Une Jeune fille au temps de la Fronde/01

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Une Jeune fille au temps de la Fronde
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 339-377).
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UNE JEUNE FILLE
AU TEMPS DE LA FRONDE

MADEMOISELLE DE LA VERGNE
PLUS TARD MADAME DE LA FAYETTE

M. Le Pailleur est un charmant bonhomme qui, durant toute sa vie, baguenauda et qu’une de ses journées recommandé à la postérité. Un souvenir auguste consacre sa futile renommée : il a été ici-bas la deuxième personne informée du génie de Blaise Pascal. La première, ce fut M. Pascal le père, lequel s’aperçut que l’enfant inventait les mathématiques. Epouvanté, M. Pascal le père alla trouver M. Le Pailleur, son ami intime, et d’abord sembla interdit ; des larmes lui mouillaient les yeux. M. Le Pailleur le pria de ne lui pas celer plus longtemps la cause de son trouble : « Je ne pleure pas d’affliction, mais de joie… » répondit M. Pascal ; et il montra ce que son fils avait su faire. M. Le Pailleur en eut la plus grande surprise et dit qu’on ne devait plus « captiver cet esprit, » mais au contraire favoriser son vif élan. C’est ainsi que le petit Pascal obtint la liberté de son génie. Plus tard, au cours de sa querelle avec le Père Noël, jésuite, sur le sujet du vide, il adresse une longue lettre, et qui forme traité, à M. Le Pailleur. Et M. Pascal le père appelait M. Le-Pailleur « un de mes intimes amis depuis trente ans et plus, homme d’honneur, de doctrine et de vertu. »

M. Le Pailleur mérite ces compliments ; il en mérite d’autres. Il adorait les mathématiques et leur préférait encore le plaisir. Il écrivait peu et n’imprimait rien : il avait médité sur les vanités de la gloire, sur les règles de la prudence et les conditions du repos. Il se mêla, ainsi que Roberval, Descartes, Mersenne et Carcavi, d’une polémique engagée par Longomontanus et John Pell et relative à la quadrature du cercle : son avis ne fut pas négligé. Il s’occupa de résoudre les équations cubiques, « par le cercle et la parabole, sans les purger du plus haut degré. » Ces études lui amusaient et ne lui alarmaient pas l’intelligence : il leur savait gré d’être difficiles et anodines. Mais, quand on veut l’embarquer à prendre parti dans l’affaire de Galilée, touchant le mouvement de la terre, on l’ennuie, on l’effare ; il se récuse et ne répond qu’en petits vers badins, où il proteste de sa révérence à l’égard des mystères de la nature. Il ne va pas déchiffrer le firmament ! Il se moque d’une science présomptueuse et lui oppose une divinité plus belle et plus sage, l’Ignorance, qui est la sœur de l’Innocence. Cette divinité ne nous trompe jamais. Ce n’est pas elle qui fomente les opinions, l’erreur, l’hérésie et les factions… Laissant donc les hasardeuses rêveries, il conclut d’aller boire et « faire grillade. » au cabaret du Bon Puits.

C’était un fameux drille. Il faisait la débauche à Paris et n’y renonça que pour suivre en Bretagne le comte de Saint-Brisse, cousin germain du duc de Retz. Et, à cette époque, le duc de Retz était à Belle-Isle, où il faisait la débauche avec divers seigneurs et des lettrés tels que Saint-Amant. Les deux cousins durent, en Bretagne, réunir quelquefois leurs gaietés et le mathématicien Le Pailleur au poète des Goinfres. D’ailleurs, le poète des Goinfres est un galant homme, de la meilleure compagnie, grand poète et qui a les plus fines délicatesses de la pensée ; quant à M. Le Pailleur, il suffit que M. Pascal le père lui attribue de la vertu. Ces débauchés, ce sont des épicuriens. Mais l’épicuréisme n’est pas une doctrine méprisable, ni une pratique aisée : Aristippe de Cyrène a ses disciples dans la crapule, en général ; Epicure a les siens parmi les bonnes têtes qui savent administrer leurs plaisirs. Et l’on n’administre pas ses plaisirs beaucoup plus facilement que ses devoirs. M. Le Pailleur est à sa manière un sceptique et, si l’on veut, un libertin : mais avec tant de précautions ! Plus il était jaloux de son indépendance, et plus il avait soin de la rendre digne de son amour. Il l’ornait de sentiments scrupuleux et exquis. Tout jeune, sans fortune, fils d’un simple lieutenant à l’élection de Meulan, on le mit aux Finances, petit commis de l’épargne. Il connut qu’autour de lui l’on grivelait sur les pensions : il ne put souffrir ces « pillauderies ; » et il s’en alla. Il vécut désormais un peu au hasard, avec dignité. Quand il était auprès du comte de Saint-Brisse, il veillait à ne pas lui coûter cher ; et il payait, par son agrément, les bontés qu’on avait pour lui. L’un de ses talents était la musique : il l’avait apprise « comme une partie des mathématiques ; » et il la cultivait, ainsi que les mathématiques, en guise de divertissement. Il chantait ; et son répertoire était si étendu qu’un soir de carnaval il donna quatre-vingt-huit chansons. Il dansait aussi. Et il composait des ballets. Et il écrivait à ses amis des billets joliment rimes, où il mettait un peu de philosophie, avec beaucoup de badinage. Il était si gai que le messager de Rennes à Paris le voulait pour rien, tant il tenait les autres voyageurs en bonne humeur, patience et aménité distraite. Une aimable femme un peu toquée, veuve de trois vieux maris et craignant de s’ennuyer dans la solitude où finalement l’avait laissée le maréchal de Thémines, sut l’attacher à sa personne, en qualité de secrétaire ou intendant, en qualité mal définie et précieuse d’ami, de compagnon. Il ne la quitta plus et n’eut d’autre zèle qu’à la préserver des périls du désœuvrement.

Voilà M. Le Pailleur. J’ai cru qu’il fallait tracer de lui cette petite image, parce qu’il est le seul de son temps qui nous ait laissé quelques mots relatifs à la petite fille qui sera Mme de La Fayette.

En 1637, quand Marie-Madeleine a trois ans, M. Le Pailleur, « estant à la campagne avec Mme la maréchale de Thémines, » écrit à M. de La Vergne son ami et, en vers pimpants, lui fait part de tout le bien qu’il entend dire de cette « petite Ménie, » si gentille,


Surtout quand elle fait le loup,
Son devanteau dessus sa tête[1].


Et c’est tout. Mais, le plus souvent, on n’a rien, sur les primes années des personnes qui sont devenues célèbres. Les témoins, parce qu’ils ne devinent pas, sont inattentifs. Ils n’ont rien vu et ne disent rien. Puis, au XVIIe siècle, si Descartes formule la théorie des idées claires, il ne l’invente pas : cette époque, à la différence du moyen âge, néglige ce qu’on appellera les petites perceptions ou la subconscience, enfin le travail obscur de l’âme qui est toute la vie mentale des enfants. Le devanteau, ou le tablier, que cette petite enfant ramène dessus sa tête, afin de jouer à faire le loup, c’est tout ce qu’ont laissé de souvenir les puériles années de Marie-Madeleine de la Vergne. Et il ne faut point abuser d’une si frêle indication, la mener loin, conclure de la que cette Ménie donnait déjà la comédie, créait fictions et personnages, préludait à son talent. J’ai cité M. Le Pailleur avec un peu de complaisance, parce qu’il nous conduira dans le milieu ou Mlle de la Vergne eut son enfance.

Elle était née à Paris et fut baptisée dans la paroisse Saint-Sulpice le dix-huitième jour du mois de mars 1634. Sur l’acte de son baptême, elle est dite « Marie-Magdeleine, fille de Marc Pioche, écuyer, sieur de La Vergne, et de damoiselle Elisabeth Pena, sa femme. » Elle a pour parrain « messire Urbain de Maillé, marquis de Brézé, chevalier des ordres du roi, conseiller en son conseil, maréchal de France et gouverneur des villes, châteaux et citadelles de Saumur, Calais, etc. » et pour marraine « dame Marie Magdeleine de Vignerot, dame de Combalet. »

Cette dame de Combalet, et qui sera duchesse d’Aiguillon, c’est la nièce de Richelieu. Elle a trente ans alors, et sa destinée se fixe à peine, après de romanesques tribulations. Quand elle avait quinze ans et qu’elle était Mlle de Pontcourlay, un joli garçon de dix-sept ans, Hippolyte de Béthune, comte de Selles, neveu de Sully et gentilhomme de la chambre de Gaston d’Orléans, s’éprit pour elle d’une passion si ardente que même un voyage en Italie ne l’en put distraire. Mlle de Pontcourlay répondit à cet amour, et l’on vint aux fiançailles. Puis les intrigues de la cour amenèrent une querelle fameuse entre le cardinal de Richelieu et le duc de Luynes. Ce dernier, pour l’accommodement, offrit une alliance de famille : son neveu, le marquis de Combalet, épouserait la nièce du cardinal. M118 de Pontcourlay dut renoncer à son choix. Elle épousa M. de Combalet, sur la fin de novembre, en 1620. M. de Combalet, comment l’eût-elle aimé ? Car il était mal bâti et le teint couperosé. Comment ne l’eût-elle point haï ? Car il n’était pas M. de Béthune. Mais la volonté du cardinal ne tolérait pas l’indécision, M. de Combalet, tout laid qu’il fût, ne manqua ni de grâce ni d’habileté : il sut, par un déférent amour et discret, forcer la patience et l’estime de la jeune femme à qui on l’avait infligé. Il eut, en outre, l’art ou le hasard de n’être pas importun. Comme il était colonel du régiment de Normandie, six mois après son mariage, il suivit le cardinal à la guerre, et la seconde année de son mariage n’était point achevée qu’il fut tué, le 3 septembre 1622, au siège de Montpellier. La petite veuve se retira aux Carmélites. Mais Richelieu la fit retourner au monde et vivre à la cour, dame d’atours de Marie de Médicis. Alors se présenta de nouveau M. de Béthune, qui l’aimait encore et la priait de l’épouser. Mais elle ne rêvait qu’aux tranquillités de la vie religieuse ; et l’on ne sait pas ce que pesa, dans sa résolution d’éconduire M. de Béthune, le souvenir de M. de Combalet : on est tenté de voir un peu cette aventure analogue à celle de Mme de Clèves qui éconduit, dans le roman, M. de Nemours, après la mort de M. de Clèves. Pour garder à la cour Mme de Combalet, la reine et le ministre eurent à lutter et durent même invoquer l’autorité de la cour romaine. Ensuite, Mme de Combalet subit les péripéties de Richelieu, fut chassée de la cour et y revint. Il semble qu’elle ait eu longtemps de l’aversion pour les fêtes et les honneurs et qu’elle en ait enfin pris son parti et pris le pli, jusqu’à devenir assez remuante et intrigante. Les bontés du cardinal lui furent d’abord fastidieuses et, à la longue, précieuses. Il courut des libelles où elle est présentée comme l’une des maîtresses de son oncle. Mais il ne faut croire les libelles que dans la mesure où il est prudent de mitiger l’enthousiasme des panégyriques.

Le parrain de Mlle de La Vergue fut un grand personnage, beau-frère de Richelieu, qui le combla de faveurs. Mais le maréchal de Brézé conservait, malgré la gratitude, le souci de sa fierté. Il se brouilla plus tard avec le tout-puissant ministre et lui renvoya ce qu’il tenait de lui, du moins ce qui pouvait être ainsi renvoyé, comme les provisions du gouvernement de Calais : quant au cordon bleu et à la qualité de maréchal de France, c’était à lui, et le cardinal avait seulement devancé l’époque où la naissance et les services lui auraient sans doute valu ces récompenses. La belle maison qu’il habitait dans la province d’Anjou, dont il était gouverneur, portait en exergue ces mots : Nulli nisi vocati. C’est une devise à la fois peu accueillante et amicale, socratique, mais avec de la hauteur.

Ainsi, par sa marraine et son parrain, la petite de La Vergne se trouve, en quelque façon, liée à la maison de Richelieu, liée au pouvoir. Nous verrons ce qu’elle deviendra et comment elle profitera de ces grandeurs tutélaires, ou bien les écartera : ses destinées se préparent, et l’on dirait qu’il ne fût pas question d’elle ; ce sont pourtant ses futures initiatives que déterminent de loin les hasards.

Dans le même temps et l’année même qu’elle a trois ans et fait le louf), il y a, mais à Paris et à la cour, une jeune fille de dix-neuf ans à peine et qui endure de singuliers tracas. Elle s’appelle Mlle de La Fayette[2]. Elle a été élevée par une mère pieuse et bonne. A quatorze ans, vers 1632, elle est devenue fille d’honneur de la reine. Et puis, peu à peu, non par un élan soudain, mais avec une lenteur pénétrante, elle a séduit le cœur, l’imagination, la confiance du Roi, le mélancolique, rêveur et inquiet Louis XIII, sans le vouloir et sans qu’alors la malice de ses ennemis ou maintenant l’autre malice des chercheurs et curieux puisse découvrir dans son aventure aucune habileté que de parfaite innocence. Le Roi aima son amitié, l’aima timidement et lui accorda une sorte de ferveur jalouse et dangereuse. Il renonça pour elle au sentiment que lui avait inspiré Mlle de Hautefort, très pure aussi, mais plus hardie. Et Mlle de Hautefort était blonde, Mlle de La Fayette était brune. Le Roi causait longuement avec elle, à condition qu’ils ne fussent pas seuls, car il était pusillanime et scrupuleux, sévère à lui-même. À ce moment, le cardinal avait de la difficulté à se maintenir : les partis de la cour lui multipliaient les tourments. Il arriva que Mlle de La Fayette fut réclamée par les ennemis du cardinal. Trois de ses parents, deux oncles, dont l’un évêque de Limoges et aumônier de la Reine, et une tante, Mme de Sennecé, tâchaient de l’endoctriner. Il est malaisé de dire jusqu’où elle entra dans un complot qui, d’ailleurs, paraît assez vague. Mais elle adopta sans doute, ainsi qu’une partie de la cour, l’idée que le cardinal était mauvais au Roi et à la Reine, mauvais à la France et mauvais à la religion. La pensée de sauver la France et la religion, de délivrer la Reine et le Roi, dut l’effleurer, dut la tenter. Surtout, elle obéissait à un sentiment de tendresse où elle était sûre de ne mêler aucune ambition et qu’elle s’appliquait à préserver contre l’ambition d’autrui. Le cardinal essaya de la gagner à sa cause et n’y réussit pas : alors, il décida de la perdre ; et il était le plus fort. Mlle de La Fayette s’aperçut un jour qu’elle avait de terribles ennemis et des amis plus redoutables. Elle eut peur. Et bientôt elle eut peur du Roi, qui tout à coup s’émut d’un entrain tel qu’en ont par crises les timides. Il la pressa de céder à cette impulsion de son amour : il l’installerait à Versailles, loin de tout le monde ; elle serait l’amie du Roi et, car il délirait, ne serait-elle pas la maîtresse du Roi ?… Elle fut nonne au couvent de Sainte-Marie. Elle quitta pour jamais la cour, le siècle et oublia toutes choses dans le soin de l’éternité.

Mlle de La Fayette, qui prend à la Visitation le nom de sœur Louise-Angélique, ne connaît pas la petite fille au devanteau. Dans quelque vingt ans, cette petite fille sera sa belle-sœur et portera le nom de La Fayette. L’aventure qui mena au couvent l’amie de Louis XIII aura de l’influence, plus tard, sur l’âme qui est enfantine encore. Les hasards font leur jeu séparément. Et, dans sa série, chacun d’eux suit une logique de réalité. Aucun d’eux n’est un hasard. C’est leur rencontre qui, étant imprévue, compose le mystère étonnant d’une destinée. Une petite enfant qui vient de naître et qui, frivole, attend et qui ne sait ce qu’elle attend et ne sait même pas qu’elle attend, ressemble à cette jeune guerrière de Virgile, Camille allègre et menacée, — nec ipsa nec aurae — nec sonitus memor aut venientis ab aelhere teli. — Elle ignore qu’un trait siffle dans l’air autour d’elle et vient à elle infailliblement, suivant la ligne des fatalités. Elle ne devine pas ; et elle ne pourrait deviner : il y a, entre la sûreté des hasards et sa naïveté, le contraste pathétique et dur qui est le caractère étrange et vain de toute vie humaine.

Approchons-nous de Marie-Madeleine de La Vergne, mais sans hâte et connaissons d’abord ses parents.

Son père, Marc Pioche, écuyer, sieur de La Vergne, n’est pas illustre ; et, sans elle, on ne parlerait pas de lui. C’était un gentilhomme, de petite noblesse, et qui eût fait dans l’armée une carrière un peu modeste, si la faveur de ces Richelieu que nous voyons au baptême de sa fille ne l’avait tiré des emplois subalternes et, du grade de capitaine au régiment de Picardie, amené à quelques honneurs. Mais il était, dans le métier des armes, une sorte de savant et un lettré. Il fut choisi comme gouverneur du jeune duc de Fronsac, Jean-Armand de Maillé-Brézé, fils du maréchal, ainsi neveu du cardinal et frère de Claire-Clémence de Maillé, qui épousa le grand Condé. Le jeune duc mourra en 1646 à la bataille d’Orbitello, tué d’une volée de canon et âgé de vingt-sept ans. Les témoignages sont unanimes à lui accorder toutes les vertus : vaillant, libéral et courtois, une intelligence très fine et de l’esprit, de la bonté souriante ; aucun vice, et non pas même l’envers doses qualités. On a dit, qu’il était « l’honneur de la France et de la cour[3]. » Il avait quinze ans, lorsque Marie-Madeleine de La Vergne naquit.

M. de La Vergne était veuf et, d’un premier mariage, avait trois filles, — deux entrèrent au couvent ; — puis il épousa, au mois de février 1633, Elisabeth ou Isabelle, — Isabelle probablement ; mais on lui donne l’un ou l’autre de ces noms dans les actes, — fille de François Pena, médecin du roi. C’est la mère de Marie-Madeleine. Elle appartenait à une famille provençale qui avait, dit-on, « marqué au parlement d’Aix. » Deux de ses ancêtres méritent d’être mentionnés : l’un du XIIIe siècle, Hugues de Pena, qui servit le roi Charles de Naples et à qui la reine Béatrice donna le laurier de poète l’an 1280 ; l’autre fut, au XVIe siècle, un fameux mathématicien, Jean Pena. De Thou parle de lui dans son histoire. Il cultiva l’optique et l’astronomie. Il eut Pierre La Ramée dit Ramus pour son élève ou bien pour son maître : pour son élève, si nous en croyons de Thou ; mais, comme il l’appelle une fois pracceptor meus, il est possible que les rôles soient tout au contraire. Jean Pena mit au jour plusieurs ouvrages d’Euclide, les traduisit en latin, les commenta et, dans la préface des Catoptriques, « il dit plusieurs choses du miroir cylindrique, qui sont presque incroyables et qui donnent de l’étonnement, comme si les effets n’en étaient pas naturels. » Le cardinal de Lorraine fit créer pour lui, au collège royal de France, une chaire de mathématiques. Il mourut bientôt, et à trente ans. Son arrière-petite-fille, Isabelle Pena, je ne crois pas que les mathématiques l’aient tourmentée. Elle eut d’autres attraits : la beauté, semble-t-il, et aussi la gaieté. Elle ne démentit pas le sang provençal ; et sa vie a de l’entrain. N’oublions pas ses vertus. Le Pailleur l’appelle « une belle et bonne dame. » Il ajoute : « oiseau rare en cette saison ! » Ce n’est pas là signe de pessimisme ; c’est pour la rime seulement et parce qu’il vantera Mme de La Vergue de « bien garder la maison. » Femme d’intérieur ; et qui-reçoit et, comme dit le même Le Pailleur, « entretient bien la compagnie. » C’est une femme distinguée, assurément, et que Mme de Combalet ne dédaignera pas d’avoir dans son entourage habituel. Mais aussi nous la verrons faire, à l’occasion, de ces petites choses où quelque vulgarité d’âme se révèle : et c’est le coût de son entrain. Comme elle a plus de spontanéité que de réflexion, les vivacités de sa nature ne sont pas apprêtées, arrangées ou ornées. Il faudrait un don du ciel pour être toujours parfaite avec étourderie.

A peine au sortir de l’enfance, le marquis de Brézé reçut le titre de grand amiral. M. de La Vergue était alors son gouverneur. Et il avait pour précepteur un personnage un peu bizarre, éminent, de compétence variée, qui s’est lancé plus tard dans une aventure absurde et à laquelle il doit cependant la seule célébrité qui, lui reste : Hédelin, abbé d’Aubignac, celui-là qui s’avisa de prouver que l’Iliade n’était qu’un méchant poème et qu’il ne fallait pas s’en étonner, Homère n’ayant point existé. Quand il formulait ce paradoxe, il ne songeait qu’au plaisir d’un jeu littéraire et au divertissement de plusieurs lettrés qu’il assemblait en sa maison le premier jour de chaque mois et qu’il appelait son académie. Seulement, les philologues d’outre-Rhin, Wolf et d’autres, prirent au sérieux sa plaisanterie, au bout d’un siècle et ensuite : ils donnèrent de la rigueur à sa démonstration badine, la changèrent en doctrine et l’abbé d’Aubignac se trouva le précurseur, plus ou moins franchement reconnu, de toute une école et de toute une folie. Ses contemporains ne le méprisaient pas. Boileau le disait « fort habile. » Racine lisait et annotait sa Pratique du théâtre. Dacier voyait, en lui le continuateur d’Aristote. Perrault le déclare « l’homme du monde qui a lu goût le plus fin et le plus délicat pour toutes choses. » Et Chapelain le signale comme u un esprit tout de feu, qui se jetait à tout. « Il est vrai qu’Hédelin, d’abord avocat, puis entré dans l’état ecclésiastique, fut un orateur sacré, fut l’auteur de tragédies, de romans, de traités érudits, narquois, polémiques, fut un homme d’affaires très adroit, fut ce qu’il avait envie d’être : et ses goûts, d’un jour à l’autre, tournaient au vent de sa fantaisie. Son élève ayant été nommé grand amiral, l’abbé d’Aubignac étudie et promptement connaît « les affaires de mer, les armées navales, la fabrique des vaisseaux, la clôture et l’ouverture des ports ; » il se mêle de « négociations importantes » et n’est pas un intrus dans le « cabinet des ministres. » Faut-il l’en croire ? Un homme qui dit de soi tant de bien ne prouve que sa sincérité. Toujours est-il que ce cocasse et très intelligent abbé d’Aubignac fut nommé conseiller du roi en ses conseils. Mais sans doute le petit grand amiral avait-il besoin d’autres collaborateurs, moins agités, plus compétents. Je crois que M. de La Vergne le servit plus précisément, avec beaucoup de simplicité. Comme son maître était grand amiral, il passa des rôles de la guerre aux états de la flotte : et son titre fut capitaine de la marine. Mais il ne paraît pas avoir navigué. Son activité est plutôt celle d’un officier du génie.

En 1636, les Impériaux, avec Piccolomini et Jean de Weert, ayant pris Corbie et forcé le passage de la Somme, envahirent la Picardie. La cavalerie espagnole et des bandes de Croates et de Hongrois pillèrent, incendièrent, emplirent de leurs cruautés le pays entre la Somme et l’Oise. A Paris, il y eut quelques jours d’épouvante : la renommée de Jean de Weert, sa vérité autant que sa légende, avait de quoi jeter l’effroi. Soudain, l’on s’aperçut que Paris était mal protégé. Le peuple se fâcha ; voire il accusa le cardinal : si Paris manquait de défense, eh ! bien, c’est que le cardinal n’avait songé qu’à se bâtir son palais !… Et pourtant les impôts étaient lourds !… On mit en doute la fidélité du comte de Soissons, chef de l’armée qui couvrait Paris. Telle fut cette alarme qu’il y eut à craindre des émeutes. Mais Richelieu montra l’homme qu’il était. Son carrosse le mena près de l’Hôtel de Ville. Seul, sans nulle escorte, il traversa la foule remuante et, par sa fierté brave, lui imposa. En peu de temps, il transforma l’opinion du populaire. Un grand élan patriotique succéda aux troubles et aux soupçons. Les corps de métiers affirmèrent leur dévouement au roi, contribuèrent à la dépense de guerre : les jurés des savetiers, le Roi les embrassa et les complimenta des cinq mille livres qu’ils donnaient, quasi autant que le corps des notaires… Et l’on reprit Corbie, l’on repoussa l’invasion.

Mais comme, après le danger, l’on se souvient encore un peu d’avoir été fort imprudent, le premier loisir on l’emploie à des mesures de précaution. Bref, on s’avisa de mettre en état de résister les environs de Paris. Au mois de novembre de cette année 1636, le marquis de Brézé, qui avait dix-sept ans, reçut mission de fortifier Pontoise. Il y achemina un régiment. La ville dut pourvoir à la subsistance des hommes d’armes et les collecteurs des tailles recueillir à celle fin trois mille livres tournois. Les paroisses étaient pauvres : déjà plusieurs passages de troupes les avaient éprouvées. Il y eut des chicanes, des plaintes ; il y eut de la politique. Néanmoins, les travaux se tirent : c’est M. de La Vergne qui les dirigea. M. Le Pailleur lui écrit : « Un soldat me dit l’autre jour — que Pontoise était ton séjour. — Il me raconta des merveilles — de tes fortifications ; — il me nomma des bastions, — des forts, des pièces détachées, — des retranchements, des tranchées, — des angles flanqués et flanquants, — des demi-lunes et des pans, — des contrescarpes, des courtines, — des parapets, des contre-mines, — des banquettes, des corridors, — et des dedans et des dehors, — et mille autres termes semblables — que je prenais pour nom de diables… » Il tient à honneur de s’embrouiller dans tout cela ; mais il célèbre la vigilante ardeur de son ami, créateur d’une forteresse si puissante « qu’un Alexandre — en dix ans ne la sauroit prendre. » Cependant, le marquis de Brézé, par sa douceur et son joli air, conquiert et les notables et la multitude. Chacun travaille selon ses aptitudes les meilleures, Hédelin se rappelle qu’il est abbé : il prêche contre les vices de la chair et de la bonne chère avec une si persuasive éloquence « qu’on ne voit plus dedans les rues — que des vendeuses de morues. » M. de La Vergne avait amené sa famille, sa femme et la petite Ménie, et aussi son beau-frère, Gabriel Pena, seigneur de Saint-Pons, un garçon qui prenait la vie doucement, chassait et, autour de la chasse, trouvait des occasions de rurale galanterie.

Voilà un peu les alentours de cette petite fille, quand elle a deux et trois ans : la France envahie, des périls, un grand zèle à s’en délivrer, l’activité des uns, la nonchalance des autres, les honnêtes velléités de l’ordre dans le désordre coutumier.

A Pontoise, M. de La Vergne dépensa beaucoup de talent. C’était un homme qui ne se ménageait pas. M. Le Pailleur en éprouvait un amical ennui ; et, dans une invocation qu’il adresse à la grande reine Oisiveté, bonne déesse à laquelle il dédie un culte continuel, il s’écrie, avec autant de feu que le permet son génie calme et que le tolère sa religion paresseuse ; « Fais que La Vergne se repose… — qu’une prompte paix le ramène, — vers son jardin et sa fontaine, — son cabinet et son billard ; — fais que je le trouve gaillard, — sans trouble et sans inquiétude ; — ôte-lui le soin de l’étude — et lui donne la volonté — d’aimer sans fin ta déité ! « Il ajoute, et c’est hors du vers, et c’est hors du rythme : Amen ; et met une sollicitude amicale dans le sincère badin âge de sa prière. M. de La Vergne usait sa vie, par trop d’assiduité ; il négligeait le repos, comme souvent ont fait ceux qui meurent jeunes et qui paraissent ensuite s’être dépêchés de vivre en peu de temps autant que d’autres à loisir.

Son jardin, sa fontaine, son cabinet et son billard, c’était à Paris ou, pour mieux dire, à Saint-Germain-des-Prés, au coin des rues Férou et de Vaugirard, le coin de droite, si l’on vient de Saint-Sulpice et l’on va au Luxembourg. Ce quartier, ce faubourg de Paris, fait quasiment village : il est un bailliage soumis à la juridiction de l’abbé de Saint-Germain-des-Prés. M. de La Vergne possédait là une belle maison : celle qu’habitera Mme de La Fayette ; et Mme de Sévigné en célébrera le jardin, la fontaine. L’année même que naquit Marie-Madeleine. M. de La Vergne acheta le terrain d’en face, à l’autre coin des rues Férou et de Vaugirard ; il y construisit une autre maison, qui ne resta point dans la famille. et, cinq ans plus tard, il établit une communication très jolie entre ses deux maisons, par-dessus la rue Férou, une sorte de couloir en l’air, un pont des Soupirs. Il eut à solliciter, pour ce faire, l’autorisation de l’abbé de Saint-Germain-des-Prés, qui soumit l’affaire aux officiers de son bailliage et finalement considéra que cette fantaisie contribuerait à la décoration de son faubourg[4]. M. de La Vergne avait le goût de l’architecture. Tallemant des Réaux accorde qu’ « il y entendait un peu. » Un jour, le roi, étant plus gai que de coutume, se divertissait avec M. de Bassompierre. Survint le fils de Sébastien Zamel, accompagné de M. de La Vergne. Or, ce Zamet, un homme grave et cérémonieux, faisait des révérences compassées : « le Roi disait qu’il lui semblait, quand Zamet faisait des révérences, que La Vergne était derrière pour le mesurer avec sa toise. » Il aime l’architecture et, généralement, les beaux-arts. Il est un homme d’étude : nous le tenons de M. Le Pailleur. Il avait un « cabinet, » chambre où il réunissait diverses curiosités et objets d’art. Il avait une bibliothèque assez importante pour qu’elle ait compté dans sa succession. Il avait de la fortune et savait parer son existence.

De l’autre côté de la rue de Vaugirard, il y avait le couvent des Bénédictines du Calvaire, avec une chapelle au clocher pointu. Et, auprès de ce couvent, il y avait le Petit Luxembourg, palais somptueux et charmant, où s’établit Mme d’Aiguillon. Le ménage de La Vergne était voisin de sa protectrice et voisin du service à lui rendre, Mme de La Vergne étant quasi-dame d’honneur de la duchesse ou dame de sa suite et M. de La Vergne étant devenu son intendant, au moins son homme de confiance. Il l’accompagnait dans ses déplacements.

Une fois, — et il semble que ce fut à l’automne de l’année 1637, — elle se rendit à Richelieu, non loin de Loudun, petite ville encore tout agitée par les scandales de l’affaire Urbain Grandier. Trois ans plus tôt, on brûlait Grandier, curé de Saint-Pierre de Loudun, beau garçon qui, recherchant les femmes, agaçait aussi les religieuses. On l’accusait d’avoir ensorcelé les Ursulines. Après sa mort sur le bûcher, ces folles filles continuèrent de se croire aux prises avec les démons qu’il leur avait incorporés. De toute la province et d’ailleurs, on les venait voir : ce n’était pas pour les calmer ! Ces visites ajoutaient à leur sincérité de nerveuses un involontaire souci du spectacle. Elles avaient leurs crises les plus remarquables à l’occasion des compagnies les plus illustres : et, si la compagnie manquait, par malchance, elles demeuraient penaudes. Étant à Richelieu, Mme d’Aiguillon voulut, elle aussi, voir les possédées : curiosité de tout le monde ; et puis le cardinal son oncle avait si peu laissé l’affaire aller toute seule qu’on prétendait qu’il s’y était vengé d’un libelle injurieux d’Urbain Grandier. Très pieuse, Mme d’Aiguillon 3e prêterait avec une humble déférence à tout ce qui sérail glorieux pour l’Eglise ; mais, la possession démoniaque des Ursulines de Loudun n’étant pas article de foi, elle réservait sa créance. Elle envoya un jeune prêtre, l’abbé D. aux fins d’esquisser une enquête. L’abbé n’est pas de ceux à qui l’on en conte[5]. Il a du scepticisme ; et il a même de la méthode : il ne veut pas qu’on lui mélange le naturel et le surnaturel et il écarte l’explication mystique assez rudement dès qu’il trouve l’explication vulgaire suffisante. Il fit plusieurs séjours à Loudun, seul d’abord, ensuite avec Mlle de Rambouillet, — Julie et qui sera Mme de Montausier ; — puis vinrent Mme d’Aiguillon, le marquis de Brézé, Voiture, et M. de La Vergue. M. de Laubardemont, terrible organisateur du procès de Grandier, les accompagnait. Il y avait de la folie à Loudun. Autour des possédées, les exorcistes ne sont pas sans nulle analogie avec des entrepreneurs de spectacles. Des cris, des hurlements, des rires plus affreux que des sanglots, des contorsions dans la poussière, des grimaces, de très sales ignominies. Une foule railleuse ou délirante, allant, venant, courant, d’un diable à un autre, de Béhémoth qui habite la supérieure des Ursulines à Léviathan et Lorou qui habitent ensemble une veuve. Cette foule répand une odeur d’ail. Et l’on interroge les possédées, ou leurs démons. Les incrédules tâchent de les dérouter, en leur parlant latin, que les démons ne doivent pas ignorer, mais que les possédées ignorent : si les possédées répondent juste, c’est que les démons s’expriment par leur bouche. On leur tend des panneaux, où elles tombent, mais d’où les tirent tant bien que mal leur rouerie et la subtilité des exorcistes. On feint de leur parler grec : et c’est de l’anglais ; mais en définitive, si les possédées ne savent pas le grec, les démons ne sont pas forcés de savoir l’anglais, de sorte que le traquenard est esquivé. Les possédées produisent de grands effets d’étonnement par la rigidité qu’elles donnent à leur corps. Le jeune prêtre n’est pas dupe et trouve le moyen de leur faire plier le col en leur prenant la tête sous les oreilles ou en leur levant une jambe lorsqu’un ami s’occupe de leur tête. Les exorcistes se fâchent : il y a querelle entre l’un d’eux et l’abbé. Mme d’Aiguillon finit par éconduire les imposteurs : « Ne nous faites plus passer cela pour possession ! » dit-elle. Mlle de Rambouillet, que le jeune prêtre avait avertie, manœuvrait gaiement têtes et jambes de possédées. Voiture, au parloir des Ursulines, recevait une fille absurde et maligne, qui d’abord l’effraya par son élan ; mais il lui déclara que, si son diable avait l’intention de faire des sottises, lui s’en allait : et la fille, flattée de causer avec M. Voiture, devint sage. Quant à M. de La Vergne, il suit cette compagnie un peu amusée, un peu effarée, un peu dégoûtée. Il est doux et discret, ne parle guère. Le jeune prêtre, moins réservé, le prend à témoin de ses trouvailles et l’appelle « un gentilhomme dont la foi ne sera suspecte à quiconque le connaîtra. » Il est de ceux qui se révèlent à leur silence et à leur tranquillité réfléchie, comme d’autres à leurs gestes et à leur discours.

Plus tard, M. de La Vergne eut le titre de lieutenant au gouvernement du Havre. Richelieu avait donné ce gouvernement à son neveu le duc de Richelieu, sous la tutelle de Mme d’Aiguillon tant que le duc de Richelieu serait mineur. Après la mort de Richelieu, Mazarin fit délivrer à la duchesse d’Aiguillon brevet du roi qui lui octroyait le gouvernement du Havre au nom de son neveu : et c’est alors qu’elle en confia la lieutenance à M. de La Vergue, lequel obtint également le grade de maréchal des camps et armées de Sa Majesté. Je ne sais pas combien de temps il résida au Havre, et si même il y résida d’une manière continue, et s’il y établit sa famille, et si Marie-Madeleine de La Vergne y demeura.

Mais il mourut bientôt et fut inhumé le 20 décembre 1640. Marie-Madeleine avait quinze ans et demi. Malgré le soin qu’il faut avoir de ne pas inventer ce qu’on ignore, — ou bien tout le charme d’une histoire vraie est perdu ; comme la beauté d’une ancienne architecture est gâtée, si l’on mêle aux pierres d’autrefois des pierres neuves, — cependant il est difficile de ne pas imaginer entre la petite fille et son père, la mère étant d’une tout autre nature, une entente peut-être à peine avouée, mais intime. On aperçoit des analogies de lui à elle. Il aimait les livres, l’étude, et ne redoutait pas l’activité. Il avait, dans le caractère et dans l’esprit, quelque chose de retiré, de secret ; et il réunissait au goût d’une certaine solitude, mais ornée, une adresse à vivre et qu’elle eut pareillement.

D’ailleurs, c’est tout ce que j’ai recueilli Sur l’enfance de Marie-Madeleine de La Vergne. On voit assez bien son milieu, C’est aux abords de la cour, non pas tout à fait à la cour, mais dans la plus haute société : pour ainsi parler, dans une de ces petites cours où l’ancienne féodalité garde quelques-uns de ses privilèges sous l’autorité de la monarchie. Il y a plusieurs de ces petites cours : et elles ne sont pas toutes également dociles à la royauté. Certaines ont de l’impatience ; on le verra bientôt. Celle où grandit Marie-Madeleine de La Vergne, dominée par Richelieu, eut de l’hésitation par moments, lorsque l’ennemi de la féodalité, Richelieu, fut en difficultés avec la monarchie. Mais enfin, Richelieu et la monarchie s’étant identifiés, la société de Mme d’Aiguillon, Richelieu mort, est loyaliste à Mazarin. Ces gens sont au service du Roi. Et le service du Roi leur laisse du loisir. Ils mènent une vie élégante, mêlée de guerre et de plaisirs. Ils accueillent les beaux esprits, tiennent en honneur les poètes : Corneille a dédié le Cid à Mme de Combalet. Et nous avons aperçu Mlle de Rambouillet, Voiture, sans compter M. Le Pailleur. Il y a de la littérature autour de Marie-Madeleine de La Vergne. Elle, malheureusement, nous l’apercevons à peine. Ce n’est qu’une petite enfant. Elle a son devanteau dessus sa tête. Elle écarte le devanteau et voit de-ci de-là ce qui éveille sa curiosité non loin d’elle ; et elle, comme toute autre petite enfant, on ne la voit guère. Elle est cachée sous le devanteau ; elle est déguisée, un peu farouche et mystérieuse avec ingénuité.


M. de La Vergne fut mis en terre le 20 décembre 1649. Un an jour pour jour après cela, le 20 décembre 1650, Mme de La Vergne signait le contrat de son nouveau mariage avec le chevalier de Sévigné. Cette coïncidence de l’anniversaire et de la consolation franche, elle ne l’a ni recherchée ni évitée. C’est une étourdie : elle a distraitement célébré ce bout de l’an, voilà tout. Elle a une vive allure, allègrement désempêtrée. Un beau contrat de mariage ! Elle, la fiancée, amené à la signature vingt-cinq témoins : son frère, le seigneur de Saint Pons ; un oncle, Lazare Pena, seigneur de Moutiers ; et divers parents. Puis. Mme d’Aiguillon, la maréchale de Guébriant, le marquis de Richelieu ; dame Catherine d’Angennes, gouverneur de Mgr le duc de Valois ; et n’oublions pas messire Jacques Le Pailleur. Parmi les témoins du fiancé, l’un pique l’attention : illustrissime et révérendissime seigneur messire Jean-François Paul de Gondi, coadjuteur de l’archevêché de Paris. Et, le fiancé, l’acte le désigne ainsi : messire Renault-René de Sévigné, chevalier, seigneur et baron de Champiré, conseiller du roi en ses conseils et maréchal de camp ès armées de Sa Majesté, demeurant à Paris, cloître Notre-Dame, paroisse Saint-Jean-le-Rond, fils de défunts haut et puissant seigneur Joachim de Sévigné, vivant aussi chevalier, seigneur d’Olives et autres places, et de dame Marie de Sévigné.

Ce mariage fit assez de bruit pour émouvoir la Muse historique, malicieuse et un peu sotte de Loret, lequel raconte que Sévigné, renonçant au voyage de Malle, — et à ses vœux de chevalier de Malte, — a fait halle, et c’est la rime, auprès d’une veuve, « cette affaire lui semblant bonne. » Il ajoute : « Mais cette charmante mignonne, — qu’elle a de son premier époux, — en témoigne un peu de courroux, — ayant cru, pour être fort belle, — que la fête serait pour elle, » etc. Là-dessus, on a posé, sans la résoudre, la question de savoir si Mlle de La Vergue n’avait pas été un peu éprise du chevalier, lorsque sa mère s’apprêtait à l’épouser. Subtile aventure du cœur, et l’esquisse d’un roman qui peut aguicher l’imagination, mais que rien ne permet de croire authentique. Nous verrons Mlle de La Vergue demeurer sans alarme auprès de sa mère et de son beau-père. Après la mort de sa mère, elle continuera d’avoir avec M. de Sévigné les relations les plus naturelles, un peu cérémonieuses, très courtoises, malgré les intérêts de chacun. Et, quand il mourra, Mme de Sévigné, la nièce de ce beau-père, écrira tout bonnement à Mme de Grignan : « J’oubliais de vous dire que notre oncle de Sévigné est mort. Mme de La Fayette commence présentement à hériter de sa mère. » Au surplus, le futile Loret ne dit pas ce qu’on lui fait dire. Le sentiment qu’il prête à Mlle de La Vergue est plutôt le dépit d’une jeune fille, et très jeune, — elle n’a pas seize ans, — qui s’attendait qu’un mariage, dans sa famille, lut le sien. Mais il ne faut pas se fier avec minutie à ce gazetier, qui bavarde, et qui bavarde en vers dont il n’est pas le maître souverain. Puis, Loret, les mariages sont l’un des sujets principaux de ses chroniques. C’est un homme qui a besoin de mariages pour manger. S’il n’en a pas de tout faits, il en fabrique. Au mois de juillet 1651, c’est une demi-année après le mariage de la mère, et non de la fille, il annonce que Mme de l’Hôpital vient de mourir ; et il assure que déjà « plusieurs belles » accepteraient la main du maréchal « et le trouveroient encor bon, — bien qu’il soit tout à fait barbon. » Qui, ces belles ? Il en cite, au courant de la plume, au gré de la rime, deux douzaines, et puis trente : « Et La Vergne mord à la grappe, — quand on lui donne pour mari — ce maréchal au poil fleuri. » La Vergne, assez probablement, ne s’en doutait pas. Des bavardages de Loret, ce qui reste, c’est qu’on parlait de Mlle de La Vergne, jet qu’elle était « fort belle, » car il le dit.

Elle était devenue, depuis la mort de son père, fille d’honneur de la Reine. Au plumitif de la Chambre des Comptes pour le premier semestre de l’année 1661[6], elle figure comme bénéficiaire de douze cents livres sous la mention « cy-devant l’une des filles d’honneur de la Reine, mère de Sa Majesté. » Il est probable qu’elle dut son entrée à la cour au zèle obligeant de Mme d’Aiguillon. Mais on a beau chercher, on n’apprend véritablement rien de sa vie à la cour en qualité de fille d’honneur. Un peu plus tard, le charmant troupeau de ces jeunes beautés qui, auprès de la Reine, sont auprès du Roi, aura de folâtres attraits. Le Roi les trouvera gentilles et, à leur égard, il n’aura pas du tout la pudibonderie du Roi son père, si chaste et perpétuellement amoureux, si chaste qu’un jour sa blonde bien-aimée Hautefort lui sut rendre intangible un billet qu’il la pressait de lui montrer : elle mit ce billet dans l’abri de son corsage ouvert ; où Louis XIV l’aurait pris, comme eût fait aussi son aïeul Henri IV. Le jeune Louis XIV, on le verra très curieux des filles de la Reine. Il se fera servir à table par elles plus volontiers que par ses officiers. Et il goûtait leur familiarité. Cette petite Mlle de La Mothe, qui devint la duchesse de La Vieuville et qui, avant cela, conquit une sorte de renommée en résistant aux claires avances de Sa Majeslé, premièrement fut son amie avec une liberté assez anodine. Dans la chambre de la Reine, elle s’émancipait à pincer le Roi, qui s’écriait : « Ha ! la chienne ! » avec peu de rancune. Et La Mothe avait peur des souris ; mais le Roi détestait les grenouilles. Pour la taquiner et l’agacer, le Roi lui fit porter une jolie- boîte, qui contenait quatre souris. Mais elle se venge à ce repas où, d’une main, versant à boire à Sa Majesté, elle lui montre une grenouille qu’elle tient dans l’autre main. Le Roi s’écrie : « Ha ! la vilaine ! » et ne dit pas si la vilaine est La Mothe ou la grenouille. Voilà de petits jeux. Les petits jeux du Roi et des filles d’honneur ont plus d’une fois tourné à des galanteries, à des amours. Mais, à l’époque où Mlle de La Vergne fait son entrée à la cour, le Roi n’est point à cet âge des adolescentes poursuites. Il a douze ans. Et Mlle de La Vergue demeura probablement fille d’honneur jusqu’à son mariage : et alors le Roi venait à dix-sept ans. Du moins, elle parait avoir gardé son titre de cour jusqu’à son mariage ; mais, dans les dernières années, elle n’est plus ni à la cour ni à Paris. Au temps de son service, la cour était un endroit sévère. Anne d’Autriche, quoi qu’il en fût de ses amitiés avec Mazarin, montrait de l’austérité. Je ne crois pas que Mlle de La Vergne l’aimât beaucoup. Elle a tracé de sa maîtresse d’autrefois, dans l’Histoire de Madame Henriette, le portrait d’une assez bonne femme, un peu agitée ou, mettons, inquiète du vivant de son mari, désormais calme jusqu’à la nonchalance. On l’avait connue « portée aux affaires : » puis, régente, les affaires l’ennuient. Son ambition, naguère inopportune, tombe dès le moment que l’activité serait son devoir. Elle ne songe qu’à « mener une vie douce ; » et elle s’enfonce dans la dévotion, Elle témoigne « une assez grande indifférence pour toutes choses. » Elle est contente, pourvu que le Roi et Monsieur lui prouvent de la « sujétion : » elle n’est pas capable de prendre aucune autorité sur eux. Elle a de bonnes intentions et, manque d’esprit, commet parfois des fautes « qui ne se peuvent pardonner à une personne de sa vertu et de sa bonté. » Ce n’est pas à dire que Mlle de La Vergne eût de l’antipathie pour la Reine et dût pâtir à lui être attachée. Mais, toute sa vie, et même à l’âge où l’on a de l’indulgence, et sans doute à l’âge où l’on a de l’ignorance, elle gardait, dans l’amitié la plus dévouée, un clair discernement : elle n’eut jamais le don de prêter à son cœur.

Le chevalier de Sévigné, son beau-père, est un singulier personnage et qui alla jusqu’à la sainteté par des chemins fortuits. Il était né en 1607, au château des Rochers : il a donc quarante-trois ans lors de son mariage. Il appartenait à une famille d’anciens ligueurs. C’était un cadet de Bretagne. Son frère aîné, Charles de Sévigné, baron d’Olivet, et qui avait épousé la fille d’une Gondi, fut le beau-père de Mme de Sévigné l’épistolière. Renault de Sévigné, tôt orphelin, n’eut qu’un tiers de la fortune paternelle : son frère lui donna en sus la seigneurie et la terre de Champiré dans la province d’Anjou. En 1630. il est capitaine au régiment de Normandie. Eh 1642, maréchal de bataille à l’armée d’Italie : il se distingua au siège de Torlone. Maréchal de camp l’année 1646, il est à Piombino ; l’année suivante, à Crémone. Ce fut la fin de son service régulier ; puis commence l’époque de ses vivacités. Henri de Campion, qui l’a connu à la campagne de Franche-Comté, parle de lui comme d’un garçon qui avait de la lecture et de la pensée. Voici un petit groupe d’officiers du roi, digne d’estime et de quelque étonnement charmé : « Après avoir raisonné ensemble sur les sujets qui se présentaient, sans dispute ni envie de paraître aux dépens des autres, l’un de nous lisait haut quelque bon livre dont nous examinions les plus beaux passages pour apprendre à bien vivre et à bien mourir, selon la morale, qui était notre principale étude. » Ce petit groupe d’officiers moralistes, il y aurait plaisir à lui en comparer d’autres qui sont bien d’une autre sorte et, par exemple, celui avec lequel Bussy fait la campagne de Catalogne : l’on y aime aussi la lecture, mais plus gaillarde ; et l’on y « raisonne, » mais d’autres sujets ; sur les intrigues de l’amour et de la politique ; et l’on y dessine, avec un vif entrain de libertinage, la carte du pays de Baquerie… Le chevalier de Sévigné, très jeune, au temps de ses batailles, eut des velléités édifiantes. On rapporte qu’à la prise et au sac d’une ville, ayant trouvé une fillette sans parents et toute dépourvue, il s’arrêta, l’enveloppa dans son manteau, la confia aux soins d’un monastère, où il paya sa pension et où plus tard elle fit ses vœux. Il y avait du saint Vincent de Paul en ce militaire. D’ailleurs, on rougirait de ne pas admirer ce grand souci de la morale qui, dans les camps, lui fait rechercher les bons livres et les plus honnêtes leçons pour bien vivre et pour bien mourir. Cependant, il manque de naïveté, comme en ont besoin les hommes d’action ; mais il a une autre naïveté, celle qui est dangereuse aux théoriciens. Et, de ses méditations, résultera de la chimère. Il ne sera ni tout à fait simple, ni tout à fait avisé. Il sera d’une espèce de gens d’armes qui ne profitent excellemment ni à eux-mêmes ni à leur cause.

Pendant les derniers mois de son séjour militaire en Italie, il fut accueilli à la cour de Turin, où il gagna la confiance de la duchesse régente de Savoie, Christine de France, sœur de Louis XIII. De retour à Paris, il continuera d’être avec elle en relations, sera son correspondant et, en quelque sorte, son informateur parisien. Il rentre à Paris vers la (in de l’année 1648. Alors, il s’approche de Retz. Deux hommes qui ne se ressemblent pas, ceux-là : l’un qui est en perpétuel dialogue avec sa conscience, l’autre qui ne consulte sa conscience jamais ; et l’un qui n’a pas beaucoup d’esprit, l’autre qui est tout esprit. Ce qui les réunit, c’est leurs chimères : l’un qui a toutes les chimères de la conscience, et l’autre toutes les chimères de l’esprit. Ces deux hommes, très inégaux, sont également déraisonnables. Sévigné sera le subordonné de Retz. Et comment n’eût-il pas trouvé quelque chose, en Retz, qui dût le séduire, quand il y avait de tout en Retz, une extraordinaire diversité d’attraits ? Et comment Retz n’eût-il pas empaumé ce garçon peu défendu, quand il empaumait les plus matins ? Bref, Sévigné se vit confier le régiment de Corinthe, lequel éprouva, au pont d’Antony, sur la route de Paris à Longjumeau, vers la fin de janvier 1640, cette défaite ridicule et qui fut appelée « la première aux Corinthiens. » Il y eut des chansons, d’où résulte un Sévigné dérisoire. Et, comme il y a beaucoup de chansons dans la Fronde, on a coutume de traiter gaiement cette aventure où faillit succomber la monarchie. Ce fut, en réalité, une horrible histoire, avec du sang, des dévastations, tous les commencements de l’anarchie, ses conséquences immédiates de misère, de famine et de calamité universelle. Non, la Fronde n’a pas été cette plaisanterie que les chansons donnent à imaginer. Saint Vincent de Paul y eut l’occasion de ses charités ; et, par le remède qu’il apporta, l’on juge aussi du fléau. Quant à la gravité de cette crise, il suffit de rappeler qu’elle est contemporaine de la révolution d’Angleterre : il n’y a que l’espace de quelques jours entre la première aux Corinthiens chez nous et, à Whitehall, l’exécution de Charles Ier. Cependant, voici le scrupuleux Sévigné dans cette affaire. Tel était le trouble des opinions. Parmi les frondeurs, il y a des gens de toute sorte, une majorité d’ambitieux et, dans le nombre, des coquins ; il y a d’honnêtes hommes et qui, de bonne foi, songent à leur pays et même à leur roi. Bassompierre, interrogé par Louis XIV plus tard sur ses états de service, badinera un peu, mais aura de la sincérité dans sa hauteur, quand il affectera d’y compter ses années de Fronde, « les années qu’il servait Sa Majesté contre le Mazarin. » Les révolutions sont des époques où le mal est déguisé de tant de manières honorables ou attrayantes que de bonnes âmes s’y trompent. La Fronde est une révolution.

Les secondes noces de Mme de La Vergne ont désorienté cette famille, qui était si près du pouvoir et qui soudainement a pour chef un frondeur. Cependant, Mlle de La Vergne ne cesse pas d’être fille d’honneur auprès de la souveraine qui, dans la nuit des Rois 1649, était partie de Paris en fugitive, enlevant ses deux fils et cherchant un abri calamiteux au château de Saint-Germain, parce que les frondeurs et le chevalier de Sévigné lui rendaient la situation redoutable.

Le ménage Sévigné parait avoir, en son début, mené un joli train d’existence. Le chevalier, à qui la seigneurie de Champiré valait le titre de baron, préféra s’appeler marquis : c’était sans doute afin que Mme de Sévigné fût marquise. Elle le fui, et sans chicane. On disait, pour la désigner, « Mme de Sévigné la marquise ; » et l’autre, qui eut son mari tué en duel, et qui était la vraie marquise, « Mme de Sévigné la veuve. »

Le ménage reçoit, comme en témoigne une lettre de Scarron à Mme de Sévigné la marquise. Il se fait, dans la maison de la rue de Vaugirard, de « grosses assemblées » de « beaux esprits » et de « beaux hommes. » Ces beaux hommes, qu’est-ce que c’est ? De la part du cul-de-jatte, ce sont des hommes tout entiers, qui tiennent sur leurs jambes, qui ont l’usage de leurs bras et qui font de larges saluts : il les admire avec un chagrin gouailleur. Les beaux esprits, il n’aurait pas à les envier, s’il pouvait plus facilement se joindre à leur troupe. Mais on a de la peine à le bouger : dans les moments de crise, on ne le touche pas sans le faire crier ; dans les relâches même de la souffrance, il est un ballot peu mobile. Cependant, il sort quelquefois. Il est célèbre, l’auteur du Typhon, le maître du genre burlesque : et, à cette époque, Boileau n’a pas encore fixé la hiérarchie des genres littéraires, de sorte qu’au milieu d’un certain désordre qui a des inconvénients (si l’on n’y voit pas en plein la juste suprématie des véritables grands poètes) et qui a des avantages (si de charmants poètes n’y sont pas anéantis) il est un personnage. Il a des imitateurs, les uns francs, et d’autres sournois. Son humeur railleuse lui vaut tant de renommée qu’on lui attribue quantité de facéties poétiques, bonnes ou méchantes. Il s’en plaint, et il le tolère : il accepte le tout de la gloire, les embarras et les profits. Il a de la simplicité. Souvent, il en a trop : le badinage qu’il fait sur la disgrâce de sa tournure est pénible. Mais il le relève aussi de fierté : alors, il a de la gentillesse. Ce qu’on aime le mieux en lui, c’est le zèle avec lequel il réagit contre la littérature frelatée, contre l’affectation, la préciosité, l’hypocrisie du cœur et de l’esprit. Les « pousseurs de beaux sentiments » l’exaspèrent. C’est à cause d’eux que, vers le temps où nous le rencontrons, il a formé le plus extra vagant projet qui put venir à un tel infirme. Il s’est mis pour mille écus dans la nouvelle compagnie des Indes, qui va fonder une colonie en Amérique sur les bords de l’Orillane et de l’Orénoque. Il a résolu de partir avec les colons et d’être un colon. Là-bas, il croit qu’il va trouver un Eldorado, où il ne redoutera ni « faux béats, » ni « filoux de dévotion, » ni l’hiver qui l’assassine et fluxions qui l’estropient. Ce qu’il fuit, en outre, ainsi que d’autres poètes et gens de lettres, c’est « la guerre qui le fait mourir de faim, » la guerre civile, la Fronde. Il ne partira pas. Sans doute s’est-il aperçu de son imprudence. Puis, il a senti que la tranquillité revenait dans le royaume. Enfin, ce qui le retient, c’est l’amour : un amour bizarre, absurde, où il y a du libertinage et de la bonté. Il épousera dans quelques mois, lui quadragénaire et deux années en plus, impotent, presque monstrueux, une fille de seize ans, belle comme le jour au matin, malheureuse dès sa naissance et qui l’agrée au titre d’une commutation de peine, Francine d’Aubigné… Il s’adresse à Mme de Sévigné, afin qu’elle lui vaille la faveur de sa « grande duchesse, » Mme d’Aiguillon. Et il baise humblement les mains à Mlle de La Vergne, « toute lumineuse, toute précieuse, toute (dit-il), etc… » Plus tard, après la mort de ce pauvre garçon, Mme de La Fayette remerciera Ménage de lui envoyer les Dernières Œuvres du « petit Scarron. » Voilà tout. Et l’a-t-elle apprécié ? Du moins, elle n’a guère aimé Mme Scarron, pas du tout Mme de Maintenon.

Les beaux esprits et les beaux hommes qui fréquentaient rue de Vaugirard, nous ne les connaissons pas tous. Mais voici deux personnes avec qui Mlle de La Vergne se lie intimement, Mme de Sévigné la veuve et M. l’abbé Gilles Ménage.

Mme de Sévigné a huit ans de plus qu’elle et elle a vingt-cinq ans au mois de février 1651 lorsque son mari est tué. Son mari c’était un débauché, qui ne lâchait point de réparer ses fautes par de gracieux procédés. Elle n’avait pas avec lui ces revenants-bons d’une épreuve où l’on a payé d’exacte patience ; ni la douceur des panions joliment demandés et obtenus ; ni les promesses qui donnent peu d’espoir, mais qui tournent en mélancolie le chagrin, la rancune en complaisance et les larmes en sourire. Il était grossier, brutal et, hors de chez lui, charmant. Il aimait partout : » c’est que partout on l’aimait. Et ce fut Ninon, jeune déjà ; puis cette « belle Lolo, » Mlle de Gonran ; puis les mille et trois d’un coureur. Il n’aima, dit Bussy, « jamais rien de si aimable que sa femme ; » et Tallemant : « Pour moi, j’aurais mieux aimé sa femme. » Il l’aurait mieux aimée, lui pareillement, si elle n’eût pas été sa femme ; et, un pende temps, il la préféra : mais il préférait aussi les autres… Il est tué. Elle en a la plus vive douleur. Elle mène un grand deuil, et sincère. Elle pleure, elle gémit. Et Bussy s’en étonne : un si détestable mari ! Bussy, comme d’autres amis des femmes, ne connaît pas les femmes. Désolée, elle quitte Paris, se retire en Bretagne : on ne la verra plus jamais ; elle est inconsolable. Elle a été inconsolable toute la fin de l’hiver, tout le printemps, l’été, le début de l’automne et, pendant ces longs mois, deux saisons et quelques semaines des deux autres, on ne l’a pas revue à Paris. Elle y revint à la mi-novembre et velue encore, dit Loret, de sombres atours, mais consolée. et, consolée, ce n’est rien : ce n’est que l’effet du temps. Le temps cicatrise les blessures, tant bien que mal, et souvent mal. On ne fait rien sans lui ; mais il ne faut pas se lier à lui seul. Mme de Sévigné a laissé le temps la consoler : en outre, elle a veillé à l’œuvre du temps et l’a dirigée. Dans le loisir de la campagne, elle a pris ses résolutions, certes au gré de sa nature, qui est douce, frivole et prudente, au gré aussi de la sagesse et du devoir. Elle a une tête bien faite, où les idées se rangent à merveille, où les idées du plaisir et de la vertu se réunissent volontiers. Elle ne prétend pas éluder tous les hasards ; du moins, elle saura tenir les hasards dans les limites où les peuvent garder quelques volontés. Ses volontés sont claires ; on les numéroterait : elle ne se mariera pas de nouveau, elle n’aura point d’aventures galantes, elle ne sera ni austère ni refrognée, elle aimera ses enfants et le monde et les agréments d’ici-bas. Elle ne renonce point à se divertir ; elle ne renonce pas à plaire. Elle est jolie, blanche et rose. Elle sera désirée : elle veut l’être. Elle se refusera, mais sans la rudesse qui ensuite écarte les hommages. Elle sera une très honnête femme, dont les autres envieraient la destinée amusante. Elle ne doute pas du péril de cet arrangement. Elle se confie à ses goûts de netteté. Elle est un peu une chatte blanche. Elle se confie, pour un surplus de précaution maligne, à ce bon abbé de Coulanges : une chatte blanche, sous la tutelle du Bien-bon.

D’ailleurs, elle n’a point encore tout son génie. Son génie, ce fut bientôt l’épanouissement d’une âme gaie, tendre, curieuse, et d’une intelligence qui compose l’univers autour d’elle ; ce fut la spontanéité la plus heureuse, avec le don miraculeux d’avoir toujours sa plus parfaite expression dès le sentiment et puis dans les mots. Il lui manque, à la date où nous sommes, l’occasion de fleurir. L’occasion pouvait être un amour et sera l’amour maternel. Mais il faut que sa fille grandisse, se marie, aille au loin. Présentement, la future Mme de Grignan n’a pas cinq ans ; son fils a deux ans de plus. Mme de Sévigné la veuve est une petite veuve très entourée, très demandée, qui ne craint pas de vivre un peu dangereusement, qui surmonte tous les dangers : Bussy l’amuse, l’agace et ne la trouble pas. Le comte du Lude pense, un jour, l’avoir alarmée : ce n’est rien ; ce n’est que ce qu’elle a permis. L’abbé Arnauld l’a vue, peu d’années plus tard et quand elle a pris à peine un peu plus de placidité ; mais, avec beaucoup de grâce, elle en a déjà ; l’abbé Arnauld l’a vue, qui arrivait, dans son carrosse ouvert, entre M. son fils et Mlle sa fille, deux enfants : et « tous les trois tels que les poètes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la petite Diane, tant il éclatait d’agrément et de beauté dans la mère et dans les enfants… »

En ce temps-là, M. Ménage, étant né en 1613, n’avait pas quarante ans. Il n’était pis célèbre ; il commençait d’être connu. En 1649, Gui Patin, qui l’a rencontré dans la rue, l’appelle « un bénéficier angevin, homme de savoir et d’esprit. » M. Ménage lui a donné des nouvelles de M. Heinsius le fils, fameux philologue de Hollande, son ami. M. Ménage est lui-même un philologue. Il imprime ses Origines de la langue française, ou dictionnaire étymologique de notre langue, trésor un peu mêlé, beau livre cependant. Il est facile d’y relever des Revues. Les ouvrages de science ne sont-ils pas ceux qui datent le plus ? L’œuvre de science est un essai de l’imagination : comme, en outre, elle a des prétentions à la vérité, c’est de l’imagination qui n’est pas libre et doit risquer le péril du contrôle. Mais enfin, M. Ménage a inventé, ou formulé de très bonne heure, maintes lois de phonétique, dont quelques-unes ont assez bien l’air de suffire à l’explication de plusieurs phénomènes. Il a tenu compte des influences populaires. Il a connu, avec plus de justesse que ses contemporains, les écrivains et le vocabulaire du moyen âge et de la Renaissance. Il a fait preuve d’une intelligence limpide, souvent trop ingénieuse, et d’une érudition surprenante. Les Origines de la langue française lui mériteraient aujourd’hui encore une large renommée, si les Français n’avaient accoutumé de mépriser les débuts français de l’érudition. Il est vrai aussi que M. Ménage a des torts. Il aimait l’érudition, mais il la trompait. Il avait la manie d’être poète. Alors, il méprisait l’érudition ; puis il retournait à elle et consentait que sa poésie n’était que badinage. Il hésita sans cesse entre les deux futilités, la sérieuse et la plaisante. Deux ans après avoir donné les Origines, il prélude à ses fantaisies par le recueil des Miscellanea : une églogue où il est Ménalque, une « Rechute amoureuse » où il tente d’être élégiaque, une farce relative à un pédant ridicule, et des galanteries pour les dames. Cependant, il est abbé.

Il ne l’est pas énormément. Fils de M. Guillaume Ménage, écuyer, sieur de la Monnerie, avocat du roi au siège présidial d’Angers et, dit le fils pieux, l’oracle non seulement de sa province, mais des provinces voisines, il a débuté comme avocat lui-même, à dix-neuf ans. Amené à Paris par M. Loyauté, ami de son père et avocat au Parlement, il eut pour maître de droit M. Sengebère, lequel, voulant répudier une infidèle, lui confia sa juste cause. Gilles donnant alors des espérances, M. Ménage le père se démit en sa faveur de la charge qu’il avait d’avocat du roi. Mais Gilles refusa de retourner à Angers et, plutôt que de quitter Paris, se brouilla net avec son père. Il fut conséquemment privé de ressources et devint abbé en vue d’obtenir des bénéfices : il obtint le doyenné de Saint-Pierre d’Angers et ne quitta point Paris. Sa vocation religieuse est un établissement. Toutefois M. Ménage sut ce qu’il devait à son état et, par un scrupule honnête et assez rare, il porta soutane : mais ce fut tout ce qu’il accorda aux règles et coutumes ecclésiastiques. Il était « beau garçon, » dit Tallemant, qui ne le dirait pas, si la vérité ne l’y obligeait : beau garçon, de petite santé. Nanteuil a gravé son portrait : un long visage maigre, une petite moustache noire, les cheveux un peu longs et bien arrangés, les yeux très vifs, très en dehors, une physionomie attentive, gracieuse, narquoise et mélancolique ; et la clarté de l’intelligence répandue joliment sur ce visage. Tallemant, qui doit consentir à ne le trouver pas laid, se rattrape d’ailleurs. Il l’a vu, dans l’alcôve de Mme de Rambouillet, « se nettoyer les dents, par le dedans, avec un mouchoir fort sale, et cela durant toute une visite. » Une autre fois, « il s’est rogné les ongles devant des gens avec lesquels il n’était pas familier. » Petites erreurs, et très fâcheuses, mais enfin qui n’empêchaient pas les meilleures compagnies et les plus délicates de l’accueillir le mieux du monde.

Il vieillit assez tôt. Quand il eut quarante ans, il était un peu cassé. Il se plaignait d’avoir mal aux jambes. Une dame lui répondit : « On ne peut pas être et avoir été. » Une autre dame, à la même doléance, répondit de même. Il rentra chez lui et surprit son petit laquais en train d’écrire : « On m’a placé chez un vieux garçon… » Bref, conclut-il avec un triste sourire, « quoique je n’aie que quarante ans, il faut que je sois vieux, puisque tout le monde le veut. » Pourtant, il n’y a pas si longtemps qu’il était jeune et, avec son bon ami M. Thévenot, dansait au chant des vers d’Anacréon dans le jardin royal des Plantes. « C’est en ce temps-là qu’il fallait me voir ! » réplique-t-il à qui le complimente de garder sa gaieté parmi ses maux.

Tel que le voilà, il fait bonne figure. Il a perdu son père en 1648 et reçu en héritage une terre qu’il a vendue à M. Servien soixante mille livres, pour quoi M. Servien lui sert trois mille francs de rentes. Divers bénéfices, qui sont venus s’ajouter à son doyenné, lui assurent le jour et le lendemain. Il demeure au cloitre Notre-Dame, de compte à demi avec M. Parfait, chanoine de l’église de Paris. Sans grosses dépenses, il vit bien : il a son carrosse, il a ses gens ; il a pour domestique M. Jean Girault, maître ès arts en l’Université d’Angers, et qui fera une carrière dans l’Eglise. Il n’est pas opulent, mais libéral : en 1649, il décerne audit sieur Girault, pour de bons et agréables services, une rente viagère de trois cents livres tournois. Il appartient à la maison du coadjuteur. Il ne s’y plaît pas : il y fréquente peu. Mais, à l’époque où le coadjuteur était bien en cour, la complaisance du coadjuteur a valu à M. l’abbé Ménage le titre de conseiller du Roi et son aumônier, qualités vaines et honorables.

M. Ménage était grand ami de Mme de Sévigné, jusque-là qu’il devint amoureux d’elle ; et elle ne devint pas amoureuse de lui : mais elle eut pour lui beaucoup d’amitié. Il avait l’amitié orageuse ; il était jaloux : il ne tolérait pas que Mme de Sévigné fit de nouveaux amis. Elle en faisait très volontiers, ayant au cœur cette exubérance qu’on remarque dans sa façon d’écrire. Il était alors boudeur ou querelleur : et, boudeur, elle attendait qu’il eût fini ; querelleur, elle le rabrouait. Il ne lui cachait pas son amour. Elle ne l’engageait pas à se taire ; elle ne s’en fâchait pas : elle en riait, dont il enrageait. Un jour, il arrive chez elle dans le moment qu’elle sortait pour une emplette. Elle l’emmène : il semble gêné. Elle le presse de monter en carrosse et, comme il montre de l’embarras, elle voit ce qu’il a et, gaiement brave, assure qu’elle ne craint pas d’être compromise. Il est fort dépilé : le méprise-t-elle au point de croire qu’on ne saurait rien dire de lui et d’elle ? Aussitôt, elle le bouscule : « Mettez-vous, lui dit-elle, mettez-vous dans mon carrosse ; si vous me fâchez, je vous irai voir chez vous !… » Cette anecdote, c’est Bussy qui la raconte dans son Histoire amoureuse des Gaules. Quand parut l’Histoire, M. Ménage entra dans une de ces colères qui, parfois, ne l’inspiraient pas mal et qu’il traduisait en latin : sans tarder, il composa ce poème vengeur : In Bussium Bahutinumi hominum quot sunt, quot fuerunt, quot futuri sunt, maledicenlissimum. Cela suffisait à sa rancune ; et plus tard il tint ce propos, qu’on a recueilli dans les Menagiana : « C’est un bel et bon esprit que M. de Bussy Rabutin. Je ne puis m’empêcher de lui rendre cette justice, quoiqu’il ait lâché de me donner un vilain tour dans son Histoire des Gaules. On ne peut écrire avec plus de feu qu’il a fait dans cette histoire… » M. Ménage s’est vengé ; M. Ménage a pardonné : M. Ménage n’a pas démenti. L’anecdote est vraie. M. Ménage y parait un peu vaniteux ; il n’admet pas qu’un lettré parfait ne tire point à conséquence. Mme de Sévigné avait su le dresser à ses disciplines ; et il ne s’obstinait pas à refuser fièrement son plaisir. Ils se voyaient beaucoup, sortaient ensemble. M. Ménage menait Mme de Sévigné au sermon. Si elle avait à solliciter pour un procès, il la menait chez le magistrat. Et il était un peu pédant ; elle n’en était pas embarrassée. Elle lui demandait s’il allait bien ; mais il était enrhumé. « Je la suis pareillement… » Et lui : « Selon les règles de notre langue, il faudrait dire : Je le suis. — Vous direz comme il vous plaira ; mais, pour moi, je ne dirai pas autrement, que je n’aie de la barbe ! » Le 19 août 1652, elle lui écrit : « J’ai bien de l’avantage sur vous ; car j’ai toujours continué à vous aimer, quoi que vous en ayez voulu dire ; et vous ne me faites cette querelle d’Allemand que pour vous donner tout entier à Mlle de La Vergne. Mais enfin, quoiqu’elle soit mille fois plus aimable que moi, votre conscience vous a donné de si grands remords que vous avez é : é contraint de vous partager plus également que vous n’aviez fait d’abord. Je loue Dieu de ce bon sentiment et vous promets de m’accorder si bien avec cette aimable rivale que vous : n’entendrez aucune plainte ni d’elle ni de moi… »

C’est ici que Ménage entre dans la vie de Mlle de La Vergue. Et ces quelques lignes montrent à merveille les trois personnes qu’elles concernent, l’état de ces trois amitiés. De Mme de Sévigné à Ménage, une amitié, chez elle moins ardente et qui, à petit feu, couvera plus longtemps ; d’elle à Mlle de La Vergne, de gracieuses relations, de la sympathie, et la distance qui sépare une femme de vingt-six ans d’une fille de dix-huit ans, si la dernière n’a pas eu envers la première un élan de câline tendresse : et Mlle de La Vergne n’est pas une petite folle de douceur et d’enthousiasme ; entre Ménage et Mlle de La Vergne, il y a la flamme de l’un, toute neuve, et la patience amusée, n’allée même, de l’autre. M. Ménage s’est épris de Mlle de La Vergne : il n’a pas éconduit Mme de Sévigné. Les deux rivales ne se haïront point : il faut que M. Ménage prenne son parti de\ne pas les troubler si fort. Néanmoins, il y eut quelque émulation, — ce n’est pas de la jalousie, — entre elles. Et Tallemant a beau dire qu’elles le trouvent importun, il ajoute : « Mais la vanité l’ait qu’elles lui font caresse. » Dix ans plus tard, M. Ménage imprimait chez les Elzevir d’Amsterdam une jolie édition de ses poésies : le désir lui vint d’y consacrer le souvenir de son double amour. Il écrivit à son ami, M. Pierre-Daniel Huet :

« Je pense que vous m’avez ouï dire autrefois que j’avais aimé Mme de La Fayette en vers et Mme de Sévigné en prose. Mme de La Fayette m’a obligé de mettre cette pensée en vers, quoiqu’elle ne soit pas à son avantage :


De Parménis, de Timarette,
À qui j’ai dit mainte fleurette,
On fait cent jugements divers.
Pour moi, je n’en dis qu’une chose :
J’adorai Timarette en vers
Et j’aimai Parménis en prose.


Vous me direz, s’il vous plaît, à votre loisir, si ce sixain peut faire le voyage de Hollande[7]. » M. Huet accorda son imprimatur. Il suggérait un petit changement pour le dernier vers : « La clausule de l’épigramme sera plus belle de moitié, si vous mettez : Mais j’aimai Parménis en prose. Cela fait une opposition bien significative… » Ménage se rendit au conseil de son ami ; et l’épigramme tourna ainsi plus nettement à l’avantage de Mme de Sévigné, si l’on est tenté de comprendre que l’amour de Ménage pour Timarette n’était qu’une poétique rêverie ; pour Parménis, une réalité. Cependant, M. Huet ne trouve pas que le sixain soit au désavantage de Mme de La Fayette : « Vous donnez à entendre que vous avez davantage aimé Parménis, quoique vous jugeassiez l’autre plus digne d’être aimée, c’est-à-dire que vous aimiez mieux l’une et que vous estimiez davantage l’autre… » Ou, si l’on veut, l’autre lui plaisait davantage : mais, avec l’autre, il avait, en quelque sorte, une tendre habitude. Mme de Sévigné se prêtait plus obligeamment à la passion de M. Ménage. On épiloguerait longtemps là-dessus et l’on y perdrait son temps, M. Ménage n’ayant peut-être pas été lui-même tout à fait sûr de son intention. L’épigramme pouvait, sans offenser personne, être publiée : « outre qu’on ne sait, — ajoutait assez drôlement M. Huet, — qui est Timarette ni qui est Parménis. » Il y a cela encore !

Les envieux se moquaient de M. Ménage, lui conseillaient de laisser la comtesse et marquise : il y perdrait son latin ! Mais lui ne cédait pas aux narquoises remontrances. Il ne perdait pas son latin ; même il ne perdait pas la tête et se félicitait d’orner sa vie morne d’érudit par la société fréquente, égayante, un peu alarmante et pudiquement voluptueuse de Timarette et Parménis, femmes qui l’enchantaient et entre lesquelles il n’eût pas eu la maladresse de choisir. C’était, M. l’abbé Gilles Ménage, un homme qui avait soin de ses journées et de leur divertissement.

Pour Mme de La Vergne, l’amour de M. Ménage est de tout repos. Mais il a des rivaux, et quelques-uns très dangereux, des gaillards qui ne passent point en poésie leurs velléités entreprenantes et que la candeur des jeunes filles aguiche au lieu de les effaroucher. Mlle de La Vergne vit dans un monde où il y a de la vivacité. Ce n’est pas sa faute, si elle se trouva mêlée à des intrigues ; et c’est assurément son mérite, si elle en tira bien sa renommée : toutefois, elle eut à l’en tirer.

Quel âge avait-elle ? en tout cas, elle était fort jeune… Henri de Sévigné mourut le 4 février 1651. L’aventure que voici se rapporte aux fêtes du carnaval ; et celles-ci commençaient à l’Epiphanie. Mettons que cette aventure soit du mois de janvier 1651 : Mlle de La Vergne a seize ans et demi. Sévigné alors était l’amant de Mme de Goudran. Cette belle eut envie d’éclipser, dans un bal, les rivales de sa beauté. Son amant dut lui procurer des pendants d’oreilles : et, comme il était prodigue, on lui pardonnait de manquer d’argent. Sévigné, qui « n’était pas honnête homme, » emprunta les pendants d’oreilles de Mlle de Chevreuse et dit que c’était pour Mlle de La Vergne : il préservait ainsi la réputation de Mme de Gondran, non celle de Mlle de La Vergne. Et, deux jours après, les matins demandaient à Mlle de La Vergne d’où venait qu’elle eût prêté des bijoux à la belle Lolo. Il fallut que Mlle de La Vergne allât remercier Mlle de Chevreuse. Elle le lit certainement avec autant d’esprit que de complaisance. Mais la voilà tôt informée de galanteries un peu audacieuses : elle a frôlé, innocemment, cette bohème du plaisir ; et elle est avertie de bonne heure.

Elle a pour amie une jeune fille plus avertie encore, Mlle de La Loupe, Catherine-Henriette d’Angennes, qui devint Mme d’Olonne et, sous ce nom, fut célèbre. Mme d’Olonne est l’une des plus folles épouses qui, sous le règne de Louis le Grand, brillèrent dans la chronique du libertinage. Bussy la met au premier chapitre de son Histoire amoureuse en compagnie de Mme de Châtillon, quand il se fait l’historien des plus jolis scandales de son temps, pour amuser, — et pour excuser ou venger par la comparaison, — sa maîtresse Mme de Montglas. Mlle de La Loupe valait déjà Mme d’Olonne, s’il est vrai qu’à son mariage, comme Bussy le raconte, « ses charmes avaient fait, deux ans durant, tous les souhaits de la cour. » Mlle de La Loupe était la voisine de Mlle de La Vergue, rue de Vaugirard. Retz dit qu’ « elles avaient même percé une porte par laquelle elles se voyaient sans sortir du logis ; » et Guy Joly, qu’« il y avait une porte de communication d’une maison à l’autre. » Cependant, la maison de La Vergne n’était pas appuyée sur une autre, à ce qu’il semble. Je suppose que M. de La Vergne avait loué ou vendu aux La Loupe d’Angennes sa maison de l’autre côté de la rue Férou, laquelle était reliée à celle qu’il habitait, et que sa veuve continua d’habiter, par ce pont couvert, bâti en 1641, avec la permission de l’abbé de Saint-Germain-des-Prés. Les deux jeunes filles profitaient du passage et, selon Guy Joly, « Mlle de La Loupe était à tous moments chez Mlle de La Vergne. » Évidemment, la future Mme d’Olonne, déjà cette petite de La Loupe, n’est pas l’amie la mieux trouvée pour Mlle de La Vergne : et l’on peut ici remarquer la légèreté de sa bonne mère.

Or, au mois de mars 1652, Retz, nommé cardinal, mais n’ayant pas encore reçu le chapeau, était un jour à Luxembourg, — c’est le palais du Luxembourg, — auprès de Monsieur. S’il faut l’en croire, les serviteurs de M. le Prince entretenaient alors contre lui des criailleurs à gages qui, ce jour-là, au nombre de deux ou trois cents, font du tapage devant le palais et crient que Retz trahit Monsieur et va le tuer. C’est ce qu’on vient lui annoncer, et à Monsieur, qui ne paraît pas tranquille. Avec Mme de Château-Regnaut et d’Hacqueville, Retz quitte le palais, sort dans la rue, s’adresse aux manifestants, demande le chef. Un gueux se présente, qui a une plume jaune à son chapeau. Retz parle à ce drôle et sait lui parler. Il a de l’entrain populaire, de la bravoure, de l’insolence et de la cordialité. La bande qui s’égosillait contre lui n’aime plus que lui et propose de l’accompagner. Il n’a pas besoin d’une escorte. Il n’a même plus besoin de ses deux amis et, tout seul, s’en va, mais à deux pas de là, chez son parent le chevalier de Sévigné. C’est qu’il a son idée : une idée galante. Ou peut-être l’idée galante lui vint-elle une fois qu’il eut trouvé son refuge dans la maison de Sévigné. Toujours est-il qu’ayant l’esprit sans cesse occupé de projets de toute sorte et ne languissant pas d’un plaisir à l’autre, il mit à profit le délai qu’il fallait aux manifestants pour vider la rue et les alentours. Mme de Sévigné le reçut fort bien. Elle était, dit-il, « honnête femme dans le fond, mais intéressée au dernier point et plus susceptible de vanité, pour toute sorte d’intrigue, sans exception, que femme que j’aie jamais connue. » L’intrigue pour laquelle il réclamait ses bons offices était, il l’avoue, « d’une nature à effaroucher d’abord une prude : » Mme de Sévigné n’avait pas cet inconvénient de pruderie. Quelques jours auparavant, il avait rencontré, dans le cabinet de Madame, en petite compagnie, Mlle de La Loupe. Il l’avait trouvée gentille : « elle était jolie, elle était belle, elle était précieuse par son air et par sa modestie. » La modestie faisant les dehors d’une effronterie principale, c’est un attrait. Le cardinal protesta de ses bonnes intentions, si pures : le commerce où il suppliait qu’on le servit ne devait être « que tout spirituel et angélique. » Mme de Sévigné fit un instant la renchérie : du moins, le cardinal s’engageait-il à ne jamais prétendre plus qu’il ne souhaitait en ce jour, au-delà des offices « que l’on peut rendre en conscience pour procurer une bonne, chaste, pure, simple et sainte amitié ? » Tout ce que voulut Mme de Sévigné, le cardinal le promit. Mme de Sévigné consentit à favoriser de si nobles sentiments. C’est un étrange métier qu’elle fait là : elle connaît le cardinal ! et cette petite de La Loupe, c’est l’amie de sa fille ! et sa fille sera de la confidence ! N’a-t-elle aucun scrupule ? Si elle en a, la politique lui fournira cet alibi que cherche et trouve une conscience ingénieuse. Le cardinal avait, avec Mme de Pommereux, une liaison que ses partisans n’approuvaient pas : la sainte amitié de Mlle de La Loupe l’en détournerait ! Mais il fallait une naïveté que n’avait pas Mme de Sévigné, pour attendre du cardinal et de Mlle de La Loupe ce genre d’amitié ; le cardinal s’en égayait sans rire et déjà se félicitait… Mais il avoue qu’il ne fut pas heureux. La belle ne lui arracha point les yeux ; même, à de certains airs, il s’aperçut que « l’on n’était pas fâchée de voir la pourpre soumise, toute armée et toute éclatante qu’elle était : » néanmoins, il trouva de la sévérité, une sévérité qui lui « lia la langue, bien qu’il l’eût assez libertine. » Il ajoute que son insuccès doit surprendre « ceux qui n’ont point connu Mlle de La Loupe et qui n’ont ouï parler que de Mme d’Olonne. » Son aveu surprend surtout ceux qui savent comme il avait de la fatuité. Mais il avait de la bonhomie, en outre ; et il conclut : « Cette historiette, comme vous voyez, n’est pas trop à l’honneur de ma galanterie. » Mais cette différence si honorable qu’il fait de Mlle de La Loupe à Mme d’Olonne ? Il est possible qu’il ait gentiment réservé sa courtoisie à Mlle de La Loupe, ayant eu affaire à elle, tandis qu’il n’eut point affaire à Mme d’Olonne : et celle-ci, d’ailleurs, on ne peut rien pour la sauver de son aimable déshonneur. Le mieux est de songer que Mlle de La Loupe a épousé le comte d’Olonne en cette année 1652 et qu’elle ménageait ses fiançailles.

L’historiette, dans le récit du cardinal, reste là. Guy Joly la mène plus loin. Guy Joly nous présente, en 1652, un cardinal de Retz qui baguenaude avec son cousin le duc de Brissac, Louis de Cossé, lequel avait épousé Mlle de Scepeaux, Marguerite de Gondi, cousine du coadjuteur. M. de Brissac s’était insinué dans les bonnes grâces de Retz par « les voies les plus agréables, » en lui organisant ses parties de plaisir, ses promenades, ses chasses, ses folâtreries. Nous suivons Guy Joly : M. de Brissac avait alors un commerce de galanterie avec Mlle de La Vergne : et, quand le cardinal se fut épris de Mlle de La Loupe, ce cardinal et ce duc « allaient souvent, de nuit, entretenir ces deux demoiselles. » Pour ces visites nocturnes, le cardinal s’était fait faire « des habits fort riches et fort galants, suivant son humeur vaine qui le portait à se tenir ordinairement, le jour aussi bien que la nuit, paré d’habits extraordinairement magnifiques, dont on se moquait dans le monde. » Quelle aventure ! Et comment ces rendez-vous nocturnes étaient possibles dans la maison de l’honnête Sévigné, c’est ce qui étonne. On peut noter qu’au dire de Tallemant, la « demoiselle, » — c’est la fille de confiance, — de Mme de Sévigné ne méritait aucune confiance et passait pour délurée. Puis il est facile de traiter Guy Joly de calomniateur, à tout hasard. L’ennui serait de retrouver ailleurs le duc de Brissac auprès de Mlle de La Vergne. C’est dans le Pays de Braquerie ; et, dit Bussy, « par le mot de Braquerie, le prince (de Conti) entendait parler des dames qui étaient galantes. » On lit dans le Pays de Braquerie : « Olorine. C’est un chemin fort passant. On y donne le couvert à tous ceux qui le demandent… » Et La Vergne ? « La Vergne est une grande ville fort jolie et si dévote que l’archevêque y a demeuré avec le duc de Brissac, qui en est demeuré principal gouverneur, le prélat ayant quitté… » Guy Joly et Bussy ne sont pas des camarades : et il ne faut pas dire que les deux témoignages se réduisent à un seul. Un témoignage n’est pas rien ; mais deux, non plus. Évidemment, il a couru des bruits fâcheux, et des calomnies, touchant Mlle de La Vergne et le duc de Brissac. Une petite de La Vergne, honnête fille, mais sans pruderie, et tout à fait déniaisée, assez imprudente : je n’en sais rien ; je le croirais.


Le chevalier de Sévigné se lie de plus en plus étroitement au cardinal de Retz. Il croit en lui et se prépare de cruelles déceptions. Il a déjà des craintes, mais avec beaucoup d’espoir. Jamais la situation n’a été plus confuse : et ce n’est pas pour déplaire au cardinal, qui s’amuse dans ce brouillamini. Que fait-il, en effet ? Il s’amuse. On a beau chercher son idée, on ne la trouve pas. Que le bien public ne le touche guère, ce n’est que trop certain. Mais que veut-il ? C’est l’ambition qui le mène. Et quelle est du moins son ambition ? Voilà ce qu’on ne saurait dire. La Rochefoucauld l’a bien vu : « Il paraît ambitieux, sans l’être… Il a suscité les plus grands désordres de l’État, sans avoir un dessein formé de s’en prévaloir… » La Rochefoucauld lui refuse l’ambition, mais lui décerne la vanité. Ce mot de vanité sert à deux fins : il désigne la qualité de l’homme vaniteux et la qualité de la chose vaine ou inutile. Si l’on regarde Retz dans le tracas de son existence, il est surtout l’émule de Mazarin ; d’ailleurs, cette émulation ne va pas tout de go à l’hostilité déclarée : elle emploie les petits moyens et les stratagèmes de la bonne intelligence. Mais enfin, Retz a-t-il le projet de supplanter Mazarin ? Non, répond La Rochefoucauld ; « il n’a pensé qu’à lui paraître redoutable et à se flatter de la fausse vanité de lui être opposé. » Il est un homme de désordre et qui fait du désordre autour de lui, comme il n’a que du désordre en lui-même : il donne ce qu’il a. Mais comment impose-t-il à tant de gens ? Il y a, parmi ses partisans nombreux, des hommes de désordre aussi, de moindre désordre, et qui ont en lui leur chef ; il y a des matins qui profilent de sa fortune et qui, dans ses réussites imparfaites, trouvent leur avantage plus modeste ; il y a les dupes : le chevalier de Sévigné est l’une d’elles. La Rochefoucauld dit que Retz était « faux dans la plupart de ses qualités : » c’est qu’il avait l’apparence de ces qualités ; et il savait « donner un beau jour à ses défauts. » Sévigné n’a pas résisté aux séduisants défauts et aux trompeuses qualités de ce très grand homme de rien. La France était bouleversée par les coquins, en l’absence d’un maître. A de telles époques, les fins ne se voient pas : les causes mènent tout. Les causes se réunissaient en une, et qui était le mécontentement. Le mécontentement n’est pas un programme : le mécontentement faisait tout.

Le coadjuteur fut nommé cardinal le 19 février 1652 ; il en reçut la nouvelle le dernier jour du mois. Sévigné, le lendemain, écrit à la duchesse de Savoie[8] : « J’en ai une joie très grande, sachant que cela l’attachera davantage dans le service du roi… » Sévigné, lui, tout frondeur qu’il est, ne badine pas avec le service du roi : sa fronde même, il la croit et la veut royaliste ; mais il n’a pas manqué de s’apercevoir que Retz était moins ferme a cet égard et subissait l’entrainement des factions. Il esquisse le projet d’une politique : cardinal, Retz n’a plus besoin de Mazarin, de sorte que ses ennemis ne l’accuseront plus de mazarinisme : « Il n’en est pas entaché. Au contraire, il servira Monsieur dans le dessein de chasser ledit cardinal Mazarin ; mais il servira la cour très puissamment contre monsieur le prince… » Retz servira la cour : il la servira contre elle-même et, malgré elle, contre toute folie. Le 23 août, Sévigné mande à la duchesse de Savoie : « Les princes sont tout à fait résolus de déposer les armes et de consentir à la paix ; nous verrons si la cour agira comme il faut : ce n’est pas sans sujet que j’appréhende sa mauvaise conduite. » Mlle de La Vergne est fille d’honneur de la reine ; le chevalier de Sévigné, son beau-père, attribue à la reine tout le malheur du royaume. Il la soupçonne d’entretenir en sous-main le désordre, afin de rappeler Mazarin. Le 6 septembre, il y revient : « La reine, au lieu de suivre le conseil des véritables serviteurs de Sa Majesté, prend tout le contre-pied et veut que les brouilleries continuent, afin de faire croire que ce n’était pas le cardinal Mazarin qui était cause des désordres de l’État. » C’est Mazarin, qu’on l’aime ou non, qui remettra l’ordre dans le royaume. Il suffit de le constater pour voir Sévigné sur le mauvais chemin : il souhaite l’ordre dans le royaume ; et il l’attend du cardinal de Retz. Il a, tout auprès de lui, une autre source d’erreur, sa femme, telle que nous la connaissons et qu’il admire au point d’écrire que peu de femmes, en France, ont l’esprit meilleur et plus solide. Avec de si étranges illusions, où va ce bonhomme ?… Il est malheureux, et comme un patriote. Il écrit, le 8 novembre 1652 : « La perte de Casal, celle de Barcelone et celle de Perpignan font pleurer tous les bons Français… Jugez, madame, si la France ne court pas fortune et si nous ne sommes pas bien malheureux de la voir perdre pour conserver un homme de cette nature… Tant que Mazarin sera en France, nous n’y aurons que malheurs… »

Six semaines plus tard, le 19 décembre, le cardinal de Retz, au moment qu’il sortait du Louvre, est arrêté, conduit à Vincennes. Sévigné frémit de douleur. Retz arrêté : pourquoi ? la jalousie de Mazarin : « C’est là tout son crime et je puis jurer avec vérité qu’il ne se mêlait présentement d’aucune intrigue. » Sévigné ne sent pas l’imprudence et le paradoxe naïf d’imaginer un temps où Retz n’intrigue pas. Sa lettre à la duchesse de Savoie ne montre que sa colère. Mais une lettre du baron de Cize de Grésy, secrétaire de l’ambassade de Savoie, révèle un Sévigné qui ne s’en tient pas là. Pour ouvrir à son ami les portes de Vincennes, il a conçu le dessein le plus hasardeux : la cour de Savoie susciterait l’intervention de l’Espagne contre la France. Il est patriote ; mais il l’est dans le désordre de l’époque.

Six jours après l’arrestation du Cardinal, le chevalier reçut de la cour l’ordre de quitter Paris dans les vingt-quatre heures et de se retirer chez lui à la campagne. Le même jour, la reine faisait dire à Mme de Sévigné que l’ordre du roi n’était ni pour elle, ni pour sa fille et qu’elles pouvaient l’une et l’autre demeurer à Paris. Désormais, Sévigné datera ses lettres « de ma solitude » ou bien « de mon désert. » Sa solitude ou son désert, c’est, dans la province d’Anjou, la terre de Champiré, lieu triste, abandonné, un vieux château qu’il a laissé se délabrer ; mi-château et mi-forteresse, avec des tourelles, des douves, des ponts-levis : ni la forteresse n’est une sauvegarde, ni le château n’est une résidence. Il y a de la tristesse à demeurer dans ces repaires féodaux, si dérisoires et tant surannés que le roi vous y met en pénitence ridicule.

Mme de Sévigné et Mlle de La Vergne restèrent à Paris. Le baron de Grésy allait leur rendre visite. Il trouvait Mme de Sévigné « fort belle ; » et malheureusement il ne parle pas de Mlle de La Vergne. Si Mme de Sévigné ne partit pas avec le chevalier, ce fut sans doute afin de ne pas dédaigner la bienveillance de la reine, sans doute aussi afin de veiller aux intérêts de l’exilé ; mais elle annonçait le projet de le rejoindre vers le printemps, lorsque la campagne serait moins affreuse et que l’infortuné châtelain de Champiré aurait mis en état d’habitation sa prison soudaine. Elle continuait de recevoir beaucoup de monde ; et le baron de Grésy note qu’on rencontrait chez elle plusieurs mazarinistes avérés : « Il ne faut pas douter, dit-il, que ce ne soit pour voir ceux qui fréquentent chez elle et savoir ce qui se dit, tant sur la détention de M. le cardinal de Retz que sur l’éloignement de l’ami… » L’ami : c’est le nom qui désigne le chevalier de Sévigné, dans cette correspondance diplomatique et circonspecte.

A Champiré, le chevalier de Sévigné s’ennuya trop pour y être seul jusqu’au printemps. Puis il était « un peu malade. » Dès le mois de janvier 1653, il appelait sa femme. Le 30 janvier, Mme de Sévigné comptait partir dans les quatre ou cinq jours : huit jours après, elle était partie.

Voilà, et pour de longs mois, Mlle de La Vergne loin de Paris et de la cour, en Anjou, dans la compagnie habituelle de sa mère, qui est une femme agitée, et de son beau-père, un bonhomme assez chagrin. Celui-ci, ce qu’il endure, c’est le tourment des conspirateurs désœuvrés ; c’est aussi l’ennui d’être sans nouvelles et de croire, tantôt qu’il ne se passe rien, tantôt qu’il ne se passe rien de bon. La pensée du cardinal le harcèle. Par moments, il court de mauvais bruits : « Le dernier que l’on nous a écrit de mon ami, — 3 août 1653, — c’est qu’il écoute des propositions qu’on lui fait, qui seraient tout à fait honteuses s’il les acceptait. Pour moi, je crois qu’il périra, plutôt que de rien faire d’indigne de sa réputation. » Savoir ! Et s’il transigeait, tant il a l’esprit mobile ? Sévigné languit, dans la détresse d’un partisan qui ne sait pas si son chef est sur le point de périr ou de se déshonorer. Mais il a, pour se consoler, sa fierté, sa fidélité souffrante : l’orgueil, même endolori, vous requinque. Ne plaignons pas Sévigné outre mesure ; ne plaignons par les révolutionnaires au martyre : ils croient qu’ils ont raison. Mais réservons notre sympathie apitoyée pour Mlle de La Vergne. Ce ne sont pas ses idées ni ses passions politiques qui l’ont menée à la retraite angevine. Elle était de famille docile, attachée à la cour. Elle avait, dans les environs de la cour, les appuis de sa jeune destinée et son espérance. Elle paye assez cher l’honneur d’avoir un beau-père fameux dans l’opposition. Comment subit-elle cette avanie du hasard et quelle est son humeur ?

Excellente ! Il faut qu’on lui en sache gré. L’abbé Arnauld — le fils aîné de M. d’Andilly, charmant et qui, après avoir connu les libertins et les dévots, garda de l’aménité pour le prochain — la vit alors. Il avait trente-sept ans et, voyageant, trouva la société très agréable dans la province d’Anjou. M. de Fourilles était gouverneur de la ville et du château d’Angers. La marquise de la Porte, une Brissac, était la personne la plus considérable par la qualité ; d’autres dames n’avaient pas moins de mérite : « On n’aura pas de peine à me croire, quand je compterai de ce nombre Mme de La Fayette, qui, n’étant encore que Mlle de La Vergne, avait déjà tous ces talents acquis et naturels qui la distinguent si bien aujourd’hui parmi toutes les personnes de son sexe. Elle était avec Mme sa mère… » Mais, de Mme sa mère, l’abbé Arnauld ne dit rien, sinon qu’elle avait épousé depuis peu M. de Sévigné, auparavant chevalier de Malte. Et il vit encore à Angers la marquise de la Troche, la Trochanire de Mme de Sévigné la veuve, amie gênante par trop de jalousie affectueuse, amie parfaite cependant et qui savait les potins Bref, l’exil angevin n’est pas une telle solitude qu’on n’y rencontre une compagnie. Mlle de La Vergne brillait dans cette compagnie. Nous le saurons de nouveau par un bonhomme assez ridicule, assez drôle si l’on n’en prend qu’un peu, M. Costar.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 4127.
  2. Au sujet de Mlle de La Fayette : Archives nationales, LL. 1717 et 1718 ; Sainte-Geneviève, manuscrit 2569 ; et divers documents manuscrits conservés au premier monastère de la Visitation de Paris.
  3. Sur les Brézé : Mélanges inédits de Philibert de La Mare. Plusieurs copies ; notamment celle de la Bibliothèque nationale, fonds fr, 23 251.
  4. Archives nationales, Inventaire de l’émigré La Trémouille, T. 1051-2.
  5. La relation inédite de l’abbé D. est à la Bibliothrque nationale, fonds fr. 12801.
  6. Archives nationales, P. 2170.
  7. Correspondance de Huet et de Ménage : Bibliothèque nationale, fonds IV. manuscrits 15 189 et n. a. 1341.
  8. Correspondance du chevalier de Sévigné et de Christine de France, publiée par Jean Lemoine et Frédéric Saulnier, Paris 1911.