Une Mission russe en Palestine - M. Tirschendorf et le grand-duc Constantin

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Une Mission russe en Palestine - M. Tirschendorf et le grand-duc Constantin
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 79-109).
UNE
MISSION RUSSE
EN PALESTINE

M. TIRSCHENDORF ET LE GRAND-DUC CONSTANTIN

Aus dem heiligen Lande, von Constantin Tischendorf. 1 vol. in-8o. Leipsig 1865.

Un écrivain russe habitué à manier notre idiome, Mme la comtesse de Bagréef-Spéransky, dont on a lu ici même des scènes fort curieuses de la vie moscovite, a publié un ouvrage intitulé : les Pèlerins russes à Jérusalem. Ces pèlerins sont surtout des cœurs simples, des âmes pieuses et ardentes, sur lesquelles pèse cette sorte de tristesse particulière aux peuples enfans du vieux monde. Les pèlerins, que je viens de suivre à Jérusalem, et que je voudrais présenter au lecteur, ne ressemblent pas aux pèlerins de la comtesse Spéransky ; ils sont savans et animés d’une gaîté sereine. L’un est un prince de la maison impériale de Russie, l’autre un des maîtres de la science allemande. Que ce dernier mot ne vous donne pas le change ; c’est bien un voyage russe, c’est bien une mission russe en Palestine, et même une mission assez bruyante, que j’ai à raconter. On n’a pas oublié le joli début du Comte Kostia, ce grand seigneur russe enfermé dans son donjon des bords du Rhin et confiant à un secrétaire français tout bardé de grec la continuation de ses recherches sur les empereurs de Byzance ; il y a ici quelque chose de cela, mais sous la forme la plus sérieuse et la plus noble. Le peintre élégant du comte Kostia a beau donner à son Gilbert toute la science imaginable, il n’en fera jamais un helléniste paléographe qui puisse être comparé à M. Tischendorf. Quant au seigneur du roman, ce serait une irrévérence de retrouver en lui le moindre rapport direct avec le grand-duc Constantin, frère du tsar Alexandre II. Aussi, écartant avec soin tout ce qui pourrait éveiller un sourire, je me permet ? seulement de remarquer combien ce tableau d’un grand seigneur, d’un très grand seigneur, ardent, intelligent, avide de savoir, accompagné d’un érudit illustre qu’un autre pays lui prête pour ses explorations, est vraiment un tableau russe de notre siècle.

Ce n’est pas seulement cette mission russe qui nous intéresse, ce n’est pas seulement le curieux récit publié tout récemment par M. Constantin Tischendorf que nous voulons signaler à nos lecteurs ; ces tableaux de voyage ne peuvent se séparer d’un sujet plus grave. Ils paraissent dans un temps où l’exégèse multiplie ses recherches, où des chrétiens de tout pays, de toute communion, de toute nuance, vont étudier dans la Palestine même les traces du drame évangélique. Des théologiens d’Amérique, M. Edouard Robinson et M. W.-F. Lynch, traversant les mers pour interroger en critiques les pays que Chateaubriand avait décrits en poète, ont inauguré par des découvertes mémorables les enquêtes de la science moderne. Le médecin suisse Titus Tobler, excité par leur exemple, n’a pas laissé inexploré un seul recoin des rues de Jérusalem, un seul sentier, un seul pli de terrain de la ville sainte à la Mer-Morte. Et que d’exemples à citer encore ! L’Écossais George Finlay, à propos de la topographie de l’Évangile, a combattu sur les lieux mêmes et avec une incomparable vigueur les adversaires de la tradition. L’Allemand Fallmerayer, non content de résumer tous ces travaux avec sa verve sarcastique, est allé s’installer tout un mois dans un couvent de Jérusalem afin de juger les champions sur place. M. Ernest Renan publie, à la satisfaction de l’Europe savante, les résultats de sa mission en Phénicie. Un écrivain protestant, M. Edmond de Pressensé, vient aussi d’étudier les lieux saints comme saint Anselme voulait qu’on étudiât le christianisme, fides quœrens intellectum. En un tel temps et au milieu d’un mouvement d’études si variées, il y aurait vraiment de l’injustice à laisser dans l’ombre les travaux du célèbre helléniste M. Constantin Tischendorf. Ce voyage d’Orient n’est pas un épisode dans sa vie, comme pour tel des hommes que je viens de nommer ; le but de toutes ses études, la vraie patrie de son intelligence, c’est l’Orient chrétien. A lire ses ouvrages, on dirait plutôt un chrétien du vieil Orient occupé à faire des recherches dans les bibliothèques de l’Europe qu’un savant de l’Europe allant demander à la Palestine la confirmation de ses travaux. Les livres saints, la littérature apostolique, les écrits non reconnus par l’église, mais qui, se rattachant aux origines du christianisme, peuvent aider les interprètes des documens sacrés, voilà son domaine. Protestant orthodoxe, il a des convictions très arrêtées ; il songe moins pourtant à les défendre par la discussion qu’à publier des textes. Que d’autres construisent leurs théories, remontent le cours des siècles, expliquent le rôle de tel personnage, opposent enfin la science à la science et défendent leur foi par la critique ; lui, il a mieux à faire que de soutenir M. Ewald contre M. Baur ou M. Vilmar contre M. Strauss. Sa mission, c’est d’arracher aux ténèbres les manuscrits des premiers âges chrétiens, de les comparer, de les classer, et d’arriver ainsi, de fouille en fouille, jusqu’aux premiers témoins de l’histoire évangélique. Avant tout, c’est un helléniste paléographe. De Leipzig à Paris, de Rome à Saint-Pétersbourg ; d’Oxford au Sinaï, pas une bibliothèque ne lui dérobera ce qu’il cherche ; il court, s’il le faut, d’un bout de l’Europe à l’autre pour transcrire une page oubliée. Quand un tel homme se met à raconter ses voyages, Ses découvertes, ses joies d’antiquaire au couvent du Sinaï, il mérite bien qu’on l’écoute, et avant de le suivre au pays de l’Évangile, en compagnie du grand-duc Constantin ; c’est lui d’abord qu’il faut présenter au lecteur.


I

M. Constantin Tischendorf est né à Lengenfeld, dans le royaume de Saxe, le 18 janvier 1815. Son père, originaire de Thuringe et disciple du célèbre médécin Hufeland à l’université d’Iéna, était digne d’un tel maître par la science comme par le dévouement ; sa mère, tout entière à ses devoirs, « n’en connaissait pas de plus grand, écrit un témoin digne de foi, que d’élever ses enfans dans la crainte de Dieu. » On voit tout de suite dans quelle atmosphère de savoir exact et de piété rigide se développait le futur helléniste. Lengenfeld, ville de fabriques, est l’une des premières communautés qui aient accueilli les doctrines de Luther, et l’on sait quelle impulsion la réforme a donnée à l’enseignement populaire en Allemagne. La vieille cité luthérienne est fidèle à cet esprit ; les ressources intellectuelles et morales n’y manquent point. Après y avoir poussé ses premières études jusqu’à l’âge de quatorze ans sous des maîtres dont il cite le nom avec tendresse, l’élève du gymnase de Lengenfeld passa au lycée supérieur de Plauen et de là bientôt à l’université de Leipzig, où il ne tarda guère à prendre le premier rang parmi les hommes de sa génération. Dès l’âge de vingt et un ans, il traitait à fond un sujet mis au concours par la faculté de théologie et remportait la victoire. L’année suivante, il publiait un recueil de vers, car il hésitait encore à cette date entre la science et l’imagination. Fleurs de mai, tel est le titre de ce volume publié en 1837, et assez vivement discuté alors par la critique. L’œuvre du jeune poète avait eu cette bonne fortune de rencontrer à la fois des juges très sévères et des admirateurs très indulgens. L’auteur de Robert le Diable lui écrivait peu de temps après : « J’ai détaché du recueil plusieurs pièces que j’ai l’intention de mettre en musique. » Meyerbeer a-t-il tenu sa promesse ? Cette mélodie, que le maestro n’a point fait connaître, se trouvera-t-elle un jour ? Je ne sais ; une chose certaine du moins, c’est que les chants du jeune théologien de Leipzig avaient éveillé un écho dans l’âme du grand compositeur, et qu’un autre musicien illustre, celui dont l’Allemagne oppose quelquefois l’inspiration idéaliste au réalisme puissant de Meyerbeer, le poétique Mendelssohn, a consacré par son art une page des Fleurs de mai.

Avant de quitter l’université aux fêtes de Pâques de l’année 1838, M. Tischendorf écrivit une dissertation en latin sur le chapitre de l’Évangile de saint Jean relatif à la Cène. C’était une réponse à l’appel de ses maîtres, c’était aussi un adieu qu’il leur laissait jusqu’au moment du retour. Pauvre, obligé de se suffire à lui-même, réduit à ce pain trempé de larmes dont parle si bien l’auteur de Wilhelm Meister, il connut aussi les extases que Goethe promet à la jeunesse en échange de ses épreuves. Tout en remplissant d’humbles fonctions de répétiteur dans l’institut pédagogique de Gross-Städteln, non loin de Leipzig, le jeune théologien exprimait ses idées religieuses dans une sorte de roman intitulé le Jeune Mystique. C’est l’histoire d’une âme et en même temps une théorie du mysticisme, non pas du mysticisme insensé, qui n’est que le suicide de la raison, mais de ce mysticisme qui, prenant pour base la raison même, c’est-à-dire la faculté de l’absolu, lui demande un suprême effort pour atteindre son objet. « Il nous manque une bonne théorie du mysticisme, » écrivait plus tard un des plus nobles théologiens de nos jours au moment où il sentait sa foi, jadis un peu hautaine et même intolérante, se dissiper en poussière sous les coups de la critique ; c’est précisément cette théorie protectrice que M. Tischendorf imaginait pour lui-même au milieu des angoisses de la lutte intérieure. Cette théorie est-elle bonne ? serait-elle de force à préserver des blessures toutes les consciences sincères ? N’en demandez pas tant à un novice ; son livre l’a soutenu, c’est beaucoup. Que la doctrine soit contestable ou non, elle révélait du moins un esprit élevé, un cœur pur, avec des analyses psychologiques ingénieuses et quelquefois profondes.

D’autres essais littéraires ou historiques, des traductions du français, des études sur la cathédrale de Strasbourg et sur les flagellans du moyen âge d’après les écrivains de l’Alsace, quelques dissertations de philologie et d’exégèse sur le texte des Évangiles se partageaient son activité pendant ces années d’épreuves. Peu à peu cependant, au milieu de ces occupations variées, une idée s’empara de lui et devint l’unique objet de ses efforts. Le texte grec du Nouveau Testament, malgré les travaux de Richard Bentley et de Karl Lachmann, offrait encore pour les savans bien des incertitudes. Richard Bentley, après avoir annoncé vers 1720 une édition scientifique du livre sacré, c’est-à-dire une édition établie d’après les manuscrits les plus anciens régulièrement classés et historiquement appréciés, avait reculé devant les périls d’une telle entreprise ; une seule partie, un faible spécimen de l’immense labeur avait vu le jour. En 1831, l’illustre philologue allemand Karl Lachmann avait eu l’ambition de mener à bien le travail abandonné par le philologue anglais ; en publiant une petite édition du Nouveau Testament d’après les principes de la méthode nouvelle, il avouait que c’était là un simple essai et qu’il lui restait encore bien des recherches à faire avant de pouvoir donner une édition définitive, définitive au moins dans les limites du possible, c’est-à-dire justifiée par la comparaison des manuscrits actuellement connus. Entraîné par son ardeur, il annonçait hardiment en sa préface que cette édition serait conduite à bonne fin. Bientôt pourtant il hésita ; tant de voyages à faire ! tant de manuscrits à retrouver d’un bout de l’Europe à l’autre ! l’entreprise l’attirait et l’effrayait tout ensemble ; il sentait bien qu’il fallait y renoncer ou s’y livrer sans réserve. Professeur, écrivain, chargé de travaux sans nombre, il s’écriait avec douleur chaque fois qu’on lui rappelait ses promesses de la préface de 1831 : « Et le temps ! le temps ! » Le premier volume de cette édition, le premier seulement, a paru en 1842. Or c’est précisément à l’époque où Karl Lachmann se plaignait de ne pouvoir se donner tout entier à cette tâche effrayante que M. Constantin Tischendorf résolut d’y consacrer sa vie. Il était jeune, il avait devant lui le long avenir, il pouvait laisser là ses autres travaux, essais incertains d’un esprit qui cherche sa voie ; le but de sa carrière était trouvé. Une seule chose lui manquait, le nerf de la guerre pour entrer en campagne. Les premières demandes qu’il adressa au gouvernement saxon ne furent point accueillies. Enfin le premier magistrat de Leipzig, M. Paul de Falkenstein, le même qui est devenu plus tard ministre des cultes dans le cabinet de Dresde, averti sans doute par les maîtres sous l’œil desquels avait grandi le jeune docteur, plaida sa cause auprès des ministres et lui fit obtenir un secours de deux cents thalers. La somme était plus que modeste ; qu’importe ? on vit de pain et d’eau, on couche sur la dure, on voyage le bâton à la main quand on aime la science en apôtre. M. Tischendorf visita les bibliothèques de l’Allemagne, et après deux années de recherches, de lectures, de confrontations scrupuleuses, il donna la première édition critique du Nouveau Testament, sauf à demander un jour le complément de son œuvre à de plus lointains voyages et à des recherches plus étendues. En pareille matière, l’important est d’établir ses bases ; le cadre, une fois tracé au nom de la science, s’enrichit tout naturellement des découvertes de l’avenir. Ce hardi travail parut en 1841, une année avant la publication du premier volume de Lachmann. L’événement fit grand bruit parmi les philologues et les théologiens de l’Allemagne. Que l’illustre Lachmann, devancé par un inconnu, ait apprécié l’œuvre de son rival avec peu de justice, on n’en sera malheureusement point surpris. La philologie a ses passions, et Lachmann n’eût pas fait tant de grandes choses, s’il n’avait été le plus impétueux des hommes. Il y avait des juges moins suspects dans les hautes écoles du centre et du nord ; un des vétérans de la critique évangélique, M. David Schulz, professeur à l’université de Breslau, en poussa un cri de joie. « Il y a longtemps, écrivait-il dans un recueil d’Iéna, qu’aucune offrande n’a réjoui mon esprit comme celle que vient de nous faire un jeune savant, hier encore presque inconnu, et cela dans un domaine qui m’est cher depuis mes premières années d’étude, dans ce champ de la critique et de l’interprétation évangélique que je n’ai cessé de cultiver avec amour. » Le vieux maître, en finissant, invitait le nouveau venu à ne point se décourager. « Si les contemporains, disait-il s ne lui accordent qu’une attention distraite, les générations survenantes sauront apprécier son œuvre, et la reconnaissance publique ne lui fera point défaut. »

De telles paroles, confirmées par des suffrages de même valeur, étaient déjà une récompense assez précieuse : M. Tischendorf voulut y joindre les éloges du plus sévère de ses critiques. Dès l’année 1830, Lachmann avait signalé certains palimpsestes de notre Bibliothèque nationale comme des documens de la plus haute importance, « promettant une gloire immortelle au philologue parisien qui saurait les transcrire. » Son premier travail terminé, le théologien de Leipzig, qui avait encore Une cinquantaine de thalers disponibles sur sa pauvre subvention, se remet en marche et arrive à Paris. Il va droit à la Bibliothèque ; M. Hase, le patron, et le guide de ces pionniers du savoir, lui ouvre nos trésors. Des savans d’Allemagne, informés de son entreprise, le chargent de recherches, et de transcriptions qui intéressent leurs études en y contribuant par leurs propres ressources. Grâce à ce budget nouveau, si honorable pour tous, grâce à la protection et aux conseils de M. Hase, le travail avance à grands pas. Le palimpseste de saint Éphrem, signalé par Lachmann et réputé illisible, est déchiffré d’un œil sûr ; tous les manuscrits de Philon le Juif sont collationnés avec soin pour M. Grossmann, professeur à l’université de Leipzig, et plus d’une page inédite, sans parler des variantes, et des corrections précieuses, enrichit le portefeuille de l’antiquaire. A cette date appartient aussi son édition grecque et latine du Nouveau Testament publiée à Paris chez M. Firmin Didot. Par certaines considérations de librairie, on avait désiré lui adjoindre pour collaborateur un professeur de la Faculté de théologie, M. l’abbé Jager. « Pourquoi pas ? » disait-il avec confiance. Prévoyant dès 1842 les combats de la période suivante, il souhaitait que des chrétiens de toute communion fussent initiés à l’étude scientifique des textes. En tout ce qui concerne la littérature sacrée des premiers siècles, protestans et catholiques n’ont-ils pas même intérêt ? Des rivaux l’ont accusé d’avoir abandonné son église en associant son nom à celui du ministre d’un autre culte : ils n’avaient pas lu cette phrase de la préface où l’auteur se félicite d’avoir éveillé l’étude du texte grec des Évangiles chez ceux-là mêmes pour qui le texte latin est le texte consacré, quibus latinus jextus prœ cœteris commendatus et sancitus est. N’est-ce pas, disait-il encore, engager des esprits virils et religieux à de nouvelles méditations qui les conduiront de plus en plus vers la lumière du vrai ? » Chrétien avant d’être protestant et toutefois protestant fidèle, M. Tischendorf manquait ainsi dès le premier jour avec autant de discrétion que de netteté la place qu’il voulait prendre dans les luttes religieuses du XIXe siècle. Un philosophe même ne devrait-il pas souscrire à ces paroles ? Chercher le vrai en établissant d’une main sûre les textes les plus dignes de foi, n’est-ce pas le premier devoir d’une critique impartiale ?

Cette impartialité candide, jointe à tant de savoir, est précisément ce qui a valu à M. Tischendorf l’appui des personnages les plus divers, savans ou théologiens, maîtres de la critique ou gardiens des croyances. Au moment où M. Tischendorf allait quitter Paris, un ministre saxon ayant décoré M. Hase pour les services qu’il avait rendus à la science dans la personne, du théologien de leipzig, M. Hase répondait en ces termes : « Ce n’est pas moi seul, monsieur le ministre, ce sont aussi tous mes confrères de l’Institut et de la Bibliothèque royale, je pourrais dire que c’est la France entière qui rend justice à M. Tischendorf. Nous savons que par sa rare capacité, sa critique éclairée, ses importans travaux, il marque déjà parmi les plus doctes théologiens du nord de l’Allemagne. Favoriser par tous les moyens qui sont en notre pouvoir les travaux d’hommes aussi distingués, c’est à la fois servir la science et remplir les intentions généreuses du gouvernement français. » M. Hase ne dit rien de trop ; les maîtres de l’érudition et de l’histoire s’intéressaient aux travaux de M. Tischendorf. Eh bien ! celui à qui des hommes tels que M. Letronne, M. Guizot, M. Mignet, M. Alexandre de Humboldt, prodiguaient d’affectueux encouragemens, trouvera le même accueil auprès de Pie IX. « J’ai lu votre nouveau travail avec autant de joie que d’étonnement, lui écrivait un jour M. Alexandre de Humboldt ; vous savez combien j’admire l’activité de votre riche carrière. » Pie IX lui écrira dans les mêmes termes : « Quis posset immanem laborem tuum satis admirari ? »

Je n’ai pas à exposer ici le détail de ce labeur prodigieux dont le voyage à Paris ne fut que le prélude. Raconter les fouilles de M. Tischendorf dans les bibliothèques d’Utrecht, de Londres, de Cambridge, d’Oxford, ses travaux à Berne sous le patronage de l’illustre hébraïsant M. de Wette, ses découvertes dans les manuscrits de Carpentras, décrire les années fécondes qu’il traversa au milieu des richesses bibliographiques de Rome, de Naples, de Florence, énumérer les tributs que payèrent à son esprit investigateur et Venise et Vérone, et Milan et Turin, cela demanderait tout un volume. Je citerai seulement un curieux épisode de ces voyages. Le théologien de Leipzig était arrivé à Rome en 1846, et bien que recommandé par le grince royal Jean de Saxe aux cardinaux Angelo Mai et Mezzofante, par M. Guizot à M. le comte de Latour-Maubourg, ambassadeur de France, enfin par Mgr Affre au pape lui-même, il eut d’abord quelque peine à obtenir communication de certain manuscrit de la Bible, gardé sous triple clé comme le trésor du Vatican. Aux sollicitations les plus hautes, le cardinal Lambruschini opposait une résistance invincible. Le pape seul pouvait triompher des obstacles ; il était bien temps de lui présenter la lettre de l’archevêque de Paris. M. Tischendorf fut admis enfin auprès du saint-père. C’était le pape Grégoire XVI ; la scène se passe quelques mois seulement avant sa mort.


« La diplomatie dut s’en mêler. L’ambassadeur de France était tout disposé, sur la recommandation de M. Guizot, à prendre l’affaire en main. Il fut prévenu par le chargé d’affaires saxon, M. Platner, connu aussi dans le monde des lettres par son livre sur Rome. M. Platner avait bien le droit de compter sur son crédit ; il me transmit pourtant au bout de quelques jours une nouvelle peu favorable : Lambruschini avait répondu négativement, en ajoutant que ce refus venait du saint-père. M. le comte de Latour-Maubourg reçut bientôt la même réponse.

« Tout cela s’était passé dans les premières semaines de mon séjour à Rome. Pendant ce temps-là, j’allais tous les jours au Vatican. Les deux custodes, le prélat Laureani et monsignor Molza, m’avaient accueilli avec toute la bienveillance imaginable sur les recommandations qu’ils avaient reçues de plusieurs côtés ; ils poussèrent l’obligeance jusqu’à me montrer cette précieuse Bible manuscrite, ce joyau tant désiré, sans, me permettre, il est vrai, d’en jouir autrement que par la vue extérieure. Ils ne tardèrent pas à recevoir de Lambruschini l’ordre formel de me communiquer tous les manuscrits du Vatican, à l’exception du manuscrit de la Bible ; or Lambruschini n’était pas seulement ministre d’état, il était aussi chef officiel ou bibliothécaire du Vatican.

« Quelques semaines après, j’obtins une audience de Grégoire XVI. Lorsque Lambruschini m’annonça que je serais reçu par le saint-père, il y mit la condition expresse, condition notifiée aussi au chargé d’affaires saxon, que nous ne parlerions pas du manuscrit de la Bible. Après avoir, selon l’étiquette de la cour romaine, déposé dans l’antichambre nos chapeaux et nos gants, et M. Platner son épée, nous fûmes introduits dans la chambre particulière de sa sainteté. Le pape nous reçut debout, et resta debout pendant toute la visite, qui ne dura pas moins de trois quarts d’heure. Je lui adressai la parole en latin en me conformant de mon mieux à la prononciation italienne ; il m’interrompit et m’obligea de lui parler italien à l’exemple d’un prélat russe qu’on lui avait présenté récemment, disait-il, et qui avait voulu aussi se servir de la langue latine. Je lui remis la lettre de l’archevêque Affre ; il la lut à haute voix. Je lui offris ensuite mon édition du Nouveau Testament d’après le texte de la Vulgate en lui faisant remarquer le but de mon travail, qui était de faciliter aux théologiens catholiques de France et d’Italie l’étude directe du texte primitif des apôtres. Là-dessus, il me demanda si je connaissais un ouvrage, — de Bonaventure de Magdalono, je crois, — pour la défense de la Bible latine. Je lui répondis que moi aussi je préférais la traduction latine de saint Jérôme au texte grec publié par Robert Etienne, mais qu’il s’agissait maintenant de demander aux témoins grecs les plus anciens les expressions mêmes employées par les apôtres, et qu’un texte grec comme celui-là était au-dessus de toutes les traductions. Le pape me demanda si, en me proposant une pareille tâche, je ne craignais pas d’être contredit par les théologiens, et me rappela l’exemple de saint Jérôme. Comme il cherchait dans sa mémoire les paroles de ce dernier, je lui fis observer qu’elles étaient citées dans la préface même de mon livre ; il les y trouva aussitôt et les lut à haute voix : Quis doctus pariter vel indoctus, cum in manus volumen assumpserit et a saliva quam semel imbibit viderit discrepare quod lectical, non statim erumpat in vocem, me falsarium, me clamitans esse sacrilegum, qui aliquid audeam in veteribus libris addere, mulare, corrigere ? Cette expression, la salive avalée une fois, le divertit si fort qu’il essaya, en feuilletant le livre, de rendre, l’image sensible aux yeux du diplomate saxon, Pour me prouver combien il était peu étranger à une entreprise comme la mienne, il me raconta que lui-même, plusieurs années auparavant, avait projeté une rectification critique du texte hébraïque de la Bible. Il avait réuni dans cette vue un comité de savans ; mais ni les uns ni les autres n’avaient voulu s’en mêler, nolevano impegnarsi, il alla prendre sur des rayons Une vieille bible hébraïque reliée en velours rouge et me demanda si je la connaissais. Je vis avec étonnement que c’était l’édition de Leipzig donnée par Reinecclus. Je fis un juste éloge de mon compatriote en ajoutant, toutefois que la critique du texte hébraïque offrait encore bien plus de difficultés que celle du texte grec. Entrant aussitôt dans cette idée, sa sainteté me signala tanti punti du texte hébreu, et moi je confirmai cette exposition si docte, si précise, en lui rappelant le fameux contresens des Septante, comme on les désigne, lesquels, par suite d’une confusion de voyelles ; ont substitué, à ces mots : les morts ne ressusciteront pas, la formule que voici : les médecins ne ressusciteront pas, ce que le pape ne put entendre sans rire de bon cœur.

« Il revint ensuite à mon édition du Nouveau Testament, et, pour en prendre une connaissance plus intime, il lut plusieurs passages des diverses préfaces ; il lut aussi la dédicace, sur le désir que je lui en exprimai. Il approuva sans réserve, à plusieurs reprises, mes principes de critique, et déclara entre autres choses que, pour l’étude du véritable, textes de saint Jérôme, les documens les plus anciens devaient être préférés. À ces mots de la dédicace où j’exprimais l’espoir de mettre au jour les plus anciens manuscrits du texte sacré en fouillant à fond les plus fameuses bibliothèques de l’Europe, il manifesta son admiration, fit allusion à ma jeunesse, à l’énormité de l’entreprise, et me demanda enfin à quel point j’en étais. Je lui répondis, qu’en France, en Hollande, en Angleterre, en Suisse, j’avais. obtenu tout ce que je désirais, mais qu’il me manquait encore les, manuscrits romains. Le pape dit aussitôt : — Mon Laureani sera tout à votre service.

« Il fallut bien, malgré les instructions de Lambruschini faire connaître la vérité tout entière. Je racontai sans détour que Lambruschini m’avait refusé communication de ces manuscrits, déclarant la chose absolument impossible. Non-seulement ce refus, on le voyait assez, ne venait point du pape, mais le pape ne pouvait se l’expliquer. Forse, — je cite ses paroles, mêmes, — forse perché passano adesso tanti forestieri. C’était en effet le temps de Pâques, où Rome, comme on wait, ne manque pas de visiteurs. Il attribua donc la mesure de Lambruschini, mesure générale et temporaire, à la nécessité de défendre le Vatican contre les importuns. Je lui dis dans les termes les plus vifs quelle serait ma reconnaissance si sa sainteté daignait intervenir elle-même dans cette affaire, et il me parut en effet que telle était son intention. Ses derniers mots, adressés au ministre saxon, qui m’accompagnait furent ceux-ci : Ho tanto piacere di conoscere questo bravo signore professore.

« Et quel fut le résultat de cette audience ? Le même jour, sa sainteté se rendit à la bibliothèque du Vatican auprès de « son Laureani, » et s’informa de ce qui me concernait. C’est alors qu’il apprit l’attitude prise, par Lambruschini. Le lendemain matin, Laureani et Molza, me racontèrent cette visite du pape. Bien que la défense faite, par Lambruschini ne pût être complètement rapportée, on me confia cependant le précieux manuscrit deux jours de suite pendant trois heures, ce qui me permit d’en examiner plusieurs passages et d’en prendre un fac-simile exact, le premier qui ait vu le jour. »

Puisque M. Tischendorf a réussi à forcer la consigne du cardinal lambruschini, il est sûr d’ouvrir les portes les mieux fermées. Les moines mêmes du mont Sinaï seront obligés de secouer leur indolence et de lui livrer leurs trésors. Après l’Europe occidentale et les villes d’Italie, l’Orient attirait le grand explorateur. C’est en 1840 que M. Tischendorf était parti de Leipzig pour Paris avec une cinquantaine de thalers ; au printemps de 1844, il s’embarquait à Livourne pour l’Égypte et la Palestine, — Mais, dira-t-on, nous ne sommes plus au temps des apôtres ; par quel secret un savant sans fortune a-t-il pu mener à bien de telles entreprises ? On a déjà vu que le gouvernement saxon, d’abord assez indifférent à ses travaux, commençait à s’en faire honneur, et lui avait accordé à Rome une protection efficace. Nous avons dit aussi que plusieurs de ses confiées s’intéressaient à lui ; du i fond de l’Allemagne et lui confiaient des, recherches spéciales qu’ils rétribuaient de leur bourse. Ce budget extraordinaire s’était accru depuis 1840. Quand on sut que M. Tischendorf voulait explorer les richesses manuscrites de l’Orient chrétien depuis les couvens du Caire jusqu’aux couvens du Sinaï, comme il avait exploré d’Oxford à Naples toutes, les bibliothèques de l’Europe, il y eut une sorte d’émulation parmi ses bienfaiteurs. La liste en est touchante, et nous pouvons bien la mentionner en passant, puisque M. Tischendorf a considéré, comme un devoir de la proclamer dans les préfaces de ses livres. On y rencontre les noms d’un banquier de Francfort, M. Seyfferheld, d’un riche propriétaire de Genève, M. Favre-Bertrand, à côté du nom du roi de Saxe et du diplomate hanovrien M. Kestner. Les savans y ont aussi leur place : l’illustre M. de Wette et le vénérable David, Schulz n’ont pas été les derniers à envoyer leur obole. « David §chulz, dit M. Tischendorf, ne m’a écrit dans toute sa vie qu’une seule, lettre un peu grondeuse ; c’est le jour où je lui ai restitué cette avance. » Souvenons-nous de cet épisode quand nous sommes portés à médire de notre siècles ; y eut-il jamais charité plus délicate pour venir en aide à un pèlerinage plus noble ?

M. Tischendorf partit donc pour l’Orient au mois, d’avril 1844. Il fit d’abord un assez long séjour au Caire, et de là des excursions aux couvens coptes du désert ; il se rendit ensuite à Jérusalem, d’où il alla visiter le couvent de Saint-Saba, aux bords de la Mer-Morte. De Jérusalem à Nazareth par Samarie et Nablus, de Nazareth à Patmos par Beyrouth et Smyrne, de Patmos à Constantinople, voilà en trois lignes son itinéraire ; mais ce qui ne saurait se dire en trois lignes, ce sont les conquêtes de ce voyage triomphant. Des deux bibliothèques du Caire, l’une était fermée ou plutôt murée depuis longues années ; M. Tischendorf ouvrit ces catacombes, où étaient enfouies tant de reliques littéraires d’un prix inestimable. Que de pages précieuses dormaient également, inutiles et dédaignées, chez les moines coptes ou chez les cénobites géorgiens, dans les couvens de Jérusalem, au cloître du Sinaï, au monastère de Saint-Saba ! En pareil lieu, ce n’était pas assez de feuilleter, de transcrire, de prendre des fac-simile ; il fallait arracher ces documens à une atmosphère de mort et les transplanter sur le sol vivant de la critique. La moisson fut ample ; M. Tischendorf en a donné le détail dans ses Anecdota sacra et profana. Manuscrits du moyen âge, manuscrits des temps byzantins, manuscrits du IVe siècle, du grand siècle de l’église grecque, — aucune variété n’y manquait. C’était la pêche miraculeuse. Quelle joie de les classer, de leur donner des noms ! Celui-ci, le plus précieux, portera le nom du roi de Saxe : Codex Friderico-Augustanus. La bibliothèque de Leipzig s’enrichira d’une part de ces trouvailles. Il y aura là des matériaux pour toute une armée de critiques et d’exégètes. De même que l’histoire romaine, renouvelée par les découvertes épigraphiques, a ouvert aux Mommsen, aux Ritschl, aux Peters, aux Schwegler, un champ immense d’études et de discussions, de même ces manuscrits séculaires, par les rapports ou les différences qu’ils nous offrent, fournissent des problèmes inattendus à la théologie contentieuse. Or ces problèmes, une fois posés, exigent à leur tour de nouvelles recherches. M. Tischendorf, pour les résoudre, n’hésite pas à reprendre sa course. Le cycle à peine fermé venait de se rouvrir ; il le parcourt avec la même ardeur de l’Occident en Orient. En 1849 et dans les années suivantes, les bibliothèques de Paris, de Londres, d’Oxford, de Cambridge, de Saint-Gall, de Zurich, l’ont vu recommencer ses fouilles ; en 1853, il réveillait encore de leur engourdissement les moines de Jérusalem.

Le bruit que faisaient dans la ville sainte le nom et les travaux de M. Tischendorf attira bientôt l’attention de la Russie. Les Russes ont les yeux naturellement tournés vers Jérusalem ; leur défaite en Crimée ne les rendait pas indifférens, il s’en faut bien, à tout ce qui intéresse la Turquie d’Asie. L’année même où le traité de Paris, après la chute de Sébastopol, venait d’arrêter l’ambition moscovite et de consolider l’empire ottoman, c’est-à-dire au moment où les travaux de la paix devaient succéder pour longtemps aux entreprises guerrières, le chef de la légation russe auprès de la cour de Dresde fit proposer à M. Tischendorf une troisième expédition scientifique en Palestine au nom et aux frais du tsar Alexandre II. L’offre venait du ministre de l’instruction publique de Russie, M. le comte de Norof, connu dans le monde des lettres par ses voyages en Orient et sa solide érudition. Le tsar lui-même s’intéressait vivement à cette affaire ; la tsarine, née princesse de Hesse, la tsarine-douairière, sœur des deux rois de Prusse Frédéric-Guillaume IV et Guillaume Ier, y mettaient de leur côté une sorte d’enthousiasme patriotique et religieux. Elles aimaient à montrer à la Russie que l’Allemagne de Hegel et de Strauss n’était pas toujours un foyer de critique destructive ; qui donc avait déployé plus de zèle et de savoir que M. Tischendorf pour établir l’authenticité des textes sur lesquels repose la foi des premiers siècles chrétiens, la foi commune à toutes les divisions de l’église universelle, mais que l’église orthodoxe revendique au nom de la langue grecque comme un trésor dont le dépôt lui est confié ?

On retrouve ici l’exaltation politique et religieuse qui est un des caractères de l’esprit moscovite. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié sans doute les ardentes paroles d’un diplomate russe sur le rôle que les luttes de la papauté romaine et de la révolution réservent dans l’avenir à l’église orthodoxe. « Huit siècles, s’écrie-t-il, seront bientôt révolus depuis le jour où Rome a brisé le dernier lien qui la rattachait à la tradition orthodoxe de l’église universelle. Ce jour-là, Rome, en se faisant une destinée à part, a décidé pour des siècles de celle de l’Occident. » Et comme il triomphe en montrant que cette destinée touche à son terme, que Rome, en constituant la. papauté temporelle, offrait d’avance une prise terrible à la révolution inévitable, que cette révolution est venue, que la lutte est engagée, et qu’il est aussi impossible à la papauté de vaincre la révolution qu’à la révolution de sauver le genre humain ! Quel est donc le refuge, à l’en croire ? L’église orthodoxe, gardienne de la foi primitive et appelée à reconstituer un jour L’unité du monde chrétien. Là-dessus, rappelant une visite faite à Rome en 1846 par l’empereur de Russie, il ajoute : « On s’y souviendra peut-être encore de l’émotion générale qui l’accueillit à son apparition dans l’église de Saint-Pierre, — l’apparition de l’empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d’absence ! — et du mouvement électrique qui parcourut la foule quand elle le vit aller prier au tombeau des apôtres. Cette émotion était légitime. L’empereur prosterné n’était pas seul ; toute la Russie était prosternée avec lui. Espérons qu’elle n’aura pas prié en vain devant les saintes reliques[1]. » Ces remarquables paroles, insérées dans la Revue à titre de document, et qui valent mieux en effet que les plus savantes études pour faire comprendre le mysticisme politique et religieux de la Russie au XIXe siècle, sont datées de 1849. Je ne veux pas exagérer le rôle de M. Tischendorf ; peut-on cependant ne pas se rappeler une telle scène, lorsqu’on voit le gouvernement russe mettre la main en quelque sorte sur le défenseur du texte hellénique des Évangiles et accorder à ses travaux une protection solennelle ? Ce paléographe que les théologiens protestans de Londres, d’Oxford, de Paris, avaient salué ! Comme un sauveur, ce protestant que le page avait accueilli comme un auxiliaire, le voilà patronné par l’empereur orthodoxe, et un prince plein d’ardeur, le frère même d’Alexandre II, veut que son nom soit attaché à ses missions de Jérusalem !


II

Les négociations avaient été promptement terminées, malgré certains fanatiques de la cour qui s’alarmaient de voir un protestant mêlé aux intérêts religieux de la Russie. Les préparatifs du voyage exigèrent quelques délais. Le grand-duc Constantin et la grande-duchesse, sa femme tenaient à se trouver en Palestine en compagnie de l’illustre savant[2]. Tout fut combiné pour cette rencontre, M. Tischendorf partit seul de Trieste le 11 janvier) 1859. Sa première étape, c’est l’Égypte. Un navire autrichien de la compagnie du Lloyd, le Calcutta, le conduit d’abord dans cette mouvante Alexandrie, renouvelée à l’européenne par Méhémet-Ali ; mais ce ne sont pas les progrès d’Alexandrie qui arrêtent l’attention du voyageur. Quinze années auparavant, il n’avait vu d’autres véhicules dans les rues de la ville que les chameaux et les ânes que d’équipages aujourd’hui calèches et droschkas, traînés par des chevaux fringans que conduisent des cochers noirs ou bruns ! Quinze ans plus tôt, il était allé d’Alexandrie au Caire sur une modeste embarcations du Nil, et malgré le vent le plus favorable le voyage n’avait pas duré moins de quatre jours. En 1853, le bateau à vapeur avait mis près de trente heures ; en 1859, grâce au chemin de fer, cinq ou six heures suffisaient Dans une ville ainsi transformée, il y aurait sans doute à observer bien des spectacles curieux, bien des contrastes entre la vieille Égypte et L’Égypte nouvelle : ne les demandez pas à M. Tischendorf. S’il marque au passage d’un trait net et vif les singularités des lieux, son affaire n’est pas de les rechercher. Le Caire même ne saurait le retenir ; d’autres pensées l’entraînent. « Je ne pus, écrit-il, ni jouir de la ville ni me permettre aucune excursion dans le pays si curieux qui l’environne ; j’étais impatient de revoir le Sinaï. C’était une force impérieuse, — je le sentais bien, sans m’en rendre compte, — qui m’avait arraché aux paisibles travaux de mon foyer pour me faire entreprendre ce voyage. Le Sinaï surtout, avec son cloître, bien que je l’eusse visité deux fois déjà, le Sinaï me faisait signe, le Sinaï m’appelait ! »

On voit que l’érudition la plus sévère, a aussi ses ivresses et ses extases. Le pèlerin de la science n’emploie donc son séjour au Caire qu’à préparer son expédition. Du Caire jusqu’à Suez, la voie ferrée doit abréger la distance, mais de Suez au Sinaï la route est longue et laborieuse ; il faut franchir un bras de mer, traverser le désert à dos de chameau, gravir des montagnes abruptes. Sur la recommandation du consul de Russie, le gouverneur de Suez, Selim-Pacha, un vieux compagnon de guerre de Méhémet-Ali, fit venir devant lui le Bédouin Nazar, guide de la caravane, et lui adressa en quelques mots un discours fort éloquent : s’il ne rapportait pas du Sinaï une lettre où son maître se déclarerait satisfait de son service, il y allait de sa tête ; un pacha de Suez a les bras longs, et le désert même ne défendrait pas le coupable. Ainsi endoctriné, le Bédouin fut un guide exemplaire, et tout se passa pour le mieux. C’est le 25 janvier que M. Tischendorf était parti de Suez ; le 31, dans la matinée, la caravane, après avoir campé toute la nuit dans la région des aigles, descendait au fond des vallées, et voyait se dessiner bientôt sur le bleu étincelant du ciel les majestueuses cimes de granit « où le Juif, le chrétien et le musulman fêtent encore le souvenir de la révélation de la loi. » La route qu’avaient suivie les pèlerins leur montrait heureusement la montagne sainte, du côté le plus pittoresque. Du sein de la vaste plaine de Rahah se dresse à pic l’énorme masse rocheuse appelée le mont Horeb. A droite, sur la lisière du désert, au bord de la mer de sable, s’épanouissent, comme deux oasis, les jardins du couvent. A gauche apparaît bientôt dans les déchirures grandioses des rochers une sorte de forteresse : c’est le cloître de Sainte-Catherine. A l’appel parti d’en bas, une porte s’ouvre dyumilieu des rocs, à trente pieds au-dessus du sol. Une corde glisse le long du granit ; les lettres sont placées, sur un escabeau et remontent vers l’étage supérieur. Cette porte aérienne ne sert pas seulement aux missives, mais aux voyageurs eux-mêmes. Quand ils ont obtenu la permission d’entrer, chacun se place tour à tour sur l’escabeau, et des mains exercées soulèvent le poids jusqu’au seuil. On fit exception cependant pour M. Tischendorf, grâce aux recommandations des autorités ottomanes : l’économe du couvent, qui représentait le prieur, descendit à sa rencontre et lui ouvrit une porte réservée. Le drogman seul dut être, ainsi que les bagages, hissé par la voie périlleuse.

C’était la troisième fois que M. Tischendorf revoyait le cloître du Sinaï ; il y retrouvait d’anciennes connaissances, et tout cependant lui paraissait nouveau, tant il était persuadé que cette mission au Sinaï devait avoir de grands résultats. Était-ce l’exaltation du désir dans une âme attachée tout entière à la poursuite de son idée ? Le moine Dionysios, en le félicitant de cette entreprise accomplie sous le patronage du tsar, lui adresse quelques paroles de bienvenue qui lui semblent un signe d’en haut, une promesse mystérieuse. Les voix intérieures prennent aisément une forme divine dans l’atmosphère de l’Orient. À l’ardeur de la foi ajoutez l’ardeur de la science, une double extase produira bientôt de merveilleux mirages. Je crois donc au récit de l’auteur ; je ne le soupçonne pas un instant d’avoir arrangé ces choses après coup, et tous les pressentimens de la découverte qui allait couronner ses voyages me paraissent un fait psychologique très curieux en même temps qu’un témoignage de son zèle. Avec quelle joie il parcourt le vaste et poétique monastère ! Quel bonheur d’errer dans les longues galeries, de revoir les cellules, les chapelles, la grande basilique ! Voici le chœur, un monument du VIe siècle ; au-dessus de l’autel, éclairé par sept candélabres d’argent, on aperçoit une belle mosaïque représentant la transfiguration ; à droite et à gauche sont placés les bustes des deux fondateurs du cloître, l’empereur Justinien et l’impératrice Théodora. Rien de plus étrange que ce couvent, où le mahométisme a sa place auprès des souvenirs judaïques et chrétiens. À la basilique de Justinien est adossée une mosquée dont le croissant s’élève à côté de la croix. A-t-elle été construite par Mahomet lui-même, comme le veut la tradition ? Il serait difficile de l’affirmer. Une chose certaine au moins, c’est que la mosquée est une sauvegarde pour les religieux du Sinaï, entourés de tous côtés par les Bédouins du désert. Chaque année, les caravanes de La Mecque s’arrêtent au couvent du Sinaï pour aller prier dans la mosquée de Mahomet. Les vassaux, les tenanciers des religieux sont presque tous des Bédouins, qui, en protégeant leurs paisibles suzerains, protègent aussi la mosquée. Ces familles arabes qui cultivent les terres du couvent et sont entretenues par les moines étaient autrefois chrétiennes ; elles sont pour la plupart aujourd’hui retournées à l’islam. Mais ce sont surtout les trois bibliothèques du couvent qui excitent la curiosité enthousiaste du voyageur. Au-dessus de la porte, on lit cette inscription : ίατρεϊον ψυΧής. Les moines du Sinaï, dit M. Tischendorf, ayant une santé spirituelle aussi robuste que leurs amis les Bédouins, ni les uns ni les autres ne s’intéressent beaucoup à cette pharmacie de l’âme. On devine aisément quel en serait l’abandon, si un moine du Mont-Athos, le vénérable Cyrille, à la fois chroniqueur et poète, n’était venu s’y installer il y a une vingtaine d’années et n’avait entrepris de cataloguer ces richesses. Il ne paraît pas toutefois que le bon Cyrille, malgré les éloges que lui donne M. Tischendorf, ait envié au savant européen l’honneur de ses trouvailles. Entre un bibliothécaire du Mont-Athos et un antiquaire théologien de Leipzig il y a quelque distance. Cyrille n’appréciait pas toujours exactement les trésors qu’il avait sous la main ; il aimait mieux illustrer de ses vers les portes et les murs du couvent que, de confronter des manuscrits illisibles. Le champ était donc toujours ouvert, et M. Tischendorf n’avait pas de concurrent à redouter parmi ses hôtes.

Au milieu de recherches infructueuses d’abord, mais que soutenait une espérance opiniâtre, il voulut refaire pour la troisième fois l’ascension du Sinaï. C’est une préparation qui en valait bien une autre : visiter la montagne sanctifiée par tant d’augustes souvenirs et consacrée par les prières de tant de générations, n’était-ce pas évoquer le génie du lieu ? L’imagination, je ne dirai pas superstitieuse, mais certainement mystique et poétique du grand paléographe n’est pas insensible à ces harmonies des choses. Il gravit donc en savant et en poète les divers sommets du Sinaï. Le savant notait pas à pas tout ce qui a été sujet de controverse pour les historiens de la Bible depuis un demi-siècle, et, comparant les textes sacrés à la physionomie des lieux, vérifiant sur place les opinions de Robinson ou de Titus Tobler, il combinait d’avance un des plus curieux chapitres de son voyage. Le poète ou du moins le chercheur exalté aspirait à pleins poumons le souffle puissant de l’éternité biblique.


« Ce qui m’environne ici aussi loin que mes regards peuvent porter n’a pas d’analogue sur la terre. C’est un désert de rochers le plus sublime et le plus grandiose qui se puisse voir. A des lieues de profondeur et presque de tous côtés se dressent des masses de granit entremêlées de gouffres ou d’arêtes, sombres masses où pas un bois, pas un champ, pas un pré, pas même le fil argenté d’un ruisseau ne fait apparaître le sourire de la végétation. Image de rudesse et de sublimité tout ensemble, image de la gravité qui écrase ! Aucun signe de floraison, aucune trace de dépérissement ne signale ici la marche des années ; on dirait que le temps s’est arrêté sur ces cimes, on dirait que le passé, s’y élance, s’y enfonce dans le présent avec la force irrésistible des grands phénomènes cosmiques, et apparaît avec sa sainteté, devant qui tout s’efface. C’est donc ici, s’écrie-t-on involontairement, c’est donc ici que le Seigneur a proclamé sa loi au milieu des coups de foudre et des éclairs ; il semble que l’inflexible « tu feras, tu ne feras point, » soit toujours inscrit sur ces rochers par une griffe d’airain. Des mains pieuses ont bâti deux chapelles sur les sommets du Sinaï, une chapelle chrétienne ; une chapelle mahométane, dont il reste encore quelques ruines ; mais la piété n’a pas besoin de ces secours : la montagne elle-même est un autel, un sanctuaire impérissable élevé par la droite de l’Éternel. N’a-t-on pas vu pendant des milliers d’années des pèlerins sans nombre, venus de toutes les zones, s’arrêter ici, plongés dans la contemplation et la prière ? N’a-t-on pas vu les juifs, les chrétiens, les mahométans, malgré les barrières qui les séparent, trouver ici un lieu propice pour une même piété ? Chose extraordinaire ! cette parole de la loi, avec ses avertissemens et ses menaces terribles, de même qu’elle a retenti pour tous, pour tous aussi elle a été intelligible, à tous elle est demeurée chère, tandis que la parole de la promesse joyeuse, céleste, la parole de la consommation libératrice est devenue pour beaucoup une occasion de méprises pernicieuses et une cause de division pour les peuples de la terre. »


Ces derniers mots, qu’un adversaire du christianisme pourrait tourner contre la religion de Jésus, ne sont ici qu’une application des croyances de l’orthodoxie protestante. C’est une allusion calviniste aux paroles célèbres : « Beaucoup d’appelés et peu d’élus. » C’est un souvenir de cette formule si peu chrétienne en apparence, si pleine en réalité de l’esprit de l’Évangile, puisqu’elle exprime en deux mots le réveil de la conscience religieuse et la défense qui lui est faite de jamais se rendormir : « je suis venu apporter, non la paix, mais la guerre. »

Au retour du Sinaï, M. Tischendorf commence ses fouilles nouvelles dans la bibliothèque du couvent de Sainte-Catherine. L’heure décisive approche. Va-t-il trouver ce que la voix mystérieuse lui promet ? Va-t-il réparer la faute qu’il a commise quinze années auparavant ? Dans son premier séjour au couvent du Sinaï en 1844, il avait mis la main sur une corbeille pleine de vieux papiers, de parchemins rongés par le temps, et il avait découvert parmi ces chiffons plusieurs fragmens d’un manuscrit de la Bible qu’il reconnut bientôt pour l’un des plus anciens débris de la littérature chrétienne. Il y a des signes qui ne peuvent tromper un œil exercé : M. Tischendorf s’était empressé d’acquérir un de ces fragmens, c’est celui qui est déposé aujourd’hui à la bibliothèque de Leipzig, et qui porte le nom du roi de Saxe, le Codex Friderico-Augtistanus. Quant aux autres, ne pouvant ni en donner le prix ni les transcrire, il fut obligé de les laisser au Sinaï, en les recommandant aux soins des religieux. Il se promettait bien de revenir, et comptait sur des jours plus prospères où ni le temps ni l’argent ne lui feraient défaut ; mais neuf années s’écoulèrent sans que M. Tischendorf pût reprendre la route de la Palestine. Quand il retourna en 1853 au couvent de Sainte-Catherine, les précieux fragmens avaient disparu ; quelque autre savant européen avait-il mis la main sur la proie ? Cela paraissait probable, et le voyageur s’était consolé en pensant que la suite du Codex Friderico-Augustanus ne tarderait pas sans doute à sortir des presses de Berlin ou d’Oxford. Enfin en 1859 nouvelles recherches et nouvelles déceptions. Le voyageur, qui ne pouvait prolonger son séjour au couvent de Sainte-Catherine, avait déjà fait prévenir ses Bédouins, campés aux environs avec leurs chameaux, de se tenir prêts à repartir le 7 mai ; il avait d’autres couvens à visiter, d’autres bibliothèques à fouiller de fond en comble, et le temps approchait où l’escadre russe allait débarquer le grand-duc Constantin dans un des ports de la terre sainte. Le 4 mai, après une promenade sur l’une des cimes voisines en compagnie de l’économe du couvent, le religieux le fait entrer dans sa cellule pour lui offrir quelques rafraîchissemens. On causait des travaux du voyageur allemand, surtout de ses éditions du texte grec de la Bible : « Et moi aussi, dit l’économe, j’ai là une Bible des Septante. » Et il alla prendre dans un coin de la chambre un manuscrit enveloppé d’un drap noir. M. Tischendorf soulève l’enveloppe et reconnaît les précieuses reliques trouvées par lui en 1844 dans une corbeille de rebuts. Il les parcourt, les dévore des yeux. Ah ! c’était bien autre chose que des parties détachées de l’Ancien Testament ; voici le commencement et la fin des Évangiles, voici même l’Epître de Barnabé. Il demande aussitôt et obtient la permission d’emporter le manuscrit dans sa cellule afin de l’examiner à loisir.


« Quand je fus seul dans ma chambre, je m’abandonnai à l’élan de joie et d’enthousiasme que me causait cette découverte. Le Seigneur, je le savais, le Seigneur venait de remettre en mes mains un trésor inestimable, un document de l’importance la plus haute pour l’église et pour la science. Mes espérances les plus hardies étaient de beaucoup dépassées. Au milieu de l’émotion profonde que me faisait ressentir cet événement providentiel, je ne pus me défendre de cette pensée : « à côté de l’Épitre de Barnabé, ne pourrais-je trouver aussi le texte du Pasteur ? » Je rougissais déjà de ce mouvement d’ingratitude, de cette demande nouvelle en présence d’une telle grâce, quand mes yeux s’arrêtèrent involontairement sur une page presque effacée. Je déchiffrai le titre et demeurai frappé de stupeur. Voici ce que j’avais lu : le Pasteur. Comment décrire ma joie ? J’examinai alors ce que renfermaient ces pages ; il y en avait trois cent quarante-six, et du format le plus grand. Outre vingt-deux livres de l’Ancien Testament presque tous complets, c’était le Nouveau Testament tout entier sans la moindre lacune, puis l’Épître de Barnabé et la première partie du Pasteur d’Hermas. Dans l’impossibilité de fermer l’œil, je me mis à transcrire immédiatement l’Épître de Barnabé en dépit d’une mauvaise lampe et de la froide température ; je bondissais de joie en pensant que j’allais faire don à la chrétienté de ce texte vénérable. La première partie de cette épître n’était connue jusqu’ici que par une traduction latine très défectueuse, et si on avait pour la seconde quelques manuscrits en langue grecque, c’étaient des manuscrits de date récente et n’inspirant qu’une confiance médiocre. Cependant l’église des IIe et III« siècles accordait volontiers à cette lettre, inscrite sous le nom d’un apôtre, le même rang qu’aux épîtres de saint Paul et de saint Pierre. Outre l’Épître de Barnabé, je transcrivis encore dans le cloître des fragmens du Pasteur, ouvrage non moins considérable aux yeux de la primitive église. »


M. Tischendorf savait par expérience combien les moines du Sinaï étaient peu disposés à vendre leurs manuscrits : il ne voulut pas demander autre chose que la permission de copier le texte de la première page à la dernière ; mais comment oser entreprendre un pareil labeur dans le cloître même, c’est-à-dire sans aide et sans ressources ? Ce texte ne comprenait pas moins de cent vingt mille lignes, et le calligraphe d’Alexandrie qui les avait tracées au IVe siècle y avait certainement employé plus d’une année. L’idée lui vint d’accomplir son œuvre dans l’une des villes les plus rapprochées, au Caire par exemple. Il fallait encore une autorisation pour emporter le manuscrit, et le prieur du couvent venait précisément de se mettre en voyage quelques jours après l’arrivée du théologien de Leipzig ; on avait appris la mort du patriarche de Constantinople, le vieil archevêque Constantios, âgé de cent ans, et le prieur du couvent du Sinaï n’avait pu se dispenser de se rendre dans la capitale de l’empire pour l’élection du nouveau patriarche. M. Tischendorf n’avait qu’un parti à prendre : retourner immédiatement au Caire, où il courait la chance de rencontrer encore le prieur, s’adresser à lui ou bien aux autres dignitaires de l’ordre (car c’est au Caire que se trouve la maison mère des religieux du Sinaï), obtenir enfin le privilège d’emporter pour quelques mois le manuscrit en question ; si toutes ces démarches étaient vaines, il reviendrait bravement au Sinaï, résolu à transcrire le texte avec ou sans aides, dût-il y passer l’année entière.

Le 7 février 1859, au lever du soleil, le Bédouin Nazar, avec ses gens et ses chameaux, était devant la porte du couvent. Les religieux accompagnent le voyageur jusqu’à l’entrée du désert, et la caravane se met en marche. On ne perdit pas une minute, C’était un lundi ; le samedi suivant, M. Tischendorf arrivait à Suez, et le dimanche au Caire. Le prieur n’était pas encore parti pour Constantinople. Tout fut réglé avec une promptitude d’action où se reconnaissent l’impatience et l’entrain du savant de Leipzig. Un Bédouin accoutumé à servir les moines et qui avait toute leur confiance est chargé de partir avec un message et de rapporter le manuscrit. La promesse d’une bonne récompense lui donne des ailes ; en neuf jours (la chose, dit M. Tischendorf, ne paraîtra point croyable), du 15 au 23 mars, le Bédouin, monté sur son dromadaire, traversa deux fois le désert égyptien ainsi que le désert arabique ; en neuf jours il alla du Caire au Sinaï et du Sinaï au Caire. Enfin voilà le manuscrit arrivé ; les copistes sont à l’œuvre ; M. Tischendorf s’est adjoint deux de ses compatriotes installés sous ses yeux ; occupé-lui-même à transcrire sa part, il surveille, il dirige ses aides, il répond à leurs questions et résout les difficultés. Pendant deux mois et plus, le pèlerin de la science resta ainsi cloué sur sa chaise à l’Hôtel des Pyramides. Vainement la brise printanière se jouait à sa fenêtre, vainement sur la place les chevaux, les dromadaires, le mouvement de la vie européenne mêlée aux choses de l’Orient, les mille bruits et les mille tableaux de ce grand caravansérail sollicitaient l’attention du touriste ; sourd à toutes les clameurs, insensible à tous les prestiges, il ne voyait que les lettres saintes tracées il y a quinze cents ans par des mains fidèles, il n’entendait que la voix intérieure répétant sans cesse : « Ne te lasse pas ! encore une ligne, encore une page ! La science chrétienne attend de toi cette offrande, le texte le plus ancien du livre où a été consignée la bonne nouvelle. »

C’était donc bien là le plus ancien texte de l’Évangile, M. Tischendorf se demande, au milieu de ses effusions, si le lecteur comprendra son extase. Il faut une certaine initiation en effet pour s’y intéresser. Le but de la critique philologique appliquée à la théologie étant de débarrasser le texte sacré des erreurs, des corrections maladroites, des interpolations volontaires ou fortuites, bref de tout ce que la main des hommes a pu y ajouter dans le cours des âges, nos meilleurs guides en cette délicate étude étaient jusqu’en 1859 trois manuscrits du IVe et du Ve siècle : le fameux manuscrit du Vatican, un manuscrit de Londres connu sous le titre d’Alexandrin, et enfin un manuscrit de Paris appelé le palimpseste de saint Éphrem. Or aucun de ces manuscrits n’est complet. Le manuscrit de Paris ne contient qu’une moitié du Nouveau Testament ; il manque au manuscrit de Londres tout le premier évangile, deux chapitres du quatrième, et presque toute la seconde épître de saint Paul aux Corinthiens ; quant au manuscrit du Vatican, le plus ancien et le plus important des trois, les desiderata embrassent quatre épîtres de saint Paul, les derniers chapitres de l’épître aux Hébreux et l’Apocalypse. On comprend la valeur d’un texte grec égal par l’ancienneté au manuscrit du Vatican, et le seul complet entre tous ceux qui, du Ve siècle au XVe, ont échappé aux ravages des années.

Voilà par quelle conquête M. Tischendorf inaugurait la mission russe en Palestine, voilà le souvenir qu’il attachait au voyage du grand-duc Constantin à Jérusalem. L’escadre russe peut apparaître dans les eaux de la Méditerranée et aborder à Jaffa ; le jour où le frère du tsar et sa noble compagne mettront le pied sur la terre sainte, le chercheur des textes sacrés, envoyé d’avance à la découverte, pourra leur montrer le diamant tant souhaité, la perle de l’Orient chrétien, le Codex Sinaiticus ! Rome, Paris, Londres, possédaient chacune un témoin de ces vieux âges ; Saint-Pétersbourg aura le sien, et ce sera le plus précieux de tous.


III

Le 10 mai 1859, un mouvement inaccoutumé animait le port de Jaffa. De hauts personnages, membres du corps diplomatique ou dignitaires de l’église d’Orient, se pressaient sur le quai ; des barques pavoisées attendaient un signal. Vers midi, on aperçut deux frégates arrivant du côté de la Grèce. Aussitôt le consulat russe et tous les autres consulats de la ville arborèrent leurs pavillons. Plus de doute, c’étaient bien les hôtes annoncés depuis quelques jours ; le grand-duc et la grande-duchesse Constantin faisaient leur pèlerinage en terre sainte. Les deux frégates, que venait de rejoindre un vaisseau de ligne, ne tardèrent pas à jeter l’ancre ; aussitôt une barque où flottait le drapeau amiral sortit du port, et, bravant les vagues soulevées, se dirigea intrépidement vers le navire impérial. C’étaient des diplomates russes, les consuls de Jaffa et de Jérusalem avec le consul-général de Syrie, impatiens de saluer les premiers les augustes voyageurs. Bientôt le grand-duc et sa femme abordent sur le quai ; ils sont reçus par l’archevêque de Petra, vicaire du patriarche de Jérusalem, ainsi que par le caïmakan de Jaffa et le commandant de la garnison. A travers la foule qui se presse au-devant d’eux, ils se dirigent vers la cathédrale grecque, où leur bienvenue est célébrée par un Te Deum ; ils se rendent ensuite dans le cloître grec, transformé en palais pour les recevoir, et c’est là que le soir même ils donnent un festin somptueux au corps diplomatique, aux autorités de la ville, à tous les notables du pays. Or, pendant que chacun s’empresse de la sorte pour faire hommage au prince, le personnage le plus intéressé à cette aventure impériale, le savant dont les découvertes patronnées par le tsar doivent relever le prestige de la Russie au sein de l’église orthodoxe, M. Tischendorf enfin, est retenu par la quarantaine dans le lazaret de Jaffa. Vainement en pousse-t-il des cris de colère ; tout ce qu’il peut obtenir, c’est de faire passer au prince une lettre où il lui annonce le trésor découvert au Sinaï. Eh bien ! de tous les hommages de bienvenue prodigués au noble couple, aucun ne lui fut plus agréable que ce simple billet : « Notre mission n’aura pas été vaine, une grande chose en consacrera le souvenir. Je vais mettre au jour, grâce à vous, le plus ancien manuscrit connu de l’Évangile. »

Le lendemain, dès l’aube, le grand-duc Constantin et sa suite étaient partis de Jaffa pour Jérusalem. C’est dans la ville sainte qu’était le rendez-vous. Délivré ce jour-là même, M. Tischendorf se mit en route avec trois de ses compagnons de captivité, un officier prussien, un Écossais et un Américain. Ils s’étaient procuré en toute hâte des chevaux et des mules ; ils parcourent les riches vallées de Saron, si poétiquement célébrées dans le Cantique des Cantiques, ils arrivent à Ramleh, où tant de souvenirs bibliques et chrétiens se groupent autour des minarets mahométans ; ils s’arrêtent quelques heures au couvent latin de Saint-Nicodème, et bientôt ils aperçoivent à l’horizon la caravane du grand-duc.


« En tête de la caravane marchait un escadron bien équipé. C’étaient l’archevêque de Petra en costume ecclésiastique, le caïmakan de Jaffa, le commandant de la garnison, suivi d’une troupe de cavalerie régulière et de bachi-bouzouks, dont les armes brillantes et les uniformes de toute couleur étincelaient au soleil. Le grand-duc montait un cheval blanc de pur sang arabe, que le pacha gouverneur de Constantinople avait envoyé pour lui à Jaffa. La grande-duchesse était dans un palanquin turc, également envoyé par le pacha ; c’était une sorte de calèche traînée par deux mules que conduisaient deux Arabes. Quatorze soldats de marine, de la garde particulière du grand-amiral, formaient l’escorte de la noble dame. Les dames de sa suite voyageaient aussi en palanquin, excepté la jeune comtesse Kamarofsky, bien campée sur son cheval. Le jeune grand-duc Nicolas, âgé de dix ans, montait un cheval dont la selle, présent de la reine de Grèce, avait la forme d’un fauteuil. La suite du grand-duc se composait d’une centaine de cavaliers. Nous nommerons parmi eux le conseiller d’état Manzurof, chargé de la direction supérieure du voyage, le médecin Haurowitz, un des plus dévoués serviteurs du grand-duc, le secrétaire intime Golownin, esprit et caractère commandant le respect, le maréchal de la cour Tschitschezin, dont la femme faisait partie de l’expédition, le contre-amiral Istomin, le capitaine de vaisseau Taube, avec huit officiers de l’escadre, les trois aides-de-camp Lissianski, Likhatschof et Boye, les barons Mirbach et Gorkovenko, gouverneurs du jeune prince, le philologue Kumani, secrétaire de la légation athénienne. Presque tous portaient de légers vêtemens blancs d’été, avec de blanches casquettes de marins, à l’imitation du grand-duc, qui avait de plus, en souvenir de son voyage d’Algérie, un burnous blanc flottant sur ses épaules. Une troupe à pied fermait la caravane : c’étaient trois cents hommes de l’escadre, tous portant l’uniforme de marin, blancs des pieds à la tête, la carabine Minié sur l’épaule, avec un tambour au milieu des rangs. On voyait aussi marcher à pied l’excellent aumônier du grand-duc ; il avait fait vœu de ne pas voyager autrement tant qu’il foulerait le sol de la terre sainte.

« Cette caravane, déroulant ses lignes à travers la plaine selon les sinuosités de la route, offrait un spectacle magique. Bien que la grande route des pèlerinages conduise tous les ans au même but, objet de tant d’amour, des milliers et des milliers d’hommes venus de tous les points de l’univers, je ne pense pas qu’elle ait vu pareil cortège depuis les croisades. Les croisades ! ah ! le souvenir de ces merveilleuses explosions du grand patriotisme chrétien s’éveilla spontanément au fond de mon âme… »


On voit que M. Tischendorf est déjà saisi par l’enthousiasme moscovite. Un des traits de l’ambition russe est de vouloir se faire sa place dans le monde européen par les théories historiques aussi bien que par les armes. Arrivés tard au sein de la société romano-germanique, les Slaves ont déjà des systèmes au nom desquels ils s’approprient sans façon l’œuvre de leurs aînés[3]. C’est à eux, disent-ils, qu’appartient l’héritage des croisades. C’est à eux, à eux seuls, de relever le sceptre de Godefroy de Bouillon, comme si les nations occidentales n’avaient rien à revendiquer en Orient ! Cette idée des croisades, évoquée au nom et en faveur des Russes, revient activent dans les pages de M. Tischendorf comme dans les écrits des publicistes de Saint-Pétersbourg. Si la vue de la caravane, au moment où il l’aperçoit de loin, lui cause un tel éblouissement, que sera-ce donc lorsque le cortège du grand-duc fera son entrée à Jérusalem ! Après une description très vive des dernières heures qui précèdent l’arrivée, après l’épisode du campement nocturne sur le plateau de Saris, après la visite des voyageurs au chef des Bédouins de la Palestine, à ce fameux Mustapha-Abu-Ghosch, jadis l’effroi des caravanes, fils et petit-fils de princes-bandits, bandit lui-même, emprisonné comme tel par le gouvernement égyptien, puis réintégré dans son domaine en 1851, et aujourd’hui suzerain assez pacifique des contrées qu’il désolait naguère, après bien des scènes de ce genre, où les souvenirs de la Bible et, les réalités musulmanes forment une confusion orientale des plus pittoresques, nous arrivons enfin avec l’auteur aux portes de la ville sainte, où son enthousiasme moscovite va se donner librement carrière.

D’abord, à quelque distance de la ville sainte, s’avança le patriarche grec, vénérable vieillard à tête blanche, heureux de donner au prince sa bénédiction. Béni soit, dit-il d’une voix émue, — et cette formule, adressée à de pareils hôtes, avait une signification qui devait leur plaire, — béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Un peu plus loin, on vit apparaître le patriarche d’Arménie, l’évêque de Syrie, une députation du clergé copte et abyssin. Plus loin encore, aux abords de la ville, trois tentes avaient été dressées pour les cérémonies de la réception officielle. Les nobles voyageurs avaient pris soin de changer de costumes. Au moment où le grand-duc, portant l’uniforme d’amiral avec le cordon bleu de Saint-André, conduisit la grande-duchesse et son jeune fils dans la tente, du pacha gouverneur de Jérusalem, des salves d’artillerie éclatèrent au milieu des roulemens des tambours et des fanfares des clairons. Les consuls de France, d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse, d’Espagne, l’évêque anglican, les premiers ulémas de Jérusalem étaient rassemblés autour du pacha et furent présentés au grand-duc. Les rabbins juifs eux-mêmes n’avaient pas voulu refuser leur hommage à celui qui venait visiter le tombeau du crucifié ; modestement établis au seuil de la ville dans une petite tente d’étoffe tramée d’or, ils le saluèrent au passage. « Mais ce n’était pas le public des tentes, s’écrie M. Tischendorf, qui était le plus nombreux, ce n’était pas la réception officielle qui était la plus touchante. Déjà, depuis une demi-heure, la caravane s’était grossie d’une multitude de pèlerins venus à notre rencontre. On reconnaissait à leurs yeux mouillés de larmes les pèlerins moscovites ; quelle joie, quelle émotion chez eux de trouver tout à coup le frère de leur empereur amené en terre sainte par le même sentiment qui les y avait conduits ! » Au sortir des tentes, le cortège fut enveloppé par les flots de la foule ? on apercevait des turbans de toute forme et de toute couleur, turbans chrétiens, juifs, mahométans, parmi lesquels apparaissaient çà et là les chapeaux européens et les toques polonaises. Ici c’étaient des groupes de femmes vêtues de blanc et voilées, dans une attitude recueillie, là des jeunes filles qui jonchaient de fleurs le chemin de la grande-duchesse. Peu s’en faut, en vérité, que M. Tischendorf ne nous représente la scène comme l’entrée d’un sauveur à Jérusalem. Fidèle cependant à un pieux usage des princes chrétiens, qui, depuis Godefroy de Bouillon, ne sont pas entrés à cheval dans la ville sainte, le grand-duc mit pied à terre devant la porte de Jaffa. Toutes les rues étaient jonchées de feuilles de roses et parfumées d’essences. L’évêque russe, entouré de son clergé, fut le premier à complimenter les hôtes de Jérusalem. Toutes les fenêtres, toutes les terrasses, tous les toits des maisons étaient garnis de spectateurs. La vieille tour de David, enfermée aujourd’hui dans la citadelle turque, envoyait aux arrivans les saluts de l’artillerie. Le noble couple se fit conduire immédiatement à l’église du Saint-Sépulcre, où le patriarche grec, debout sur le seuil, avec ses ornemens pontificaux éblouissans d’or et de pierreries, environné des dignitaires de son église, accueillit solennellement le frère du tsar Alexandre. Et ce n’était pas seulement le frère d’un empereur qu’on fêtait ainsi à Jérusalem ; le patriarche, saluant les trois membres de la famille impériale, rappelait que cette famille était la protectrice de la sainte église par qui est maintenue la foi à la divine trinité. Voilà certes un rapprochement auquel on ne s’attendait pas : la trinité princière auprès de la trinité céleste ! Que cette image appartienne au mystique patriarche ou bien au narrateur ébloui, elle n’en est pas moins un curieux témoignage de l’exaltation moscovite et de sa contagieuse influence sur la terre d’Orient. Après la bénédiction, le patriarche conduisit les illustres pèlerins « dans les deux endroits les plus saints de l’univers, au lieu où le Sauveur expira sur la croix, puis au sépulcre où reposa son corps, » pendant que le clergé grec de la cathédrale chantait à pleine voix les strophes éclatantes du Te Deum. Le vieillard conduisit ensuite ses hôtes dans le Patriarchat, dont les vastes salles avaient été spendidement décorées. Ce fut là aussi, et dans le cloître grec attenant à la demeure du patriarche, que l’escorte du prince fut logée.

Cette entrée grandiose dans la ville sainte, honneur que n’avait eu aucun prince chrétien depuis les croisades, « était d’autant plus significative, dit M. Tischendorf, que ce magnifique ensemble de fêtes, d’hommages, de cérémonies, était dû au concours spontané des influences les plus diverses. » N’était-ce pas le sultan lui-même qui avait mis un bateau à vapeur à la disposition du patriarche pour qu’il pût se rendre de Constantinople à Jaffa et recevoir le grand-duc à Jérusalem ? N’était-ce pas avec une sorte d’élan que le patriarche et tous les dignitaires de l’église grecque s’étaient portés au-devant du prince ? Et ces pèlerins russes, et ces juifs, et ces mahométans, qui donc les avait rassemblés ainsi ? Le doigt de Dieu. Le prince aurait mieux aimé faire son entrée humblement, silencieusement, tout entier à son émotion et à ses prières, c’est ce qu’il disait le lendemain dans un petit cercle d’intimes ; mais cette manifestation qu’il eût voulu éviter, d’autres, s’écrie M. Tischendorf, l’avaient recherchée avec ardeur. Il fallait bien que les âmes chrétiennes eussent là comme la figure et le présage d’une autre arrivée de souverain, d’une cérémonie du même genre, mais plus importante encore et plus durable. « Ce sentiment, dit-il, était au fond de bien des cœurs. Ceux qui essayèrent d’en restreindre l’explosion ne firent qu’en constater la présence et la force. Ah ! si les églises sœurs, en cette occasion solennelle, avaient pu ne point laisser paraître, même d’une manière muette, les dissentimens séculaires qui les séparent, quelle promesse c’eût été pour l’Orient ! Le musulman lui-même eût douté de son avenir. »

Quel est le sens de ces paroles ? L’union si désirable des églises chrétiennes doit-elle donc s’accomplir sous le patronage de la Russie ? Le théologien de Leipzig est-il décidément séduit par l’esprit moscovite ? Oublie-t-il l’impartialité de sa foi, si supérieure aux questions de secte, pour se convertir à l’église orthodoxe ? Tel est pour moi désormais le principal intérêt de son récit. Je laisse là le journal où est raconté heure par heure le séjour du grand-duc à Jérusalem, du moins je n’en veux prendre que ce qui peut nous révéler l’idée secrète de cette mission, accomplie trois ans après la fin de la guerre de Crimée. Je ne m’arrête pas à ces études si curieuses d’ailleurs sur les lieux saints, à ces vives peintures entremêlées de discussions péremptoires, à ces tableaux si neufs où les derniers résultats de la science sont contrôlés avec tant de précision. Depuis les lettres de saint Jérôme jusqu’aux pages de la Citez de Jérusalem écrites au XIIe siècle, depuis les pèlerins et les croisés du moyen âge jusqu’aux grands hagiographes allemands et américains de nos jours, M. Robinson, M. Schultz, M. Titus Tobler, — pas un livre, pas un témoin n’a échappé aux enquêtes de M. Tischendorf. C’est un vrai plaisir de le suivre à la Via dolorosa, à la maison de Pilate, à l’église Sainte-Anne, au jardin des Olives. Quel antiquaire résoudrait mieux toutes les questions que pose ici à chaque pas le sphinx des ruines ? Souvenirs des Juifs, des chrétiens, des Arabes, des Turcs, débris de tous les âges, reliques de toutes les civilisations, qui les débrouillerait d’un coup d’œil plus sûr ? La visite au cloître de Saint-Saba, la visite à Bethléem, offrent des scènes de l’intérêt le plus vif même pour qui a lu déjà les pages admirables de Titus Tobler. Eh bien ! je laisse de côté cette chronique, résumé fidèle des dix journées que le grand-duc et la grande-duchesse ont passées à Jérusalem ; ce qui m’intéresse par-dessus tout, ce sont les sentimens religieux de l’auteur, et ce qu’y ont ajouté à son insu les séductions du mysticisme russe.

Un jour, après avoir visité à Bethléem le berceau du christianisme, M. Tischendorf ne peut retenir un cri de douleur en pensant que le lieu même où toutes les communions chrétiennes doivent oublier leurs dissidences est devenu l’arène des rivalités les plus mesquines et les plus opiniâtres. Si l’unité des formules est impossible, ai elle est même peu désirable, qu’est-ce donc qui s’oppose à l’union des cœurs ? Et où donc cette union s’accomplira-t-elle jamais, si on ne la rencontre pas sur cette terre de Palestine, berceau commun de toutes les églises ? Ces réflexions désolent le noble théologien et il ajoute : « L’auguste voyageur que j’accompagnais à Bethléem caressait l’espérance de voir Jérusalem devenir un jour la capitale de la fédération chrétienne ; hélas ! que nous sommes loin de cette création grandiose ! que nous sommes loin de ce patriotisme chrétien ! » Je relève à mon tour les paroles de M. Tischendorf, et je lui demande s’il connaît bien tous les obstacles qui s’opposent à la réalisation de ce noble rêve. Parmi ces causes si complexes, il faut signaler sans doute les misérables querelles des communions rivales ; sont-ce bien les seules pourtant ? Oubliez-vous les prétentions envahissantes de la Russie ? Oubliez-vous que la plupart des églises grecques, tout en remerciant le gouvernement de Saint-Pétersbourg de sa protection et de ses bienfaits, préfèrent la suzeraineté de l’empire ottoman à celle des tsars ? Au moment même où M. Tischendorf écrit les paroles qu’on vient de lire, il récrimine en termes amers contre la guerre de Crimée. Parcourant la grande mosquée d’Aksa, construite avec les débris du temple de Salomon, il songe à toutes les vicissitudes du temple à travers les siècles, il se demande quand reparaîtra la croix d’Héraclius, de Godefroy, de Baudoin, sur les murailles profanées, et il ajoute avec confusion : « Nous n’avons pas le droit de répéter la clameur éplorée des fils exilés d’Israël : Seigneur ! combien de temps encore ? Du moins nous ne l’avons plus depuis le bombardement de Saint-Jean-d’Acre et la guerre de Crimée ! » Qu’a-t-elle donc fait autre chose, cette guerre de Crimée, que d’empêcher l’invasion russe, c’est-à-dire un des principaux obstacles à cette union dont vous parlez si bien ?

Déjà, dans un autre livre sur l’Orient, M. Tischendorf avait dit : « C’est un point hors de doute, il ne faut pas aujourd’hui autant de plumes qu’il a fallu d’épées autrefois pour atteindre le but que poursuivaient les croisades ; mais ici se dresse la question épineuse : à qui appartiendra Jérusalem ? Le comble de la honte en cette affaire, c’est que les jalousies personnelles l’emportent sur l’intérêt sacré de la communauté. Une chose est claire du moins : il faut que Jérusalem soit chrétienne. Eh bien ! pour couper court aux querelles de famille et aux revendications du commun patrimoine, faisons de Jérusalem ou bien la capitale de la fédération chrétienne, ou bien une ville libre sous le protectorat de la chrétienté. Ce serait le grand acte du siècle, un grand acte d’alliance, et ce mot d’entente cordiale, si souvent employé à faux, serait une vérité. Quel avenir pourrait en résulter pour l’église tout entière ! La déplorable étroitesse des communions chrétiennes d’Orient disparaîtrait enfin devant les rayons d’une nouvelle vie religieuse que répandraient nécessairement les légions inspirées des pèlerins d’Europe. C’est à Jérusalem qu’on verrait se reformer l’unité du christianisme. Les peuples, comme des troupeaux séparés, s’y retrouveraient au bercail. Un nouvel évangile y serait annoncé au monde, l’évangile de la paix de l’église. » Ce sont là de nobles espérances ; mais M. Tischendorf ne se paie-t-il pas de belles paroles au lieu d’aller au fond des choses ? Ne répète-t-il point ce que disent les publicistes mystiques de la sainte Russie, les disciples moscovites de Joseph de Maistre, et les hommes beaucoup moins enthousiastes qui font de cette exaltation un instrument politique ? Peut-il oublier enfin que ces pèlerins d’Europe seraient surtout des pèlerins russes, ces pèlerins si nombreux, si ardens, si inspirés, et pour lesquels le tsar Alexandre II fait construire en ce moment même toute une cité, la Jérusalem nouvelle à côté de l’ancienne ? La première pierre, — c’est M. Tischendorf qui nous l’apprend dans un autre passage, — a été posée en 1860 au nom de l’empereur de Russie avec l’autorisation du sultan.

Certes il y a de belles qualités chez le peuple russe ; c’est une race naïve et cordiale. « Je n’ai rien vu de barbare dans ce peuplé, écrivait Mine de Staël ; au contraire, ses formes ont quelque chose d’élégant et de doux qu’on ne retrouve point ailleurs. » Mme de Staël ne parle pas des boyards, des employés, de tous ceux qui ont exercé ou subi le despotisme ; elle parle de la race, de la sève première, le paysan et le soldat. Nous pouvons ajouter aujourd’hui que les princes eux-mêmes font preuve de rares mérites ; on les voit racheter par les vertus domestiques les désordres et les crimes d’autrefois. Le grand-duc Constantin, tel qu’il nous apparaît dans le récit de voyage de M. Tischendorf, est vraiment digne de sympathie et de respect. Cette piété, ce savoir, cette ouverture de cœur, tout cela est noble et touchant. J’aimerais, avec un guide comme le théologien de Leipzig, suivre le prince à son retour ; j’aimerais à suivre en même temps les destinées du Codex Sinaiticus. Après les dix jours passés à Jérusalem, le prince et le savant se séparent. D’un côté, voici le grand-duc à Constantinople ; nouvelles fêtes, nouveaux honneurs, empressemens inaccoutumés et contraires à la vieille étiquette ottomane : la grande-duchesse par exemple est invitée à dîner au sérail, chose inouïe jusque-là, et nous avons la relation de cet épisode avec des détails tellement intimes que la princesse a pu seule les fournir. D’autre part, M. Tischendorf, toujours à la poursuite de ses chers manuscrits, s’en allait de couvent en couvent, à Beyrouth, à Ladakia, à Smyrne, à Patmos, faisant de nouvelles découvertes, concluant l’affaire du Sinaï, obtenant enfin des autorités du Caire et de Constantinople que le précieux manuscrit, déjà copié par ses soins, fût transporté à Saint-Pétersbourg pour y être reproduit dans un fac-simile monumental. Ces deux événemens, la visite de la grande-duchesse au sérail et la conclusion de l’affaire du Codex Sinaiticus, terminent heureusement ce curieux tableau d’une mission russe en Palestine : ici, la noblesse de la femme chrétienne opposée à cette espèce d’enfance où vieillissent des princesses de hasard ; là, le théologien allemand qui, sous les auspices de la Russie, sauve les trésors enfouis dans la poussière de l’Orient. Eh bien ! tout cela s’efface devant les intérêts que vient d’évoquer M. Tischendorf. « L’unité, dit-il, l’unité des communions chrétiennes sous le protectorat de l’Occident, voilà le programme de l’avenir ! » Et il ne lui déplairait pas, on le voit bien, que ce protectorat fût principalement aux mains des Russes. Or, à cette seule idée, l’image de la Pologne se dresse au fond des consciences et proteste devant l’humanité. Comment oser parler de l’union des églises à Jérusalem, comment bâtir là-dessus toute une politique en Orient, quand on a derrière soi ces milliers de familles catholiques transportées en Sibérie ? Ce que le gouvernement russe pourra faire de bien en Palestine est détruit d’avance par ces souvenirs horribles. Les églises grecques, en reconnaissant ce qu’elles doivent à la protection des Russes, ont raison de préférer la souveraineté de la Turquie. Tant que la Pologne n’aura pas brisé ce tombeau plein de vie où les tsars prétendent l’étouffer, l’action de la Russie sera paralysée en Orient. Ce mot d’union chrétienne invoqué par sa politique révolterait la conscience de l’humanité. Où serait sa place dans ces agapes fraternelles ? L’ombre de la victime empêcherait le meurtrier de s’y asseoir. The table’s full.

Tirons de là une leçon. Certes, si l’on se rappelle tout ce que les chrétiens d’Asie ont eu naguère encore à souffrir du fanatisme musulman, il ne faut pas décourager les hommes qui veulent les affranchir ; les Russes eux-mêmes peuvent rendre service à cette grande cause, et l’Europe aurait tort de ne pas accepter leur concours, à la condition de les surveiller d’un œil attentif. Toutefois, en réponse aux espérances enthousiastes de M. Tischendorf, j’ose dire que l’affranchissement de Jérusalem n’est qu’un intérêt secondaire. M. Tischendorf affirme que le jour où Jérusalem deviendra la capitale d’une fédération chrétienne, on verra se préparer la rénovation du christianisme ; pour moi, je soutiens que cette rénovation ne dépend pas des destinées de la Jérusalem réelle, et que nous devons la chercher en nous-mêmes. L’avenir du christianisme n’appartient pas aux peuples qui domineront dans Jérusalem affranchie ; il appartient aux peuples qui appliqueront le mieux aux intérêts immortels de la religion les principes immortels aussi de la société moderne. La vraie Jérusalem, la ville sainte d’où sortira, comme dit. M. Tischendorf, un évangile nouveau, c’est le respect des croyances chrétiennes qui la rebâtira tôt ou tard. Ce grand architecte attendu des nations, ce sera la civilisation chrétienne intégrale, non pas celle des sectes, mais celle de l’humanité, non pas celle qui se borne à la tradition d’un livre, mais celle que l’esprit invisible développe au cœur du genre humain, celle qui s’est complétée par la France, par l’Allemagne, par l’Angleterre, par le XVIIIe siècle, par la révolution ; — ce sera en un mot le christianisme père de la société moderne et glorifié par elle. Que les églises chrétiennes rivalisent de charité, que le catholicisme romain renonce aux traditions des âges grossiers et rejette hors de son sein tout ce qui offense l’Évangile, que le luthéranisme suédois déchire le code barbare qui le déshonore, que la politique russe efface, s’il se peut, les crimes commis au nom de la foi orthodoxe contre les catholiques de Pologne, enfin que l’humanité chrétienne poursuive ses destinées. agrandies sous le soleil vivifiant de la justice, alors, alors seulement on pourra dire avec le poète :

Jérusalem renaît plus charmante et plus belle.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1850 : la Papauté et la Question romaine au point de vue de Saint-Pétersbourg.
  2. Le grand-duc Constantin, frère d’Alexandre II, le second des fils et le quatrième des enfans de l’empereur Nicolas, n’avait alors que trente et un ans ; né en septembre 1827 il avait épousé au mois d’août 1848 la princesse Alexandra, fille du duc de Saxe-Altenbourg.
  3. Voyez sur ce point une suite de dissertations, russes rassemblées et traduites en allemand par M. Frédéric Bodenstedt : Russische fragmente. Beiträge zur Kenntniss des Staats und Volkslebens in seiner historischen Entwickelung, 2 vol. in-8o, Leipzig 1862. Nous signalerons surtout dans le second volume le morceau intitulé Fragments historiques, par M. A. S. Chomjakov ; c’est toute une philosophie de l’histoire moderne au point de vue russe.