Une Nuit de Cléopâtre/Édition Ferroud, 1894/6

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A. Ferroud (p. 67-82).
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VI


Notre monde est bien petit à côté du monde antique, nos fêtes sont mesquines auprès des effrayantes somptuosités des patriciens romains et des princes asiatiques ; leurs repas ordinaires passeraient aujourd’hui pour des orgies effrénées, et toute une ville moderne vivrait pendant huit jours de la desserte de Lucullus soupant avec quelques amis intimes. Nous avons peine à concevoir, avec nos habitudes misérables, ces existences énormes, réalisant tout ce que l’imagination peut inventer de hardi, d’étrange et de plus monstrueusement en dehors du possible. Nos palais sont des écuries où Caligula n’eût pas voulu mettre son cheval ; le plus riche des rois constitutionnels ne mène pas le train d’un petit satrape ou d’un proconsul romain. Les soleils radieux qui brillaient sur la terre sont à tout jamais éteints dans le néant de l’uniformité ; il ne se lève plus sur la noire fourmilière des hommes de ces colosses à formes de Titan, qui parcouraient le monde en trois pas, comme les chevaux d’Homère ; — plus de tour de Lylacq, plus de Babel géante escaladant le ciel de ses spirales infinies, plus de temples démesurés faits avec des quartiers de montagne, de terrasses royales que chaque siècle et chaque peuple n’ont pu élever que d’une assise, et d’où le prince accoudé et rêveur peut regarder la figure du monde comme une carte déployée ; plus de ces villes désordonnées faites d’un inextricable entassement d’édifices cyclopéens, avec leurs circonvallations profondes, leurs cirques rugissant nuit et jour, leurs réservoirs remplis d’eau de mer et peuplés de léviathans et de baleines, leurs rampes colossales, leurs superpositions de terrasses, leurs tours au faite baigné de nuages, leurs palais géants, leurs aqueducs, leurs cités vomitoires et leurs nécropoles ténébreuses ! Hélas ! plus rien que des ruches de plâtre sur un damier de pavés.

L’on s’étonne que les hommes ne se soient pas révoltés contre ces confiscations de toutes les richesses et de toutes les forces vivantes au profit de quelques rares privilégiés, et que de si exorbitantes fantaisies n’aient point rencontré d’obstacles sur leur chemin sanglant. C’est que ces existences prodigieuses étaient la réalisation au soleil du rêve que chacun faisait la nuit, — des personnifications de la pensée commune, et que les peuples se regardaient vivre symbolisés sous un de ces noms météoriques qui flamboient inextinguiblement dans la nuit des âges. Aujourd’hui, privé de ce spectacle éblouissant de la volonté toute-puissante, de cette haute contemplation d’une âme humaine dont le moindre désir se traduit en actions inouïes, en énormités de granit et d’airain, le monde s’ennuie éperdument et désespérément ; l’homme n’est plus représenté dans sa fantaisie impériale.

L’histoire que nous écrivons et le grand nom de Cléopâtre qui s’y mêle nous ont jeté dans ces réflexions malsonnantes pour les oreilles civilisées. Mais le spectacle du monde antique est quelque chose de si écrasant, de si décourageant pour les imaginations qui se croient effrénées et les esprits qui pensent avoir atteint aux dernières limites de la magnificence féerique, que nous n’avons pu nous empêcher de consigner ici nos doléances et nos tristesses de n’avoir pas été contemporain de Sardanapale, de Teglath Phalazar, de Cléopâtre, reine d’Égypte, ou seulement d’Héliogabale, empereur de Rome et prêtre du Soleil.

Nous avons à décrire une orgie suprême, un festin à faire pâlir celui de Balthazar, une nuit de Cléopâtre. Comment, avec la langue française, si chaste, si glacialement prude, rendrons-nous cet emportement frénétique, cette large et puissante débauche qui ne craint pas de mêler le sang et le vin, ces deux pourpres, et ces furieux élans de la volupté inassouvie se ruant à l’impossible avec toute l’ardeur de sens que le long jeûne chrétien n’a pas encore mâtés ?

La nuit promise devait être splendide ; il fallait que toutes les joies possibles d’une existence humaine fussent concentrées en quelques heures ; il fallait faire de la vie de Meïamoun un élixir puissant qu’il pût boire en une seule coupe. Cléopâtre voulait éblouir sa victime volontaire, et la plonger dans un tourbillon de voluptés vertigineuses, l’enivrer, l’étourdir avec le vin de l’orgie, pour que la mort, bien qu’acceptée, arrivât sans être vue ni comprise.

Transportons nos lecteurs dans la salle du banquet.

Notre architecture actuelle offre peu de points de comparaison avec ces constructions immenses dont les ruines ressemblent plutôt à des éboulements de montagnes qu’à des restes d’édifices. Il fallait toute l’exagération de la vie antique pour animer et remplir ces prodigieux palais dont les salles étaient si vastes qu’elles ne pouvaient avoir d’autre plafond que le ciel, magnifique plafond, et bien digne d’une pareille architecture !

La salle du festin avait des proportions énormes et babyloniennes ; l’œil ne pouvait en pénétrer la profondeur incommensurable ; de monstrueuses colonnes, courtes, trapues, solides à porter le pôle, épataient lourdement leur fût évasé sur un socle bigarré d’hiéroglyphes, et soutenaient de leurs chapiteaux ventrus de gigantesques arcades de granit s’avançant par assises comme des escaliers renversés. Entre chaque pilier, un sphinx colossal de basalte, coiffé du pschent, allongeait sa tête à l’œil oblique, au menton cornu, et jetait dans la salle un regard fixe et mystérieux. Au second étage, en recul du premier, les chapiteaux des colonnes, plus sveltes de tournure, étaient remplacés par quatre têtes de femmes adossées avec les barbes cannelées et les enroulements de la coiffure égyptienne ; au lieu de sphinx, des idoles à tête de taureau, spectateurs impassibles des délires nocturnes et des fureurs orgiaques, étaient assis dans des sièges de pierre comme des hôtes patients qui attendent que le festin commence.

Un troisième étage d’un ordre différent, avec fies éléphants de bronze lançant de l’eau de senteur par la trompe, couronnait l’édifice ; par-dessus, le ciel s’ouvrait comme un gouffre bleu, et les étoiles curieuses s’accoudaient sur la frise.

De prodigieux escaliers de porphyre, si polis qu’ils réfléchissaient les corps comme des miroirs, montaient et descendaient de tous côtés et liaient entre elles ces grandes masses d’architecture.

Nous ne traçons ici qu’une ébauche rapide pour faire comprendre l’ordonnance de cette construction formidable avec ses proportions hors de toute mesure humaine. Il faudrait le pinceau de Martinn, le grand peintre des énormités disparues, et nous n’avons qu’un maigre trait de plume au lieu de la profondeur apocalyptique de la manière noire ; mais l’imagination y suppléera ; moins heureux que le peintre et le musicien, nous ne pouvons présenter les objets que les uns après les autres. Nous n’avons parlé que de la salle du festin, laissant de côté les convives ; encore ne l’avons-nous qu’indiquée. Cléopâtre et Meïamoun nous attendent les voici qui s’avancent.

Meïamoun était vêtu d’une tunique de lin constellée d’étoiles avec un manteau de pourpre et des bandelettes dans les cheveux comme un roi oriental. Cléopâtre portait une robe glauque, fendue sur le côté et retenue par des abeilles d’or ; autour de ses bras nus jouaient deux rangs de grosses perles ; sur sa tête rayonnait la couronne à pointes d’or. Malgré le sourire de sa bouche, un nuage de préoccupation ombrait légèrement son beau front, et ses sourcils se rapprochaient quelquefois avec un mouvement fébrile. Quel sujet peut donc contrarier la grande reine ! Quant à Meïamoun, il avait le teint ardent et lumineux d’un homme dans l’extase ou dans la vision ; des effluves rayonnants, partant de ses tempes et de son front, lui faisaient un nimbe d’or, comme à un des douze grands dieux de l’Olympe.

Une joie grave et profonde brillait dans tous ses traits ; il avait embrassé sa chimère aux ailes inquiètes sans qu’elle s’en votât ; il avait touché le but de sa vie. Il vivrait l’âge de Nestor et de Priam ; il verrait ses tempes veinées se couvrir de cheveux blancs comme ceux du grand prêtre d’Ammon ; il n’éprouverait rien de nouveau, il n’apprendrait rien de plus, Il a obtenu tellement au delà de ses plus folles espérances, que le monde n’a plus rien à lui donner.

Cléopâtre le fit asseoir à côté d’elle sur un trône côtoyé de griffons d’or et frappa ses petites mains l’une contre l’autre. Tout à coup des lignes de feux, des cordons scintillants, dessinèrent toutes les saillies de l’architecture ; les yeux du sphinx lancèrent des éclairs phosphoriques, une haleine enflammée sortit du mufle des idoles ; les éléphants, au lieu d’eau parfumée, soufflèrent une colonne rougeâtre ; des bras de bronze jaillirent des murailles avec des torches au poing : dans le cœur sculpté des lotus s’épanouirent des aigrettes éclatantes.

De larges flammes bleuâtres palpitaient dans les trépieds d’airain, des candélabres géants secouaient leur lumière échevelée dans une ardente vapeur ; tout scintillait et rayonnait. Les iris prismatiques se croisaient et se brisaient en l’air ; les facettes des coupes, les angles des marbres et des jaspes, les ciselures des vases, tout prenait une paillette, un luisant ou un éclair. La clarté ruisselait par torrents et tombait de marche en marche comme une cascade sur un escalier de porphyre, l’on aurait dit une réverbération d’un incendie dans une rivière ; si la reine de Saba y eût monté, elle eût relevé le pli de sa robe croyant marcher dans l’eau comme sur le parquet de glace de Salomon. À travers ce brouillard étincelant, les figures monstrueuses des colosses, les animaux, les hiéroglyphes semblaient s’animer et vivre d’une vie factice ; les béliers de granit noir ricanaient ironiquement et choquaient leurs cornes dorées, les idoles respiraient avec bruit par leurs naseaux haletants.

L’orgie était à son plus haut degré ; les plats de langues de phénicoptères et de foies de scarus, les murènes engraissées de chair humaine et préparées au garum, les cervelles de paon, les sangliers pleins d’oiseaux vivants, et toutes les merveilles des festins antiques décuplées et centuplées, s’entassaient sur les trois pans du gigantesque triclinium. Les vins de Crète, de Massique et de Falerne, écumaient dans les cratères d’or couronnés de roses, remplis par des pages asiatiques dont les belles chevelures flottantes servaient à essuyer les mains des convives. Des musiciens jouant du sistre, du tympanon, de la sambuque et de la harpe à vingt et une cordes, remplissaient les travées supérieures et jetaient leur bruissement harmonieux dans la tempête de bruit qui planait sur la fête : la foudre n’aurait pas eu la voix assez haute pour se faire entendre.

Meïamoun, la tête penchée sur l’épaule de Cléopâtre, sentait sa raison lui échapper ; la salle du festin tourbillonnait autour de lui comme un immense cauchemar architectural ; il voyait, à travers ses éblouissements, des perspectives et des colonnades sans fin ; de nouvelles zones de portiques se superposaient aux véritables, et s’enfonçaient dans les cieux à des hauteurs où les Babels ne sont jamais parvenues. S’il n’eût senti dans sa main la main douce et froide de Cléopâtre, il eût cru être transporte dans le monde des enchantements par un sorcier de Thessalie ou un mage de Perse.

Vers la fin du repas, des nains bossus et des morions exécutèrent des danses et des combats grotesques ; puis des jeunes filles égyptiennes et grecques, représentant les heures noires et blanches, dansèrent sur le mode ionien une danse voluptueuse avec une perfection inimitable.

Cléopâtre elle-même se leva de son trône, rejeta son manteau royal, remplaça son diadème sidéral par une couronne de fleurs, ajusta des crotales d’or à ses mains d’albâtre, et se mit à danser devant Meïamoun éperdu de ravissement. Ses beaux bras arrondis comme les anses d’un vase de marbre, secouaient au-dessus de sa tête des grappes de notes étincelantes, et ses crotales babillaient avec une volubilité toujours croissante. Debout sur la pointe vermeille de ses petits pieds, elle avançait rapidement et venait effleurer d’un baiser le front de Meïamoun, puis elle recommençait son manège et voltigeait autour de lui, tantôt se cambrant en arrière, la tête renversée, l’œil demi-clos, les bras pâmés et morts, les cheveux débouclés et pendants comme une bacchante du mont Ménale agitée par son dieu ; tantôt leste, vive, rieuse, papillonnante, infatigable et plus capricieuse en ses méandres que l’abeille qui butine. L’amour du cœur, la volupté des sens, la passion ardente, la jeunesse inépuisable et fraîche, la promesse du bonheur prochain, elle exprimait tout.

Les pudiques étoiles ne regardaient plus, leurs chastes prunelles d’or n’auraient pu supporter un tel spectacle ; le ciel même s’était effacé, et un dôme de vapeur enflammée couvrait la salle.

Cléopâtre revint s’asseoir près de Meïamoun. La nuit s’avançait, la dernière des heures noires allait s’envoler ; une lueur bleuâtre entra d’un pied déconcerté dans ce tumulte de lumières rouges, comme un rayon de lune qui tombe dans une fournaise ; les arcades supérieures s’azurèrent doucement, le jour paraissait.

Meïamoun prit le vase de corne que lui tendit un esclave éthiopien à physionomie sinistre, et qui contenait un poison tellement violent qu’il eût fait éclater tout autre vase. Après avoir jeté sa vie à sa maîtresse dans un dernier regard, il porta à ses lèvres la coupe funeste où la liqueur empoisonnée bouillonnait et sifflait.

Cléopâtre pâlit et posa sa main sur le bras de Meïamoun pour le retenir. Son courage la touchait ; elle allait lui dire « Vis encore pour m’aimer, je le veux. » Quand un bruit de clairon se fit entendre. Quatre hérauts d’armes entrèrent à cheval dans la salle du festin ; c’étaient des officiers de Marc-Antoine qui ne précédaient leur maître que de quelques pas. Elle lâcha silencieusement le bras de Meïamoun. Un rayon de soleil vint jouer sur le front de Cléopâtre comme pour remplacer son diadème absent.

« Vous voyez bien que le moment est arrivé ; il fait jour, c’est l’heure où les beaux rêves s’envolent, » dit Meïamoun. Puis il vida d’un trait le vase fatal et tomba comme frappé de la foudre. Cléopâtre baissa la tête, et dans sa coupe une larme brûlante, la seule qu’elle ait versée de sa vie, alla rejoindre la perle fondue.

« Par Hercule ! ma belle reine, j’ai eu beau faire diligence, je vois que j’arrive trop tard, dit Marc-Antoine en entrant dans la salle du festin ; le souper est fini. Mais que signifie ce cadavre renversé sur les dalles ?

— Oh ! rien, fit Cléopâtre en souriant ; c’est un poison que j’essayais pour m’en servir si Auguste me faisait prisonnière. Vous plairait-il, mon cher seigneur, de vous asseoir à côté de moi et de voir danser ces bouffons grecs ?…  »