Une Mission en Birmanie 1873-1874

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Une Mission en Birmanie 1873-1874
UNE
MISSION EN BIRMANIE
— 1873—1874 —

Une ambassade birmane vient de quitter la France, et, bien qu’il n’y ait pas lieu d’attacher à la visite de ces ambassadeurs une importance exagérée, il peut être intéressant de rechercher ce qu’ils sont venus faire à Paris, d’autant plus que les questions de l’extrême Orient touchent de près les intérêts français. Pendant que nous nous débattons chez nous sans pouvoir nous entendre, et que nous semblons chercher à détruire le bon effet produit à l’étranger par nos premières tentatives de renaissance, le temps se passe, et les questions mûrissent. Les événemens dont le Tonkin vient d’être le théâtre en sont la preuve. Peut-être l’occasion eût-elle été belle pour étendre notre influence dans les mers de Chine et notre territoire au nord de la colonie de Saigon ; malheureusement notre situation financière d’une part, notre situation politique de l’autre, ne nous permettent guère de profiter des occasions favorables qui peuvent se présenter dans ces parages lointains. Il importe cependant de ne point perdre de vue ces pays, où la France semble appelée à jouer un rôle civilisateur, et, avant de parler de la mission qui a précédé la récente visite des envoyés du roi de Birmanie, il n’est point inutile d’expliquer brièvement l’origine de nos rapports avec ce souverain asiatique.


I.

En 1857, on vit arriver à Paris un certain M. Girodon, portant le nom et le titre plus sonores de général d’Orgoni, et se disant envoyé par sa majesté le roi de Birmanie auprès du gouvernement français. Ce dernier se conduisit sagement en ne reconnaissant pas comme ambassadeur cet aventurier. Le personnage en question avait su plaire au roi de Birmanie, et venait en effet avec une sorte de mission, celle de ramener des hommes capables de créer en Haute-Birmanie des établissemens sérieux, tels qu’ateliers de construction, manufactures d’armes, fonderies, etc. M. d’Orgoni ne créa rien en Birmanie ; il ruina les malheureuses familles qui eurent confiance dans ses promesses, et mourut misérable lui-même à Rangoon. Il s’était pourtant fait passer auprès du roi pour un personnage très influent, et avait promis de rapporter, outre sa petite colonie industrielle, un traité d’alliance avec la France. Nous savons comment il s’était acquitté de la première partie de cette mission ; quant à la seconde, on a vu que le gouvernement impérial avait refusé de lui reconnaître le titre d’ambassadeur. Revenir auprès du roi sans le traité tant désiré, c’était dur pour l’amour-propre de M. d’Orgoni. Il s’en tira assez habilement. La maison où il demeura lors de son retour à Rangoon vint à prendre feu ; il sauva tout ce qui lui appartenait, seule la valise qui était censée renfermer le traité devint la proie des flammes.

D’où vient que le roi de Birmanie rêvait et rêve encore l’alliance d’un peuple puissant ayant une réputation militaire ? C’est qu’à la suite de deux guerres malheureuses avec les Anglais, l’une en 1824-1826, l’autre en 1852-1853, le gouvernement birman se vit dépouillé de toutes ses côtes et de la riche province du Pégou. Il dut en outre subir un traité humiliant en vertu duquel le passage d’armes et de munitions de guerre était interdit à travers le territoire anglais, qui constitue avec le Pégou et Rangoon la clé de l’Irawady, la seule voie de communication de ces pays. Le traité impose encore un droit de 1 pour 100 ad valorem sur toutes les matières entrant en Haute-Birmanie. Le droit de visite que donne cette clause du traité rend toute fraude impossible en ce qui concernerait le passage d’armes ou de munitions. Il est inutile de rechercher ici les causes de ces deux guerres, on les retrouverait autant dans l’ambition du gouvernement de Calcutta que dans l’arrogance et la vanité de celui d’Ava[1]. Qu’il suffise de savoir qu’après la paix de 1826 le gouvernement de Calcutta s’annexa les districts d’Arakan et de Tenasserim, et qu’à la suite de la paix de 1853 il s’annexa le Pégou. Ces trois provinces réunies forment aujourd’hui le commissariat-général de la Birmanie anglaise, dont le chef-lieu est Rangoon ; il relève directement du vice-roi des Indes. Il est assez naturel que le roi de Birmanie regrette ses provinces perdues et cherche par un moyen quelconque à s’affranchir du traité humiliant qui lui lie aujourd’hui les mains. Ce souverain est trop sage et trop fin pour parler ouvertement dans ce sens à qui que ce soit, mais je crois que l’on peut, sans grand risque de se tromper, lire ces sentimens au fond de son cœur. Le moindre port de mer ferait bien son affaire.

Avant d’aller plus loin, examinons la situation géographique et commerciale de la Birmanie indépendante, dite aussi Haute-Birmanie. L’Indo-Chine peut se diviser naturellement en trois régions : la première correspondrait au bassin du golfe du Bengale, et comprend trois fleuves principaux dont le cours général a la direction nord-sud, et qui tous trois ont leurs embouchures assez rapprochées l’une (le l’autre ; ce sont l’Irawady, le Sittoung et le Salouen. La deuxième, qui correspond au bassin du golfe de Siam, comprend deux cours d’eau principaux dirigés aussi du nord au sud, le Meinani et le Mékong. La troisième région correspondrait au bassin de la mer de Chine et du golfe du Tonkin : dans cette partie, les cours d’eau ont une direction générale ouest-est ; au nord, on trouve le Sonkoï, rivière importante qui prend sa source dans la province chinoise du Yunnan. Ces trois régions naturelles correspondent à peu près aux trois régions politiques, qui, prises dans le même ordre, sont : la Birmanie, le royaume de Siam et l’empire d’Annam. Deux points seulement font exception au tableau que nous venons d’esquisser de l’Indo-Chine. C’est d’abord la partie méridionale de !a presqu’île de Malacca, dont les Anglais sont presque absolument maîtres aujourd’hui ; ce sont ensuite les embouchures du Mékong, qui, avec d’autres provinces et le petit royaume du Cambodge, forment la colonie française de Cochinchine.

L’empire d’Annam, dont le souverain réside à Hué, est lié avec nous par un traité qui, tout en lui laissant son indépendance, le contraint à certains égards vis-à-vis de notre pays, et, s’il manquait jamais à ses engagemens et que la France éprouvât le besoin d’une expansion coloniale, elle trouverait dans la vallée du Sonkoï et le long de la côte orientale de l’Indo-Chine un terrain pour ainsi dire préparé à la recevoir.

Le royaume de Siam a de tout temps été en lutte avec la Birmanie au sujet de la suzeraineté à exercer sur les contrées connues sous le nom général d’états schans. Aujourd’hui il semble que ces états jusqu’au 20e degré de latitude soient sujets de Siam, tandis qu’au nord de ce parallèle ils dépendraient de la Birmanie, et celle-ci serait ainsi limitrophe de la province du Tonkin, laquelle relève, nominalement au moins, de la cour de Hué.

Les frontières de la Birmanie au nord sont mal définies et peu connues ; mais elles ne dépassent pas le 28e degré de latitude. À l’est, la Birmanie est limitrophe de la province chinoise du Yunnan ainsi que du Tonkin ; du côté du nord-ouest, elle touche à la province anglaise de Chittagong ; au sud-ouest et au sud, elle est baignée par les eaux du golfe de Bengale. Toutefois il y a lieu de distinguer deux Birmanies : la Haute-Birmanie ou Birmanie proprement dite, qui constitue aujourd’hui le royaume indépendant dont le souverain réside à Mandalay, sur l’Irawady, et la Basse-Birmanie ou Birmanie anglaise, se composant de trois provinces : l’Arakan, le Pégou et le Tenasserim.

Depuis la frontière de l’extrême nord jusqu’à la Montagne-Bleue vers le nord-ouest, ainsi que sur toute la frontière de l’est, habitent, au milieu des montagnes privées de routes et couvertes de forêts de bois de teck, des peuplades fort peu civilisées et quelquefois très turbulentes. Dans le nord et le nord-ouest, ces peuplades portent le nom de Kakhyens ; dans tout l’est, ce sont des Shans, et dans le sud-est, près de la frontière anglaise, des Karenie. Les Kakhyens sont des tribus très remuantes ; pendant l’année 1872, celles des environs de Mogoung ont été particulièrement insubordonnées. Mogoung se trouve au nord-ouest de la ville de Bhamo, située sur l’Irawady, près de la frontière chinoise. C’est un lieu d’exil pour les réfugiés politiques et un foyer d’insurrection. On y trouve un fonds d’Assamites, anciens prisonniers faits en 1820 lors de la guerre entre le roi de Birmanie et les peuples de l’Assam, et que le gouvernement birman avait internés dans ce district. Mogoung est pourtant un point destiné à attirer l’attention à cause de la proximité des mines d’ambre, situées un peu plus au nord, mines qui étaient autrefois exploitées par le roi. Au commencement de 1872, ces Kakhyens attaquèrent une localité dans les environs de Mogoung et mirent à mort le résident birman ; le gouvernement central parvint néanmoins à rétablir l’ordre par le simple envoi sur les lieux d’une force de 500 hommes. Les mines d’ambre sont aujourd’hui entre les mains de Kakhyens insoumis qui les exploitent sur une très faible échelle et vont en vendre les produits dans les villages ou sur les bords de l’Irawady. Ces tribus se livrent volontiers au pillage des barques qui remontent l’Irawady au nord de Bhamo. La rivière passe par un défilé qui se trouve à peu près à mi-chemin entre Mogoung et Bhamo ; là les pillards s’embusquent dans les hautes herbes et attaquent les barques que les bateliers halent pour remonter le courant. Les barques qui descendent le fleuve et qui suivent le fil de l’eau sont à l’abri de leurs rapines.

Les Shans sont moins turbulens, leurs états sont divisés en une masse de petites tribus dont les chefs viennent une fois par an, à une époque déterminée, présenter leurs hommages au roi de Mandalay et faire ainsi acte de soumission. Les Shans s’adonnent à la culture plus que les Kakhyens ; il existe même chez eux un certain mouvement d’émigration vers la Birmanie anglaise, que les Anglais encouragent en autorisant le résident anglais en Haute-Birmanie à accorder vingt-cinq passages gratuits sur chaque bateau à vapeur postal descendant l’Irawady vers Rangoon. En effet, les bras font défaut au Pégou pour cultiver les terrains fertiles formés par le delta de l’Irawady. À Rangoon, une agence du gouvernement reçoit les émigrans, leur désigne des terrains et leur fait les avances nécessaires ; mais il est à observer que la plupart de ces Shans ne profitent pas de ces facilités, ils vont généralement d’eux-mêmes dans les villages où ils savent retrouver d’autres émigrans qui les ont précédés dans le pays, — Les Karenie ont fort peu de rapports avec le souverain de la Haute-Birmanie, dont ils ne relèvent que nominalement ; encore cette suzeraineté est-elle fort contestable. Ces régions sont parcourues par des missionnaires qui ne dépendent ni de l’évêque résidant à Mandalay, ni de celui établi à Rangoon ; c’est une mission spéciale composée de prêtres italiens.

Le pays des Shans et celui des Karenie ont été visités par un assez grand nombre d’explorateurs. Il suffit de rappeler les voyages entrepris en 1830, en 1834 et en 1857 par le docteur Richardson, ceux du major Mac Leod (1837), du major O’Riley (1855 et 1863), du capitaine Watson et du major Fedden (1864). En 1866, l’expédition française conduite par M. de Lagrée traversa aussi une partie du Laos birman. Aujourd’hui deux jeunes officiers français, les capitaines Fan et Moreau, dans un dessein purement scientifique, sont partis de Mandalay et explorent, en se dirigeant de l’ouest vers l’est, les pays birmans jusqu’à la frontière du Tonkin. Ils ne peuvent manquer de rapporter beaucoup de données intéressantes et compléteront les notions géographiques fournies par les nombreux voyageurs que nous venons de citer.

Disons maintenant quelques mots sur la situation commerciale de la Haute-Birmanie. Étant données d’une part cette ceinture de tribus sauvages qui entourent la Birmanie de l’ouest à l’est en passant par le nord, et de l’autre l’absence de bonnes routes dans l’intérieur du pays, on voit déjà que tout le mouvement commercial doit se faire par le sud et par la voie naturelle de l’Irawady, c’est-à-dire à travers les possessions anglaises. Toutefois certaines relations existent entre la Birmanie et la Chine par la route de Bhamo à Talifou. Il est en principe très naturel que les produits du sud-ouest de la Chine tendent à prendre la route de l’Irawady, plutôt que d’aller gagner le Yan-tsé-kiang pour déboucher à Shanghaï, d’où les produits, après cet énorme trajet, ont à doubler la presqu’île malaise pour se rendre en Europe. La chambre de commerce de Rangoon a déjà, il y a quatre ans, ouvert un crédit de 75,000 francs pour permettre des études dans ce sens ; mais jusqu’à ce jour aucun voyageur en dehors des naturels du pays n’est parvenu à se rendre de Chine en Birmanie ou de Birmanie en Chine. Le gouvernement des Indes se plaint amèrement des difficultés que lui créerait le gouvernement birman. Il peut en effet y avoir quelque chose de fondé dans ces récriminations. On conçoit que le gouvernement birman craigne de voir son indépendance diminuer par l’ingérence des étrangers et particulièrement des Anglais. Il est positif pourtant que le roi avait proposé à la mission française de la faire pénétrer en Chine par cette voie ; mais les difficultés du voyage, le manque de garanties au-delà de la frontière, des influences venues du gouvernement même de Yunnan ou d’ailleurs, bien d’autres raisons encore, firent avorter ce projet.

L’Irawady est navigable jusqu’à Bhamo, c’est-à-dire à 900 milles de son embouchure ; un bateau à vapeur par mois en moyenne se rend de Mandalay à cette ville frontière. Depuis des siècles, les caravanes chinoises font le trajet entre Bhamo et Talifou ; les guerres civiles seules interrompent leur marche de temps à autre. Talifou est au beau milieu de la partie riche du Yunnan et aux portes du Setchouen et du Kouei-tcheou. Les produits chinois qui se rendent de ces parages à Shanghaï par le Yan-tsé-kiang, outre le grand détour que nous avons signalé, ont en outre, si je ne me trompe, à payer un droit à l’entrée de chaque province, tandis que par Bhamo ils n’en ont à payer qu’à la Birmanie. M. Cooper, qui en 1869 tenta de pénétrer de Chine en Birmanie, a depuis habité longuement Bhamo pour y étudier sur place la question ; il est d’avis que par cette voie on gagnerait un tiers sur les produits du Yunnan. La partie difficile du trajet est de Bhamo à Momein. Cette dernière place est en communication avec le reste de l’empire chinois par des routes pavées, et n’est distante de Bhamo que de 200 ou 220 kilomètres. Le major Sladen, qui a visité ces pays en 1868, s’exprime de la façon suivante dans son rapport officiel : « Il résulte des dernières études et des derniers renseignemens que les populations qui habitent au-delà de la Birmanie indépendante sont favorables à l’ouverture de voies sérieuses de communication. En outre les mouvemens de terrain qui séparent la Birmanie de la Chine à hauteur de Bhamo ne sont pas de nature à opposer un obstacle sérieux à la construction d’un chemin de fer, de 130 milles de longueur, qui réunirait Bhamo à Momein. Ce chemin de fer entraînerait sur l’Irawady et sur Rangoon tout le commerce du sud-ouest de la Chine. En tout cas, il n’y a pas de temps à perdre pour exploiter cette route par caravanes régulières et s’assurer l’amitié des chefs des différentes tribus kakhyennes qui occupent cet intervalle… » Il ajoute que ces contrées offriraient un grand intérêt au point de vue de l’étude des langues, des mœurs, des races et de l’ethnologie en général. Il ne faut pas s’inquiéter outre mesure de l’insurrection musulmane au Yunnan. Les panthays ou mahométans de ces contrées paraissent aujourd’hui réduits, et, eussent-ils maintenu leur autorité, ils se seraient montrés favorables à l’ouverture de relations commerciales du côté de l’Irawady. À l’heure qu’il est, on peut prévoir pour Rangoon un très grand avenir, et il serait à souhaiter que les capitaux français arrivassent à temps pour avoir leur part dans les énormes bénéfices que le commerce est appelé à faire dans ces contrées.

La grande route commerciale de la Haute-Birmanie est donc le cours de l’Irawady, menant par bateaux à vapeur les produits de l’intérieur jusqu’à Rangoon, et réciproquement. Le mouvement d’exportation dans l’année commerciale 1872-1873 s’est chiffré par une somme de 29,776,800 francs, supérieure à la valeur des exportations de l’année précédente de 2,156,000 francs. Les principaux articles d’exportation sont les suivans : les objets classés sous le titre vague d’objets divers, qui figurent pour près de 12 millions, puis les cotons bruts, les huiles de sézame, les soieries, les sucres et mélasses, le cachou, les bois de teck et autres, les huiles de pétrole, les thés secs ou er. briques, les pièces de coton, les peaux, les objets en laque, les gommes laques, les graminées, les poneys, les blés, les pierres de jade, les pierres précieuses diverses, les métaux et le tabac. Le mouvement d’importation dans la même année a été de 33,302,300 francs, somme supérieure à celle de l’année précédente de 2,923,600 francs. Les articles d’importation sont les cotonnades, les articles divers, les soieries, les poissons secs et salés, les soies grèges, les riz, le sel, la noix de bétel, les laines, la quincaillerie et les fils de laine ou de coton. La douane anglaise à Thaiet-myo, c’est-à-dire à la frontière de la Haute-Birmanie sur l’Irawady, est un bon thermomètre du mouvement commercial qui existe sur ce fleuve entre la Haute et la Basse-Birmanie. Il suffira de dire que dans l’année commerciale 1872-1873 les droits perçus se sont élevés à 4,320,500 francs ; ils vont tous les ans en augmentant : dans l’année 1868-1869, ils n’étaient encore que de 525,000 francs. La valeur totale du commerce en Birmanie anglaise s’est élevée, dans l’année 1872-1873, à la somme de 330,500,000 francs, dépassant de 61 millions l’année précédente.


II.

Avant l’année 1872, la Birmanie n’avait encore de traité qu’avec l’Angleterre, traité qui pèse au gouvernement birman, bien que les Anglais y mettent toutes les formes possibles. Le gouvernement de Calcutta entretient depuis la dernière guerre un résident à Mandalay, capitale actuelle de l’empire birman, et ce résident a un délégué à Bhamo, qui se tient au courant des relations de commerce qui existent avec la Chine. Ce résident est généralement choisi parmi les officiers détachés aux affaires indigènes des Indes. Ce n’est pas se tromper que de dire que l’Angleterre ne rêve de ce côté aucune annexion ; seules, une politique carrément hostile aux Anglais ou des émeutes que l’on est en droit de prévoir à la mort du roi actuel, et qui entraveraient le commerce britannique, pourraient décider le gouvernement de Calcutta à intervenir en Haute-Birmanie.

En 1872, le roi de Birmanie envoya une ambassade qui devait se rendre en Italie, en France et en Angleterre, elle avait pour but de jeter les bases d’un traité de commerce avec les deux premières de ces nations et de toucher quelques questions politiques avec l’Angleterre. Depuis longtemps, le roi préparait l’envoi de cette ambassade, et à cet effet de jeunes Birmans avaient, depuis plusieurs années, été envoyés à Paris et à Londres pour y étudier les langues occidentales.

L’Angleterre accueillit l’ambassade avec égards et bienveillance, mais répondit que le vice-roi des Indes était le délégué du gouvernement britannique, et que c’était avec lui que les questions birmanes devaient être discutées. L’Italie conclut un traité de commerce ; le terrain avait été pour ainsi dire préparé de longue date par les anciens missionnaires italiens, remplacés depuis par des missionnaires français. Le père Abbona particulièrement, qui avait longtemps vécu en Birmanie, n’avait pas peu contribué à faire connaître sa patrie dans ces contrées. La France mit peu d’empressement à répondre aux propositions des ambassadeurs ; cependant M. de Rémusat finit par préparer un traité de commerce pur et simple, qui fut voté par l’assemblée, et dont les ratifications devaient être échangées à Mandalay par l’intermédiaire d’un envoyé français.

Pourquoi les Birmans tenaient-ils tant à un traité avec la France ? C’est qu’ils avaient entendu parler de ce pays et de son histoire, de son ancienne influence dans les Indes, de ses vertus militaires. Le bruit de nos désastres était bien arrivé à Mandalay, mais on ne s’y rendait pas bien compte de ce qu’étaient les Allemands, on n’avait jamais entendu parler d’eux dans l’histoire de ces contrées, et leur pavillon ne s’était guère, jusqu’à ces dernières années, montré dans ces mers lointaines. Enfin, en tenant compte de l’orgueil birman, il est permis de supposer que le roi de Birmanie se flattait de voir son alliance bienvenue comme pouvant être de quelque utilité dans le cas d’une nouvelle guerre avec nos ennemis. Certaines discussions qui eurent lieu à Mandalay lors de l’échange des ratifications permettent d’affirmer que cette illusion existait dans l’esprit du souverain.

Au commencement d’octobre 1873, la mission chargée de porter le traité à Mandalay et d’en obtenir les ratifications s’embarquait à Marseille, et se rendait d’abord à Calcutta. Il était sage en effet d’avoir avec le vice-roi des Indes une entrevue pour lui donner l’assurance que l’on n’allait en Birmanie soulever aucune question politique. La mission était chargée de présens de grande valeur pour le roi des Birmans : c’étaient deux grands vases de Sèvres, une tapisserie des Gobelins, plusieurs armes à feu de luxe, une pendule, des objets de parfumerie, et surtout des poupées mécaniques et des jouets tous plus ingénieux les uns que les autres. Le vice-roi n’était pas à Calcutta ; il était à Agra, dans le haut de la vallée du Gange. La mission s’y rendit sur son invitation et reçut l’accueil le plus aimable. Elle profita de son séjour dans ces parages et des facilités qui lui furent offertes pour visiter Delhi et Bénarès, puis s’embarqua pour Rangoon, chef-lieu de la Birmanie anglaise.

Le commissaire-général reçut très hospitalièrement les envoyés français, tout en étant peut-être un peu inquiet sur le véritable but de leur mission. Devant les assurances qu’on lui donna, il put abandonner toute préoccupation, et le 20 décembre la mission française s’embarquait pour remonter l’Irawady jusqu’à Mandalay. Le roi avait frété à cet effet un des bateaux de la compagnie anglaise, qui fait un service régulier et postal sur ce fleuve.

Le 23, le vapeur franchissait la frontière qui sépare la Birmanie anglaise de la Birmanie indépendante et mouillait à Meubla, premier poste de Haute-Birmanie, situé sur la rive droite du fleuve. À Rangoon, la mission avait rencontré, venant au-devant d’elle pour l’accompagner jusqu’à Mandalay, Mgr Bourdon, évêque de la Haute-Birmanie, homme agréable, instruit, et très digne représentant de l’église catholique dans ces contrées, puis un envoyé du roi dont le rang pourrait être comparé à celui de secrétaire d’ambassade. Ce personnage se distinguait par sa nature joviale et par un appétit formidable. Il avait fait partie de l’ambassade qui avait préparé le traité à Paris ; nous avions pour lui la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Son nom est Meng-la-zêya-thou-tsa-rai-dan-guy, ce qu’on peut traduire par : « noble seigneur investi de la haute dignité d’écrire des lettres. »

À Meuhla, un premier spectacle ayant véritablement un cachet asiatique nous attendait. Un jeune homme du nom de Pangyet Wondonk y avait été envoyé au-devant de nous par ordre de son souverain. Nous le vîmes descendre la berge d’un pas calme et majestueux, abrité des rayons du soleil par une ombrelle dorée que portait un de ses nombreux suivans. Il était un de ceux qui avaient passé plusieurs années en France ; il avait également fait partie de l’ambassade venue à Paris et devait être, comme son compagnon, décoré de la Légion d’honneur. Contrairement à ce qui arrive trop souvent, ce jeune Birman avait su démêler en France la bonne éducation de la mauvaise ; il en était revenu avec une certaine instruction, le goût des études et un grand désir de voir son pays entrer dans la voie qui procurait aux nations européennes le travail, le bien-être et les richesses qu’il y avait rencontrés. Ce jeune homme nous accompagna jusqu’à Mandalay, où il devait rester attaché à la mission en qualité d’interprète et d’intermédiaire entre la cour et nous.

Le soir, une représentation théâtrale et un ballet furent offerts aux membres de la mission. L’effet produit par les danses birmanes et le jeu des acteurs est étrange ; mais ce genre de plaisir devait se renouveler à peu près tous les soirs pendant les deux mois et demi que la mission française séjourna en Birmanie, et l’on conçoit que, l’intérêt de la nouveauté ayant disparu, il n’en reste guère d’autre. Sans comprendre la langue, on finit par saisir l’intrigue. C’est généralement un prince fort amoureux d’une princesse, mais qui, avant d’obtenir sa main, doit triompher d’un certain nombre d’ennemis plus ou moins redoutables. Toutefois quelques-unes de ces représentations sont bien autrement crues ; l’intrigue se passe alors dans la chambre même d’un mari trop aveugle, et Dieu sait jusqu’à quel point il faut qu’il le soit pour ne pas s’apercevoir des scènes, impossibles à dire, qui se passent près de lui et sur lesquelles les rires du public devraient bien attirer son attention. Nous pourrions en dire autant des danses ; à côté de véritables ballets, on voit des danses d’un caractère plus que licencieux. Ces représentations portent le nom général de po’è. La mission en fut rassasiée pendant son séjour dans les états du roi de Birmanie. Parmi les actrices et les danseuses se trouvent des célébrités, et certes Mlle Jendomali et Nengié se croiraient supérieures à nos chefs d’emploi. L’orchestre vaudrait bien la peine d’être décrit, mais les instrumens et le genre d’harmonie qu’ils produisent sont tellement différens des notions que nous pouvons avoir sur la musique que la tâche serait trop difficile.

Puisque nous en sommes aux représentations théâtrales, pour n’y plus revenir, disons tout de suite que les Birmans ont un autre genre de spectacle. Sur une scène élevée à un mètre de terre environ, et n’ayant que 50 centimètres de profondeur sur environ 20 mètres de longueur, ils font manœuvrer de la façon la plus habile des marionnettes qui ont environ 30 centimètres de haut, et cela à l’aide de ficelles sortant par le haut de la scène et que l’on voit à peine. Un fil différent correspond à chaque articulation de chaque marionnette, chacune d’elles a peut-être dix fils correspondant aux dix doigts d’un homme placé derrière la toile. La représentation commence, et on jurerait que ce sont ces petits personnages qui parlent, tant leurs mouvemens sont naturels ; les pieds, les jambes, les bras, la tête, le corps, tout cela se meut facilement et naturellement. Ils s’assoient, se couchent, marchent, s’animent, à faire rêver le Guignol des Champs-Elysées.

De Meuhla, le vapeur était reparti le lendemain matin, s’arrêtant aux principales stations sur la rivière, où chaque fois nous trouvions le gouverneur du district, nous attendant et nous souhaitant la bienvenue.

L’une de ces stations, située sur la rive gauche, porte le nom de Yenangyoung ; c’est près de là que sont les mines ou puits de pétrole. Les envoyés français trouvèrent sur le bord de la rivière bon nombre de poneys pour les porter sur le terrain de l’exploitation. La selle est une sorte de coussin double dont chaque moitié repose sur les reins de l’animal de chaque côté de l’épine dorsale, les reins seuls sont couverts, les flancs sont à nu ; de chaque côté de ce rudiment de selle, recouvert en drap rouge ou vert, pendent deux petites cordes portant chacune un petit anneau en guise d’étrier. Malheureusement ce genre d’étrivières n’est pas susceptible de s’allonger ; à quoi d’ailleurs serviraient ces étriers dans lesquels un pied d’enfant pourrait à peine entrer ? Nous dûmes prendre notre parti et les laisser battre contre nos mollets sans songer à nous en servir. Quant aux naturels du pays, vêtus d’une veste blanche en coton très léger, et d’une pièce d’étoffe retroussée à la façon d’un caleçon de bain, ils se tenaient à cheval, les genoux à hauteur du dos de l’animal, et l’orteil seul passé dans l’étrier.

À une distance de 5 kilomètres environ de notre point de départ se trouvent les puits, dans un pays dénudé et triste. Ils étaient au nombre de cent environ, il y a vingt ans, lorsque le colonel Yule se rendit à la cour d’Ava ; on en compte aujourd’hui trois cents. La profondeur varie de 30 à 90 mètres. L’air que l’on respire au fond de ces puits est naturellement malsain et souvent fatal aux travailleurs. On attache le mineur à l’aide d’un câble que l’on déroule ensuite autour d’une sorte de poulie. L’homme descend ainsi avec le vase à remplir et les instrumens nécessaires à cet effet. À côté du grand câble se déroule en même temps une corde plus fine ; quand le mineur sent que la respiration va lui manquer, il en donne le signal en tirant la petite corde. Aussitôt ses compagnons le hissent ; on le voit bientôt apparaître livide et dégouttant de sueur ; on le couche à l’ombre, où il reprend ses sens. Pendant tout ce temps, un autre mineur est descendu et continue à remplir le vase laissé dans le fond du puits par son prédécesseur. Cette manière d’opérer est élémentaire. Il est difficile d’obtenir des renseignemens exacts sur ce que produisent ces puits ; ce que l’on peut constater, c’est l’exportation du pétrole de Haute en Basse-Birmanie, exportation notée à la douane anglaise. Or en 1872-73, il est passé, à la maison de douane de Thaiet-myo, 3,429,205 kilogrammes de pétrole, représentant une valeur de 1,182,870 francs.

Le gouverneur de Yenangyoung était venu au-devant de nous : c’est un vieillard de plus de quatre-vingts ans ; il était en compagnie d’une assez jolie femme de vingt ans environ, avec laquelle, nous a-t-on dit, il s’était marié depuis quelques jours seulement.

Le 26, vers midi, nous arrivions à Sagain, ancienne ville abandonnée et qui n’est plus qu’un village, située sur la rive droite, en face à peu près de l’ancien emplacement d’Ava. Les barques de combat étaient là nous attendant pour nous escorter jusqu’à Mandalay. Ces barques, dorées de tous les côtés, portent de 30 à 50 rameurs ; on distinguait parmi les plus belles celle du roi et celle de la reine ; bien entendu, ces augustes personnages ne s’y trouvaient pas. Il fut convenu qu’on passerait la journée entière à Sagain pour donner le temps à Mandalay de faire les préparatifs pour l’entrée solennelle du lendemain.

Vers huit heures du matin, le 27 décembre 1873, le bateau mouillait devant Mandalay. La ville ne se voit pas de la rivière, elle en est environ à 2 kilomètres, les berges sont un peu élevées et couvertes d’arbres, du moins en est-il ainsi à l’endroit où s’arrêta le vapeur. L’exactitude n’étant pas une vertu caractéristique des Orientaux en général et des Birmans en particulier, rien n’était encore disposé pour le débarquement. Peu à peu on vit pourtant arriver un certain nombre d’hommes étrangement affublés, que nous reconnûmes toutefois pour être des soldats au vieux fusil qu’ils portaient entre les bras. Cette arme semblait les embarrasser beaucoup ; les alignemens, le pas cadencé, le maniement d’armes, étaient autant de choses dont ils n’avaient jamais entendu parler : aussi profitaient-ils du moindre temps d’arrêt pour s’agenouiller à terre et s’asseoir sur leurs talons à la façon du pays. Ces braves militaires étaient jambes et pieds nus, portant cette espèce de caleçon de bain qui n’a rien de l’uniforme, chacun en possédant un d’une couleur différente. Le haut du corps était recouvert de vieilles vestes anglaises réformées et complètement en loques, enfin sur la tête un melon en cuivre doré, portant sur le devant un petit miroir, généralement cassé. Ce miroir est là pour réfléchir les rayons du soleil et donner à cette armée l’aspect le plus brillant.

Cependant les éléphans destinés à nous transporter n’arrivaient pas, et en les attendant on devisait de la bonne tenue des troupes, de l’habitude qu’avaient les hommes de se tatouer depuis la ceinture jusqu’aux genoux, du singulier costume des femmes, dont la jupe fendue depuis la hanche jusqu’aux pieds, d’un côté seulement, laissait en marchant voir la jambe entière, etc. À ce propos, nos compagnons de voyage nous racontèrent une légende assez bizarre. Les Birmans n’ont presque pas de barbe, et ils s’attachent à arracher le peu dont la nature les a gratifiés, ils laissent croître tous leurs cheveux, qui, entre parenthèses, sont fort beaux et d’un noir d’ébène, ils les nouent en chignon sur le haut de la tête. Dans cet accoutrement, ils ne laissent pas d’avoir un certain aspect féminin. Or il y eut dans les temps reculés une époque où les habitans s’y trompaient parfois. Un sage monarque, voyant la population de son empire décroître, décréta que tout homme serait tatoué et que toute femme porterait le costume engageant dont nous avons parlé.

Mais voici les éléphans arrivés, la mission, escortée par les troupes, défile pendant une heure et demie à travers champs d’abord, puis à travers les rues de la ville extérieure, se rendant à la résidence que le souverain avait fait bâtir pour la recevoir. L’éléphant qui marchait en tête portait la lettre écrite au roi par le président de la république française.

La ville de Mandalay se compose d’abord d’une petite ville centrale carrée, pouvant avoir 800 mètres environ de côté, ensuite de la « ville intérieure, » vaste carré d’environ 1,800 mètres de côté, enfin de la a ville extérieure, » qui s’étend dans tous les sens. La ville centrale, c’est à proprement parler le palais. Sur chaque face il y a une porte ; celle du nord et celle du sud sont les portes vulgaires, celles des habitués du palais ou des ouvriers employés à l’intérieur ; la porte de l’ouest est toujours fermée et ne s’ouvre que pour donner passage à quelque reine se rendant à la promenade ; celle de l’est est la porte d’honneur par laquelle entrent les personnes qui ont obtenu une audience du souverain ou qui ont à s’entretenir avec les ministres. Dans cette petite ville centrale se trouvent la résidence du souverain et celle de ses 300 femmes, les jardins du roi, la salle de conseil des ministres, la résidence du chef de la religion, la haute cour de justice, l’habitation de l’éléphant soi-disant blanc, l’hôtel de la monnaie, l’arsenal secret. Tandis que le palais n’est entouré que d’une haute palissade en bois de teck, la « ville intérieure » est bordée d’un grand mur, sur le haut duquel circulent des patrouilles, et tout à l’entour est un canal plein d’eau qui peut avoir 30 mètres de large. Les rues sont toutes à angle droit, ressemblant à nos boulevards, sauf toutefois sous le rapport de l’entretien, et les chars à bœufs, seuls véhicules du pays, doivent présenter des garanties de solidité toutes spéciales pour résister aux cahots qu’ils éprouvent. Les maisons sont en bois de teck et en jonc tressé ; on en voit quelques-unes en maçonnerie, mais c’est l’exception. Sauf dans les quartiers un peu élevés, les maisons sont sur pilotis à cause des inondations périodiques ; l’eau circule ainsi sous le plancher, et on sort de chez soi en barque pendant deux mois de l’année. Il y a enfin la ville extérieure, où l’on distingue le quartier des Chinois, celui des Persans, etc.

La résidence construite pour la mission française était dans cette troisième enceinte, mais très près du canal. Elle consistait en une maison sans étages, bâtie sur pilotis, confortablement distribuée, au milieu d’un vaste enclos d’environ 60 mètres de côté. Les cuisines, les écuries et le logement des officiers birmans attachés au service de la mission constituaient trois autres maisonnettes. Cet enclos avait deux portes, et à chacune d’elles était affecté un corps de garde ; le rôle de ce dernier ne consistait pas à rendre des honneurs ou à nous préserver des voleurs. Des honneurs, ces excellens soldats ne sauraient par quel bout prendre leurs fusils pour les rendre ; quant aux voleurs, nous avons plusieurs fois été victimes de leur industrie, mais la garde ne nous a été d’aucun secours dans ces occasions. Nous pensons qu’elle n’était là que pour épier nos moindres gestes et les rapporter au palais. En effet, pendant près de trois mois de séjour à Mandalay il a été impossible à un membre quelconque de la mission de sortir de la maison sans être suivi par l’un des gardes.

La maison avait été parfaitement montée, avec des attentions délicates ; le maître d’hôtel et le cuisinier étaient tous deux Français, et, si la cuisine laissait à désirer, c’était plutôt à cause de la matière première que par la faute de l’artisan. En effet, en Birmanie il n’y a pas de moutons, et il est expressément défendu d’abattre un bœuf. Un jour, fatigués de la chèvre et du riz, nous décidâmes la mort d’un veau. L’exécution eut lieu la nuit, clandestinement ; eh bien ! croirait-on que la garde qui veillait aux portes de notre palais entendit les plaintes de la victime ? La viande fut saisie, et il fallut presque échanger des notes diplomatiques au sujet de la mort de ce jeune quadrupède, lequel renfermait peut-être l’âme de quelque personnage illustre qui n’avait pas fini la série de ses épreuves ici-bas. Il est cependant permis de manger de la volaille, de la chèvre et du gibier ; il faut croire que les âmes qui passent dans le corps de ces animaux sont celles de personnages bien peu intéressans. Toutefois pour la chasse faut-il encore aller à une certaine distance de la capitale et éviter que le roi n’entende les coups de feu. Dans les écuries de la mission se trouvaient une dizaine de poneys à la disposition des envoyés français. Nous avions eu occasion de remarquer combien ces petits chevaux étaient bons, mais nous étions frappés de la maigreur et du mauvais état de ceux de la résidence, bien qu’on nous eût dit qu’ils sortaient des écuries royales. Nous en eûmes bientôt l’explication, et le régime financier et administratif du gouvernement birman nous apparut dans toute sa simplicité. Le roi se dit que, s’il dépensait chaque jour la somme raisonnablement nécessaire à l’entretien de ses chevaux, le ministre des écuries retiendrait pour lui-même la moitié de cette somme ; il pense donc mieux faire en ne déboursant que la moitié de la somme nécessaire ; mais de son côté le ministre des écuries, à qui le roi joue ainsi un très vilain tour, se rattrape sur la deuxième moitié, et l’on devine ce qui reste aux chevaux pour manger.


III.

C’est dans cet établissement que la mission eut à passer deux mois et demi, tandis que son but véritable n’aurait dû exiger que quelques jours de présence. Les environs de Mandalay sont plats et couverts de rizières ; on y rencontre beaucoup de bécassines. Le long du fleuve, on peut chasser le canard, et dans les nombreux étangs qui entourent la ville on rencontre du gibier d’eau de toute nature. À quelques lieues vers l’est ou vers l’ouest commencent les montagnes, et, lorsqu’on s’en approche, la nature change d’aspect ; il faut avoir vu ces plantations d’aréguiers pour s’en faire une idée. Cet arbre, sorte de palmier haut et mince, se plante en quinconce, chaque pied n’étant pas à plus de 1m, 50 de ceux qui l’environnent. Lorsqu’un Birman ne fume pas un de ces longs et mauvais cigares de son pays, il mâche du bétel, il n’interrompt l’un ou l’autre de ces exercices que pour manger ou pour dormir. Avant chaque repas, il se rince la bouche afin d’enlever tout ce jus noirâtre et hideux que produit la mastication du mélange composé d’une feuille de bétel, d’un peu de chaux vive et d’une noix de l’aréguier. Tout Birman convenable est suivi d’un serviteur portant l’ombrelle ; parmi les nombreux autres suivans se trouvent celui qui porte la boîte à mâcher le bétel, puis celui qui est chargé des cigares, un autre porte l’eau, la coupe pour boire ou pour se laver la bouche, etc.

Il n’est pas exagéré de dire que la Birmanie, à l’exception pourtant des vallées les plus habitées et les mieux cultivées, est remplie de tigres, d’éléphans sauvages, de cerfs et de toute sorte d’animaux dont la chasse aurait été pour plusieurs d’entre nous un bien grand divertissement. Malheureusement l’état de santé de quelques-uns des membres de la mission et des considérations d’un autre ordre s’opposèrent toujours à la mise à exécution d’une de ces parties.

À ce propos, je ne puis résister au plaisir de décrire un spectacle auquel j’ai plusieurs fois assisté ; je veux parler de la capture d’un éléphant sauvage dont on veut faire un animal domestique. Quelque invraisemblable que paraisse la chose, j’affirme ne rien exagérer de ce que j’ai vu. Les éléphans domestiques ne se reproduisent pas d’une façon assez régulière pour faire face à tous les besoins : aussi est-on obligé tous les ans de chercher à s’emparer d’un certain nombre d’éléphans sauvages habitant les grandes forêts de bois de teck. On doit porter son choix sur les éléphans jeunes encore ; en effet ceux qui sont dans la force de l’âge ont quelque peine à passer d’un régime à l’autre, et meurent généralement dès le début du dressage. Le roi, qui est, pour ainsi dire, maître de tout ce qui existe dans son royaume et se considère par suite comme le propriétaire des éléphans qui vivent à l’état sauvage, possède des troupeaux de femelles qui vivent au sein des forêts dans la plus grande indépendance ; mais à une certaine époque de l’année elles sont recherchées par les mâles sauvages. Dès que l’une de ces femelles a fait la rencontre de l’un de ces éléphans, elle l’entraîne à sa suite et va racoler ses compagnes. Le mâle n’y voit pas malice, et s’estime fort heureux de la nouvelle connaissance qu’il a faite ; il se complaît au milieu de ce troupeau de dix à douze femelles, qui du reste ont pour lui les attentions les plus délicates. Ces femelles, bien qu’indépendantes et non soumises à la volonté d’un comac, n’en ont pas moins un certain sentiment d’obéissance à l’homme. Ainsi dans la forêt vivent un certain nombre de cornacs montés sur des éléphans privés, choisis parmi ceux que rien n’effraie, et que la nature a dotés de vigoureuses défenses. Dès que ces conducteurs d’éléphans ont vu le troupeau de femelles réunies autour d’un mâle sauvage, ils impriment à ce troupeau une marche lente et régulière vers la capitale ; ils se laissent peu voir afin de ne pas attirer l’attention du sauvage, qui pourrait encore échapper, mais les femelles comprennent à demi-mot. Après un nombre de jours qui varie suivant la distance de la forêt à la ville, voici le troupeau arrivé à quelques kilomètres de Mandalay. Le sauvage commence bien à s’apercevoir de l’étrangeté du spectacle, il n’est plus dans la forêt, il voit des éléphans montés par des hommes à une certaine distance du troupeau, il remarque les gens travaillant dans les champs ou passant sur les chemins : aussi se tient-il au milieu de ses compagnes, aveuglément confiant dans leur affection et dans leurs bons procédés.

La prise de l’éléphant sauvage est fixée au lendemain, le public en est informé, et la foule se transporte au jour prescrit à l’arène disposée à cet effet. Nous n’entreprendrons pas la description détaillée de ce cirque, toutefois il est indispensable d’en dire quelques mots. L’arène proprement dite est limitée par une sorte de palissade en troncs de bois de teck solidement fichés en terre ; cette palissade est séparée de l’emplacement qu’occupent les spectateurs par un couloir d’une largeur de 3 mètres environ, et elle n’est pas continue, les troncs de bois qui la forment laissent entre eux un espace d’environ 1 mètre. On voit déjà qu’un homme poursuivi dans l’arène par un éléphant peut se précipiter dans le couloir sans que l’animal puisse l’y suivre. Cette arène a deux portes, l’une d’entrée, l’autre de sortie, comme la plupart des arènes, me dira-t-on, — avec cette différence toutefois que la porte de sortie est double, et chacune des sorties est à environ 5 mètres de l’autre. Ces portes ne sont pas ce que nous pourrions supposer au premier abord. Le passage est fermé par deux troncs de bois de teck mobiles, pouvant glisser dans une rainure pratiquée en terre et susceptibles de pivoter autour d’une cheville qui les traverse dans le haut. Quand la porte est censée ouverte, les deux troncs qui la composent forment une sorte de triangle dont la base serait la rainure ; au contraire, si on la suppose fermée, les deux troncs sont parallèles. On maintient les troncs écartés dans le bas ou la porte ouverte à l’aide de cordes qu’il suffit de couper pour que les troncs se rapprochent, c’est-à-dire pour que la porte se referme. L’intervalle compris entre les deux portes fermées constitue une grande cage à claire-voie dans laquelle il s’agira d’emprisonner l’éléphant sauvage. Le cirque est disposé de telle sorte que les spectateurs peuvent voir aussi bien ce qui se passe au dehors qu’au dedans.

L’heure des émotions est enfin venue ; la porte d’entrée du cirque est ouverte, on voit au dehors le troupeau de femelles qui s’avance vers cette porte, maintenant au milieu d’elles le sauvage, qui se trouve heureusement être un éléphant dans la force de l’âge ; la prise en sera d’autant plus difficile. Étonné de ce cirque rempli de monde ainsi que de la foule qui, n’ayant pas trouvé de place, se tient à une distance respectueuse à l’entour du troupeau, le sauvage ne quitte pas ses bonnes amies. Celles-ci, arrivées près de la porte, entourent, poussent, pressent leur victime de façon à l’obliger à la franchir. Le sauvage résiste, leur échappe, puis leur revient immédiatement, ne pouvant pas admettre qu’il soit trompé par elles. Enfin, exaspéré par les hurlemens du public, il prend sa course ; mais il a compté sans les vieux éléphans de combat dont nous avons déjà parlé. Ceux-ci le chargent en tête et l’obligent à retourner au milieu de ses compagnes. Ces alternatives durent au moins deux heures ; enfin la porte est franchie et refermée aussitôt. Dans l’arène commence un exercice semblable à celui des combats de taureaux en Espagne, et on comprend maintenant l’utilité du couloir réservé. L’éléphant agacé, irrité, poursuit les picadors, se précipite furieux contre la palissade, en un mot épuise ses forces. On ouvre alors la porte intérieure de la sortie, et, afin de l’engager à entrer dans cette souricière, on a eu soin d’y faire passer une femelle, que l’on maintient en dehors de la porte de sortie ; mais l’éléphant est devenu soupçonneux, et il reste au milieu du cirque, indifférent aux agaceries des jouteurs ainsi qu’à celles de sa compagne sans vergogne. Le voyant ainsi à bout, on prépare un câble avec un nœud coulant que l’on jette près d’un de ses pieds de derrière, car, dans l’état de prostration où il se trouve, il ne s’inquiète plus de ce qui se passe autour de lui ; toutefois personne n’oserait s’aventurer dans le rayon d’action de sa trompe. À l’aide d’une lance, on lui pique la jambe postérieure ; semblable à un cheval qui voudrait se débarrasser d’une mouche, il lève la patte et finit par la laisser tomber dans le nœud coulant. Or cette corde traverse la double porte et est amarrée à un cabestan qui se trouve au dehors. Aussitôt de virer au cabestan et d’entraîner le pauvre animal dans la souricière.

C’est alors que commence la partie la plus triste du spectacle. Il s’agit, à l’aide de câbles passés sous le ventre et noués sur le dos, de ficeler la malheureuse bête ; il s’agit également de lier ensemble les pieds de derrière. L’éléphant se débat, lutte et se met en sang ; mais la cage est solide et trop petite pour qu’il puisse y faire de très grands mouvemens ; quant aux hommes chargés de l’attacher, ils sont garantis par la claire-voie. L’opération terminée, la porte extérieure est ouverte, et le câble amène cette pauvre bête au-dessous d’une potence à laquelle on lie les cordes qui l’entourent, de manière qu’il ne puisse plus se coucher ; on le lie également au montant de la potence, et de cette façon il ne peut plus bouger.

À partir de ce moment, un homme spécial est attaché à son service, ce sera son cornac, l’éléphant doit apprendre à le connaître. Ce cornac le met à la portion congrue pendant quelques jours et s’amuse, en passant par le haut de la potence, à descendre sur son dos. L’animal ne peut s’en défendre, d’ailleurs il commence à s’habituer à cet homme qui s’occupe de lui ; bientôt on lui délie les pattes de derrière, de façon qu’il puisse reposer mieux, et l’on amène deux vieux mâles montés par des cornacs. Ceux-ci se placent l’un à droite, l’autre à gauche du captif, qui voit ainsi que l’éléphant se laisse monter et conduire sans en paraître pour cela plus malheureux. Enfin après quinze ou vingt jours de captivité, suivant le tempérament de l’animal, on lâche toutes ses chaînes et on l’emmène promener entre ses deux maîtres d’école. À partir de ce moment, on peut considérer le dressage comme terminé. Nous eûmes l’occasion de voir prendre quatre éléphans sauvages. Le vieux qui fut le premier pris ne résista pas à son nouveau régime et mourut avant que le jour de le détacher de sa potence ne fût venu ; inutile d’ajouter que jamais ces fêtes n’ont lieu sans que quelques victimes y laissent leur peau.

Il serait trop long de passer en revue tous les usages auxquels on peut appliquer les qualités de l’éléphant ; contentons-nous de le suivre sur les chantiers où l’on débite les troncs de bois de teck .venus en flottant sur la rivière. Disons tout de suite que chaque éléphant travailleur est monté par un cornac, dont le principal rôle consiste à exciter l’animal plutôt qu’à le diriger. À l’époque de la coupe des bois, les troncs arrivent au barrage en quantité supérieure à ce que peut débiter la scierie, laquelle travaille toute l’année ; ils s’entassent donc le long de la berge, il s’agit de les retirer de l’eau et de les mettre en tas suivant leur dimension, pour ensuite de là les prendre et les débiter au fur et à mesure du travail de la machine. Il y a trois tas, c’est-à-dire trois dimensions, les grands troncs, les moyens et les petits. Un premier éléphant est dans l’eau et a pour rôle de débrouiller successivement ces pièces de bois et de les amorcer une à une sur la berge ; on le voit examinant ce chaos et procédant à l’aide de ses défenses et de sa trompe pour dégager le tronc qu’il a destiné à être tiré à terre. Le tronc une fois amorcé sur la berge, un autre éléphant qui, celui-là, est le seul dont l’intelligence ne soit pas mise à l’épreuve, est attelé à la pièce de bois et la traîne sur le haut, où il la laisse. Alors arrivent deux autres animaux ; l’un d’eux, prenant le tronc par une extrémité, le soulève par sa trompe avec l’aide de sa défense, puis, marchant par le flanc, il entraîne son fardeau vers le tas auquel par ses dimensions il doit appartenir, tandis que son compagnon l’aide en poussant devant lui l’extrémité qui traîne à terre. Arrivé contre le tas, dont la hauteur ne doit pas dépasser 2m, 50 ou 3 mètres, l’éléphant qui est en tête fait un effort pour arc-bouter l’extrémité qu’il tient sur le haut du tas ; enfin, desserrant sa trompe, il en forme une sorte d’anneau, aussitôt le compagnon donne un vigoureux coup de tête, et l’arbre vole en l’air pour aller retomber à sa place ; mais voici que le tronc qui était à la scierie est débité. Un éléphant attaché spécialement à ce service s’approche du tas et, avec sa trompe, en tire un nouvel arbre qu’il entraîne jusqu’au-devant de la scie, et là, avec un coup d’œil extraordinaire, guidé quelque peu par des mouvemens imperceptibles de son cornac, il place le tronc exactement comme il faut, de façon que la scie mécanique le saisisse bien dans sa longueur ; des ouvriers le fixent aussitôt avec des coins, et le travail continue. — Voilà ce qui est difficile à croire, mais voilà ce que nous avons tous vu.


IV.

Le 1er  janvier 1874, le roi accordait aux envoyés français leur première audience. Ceux-ci se rendirent au palais à dos d’éléphans, précédés des cadeaux offerts au souverain. L’entrée se fit, comme cela a toujours lieu pour les étrangers de distinction, par la porte de l’ouest. Avant de nous présenter à la porte des appartemens du roi, on nous mena à la salle du grand-conseil ; pour y pénétrer, il fallut quitter nos souliers. Pourquoi on nous y mena, nous ne le savons pas au juste ; peut-être était-ce un moyen de tâter nos dispositions à l’égard de cette formalité. Toutes les ambassades anglaises qui nous avaient précédés s’étant conformées à cet usage ridicule, il n’y avait pas lieu de faire la moindre difficulté. C’est tout au plus si nous échangeâmes entre nous quelques observations à voix basse. Peu de temps après, on vint nous dire que tout était disposé dans la salle royale pour nous recevoir. On remit ses souliers, pour les ôter de nouveau à la porte des appartemens du roi, et on pénétra dans ce palais, qui est un mélange de luxe et de misère. Nous étions en uniforme et en chaussettes, bien entendu. Fallait-il se découvrir ou fallait-il rester couvert, les avis étaient partagés ; il paraissait plus naturel de se découvrir, toutefois les plus malins en fait d’usages diplomatiques furent d’un avis contraire, et il fut décidé qu’on resterait couvert. Sur quoi était basée cette étiquette ? Nous cherchâmes à le savoir, et on nous dit que deux raisons plus ou moins bonnes exigeaient qu’on gardât les chapeaux ou les képis sur la tête : d’abord parce que le chambellan chargé de lire la lettre du président de la république au roi de Birmanie restait coiffé d’une sorte de gâteau de Savoie doré, en très mauvais état d’ailleurs, — cette raison nous parut spécieuse ; — ensuite parce que du moment où on saluait en se découvrant les pieds, à la mode birmane, il n’y avait pas lieu de se découvrir la tête, à la mode européenne, — cette deuxième raison nous parut meilleure ; mais alors, pour être logique, il aurait fallu rester couvert à toutes les autres audiences que nous accorda le roi. Nous ne tardâmes pas du reste à apprendre que cette façon de procéder avait profondément blessé le roi. Nos débuts n’étaient vraiment pas heureux, nous avions réussi à mécontenter le souverain dès le premier jour, et ce petit événement défraya pendant longtemps à nos dépens la presse anglaise de Rangoon et de Calcutta. La colère du roi se porta sur le malheureux et sympathique Pangyet-Wondonk, qu’on rendit responsable de ce manque à l’étiquette.

Accroupis sur le tapis, les pieds cachés aux yeux du roi, c’est-à-dire placés dans une direction opposée à celle de son siège, nous attendîmes dans cette posture peu commode. Enfin la porte du fond s’ouvrit, et le roi, précédé du chef des eunuques, parut ; il s’étendit sur un petit lit préparé à cet effet, entouré des ustensiles qui ne quittent jamais les Birmans de haut rang. Son costume était simple, mais relevé par une rivière de diamans de toute beauté ; la lettre du président de la république fut lue, on échangea quelques paroles banales, et le roi se retira.

Nous eûmes dans la suite plusieurs audiences de sa majesté, dans lesquelles la conversation prit des tournures plus sympathiques. Une fois, nous eûmes occasion de voir la rivière de diamans remplacée par une rivière de rubis non moins belle ; dans une autre audience, le roi, qui paraissait de fort belle humeur, nous fit voir ses plus belles pierres. Un diamant et surtout deux gros rubis attirèrent notre attention ; l’un de ces derniers, probablement unique dans le monde, est de la grosseur d’un œuf de pigeon. Une autre fois, sa majesté, voulant que nous emportions dans nos pays des souvenirs du sien, nous donna différentes choses : c’étaient des boîtes en laque ou en ivoire, des pièces d’étoffes de soie, une coupe en or, etc. Il nous décora également de son ordre dit tsalouê. Que l’on se figure quatre plaques en or réunies par un certain nombre de fils du même métal ; le tout se porte comme une giberne, de façon que l’une des plaques se trouve sur l’épaule gauche, l’autre contre la hanche droite, tandis que les deux autres sont l’une au milieu de la poitrine et la quatrième au milieu du dos. Enfin, à la dernière séance qui nous fut accordée avant notre départ, le roi nous fit remettre en sa présence de volumineux sacs remplis de roupies, pièces de monnaie de la valeur de 2 fr. 50 cent, l’une. Nous nous inclinâmes, et, après que sa majesté se fut retirée, nous fîmes comprendre à ses ministres que nos usages ne nous permettaient pas d’accepter cet argent, et nous rendîmes les sacs, tout en insistant pour que sa majesté ne se froissât pas de ce refus. Les mauvaises langues affirment que, loin d’en être piqué, il éprouva un certain sentiment de satisfaction en voyant les six sacs d’argent rentrer au bercail.

En dehors des séances royales, il y avait les séances avec les ministres, et Dieu sait de quelle patience il fallut faire preuve avec ces braves gens. L’excellent père Lecomte, qui nous servait d’interprète, fit preuve d’un dévoûment sans bornes ; sa santé, déjà peu florissante, fut fortement ébranlée par les fatigues et les contre-temps résultant de ces longues discussions où la saine logique n’entrait pour rien. Que d’heures passées accroupis sur un mauvais tapis, par une chaleur accablante, pour n’arriver à aucun résultat !

Le traité français portait qu’il pourrait être l’objet de négociations ultérieures. Le gouvernement entendait par là que le traité de commerce pourrait être suivi de conventions décidant par exemple l’installation d’un consulat français à Mandalay, préparant quelques concessions importantes à des compagnies françaises, etc., mais la traduction birmane du jeune Pangyet-Wondonk laissait comprendre qu’à ce même traité, déjà voté par l’assemblée et signé par le président, on pourrait ajouter des articles nouveaux et modifier les anciens. C’en était trop, la colère du roi tomba sur Pangyet-Wondonk, qu’on retira d’auprès de nous ; il fut disgracié et interné, jamais nous ne le revîmes depuis. Il fut remplacé par un certain Moung-oung-thou, qui avait également passé plusieurs années en France, dont une à Saint-Cyr ; mais les allures cavalières et la familiarité de ce personnage nous obligèrent à le tenir toujours à distance. Il avait, pendant son séjour en France, saisi les mauvais côtés de notre éducation, contrairement à ce qu’avait fait son intelligent et malheureux compagnon. Les discussions sur le texte du traité continuaient toujours, et le gouvernement birman, devant la fermeté des envoyés français, en vint un jour à dire que ses ambassadeurs à Paris avaient outre-passé leurs pouvoirs en faisant le présent traité. Le gouvernement français avait donc eu affaire à de mauvais plaisans. — Il ne nous restait plus qu’à partir.

Devant cette décision, le gouvernement birman mit les pouces, et d’un commun accord il fut décidé que le roi signerait le traité tel qu’il était, mais qu’il se réservait le droit de l’annuler, si un deuxième traité préparé par lui n’était pas ratifié par le gouvernement français. Il décida donc l’envoi à Paris d’une ambassade devant obtenir la ratification de ce second traité et offrir des présens au président de la république en échange de ceux que celui-ci avait envoyés au roi de Birmanie. Le sort de ce deuxième projet de traité était jugé d’avance pour tout esprit clairvoyant ; on y voyait percer la politique méfiante à l’égard de la Grande-Bretagne, et on y lisait des clauses contraires à la dignité de la France dans un article qui stipulait que nos nationaux seraient justiciables des tribunaux birmans.

Le gouvernement français a sagement agi en accueillant avec une certaine cordialité les ambassadeurs birmans, mais en enterrant leur ridicule projet. Aujourd’hui le gouvernement de Mandalay reste libre de dénoncer le premier traité, si cela lui convient ; mais, au lieu d’en venir là, il est probable qu’il entreprendra de nouvelles négociations, trop tard peut-être pour lui, car la France, malgré tous ses malheurs, peut encore se passer de la Birmanie et ne compte pas sur ses vaillantes troupes pour lui venir en aide. Il ne serait pas étonnant alors qu’on laissât entendre au souverain de Mandalay que nous avons des traités avec beaucoup de puissances tout à l’entour du globe, et qu’il nous est impossible de consacrer notre temps à des négociations stériles avec la Birmanie.

L’ambassade birmane était composée de la façon suivante : 1o son excellence Thadô-menguy-mahâmeng-la-tsithou, keng- woun-menguy, — ministre des affaires étrangères du roi de Birmanie, ambassadeur extraordinaire, grand-officier de la Légion d’honneur, etc. La série de ses noms pourrait se traduire ainsi qu’il suit : enfant royal, grand dignitaire, haut et noble seigneur dont le nom est connu au loin, grand dignitaire maître des postes de police de la frontière (c’est-à-dire des relations extérieures). Il paraît intelligent et rempli de tact. 2o Meng-la-zéya-thou-tsa-ray-dan-guy, — premier secrétaire, chevalier de la Légion d’honneur, etc., et que nous savons déjà être le noble seigneur investi de la haute dignité d’écrire des lettres, — d’ailleurs bon vivant et également intelligent. 3o Moung-oung-thou, celui dont nous avons parlé, gentilhomme de la chambre royale, faisant les fonctions d’interprète. Avant de partir, nous avions cru devoir attirer sur le manque d’éducation de ce jeune homme l’attention de ses chefs ; notre démarche resta sans résultat, peut-être au contraire le gouvernement birman ne voyait-il pas avec déplaisir les fonctions d’interprète confiées à quelqu’un qui n’avait pas la sympathie des envoyés français. Il peut aujourd’hui reconnaître les inconvéniens de son manque de confiance, car, sans cet intermédiaire désagréable, mais obligé, bien des choses auraient pu aboutir. Combien de négocians et de gens intéressés à apprendre quelque chose sur la Birmanie se sont plaints de ses procédés ! À un commerçant respectable, qui étudiait la question de l’établissement d’une maison française à Mandalay, n’a-t-il pas répondu avec arrogance que la Birmanie ne tenait nullement à des relations de commerce spécialement françaises, mais que bien au contraire c’était la France qui recherchait l’amitié de la Birmanie, et qu’en conséquence il leur était permis de prendre les choses de très haut ? 4o Moung-mia, également, croyons-nous, gentilhomme de la chambre royale ; ce jeune homme, agréable et parfaitement élevé, parle très bien L’anglais ; il a passé à Londres plusieurs années, il y est actuellement retourné en qualité d’agent commercial. Enfin une suite de six individus, parmi lesquels un trésorier, trois sous-secrétaires et deux jeunes catholiques faisant fonction d’aides-interprètes, — ces deux derniers particulièrement intelligens, bien élevés et instruits, mais naturellement rejetés à l’arrière-plan, un peu à cause de leur religion, surtout à cause de la jalousie dominante de Moung-oung-thou, qui ne permettait pas qu’on arrivât à l’oreille du ministre sans passer par son canal.

On se met donc en route, deux d’entre nous restent à Mandalay : ce sont deux jeunes capitaines de l’armée française animés des plus nobles sentimens, et qui vont entreprendre un voyage d’exploration afin d’étudier quelles sont les relations que dans un avenir plus ou moins lointain on peut espérer créer entre la Cochinchine, le Tonkin et la Birmanie. Le roi d’ailleurs leur témoigne un grand intérêt et leur fournit des escortes et des moyens de transport, tant qu’ils seront dans son royaume. À l’heure où nous sommes, il y a lieu de les croire à plus d’à moitié de leur tâche, et il faut espérer que leur entreprise sera couronnée de tout le succès qu’elle mérite. — Trois autres vont rejoindre leur poste diplomatique en Chine, et le quatrième a pour mission d’accompagner les ambassadeurs jusqu’à Paris.

La route choisie est celle de Singapour. Dans cette place, les ambassadeurs sont reçus avec les plus grands honneurs, on les salue à coups de canon, et le gouverneur les invite à dîner. Il était facile de deviner une vague préoccupation chez les agens anglais, qui ne manquaient pas d’affirmer à toute occasion que la France ferait fausse route, si elle venait faire de la politique dans le golfe du Bengale : ces eaux, l’Angleterre les considère comme siennes et les fera respecter comme telles, laissant d’ailleurs, du moins on le dit, la plus grande liberté d’agir à la France de l’autre côté des détroits de Malacca.

À Paris, la conduite du gouvernement fut ce qu’elle devait être. De politique, il n’en fut pas question ; de commerce, on en parla peu, la question était réservée et dépendait du retour pur et simple, de la part du gouvernement birman, au premier traité.

L’ambassade eut à se défrayer elle-même de toutes ses dépenses. En effet, pourquoi le gouvernement français prendrait-il à sa charge une ambassade qu’il n’a pas désirée et qui vient pour compliquer plutôt que pour simplifier les questions ? Il est vrai qu’à Mandalay la mission française avait été hébergée complètement, mais on peut répondre que, dans cette capitale encore peu connue, les hôtels brillent par leur absence, et que le roi ne pouvait laisser à la belle étoile cette mission qu’il appelait de tous ses vœux.

L’ambassadeur birman n’en fut pas moins traité avec tous les honneurs qui lui étaient dus. Les voitures de gala vinrent chercher les Birmans à leur hôtel, les amenèrent à l’Elysée, où un bataillon, avec le drapeau, leur rendit les honneurs. Le président de la république, entouré de ses ministres et de son état-major, leur fit le plus gracieux accueil, la maréchale leur offrit un goûter, et quelques jours après ils dînaient à la présidence. Des ordres furent donnés pour leur faciliter la visite de tous nos établissemens publics, tant à Paris que dans les environs, les principaux industriels de la ville leur firent voir leurs fabriques et usines. Enfin lorsqu’ils eurent pris congé du président pour se rendre en Italie, ils trouvèrent partout sur leur passage les préfets les recevant avec bienveillance et disposés à leur faire les honneurs de leurs villes. Lyon et Marseille attirèrent spécialement leur curiosité ; ils s’arrêtèrent à la Seyne et visitèrent Monaco.

Espérons qu’ils emportent une bonne impression de la France, de ses richesses, de son industrie et de ses forces. Si un jour ils se décident à faire appel à quelque homme intelligent pour débrouiller leur chaos financier et administratif, s’ils désirent quelque ingénieur pour tirer parti de toutes les richesses que contient leur pays, souhaitons qu’ils s’adressent à des Français, qui, agissant en dehors de toute considération politique et de tout appui de notre gouvernement, n’exciteront pas la jalousie des Anglais, qui au contraire verraient avec plaisir ce pays sortir de l’ornière, sachant bien qu’ils seront toujours les premiers à en bénéficier. Le dernier vœu que nous émettons, c’est que la France, déjà si dignement représentée par les missionnaires qui sont en Birmanie, n’arrive pas la dernière pour profiter commercialement d’un terrain que quelque courageux compatriote aurait préparé.


A. MARESCALCHI.

  1. Ava était alors la capitale de la Haute-Birmanie.