Une Jeune fille au XVIIIe siècle

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Une Jeune fille au XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 602-627).
UNE
JEUNE FILLE DU XVIIIe SIÈCLE
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

S’il est vrai, comme l’a dit Alexandre Vinet, que « la France est la Célimène de l’Europe, » jamais Célimène n’eut plus d’adorateurs que dans les années qui précédèrent la révolution. Catherine II et le grand Frédéric se font alors les disciples de nos philosophes et les attirent à leur cour; le français est parlé partout où règne quelque politesse, et l’on voit sans surprise l’Académie de Berlin proposer comme sujet de concours les causes de l’universalité de notre langue. Avec cette force d’expansion qui est un de ses privilèges, la France porte partout en Europe, sur les ailes de la prose de Voltaire, son esprit, ses idées et son sourire; mais, en retour, les pays voisins lui restituent parfois, dans des œuvres originales et neuves, une part de ce qu’ils ont reçu d’elle.

Parmi ces étrangers qui ont cultivé et honoré la littérature française au XVIIIe siècle, Sainte-Beuve, à qui rien n’échappait, a signalé avec une sorte de prédilection le spirituel auteur de Caliste. Durant un de ses séjours à Lausanne, l’attention du critique avait été attirée sur la séduisante figure de Mme de Charrière; un écrivain suisse, Eusèbe Gaullieur, « homme éclairé et sincèrement ami des lettres, » lui ayant communiqué la précieuse correspondance de Benjamin Constant avec cette femme distinguée, il en tira les articles publiés ici en 1844 et 1845. Ces études de Sainte-Beuve valurent au nom de Mme de Charrière un petit regain de gloire, et Caliste eut alors ce singulier honneur, que l’auteur n’avait pu prévoir, d’être réimprimée dans la Bibliothèque des chemins de fer. Plus récemment, la publication du Journal intime et des lettres inédites de l’auteur d’Adolphe a remis en demi-jour le nom de sa fidèle amie de Colombier.

Toutefois, les ouvrages de Mme de Charrière n’ont plus que de rares lecteurs et ne charment guère que quelques esprits curieux ou délicats : ceux-là goûtent vivement la finesse et la distinction du petit roman de mœurs intitulé les Lettres neuchâteloises, ou l’analyse pénétrante et l’émotion discrète qui sont si artistement fondues dans les Lettres de Lausanne et dans Caliste. Quant aux autres romans de Mme de Charrière, ils sont plus qu’oubliés, ils sont à peu près introuvables, et seuls quelques bibliophiles très renseignés en savent peut-être les titres.

Aussi n’aurions-nous point songé à parler encore d’elle, sur qui Sainte-Beuve a dit l’essentiel, si nous n’avions eu la bonne fortune de rencontrer une série de lettres qu’il n’a pas connues : elles nous ont paru offrir de l’intérêt, même pour ceux à qui le nom de Mme de Charrière ne dirait rien. Cette correspondance d’une jeune étrangère atteste, en effet, d’une façon très caractéristique, la culture française hors de France dont nous parlions tout à l’heure. Hollandaise par sa naissance et son éducation, Suisse par son mariage, Mme de Charrière écrivait dans la plus pure langue de Versailles. Elle est toute Française par le choix de ses lectures, par le tour et, — si j’ose dire ainsi, — par l’orientation même de son esprit; c’est vers la France que vont ses regards et ses pensées; son mariage, dont nous allons surprendre l’histoire, fut surtout pour elle un moyen d’échanger la monotonie de l’existence hollandaise contre une vie moins végétative et plus intellectuelle. Sortir de son pays pour venir en terre française, cela lui apparaissait comme une sorte de retour de l’exil.

Un pareil phénomène ne vaut-il pas d’être mis en lumière? Nous l’essayons d’autant plus volontiers que cette femme d’infiniment d’esprit s’est trouvée en relations avec quelques personnages connus, sur lesquels sa plume alerte nous fournira des renseignements dignes d’être recueillis. Ses lettres ont, de plus, le mérite de jeter un jour curieux sur les mœurs de la société hollandaise vers le milieu du siècle dernier. Elles sont enfin par elles-mêmes, indépendamment de toute autre considération, d’une lecture agréable et piquante, et ce serait conscience vraiment de ne pas conserver tant de jolies pages. Nous nous proposons de les encadrer dans un récit aussi sobre que possible.

I.

Isabelle-Agnès-Elisabeth van Tuyll van Serooskerken est née au château de Zuylen, près Utrecht, le 20 octobre 1740, d’une ancienne et noble famille de la province. Son père, Thierry-Jacques de Tuyll, seigneur du château et de la terre de Zuylen, occupait une grande situation et servit l’État, à l’exemple de ses ancêtres; il fut envoyé des États-Généraux auprès de Frédéric II. La mère d’Isabelle, Hélène-Jacqueline de Vicq, était d’une famille originaire du Brabant, établie en Hollande. La jeune fille portait pour les siens le petit nom de Belle, et ses lettres intimes sont signées de ce diminutif familier; sa signature officielle, I.-A.-E. de Tuyll, donnait plus tard occasion à Benjamin Constant de la plaisanter sur ce qu’il appelait ses A. E. I. 0. U. Je ne sais si le français fut proprement, comme l’a dit Sainte-Beuve, « sa langue de nourrice, » mais elle l’apprit de très bonne heure, suivant un usage alors général dans les bonnes familles hollandaises ; elle eut pour institutrice une Genevoise, Mlle Prévost, qui lui écrivait, quelques années après :

« Continuez à me faire part de vos productions... Je trouve dans votre style une simplicité charmante... Savez-vous toujours faire de ces bons éclats de rire?.. Vous voilà peintresse, musicienne, couturière, marchande de modes, et par-dessus tout cela philosophe, le tout enveloppé d’une figure qui n’est pas mal. »

Ces lignes nous montrent l’extraordinaire activité d’esprit et les goûts variés de cette enfant de seize ans. Elle se trouvait un peu isolée et perdue au sein de sa très paisible famille ; nous en avons maintes preuves dans l’importante correspondance, encore inédite, où nous allons puiser, et qui est conservée à la bibliothèque de Genève[1].

M. de Constant d’Hermenches, oncle de Benjamin Constant, ami de la famille de Tuyll, était un officier au service de Hollande. C’était un homme de beaucoup d’esprit, dont le nom figure parmi les correspondans de Voltaire. Il était marie et âgé d’environ quarante ans lorsqu’il fit amitié avec Belle; nous le voyons dès lors, et pendant un espace de quinze années (1760 à 1775), tenir auprès d’elle le rôle de confident intime :

« Vous êtes, lui dit-elle, l’homme de l’univers en qui j’ai la confiance la plus entière et la plus naturelle; je n’ai point de prudence, point de réserve, point de pruderie pour vous, et, ce qui est plus extraordinaire, je n’ai plus de vanité vis-à-vis de vous, de sorte que toutes les folies, tous les travers qui me rabaissent à mes propres yeux, je me sens toujours disposée à vous les dire. Si nous vivions ensemble, je ne tairais rien. »

Le lien de sympathie presque tendre qui s’établit entre eux n’était point sans quelque péril, car d’Hermenches, qui n’aimait que médiocrement sa femme, passait pour un homme entreprenant ; Isabelle lui écrivait à l’insu de ses parens, qui eussent désapprouvé ce commerce épistolaire très actif et surtout le ton d’extrême abandon qui y règne. Rien de plus libre, de moins conventionnel que les confidences de cette jeune personne singulièrement affranchie de tout préjugé. Aussi comprend-on la prière qui revient fréquemment sous sa plume : « Au nom de Dieu, brûlez mes lettres ! Qu’elles ne soient lues de personne ! Quoique écrites sans crime et dictées par un cœur innocent, elles me perdraient à jamais de réputation… Des saillies peu glorieuses pour moi, passagères dans mon âme, ne devraient pas s’éterniser dans votre cassette. »

D’Hermenches n’en jugea pas de la sorte, car il ne brûla rien, et refusa même plus tard de rendre à Mme de Charrière les jolies lettres de Belle de Zuylen. Nous ne sommes point de ceux qui pensent qu’on n’est tenu à aucune discrétion envers les morts, et si nous avons lu ces cent soixante-dix-huit lettres, qui sont depuis quelques années seulement accessibles au public et que l’auteur eût tant souhaité de soustraire à nos regards, nous saurons n’en point abuser ; il nous suffira de surprendre dans ces pages les premières manifestations d’un très heureux talent épistolaire et d’un esprit d’autant plus charmant qu’il contraste davantage avec le milieu où il s’est formé. C’est, en effet, une apparition étrange et propre à intéresser les amateurs de psychologie que celle de cette jeune fille à tous égards différente de sa famille et comme dépaysée parmi les siens. Elle souffrit dès ses premières années de cette espèce de dissonance ; le mariage tardif qu’elle contracta fut pour elle le suprême moyen d’échapper à ce long malaise, qui se reflète vivement dans ses lettres : « Vous ne savez pas combien il est difficile de se conduire avec ceux dont on dépend, quand ils sont faits tout autrement que nous et que cependant on les aime et les respecte, quand enfin ils opposent une prudence toujours la même à notre vivacité. » La famille de Tuyll unissait, en effet, l’austérité huguenote à la gravité hollandaise. Le père était un homme froid, circonspect, mais droit, dont sa fille disait : « Quelque paradis que vous imaginiez, mon père y entrera. »

« Vous avez raison d’admirer mon père, écrit-elle encore : il n’y a pas d’homme dans le monde dont je respecte plus la probité, l’équité et la modération. Je n’ai vu dans qui que ce soit une égalité d’âme si parfaite... Il ne veut point de feu dans sa chambre ; il aime mieux aller à pied qu’en carrosse et s’asseoir sur une chaise que dans un fauteuil. Point de parade ; pas un mot qui tende à annoncer ce qu’il est... Le dictionnaire de toute sa famille est formé sur ses pensées; c’est-à-dire qu’il se borne aux expressions de la décence, de l’honnêteté, d’une politesse sincère, mais froide. Point d’exclamation, point d’expressions vives. Il n’y a que ma mère qui sache exagérer. Vous devriez voir comme on m’entend peu quand je me laisse aller à mes indignations ou à mes enthousiasmes. C’est, en vérité, une chose étonnante que je m’appelle Hollandaise et Tuyll. Il faut que la Providence ait absolument voulu que je fusse ce que je suis. »

« Également généreuse et plus vive, ma mère oublie quelquefois combien elle aime sa fille, mais elle ne l’oublie pas longtemps. Je sais mieux la remuer et je lui par le plus vrai qu’à mon père. Je fais ses chagrins quelquefois, mais je fais ses consolations, ses joies, son amusement; elle ne peut vivre sans sa fille. Elle est aimable quand elle veut, elle a de l’esprit, du sens, et même de très jolies saillies... »

« Je viens de me quereller avec ma chère mère, et si vivement que j’ai refusé de l’accompagner à l’église; je raccommoderai cela dans une heure ou deux... Au lieu de pénitence, je partage délicieusement ma solitude entre vous et une tasse de café. »

Et quelques heures plus tard elle reprend :

« Au lieu de reproches et d’excuses, nous avons éclaté de rire, ma mère et moi, quand nous nous sommes revues. Elle m’a dit que je n’avais rien perdu au sermon... » — « c’est avec moi qu’elle aime à rire, à muser, à se promener, malgré mes hérésies. On ne peut se passer de moi. Ma sœur a beau être beaucoup plus orthodoxe et plus décente, elle n’amuse pas et on n’aime pas tant son cœur que le mien. »

Cette sœur cadette, qu’elle appelle « prude et redoutable, » se maria avant elle et devint Mme de Perponcher. Isabelle ne paraît pas s’entendre beaucoup mieux avec ses deux frères aînés, Vincent et Guillaume, et raille volontiers leur flegme de Hollandais authentiques : «Mon frère est, dites-vous, sans vivacité. Eh bien, tant mieux! Que ferait-il de vivacité dans sa patrie? Ici, l’on est vif tout seul. » — Elle reproche à l’un d’être m froid, civil et systématique, » à l’autre d’être « inégal, souvent dur et impoli. » — En revanche, elle a un attachement profond pour le cadet, son cher Ditie (Théodore). Il avait embrassé assez jeune la profession de marin, et lorsqu’il revenait passer quelques semaines à Utrecht, une étroite et douce intimité régnait entre sa sœur et lui : « De toute ma journée, il n’est point de temps mieux employé que celui que je passe à lire et à causer avec mon frère. Il a seize ans, il est aimable, pénétrant, modeste, gai, mille fois plus réfléchi et plus prudent que moi... Je crois que j’apprendrai à jouer du luth quand je n’aurai plus mon frère. Ne voilà-t-il pas une plaisante consolation ! »

Isabelle s’efforçait loyalement de se mettre au ton de la maison, mais ne pouvait parvenir à discipliner sa vive nature : « Je me désespère contre moi-même de ne pouvoir acquérir, malgré les meilleures intentions qui entrèrent jamais dans aucun cœur du monde, cette douceur et ce sens froid qui préviennent et écartent tous les sujets d’humeur... Souvent il semblerait qu’on ne peut se passer de mon avis, et quand je le dis avec cette misérable vivacité qui m’est naturelle, je déplais et je fâche. »

On lui reprochait aussi ses longues rêveries, ses flâneries d’artiste, ses heures perdues à bavarder auprès de sa mère ; elle répondait par de petits vers assez gentiment tournés :


Ma mère, pensez, je vous prie,
Pensez qu’avec vous je m’oublie.
S’oublier avec un amant,
C’est là, dit-on, chose ordinaire;
Mais s’oublier... avec sa mère
N’arrive pas si fréquemment!
... Il est des momens favoris
De liberté, de confiance.
Où les amis sont plus amis.
Où l’on dit mieux ce que l’on pense.
Ensuite, on rêve, et ce silence
Vaut mieux que le meilleur discours.
Heureux momens, toujours trop courts,
Vous abréger, c’est conscience!
... Toujours trop tard je veux aller
Grossir une troupe étrangère,
Où par usage il faut parler,
Où par prudence il faut se taire...


La vie s’écoulait monotone, l’hiver à Utrecht, à Zuylen pendant la belle saison, dans le vaste château entouré de canaux et d’un parc aux arbres séculaires, qui est encore la résidence de la famille de Tuyll. Le soir, autour de la table de famille, on lit, on travaille, les plus paresseux font des châteaux de cartes... Il était vraiment besoin de la vivacité d’Isabelle pour mettre un peu d’imprévu dans cette existence patriarcale : « Ce qui me donne une grande amitié pour mon esprit, c’est qu’il est excellent pour l’usage ordinaire, qu’il me rend l’âme de cette maison, qu’il s’amuse d’un rien et en amuse les autres, qu’il est chéri de mes frères, de ma sœur, de tous ceux avec qui il passe sa vie : cela prouve certainement pour lui... » — Mais elle s’écrie bientôt: « Je m’ennuie à un point inexprimable... Mon activité ne sait que devenir... Tenir compagnie à ma mère, travailler un peu au tambour, voilà mon journalier... Les jours sont longs, les semaines infinies. La disette d’amusemens est grande pour moi, et, en attendant le mariage, item il faut vivre. »

« L’article de l’humeur est presque aussi important que celui de la vertu; non, il l’est davantage : une femme galante est plus supportable qu’une femme acariâtre, et j’aimerais beaucoup mieux un mari infidèle qu’un mari boudeur ou brutal. Je ne suis certainement pas méchante, ni grondeuse, ni difficile, ni capricieuse ; cependant, je ne suis point égale : ces organes si délicats, ce sang si bouillant, ces sensations si vives, rendent ma santé et mes esprits susceptibles de changemens que je n’ai jamais vus si grands, si rapides, si étranges dans qui que ce soit... Pas un moment dans la vie ne m’est indifférent, tous mes momens sont heureux ou malheureux ; ils sont tous quelque chose. »

Sa famille mettait une sorte de point d’honneur patriotique à la marier en Hollande, mais Belle était bien résolue à n’épouser qu’un étranger et à quitter son pays le plus tôt possible : « Je prends, dit-elle gaîment, la peine de me parer, quoique je ne veuille plaire à personne ; je suis fort polie, je fais beaucoup de révérences, et dans mon cœur je dis : «Adieu! adieu! c’est le dernier hiver! »

Elle croyait alors déserter son pays, mais elle est sincère aussi en s’écriant : — « Quand je me promène dans des champs bien cultivés, dont les cultivateurs sont libres et riches, en vérité je n’ose plus dire que je n’aime pas mon pays, et cela n’est plus vrai. Gardez pour vous cette petite déclamation romanesque. » — Plus tard, vivant en Suisse, elle saura fort bien mettre sa plume au service de la cause hollandaise. Mais son sentiment intime éclate dans ce cri : Je voudrais être du pays de tout le monde.

Mot caractéristique, n’est-ce pas? et digne de ce temps où Montesquieu écrivait : «Le cœur est citoyen de tous les pays. »

Telle est cette étrange Hollandaise ; telle est cette jeune fille accoutumée de bonne heure par l’isolement intellectuel à s’analyser, à se replier sur elle-même, et qui déjà remuait toutes sortes d’idées à un âge où les demoiselles n’ont pas coutume d’en avoir. Il me semble que le trait saillant de sa physionomie, c’est le naturel, un naturel complet; elle a horreur de toute affectation, de toute pose, de toute rhétorique ; elle hait ce qu’elle appelle le « tortillage allemand ; » les fades adorateurs qu’elle rencontre dans le monde la mettent en gaîté, et sa plume laisse tomber cette phrase ravissante : « Un petit chat qui vient filer sur mes genoux me fait plus de plaisir qu’un bel esprit qui me loue. » — Elle recherchera de préférence la société des petites gens, des paysans, et se fera une tête de souper avec son frère Ditie à la ferme de Zuylen, un soir de moisson :

« Je viens de souper avec quatre-vingt-dix paysans et paysannes ; les paysans avaient battu tout le jour une certaine graine dont je ne sais pas le nom ; jugez comme ils avaient chaud ; mais notre paysan, le maître du logis, était si aise de me voir là assise à côté de lui, il posait de si bonne foi ses mains suantes sur les miennes, sa femme faisait avec tant de plaisir les honneurs à mon frère et à moi, nos domestiques aussi trouvaient si plaisant d’être à table avec nous, que cette fête n’a pas laissé de me paraître agréable; je me suis comparée un moment à Julie avec orgueil. De danser pourtant il n’y avait pas moyen. On s’embrasse avec une lenteur, un sens froid, une innocence, dignes du meilleur âge, dignes aussi de notre flegmatique pays. On dirait que le galant et la fille se parlent en confidence; elle ne se défend point. Tous deux ne bougent non plus que des piliers. Tout le bal était muni de petites pipes; c’était une fumée !.. »

Vingt traits pareils nous la montrent bonne et cordiale envers tous; aussi est-elle chérie des domestiques, qui pour elle « trahiraient son père et sa mère. » « Hier, dit-elle, un laquais me donna une rose qu’il avait cherchée pour moi ; je trouvai que cela rachetait vingt négligences et que l’on était heureux et bon à proportion que l’on procure plus de sentimens agréables à tout être capable de sentiment... Il ne doit jamais être égal de donner un plaisir ou de ne le point donner... Mes lettres ne peuvent vous faire un bien grand plaisir, c’est la rose qu’on me donna, mais je fus sensible à la rose. »

Plus tard, à Colombier, elle aimait à s’entretenir avec les simples gens du peuple, avec les bonnes femmes qui venaient « en journée » chez elle, à s’occuper des pauvres, à soigner les menus intérêts de ses serviteurs, à donner, comme dirait don César de Bazan, « un peu de joie aux créatures ; » et la morgue aristocratique était si étrangère à l’auteur de Caliste que, dans un méchant pamphlet publié à Lausanne, on lui reprocha de vivre sur un pied trop familier avec sa femme de chambre.

Cette personne si naturelle aime la nature; de nos jours, il n’y a plus à cela grand mérite, mais on est charmé de rencontrer, sous la date de 1760, des traits comme celui-ci :

« Je me promène tous les matins pendant une heure, avant que le soleil ait confondu les gouttes de rosée. On dirait qu’on m’a donné l’inspection des ouvrages publics des araignées, tant je les examine curieusement (allusion à l’inspection des digues, dont son père était chargé et dont elle vient de parler). Je croyais ne pas aimer la nature, parce que je lis sans beaucoup de plaisir les descriptions de l’aurore et du printemps dans les poètes. Dieu merci, je me trompais. La nature est fort au-dessus des descriptions : elle parle au cœur un langage que les poètes imitent mal. »

Le naturel qui nous séduit en elle, tient à la parfaite droiture qui fait le fond de son caractère ; elle appelle la droiture « sa vertu de préférence, » et elle en use envers elle-même, pour se juger sans faiblesse ; c’est ainsi qu’elle dira bien finement : « Quand on s’examine avec soin et de bonne foi, on trouve de quoi entretenir une sorte d’humilité, malgré les éloges les plus flatteurs… Tant que je serai spectateur impartial de mon propre cœur, je ne risque pas de devenir vaine. »

À cette rectitude d’esprit s’allie une remarquable indépendance, un jugement très personnel en tout, dédaigneux des opinions courantes, supérieur aux préjugés sociaux. « Sur toutes choses, a dit Sainte-Beuve, elle allait au fond et au fait avec un esprit libre. » Elle s’écrie : « Je n’ai point de systèmes : ils ne servent qu’à égarer méthodiquement. » Elle ajoute : « La peur d’être méprisable m’occupe bien plus que la peur d’être méprisée. » Mais le monde ne l’entend pas ainsi, et l’on ne se met pas impunément au-dessus des conventions qu’il impose ; d’Hermenches, qui avait passé l’âge où on les brave ouvertement, avertissait du danger sa jeune amie : « Je voudrais, aimable Agnès, lui écrivait-il, qu’avec la réputation d’une personne d’infiniment d’esprit, on ne vous donnât pas celle d’une personne singulière, car vous ne l’êtes pas. Vous êtes trop bonne, trop honnête, trop naturelle ; faites-vous un système qui vous rapproche des formes reçues et vous serez au-dessus de tous les beaux esprits présens et passés. C’est un conseil que j’ose donner à mon amie à l’âge de vingt-six ans. Adieu, divine personne. »

C’est qu’à ce moment la « divine personne » avait déjà causé quelque rumeur dans les salons d’Utrecht et de La Haye : elle avait publié à vingt-trois ans sa première nouvelle, le Noble, qui parut sans nom d’auteur. Mais on connaissait ses idées, sa verve caustique ; on la reconnut bien vite dans ce conte anonyme où la noblesse hollandaise était raillée sans ménagemens, et où, cherchant à définir ce qu’on appelle la « naissance, » elle s’arrêtait à cette conclusion impertinente : « C’est le droit de chasser ! »

Où donc a-t-elle puisé ce scepticisme qui a envahi, mais non desséché son âme, et qui perce à chaque page de ses lettres? Car elle est sceptique jusqu’aux moelles ; écoutez-la : « Je fus dévotement à l’église; le ministre s’embrouilla si bien dans une définition de la foi, que la mienne n’en fut point du tout éclaircie, ni mon cœur plus attaché à nos sermons. »

Elle n’est dupe de rien, disciple de personne :

« Je lis les enseignemens des théologiens avec ennui, ceux des esprits forts avec horreur, ceux des libertins avec dégoût... A quatorze ans, je voulais tout entendre, mais j’y ai renoncé depuis... Une sorte de scepticisme fort humble et assez tranquille, c’est là que j’en suis restée; quand j’aurai plus de lumière et plus de santé, je verrai peut-être des certitudes ; à présent, je ne vois tout au plus que des probabilités et je n’éprouve que des doutes. Mais quand je serais passionnée pour la métaphysique, cela n’incommoderait personne... Les prétentions à l’esprit, c’est aussi une enfance que je crois à peu près passée chez moi. Je ne pense plus du tout à montrer une chose qui se montre d’elle-même quand elle existe, et qui perd toujours la moitié de ses grâces à être affichée, présentée aux écouteurs avec dessein, avec empressement... Quand j’étais petite fille, je plaçais vite où je pouvais une belle idée, mourant de peur que l’occasion de la dire ne revînt jamais. A présent, ma vanité est plus raffinée et plus tranquille... »

Elle ne croit guère aux vertus exceptionnelles : « J’admire comme je dois les héros et les martyrs, mais je trouve dangereux de se mettre dans le cas d’avoir longtemps besoin de l’être... » « Mon dessein est d’être honnête femme ; mais il y a cent mille maris avec qui cela me serait si difficile, qu’il n’y aurait à répondre de rien. Dieu me garde d’un sot! Vraiment, c’est une chose bien difficile que de me bien marier, et ce serait une terrible chose que de me marier mal!.. Je voudrais être la femme d’un honnête homme, femme fidèle et vertueuse ; mais pour cela il faut que j’aime et que je sois aimée. »

Ces aveux sont graves, même en faisant la part du paradoxe. Que devait-on penser à Utrecht d’une demoiselle qui faisait dépendre la vertu du thermomètre et qui s’écriait : « Est-il plus vertueux d’être née au Groenland qu’en Italie ! » Et combien cet esprit vif et primesautier devait souffrir impatiemment le perpétuel désaccord avec son entourage !

Elle se réfugiait dans sa chambre, où toute sorte d’occupations remplissaient ses heures. Son clavecin (elle était fort bonne musicienne et a composé plusieurs opéras) tenait une grande place dans sa vie ; elle peignait agréablement, et reçut les leçons de Latour ; surtout elle lisait, et c’est sans doute à ses lectures de jeune fille, en même temps qu’à ses réflexions solitaires, qu’il faut demander l’explication de ses dispositions d’esprit. Elle était de celles qui lisent tout, avidement. Elle s’est nourrie de Voltaire, Zadig lui est familier, elle verse « des larmes d’indignation et de pitié » en lisant les brochures sur les Calas; elle cite Saint-Évremond, Chaulieu, Hamilton, mais son éclectisme goûte non moins vivement les classiques : «Je ne voyage pas sans Racine et Molière dans mon coffre et La Fontaine dans mon souvenir. » Elle adore Pascal et Sévigné, puis elle revient sans cesse à Plutarque, et lit couramment ses auteurs latins : « Rien ne m’empêche de vous écrire qu’un tas de Tacites, de Sallustes et de dictionnaires; je les jette sous ma table. » Elle a une préférence marquée pour les lettres de Cicéron. Mais, chose digne de remarque et qui montre l’équilibre de ce ferme esprit, il n’y a nulle superstition dans ses admirations littéraires. Voltaire ne l’a point conquise sans réserve, elle le discute librement, et lorsque son ami d’Hermenches lui écrit qu’il aurait voulu la voir à Ferney, où il vient de passer, elle lui répond : « Vous m’y souhaitiez : je ne m’y souhaite point. C’est un méchant homme de beaucoup d’esprit. Je le lirai, mais je n’irai pas l’encenser. » Elle goûte surtout ce qui répond à son idéal de naturel et de simplicité, et met au premier rang des romans français la Princesse de Clèves et Manon Lescaut. Dans les Lettres de Lausanne, la mère de l’héroïne indiquera, parmi ses livres préférés, Gil Blas, les Contes d’Hamilton et Zadig... Sainte-Beuve songeait sans doute à ce passage lorsqu’il dit que, par l’esprit et le ton, Mme de Charrière « fut de la pure littérature française, et de la plus rare aujourd’hui, de celle de Gil Blas, d’Hamilton et de Zadig. »

Elle s’occupe aussi de science avec ardeur ; elle a l’esprit géométrique, comme Mme de Staal-Delaunay, qu’elle admirait fort, par une sorte d’instinct de parenté. Sainte-Beuve ne l’a-t-il pas appelée « une mademoiselle Delaunay égarée devers Harlem? »

« J’étudie avec la plus grande application toutes les propriétés des sections coniques... Une heure ou deux de mathématiques me rendent l’esprit libre et le cœur plus gai ; il me semble que j’en dors et mange mieux, quand j’ai vu des vérités évidentes et indiscutables; cela me console des obscurités de la religion et de la métaphysique, ou plutôt cela me les fait oublier ; je suis fort aise de ce qu’il y a quelque chose de sûr dans ce monde... Je m’ennuie à la mécanique, et pourtant je l’apprends ; ne faut-il pas savoir pourquoi un levier est un levier, et comment l’on fait une balance, et où Archimède eût pris son point d’appui pour soulever la terre... A propos de philosophie, je commence dans huit jours un cours de physique spéculative et expérimentale. Il y a longtemps que j’en mourais d’envie... On dit que je dédaigne toute conversation commune et que je crois mon esprit au-dessus de tout ; on trouve mauvais que je veuille savoir plus que la plupart des femmes, et on ne sait pas que, très sujette à une noire mélancolie, je n’ai de santé, ni pour ainsi dire de vie, qu’au moyen d’une occupation d’esprit continuelle. Je suis bien éloignée de croire que beaucoup de science rende une femme plus estimable, mais je ne puis me passer d’apprendre ; c’est une nécessité où m’ont mise mon éducation et ma façon de vivre… Pour un trône je ne renoncerais pas à ce qui m’occupe dans ma chambre. Si je n’apprenais plus rien, je mourrais d’ennui… Songez que mes goûts ont tenu bon contre le préjugé, contre le ridicule dont on a voulu me couvrir mille fois, contre l’exemple de paresse et de stupidité que les trois quarts et demi de mes compatriotes me donnent, contre l’air pesant de ce pays. »

Son correspondant, qui n’a pas rencontré beaucoup de jeunes filles pareilles, se permet d’insinuer que le professeur de mathématiques doit être quelque séduisant jeune homme. Elle riposte par ce libre croquis, tracé plutôt par Henriette que par Philaminte : « Si j’ai parlé de lui comme d’un Saint-Preux, j’ai parlé étrangement. Connaissez-vous rien de moins ressemblant à Saint-Preux qu’un petit homme de plus de cinquante ans, coiffé tout de travers d’une vieille perruque rousse, chaussé de gros bas de laine en toute saison, aussi malpropre qu’un capucin, et qui, dès qu’il ouvre la bouche, fait tomber une pluie sur moi et sur mon papier… »

Décidément, elle aimait les mathématiques !..


II.

Quelques visiteurs illustres venaient parfois rompre la monotonie de la vie hollandaise. C’est ainsi que le jeune roi de Danemark, Christian VII, qui faisait un voyage d’instruction à travers l’Europe, séjourna à La Haye en 1768. Isabelle lui fut présentée et se promena avec lui dans les jardins de Termeer ; mais elle eut bientôt pris sa mesure, à en juger par le récit de l’entrevue qu’elle adresse à son confident :

« Nous avons vu hier le roi de Danemark… Il a l’air de n’avoir que quinze ans tout au plus, quoiqu’il en ait presque vingt. Il est blond et blanc à l’excès ; je ne sais quelle physionomie il a, ni même s’il en a une. Il voudrait être poli, mais il ne sait que dire… Il avait plu ; je plaignais, en riant, le sort de mes souliers, qui étaient fort jolis. Sa Majesté ne regarda plus que mes souliers et ne me parla d’autre chose. On dit qu’il a avec lui des filles habillées en pages ; mais il ne boit jamais de vin, apparemment parce que le roi son père s’est tué à force de boire; celui-ci n’aurait pas besoin de faire de grands excès pour se tuer... Sa femme et ses sujets sont très malheureux, et ses maîtresses ne sont pas mieux traitées, car il fit mettre, il y a quelque temps, à la maison de force une femme qu’il avait aimée... Songez que cet enfant mal élevé est tout-puissant chez lui, que c’est un despote : j’aime fort à voir de mes propres yeux ces petits acteurs chargés des plus grands rôles[2]. »

Elle conçut une opinion meilleure du prince Henri de Prusse, frère du grand Frédéric, qui séjourna en Hollande dans cette même année 1768. Un jour, une lettre annonça au seigneur de Zuylen la visite inattendue de l’auguste personnage qui s’était si fort distingué dans la guerre de Sept ans :

« Heureusement, raconte Belle, on avait un petit dîner élégant et simple à lui offrir, et comme il me parut très aimable, je voulus lui plaire, je m’égayai, je causai, — et je réussis! Il par la beaucoup et me dit mille choses flatteuses ; il parle très bien, avec esprit et avec autant d’aisance que de finesse. Après dîner, il témoigna de l’envie de voir ma chambre, et je l’y menai. Ma table était couverte de livres ; il aurait voulu voir ce que c’était, mais il n’osait les ouvrir, par civilité, ni moi, par modestie. Apercevant, à la fin, votre grosse lettre[3], je lui dis : « Votre Altesse Royale ne soupçonne pas que c’est là une relation de la guerre de Corse? — Non, vraiment, me dit-il, je ne m’en serais pas douté; mais cela vous amuse-t-il? — Oui, monseigneur, répondis-je, j’y prends intérêt parce qu’un homme de mes amis s’y distingue. Mais Votre Altesse sera encore plus surprise de voir l’extrait de ma lettre dans la gazette. » Et en même temps je tirai la gazette de ma poche et la lui donnai. Il fut l’extrait et prétendit que c’était en faveur des femmes du château de Cavelli que j’avais rendu cette relation publique. On s’en amusa fort, les courtisans s’emparèrent de la gazette; et le prince, en continuant de regarder ma chambre, mon cabinet, mon bain, enfin tout ce qui, dans une habitation, aide à connaître la personne qui l’habite, parlait tantôt de moi et de mes amusemens, tantôt de Paoli et des Corses...

« Il fallut se séparer; le prince ne nous quittait pas avec plaisir: M Ne venez-vous pas quelquefois à La Haye? Ne pourrait-on se flatter de vous voir à Berlin ? » l’envie de nous revoir et le chagrin de nous quitter furent exprimés bien des fois, et de l’air le plus flatteur, parce que c’était l’air le plus vrai. Il partit enfin et me laissa tout enivrée de ma petite faveur et enchantée de lui : l’un augmentait l’autre mutuellement.

« Comme je ne pense pas que vous l’ayez jamais vu, il faut encore vous dire sa figure. Le prince n’est ni grand, ni beau, ni joli ; ses grands yeux fixes et pénétrans faisaient baisser les miens, qui ne sont pas pourtant des plus timides ; mais le ton est si honnête qu’il adoucit le regard, la contenance est si noble et si fière qu’elle rehausse la taille; l’habillement a l’air de se trouver par hasard et sans aucun soin riche et le plus convenable du monde ; les manières sont sans apprêt et telles qu’il serait impossible d’y trouver rien à redire ; ainsi tout va bien, et cette petite figure se tire aussi bien d’affaire que la plus belle.

« A son retour à La Haye, il par la beaucoup de Zuylen et de moi. On donna une fête le 23 ; quelques jours auparavant, il dit à ma sœur qu’il ne doutait pas que j’y vinsse, qu’il le souhaitait beaucoup, qu’il la priait de me l’écrire et de me faire ses complimens. Il n’y eut pas moyen de résister. Nous arrivâmes, ma mère et moi, la veille du bal, et comme je vins au bal fort tard, tout le monde me dit que le prince Henri n’avait cessé de me demander et de me chercher. Le prince d’Orange me mena auprès de lui, et il se leva de son jeu pour me dire toutes les honnêtetés possibles. Vous auriez dû voir combien les dames de La Haye étaient surprises, et combien Mme de Bosselaer me trouvait importune quand le prince me parlait ! Les places à la comédie étaient prises pour le lendemain depuis quinze jours ; mais le prince de Prusse mit toute notre cour d’Orange en mouvement pour nous en trouver, à ma mère et à moi ; le paresseux Marcet courut de tous côtés à perdre haleine, et nous fit recevoir enfin dans la loge de l’ambassadeur de France, que nous n’avions jamais vu. Je fis donc connaissance avec M. de Breteuil à la comédie, et j’en fus fort contente, quoiqu’il n’ait pas voulu faire de visite au prince Henri, parce que celui-là n’en veut point rendre. L’ambassadeur n’a pas même voulu se faire présenter à lui pendant le bal, et, le prince le saluant d’une légère inclination de tête, selon sa coutume (il était au jeu), M. de Breteuil, qui était debout, a eu soin, dit-on, en rendant le salut, que sa tête ne se baissât pas davantage. Cela me parait puéril. Le prince me parait fier, mais d’une fierté pour ainsi dire innée, qu’on ne se donne pas, mais qu’on a reçue avec le rang, qui n’annonce pas l’orgueil et ne ressemble pas à l’arrogance. Je crois que M. de Breteuil veut être haut et simple. Vous savez que ces sortes d’intentions sont difficiles à cacher. De peur de me paraître doucereux et prometteur, il me tint rigueur sur une petite modeste sollicitation que je lui adressais pour un jeune Français aimable et malheureux qui nous est venu voir cinq ou six fois : je ne demandais rien pour lui, je faisais son histoire, et l’ambassadeur l’interrompit de tant d’objections assez durement exprimées, que je rougis et me tus, parce que j’étais en colère; il se radoucit cependant, et je revins ; dans le fond, ses intentions étaient fort bien, mais il avait voulu garantir la forme d’un air de politesse française... M. L’ambassadeur se frise et se barbe lui-même, me disait l’Irlandais Onbrouck, descendant des roitelets d’Irlande ; cette frisure et cette barberie font grand bruit à La Haye, et on répète partout que c’est son maître d’hôtel qui lui coupe les cheveux. Vous savez comme on parle beaucoup de peu de chose à La Haye. Il ne joue ni ne danse. Dites-moi, avec qui causera-t-il?..

« Après avoir bien joui de ma faveur encore le lendemain de la comédie, à un grand vilain concert qu’on donnait dimanche à la maison des Bois, je partis lundi de La Haye en même temps que le prince. Si je l’en crois, je ne me marierai pas : « Ah! mademoiselle, restez comme vous êtes ! » Mais si je me marie, j’ai promis de stipuler par contrat un voyage à Berlin. »

Isabelle n’a pas tenu parole, ou peut-être M. de Charrière jugea-t-il prudent de ne pas accepter cette clause.

Une célébrité d’un autre genre, le peintre Latour, vint à Utrecht, où il fit le portrait d’Isabelle de Tuyll. Elle nous raconte les séances, très amusantes pour elle, on le conçoit, car l’artiste qui a peint Mme de Pompadour a beaucoup à raconter, et il raconte avec esprit; la jeune Hollandaise, très curieuse des choses de France, l’accable de questions sur Versailles, sur Paris. Mais le portrait n’avance guère ; il fallut s’y reprendre à deux fois :

« Depuis quinze jours, je passe toutes les matinées chez mon oncle, et j’y dîne avec Latour quand il a travaillé deux ou trois heures à mon portrait. Je ne m’ennuie point, parce qu’il sait causer ; il a de l’esprit et il a vu bien des choses, il a connu des gens curieux... Je lui donne une peine incroyable, et quelquefois il lui prend une inquiétude de ne pas réussir qui lui donne la fièvre, car absolument il veut que le portrait soit moi-même... Nous le menâmes dimanche à Zyst pour lui faire entendre les Hernhutes[4] ; cela est admirable dans son genre. Nous vîmes dans le bois le coucher du soleil, des taches de feu sur ces beaux arbres, et entre les feuilles une lumière rouge et éblouissante; un moment après, la lune prit la place du soleil, les lumières étaient blanches... Et puis nous entrons à l’église : la propreté et le recueillement en font un spectacle agréable, et cette dévote musique si douce des orgues, des violens, des flûtes, avec ce chant si juste, éloignent les passions du cœur pour plus d’une heure, et font entrevoir un charme attrayant dans la retraite et dans la dévotion. On est dans cette église à mille lieues du monde... »

« Mon portrait de Latour a été admirable ; nous pensions toucher à une ressemblance parfaite, tous les jours nous pensions que ce serait la dernière séance, il n’y avait qu’un rien à ajouter aux yeux. Mais ce rien ne voulait pas venir, on cherchait, on retouchait, ma physionomie changeait sans cesse ; je ne m’impatientais pas, mais le peintre se désolait, et à la fin, il a fallu effacer la plus belle peinture du monde, car il n’y avait plus ni ressemblance, ni espoir d’en donner. Cependant il recommence tous les matins et ne me quitte de tout le jour non plus que son ombre ; heureusement, il est fort aimable et raconte mille choses curieuses. Le voilà qui lit dans ma chambre à côté de moi ; je n’avais que ce moyen pour qu’il me laissât écrire. Il a fait un excellent portrait de mon oncle et vivifié celui que j’avais fait autrefois de ma mère, de sorte qu’il est charmant et me fait un plaisir infini... »

« Mme de H... sort d’ici ; elle avait un petit chapeau qui nous a fait mourir de rire... Son mari est bien heureux qu’elle ait une vertu de cinquante ans avec un chapeau de quinze; par malheur, le visage va avec la vertu et laisse le chapeau si loin en arrière, qu’on ne peut trop s’étonner de les voir ensemble... Je suis devenue d’un orgueil insupportable, depuis que Latour voit souvent Mme d’Étiole dans mon visage et la belle princesse de Rohan dans mon portrait. Depuis deux mois, il en est au second et me peint tous les matins toute la matinée, de sorte que je ne fais rien du tout que m’informer de la cour de Versailles et de toutes sortes de choses de Paris. Nous parlons aussi raison : c’est un homme d’esprit et fort honnête homme. J’ai dit le second portrait : je veux dire le second achevé ; je vous ai dit, je crois, que le premier était détruit. J’espère qu’il laissera vivre celui-ci; car, en vérité, il vit; l’effacer serait un meurtre. Sa manie, c’est d’y vouloir mettre tout ce que je dis, tout ce que je pense et tout ce que je sens, et il se tue. Pour le récompenser, je l’entretiens quasi toute la journée, et ce matin peu s’en est fallu que je ne me laissasse embrasser. »

Latour flattait son modèle en lui trouvant d’illustres ressemblances. Nous croyons pouvoir dire sans injustice que la beauté d’Isabelle avait moins de correction que de grâce piquante; elle s’est amusée à se peindre elle-même sous un nom de fantaisie, comme on faisait alors : « Vous me demanderez peut-être si Zélinde est belle, ou jolie, ou passable? Je ne sais; c’est selon qu’on l’aime ou qu’elle veut se faire aimer. Elle a la gorge belle, elle le sait, et s’en pare un peu trop au gré de la modestie. Elle n’a pas la main blanche, elle le sait aussi, et en badine, mais elle voudrait bien n’avoir pas sujet d’en badiner... »

La même année, — ces lettres sont de 1766, — Belle fit avec ses frères un séjour en Angleterre, où elle fut très fêtée et reçut les hommages les plus imprévus. « J’ai été malade, écrit-elle librement à son « confesseur » d’Hermenches : mon apothicaire est devenu amoureux de moi ; mon médecin, le vieux sir John Pingle, ne parle que de moi à la reine et à tout le monde. » Elle alla à la cour, vit le monde, et ses lettres d’alors sont une peinture curieuse de la haute société anglaise au siècle dernier. Elle rencontra à Londres un homme célèbre, David Hume, qui vint la voir et qu’elle invita à dîner. La page vaut d’être citée :

« De quoi pensez-vous que nous ayons parlé? — Du roastbeef et du plum-pudding ! Mais nous parlions bien moins que nous ne mangions. Je suis dans des loggings avec mes frères, et on nous apporte à dîner de la taverne; ainsi nous n’étions pas servis régulièrement à point nommé : le rôti vint avant qu’on n’eût pris congé du pudding; en attendant, on le mit auprès du feu. Un petit chien arrive, va droit à la poularde, et l’aurait sans doute emportée, si David Hume ne l’eût doucement retenu. Pour moi, vous voyez bien que je l’aurais laissé manger et poularde et asperges, quoique je ne sois pas un grand philosophe ni un historien. J’aimai beaucoup ce soin de M. Hume, et ses manières honnêtes et, simples. Un de ses amis qui était du dîner raconta quelques histoires fort bonnes; on n’eut point d’autre esprit. Après le café, nous jouâmes trois Roberts de Whisq (sic) et puis nous nous quittâmes... Il me semble que j’ai du bon sens ici; j’espère qu’il me suivra en Hollande... Je pars avec regret, non que je m’amuse beaucoup ici, mais je suis libre et l’on ne me hait pas comme en Hollande. Il est si doux de n’être pas haï, de n’avoir point de prévention à détruire, ni d’imprudences à réparer. Il me semble que je donnerais bien la petite réputation que j’ai acquise contre la commodité de n’en avoir aucune. Quelqu’un me demandait l’autre jour si je savais écrire en français : cette personne au moins ne médit pas de mes lettres et ne dit pas que ce petit conte que j’écrivis[5], il y a trois ou quatre ans, soit horrible et scandaleux. »

En rentrant en Hollande, elle trouve « les rues et les vitres bien propres, mais le pays si monotone, l’aspect de toutes choses si insipide. » « A La Haye, poursuit-elle, je trouvai des propos ridicules et lâcheux établis sur mon compte ; cela me mit de plus mauvaise humeur encore que la maussade campagne : « Une vache, un pré, un moulin, voilà tout ce que nous voyons, » disais-je à mon frère; mais il me fit remarquer un ministre de l’évangile hollandais, et me dit qu’on voyait aussi de grosses perruques et de longues robes de chambre... A présent, je suis à Zuylen... je ne regarde pas le moulin, le pré, la vache, ni la grosse perruque qui anime le paysage... »

Elle trouve par instant son existence si vide et si fade, qu’elle se prend à rêver d’en voir bientôt le terme : « Mourir jeune, c’est imprimer dans le cœur de ceux qui vous aiment une image touchante, ineffaçable... Si je mourais aujourd’hui, vous m’aimeriez toute votre vie... En vérité, il ne serait pas si dur de mourir. » Elle ajoutait in petto : « Mais j’aimerais encore mieux me marier, et par là conquérir l’indépendance. »

« Je serai libre, on ne viendra pas me prêcher pédamment mes devoirs, et cela me donnera l’envie et la vanité de les remplir... Dites-moi que je serai bien libre d’écrire des contes, des vers, des lettres, tout ce que je voudrai ; que je n’entendrai plus sans cesse parler de prudence, de bienséances; qu’on ne me reprochera que ce qui sera mal ; que, content de me voir appliquée à corriger des défauts réels, on me laissera du reste mon caractère tel que la nature me l’a donné. »

La liberté allait venir, sous la forme du mari le plus accommodant.


III.

Le mariage d’Isabelle ne se fit pas sans peine : pendant plusieurs années elle fut, comme Pénélope, en proie aux prétendans, avec cette seule différence que, loin de les repousser tous, elle hésitait entre eux. A vingt-trois ans, elle écrit: « J’ai deux épouseurs en réserve au fond de l’Allemagne... Peut-être il s’en présentera un autre qui me conviendra mieux. » L’officieux d’Hermenches, qui eût, je crois, bien voulu être libre de l’épouser lui-même, lui proposa alors un de ses amis, le marquis de Bellegarde, de Chambéry, officier aux gardes du Stathouder. A vrai dire, le marquis ne témoignait pas un très vif empressement, si l’on en juge par cette boutade d’Isabelle: « Je crois qu’il voudrait que je l’allasse trouver, comme Ruth alla trouver Boaz ou Booz (je ne sais plus son nom)... Il ne s’éveilla pas seulement, cet honnête homme ! »

Enfin, Bellegarde prit feu, et même assez sérieusement, quand il eut vu celle que lui destinait son ami. Mais la différence de religion fit naître d’interminables difficultés, et Isabelle, fatiguée de vivre toujours dans l’incertitude, en était à s’écrier: « Je voudrais bien que, sans plus de lettres, de sollicitations, d’examen, je m’éveillasse demain matin dans le château du marquis, et qu’on me dît : « Bonjour, madame de Bellegarde ! » Mais j’ai tant marché pour arriver à ce château, que je suis lasse à n’en pouvoir plus. »

Ce château, hélas ! il était en Espagne : elle n’y arriva jamais. Et ce fut elle, au fond, qui ne le voulut pas. Non qu’un mari catholique répugnât à ce libre esprit ; mais le pape, à qui on avait demandé une dispense, exigeait de l’épouse l’engagement d’élever ses enfans dans la religion catholique. Belle repoussa fièrement cette condition. La lettre où elle s’en explique avec d’Hermenches est une des pages les plus vives qu’elle ait écrites :

« Je trouvai mon père dans le corridor, je lui donnai le bras, et nous commençâmes la conversation d’un ton doux et paisible, en nous promenant à pas égaux... Un mari aimable et catholique valait mieux selon moi qu’un mari désagréable et protestant... « Mais les enfans ! » Je me mets rarement en frais de raisonnement, peu de principes fixes, point de systèmes. Mais quand un raisonnement me paraît juste, évident, indisputable, il devient aussitôt une règle invariable de ma conduite... Ainsi point d’abbés, point de moines, point de nonnes... Je ne serai pas obligée du moins à voir une petite fille sortant du cloître, mal élevée, une longue taille, l’imagination salie par tous les mauvais propos de ces maisons, me méconnaître, frémir de mes erreurs, et demander à la sainte Vierge d’un air gémissant et dévot qu’elle me convertisse. »

Ainsi échoua ce mariage, préparé par plusieurs entrevues avec le marquis, suivant les mœurs patriarcales du pays : « Nos entrevues les moins gênées étaient à la kermesse, où mon père, qui nous accompagnait, nous laissait discrètement causer. Mais il faut être plus familiarisés que nous ne l’étions pour tirer grand parti de ces tête-à-tête au milieu de la foule ; il y avait cent choses que je n’osais lui dire ni lui demander, cent autres pour lesquelles je méditais l’exorde;.. nous étions trop polis... Le marquis ne me devine pas; il m’estime plus que je ne vaux; il y fait plus de façons que je ne mérite... » — Et quelques jours plus tard: « Jusqu’ici, je n’ai pas trouvé à redire que Bellegarde ne m’aimât pas assez : n’ayant pas de passion, je n’exige pas un violent amour; il a toujours écrit assidûment, il a paru fort aise de me voir; c’est bien, c’est assez. Je le dis du moins, peut-être je le pense ; mais est-ce que je le sens? Mon cœur est-il satisfait? Est-ce qu’il trouve que c’est assez, que j’aime assez, que je suis assez aimée? Cette question est embarrassante. A quoi servirait de la débrouiller?.. Il est singulier de renverser ciel et terre, de combattre des monstres, de combler des abîmes pour un mariage sans passion. Quand je suis loin du marquis, mon imagination fait ce qu’elle veut de lui, de son cœur, du mien... Je rapproche tout alors, nous nous parlons, nous nous entendons, nous nous aimons, je l’embrasse... Quand je le vois, nous sommes étrangers, je suis polie et gênée, les rapports que j’avais imaginés font place à toutes les disparités réelles que la différence d’âge, de pays, de façon de vivre et de caractère doit mettre entre nous: il parle et je l’écoute, je ne suis pas tentée de l’interrompre, et quand il a fini, je ne sais comment reprendre... Je parle aussi, mais ce n’est pas ma voix naturelle, c’est je ne sais quel fausset qui m’ennuie moi-même et que je prends malgré moi de peur de l’ennuyer, ou de lui déplaire, ou de n’être pas entendue, si je disais comme à l’ordinaire, sans apprêt et sans réserve, ce qui me vient dans l’esprit. Je suis aux aguets pour entendre les choses qui me plairont dans ce qu’il dira, pour entendre des choses simples et vraies, qui viennent du cœur, qui soient des sentimens plutôt que des phrases, ou des pensées justes plutôt qu’un fantôme de dissertation... Le matin, en me quittant, il m’avait donné deux baisers que j’avais fort bien reçus avec quelque émotion et quelque plaisir; l’après-dîner, nous étions seuls : il espérait que je lui ferais la grâce de lui écrire; c’était bien de l’honneur pour sa sœur que je lui demandasse de ses nouvelles. Vous ne sauriez imaginer combien cette cérémonie me désoriente, combien moi, si peu gauche d’ailleurs, si rarement embarrassée, je deviens maladroite et stupide alors. Je ne vois plus pour nous qu’un seul moyen de bien faire connaissance : j’espère qu’il nous réussira mieux que nos conversations. »

Quand le projet fut abandonné, Isabelle se consola sans trop de peine : « Si mes parens, écrivait-elle alors, étaient des bigots fanatiques, j’aurais pu dire : il est visible que Dieu m’appelle à convertir tous les Savoyards depuis la haute noblesse jusqu’au petit garçon portant une marmotte ou décrottant des souliers. Que d’âmes gagnées au ciel... et à Calvin ! » — Et quant à Bellegarde, elle n’eut pas l’ingénuité de le croire inconsolable : « Ne me pas épouser coûterait tout au plus un dîner et une nuit de sommeil à un homme raisonnable... Jamais je n’ai cru que cela fît un malheur tant soit peu sérieux. »

Un des prétendans allemands était le comte d’Anhalt; mais ce parti ne la séduisait que médiocrement: «Les sujets de son maître sont esclaves, et tout ce que je souhaite le plus, c’est d’être libre... J’ai vu ses lettres, j’ai vu des Allemands : je me suis moins ennuyée au logis... Je suis convaincue que s’il venait, il s’en retournerait seul.» Un Anglais se mit alors sur les rangs : c’était James Boswell, l’auteur d’un livre sur la Corse qui eut alors une très grande vogue. Il paraît avoir beaucoup fréquenté, pendant un séjour en Hollande, la famille de Tuyll ; Isabelle, qui avait pris vivement parti pour les insurgés corses et pour Paoli contre la domination génoise, s’était mise à traduire en français le livre de Boswell. De son côté, d’Hermenches avait passé du service des États-Généraux au service de France, et, justement alors, son régiment prenait part à l’expédition française en Corse : « Je me décide, lui écrit Belle, contre les tyrans, en faveur de ces hommes qui savent apprécier leur liberté et la défendre. Mes vœux sont pour vous, mais contre votre troupe, si vous ne faites pas la guerre avec Paoli contre les sordides Génois. » Dans une autre lettre, elle discute, avec sa liberté ordinaire de jugement, la question de savoir si les Corses gagneraient quelque chose à devenir Français : « Qui sait s’ils n’auraient pas un gouvernement avide et dur, et si le luxe d’une femme de finance n’engloutirait pas le produit de leur stérile terre. Toute la France ne joue pas la comédie à Villers-Cotterets et ne fait pas des soupers fins dans de petites maisons ; les provinces sont, à ce qu’on dit, pauvres et gémissantes. Le droit du roi de France sur la Corse, c’est, ce me semble, celui du plus fort, comme celui du plus fin était celui des Espagnols sur l’Amérique. »

Or au moment où, animée de ces dispositions, elle avait entrepris de traduire l’ouvrage de Boswell, celui-ci recherchait sa main. Mais le cœur d’Isabelle n’était pas pris au point de la priver de son sens critique, et il arriva qu’elle prétendit abréger le texte un peu diffus du livre original, à quoi l’auteur ne voulut jamais consentir : « Quoiqu’il fût dans ce moment presque décidé à m’épouser si je le voulais, il n’a pas voulu sacrifier à mon goût une syllabe de son livre; je lui ai écrit que j’étais très décidée à ne jamais l’épouser, et j’ai abandonné la traduction. »

On lui proposa alors le prince de Wittgenstein : « J’ai eu tant d’amans allemands en perspective! » répondait-elle, découragée. Ce nouveau projet d’union avorta. C’est alors, et presque en même temps, que surgirent deux prétendans nouveaux, lord Wemyss et M. de Charrière. Voici le portrait qu’elle trace du second :

« Dans ce même temps, mon imagination[6] s’attachait à un homme que j’avais vu de loin en loin, pour qui j’avais toujours eu de l’amitié et de la sensibilité et qui en avait pour moi. Une figure noble et intéressante, quoique un peu maladroite, un esprit juste, droit et très éclairé, un cœur sensible, généreux et strictement honnête, un caractère ferme avec une humeur égale et facile, et une simplicité comme celle de La Fontaine, voilà mon amant à mes yeux et aux yeux de tous ceux qui le connaissent. Il y a quelquefois des maladresses dans son esprit comme dans ses manières, qu’on lui reproche et dont on badine tant qu’on veut, car personne n’eut jamais moins de vanité. Nous nous écrivions, la correspondance s’anima; seule, oisive, à la campagne, pas un homme qui intéresse dans tout un pays... La correspondance s’anima... Mon père et ma mère avaient bonne opinion de M. de Wittgenstein et en parlaient quelquefois... Il devait venir dès qu’il serait libre... Je perdis ma mère, je ne pensai plus au mariage, je me fis un crime de l’amour, et je cessai d’écrire... L’homme des lettres s’approcha. Tantôt à Utrecht, tantôt à La Haye, nous passâmes beaucoup de journées ensemble; la retraite dans laquelle je vivais, la confiance et la liberté dont j’avais pris l’habitude avec lui, vous imaginez bien où cela nous mena. N’imaginez pas trop, pas tout, cependant; vous vous tromperiez, je vous le jure. Je finis par où d’autres commencent : je l’aimai de tout mon cœur. »

Il est vrai qu’elle eût pu s’en aviser plus tôt, car ce nouveau prétendant avait été gouverneur de ses frères et elle le connaissait depuis sa première jeunesse. M. de Charrière, seigneur de Penthaz, était d’une bonne maison, à peu près ruinée, du pays de Vaud. Galant homme, fort cultivé, sans rien de brillant, il fut la délicatesse même durant les négociations relatives au mariage : « Je n’ai, disait-il, ni rang, ni fortune, je ne suis qu’un pauvre gentilhomme, je n’ai point assez de mérite pour vous tenir lieu de tout ce que vous sacrifieriez. Votre attachement n’est pas de nature à pouvoir se soutenir ; vous désirez du plaisir, et vous ne savez pas en prendre; vous prenez pour de l’amour un délire passager de votre imagination. Quelques mois de mariage vous détromperaient, vous seriez malheureuse, vous dissimuleriez et je serais encore plus malheureux que vous. »

Cet excellent homme était épris, mais en sage, avec crainte et tremblement. De son côté, M. de Tuyll (la mère d’Isabelle venait de mourir presque subitement des suites de l’inoculation) considérait ce mariage comme une mésalliance et n’y voulait pas consentir. Mais il ne voyait pas d’un œil plus favorable lord Wemyss, jacobite écossais exilé, qu’on lui avait représenté comme « débauché, emporté, despotique. » La pauvre Belle, « lasse de projets et d’incertitudes, « menaçait de prendre le noble lord si on ne lui donnait le gentilhomme vaudois. Elle faisait même cet étrange raisonnement (je le donne pour ce qu’il vaut) :

« Je ne me trouve qu’un parti très médiocre pour un homme que j’aime beaucoup et qui n’a point de fortune, parce qu’il méritait quelque chose de bien meilleur que moi. Mylord Wemyss ne mérite pas mieux... Pour me donner à moi une chance d’être plus heureuse, j’en fais courir une à l’homme que j’épouserais d’être très malheureux. Lord Wemyss est précisément celui qui m’inspire le moins de scrupule, parce qu’il est celui qui a le moins de mérite, le moins de sensibilité apparemment et le moins de droit à un bon mariage. Si tous ces moins me déterminent, ce sera assurément le plus étrange motif de détermination que l’on ait jamais eu. Quant à l’homme que j’aime, il me connaît si bien, je l’ai tant de fois averti depuis qu’il est question de l’épouser, je lui ai tant de fois exagéré mes travers, ma mélancolie et les risques qu’il pouvait courir, lui conseillant pour ainsi dire de renoncer à moi, que, puisqu’il persiste, c’est son affaire. S’il était riche, je n’oserais pourtant l’épouser ; mais il est pauvre, il m’aime et je l’aime ; je recevrais donc avec joie le consentement de mon père s’il le donnait sans répugnance… Bonne nuit ! Je me suis endormie en parlant de moi ; j’ai sur mes genoux un angola qui file et mon chien m’attend sur mon lit… Je ne donnerais pas volontiers sa place au lord proscrit !.. »

Ce personnage, à vrai dire, ne brilla pas dans toute cette affaire ; il écrivait à un ami de Hollande : «Je vais me mettre en route pour Utrecht. Mlle de Tuyll me paraît une dame raisonnable. Je me pique de l’être aussi. Il n’y a rien à dire contre la fortune, ni contre la naissance de l’une et de l’autre partie ; ainsi, il me semble que, pourvu qu’il n’y ait pas de dégoût de part ni d’autre, l’affaire pourra s’arranger. J’ai toujours été porté pour les mariages de raison et de convenance. »

Isabelle possédait sur son compte des renseignemens peu avantageux : le jacobite passait pour dur et même cruel ; on racontait qu’après une bataille, il avait fait couper un doigt à chacun de ses prisonniers. Il fit solliciter de Belle une entrevue « afin de pouvoir s’examiner réciproquement sans se compromettre ni s’engager plus avant. » L’ami chargé du message, le trouvant impertinent, refusa de le transmettre, et les choses en restèrent là. — Sur ces entrefaites, et tandis que M. de Charrière attendait son sort avec résignation, un cousin d’Isabelle crut faire merveille en se mettant sur les rangs : il l’aimait d’un amour tendre et discret. Elle le congédia rondement par ce billet : « Vous croyez ne pouvoir être heureux sans moi, mais c’est une illusion dont tant d’autres ont éprouvé la fausseté !.. Ne vous affligez pas : vous perdez moins que vous ne croyez… Je n’aime point mon pays : n’est-il pas apparent que je me donne à quelqu’un qui n’y vivra pas ? »

Enfin, M. de Charrière l’emporta dans l’esprit de M. de Tuyll; sa fille nous raconte les fiançailles et les dernières hésitations qui les précédèrent :

« Il ne s’en est guère fallu que nous n’ayons signé mon contrat mardi dernier, mais j’ai tremblé et frémi et reculé, et M. de Charrière n’a osé me presser, et m’a protesté qu’il me regarderait comme étant libre et respecterait cette liberté jusqu’à l’instant de la cérémonie dernière. Il m’aime sans illusion, sans enthousiasme; il est sincère et juste au point de m’offenser et de me chagriner souvent; alors je dis qu’il ne m’aime point et que je serai malheureuse ; mais je l’aime, je ne puis me résoudre à vivre sans lui, et quand je le juge sans illusion et sans enthousiasme et sans empressement, je trouve encore que rien ne lui est supérieur pour le caractère, pour l’esprit, pour l’humeur. Le moyen de renoncer à cet homme ! »

«... On m’a fiancée hier... Avant-hier au soir, je dis que si l’on voulait nous faire signer le contrat le lendemain matin, j’étais d’humeur d’y consentir. Aujourd’hui, on envoie en Suisse l’acte d’après lequel on doit faire courir les annonces. Je vous verrai, j’habiterai un pays agréable, je vivrai avec un homme que j’aime et qui mérite que je l’aime, je serai aussi libre qu’une honnête femme peut l’être ; mes amis, ma correspondance, la liberté de parler et d’écrire me resteront; je n’aurai pas besoin d’abaisser mon caractère à la moindre dissimulation; je ne serai pas riche, mais j’aurai abondamment le nécessaire et je sentirai le plaisir d’avoir amélioré le sort de mon mari ; si avec tout cela je ne suis pas heureuse, je me dirai que Mme d’U.., lady H.., Mme du C... ne le sont pas... Guillaume (un de ses frères) est honnête, doux, poli, prévenant, depuis que mon mariage est décidé. Cela ne me surprend point : dans le passé, il peut trouver quelques sujets de regrets; dans l’avenir, je pars. »

Le mariage fut célébré en février 1771, à Zuylen. Isabelle avait près de trente et un ans ; il était temps !

« Ma robe, raconte-t-elle, était d’un beau satin des Indes blanc... A trois heures et demie, nous nous mîmes en carrosse; nous arrivâmes à Zuylen un peu avant la fin du sermon ; M. de Charrière entra avec moi dans mon banc. Le ministre nous fut la liturgie. J’écoutais pour deux, afin de guider les oui de M. de Charrière, et je promis pour moi... Quoiqu’on se marie sans cérémonie, c’est une grande cérémonie de se marier. »

Le 23 février, elle écrit à son frère Ditie : «Je suis mariée depuis onze jours, je viens de les compter sur mes doigts. Sur ces onze jours, nous n’en avons boudé que deux (et heureusement tout le tort a été de mon côté) ; c’est la main de M. de Charrière qui a tracé cette phrase. »

Un an et demi plus tard, Mme de Charrière pourra écrire à une amie : « Je ne suis pas toujours la plus douce, ni la meilleure femme du monde; mais jamais femme n’a eu plus de goût pour son mari que moi; je ne me souviens pas de m’être jamais ennuyée tête à tête avec lui; et cependant nous y sommes souvent. »

Si l’on en croit La Rochefoucauld, il n’y a point de mariages délicieux, il n’y a que de bons mariages. Celui d’Isabelle de Tuyll ne peut-il pas être rangé parmi les bons ? Mais quelle bizarre inconséquence ! Elle fuyait ses compatriotes, et rien ne ressemblait plus à un Hollandais que le Suisse de son choix !


IV.

Un des rêves de sa jeunesse, c’était de voir Paris : elle écrivait en 1764 à son ami d’Hermenches ces lignes caractéristiques : « Ma passion serait de voir Paris à pied et en fiacre, de voir les arts, les artistes et les artisans, d’entendre parler le peuple et déclamer la Clairon... Je paierais bien cher les leçons de Rameau ; et, huit jours avant mon départ, pour voir de tout, je ferais connaissance avec la coiffeuse et le beau monde. » — M. de Charrière combla le vœu de sa femme en la conduisant à Paris. Nous ne savons si elle y rencontra Rameau, mais elle y retrouva Latour, peignit avec lui, puis visita l’atelier de Houdon, qui fit son buste, très ressemblant, assure-t-elle. Ce qui est sûr, c’est qu’il est ravissant[7]. Les époux vinrent s’établir à Colombier, à une lieue de Neuchâtel, dans un modeste château qui avait appartenu à l’aïeul maternel de M. de Charrière, Béat de Muralt, le spirituel auteur des Lettres sur les Anglais et les Français ; ils y menèrent la paisible vie de gentilhomme campagnard : « Je ne vous ai pas écrit, dit Mme de Charrière dans une de ses dernières lettres à d’Hermenches, parce que j’ai arrangé un coin de jardin et lavé du linge à notre belle fontaine, comme une certaine princesse de l’Odyssée... C’est un des plaisirs les plus vils que je connaisse... Vous admirerez quelque jour ce que je sais faire dans le jardin, et vous trouverez que je n’ai pas trop acheté mes bosquets et mon gazon par un gros rhume... Me voici ménagère et souvent cuisinière; cela m’occupe et m’amuse. » De temps en temps, les époux allaient à Neuchâtel, où l’on dansait « par souscription, » où l’on jouait la comédie chez M. du Peyron[8]. Le Sylvain de Marmontel, la Gageure imprévue de Sedaine, telles étaient les nouveautés qui faisaient alors les délices d’une société assez cultivée et très friande de plaisir.

Comme à Zuylen aux fêtes des moissons, la châtelaine de Colombier aimait à prendre part aux fêtes des vendanges, assistait au bal des pressureurs... Mais l’ennui ne devait pas épargner longtemps un esprit dont l’activité manquait d’aliment et d’objet ; on en surprend bientôt les premiers symptômes dans sa correspondance. Pour se distraire et aussi pour secouer un peu la torpeur des gens du pays, Mme de Charrière écrivit, en 1784, ses Lettres neuchâteloises. Ce délicat et spirituel petit roman, pour nous encore plein de fraîcheur, excita des colères si vives, que l’auteur crut devoir mettre un peu d’espace entre elle et les Neuchâtelois ombrageux : elle alla passer quelques mois à Paris avec M. de Charrière. Sainte-Beuve s’est demandé si elle y séjourna jamais. « Peu importe, s’écrie-t-il, puisqu’elle en était. » Elle y fut en réalité deux fois. Dans ce second séjour, elle fréquenta la société des Necker, se lia avec la fille du ministre, vit Chamfort, l’abbé Raynal, Thomas, fit amitié avec M. et Mme Suard.

Dans l’hôtel où elle était descendue, logeait un jeune homme appelé Benjamin Constant. Elle avait connu en Hollande son père et son oncle d’Hermenches. À ce moment, Benjamin était amoureux de Mlle Jenny Pourrat, celle-là même qu’André Chénier devait aimer bientôt et célébrer sous le nom de Fanny. Repoussé, Benjamin se sauva en Angleterre, et adressa, durant la vie errante qu’il y mena, des lettres tantôt désespérées, tantôt bouffonnes, à son amie de Colombier; puis il vint se réfugier chez elle et y passa deux mois, — le plus heureux temps de sa vie, — avant de se rendre à la cour de Brunswick. Sainte-Beuve a raconté tout cela ici même : « Heureusement, disait Benjamin, il y a un Colombier dans le monde! » Il y revint plus d’une fois, « pauvre pigeon blessé, » durant les années qui suivirent. De nombreuses lettres inédites de Mme de Charrière à ses amis nous permettraient de compléter l’histoire de cette liaison et d’ajouter plus d’un détail instructif ou piquant aux documens dont l’illustre critique a tiré un si heureux parti. Nous avons fait aussi des trouvailles qui ont leur intérêt sur l’œuvre de Mme de Charrière, sur ses relations avec les émigrés, sur son activité généreuse durant la Révolution et les brochures éloquentes que les événemens d’alors inspirèrent à cette femme d’élite, éprise d’une sage liberté. Nous pourrions enfin, par d’autres lettres intimes, la montrer, au soir mélancolique de sa vie, toujours active, mais de plus en plus désabusée, et cherchant dans la charité qui s’oublie le remède à ses tristes pensées. Pour aujourd’hui, notre but était simplement de faire voir quel rang honorable tient l’auteur de Caliste parmi les épistolaires du XVIIIe siècle; il nous suffit d’avoir surpris, dans l’abandon de ses jeunes confidences, son esprit étincelant, et d’avoir entendu Isabelle de Tuyll nous raconter en son vif langage comment elle devint Mme de Charrière.


PHILIPPE GODET.

  1. C’est un érudit genevois, M. Eugène Ritter, qui a eu l’obligeance de nous signaler l’existence de ces curieuses lettres.
  2. Le jeune souverain tomba en enfance quelques années plus tard.
  3. D’Hermenches servait alors en Corse, comme nous le verrons plus loin.
  4. Association religieuse des Frères moraves. Ils donnaient, dans leur culte, une importance particulière à la musique.
  5. Le Noble.
  6. C’est nous qui soulignons ce mot.
  7. Ce buste est conserve au musée de Neuchâtel; don d’Eusèbe Gaullieur.
  8. Le plus fidèle ami du Jean-Jacques Rousseau, l’héritier de ses papiers et l’éditeur de ses œuvres, mort en 1794 à Neuchâtel, où il avait construit un somptueux hôtel, qui faisait dire à un voyageur facétieux : « Neuchâtel est situé près de l’hôtel de Peyron. »