suédois écrit de sa main à Christine, pour lever tous ses doutes. Deux sœurs, toutes deux béguines, lui offrent de leur côté leur maison. Le couvent de dominicaines se fonde définitivement. Pierre redouble d’instances. Berthold, prieur de Wisby, se joint à lui. Christine a sa prébende assurée; elle portera l’habit qu’elle voudra, soit celui qu’elle a maintenant, soit celui de l’ordre. Évidemment, Pierre avait réussi à inculquer à tous ses confrères de Suède son opinion sur la sainteté de Christine. A Cologne, les supérieurs paraissent trouver quelque danger à canoniser ainsi des personnes de leur vivant. Une des lettres qu’on lui adresse du couvent porte une suscription où l’on serait tenté de supposer quelque ironie : Christinœ in Stumbele, frater... salutem mentis et corporis. Il est remarquable, du reste, que les suscriptions des lettres de Pierre se font aussi, en ces derniers temps, beaucoup plus simples qu’elles n’étaient autrefois.

Pierre, devenu prieur de Wisby (fin de 1283), obtient que le frère de Christine soit détaché à son couvent. En 1285, il désespère de la revoir; il a la fièvre. La guerre allumée entre l’île de Gothland et le continent rend les communications impossibles. En 1286, l’espérance commence à renaître. Pierre annonce à Christine qu’il doit accompagner son provincial au chapitre général qui aura lieu (à Bordeaux) l’année suivante. Il visitera Stommeln au retour. Il espère y être vers le 24 juin. Quelques appréhensions se font jour dans sa lettre. La réserve que par momens lui avait témoignée Christine, à son dernier voyage, lui était, à ce qu’il semble, restée sur le cœur.

Il est plus que probable que Pierre fit le voyage de Bordeaux en 1287. Le 1er juin de cette année, nous le trouvons à Louvain. De cette dernière ville il écrit à ses amis de Stommeln. Ce voyage, entrepris pour leur consolation, l’a exténué; c’est lui maintenant qui a besoin d’être consolé par eux. Il boite gravement du pied gauche, ses forces sont épuisées, ce qui n’empêche pas qu’il espère les voir la semaine suivante.

Il réalisa sans doute ce projet, quoique aucun texte précis ne nous l’apprenne. Comme il est certain, en effet, qu’il regagna Wisby, on ne doit pas supposer qu’il ait négligé de visiter un point qui se trouvait sur sa route et lui était si cher. La lettre de faire part de la mort de Pierre, écrite de la main de son compagnon ordinaire, frère Folquin, et adressée de Wisby à Christine, s’est trouvée parmi la correspondance laissée par cette dernière. Mais la date de l’année n’y est pas. Échard, qui, pour toute cette partie, corrige avec justesse les erreurs de Papebroch, croit que ce fut en 1288. Le bon Folquin demande à Christine de le prendre désormais pour ami intime à la place de Pierre, et de lui faire la confidence de ses états. Nous n’avons plus aucun document sur ces relations, empreintes d’un caractère si respectable, malgré les étranges aberrations qui s’y trouvent mêlées. Ce que Christine avait redouté comme le plus dur de ses martyres arriva. Elle survécut de longues années à son ami, puisqu’elle ne mourut qu’en 1312.

De tout temps, Pierre de Dace avait eu l’intention de composer, en partie comme témoin oculaire, en partie d’après les lettres qu’il recevait, en partie d’après les relations de Jean, le maître d’école, une Vie de Christine, destinée à l’édification du monde chrétien. Un premier essai, une sorte de premier livre, intitulé : de Virtutibus sponsœ Christi Christinœ, fut envoyé par lui à Stommeln. Le maître d’école le lut à Christine. C’est une composition vague, à peine intelligible, sans aucune indication de temps, de lieu, de personne, ne se rapportant pas mieux à Christine qu’à toute autre extatique, si bien que les Bollandistes ont trouvé inutile de la publier. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que Christine ne s’y reconnut pas. « Sachez, dit le maître d’école, que je lui ai lu d’un bout à l’autre la partie que vous m’avez envoyée et où vous parlez par similitude de votre fille Christine, de quoi elle a été merveilleusement consolée, et elle l’a entendu avec tant de simplicité qu’elle disait de vous avec étonnement : Mais il ne m’a jamais parlé de cette fille-là. » Jean demande la suite avec empressement. Christine elle-même raconte qu’elle se l’est fait lire deux fois, qu’elle y a pris un plaisir extrême. « Mais ce qui m’étonne, dit-elle, c’est que jamais au cours de tant d’années d’intimité, vous ne m’ayez dit mot de cette fille, de cette amie. »

Pierre heureusement ne s’arrêta pas à cette pièce banale. Il composa un récit plein de naturel de ses visites à Stommeln, et il y inséra les diverses lettres qui se trouvèrent à sa disposition. Cette importante narration s’arrête en 1282.

Pendant ce temps, sur le conseil de Pierre, le maître d’école Jean écrivait de son côté les merveilles que lui disait Christine et dont il croyait être témoin. Jean n’avait ni l’élévation ni la pureté de cœur de Pierre. Il vivait de la pauvre. fille; jusqu’à un certain point, il l’exploitait et cherchait à tirer ce qu’il pouvait de cette amitié, qui le mettait en rapport avec un ordre opulent. Les Bollandistes ont eu le courage de publier cette fastidieuse composition, dont la lecture n’est pas soutenable et qu’on ne peut même parcourir sans un sentiment pénible. Le nombre des purgatoires que subit Christine ne se compte plus. Plus innombrables encore sont les démons qui la tourmentent. Le maître d’école en accuse une fois trecenti et tria millia, c’est-à-dire 3,300. Papebroch écrit à la marge 303,000, ce qui est trop. Les supplices que lui infligent les serpens, les crapauds, sont décrits avec un réalisme d’une révoltante brutalité. La description du démon de l’acedia ne manque pourtant pas de quelque intérêt. Un démon couvert de haillons lui apparaît; à ses haillons pendent de petites fioles pleines de poison. « Je suis, dit-il, le démon qui tend le plus de pièges aux religieux. Je leur verse le contenu de mes petites fioles, et, pleins du dégoût de la vie religieuse, ils tombent dans l’appétit des choses terrestres. C’est ce qui vient d’arriver à ton frère Séguin. »

Tant que les tortures subies par Christine ne se rapportent qu’à sa personne, elles n’ont rien qui surprenne ceux qui s’occupent de la médecine des maladies nerveuses chez les femmes. Le propre des illusions produites par ces maladies est de transformer en phénomènes, supposés extérieurs, de pures sensations intérieures. Mais il en est autrement quand ces étranges récits se rapportent à des faits prétendus publics, à des événemens du temps. Que dire, par exemple, de cette incroyable histoire de sept brigands que Christine convertit au moyen de prodiges dont le pays entier aurait été témoin? il est certain que, pour rendre compte de tels récits, les explications psychologiques et pathologiques ne suffisent plus et qu’il faut admettre dans la conscience obscure de ces âges troublés une façon d’entendre la véracité dont notre conscience claire et rigoureuse ne saurait en aucune façon s’accommoder.

Le récit du maître d’école finit en novembre 1286. C’est justement vers cette date que Christine dut recevoir la lettre par laquelle Pierre lui annonçait son voyage de 1287. Il est bien probable que ce fut cette nouvelle qui interrompit la relation de maître Jean. A quoi bon confier au papier des récits que Christine allait bientôt communiquer à Pierre de vive voix? Si, comme le pense Échard, Pierre revit Stommela dans l’été de 1287, il faut aussi admettre, avec ce savant critique, qu’il reçut de Christine et emporta en Suède l’écrit dicté à sa prière et en vue de lui.

Outre les lettres insérées par Pierre de Dace dans le récit de ses relations avec Christine, on trouve dans le manuscrit de Juliers plusieurs autres lettres adressées à Christine. Nous les avons analysées en suivant, autant qu’il était possible, l’ordre chronologique. Nous signalerons ici une lettre de frère Aldobrandini, dans le style contourné d’un écolier de rhétorique, très intéressante cependant, et qui montre mieux qu’aucune autre la naïveté enfantine des sentimens de la petite société de Stommeln. Une lettre de frère Maurice, datée de Paris, mérite d’être citée. Le pauvre frère est bien dépaysé dans la maison de la rue Saint-Jacques. Le changement de régime l’a fort éprouvé : « Je m’habitue à manger des œufs pourris et rationnés plus chichement que ne le sont les œufs de l’Eifel que mangent nos frères de Cologne. Ah! quand je pense aux œufs frais, aux légumes que nous mangions pendant que, assis autour de la marmite, nous regardions cuire la viande ! Que de fois je descends en esprit dans cette Égypte de Stommeln ! Et mes compagnons font comme moi, et tous nous y descendrions de corps, quand même Stommeln serait de dix milles plus loin de Paris qu’elle ne l’est de Cologne! « Il se sent surveillé; il n’ose avouer l’amitié qu’il a pour elle, « par crainte des juifs[4]. » Qu’elle ne montre sa lettre à personne, « de peur que, par des interprétations malveillantes, il n’en résulte quelque mauvaise note pour celui qui l’a écrite. » Et en post-scriptum : «Dites à dame Béatrix de préparer des œufs frais pour les frères revenant du chapitre et des confitures de cerises nouvelles, et qu’elle se souvienne de moi, puisqu’elle se trouve bien parmi les béguines. »

Mentionnons encore une lettre de frère Fulquin, spécifiant les petits cadeaux qu’il envoie de Suède à Stommeln. Ce sont des cuillers de corne noire et des cuillers de corne blanche, dont le manche est noir. Une très pieuse lettre d’un jeune religieux anglais à Christine prouve que les sentimens qu’inspirait la sainte fille étaient les mêmes chez les personnes les plus diverses.

Toutes ces pièces, recueillies à Stommeln auprès de Christine, lurent transportées avec son corps au collège des chanoines de Juliers. C’est là que Bollandus les trouva et les copia presque intégralement; Papebroch les publia, malgré leur prolixité, en y joignant une autre Vie de Christine, composée par un religieux de la maison des dominicains de Cologne, entre 1312 et 1325, peut-être en vue de la canonisation de la bienheureuse. Cette Vie n’ajoute rien d’essentiel aux relations originales qui précèdent. Elle nous apprend seulement que les tourmens de la sainte finirent en 1288. Selon l’auteur, cela coïncida avec un événement fameux dans le pays, la bataille de Woringen, livrée entre Siffroy, archevêque de Cologne, et Jean, duc de Brabant (5 juin 1288). L’intercession du Christine influa, dit-on, sur l’issue de cette bataille; elle sauva de l’enfer plusieurs de ceux qui y figurèrent en prenant pour elle les supplices qu’ils avaient mérités. Passé cela, elle vécut tout à fait en paix. Ce qui eut peut-être plus d’importance que la bataille de Woringen pour la guérison de Christine, c’est qu’elle eut cette année-là quarante-six ans et surtout qu’elle venait probablement d’apprendre la mort de Pierre. Sans le vouloir, ce dernier entretenait, par son admiration naïve, un état funeste à la guérison de son amie.

Le volume des Bollandistes contenant ces curieux écrits parut à temps pour que le père Échard pût les lire, et les soumettre à une censure lumineuse dans le tome Ier des Scriptores ordinis Prœdicatorum. Il y releva plusieurs suppositions erronées, où Papebroch avait été entraîné par la connaissance insuffisante qu’il avait de l’histoire intérieure de l’ordre des dominicains.

Christine vécut vingt-quatre ans encore dans les exercices d’une piété moins extraordinaire que celle qui avait fait sa célébrité. Son tempérament trouva enfin le calme, comme le prouve l’âge avancé où elle parvint. Elle mourut le novembre 1312. On l’enterra simplement au cimetière de Stommeln ; mais bientôt le bruit des miracles qui s’opéraient par son intercession attira l’attention sur son tombeau. Vers 1315 ou 1320, son corps fut relevé et placé dans l’église de Stommeln. En 1342, il fut transporté à Nideggen, sur la Roer, et, vers 1584, à Juliers, où il repose encore aujourd’hui, dans un petit mausolée, à l’entrée du chœur. Son culte est toujours, dans le pays, l’objet d’une grande dévotion, bien que les commencemens de procédure pour la canonisation qui furent faits peu après sa mort n’aient jamais eu de suite. C’est par les stigmates de sainte Catherine de Sienne que l’ordre de Saint-Dominique prit définitivement sa revanche des stigmates de François d’Assise. La mémoire de Christine est rapportée, non au jour de sa mort, mais au 22 juin, qui fut peut-être le jour de la translation de son corps à Juliers.

La réputation de la sainteté de Christine ne s’étendit guère en dehors de la région de Clèves et de Juliers. On l’a souvent confondue avec Christine de Saint-Trond, et, comme celle-ci a été plus célèbre, c’est elle qui, selon ce qui a coutume d’arriver en hagiographie, a en quelque sorte absorbé son homonyme. Ainsi les stigmates que l’on a prêtés à Christine de Saint-Trond sont une sorte de larcin fait à Christine de Stommeln. Les Bollandistes ont démontré que sainte Christine de Saint-Trond ne passa jamais pour stigmatisée. Le titre de sponsa Christi, lequel impliquait jusqu’à un certain point que ces saintes femmes avaient joui des faveurs de leur époux céleste, a entraîné d’autres confusions.

De nos jours, la Vie de Christine a été reprise par un ecclésiastique du diocèse de Cologne, M. Théodore Wollersheim[5]. Les principes de ce biographe sont à peu près ceux de Joseph Gœrres. Il admet la pleine réalité des faits racontés dans les Bollandistes. Il a revu sur les manuscrits plusieurs des textes publiés par Papebroch, et souvent il les corrige. Il ne connaît pas les observations d’Échard ; mais il ajoute aux données de ses devanciers une foule de renseignemens qu’on ne pouvait guère obtenir que dans le pays de Christine.

Ici, même, dans ce recueil[6], M. Alfred Maury a nommé la sainte, en compagnie des extatiques et des stigmatisées, auxquelles la physiologie l’associera désormais. C’est probablement comme malade que la pauvre Christine sera dans l’avenir étudiée. Pour être juste, cependant, il ne faudra pas oublier son roman d’amour. Le cœur humain retrouve partout ses droits. Il triomphe du matérialisme le plus froidement positif; il triomphe du mysticisme le plus oublieux de la réalité. Entre les médecins, qui la feront asseoir sur leur sellette d’expérience, et les fidèles qui l’ont mise sur leur autel, Christine restera, grâce à Pierre de Dace, un curieux sujet de réflexion pour ceux qui aiment à chercher la petite fleur dans la terre à demi gelée des fiords de Norwège, le rayon de soleil dans les régions polaires, le sourire de l’âme dans les siècles les plus tristes, la vérité des sentimens au milieu des plus bizarres illusions. Les îles Loffoden, le lugubre archipel de Tromsoë valent par momens Ischia et Caprée; les belles heures y sont infiniment plus rares; mais, à ces heures-là, on sent bien qu’il n’y a au monde qu’un seul soleil, une seule mer, un seul ciel.


ERNEST RENAN.

  1. Acta SS. Junii, t. iv, p. 270 et suiv. Comparez Quétif et Échard, Script, ord. Prœd., I, p. 407 et suiv.
  2. Mater quasi fratrum erat.
  3. Nous avons conservé les vous et les tu, comme ils s’entremêlent dans l’original.
  4. Allusion au propter melum judœorum, souvent répète dans l’évangile de Jean.
  5. Das Leben der ekstatischen Jungfrau Christina von Stommeln; Cologne, 1859, petit in-8o.
  6. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1854, l’étude sur les Hallucinations du mysticisme chrétien.