Une Mission à Pékin

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Une mission à Pékin
Charles d’Ursel

Revue des Deux Mondes tome 152, 1899


UNE MISSION A PÉKIN


I

Chargé par le roi des Belges de négociations diplomatiques entre la Chine et l’Etat indépendant du Congo, dont Sa Majesté est le souverain, je partis de Marseille à la fin d’avril 1898, avec le personnel qui composait ma mission.

L’Australien des Messageries maritimes, par un rapide parcours en Méditerranée, nous fait successivement apercevoir les côtes de la Corse et de la Sardaigne, de la Sicile et de la Calabre, de la Crète et de l’Egypte. Dans la traversée du canal de Suez, notre grand navire paraît tout disproportionné sur ce filet d’eau ; pendant la navigation de la Mer-Rouge, le thermomètre monte à des hauteurs inquiétantes ; la longue étape de la mer des Indes nous amène pour quelques heures d’escale à Colombo. Une nuit seulement dans l’île de Ceylan, c’est peu ; mais je conserve un souvenir très caractéristique de cette arrivée dans un grand hôtel où des Hindous, tout de blanc habillés, les cheveux relevés par deux peignes, glissent sans bruit pour vous servir ; où d’immenses pankas agitent l’air dans les salles pour donner un peu de fraîcheur ; où des Messieurs en veston blanc, vautrés, les jambes en l’air, dans de profonds rocking-chairs, semblent se demander, en fumant des cigares, comment ils feront pour se traîner jusqu’à leur lit. Nous allons en promenade nocturne dans ces fiacres d’Extrême-Orient, pousse-pousse ou riksiaw, selon les pays, victorias minuscules à deux roues que tire un coureur nerveux, aussi rapide qu’un cheval, aussi élégant de formes qu’un pur sang : végétations exubérantes, parfums étranges des fleurs, traînées mystérieuses de la lune sur des lacs et des ruisseaux ombragés, lucioles qui rayent l’air de leur fusée lumineuse ; ensuite, au petit jour, silhouettes bizarres des temples, réveil, sur le trottoir et sur le pas des portes, de toute une population installée là pour dormir, formes sculpturales de torses nus, grands yeux très doux, étonnés de notre passage matinal… J’y pensais encore, que déjà nous pénétrions dans les détroits entre Sumatra et Malacca, sous des torrens de pluie, et par une chaleur vraiment fatigante.

Le dimanche 15 mai, nous stoppions devant Singapore. Un petit char à bancs, appelé malabar, tout découpé de volets pour laisser circuler l’air, nous amène rapidement jusqu’au centre de la ville, bien tenue, bien ordonnée, comme il convient à une possession anglaise. De superbes Hindous, hauts de six pieds, à la barbe frisée en boucles, au turban énorme de couleur écarlate, font la police, le bâton d’ordonnance à la main, et surveillent, impassibles, les Chinois affairés qui pullulent. C’est un premier coup d’œil sur la population jaune avec ses porteurs de fardeaux tenus en équilibre sur un long bambou, ses coureurs attelés aux petits chars, ses mendians, affligés d’éléphantiasis. Des groupes de loqueteux, accroupis devant un restaurant en plein air, ingurgitent prestement, avec leurs bâtonnets, des potées de riz et de choses bizarrement colorées, tandis que passent, flegmatiques, des commis ou des marchands d’une tournure très correcte. L’aspect général est d’ailleurs de belle allure, avec des villas, des jardins, des gazons entretenus à grands frais. Le Jardin zoologique est une merveille de plantes tropicales groupées avec art. Et, dans un petit coin réservé, un sanctuaire à l’abri du soleil, au milieu de courans d’air savamment ménagés, on admire quoi ? quelques fleurs du Nord, des œillets, des marguerites, des bleuets, que le jardinier en chef, un Allemand, est parvenu, à force d’art, à faire pousser sous l’équateur. Comme ce petit détail de botanique nous fait mesurer la distance où nous sommes déjà de nos jardins d’Europe !

Deux jours après Singapore, nous étions à Saigon : même végétation, mais aspect tout différent. Ici les maisons ont coquette apparence, avec un peu de prétention dans leur architecture ; les rues sont larges et ombragées ; les Européens, tout de blanc habillés, montrent des physionomies connues : c’est Marseille sous les tropiques, avec des cafés, des théâtres, des perruquiers et des modistes. Soldats annamites joliment équipés, marins à l’air bon enfant, dames élégantes en malabar ou en pousse-pousse ; puis, les statues de Gambetta, de l’amiral Rigault de Genouilly, du commandant Garnier, un Hôtel des postes tout à fait monumental, une cathédrale de vastes proportions, le palais du gouverneur, de façade un peu théâtrale, rappellent qu’on est en terre française.

Mais, si Saïgon est très européen, la ville de Cholen, à quelques kilomètres de là, est bien Extrême-Orient. C’est un centre important, d’aspect tout chinois, où nous avons eu le plaisir de visiter en détail l’habitation fastueuse du Pfoû ou maire de l’endroit. Ce gentleman nous reçut fort gracieusement en smoking blanc, la rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière, tandis que sa femme et ses filles, en costume annamite, nous faisaient en très bon français les honneurs de leur habitation. On nous montra des meubles en incrustations de nacre, la chapelle domestique où se pratique le culte des ancêtres, les vasques de porcelaine où nagent des poissons aux formes bizarres, les jardinets ornés d’arbres séculaires maintenus à des proportions minuscules. Nous fûmes aimablement invités à assister à une représentation du théâtre chinois qui est la propriété du Pfoû. Et, pendant que sa charmante fîlle voulait bien m’expliquer les péripéties du drame tapageur qui se déroulait sur la scène, j’admirais sa parfaite distinction sous le costume très simple des femmes annamites : une longue robe noire tombant des épaules jusqu’aux chevilles, rehaussée seulement par un joli collier d’or qui mettait en valeur son cou délicat. Je lui demandai où elle avait appris à si bien parler le français ; elle me dit qu’elle avait été élevée chez les sœurs ; qu’elle y retournait toujours avec plaisir pour assister aux exercices pieux du culte catholique, mais qu’à la maison elle continuait — naturellement — à pratiquer la religion de sa famille.

Nous voici maintenant dans la vraie Chine, ou plutôt dans la Chine de l’avenir, car Hong-Kong n’est plus aux Chinois. C’est un beau rocher, que la magnifique Grande-Bretagne a transformé en un paradis de verdure, de maisons superbes, et de terrasses fleuries. Des routes sillonnent partout le flanc de la montagne. Au bord de la mer, s’étend une esplanade, d’où s’élève, majestueuse, une statue en bronze de l’Impératrice des Indes ; derrière, se groupent les casernes, et l’on ne peut s’empêcher d’admirer la bonne tenue de ces soldats anglais, bien pris dans leurs uniformes de tissus légers, le casque colonial militairement porté, et ayant cet air de conquérans du monde, contraste frappant avec les tournures félines des Chinois qu’ils tiennent en respect !

Quittant les tropiques et remontant vers le Nord, le 25 mai au matin, nous stoppions à l’embouchure du Yang-tsé, aussi large qu’un bras de mer. On passe sur un petit vapeur qui fait le service du fleuve. Peu d’intérêt, des bords plats et tristes ; nous croisons des jonques chinoises aux formes antiques et portant sur la proue de gros yeux peints qui leur donnent un air de bêtes. Au loin, après plusieurs tournans, se dessine une grande ville : c’est Shang-Haï, dont nous longeons bientôt les quais, bordés de vastes maisons, ornés de pelouses et de jardins. Aspect des plus confortables ; mais Shang-Haï marque la dernière étape où l’on se sente encore en pays civilisé ; après c’est l’abominable pays chinois.

Nous embarquons sur le Tungchow, de dimensions bien plus réduites que les grands navires des Messageries ; la mer est triste, jaune, d’aspect maussade ; le brouillard nous fait marcher lentement ; et les bruits de la sirène, alternant avec la voix monotone du matelot qui jette la sonde, finissent par devenir énervans. Mais tout passe ! et nous voici, au bout de quatre jours, en rade de Chee-foo. On ne voit que navires de guerre : toute la flotte anglaise est là et les saluts s’échangent justement avec le prince Henri de Prusse qui revient de sa visite à Pékin. C’était l’événement du jour que sa réception par l’Empereur, et par l’Impératrice mère, à qui le prince avait galamment baisé la main. Il avait été traité presque en souverain, d’égal à égal par l’Empereur, fait nouveau, de nature à frapper grandement l’imagination des Européens eux-mêmes, qui, bon gré mal gré, se laissent impressionner par le mystérieux prestige dont s’entoure la cour de Pékin. Aussi l’Allemagne était-elle pour le moment fort en vue. Mais, en Chine, les politesses s’oublient vite ; les coups de canon seuls ont une portée sérieuse.

L’entrée du golfe de Pe-tchi-li, où nous arrivons bientôt, s’annonce au loin par la vue des montagnes qui encadrent Port-Arthur. Ce point stratégique, naguère enlevé par les Japonais, occupé maintenant par les Russes, qui y entassent des troupes, fait front, en sentinelle avancée, aux Anglais, tout récemment installés à Weï-haï-weï, près de Chee-foo. Voilà la route de Pékin bien surveillée du côté de la mer par des gens qui semblent prendre l’affaire tout à fait au sérieux. Elle laisse d’ailleurs beaucoup à désirer, cette route par mer. Encore bien loin de la côte, nous franchissons, non sans peine, la barre du Péï-ho. L’hélice racle le fond, on la sent travailler dans la vase et, péniblement, en faisant effort de toute vapeur, nous laissons derrière nous une longue traînée jaunâtre.

Bientôt nous pénétrons dans la rivière, défendue par d’importans ouvrages en terre ; au loin, à perte de vue, des marais salans ; tout contre nous, le village de Takou, ramassis de maisons en terre glaise où grouille une étrange population jaune. Le chemin de fer est près du rivage, et, en moins d’une heure, nous sommes à Tien-Tsin. Des pourparlers m’y retinrent plusieurs jours. C’est une grande ville chinoise, extrêmement peuplée, très remuante, et d’ailleurs pleine d’intérêt pour qui n’est pas encore blasé sur les curiosités du Céleste Empire. La concession européenne, beaucoup moins grandiose qu’à Shang-Haï, est cependant bien ordonnée ; il y a des rues macadamisées, un square, des magasins d’approvisionnemens, toutes choses qui d’abord paraissent très simples, mais qu’après avoir habité Pékin, j’ai trouvées, au retour, admirables.

La race est assez belle, dans cette province de Pe-tchi-li, et, en regardant, dans les rues étroites de la ville chinoise, ces hommes à la face rasée, à la tresse roulée sur la tête de façon à simuler une chevelure à peu près normale, avec leurs grandes tuniques d’étoffes légères qui pouvaient ressembler à des toges, je me demandais si je n’avais pas devant moi un tableau de ce qu’était une ville de l’antiquité grecque ou romaine. Pas de voitures, mais des chars traînés à bras et des brouettes, ou bien des litières précédées et suivies d’hommes à cheval, faisant les importans ; dans les chaises à porteurs, des mandarins à l’air fatigué ou dédaigneux, des femmes peintes à outrance, mais ayant une certaine allure de patriciennes ignorantes de la foule ; celle-ci, remuante, curieuse, demi-nue, recevant des coups ou se laissant invectiver par les serviteurs des gens de qualité ; puis, des parasols et des éventails dans toutes les mains, de petits pieds contournés, des soldats avec des arcs ; oui, des arcs et des flèches ! Dans la ville, défendue par de gros murs, des rues pavées à larges dalles, des temples, des palais de mandarins, à grands portiques précédés d’une esplanade, des cris de tout genre, des appels en idiomes inconnus, des odeurs de tabac, d’opium, de cuisines exotiques.

Dans nos riksiaws, nous passions au milieu de tout cela, regardés avec la même curiosité qui accompagne dans nos capitales des Chinois en déplacement. On sait ce que c’est, on les observe un peu et on passe ; mais, s’il s’agit d’un achat à faire, d’une explication à demander, alors la foule se rassemble, curieuse d’entendre, de voir comment les étrangers s’en tireront. Les gens n’ont pas l’air bon, mais ils semblent indifférens à l’Européen. Il y a là cependant, tout près, des souvenirs de leurs emportemens : cette église catholique, bâtie aux frais de l’Empereur, a été érigée sur l’endroit où furent massacrés en 1870 le personnel du consulat de France et de nombreuses sœurs de Saint-Vincent de Paul. A côté, s’élève une stèle sur laquelle sont gravés des regrets de l’Empereur ;… mais la stèle est largement entourée d’une grille et les Chinois qui passent sont trop loin pour lire l’inscription.

J’ai visité avec intérêt un temple bouddhiste. Il était consacré à la femme ou déesse dont les origines, croit-on, se confondent avec la tradition chrétienne de la mère de Dieu. Les similitudes avec le culte catholique sautent aux yeux : comme dans nos églises, un autel occupe le centre, où brûlent des cierges et des parfums ; tout autour, s’étagent des statues qui représentent des dieux ou des saints, ayant leurs dévots pour implorer la guérison de telle ou telle maladie, et recevant l’hommage d’ex-voto bien peu différens des nôtres. Mais, au point de vue de l’art, ces intérieurs de temples offrent assez peu d’intérêt : quelques statues cependant, en bois et très peintes ou dorées, ne manquent pas d’allure, et je me rappelle un dieu des Enfers qui lançait ses tonnerres avec un véritable entrain.

En quatre heures de chemin de fer on arrive maintenant aux portes de Pékin. La voie traverse une plaine monotone où dorment des ruisseaux d’une eau boueuse. De tous côtés s’élèvent des tombeaux, placés au hasard de la fantaisie : un tertre arrondi en terre glaise, et c’est tout. Cependant ces petits monticules insignifians avaient complètement entravé jusqu’à ce jour l’introduction des voies ferrées en Chine. Il ne fallait pas bousculer les ancêtres et, disséminées comme elles le sont au milieu des champs, les sépultures constituaient un obstacle à peu près infranchissable, gros de révoltes, de colères et de représailles. Mais le préjugé semble aujourd’hui vaincu, la ligne qui relie Pékin à la mer vient enfin d’être terminée ; on a le mieux possible respecté les tombes, et, là où elles gênaient, on a donné soit de l’argent, soit des coups : l’argument a porté. Peu à peu les Chinois se sont risqués dans cette invention des barbares ; ils la trouvent à leur goût maintenant et encombrent les trains qui ne suffisent déjà plus au trafic. Aussi la cause des chemins de fer en Chine peut-elle être considérée comme gagnée ; nul doute que d’ici dix ans l’empire n’en soit sillonné. S’il se produit encore des révoltes contre les profanations des tombes, — et il y en aura, — c’est qu’elles auront été tolérées par les autorités locales. Car celles-ci sont en mesure, par l’évidence des faits, de mettre à la raison l’ignorance ou le fanatisme. Cette victoire morale de la civilisation sera peut-être le plus grand moteur de l’évolution que la Chine va immanquablement subir.

Je signale au passage le costume bizarre des chefs de gare, qui, avec leur chapeau de paille à larges ailes doublées de bleu clair et noué sous le menton par de grands nœuds de même couleur semblent, dans leurs robes bleues ou blanches tombant jusqu’aux talons, de grandes demoiselles en partie de campagne.

On vient sans doute de crier en chinois : « Pékin, tout le monde descend ; » car le train s’est arrêté au milieu des champs. En y regardant de plus près, on voit les fondations d’une maison : c’est la future gare, puis il y a un certain mouvement de charrettes et de palanquins derrière une légère palissade. Un homme coiffé d’un chapeau de paille en forme d’abat-jour, avec une robe bleue et un vaste gilet rouge, s’approche de moi et me remet un mot du ministre de Belgique. C’est le mafou ou palefrenier qui doit précéder à cheval mon palanquin. Je m’y introduis, et hop ! les quatre porteurs m’enlèvent, marchant d’un bon pas cadencé ; quatre autres suivent et, de temps en temps, se relayent, s’avertissant de petits cris gutturaux pour garder la mesure. Parfois l’homme qui marche à ma hauteur me fait signe de me tenir plus en avant ou plus à droite, parce que je dérange l’équilibre du transport. Au bout d’une demi-heure de route, j’aperçois les murs de Pékin. — Jéricho, Babylone, Ninive devaient avoir des murs semblables ; c’est très imposant. Les portes que l’on franchit sont doubles et surmontées chacune de forts aux toits retroussés. Il y a un certain encombrement de charrettes, de chameaux, de palanquins, d’ânes et de piétons, puis on se retrouve de nouveau à peu près dans la campagne ; cependant il se révèle un dessin d’ensemble et, à droite comme à gauche, se profilent les murailles de deux grands temples. Après avoir franchi cette vaste esplanade, nous passons maintenant entre deux rangées de boutiques qui étendent des toiles ou des nattes jusqu’à se toucher d’un côté à l’autre. Là, se manifeste une grande intensité de vie ; des restaurans en plein air, des étalages de toutes sortes groupent les passans ; nous arrivons à la porte de la ville tatare, tout aussi imposante que les précédentes et nous voici dans la ville, centre de l’Empire. Devant le portique des palais impériaux, de larges dalles servent de dortoir aux mendians ; les chemins sont défoncés, la poussière est aveuglante ; nous longeons des murailles intérieures ; voici de grands jardins entourés de murs ; aux drapeaux qui flottent sur les mâts de pavillon, on reconnaît les légations européennes ; nous franchissons des ponts en ruine dont l’architecture a de beaux restes, nous passons sous des arcs de triomphe en bois, peints aux couleurs jadis éclatantes ; mais tout cela est tellement couvert de poussière qu’on n’y fait guère attention.

Les sentiers qui bordent les maisons sont parfois à deux mètres plus haut que le passage des voitures, vastes ornières creusées depuis des siècles ; sur le pas de leurs portes, les habitans, sans pudeur, s’accroupissent en vue des passans, d’autres tâchent d’abattre la poussière de la rue en l’arrosant d’un liquide dont l’odeur, hélas ! ne peut laisser aucun doute sur son origine. Et nous marchons toujours ; cette fois, le centre de la rue est à deux mètres plus haut que les portes des maisons qui la bordent ; le mafou injurie d’un air de connaissance les gens qui ne se rangent pas assez vite ; j’aperçois le drapeau belge, nous pénétrons dans une cour en couloir et mes porteurs s’arrêtent. La sensation de dégoût qui a fini par éteindre toute curiosité est agréablement distraite par la vue d’un jardin orné de vases et de fleurs. Il y a des arbres, de la verdure, des chemins balayés. La légation est une vieille maison chinoise aménagée pour des Européens. Un hall tout en longueur, où l’on pénètre de plain-pied, est encombré de bibelots, d’étoffes, de peaux de tigre, de porcelaines, de bronzes et de cuivres. Çà et là une jolie gravure, un tableau, reposent de cette profusion d’Extrême-Orient. L’appartement mis à ma disposition est propre, avec de jolies choses, de petites attentions de papiers à lettre et de menus objets sur les tables. On se sent un peu chez soi, heureux de reposer ses yeux sur quelque chose d’avenant, qui n’est pas cette horreur de désordre et d’incurie qui vous a écœuré tout le long de la route. Un tub, le whisky traditionnel avec du soda glacé, et l’on a vite oublié, dans une conversation d’amis, les ennuis de la route.


II

Le séjour d’été à Pékin n’a jamais passé pour une villégiature agréable ; les mois de juin, juillet et août y sont particulièrement maussades. L’extrême chaleur, qui s’élève souvent à 40e centigrades, puis la saison des pluies, qui développe une humidité malfaisante, y rendent la vie tout bonnement odieuse. D’habitude le corps diplomatique va s’établir, pendant cette saison défavorable, soit aux collines à quelques lieues de Pékin, soit au bord de la mer, non loin de Tien-tsin. Mais, cette année, l’activité était telle que chacun s’attarda dans la capitale, car il ne s’agissait pas de se laisser distancer par le voisin dans la course inouïe, dont je fus le témoin, pour faire prévaloir au Tsung-li-Yamen son influence ou ses protections.

Qu’on se figure l’état de nervosité auquel peut arriver ce groupe de diplomates isolés au bout du monde, et chargés de défendre avec acharnement des intérêts où la moindre défaillance peut avoir des conséquences incalculables. Ils forment l’unique colonie d’Européens tolérés à Pékin, car la ville est, en principe, interdite aux étrangers. Seules les légations ont, de par les traités, le droit de s’y établir, et de l’une ou l’autre d’entre elles dépendent l’hôtelier ou les deux chefs de magasins qui, avec les missionnaires et les sœurs, constituent l’élément hétérogène. On vit là presque en dehors du courant du monde, car les journaux d’Europe perdent leur attrait, arrivant avec six semaines de date et déflorés par les dépêches télégraphiques reçues au hasard des événemens. La seule Gazette de Pékin, écrite en chinois, sert d’organe officiel : ce sont de petits carrés de papier léger, plus ou moins allongés selon l’importance de la matière, qui d’ailleurs est circonscrite aux actes du gouvernement et aux communications administratives. Alors, tous ces agens diplomatiques, sans distinction de grade, confinés tout le long du jour dans leurs habitations ou leurs jardins, s’absorbent dans la besogne courante et dans les instructions que le télégraphe à 8 francs le mot leur apporte à jet continu. On ne pense plus qu’à cela, au point qu’on n’ose plus en parler !

Quand on se rencontre aux dîners, qui sont nombreux, au club où, vers le soir, le tennis fait fureur, il faut éviter toute conversation qui, de près ou de loin, pourrait toucher à la politique. Et comme il est malaisé de s’occuper du prochain, représenté par un trop petit nombre d’individualités à ménager, on en est réduit aux conversations les plus banales, aux discussions les plus démodées.

Les hommes, cependant, qui, là sur la brèche, défendent pied à pied les intérêts de leur gouvernement, sont naturellement fort intéressans, car ils ont été choisis avec soin pour la mission qui leur est confiée. Les uns, fins comme l’ambre, savent jouer du Chinois avec un merveilleux doigté ; d’autres, durs comme le précieux jade, évoquent, à tout propos, l’image des gros bataillons et des indiscrètes canonnières : ils menacent et tonnent… Et les Chinois, déconcertés par tant de souplesse, d’intimidations ou de violences, promettent, puis retirent, donnent ou redonnent et, en lin de compte, s’aperçoivent que, si les nations de l’Occident sont à redouter, elles sont loin de s’entendre. Ils se disent que la meilleure des politiques consiste à diviser ses adversaires. Jusqu’à présent, ils n’ont pas mal réussi.

Il peut être intéressant de rappeler ici, en deux mots, quelle est la situation politique de la Chine à l’heure où s’ouvre sans doute une ère nouvelle de son histoire. Car il ne faut pas se le dissimuler : le principe du partage de la Chine, qu’il s’effectue par la violence, c’est-à-dire par une prise de possession pure et simple, ou par la douceur, en faisant valoir des influences plus ou moins exclusives, peut être dans l’histoire du XXe siècle un facteur aussi important que le fut au XVe la découverte de l’Amérique. Que deviendra pour l’industrie, pour le commerce du monde, un débouché tout à coup grand ouvert dans un pays qui renferme 400 millions d’hommes ? Ils acceptent des chemins de fer, et se résignent à laisser exploiter leurs mines d’une prodigieuse richesse. Voilà, pour courir au plus pressé, quelle sera la première œuvre accomplie, probablement en moins de dix années. Je sais bien qu’il y aura des difficultés, des hésitations, des déboires, mais le coup de hache semble irrémédiablement donné dans l’édifice vermoulu de la Chine fermée au progrès, et l’assainissement, tel que le comprend notre civilisation, n’est plus qu’une question de mois.

En jetant un regard sur la carte, et en suivant la côte de l’est à l’ouest, il est facile de se rendre compte comment, à l’heure actuelle, la diplomatie a dessiné ses prétentions sur le territoire du Céleste Empire. La Corée, naguère vassale de la Chine, ne l’est plus par le fait et dépend politiquement du Japon ou de la Russie, peu importe pour le moment. Puis vient la presqu’île de Liaô-Toung, aux Russes, avec Port-Arthur qui, avant cinq ans, sera relié à Saint-Pétersbourg par le chemin de fer transsibérien dont un des embranchemens doit s’avancer jusqu’à Vladivostok sur le Pacifique. Par ses traités, ou par le fait, la Russie s’étend maintenant jusqu’à la Grande Muraille, c’est-à-dire à deux journées de marche de Pékin ; une partie de la Mongolie, toute la Mandchourie sont dans sa zone exclusive d’influence ; enfin, par des chemins de fer concédés, les Russes tendent de plus en plus à pénétrer dans la vallée du Yang-tsé, c’est-à-dire aux confins mêmes des prétentions anglaises.

Mais suivons le contour du golfe de Pe-tchi-li dont les rives, coupées par l’embouchure du Peï-ho, sont, pour l’instant, restées intactes entre les mains de la Chine. Voilà du moins la route par mer pour se rendre à Pékin à peu près libre du contrôle étranger, à condition toutefois, pour les navires en destination de Tien-tsin, de saluer, à l’entrée du golfe, les « pavillons amis » de la Russie à Port-Arthur ou de l’Angleterre à Wei-haï-Wei. Cette dernière position stratégique, occupée par la Grande-Bretagne, se détache en pointe sur la province de Chantoung, où les Allemands se sont affermis en prenant possession, il y a quelques mois, de Kiao-Tchéou. Ils proclament aujourd’hui que l’influence germanique doit être prépondérante sur cette côte en réservant à son industrie tous les moyens de pénétration vers l’intérieur, sans d’ailleurs en définir les limites.

Au Sud du Chantoung, s’étale la vallée du Yang-tsé, et la Grande-Bretagne assure que ce fameux Fleuve Bleu doit être sa sphère d’action. La part est belle, à coup sûr, car nulle contrée de la Chine ne semble plus fertile ni plus peuplée ; ce serait Han-Kow, Nankin, Shang-Haï et sans doute toute la côte, depuis les confins du Chantoung, au Nord, jusque vers la latitude de l’île de Formose, définitivement acquise aux Japonais. Ceux-ci revendiquent la côte faisant face à leur île, tandis que les Français se sont attribué les provinces qui, de là, s’étendent jusqu’au Tonkin. On sait que Hong-Kong, avec son territoire agrandi, et Macao, possession portugaise, ferment l’entrée du golfe de Canton, port ouvert au commerce européen. Voilà la côte, toute la côte, dévolue aux plus pressés ; voyons l’hinterland. L’Empire britannique s’y est assuré certains avantages, puisque déjà un plan de voies ferrées ou navigables relie les Indes anglaises à Shang-Haï. La Russie, nous l’avons vu, ne s’est pas non plus oubliée dans le Nord. De Pékin àlIan-Kow, sur le Yang-tsé, un chemin de fer concédé aux Belges se construit en ce moment, à l’aide de capitaux fournis par un syndicat franco-belge, et un groupe anglo-italien se réserve d’exploiter les régions situées à l’Ouest de cette ligne. Enfin, de Han-Kow à Canton, un syndicat américain projette de compléter ce réseau de 3 000 kilomètres qui sera le Paris-Lyon-Méditerranée de la Chine.

Est-ce tout ? Non : il y a l’Italie qui, pour s’assurer un territoire, presse la Chine ; il y a l’Autriche ; il y a les États-Unis et d’autres encore. Dans cette débauche d’appétits ouverts, qui donc a fait vœu de désintéressement ?

Il suffirait d’un incident pour que ces prises de possession, hypothétiques ou réelles, trouvassent d’un jour à l’autre l’occasion de s’affirmer. A plus forte raison en serait-il ainsi dans le cas d’une catastrophe ; par exemple, s’il survenait une révolution intérieure en Chine. Le fait est vraisemblable, car la dynastie actuellement régnante n’appartient pas à la Chine et se voit en butte à bien des suspicions de la part des vrais Chinois, tandis que des rivalités de famille la battent sourdement en brèche. Nous avons appris par des événemens récens qu’elle est entre des mains débiles ; sa légitimité même est contestable, et une intrigue de palais peut l’ébranler jusque dans sa base. Une autre éventualité est à prévoir, en dépit des bonnes intentions du gouvernement impérial : quelque massacre de missionnaires pratiqué dans des proportions telles que plusieurs nations à la fois se verraient dans le cas de demander une éclatante réparation. La chose est possible, probable même, car les missionnaires, depuis bien des mois, constatent de toutes parts des symptômes inquiétans. Il est certain que la classe des mandarins et des lettrés, jadis toute-puissante en Chine, se sent aujourd’hui débordée par les idées nouvelles, et il serait si bon de se venger sur ces « diables étrangers ! » Les missionnaires ne semblent-ils pas les plus faciles à atteindre, disséminés comme ils le sont un peu partout dans l’Empire ? — Il y aurait un autre coup à redouter : des démonstrations hostiles contre les légations à Pékin, dans la capitale, au centre même de toutes les intrigues. Ce serait un appel aux armes pour toutes les nations, et quelle belle occasion de représailles exemplaires ! Mais je n’insiste pas, car cette solution, si dangereusement provoquée par la politique d’aventures qui se pratique en Extrême-Orient, ne peut être du goût des diplomates imparfaitement habitués à l’idée du martyre. Mieux vaut envisager la marche normale des événemens : elle est l’œuvre de tous les instans. Chaque jour, en effet, nous verrons l’Europe faire de plus en plus sa chose de ce littoral de la Chine et la civilisation s’avancer davantage à l’aide des chemins de fer. Nul doute pour moi que, dans peu d’années, la Chine n’en soit couverte ; et, si l’exploitation des richesses renfermées dans son sol subit encore des retards, c’est plutôt déjà le fait de la concurrence que le résultat de préjugés héréditaires.

Mais, avant que l’immense territoire soit pénétré des inventions modernes, que cette prodigieuse population se soit assimilé nos besoins ou s’en soit créé ; qu’une administration normale ait succédé au système abusif actuel ; que les traditions de religion, de secte, de famille se soient modifiées dans un sens favorable aux bienfaits dont nous voudrions combler nos frères jaunes, bien des années peuvent s’écouler encore ! Un siècle, est-ce trop ? Il y en a vingt que dure l’état actuel ! Néanmoins les perspectives immédiates sont déjà fort belles, et l’on peut promettre, dès aujourd’hui, à l’industrie de l’Occident un débouché de premier ordre. Rassurons-nous d’ailleurs sur les intérêts économiques de la vieille Europe en disant qu’il n’y a pas de « péril jaune. » Cet épouvantail, si souvent agité devant nous, n’est pas si redoutable, à le voir de près. Oui, sans doute, il y a dans ce pays une population singulièrement dense, vivant encore d’un salaire dérisoire, mais, en Chine, trois travailleurs valent à peine un travailleur européen et, là où pénètre l’industrie, les besoins augmentent, tandis que les salaires montent en proportion. Rien d’impossible assurément à ce que des fabriques indigènes s’installent en Chine et tentent la concurrence avec celles d’Europe, mais, d’ici longtemps, le feront-elles victorieusement ? On est en droit d’en douter, devant les résultats médiocres obtenus à Shanghaï et à Han-Kow.


III

Il me fallut six semaines pour mener à bonne fin les négociations dont j’étais chargé.

Une audience au Tsung-li-Yamen est dans les choses particulièrement pittoresques de la vie d’affaires à Pékin. Le collège des ministres vous fait prévenir quelques jours d’avance, par un beau message rouge où sont inscrits des caractères chinois, que la conférence est fixée à telle heure de telle lune, et l’on commande en conséquence les chaises à porteurs qui, sous peine de manquer à l’étiquette, doivent être vertes et portées chacune par quatre hommes. Des palefreniers à cheval précèdent et suivent l’enfilade de nos chaises ; l’un d’eux porte, dans un grand portefeuille, nos cartes de visite chinoises, longues de 25 centimètres, imprimées en gros caractères sur un papier rouge vif. Quelques centaines de mètres avant d’arriver, il s’élance au galop pour nous annoncer. On franchit la première porte du Tsung-li-Yamen, pour descendre des chaises, et enfiler une série de corridors brisés aboutissant à une salle assez grande, ouverte sur le jardin. Une vaste table à tapis rouge, entourée de fauteuils respectables, de forme d’ailleurs tout européenne, occupe le centre de la pièce ; aux murs de la salle, des inscriptions ou des images déroulées ; au plafond, des lanternes chinoises ; dans les coins, des vases de porcelaine médiocre à moitié enchâssés dans leurs écrins. « Chin-chin » des secrétaires qui nous saluent avec leurs mains jointes, échange de politesses avec Leurs Excellences, et, avant d’aborder les affaires, on pose les questions les plus inattendues. « Etes-vous riche ? » me demande-t-on. — « Combien vous paye-t-on ? » — « Quel âge avez-vous ? » C’est de politesse courante. Cependant je tâche d’entamer les choses sérieuses, ce qui est, à vrai dire, une infraction aux bienséances, car il est d’usage, dans une première entrevue, de n’aborder que des banalités ; mais, franchement, je suis pressé. La conversation se traîne, lente et pénible, chaque phrase exigeant de part et d’autre une pause pour que l’interprète puisse traduire. Entre temps, on fume une cigarette en dégustant une tasse de thé, tandis que les Chinois tirent de leur pipe, chaque fois rallumée, cinq ou six bouffées. Que l’on garde ou non son chapeau sur la tête, cela n’a pas d’importance ; c’est même, du côté chinois, plutôt une marque d’égards de converser la tête couverte. Et l’échange de vues va son train, tantôt avec des diversions voulues, tantôt avec des incompréhensions réelles ou feintes, des haussemens d’épaules ou des rires déplacés, qui tournent à l’agacement et font perdre patience à plus d’un diplomate européen.

L’échange des signatures que j’étais venu chercher eut lieu avec un certain décorum : nous étions en uniforme ; les Excellences chinoises et leurs secrétaires avaient revêtu de belles robes jaunes ; une collation nous fut offerte sur la table même où le traité venait d’être conclu. C’étaient des graines de pastèque, de petits pains de maïs, des friandises à base pharmaceutique qui n’avaient rien de bien tentant, mais si le vin de riz chaud tenait une place honorable dans les boissons offertes, le cosmopolite vin de Champagne ne fut pas oublié.

J’avais été trop occupé à Pékin pour songer à quitter la ville et faire l’excursion traditionnelle de la Grande Muraille ; en revanche, je consacrais bien volontiers mes loisirs, quand le temps le permettait, à parcourir la capitale du Céleste Empire. Ce n’était pas toujours chose agréable : tantôt la poussière rendait toute promenade un supplice, tantôt des pluies torrentielles changeaient en cloaques dangereux les rues et les places. La locomotion ne s’opère facilement qu’à cheval, car la charrette qui sert généralement de moyen de transport est franchement odieuse. Ce sont de lourdes machines à deux roues, non suspendues, attelées d’une mule. Les Chinois s’y tiennent accroupis, les Européens ont imaginé d’y établir une caisse inférieure où l’on peut loger ses jambes et ainsi se trouver assis. Le conducteur s’installe devant vous, en travers sur l’un des brancards ; à chaque instant, il saute à terre pour éviter une ornière trop profonde ou soulager sa bête. Les chocs sont tels, dans ces chariots couverts, qu’en quelques jours, j’eus complètement échancré les bords d’un chapeau de paille dure, qui frappaient à droite, puis à gauche, contre les montans de bois de cet instrument de supplice.

La chaise à porteurs est beaucoup moins secouante ; les dames s’en servent généralement, et les hommes seulement dans les visites officielles. Un spectacle original, le soir, après un dîner, est de voir s’aligner, dans le jardin, plusieurs chaises entourées de lanternes chinoises au chiffre de chaque légation, puis les palanquins s’en aller dans la nuit, précédés d’un homme à cheval, porteur, lui aussi, d’une énorme lanterne en papier. Ces promenades dans Pékin sont pleines d’intérêt, beaucoup plus par le spectacle de la rue que par la beauté des monumens, délabrés pour la plupart et d’un accès difficile : des temples, des tours de pagodes, avec leurs toits retroussés et superposés, puis toujours des murs ! Car, outre ceux de la ville chinoise et de la ville tatare, il y a, dans l’intérieur, la ville impériale avec plusieurs enceintes défendues par des fossés de grande importance. On aperçoit, dans l’intérieur, des kiosques en ruines et des toits aux tuiles jaunes d’un effet bizarre. La colline dite « Montagne de charbon, » parce qu’elle est faite de combustibles accumulés par un Empereur prévoyant, domine les jardins impériaux. Elle est maintenant couverte de végétation et surmontée d’un kiosque.

Ma promenade favorite était de parcourir, le soir, au coucher du soleil, les berges du canal qui relie Pékin au Peï-Ho. Nous allions là, après la chaleur du jour, chevauchant jusqu’au fameux pont de Pa-li-Kao, tout le long de l’eau, au milieu des roseaux, et regardant passer de nombreuses barques tirées à la cordelle que frètent les joyeux viveurs de Pékin. Ces Célestes bien soignés, à la tresse irréprochable, à la tunique bleu de ciel, accompagnaient des dames outrageusement fardées, dont les grandes coiffures à la mode tatare, chargées de fleurs éclatantes, donnaient à leur silhouette un certain air d’élégance et de fête. Très souvent, posté à l’avant de la barque, un poète, s’accompagnant d’un instrument à cordes, chantait des vers ou des improvisations que tous semblaient écouter attentivement.

De quelque côté que l’on sorte de Pékin, il faut généralement, pendant plusieurs kilomètres, longer ces murs énormes qui rappellent une cité biblique. On y croise des convois de chameaux, des marchands trottinant sur de petits ânes, des palanquins de voyage portés par deux mules, des enterremens aux draperies multicolores avec le cortège des parens larmoyans et tout de blanc habillés, en signe de deuil. Puis ce sont des chasseurs s’en allant le faucon au poing, comme dans les temps antiques, des archers s’exerçant à tirer au but, ou bien encore des soldats avec leurs fusils, pauvres armes sans crosse et sans chien, qui vraiment semblent un défi jeté au chemin de fer dont le sifflet se peut entendre à quelque distance.

Quand je quittai Pékin, au mois de juillet dernier, la sécurité y était encore parfaite. J’ai circulé dans toutes les rues sans essuyer une injure ou remarquer un regard malveillant. Depuis lors, d’après les journaux, la situation se serait bien modifiée, exigeant la présence de troupes étrangères pour protéger les légations. C’est bien possible ; mais le besoin de protection s’est accru sans doute de l’utilité d’un moyen d’intimidation mis immédiatement sous la main des agens diplomatiques, car l’effet utile que peut produire, dans la capitale du Céleste Empire, une poignée d’hommes déterminés et bien armés est à peu près sans limites.

Les drames sanglans dont, au dire de la presse, le palais impérial aurait été le théâtre, me semblent aussi singulièrement exagérés. L’Empereur est sans vigueur, et l’Impératrice régente, au contraire, est femme de tête et d’énergie. En cédant, lors de sa majorité, la place à son neveu, qui est en même temps son fils adoptif, elle ne conservait pas moins, comme chef de la famille impériale, des droits dont elle a jugé opportun de reprendre l’exercice. Qu’était-il arrivé ? Des conseillers de l’Empereur pesaient d’une façon imprudente sur son faible esprit pour l’orienter vers une politique effrénée de réformes et d’aventures ; alors, sa mère, restée légalement dépositaire de l’autorité dans la hiérarchie familiale, base essentielle de toute société en Chine, saisit les rênes du gouvernement pour sauver la dynastie compromise. Ainsi s’explique que, dans une audience récente, l’Impératrice occupât le trône tandis que l’Empereur était modestement assis à un rang inférieur. Au point de vue chinois, ce n’était pas à proprement parler une humiliation, mais une combinaison de famille qui ne devait pas contrarier l’âme chinoise de l’Empereur. En y regardant de plus près, peut-être trouverait-on, dans cet événement, le triomphe de telle politique européenne sur sa rivale ; peut-être aussi la faveur dont l’Impératrice n’a cessé de couvrir Li-Hung-Chang a-t-elle dû se tempérer devant les exigences de telle autre puissance ;… tout cela constitue le jeu habituel des intrigues de sérail, qu’il s’agisse d’Orient ou d’Extrême-Orient. Mais le fait primordial reste intact ; et rien, je crois, n’empêchera l’éclosion de l’ère nouvelle qui s’est ouverte : la Chine, dont la guerre sino-japonaise a dévoilé au monde l’incurable faiblesse, de gré ou de force, ne peut plus rester dans l’immobilité où elle était figée depuis des siècles. La locomotive a sifflé sur son sol, elle en fera très vite la conquête et, sur sa route, les mines s’ouvriront, les besoins nouveaux se feront sentir, l’industrie, le commerce, la finance s’implanteront de jour en jour davantage en ce terrain tout préparé pour les recevoir.

Dieu veuille seulement que les nations arrivent à s’entendre sur cette œuvre de civilisation et de progrès ! — Y parviendra-t-on par des moyens pacifiques ? J’en doute un peu. Qui sait cependant si de la conférence de désarmement proposée par l’Empereur de Russie ne sortira pas l’idée d’un autre congrès. On y définirait les prétentions de chacun dans le partage idéal ou réel de la Chine, de manière à établir certains principes généraux utiles à invoquer le jour où s’élèveront les querelles inévitables… Et surtout, il ne faudrait pas manquer d’inviter aussi la Chine à cet échange de vues, car, avec la philosophie qui la caractérise, œuvre sans doute d’une civilisation spéciale et compliquée, elle ne serait pas la dernière à accepter d’y prendre part.

Le 13 juillet, je quittais Pékin sous une averse diluvienne, laissant la ville dans une inexprimable confusion de ruisseaux débordés et de rues inondées. Des coolies louaient leur dos aux piétons pressés pour les passer d’une maison à l’autre, mes porteurs pataugeaient dans la vase, et mes bagages furent enlevés par un courant impétueux sur la charrette qui les transportait. Quelques jours plus tard, je débarquais à Nagazaki.


IV

Quand on arrive de Chine, le Japon est une vraie féerie ! De la verdure partout et, dans les rues, des gens polis, aimables ; de petites femmes trottinant sur leurs sabots élevés. Le long des maisons, qui n’ont pas l’air vrai, tant elles sont minuscules et proprettes, des enfans gentils à croquer ; des bonshommes japonais prenant des airs de gentleman qui ne leur vont pas ; des soldats guindés dans leurs uniformes européens ; et puis, des fils télégraphiques en abondance extraordinaire, des tramways, des locomotives : c’est un fouillis de choses nouvelles, de choses anciennes, de jolis petits riens, et de machines bruyantes, qui m’a singulièrement intéressé et dont j’ai subi le charme pendant les trois semaines que j’ai passées là.

Les femmes sont, à coup sûr, ce qui étonne le plus, car elles sont fourrées partout, et partout leur joli costume, leur coiffure soignée, leurs bonjours et leurs rires vous charment et vous amusent. C’est sous cette impression première qu’il faut relire les livres de Pierre Loti : Madame Chrysanthème est un portrait saisissant de la petite Japonaise telle qu’elle vous apparaît, corps et âme, tandis que, dans Japoneries d’automne, les descriptions de Tokio, de Nikko, de Kioto, vous font l’effet de photographies artistiques et littéraires.

Le trajet en bateau de Nagazaki à Kobé s’effectue par la mer intérieure, dont on aperçoit les côtes toujours pittoresques, passant parfois dans un étroit chenal, le plus souvent voguant au large, au milieu d’innombrables bateaux de pêche et sur une mer tranquille comme un lac. Puis, après Kobé, on entre dans le Pacifique et, longeant de loin la côte, on arrive à Yokohama. Tout à fait moderne, le quai où se présentent des hôtels, des clubs, des agences de paquebots. Le soir, un guide empressé m’emmena visiter le Yosivara, cet étrange faubourg où des milliers de femmes, assises sur leurs talons et fumant leur petite pipe, sont à l’étalage, derrière des barreaux disposés comme une grande cage, et sourient aux passans.

J’ai consacré une huitaine de jours à visiter Tokio et les environs. Je vois dans mon souvenir un kaléidoscope de temples superbes, de laques d’or, de laques rouges ou noires, de bronzes exquis, de tombeaux aux portes sculptées ou peintes, de maisons de thé aux jardinets invraisemblables de culture peignée, de parcs aux arbres gigantesques, d’armures de Daïmios et de Samuraïs, de sabres, de kakémonos, de bibelots étonnans, d’images, de fleurs, de broderies ou de cloisonnés. A Kamakura, j’admire le Bouddha en bronze, de dix-sept mètres de haut, je parcours des parterres de lotus en fleurs ; à Enoshina, je visite la grotte d’azur et les pagodes si pittoresquement étagées sur ce rocher à pèlerinages. Partout, dans ces lieux bien disposés pour la prière et pour le plaisir, se pressent des gens pleins de ferveur et d’entrain : à les regarder prier, ces dévots, tapant des mains pour appeler l’attention des dieux, se purifiant par des prosternations sans fin et par des offrandes, on se sent pénétré d’un religieux respect que la débauche affichée tout à l’entour, dans les maisons de thé, tempère bien vite d’un doux scepticisme.

A Tokio, j’ai été frappé de l’analogie qu’offre le Palais Impérial avec celui de Pékin : même importance, mêmes fossés respectables, mêmes murailles imposantes. Mais, au Japon, tout est bien conservé, entretenu, ratissé ; de beaux arbres étendent leurs branches au-dessus des murs ; on sent que ce peuple est encore à point, tandis que la Chine ne l’est plus.

Cependant la crise politique et financière que traverse en ce moment le Japon est pleine de périls. Après le prodigieux effort qu’ils ont fait pour passer en quelques années de la féodalité au régime parlementaire, de l’isolement dans le monde au rang d’une grande puissance, ils se trouvent aujourd’hui singulièrement affaiblis dans les organes de leur gouvernement et fatigués par une guerre qui pourtant fut victorieuse. N’importe, dans cinq ans, ils auront, au point de vue « machines, » la plus belle flotte du monde, et alors, assurent-ils, on « causera » avec les Russes, qu’ils détestent et prétendent battre un jour comme de simples Chinois. Au mois de juillet prochain, le Japon sera tout entier ouvert aux Européens, — car, maintenant, nous ne pénétrons dans l’intérieur qu’avec des passeports ; — en revanche, la juridiction consulaire sera abolie. Les commerçans européens maugréent contre cette innovation et n’attendent rien qui vaille de la justice japonaise. Ils se consoleront sans doute quand, libres désormais d’étendre leurs opérations, ils découvriront, pour les capitaux étrangers, plus d’un rôle important à jouer dans ce pays riche de ressources, mais qui n’a pas d’argent.

J’ai été passer huit jours près de Nikko, à Ciuzenghi, charmant site dans la montagne, au bord d’un grand lac ; c’est là qu’habitent, l’été, la plupart des diplomates. Ils s’installent dans des maisons japonaises aux parois mobiles, aux nattes d’une irréprochable blancheur, mais où nos tables et nos chaises font assez piteuse figure. Nikko est peut-être ce qu’il y a de plus beau au Japon. Ses temples, tout à fait remarquables, comme construction, comme conservation, comme couleurs or et rouge, tranchant sur une verdure d’admirables criptomerias vieux de trois cents ans, en font un point du monde à signaler. Et tout cela est très vivant ; les visiteurs, les pèlerins s’y succèdent en foule ; les prêtres y officient avec pompe ; on peut s’y croire en plein Japon japonisant, avec une couleur locale étonnante.

Mis en goût, j’ai voulu en voir davantage et je suis parti pour le Sud, par un chemin de fer dont le tracé est toujours intéressant, soit qu’il longe la mer au pied du volcan « Fuji, » soit qu’il traverse des rizières, des plantations de thé ou des montagnes. Je me suis arrêté à Nagoya, où un château féodal commande fièrement la plaine, donnant une haute idée de ce qu’étaient les seigneurs d’autrefois. Ville à bibelots, très japonaise encore malgré les fils électriques jetés au-dessus des rues et les amateurs demi-nus qui pédalent sur leurs bicyclettes ; dans mon hôtel, des servantes au minois chiffonné s’agenouillent pour nous servir et nous éventent en riant pendant les repas. Puis, c’est Kioto, ville très antique, très commerçante, avec des magasins de soieries pleins de jolies choses, des étalages d’estampes bien séduisantes, ou d’objets de collection si tentans qu’on voudrait les croire tous de premier ordre. D’innombrables pagodes de toute beauté renferment des peintures sur or et sur bois qui valent des van Dael ou des Hondekœter. Les palais impériaux anciens et modernes, les temples qui comptent dix siècles d’existence, ou qui renferment mille idoles, les sanctuaires suspendus au rocher et soutenus seulement par de formidables madriers sont enveloppés d’une vie intense, quand, le soir, dans les rues illuminées aux lanternes, les boutiques présentent leurs étalages multicolores à la foule pimpante et gaie. De là, promenades à travers des villages coquets jusqu’au lac Biwa, où l’on voit un sapin qui aurait deux mille ans d’existence ; il est soutenu par des béquilles, et le gouvernement, respectueux des souvenirs, lui consacrerait, dit-on, 800 yens d’engrais par an, soit 2 000 francs.

De Kioto, je reviens à Kobé pour prendre mes logemens sur l’Empress of China arrivant de Hong-Kong, et, en route pour l’Amérique. C’est la grande traversée jusqu’à Vancouver : 2 000 lieues à franchir en 13 fois 24 heures. Des Chinois en robes blanches nous servent à table, les passagers sont nombreux : Anglais, Allemands, Américains, Australiens, Japonais ; combien il est rare, de cet autre côté du globe, d’entendre sonner un mot français !

Les deux premiers jours, température délicieuse, puis le thermomètre s’abaisse peu à peu de 35 degrés jusqu’à 0. Nous naviguons, au milieu du brouillard, à quelques centaines de milles du Kamtchatka, tout près de la mer de Behring. L’événement du voyage est de franchir le 180e degré de longitude. Nous voilà juste aux antipodes : il faut doubler une journée pour se retrouver au courant des calculs de l’heure, et nous redoublons le jeudi. Cela fait une bien longue semaine, dans la monotonie d’une navigation à travers une mer déserte, que ces sept journées entre un dimanche et l’autre. Le 30 août, nous sommes en vue de la terre d’Amérique ; dans la soirée, on stoppe pour débarquer les voyageurs qui se rendent en Californie et, la nuit, nous remontons jusqu’à Vancouver. La ville est d’aspect tout neuf avec ses trottoirs en bois, ses maisons en planches, et quelques banques solidement construites qui drainent l’or ramassé pas bien loin, dans les plaines glacées du Klon-dyke ou de l’Alaska.

Le chemin de fer du Canadian Pacific nous transporte à travers les Montagnes-Rocheuses jusqu’au pied des glaciers, dont la blancheur est souillée par le charbon des locomotives. Mais, ici, nous rentrons dans le domaine ordinaire du touriste : la prairie parcourue dans son uniformité pendant de longues journées, puis la traversée des grands lacs pour aboutir aux chutes du Niagara. Tout cela c’est du Bædeker ! Voici New-York avec ses maisons prodigieuses à vingt étages, ses chemins de fer aériens, ses allures de grande capitale à peine adulte, et dont il est difficile d’entrevoir les merveilleuses destinées. Car, dans très peu d’années, ce port de New-York aura dépassé comme importance celui de Londres, et son colossal mouvement d’affaires semble destiner cette place à devenir le premier marché du monde. Ce serait même un fait accompli, s’il faut en croire un aimable Yankee, compagnon de voyage dans ma traversée de l’Atlantique. Lui et quelques-uns des siens, grisés par leurs faciles succès contre l’Espagne, s’abandonnent volontiers aux poussées d’un trop-plein de sève. Et, dans des rêves d’avenir, ils entrevoient déjà Londres, la grande rivale, réduite à être la capitale paisible d’un pays qui aurait jadis été puissant et serait devenu depuis lors quelque chose comme une grande Hollande. Le 23 septembre, je débarquais à Queenstown : c’est la vieille et chère Europe. Maintenant le voyage accompli se pare des couleurs d’un joli souvenir.


Cte CHARLES D’URSEL.