Une Page de la Vie de Voltaire - L’Aventure de Francfort

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Une Page de la Vie de Voltaire - L’Aventure de Francfort
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 836-873).
UNE PAGE
DE
LA VIE DE VOLTAIRE

L’AVENTURE DE FRANCFORT D’APRES LES RECITS ALLEMANDS.

On s’est fort occupé de Voltaire depuis quelques années en Angleterre et en Allemagne. L’humoriste puritain Thomas Carlyle, dans la longue étude qu’il consacre à Frédéric le Grand, ayant rencontré sur sa route le convive de Potsdam, avait beau jeu pour donner carrière à sa verve fantasque, aiguillonnée par les incartades du poète, et on peut croire qu’il n’a point manqué l’occasion[1]. Qu’on se figure l’imagination la plus vive et le rigorisme le plus acéré, qu’on se représente un Michelet et un Joseph de Maistre réunis dans le même écrivain : ce sera Carlyle jugeant Voltaire. Avant lui, l’énergique Macaulay, à propos du livre de M. Thomas Campbell sur Frédéric et son temps, avait buriné le portrait de l’auteur du Mondain avec une netteté magistrale. Au-delà du Rhin, un critique libéral, disciple de Goethe et non pas de Schlegel, M. Hermann Hettner, dans un large tableau de la culture intellectuelle au XVIIIe siècle, a consacré à la France tout un volume où Voltaire est l’objet d’une étude impartiale et précise[2]. M. Preuss, le savant éditeur des œuvres complètes de Frédéric le Grand, avait déjà publié une biographie considérée comme classique chez nos voisins, et qui l’avait désigné d’avance pour la tâche laborieuse qu’il vient d’accomplir. À cette vie de Frédéric, l’auteur avait ajouté des monographies sur divers épisodes du même sujet : ici un livre sur la jeunesse du prince et son avènement au trône, là une série d’études sur les amis, les parens, les compagnons du héros ; Enfin n’oublions pas un ouvrage spécialement consacré aux rapports du poète et du roi : Frédéric le Grand et Voltaire, tel est le titre de ce livre, ou plutôt de ce manifeste, où un démocrate allemand, élève de Louis Boerne, M. Jacob Venedey, se porte le défenseur du roi de Prusse avec une incroyable violence de parti-pris, et, n’admettant pas même de circonstances atténuantes pour le poète outragé, le condamne à un pilori éternel[3].

Parmi tant d’écrivains qui ont surtout considéré Voltaire dans ses relations avec l’Allemagne, comment se fait-il que pas un seul n’ait cherché à compléter nos renseignemens sur ses trois années de séjour à Berlin ? N’y a-t-il donc à ce sujet aucune trouvaille à faire ? Les archives de l’état, les papiers de Frédéric, les mémoires des contemporains, sont-ils donc obstinément muets sur un des plus étranges épisodes du siècle passé ? On a rassemblé, il y a une soixantaine d’années, les documens du procès intenté à Voltaire par le Juif Hirschel, triste aventure qui dès le début souleva l’opinion du pays contre l’hôte de Frédéric, et qui n’est pas plus claire aujourd’hui qu’il y a cent ans, malgré la publication de toutes les pièces. Ce qui serait plus clair et surtout plus digne de l’histoire, ce seraient des renseignemens familiers sur la vie de Voltaire à Berlin, sur l’emploi de ses loisirs à Potsdam, des renseignemens directs, sincères, comme les confidences que Mme de Graffigny écrivait du château de Cirey à son ami Panpan, comme les témoignages du secrétaire Collini sur les voyages du poète et sa manière de travailler en voiture. Nous n’avons que les actes publics de tel ou tel épisode, les lettres de Voltaire et de Maupertuis, du roi de Prusse et de la margrave de Bayreuth ; les actes privés seraient ici le complètement indispensable des documens officiels, et tant que la grande décacheteuse de lettres, comme on l’a spirituellement nommée, tant que la critique de nos jours n’aura pas retrouvé la vie de Voltaire à Berlin comme on a retrouvé la vie de Voltaire à Cirey, il y aura une lacune considérable dans le tableau de la société européenne au XVIIIe siècle. Une tradition conservée chez les Berlinois affirme que Voltaire était avare et rapace ; Macaulay, d’après cette tradition sans doute, raconte que le roi, dans ses heures de colère contre le poète, lui retranchait sa ration de sucre et de chocolat, si bien que le poète, pour se venger, faisait main basse sur les bougies des antichambres et les enfermait dans ses malles. Quelle est la valeur de ces traditions populaires ? Macaulay a-t-il eu raison de les répéter ? Voilà bien des questions sans réponse. Ne dites pas que ce sont là des choses indignes de l’histoire littéraire ; à ces détails misérables, si on en retrouvait l’origine, viendraient se joindre infailliblement des révélations plus importantes.

En attendant que la critique allemande pousse de ce côté ses découvertes, nous avons jugé utile de recueillir et d’examiner de près certaines pièces publiées assez récemment sur l’arrestation de Voltaire à Francfort. Si le séjour de l’auteur du Mondain auprès de Frédéric II est un épisode décisif en cette turbulente carrière, l’aventure de Francfort a droit à une enquête spéciale, car elle est le dernier mot de cet épisode et le point de départ de toutes les fureurs du poète contre le roi. En vain leur vieille amitié parut-elle se renouer quelques années plus tard, en vain la réconciliation fut-elle scellée par une nouvelle correspondance où s’entre-croisent les paroles flatteuses : il n’est pas besoin d’y regarder bien avant pour voir que l’affection si sincère et si vive des premiers jours a disparu à jamais. Et que vais-je parler d’affection ? Leurs esprits seuls s’unissent encore ; il y a désormais entre ces deux cœurs un abîme de sentimens amers, haine d’un côté, défiance de l’autre. Lorsque Voltaire, dans la dernière période de sa vie, prodigue à Frédéric tant d’éblouissans hommages, c’est précisément l’époque où il trace de son ami un portrait tout différent, peinture intime, secrète, comme le Justinien de Procope, et destinée à déshonorer devant l’avenir celui qu’il a glorifié devant ses contemporains. D’autre part, lorsque Frédéric, après la mort de Voltaire, prononce son éloge funèbre à l’académie de Berlin, personne n’a besoin de lui apprendre que Voltaire était son ennemi implacable, que Voltaire l’avait poursuivi de ses ressentimens à l’heure du plus grand péril, que la haine de la tsarine Elisabeth, cette haine qui avait failli lui être si funeste pendant la guerre de sept ans, avait été entretenue par Voltaire. D’où venait donc cette ardeur obstinée de vengeance chez un esprit si mobile et au fond si humain ? Du scandale de Francfort.

Ce scandale, on ne le connaissait jusqu’ici que par les clameurs du poète et la relation de son secrétaire, le Florentin Collini. Je dis les clameurs du poète, vrai charivari en effet, cris de colère, cris de honte, dissimulés et rassemblés sous ce titre : Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. Ces pages étaient-elles destinées à voir le jour ? On l’a nié, nous le savons ; il faudrait cependant aujourd’hui une certaine candeur pour se payer de telles excuses. L’auteur, dit-on, voulait brûler son manuscrit ; que ne l’a-t-il jeté au feu ? L’auteur, après l’affront subi à Francfort, l’âme aigrie, le cœur gros, avait épanché sa rancune dans ces pages sarcastiques, simple résumé de ses conversations, simple écho d’un ressentiment qu’il devait bien vite oublier. Pourquoi donc ce récit composé avec tant d’art ? pourquoi ce mélange d’éloges et d’outrages entrelacés avec une si perfide industrie ? pourquoi ces deux copies gardées si soigneusement ou si complaisamment divulguées ? En 1781, presque au lendemain de la mort de Voltaire, le marquis de Luchet, son ami, expose l’aventure de Francfort à peu près comme la raconteront les Mémoires. Les Mémoires eux-mêmes ne tardent pas à paraître dans l’édition de Kehl (1785-1789), et les éditeurs ont beau affirmer que cet écrit n’était pas destiné au public, ils ne regrettent pas de l’avoir produit au grand jour. Laissons là toutes ces comédies. Voltaire, en rédigeant les mémoires qui ont si fort irrité les défenseurs de Frédéric II, savait très bien ce qu’il faisait. Les accusations de l’auteur s’adressaient à la postérité, c’est à la postérité de les juger. Le texte est là, comique et cynique ; c’est à nous de voir ce que le besoin de vengeance a mêlé de calomnies odieuses aux bouffonneries rabelaisiennes. Pour accomplir cette tâche et débrouiller ce chaos, de nouveaux témoins sont nécessaires ; testis unus, testis nullus. Ici se place le second document de notre enquête, l’ouvrage posthume de Collini publié en 1807[4]. Collini, secrétaire de Voltaire à Berlin et son compagnon d’infortune à Francfort, avait raconté aussi ses souvenirs, et bien qu’il soutienne la même cause que son patron, c’est déjà un témoignage de plus qui modifie un peu l’aspect des choses. Voilà les mémoires secrets de l’irascible poète exposés à une sorte de contrôle. Or, sans parler des imputations flétrissantes lancées par le poète à l’adresse du roi et contre lesquelles proteste la vie entière de Frédéric le Grand, il était difficile de ne pas tenir pour suspectes certaines parties de l’aventure de Francfort, quand on voyait le récit de Collini s’écarter sensiblement de la narration du maître. À supposer même que Voltaire n’ait pas eu intérêt à déguiser la vérité, la colère, une juste colère, ne devait-elle pas troubler sa vue ?

L’affaire en était là depuis bien des années, les doutes se prolongeaient et se prolongeraient encore sans l’incident inattendu que nous voulons faire connaître à nos lecteurs. Un troisième témoin vient d’apparaître après un siècle de silence, et ce témoin n’est autre que l’agent même de Frédéric II, ce trop célèbre Freytag immortalisé par les sarcasmes de Voltaire. Un des derniers représentans de la tradition du XVIIIe siècle en Allemagne et l’un des hommes qui ont inauguré l’âge nouveau, un ami de Goethe et d’Henri Heine, M. Varnhagen d’Ense, a eu l’heureuse chance de retrouver à Berlin presque toutes les pièces de ce singulier procès, les ordres de Frédéric, les rapports de M. le baron de Freytag, son résident à Francfort, les lettres de ce même baron aux ministres du roi, ses communications avec ses employés, ses requêtes, ses plaintes, ses cris, bref tout le dossier de l’aventure, un dossier sur Voltaire rédigé par une chancellerie tudesque[5] ! Ce dossier, M. Varnhagen d’Ense l’a étudié avec une partialité tout allemande ; je voudrais le débrouiller sans parti-pris. Il s’agit de détails qui ont leur importance, puisqu’ils éclairent d’un jour nouveau un épisode intéressant à plus d’un titre de l’histoire du XVIIIe siècle ; mais ni l’Allemagne ni la France, il faut le dire tout de suite, ne sont engagées dans ce débat.


I

Nous n’avons pas à raconter en détail les querelles d’académie et d’antichambre à la suite desquelles l’auteur du Mondain fut obligé de quitter la cour de Prusse ; qu’il nous soit permis seulement de les rappeler en peu de mots pour la commodité de notre récit. C’est tant pis pour Voltaire, si, au moment d’apprécier sa parole dans l’aventure de Francfort, nous le trouvons à Berlin en flagrant délit d’injustice et de cruauté envers un écrivain français des plus respectables et qu’il avait précédemment glorifié lui-même en termes magnifiques. La raillerie de Voltaire, à quelque objet qu’elle s’attaque, est tellement incisive, que tous ses adversaires, sérieux ou frivoles, innocens ou coupables, une fois atteints et mordus, en ont gardé la trace. Qu’est-ce que Maupertuis aujourd’hui pour quiconque admet la tradition sans y regarder de près ? Un personnage ridicule et burlesque. Qu’était ce même homme il y a cent ans ? On peut le comparer à ce qu’a été de nos jours M. Alexandre de Humboldt. La république des sciences n’avait guère de citoyen plus considérable. Disciple de Newton, il avait été le premier interprète, le premier défenseur des découvertes du savant anglais contre les partisans de la physique cartésienne. En 1736, âgé de trente-huit ans à peine, il est envoyé en Laponie à la tête d’une grande expédition scientifique pour vérifier une des conjectures les plus hardies de Newton, la théorie de l’aplatissement de la terre aux deux pôles. La commission chargée du même travail dans l’Amérique du Sud est présidée par M. de La Condamine ; Maupertuis préside la commission du nord. Il part au printemps de 1736, et Voltaire le salue de ses vers spirituellement et joyeusement enthousiastes. Le poète anime les constellations polaires qui s’écrient, frappées d’admiration à la vue des intrépides voyageurs : « Ces gens sont fous ou ces gens sont des dieux ! » Il prédit que Newton va être justifié, que les calculs du génie vont être consacrés par des observations solennelles, que le globe sera bien et dûment convaincu d’être plat aux deux extrémités de son axe, et mêlant sa gaîté intarissable à ses chants inspirés, il plaisante en passant le pauvre peuple rimeur privé désormais de cette métaphore classique, de ce beau nom de machine ronde

Que nos flasques auteurs, en chevillant leurs vers,
Donnaient à l’aventure à ce plat univers.


Partez donc, Maupertuis, Clairault, Lemonnier, Outhier, vous aussi leur digne auxiliaire, vous le poète virgilien et le vulgarisateur de la science, brillant comte Algarotti, allez,

Sous le ciel des frimas,
Porter en grelottant la lyre et le compas,
Et sur des monts glacés traçant des parallèles,
Faire entendre aux Lapons vos chansons immortelles !


Ils partent, et, deux ans après, lisant le rapport de Maupertuis, Voltaire éclate en transports de joie. Il admire le voyageur et le savant, il le glorifie en prose et en vers, il écrit une page où il y a. plus de souffle épique assurément que dans toute la Henriade, il montre les dieux étonnés de l’audace de l’homme, les cieux émus, l’empyrée qui s’agite, et parmi les mondes que mesure le génie les grands maîtres apparaissant soudain, Newton et Descartes venant féliciter le Leibnitz de la France. Ces magnifiques éloges popularisent le nom du hardi voyageur, et, je le répète, celui qu’on appelait le nouveau Leibnitz ne paraissait pas tout à fait indigne alors de ce prodigieux triomphe.

Quelques années plus tard, Maupertuis est à Berlin ; le roi l’a marié, l’a doté, l’a comblé d’honneurs, l’a nommé enfin président perpétuel de son académie. Voltaire va l’y rejoindre, et bientôt ce Maupertuis, si poétiquement célébré en des épîtres enthousiastes, est l’objet des plus violentes satires, tracées par la même plume et signées du même nom. Il n’y a pas pour Voltaire de bouffonnerie assez aristophanesque dès qu’il s’agit de ridiculiser Maupertuis. On connaît cette histoire ; on sait les occasions ou du moins les prétextes, la querelle de Maupertuis et du mathématicien Koenig, les torts évidens de Maupertuis, enfin l’intervention soudaine de Voltaire, qui n’a que faire dans ce débat, mais qui va le détourner à son profit pour assassiner moralement l’ami du roi, le protégé du roi, le président de l’académie du roi. Telle est au fond la véritable explication de ce duel : c’est le duel de deux favoris, l’un qui tient le sceptre de la science avec des prétentions un peu lourdes, l’autre qui d’une main légère fait étinceler à tous les yeux le sceptre de l’esprit moqueur. Frédéric osera-t-il encore donner la préférence à l’homme qui sera devenu la risée de l’Europe ? Ainsi pense Voltaire, et au moment où la querelle des deux savans agite la ville, au moment où Maupertuis, malgré l’appui d’Euler, semble condamné par l’opinion, il écrit la Diatribe du docteur Akakia. Impossible d’être plus alerte et de mieux saisir l’occasion au vol.

Ce n’est pas assez pourtant d’avoir l’esprit alerte, il faut mesurer ses coups. Voltaire avait trop chargé la mine, et, tout en blessant l’ennemi avec sa mitraille, il sera forcé de battre en retraite. Frédéric défend le président de son académie ; il n’a pu s’empêcher de sourire en lisant les railleries du docteur, mais il jette le manuscrit au feu, ordonnant que toutes ces querelles finissent. Le poète ne se rend pas ; une autre copie de son œuvre est imprimée en Hollande, et voilà bientôt le pamphlet qui court la ville. À la nouvelle de cette rébellion, le roi se sent blessé ; le pamphlet sera brûlé une seconde fois, non plus par Frédéric souriant et sous le manteau de la cheminée, mais publiquement, sur la place des Gendarmes, de la main du bourreau. Voltaire indigné renvoie à Frédéric les joujoux dont il se moque, la clé d’or et la croix bleue ; il veut quitter la Prusse, qui n’est plus à ses yeux qu’un grossier corps de garde. Frédéric refuse de le laisser partir avant d’avoir calmé sa colère, il le mande presque militairement de Berlin à Potsdam[6], et on sait quels cris cette violence arrache au prisonnier. Ses lettres à Mme Denis, au comte d’Argental, sont pleines de lamentations tragiques. Que faire ? que devenir ? comment échapper à un homme qui dispose de cent mille baïonnettes ? Ce Salomon du Nord n’est désormais qu’un tyran de la plus vile espèce, un Denys de Syracuse, un maître plus absolu que le Grand-Turc. Qui délivrera Voltaire de ses griffes ? Enfin, à force de se plaindre, il obtient la permission de partir, sous condition toutefois : il reviendra, il reprendra sa place à la cour, tous les griefs seront oubliés, et les beaux jours de Sans-Souci recommenceront. Le roi ne veut pas que cette rupture soit un scandale public et devienne l’amusement de l’Europe. Point de bruit si je ne le fais, c’était là sa devise. Voltaire promet tout, sauf à ne rien tenir, et la comédie est jouée de part et d’autre jusqu’à la dernière heure. C’est le 20 mars 1753 que Voltaire reçoit la permission de quitter la Prusse ; il n’en profite que six jours plus tard, et pendant ces six jours il soupe chaque soir chez le roi. Quels soupers, quel entrain, quel retour d’enthousiasme chez Voltaire, si vous en croyez sa lettre au duc de Richelieu ! Quelle tendresse aussi dans l’âme de Frédéric, à ne juger que ses actes apparens ! Frédéric s’éloigne de Potsdam le jour même où son ami malade se met en route pour les eaux de Plombières ; une fois Voltaire parti, quel serait l’ennui du roi dans son palais abandonné ! Pour un tel chagrin, il n’y a que la distraction des affaires ; il s’en va donc en Silésie faire l’inspection des troupes. C’est ainsi que les deux amis se quittèrent le 26 mars 1753 pour ne plus se revoir, ni à Berlin ni ailleurs. « Qu’il ne revienne jamais ! disait Frédéric ; c’est un homme bon à lire, mais dangereux à connaître. » Voltaire écrivait de son côté : « Il voulut que je soupasse avec lui ; je fis donc encore un souper de Damoclès, après quoi je partis avec promesse de revenir et avec le ferme dessein de ne le revoir de ma vie[7]. »

Voilà donc Voltaire en route pour Plombières avec son secrétaire Collini. De Berlin, il se rend directement à Leipzig, où il séjourne une vingtaine de jours, mettant ordre à ses affaires, rangeant ses livres et ses papiers dans ses malles, écrivant force lettres à ses amis de Paris, rendant visite à l’illustre Gottsched, conférant avec l’imprimeur Breitkopf qui a sous presse plusieurs de ses ouvrages, respirant les premières émanations du printemps sous les ombrages délicieux de la Rosenthal, en un mot occupé des choses les plus inoffensives du monde. Il part ensuite pour Gotha, où le grand-duc et la grande-duchesse, apprenant qu’il vient de descendre à l’hôtel des Hallebardes, l’obligent à loger au château et l’y gardent trois semaines. De là il va rendre visite au landgrave de Hesse ; puis, se dirigeant vers la France, il arrive à Francfort. C’est là que l’attendait cette aventure de Vandales au souvenir de laquelle il poussera des cris de rage jusqu’à la fin de sa vie. Écoutons le récit qu’il en fait. L’Allemagne nous envoie aujourd’hui la justification des Vandales accusés par Voltaire et Collini ; avant d’entendre la défense, il faut lire l’acte d’accusation :


« Il y avait à Francfort un nommé Freytag, banni de Dresde après y avoir été mis au carcan et condamné à la brouette, devenu depuis dans Francfort agent du roi de Prusse, qui se servait volontiers de tels ministres, parce qu’ils n’avaient de gages que ce qu’ils pouvaient attraper aux passans. Cet ambassadeur et un marchand nommé Schmid, condamné ci-devant à l’amende pour fausse monnaie, me signifièrent, de la part de sa majesté le roi de Prusse, que j’eusse à ne point sortir de Francfort jusqu’à ce que j’eusse rendu les effets précieux que j’emportais à sa majesté. « Hélas ! messieurs, je n’emporte rien de ce pays-là, je vous jure, pas même les moindres regrets. Quels sont donc les joyaux de la couronne brandebourgeoise que vous redemandez ? — C’être, monsir, répondit Freytag, l’œuvre de poëshie du roi mon gracieux maître. — Oh ! je lui rendrai sa prose et ses vers de tout mon cœur, lui répliquai-je, quoique après tout j’aie plus d’un droit à cet ouvrage. Il m’a fait présent d’un bel exemplaire imprimé à ses dépens. Malheureusement cet exemplaire est à Leipzig avec mes autres effets. » Alors Freytag me proposa de rester à Francfort jusqu’à ce que le trésor qui était à Leipzig fût arrivé, et il me signa ce beau billet : « Monsir, sitôt le gros ballot de Leipzig sera ici, où est l’œuvre de poëshie du roi mon maître, que sa majesté demande, et l’œuvre de poëshie rendu à moi, vous pourrez partir où vous paraîtra bon. À Francfort, 1 de juin 1753. Freytag, résident du roi mon maître. » J’écrivis au bas du billet : Bon pour l’œuvre de poëshie du roi votre maître ; de quoi le résident fut très satisfait.

« Le 17 de juin arriva le grand ballot de poëshie. Je remis fidèlement ce sacré dépôt, et je crus pouvoir m’en aller sans manquer à aucune tête couronnée ; mais dans l’instant que je partais on m’arrête, moi, mon secrétaire et mes gens ; on arrête ma nièce : quatre soldats la traînent au milieu des boues chez le marchand Schmid, qui avait je ne sais quel titre de conseiller privé du roi de Prusse. Ce marchand de Francfort se croyait alors un général prussien : il commandait douze soldats de la ville dans cette grande affaire avec toute l’importance et la grandeur convenables. Ma nièce avait un passeport du roi de France, et de plus elle n’avait jamais corrigé les vers du roi de Prusse. On respecte d’ordinaire les dames dans les horreurs de la guerre ; mais le conseiller Schmid et le résident Freytag, en agissant pour Frédéric, croyaient lui faire leur cour en traînant le pauvre sexe dans les boues. On nous fourra tous dans une espèce d’hôtellerie à la porte de laquelle furent postés douze soldats : on en mit quatre autres dans ma chambre, quatre dans un grenier où l’on avait conduit ma nièce, quatre dans un galetas ouvert à tous les vents, où l’on fit coucher mon secrétaire sur de la paille. Ma nièce avait, à la vérité, un petit lit ; mais ses quatre soldats, avec la baïonnette au bout du fusil, lui tenaient lieu de rideaux et de femmes de chambre.

« Nous avions beau dire que nous en appelions à César, que l’empereur avait été élu à Francfort, que mon secrétaire était Florentin et sujet de sa majesté impériale, que ma nièce et moi nous étions sujets du roi très chrétien, et que nous n’avions rien à démêler avec le margrave de Brandebourg ; on nous répondit que le margrave avait plus de crédit dans Francfort que l’empereur. Nous fûmes douze jours prisonniers de guerre, et il nous fallut payer cent quarante écus par jour. Le marchand Schmid s’était emparé de tous mes effets, qui me furent rendus plus légers de moitié. On ne pouvait payer plus chèrement l’œuvre de poëshie du roi de Prusse. Je perdis environ la somme qu’il avait dépensée pour me faire venir chez lui et pour prendre de mes leçons. Partant, nous fûmes quittes.

« Pour rendre l’aventure plus complète, un certain Van Duren, libraire à La Haye, fripon de profession et banqueroutier par habitude, était alors retiré à Francfort. C’était le même homme à qui j’avais fait présent, treize. ans auparavant, du manuscrit de l’Anti-Machiavel de Frédéric. On retrouve ses amis dans l’occasion. Il prétendit que sa majesté lui redevait une vingtaine de ducats et que j’en étais responsable. Il compta l’intérêt et l’intérêt de l’intérêt. Le sieur Fichard, bourgmestre de Francfort, qui était même le bourgmestre régnant, comme cela se dit, trouva, en qualité de bourgmestre, le compte très juste, et en qualité de régnant il me fit débourser trente ducats, en prit vingt-six pour lui, et en donna quatre au fripon de libraire.

« Toute cette affaire d’Ostrogoths et de Vandales étant finie,.j’embrassai mes hôtes et je les remerciai de leur douce réception. »


La narration est charmante, très vive, très fine, très française, par la netteté du langage ; est-elle française aussi par la droiture et la sincérité ? n’y manque-t-il pas des choses essentielles ? C’est ce qu’il s’agit d’examiner à la lumière des documens nouveaux. Nos voisins les Allemands, libéraux ou démocrates, sont impitoyables aujourd’hui contre Voltaire ; ils veulent absolument en faire un fourbe, un élève des jésuites, un esprit égoïste et sans flamme, tandis que Frédéric en face de lui exprimerait l’idéal de son temps. Singulier entêtement du patriotisme ! En répondant à Varnhagen d’Ense comme à M. Venedey, donnons-nous le mâle plaisir de l’impartialité, élevons-nous par la justice au-dessus des passions d’un autre âge.

Je ne veux pas faire le philosophe de Sans-Souci meilleur qu’il n’était ; il faut reconnaître pourtant qu’à travers toutes les comédies de sa rupture avec Voltaire, il se conduisit royalement envers lui, puisqu’il eut confiance dans sa loyauté. Parmi les bagages du fugitif se pouvait un recueil de poésies de Frédéric, recueil secret, confidentiel, imprimé seulement pour quelques amis, car les principaux cabinets de l’Europe, surtout le gouvernement de Louis XV et de Mme de Pompadour, y étaient l’objet des plus injurieux sarcasmes. Frédéric, en se séparant de Voltaire, et bien qu’il ne comptât point sur son retour, ne lui avait pas redemandé ces dangereuses confidences. Or, à peine sorti de Berlin, le prisonnier s’en donne à cœur joie. Quel bonheur de respirer librement ! Quelles délices de préparer sa vengeance ! A Leipzig, à Gotha, il commence le feu, tantôt harcelant Maupertuis de nouvelles attaques au point de s’attirer une provocation au pistolet à laquelle il répond publiquement par une véritable mitraille de bouffonneries et d’insultes, tantôt criblant le roi de Prusse de traits empoisonnés et lui suscitant partout des ennemis. Il avait pour cela des armes terribles dans les poésies du roi. Le recueil en question renfermait les vers que Voltaire lui-même, au temps de sa plus grande faveur à Berlin, signalait en ces termes dans une lettre à Mme Denis : « Savez-vous bien qu’il a fait un poème dans le goût de ma Pucelle, intitulé le Palladium ? Il s’y moque de plus d’une sorte de gens… » Parmi ces gens de plus d’une sorte bafoués par Frédéric se trouvaient au premier rang les chefs de la politique européenne, souverains et ministres ; les personnages officiels des cours allemandes n’y étaient pas épargnés, et l’on comprend que Voltaire eût beau jeu pour soulever contre son ami de la veille des ressentimens implacables. S’il commence à Gotha, que sera-ce donc à Versailles ? Potsdam s’émeut des premières indiscrétions du poète émancipé ; Frédéric, prévenu par ses amis, n’hésite pas à y couper court, et, à peine revenu de Silésie, il se décide à faire saisir entre les mains de Voltaire le livre accusateur.

Comment s’y prendre pour exécuter ce coup de main ? On reconnaît ici le stratégiste impétueux, le maître accoutumé à être obéi sur un signe, et non le diplomate consommé. M. Varnhagen d’Ense, ancien membre des légations prussiennes, et, bien que devenu démocrate vers la fin de sa vie, fort attaché aux formes de l’étiquette, estime que tous les scandales de l’aventure de Francfort ont eu pour principe un ordre mal conçu. Au lieu de confier l’affaire à son ministre des relations extérieures, c’est-à-dire à un homme qui devait connaître l’importance des termes clairs et précis, Frédéric en chargea un personnage à tout faire, le maître Jacques du palais, M. de Fredersdorff. Le 11 avril 1753, M. de Fredersdorff adresse à M. le baron de Freytag, résident prussien à Francfort, une instruction dont voici le résumé : — Par ordre de sa majesté le roi, lorsque Voltaire passera par Francfort, ce qui ne saurait tarder, M. le résident et conseiller de guerre baron de Freytag, accompagné de M. le conseiller aulique Schmid, ira lui redemander sa clé de chambellan ainsi que la croix et le ruban de l’ordre pour le mérite. En outre, comme les bagages de Voltaire sont adressés de Berlin à Francfort, et qu’il s’y trouve beaucoup de lettres et d’écritures de l’auguste main de sa majesté, M. de Freytag fera ouvrir en sa présence toutes ces malles, toutes ces caisses, sans oublier les coffres particuliers du voyageur, et saisira tous les papiers susdits, ainsi qu’un livre pareillement contenu dans les bagages. — Le chambellan ajoute : « Comme ce Voltaire est fort intrigant, vous aurez soin l’un et l’autre de prendre toutes les précautions pour qu’il ne puisse rien soustraire à vos recherches. Quand vous aurez tout fouillé, les objets saisis devront être empaquetés avec soin et envoyés à Potsdam à mon adresse. Dans le cas où Voltaire ne consentirait pas de bonne grâce à la saisie, on le menacera de l’arrêter ; si cela ne suffit point, on l’arrêtera en effet, puis, l’opération terminée sans complimens, on le laissera poursuivre son voyage. » Est-ce donc là un ordre mal rédigé ? M. Varnhagen a-t-il raison de vouloir absolument que Frédéric soit irréprochable en cette affaire, et que ses agens seuls, par leurs maladresses, endossent la responsabilité du scandale ? Mais qui ne voit la main du roi de Prusse dans cet ordre impatient, impérieux, formulé avec injure ? Il fallait, dit le méthodique Varnhagen, indiquer nettement le livre réclamé par le roi, au lieu de signaler en termes vagues de « nombreuses lettres et écritures[8], » dont la recherche allait prolonger une situation scabreuse, embrouiller les agens prussiens, exaspérer Voltaire et transformer une affaire secrète en un scandale européen. Eh ! mon Dieu, ce n’est pas la désignation plus ou moins précise du livre qui a troublé la cervelle de ce baron, c’est l’ordre même, l’ordre où se révèle si visiblement une personne despotique, l’ordre de fouiller et d’arrêter Voltaire au nom du roi de Prusse dans une ville libre, dans une ville où se faisait le couronnement des empereurs. Le résident devait penser que l’affaire était bien grave pour qu’on violât tant de convenances à la fois. Après cela, qu’un homme d’esprit s’en fût tiré plus habilement, que M. de Freytag ait été, non pas un scélérat, comme l’affirme Voltaire, mais un triple sot, comme M. Varnhagen l’a prouvé sans le vouloir, ce n’est pas nous qui soutiendrons le contraire.

Voyez-le à l’œuvre dès le premier jour. L’instruction du factotum de Frédéric était arrivée à Francfort le 19 avril ; sans perdre une minute, le baron propose un plan de campagne à son collaborateur, j’allais dire à son complice M. Schmid. « 1° Les gardiens de la porte de Tous-les-Saints et de la porte de Friedberg[9]seront chargés de surveiller avec la plus grande attention l’arrivée de M. de Voltaire ; non-seulement on lui demandera dans quel logis il se propose de descendre, mais on fera suivre immédiatement la voiture afin de s’assurer si elle se rend en effet à l’hôtellerie indiquée. En même temps, un exprès sera envoyé à M. Schmid pour le prévenir. Il sera expressément défendu aux gardiens des portes de laisser soupçonner à M. de Voltaire les mesures prises à son égard ; mais comme il faut prévoir les indiscrétions ou les trahisons de ces agens, on trouvera un prétexte qui expliquera ces mesures à leurs yeux ; on leur dira, par exemple, qu’il s’agit de remettre à M. de Voltaire un paquet à lui destiné. Il faut prévoir aussi le cas où M. de Voltaire prendrait un autre nom que le sien ; on aurait donc soin de signaler à M. Schmid tous les Français qui arriveraient à Francfort avec un certain équipage[10]. On n’oubliera pas d’ailleurs de donner aux gardiens de ville le signalement exact de sa personne : 2° S’entendre avec le maître de poste M. Klees, dont le premier postillon espionnera M. de Voltaire dès son arrivée sous prétexte. de lui offrir ses services pour la continuation de son voyage, 3° Envoyer à Friedberg un homme de confiance qui s’installera chez le maître de poste jusqu’à l’arrivée de Voltaire. 4° Même tactique au relai de poste de Hanau. 5° S’informer, chacun de son côté, des hôtels où Voltaire est descendu pendant la route. 6° Se préoccuper du cas où Voltaire serait déjà installé à Francfort, envoyer dans les principaux hôtels de la ville des espions qui demanderaient : N’est-ce pas ici qu’est descendu un gentilhomme français nommé Maynvillar ? — On répondra nécessairement non. Et si c’est là qu’est notre homme, on ajoutera sans doute : Il y a bien ici un Français, mais il s’appelle Voltaire. De cette manière, nous aurons le renseignement que nous cherchons, sans l’avoir demandé. 7° Le facteur qui me porte mes lettres est à ma dévotion ; je saurai par lui s’il est arrivé déjà des missives au nom de Voltaire et en quel lieu on les lui adresse. » Le baron de Freytag priait le conseiller Schmid de méditer ce plan, d’y joindre ses observations écrites et de le lui renvoyer au plus tôt, à quoi le conseiller Schmid ne répondit que par un cri d’admiration.

O finesse allemande ! ô machiavélisme de cette police tudesque ! la grande conspiration est à l’œuvre ; gardiens de ville, postillons, facteurs de la poste aux lettres, toute une escouade de limiers a commencé la besogne. Au milieu de ces roueries naïves et consciencieuses, une chose embarrasse les deux chefs ; quel est ce livre mentionné à la fin des instructions de M. de Fredersdorff ? Le chambellan du roi de Prusse a fait comme les personnes qui réservent le post-scriptum pour le point essentiel de leurs missives ; il a parlé de lettres du roi, d’écritures du roi, par conséquent de manuscrits, et soudain, récapitulant ses ordres, il recommandé de ne pas oublier le livre qui doit se trouver dans les caisses du voyageur. Quel livre ? Voltaire aura sans doute plus d’un livre parmi ses bagages. Freytag et Schmid, relisant vingt fois la dépêche, pèsent chaque mot dans la balance, interprètent le fond, interprètent la forme, et bientôt, de commentaire en commentaire, n’y voient plus que du feu. Le plus sûr est de s’adresser à Berlin. D’ailleurs ils ont besoin d’un supplément d’instructions pour un cas non prévu. Si les caisses du voyageur avaient déjà passé par Francfort, si on les avait expédiées directement à la frontière de France, que faire ? C’est le 21 avril que Freytag adresse ces questions au chambellan. « Dans le cas où les caisses auraient déjà traversé Francfort, répond M. de Fredersdorff en date du 29, Voltaire devra être retenu dans la ville jusqu’à ce qu’il les ait fait revenir et que vous ayez pu les fouiller tous les deux, vous et M. Schmid. Il faut que tous les manuscrits du roi soient rendus. Quant au livre dont la restitution est la chose principale, il porte ce titre : Œuvres de poésie. » Nouvel embarras des scrupuleux commissaires : est-ce un livre imprimé ou un livre manuscrit ? « Évidemment, se disent-ils, ce ne peut-être qu’un ouvrage manuscrit, le roi ne mettrait pas tant d’ardeur à réclamer un exemplaire d’un ouvrage déjà livré au public. » Et cette interprétation inexacte allait amener tout un imbroglio d’indignités et de sottises. En attendant, les commissaires triomphent. Un journal vient de leur apprendre que M. de Voltaire, retenu encore à Gotha, ne tardera pas à rentrer en France par Francfort et Strasbourg. Décidément les voilà maîtres du terrain, chacun est à son poste : que Voltaire change de nom tant qu’il voudra, on a l’œil sur lui ; qu’il vienne par Friedberg ou par Hanau, sa voiture sera signalée au relais de poste, comme le corsaire par la vigie attentive. Victoire ! Voltaire est pris.

Cette conspiration, ce plan d’attaque, ces machines de guerre, cette niaiserie consciencieuse et tumultueuse, ce fracas à propos d’une affaire qui voulait de la discrétion et de la mesure, en un mot ce dossier bizarre, publié le plus sérieusement du monde par M. Varrihagen, ne semble-t-il pas le comble du burlesque ? Eh bien ! les confidences de Collini, le secrétaire de Voltaire, ajoutent encore à la bouffonnerie du spectacle. Ces souvenirs de Collini, publiés en 1807 et fort oubliés aujourd’hui, acquièrent un intérêt nouveau depuis que M. Varnhagen nous a livré les pièces de l’aventure de Francfort. Grâce à Collini et au critique allemand, on peut comparer deux tableaux qui se font valoir l’un l’autre : ici le trouble, les craintes, les machinations des conspirateurs, là l’insouciance et la sécurité de l’homme qui pourra bientôt dire comme le Persan Rica : J’ai troublé le repos d’une grande ville. Un des plus anciens biographes et apologistes de Voltaire, l’abbé Duvernet, raconte que le roi de Prusse, à son retour de Silésie, aurait dit un jour en causant avec l’abbé de Prades et le baron de Pœllnitz : « Voltaire va passer sa vie désormais à me déshonorer ! » si bien que le baron, prenant l’exclamation au tragique et voulant prouver son dévouement, se serait écrié : « Dites un mot, sire, et je vais le poignarder ! » Le baron de Pœllnitz, espèce de fou de cour, connaissait trop bien Frédéric pour lui proposer un assassinat, et si l’abbé de Prades l’a entendu tenir ce propos, l’abbé de Prades s’est trompé sur l’intention, pure bouffonnerie chez l’aventurier. Il est certain du moins que le métier d’espion convenait mieux à Pœllnitz que le métier de sicaire, et Voltaire en effet le rencontra dans la ville de Cassel, c’est-à-dire à sa dernière grande étape avant Francfort. La rencontre était de nature à lui causer quelque surprise, peut-être même une certaine inquiétude ; il avait laissé Pœllnitz à Potsdam, et il le retrouvait tout à coup sur son chemin ! Il se contenta pourtant de dire à Collini : « Que fait donc Pœllnitz à Cassel ? » Puisque cet incident ne le troublait pas davantage, on peut se représenter son insouciance lorsqu’il approche de Francfort, et que, touchant au terme du voyage, il se voit déjà installé à Plombières.

Collini nous a fait connaître sa manière de voyager ; il a décrit sa comfortable berline, véritable ambulance, non pas d’un malade opulent, mais plutôt d’un esprit toujours en éveil, et que son activité dévore. « C’était un carrosse coupé, large, commode, bien suspendu, garni partout de poches et de magasins. Le derrière était chargé de deux malles, et le devant de quelques valises. Sur le banc étaient placés deux domestiques, dont l’un était de Potsdam et servait de copiste. Quatre chevaux de poste et quelquefois six, selon la nature des chemins, étaient attelés à sa voiture… Voltaire et moi occupions l’intérieur avec deux ou trois portefeuilles qui renfermaient les manuscrits dont il faisait le plus de cas, et une cassette où étaient son or, ses lettres de change et ses effets les plus précieux. C’est avec ce train qu’il parcourait alors l’Allemagne. Aussi à chaque poste et dans chaque auberge étions-nous abordés et reçus à la portière avec tout le respect que l’on porte à l’opulence. Ici c’était M. le baron de Voltaire, là M. le comte ou M. le chambellan, et presque partout c’était son excellence qui arrivait. J’ai encore des mémoires d’aubergistes qui portent : pour son excellence M. le comte de Voltaire avec secrétaire et suite. Toutes ces scènes divertissaient le philosophe, qui méprisait ces titres dont la vanité se repaît avec complaisance, et nous en riions ensemble de bon cœur. Ce n’était point non plus par vanité qu’il voyageait de la sorte. Déjà vieux et maladif, il aimait et aima toujours les commo- dités de la vie, il était fort riche et faisait un noble usage de sa fortune… » Vanité ou non, il est manifeste du moins qu’il ne se cachait pas : ce ne sont pas les procédés d’un homme qui veut échapper à la police prussienne. Il allait donc ainsi à petites journées, commodément, prenant toutes ses aises, en grand seigneur et surtout en poète, en écrivain amoureux de son art. Il travaillait toujours ; il rimait des épîtres, il combinait des stances, il dictait des lettres ; Collini était plutôt las d’écrire que Voltaire de dicter. C’était une improvisation perpétuelle, une fête, un enchantement, et des gaîtés d’enfant mêlées à des malices de singe ! Il riait, de quel rire, on le sait, tour à tour joyeux ou cruel, innocent ou perfide ! il riait pour s’amuser lui-même, pour se tenir en joie, pour se donner la comédie. C’est ainsi qu’il avait voyagé de Berlin à Leipzig, de Leipzig à Gotha, de Gotha à Cassel ; c’est ainsi que de Cassel il se dirigeait vers Francfort, s’arrêtant quelques heures à Friedberg pour visiter les mines, sans se douter que précisément là, dans cette ville de Friedberg, un espion payé à un thaler par jour le guettait depuis six semaines, et venait de prendre sa course, impatient de signaler enfin son arrivée à M. le baron de Freytag. Le contraste est-il assez plaisant ? Ici une société secrète organisée pour déjouer les ruses de Voltaire et mettre la main sur lui malgré ses déguisemens, là Voltaire qui arrive en grand équipage, le front haut, reconnu et salué par tous de ville en ville ; ici un conciliabule de lourdauds, là un esprit de feu pétillant d’étincelles.

Voltaire est donc arrivé à Francfort-sur-le-Mein par la porte de Friedberg, dans la soirée du 31 mai 1753 ; il est descendu à l’hôtel du Lion-d’Or, il y a passé la nuit, et le lendemain matin il se dispose à repartir, quand apparaît solennellement M. le baron de Freytag, résident de sa majesté le roi de Prusse, « escorté, dit Collini, d’un officier recruteur et d’un bourgeois de mauvaise mine. » Ce bourgeois de mauvaise mine était un sénateur de Francfort, nommé Rücker, que M. Schmid avait désigné pour tenir sa place en cas d’absence. Une grande société de commerce, établie en vue des rapports de la Prusse avec l’Orient, avait tenu son assemblée générale à Emden le 28 mai, et M. Schmid n’avait pu se dispenser de s’y rendre. Cet incident même était devenu pour Freytag une nouvelle cause de perplexités bouffonnes. Il avait écrit au chambellan du roi pour lui exposer l’embarras où le plongeait le départ de M. Schmid et lui soumettre le choix du suppléant. « Non, non, point de suppléant ! avait répondu Fredersdorff. Pas de nouveau témoin ! M. Schmid, je l’espère, sera de retour avant l’arrivée de Voltaire ; sinon, vous procéderez seul. » Seul ! dans une affaire si grave ! quand il s’agissait sans doute de secrets d’état ! Heureusement pour le baron, cette réponse du chambellan, écrite le 29 mai, ne parvint à Francfort que dans les premiers jours de juin, les perquisitions étaient finies, et le sénateur Rücker avait pu donner au diplomate le précieux secours de son assistance. Il faut maintenant laisser la parole à Freytag, qui va raconter lui-même dans son rapport officiel la séance du 1er juin. La scène se passe à l’hôtel du Lion-d’Or.


« … Voltaire étant arrivé hier ici, je me suis présenté chez lui avec le sénateur Rücker et le lieutenant de Brettwitz, officier de recrutement. Après les politesses d’usage, je lui exposai les très gracieuses intentions de votre majesté. Il fut consterné, ferma les yeux et se renversa sur son fauteuil. Je ne lui avais encore parlé que des papiers. Après s’être recueilli un instant, il appela son ami Collini, que j’avais prié de se retirer, le fit venir dans sa chambre et m’ouvrit deux caisses, une grande valise, ainsi que deux portefeuilles. Il fit encore mille contestations de sa fidélité à votre majesté, puis se trouva mal de nouveau, et le fait est qu’il a l’air d’un squelette. Dans la première caisse, je trouvai le paquet ci-joint, enveloppé sous la marque A, que je donnai en dépôt à l’officier sans l’ouvrir. Le reste de la visite a duré de neuf heures du matin à cinq heures de l’après-midi. Je n’ai trouvé qu’un poème, dont il a eu beaucoup de peine à se séparer, et que j’ai placé dans le paquet A. J’ai fait sceller ce paquet par le sénateur, et j’y ai apposé aussi mon cachet. Je lui demandai sur l’honneur s’il n’avait pas autre chose ; il affirma par serment quod non. Nous en vînmes alors au livre des œuvres de poésie ; il me dit que ce livre se trouvait dans une grande caisse de voyage, mais qu’il ignorait si cette caisse était à Leipzig ou à Hambourg. Là-dessus je lui déclarai que je ne pouvais le laisser partir de Francfort avant d’avoir examiné cette caisse. Aussitôt il me fit mille instances pour obtenir de continuer sa route : il avait besoin de prendre les bains, sans quoi sa mort était certaine. Voyant de graves inconvénient à ce que l’affaire fût portée devant le conseil de la ville, surtout parce qu’il se donne le titre de gentilhomme de la chambre à la cour de France, et que dans cette circonstance les magistrats feraient beaucoup de difficultés pour autoriser l’arrestation, j’ai fini par convenir avec lui qu’il resterait prisonnier sur parole dans la maison qu’il habite en ce moment jusqu’à l’arrivée du ballot de Leipzig ou de Hambourg, et qu’il me donnerait pour ma garantie deux paquets de ses papiers, tels qu’ils se trouvaient alors sur sa table, enveloppés et scellés de sa main. Le maître de l’hôtel est un certain M. Hoppe qui a un frère au service de votre majesté en qualité de lieutenant ; j’ai pris avec lui toutes les mesures nécessaires pour que le prisonnier ne puisse ni s’évader ni expédier ses bagages. L’idée m’était venue de le faire garder de près par quelques grenadiers ; mais le service militaire est organisé de telle sorte en cette ville que je compte plus sur la parole de Voltaire, confirmée par serment, que sur la surveillance des gardes. Comme il est réellement faible et dans un misérable état de santé, je lui ai donné le meilleur médecin de la ville ; j’ai mis aussi à sa disposition ma cave et ma maison tout entière. Là-dessus, je l’ai laissé passablement calme et consolé, après qu’il m’eut livré sa clé de chambellan avec la croix et le ruban de son ordre.

« Le soir du même jour, vers sept heures, il m’envoya le décret de sa nomination de chambellan (voir le paquet sous la lettre C), et ce matin un manuscrit de la main du roi (paquet D), qui était tombé, dit-il, sous la table pendant nos recherches. Je ne sais pas combien il attend encore de caisses, et comme j’ignore absolument si les papiers que je dois saisir sont nombreux ou non, le mieux serait d’envoyer ici un secrétaire du roi qui procéderait à une perquisition plus exacte, d’autant que je ne connais pas l’écriture de votre majesté.

« J’oubliais de dire qu’il a écrit en ma présence à son commissionnaire de Leipzig pour lui donner l’ordre d’expédier à mon adresse le ballot mentionné ci-dessus. Il m’a prié en même temps d’écrire au chambellan intime de votre majesté, M. de Fredersdorff, afin d’obtenir qu’on ne le retînt pas ici plus longtemps. Il voulait même que cette lettre fût envoyée par un estafette ; mais comme les frais de la journée s’élèvent déjà à trois louis d’or, je me suis servi de la poste ordinaire. »


Jusqu’ici tout va bien. Ce n’est vraiment pas un mauvais homme que ce diplomate prussien transformé en commissaire de police. Il est poli, compatissant, hospitalier, économe, un peu trop économe quand il s’agit d’une lettre urgente, d’une lettre qui intéresse le plus précieux de tous les biens, la liberté individuelle, si étrangement confisquée, mais enfin il n’est pas indifférent à la santé de son hôte ; il lui procure un bon médecin, il veut bien ne pas installer un corps de garde à sa porte, ayant, il est vrai, une médiocre confiance dans les grenadiers de Francfort, et finalement, lorsqu’il a mis sa cave au service de l’illustre victime, il est heureux de l’avoir consolée. Dieu veuille que cette courtoisie ne subisse de part et d’autre aucune atteinte !

Il est impossible pourtant de ne pas noter ici certaines choses qui ne présagent pas une issue favorable à un conflit engagé de la sorte : d’un côté la consciencieuse pesanteur de l’agent de Frédéric, de l’autre l’irritation bien naturelle de Voltaire, jointe malheureusement à un peu de mauvaise foi. La première visite s’est prolongée de neuf heures du matin à cinq heures du soir, huit grandes heures pour entrer en matière ! Comment ne pas prendre en haine un négociateur si impitoyablement scrupuleux ? Mais aussi comment ce négociateur ne serait-il point en garde contre les malices de Voltaire, quand il le voit se donner si vite un démenti ? Voltaire feint d’ignorer d’abord si le fameux ballot est à Hambourg ou à Leipzig, parce qu’il espère dépister ainsi les recherches et rester maître des poésies secrètes du roi ; dès qu’il apprend que l’arrivée de ce ballot est la condition de sa délivrance, il sait très bien que le ballot est à Leipzig, c’est à Leipzig qu’il s’adresse pour qu’on le lui expédie au plus tôt, et c’est de Leipzig en effet qu’il ne tardera pas à le recevoir. Ces contradictions n’avaient pas dû échapper à Freytag, car si le pauvre homme demandait à Berlin un auxiliaire, ce n’est point seulement qu’il se défiât de son ignorance, c’était surtout que les ruses de Voltaire, combinées avec les ordres pressans de Fredersdorff, lui donnaient je ne sais quelle haute idée de la mystérieuse affaire confiée à ses soins. Il faut ajouter, pour compléter la scène du 1er juin, que le billet de Freytag inséré dans les mémoires de Voltaire est évidemment l’œuvre du narrateur. Le billet authentique, conservé aux archives de Berlin, est rédigé en termes plus simples. L’honnête résident est bien assez comique avec son importance et ses tribulations sans qu’il soit besoin d’en faire une caricature. Voici le reçu du bonhomme d’après la transcription littérale qu’en a donnée M. Varnhagen :


« J’ai reçu de M. de Voltaire deux paquets d’écritures cachetés de ses armes, et que je lui rendrai après avoir reçu la grande malle de Leipzig ou de Hambourg où se trouve l’œuvre des poésies que le roi demande.

« FREYTAG, résident. »

« Francfort, le 1er juin 1753. »

Au verso de la page, Voltaire lui-même a tracé ces mots en grosses lettres soigneusement formées, qui contrastent avec l’écriture hâtive du résident : Promesses de M. de Freytag. Il était donc relativement assez calme, si on compare son attitude de ce premier jour avec l’exaspération que vont lui causer bientôt les maladresses et les brutalités de ses gardiens. C’est à peine s’il se souvient qu’il est prisonnier sur parole. Sa merveilleuse activité d’esprit lui fournit des distractions toujours prêtes. Le soir même du jour où il est resté neuf heures en tête à tête avec le consciencieux Freytag, il a déjà repris la plume. Sa nièce, qui l’attend à Strasbourg, recevra, demain le récit de son aventure, et s’empressera de le rejoindre à Francfort. Il a sur le métier un ouvrage commencé à la prière de la duchesse de Gotha, les Annales de l’Empire, quelle occasion de revoir et de rédiger ses notes ! Plusieurs jours s’écoulent ainsi sans que le prisonnier songe à se plaindre : l’arrivée de Mme Denis, les soins d’une correspondance immense, la rédaction de ses Annales, les visites à recevoir, en voilà plus qu’il n’en faut pour le distraire. N’est-ce pas avant tout un esprit ? Penser, causer, écrire, n’est-ce pas sa vie ? Peu à peu cependant les visites mêmes qu’il reçoit lui font sentir ce qu’a de révoltant le procédé de la police prussienne. Soit que des personnes éminentes de la cité lui promettent leur appui auprès des magistrats, soit qu’il s’irrite de ne pouvoir répondre à l’empressement dont il est l’objet, un désir de résistance vient de s’éveiller en lui. Un rayon, une étincelle, c’est assez pour embraser une telle âme ; l’explosion est imminente. Un prince allemand que Voltaire avait rencontré dans ses voyages, le duc de Meiningen, vient d’arriver à Francfort, et Voltaire veut lui présenter ses hommages. — Impossible ! répond Freytag. Le refus du geôlier a beau être formulé avec toute politesse ; comment Voltaire se résignerait-il plus longtemps à de pareilles violences ? C’est dans le récit même de Freytag qu’il faut noter l’attitude nouvelle du poète, l’irritation de cette fine et nerveuse nature, irritation que la maladie accroît encore, et qui va devenir pour lui un supplice de toutes les heures. Voici le rapport daté du 5 juin :


« Le rapport très humble envoyé par la dernière poste à sa majesté royale sous le couvert de votre excellence est déjà sans doute entre vos mains. À l’arrivée de ce Voltaire, je n’eus pas d’autre moyen que de prendre l’assistant proposé par M. Schmid ; quant à l’officier, qui ne sait pas un mot de français, je l’ai amené pour ma sûreté personnelle autant que pour imposer respect au Voltaire[11]. Je m’épargnais ainsi la nécessité de recourir à une arrestation publique ; mais, comme je suis persuadé maintenant qu’il a encore bien des manuscrits par-devers lui, je ne vois aucun moyen de s’en emparer, sinon de le reconduire bon gré mal gré dans les états du roi, chose qui ne pourrait s’exécuter qu’en vertu d’une réquisition spéciale. Il commence à se faire ici de bons amis qui lui font peut-être espérer la protection des magistrats. Quand je suis retourné chez lui, il s’est montré assez insolent. Il demandait à changer d’hôtel, il voulait aller faire sa cour au duc de Meiningen. J’ai dû lui refuser avec toute la politesse possible. Alors il s’est écrié : Comment ! votre roi me veut arrêter ici, dans une ville impériale ! Pourquoi ne l’a-t-il pas fait dans ses états ? Vous êtes un homme sans miséricorde, vous me donnez la mort, et vous serez tous sûrement dans la disgrâce du roi[12]. Après lui avoir répondu assez sèchement, je me retirai. Il paraît souffreteux et affaissé ; est-ce une comédie qu’il joue ? ou bien a-t-il en effet toujours l’air d’un squelette ? Je n’en sais rien. Lorsque ses ballots, qui courent le monde, seront arrivés ici, j’aurai besoin d’un ordre ostensible ou d’une réquisition pour le faire arrêter dans toutes les formes. »


On voit par ces derniers mots que Freytag était décidé à violer ses promesses, et que l’arrivée du fameux ballot, bien loin démettre fin à la captivité du poète, devait être le signal de son arrestation, d’une arrestation non plus timide et clandestine, mais publique. Freytag, dans l’ardeur de son zèle, comme aussi dans l’ignorance absolue des choses qui causaient l’inquiétude du roi son maître, était persuadé que Voltaire emportait des manuscrits de la plus haute importance, qu’il y avait bien autre chose que le ballot de Leipzig, bien autre chose que le recueil des œuvres de poésie, et, prévoyant que le captif, ces œuvres de poésie une fois remises aux mains du geôlier, réclamerait la liberté promise, il ne pouvait se tirer d’embarras que par une impudente violation de ses engagemens. L’intérêt du roi rassurait sa conscience. Il invoquait d’ailleurs ses restrictions mentales et tâchait de se persuader que la promesse en question était seulement pro forma, ruse de guerre destinée à rassurer l’ennemi, stratégie permise où l’honneur n’a rien à voir. Il faut même que le tacticien ait laissé entrevoir quelque chose de cela, car on ne comprendrait pas que Voltaire, espérant d’un jour à l’autre l’arrivée du ballot et pouvant compter sur sa délivrance à heure fixe, ait commencé dès le 5 juin une guerre si vive contre le roi et son geôlier. C’est pourtant ce qui arrive. Dans cette prison, fort odieuse il est vrai, mais qui peut s’ouvrir demain, le voilà qui se démène comme un condamné sans espoir. Il écrit de tous côtés, à Paris, à Mayence, à Vienne. Il se cherche des protecteurs et il cherche à Frédéric des ennemis. L’ennemi naturel du roi de Prusse, c’est l’empereur d’Allemagne, l’époux de Marie-Thérèse ; quel coup de maître s’il pouvait intéresser l’empereur à sa cause ! Il écrit donc à l’empereur d’Allemagne cette curieuse lettre publiée par M. Beuchot, qui s’éclaire aujourd’hui d’une lumière nouvelle, puisqu’elle porte la date du 5 juin et qu’elle correspond si exactement à la visite ainsi qu’au rapport de Freytag. « Sire, c’est moins à l’empereur qu’au plus honnête homme de l’Europe que j’ose recourir dans une circonstance qui l’étonnera peut-être et qui me fait espérer en secret sa protection ; » puis, après avoir dit quelle espèce de réclamation lui adresse le roi de Prusse, il ajoute : « Je n’importunerais pas sa sacrée majesté, s’il ne s’agissait que de rester prisonnier jusqu’à ce que l’œuvre de poéshie que M. Freytag redemande fût arrivée à Francfort ; mais on me fait craindre que M. Freytag n’ait des desseins plus violens en croyant faire sa cour à son maître, d’autant plus que toute cette aventure reste encore dans le plus profond secret. » Il ne soupçonne pas le roi de se porter à de telles extrémités « contre un vieillard moribond qui lui avait tout sacrifié, qui ne lui a jamais manqué, qui n’est point son sujet, qui n’est plus son chambellan et qui est libre ; » mais ce sont les violences du résident prussien qu’il faut craindre, à moins qu’on ne puisse invoquer une protection supérieure. Voltaire est sauvé, si l’empereur d’Allemagne veut bien le recommander à Francfort. « Sa sacrée majesté a mille moyens de protéger les lois de l’empire et de Francfort, et je ne pense pas que nous vivions dans un temps si malheureux que M. Freytag puisse impunément se rendre maître de la personne et de la vie d’un étranger dans la ville où sa sacrée majesté a été couronnée. »

Voltaire a-t-il donc espéré que cette lettre produirait bientôt son effet ? Ignorait-il la lenteur des chancelleries allemandes, surtout de la chancellerie impériale ? Pas le moins du monde ; il lui suffisait que de façon ou d’autre le résident prussien fût tenu en échec par les sympathies autrichiennes. C’est pourquoi il confie sa lettre au comte de Stadion, conseiller intime de l’empereur, et pour le moment ministre d’état de l’électeur de Mayence[13]. De Mayence à Francfort, la route n’est pas longue, et en supposant même que la réponse de Vienne se fasse un peu attendre, c’est déjà fort bien fait que d’opposer l’influence d’un comte de Stadion aux prétentions d’un baron de Freytag. Il est fâcheux seulement que Voltaire, en échange du service qu’il demande, propose de gagner incognito la capitale de l’empire et de révéler à l’empereur les secrets du roi de Prusse : « Votre excellence peut assurer l’empereur ou sa sacrée majesté l’impératrice que, si je pouvais avoir l’honneur de leur parler, je leur dirais des choses qui les concernent. Peut-être mon voyage ne serait pas absolument inutile. » Une fois engagés en de pareilles luttes, les plus forts souvent perdent la tête ; comment s’étonner que Voltaire, exaspéré par l’affront et mal défendu par sa conscience, ait voulu employer des armes qu’une main loyale doit toujours repousser ? Comment ne pas s’en affliger aussi ? Quoi ! Voltaire est innocent, Voltaire s’est soumis de bonne foi aux réclamations qu’on lui adresse ; dans un petit nombre de jours, il aura échappé à la police de Frédéric, et au moment où il croit sa liberté menacée. par le plus odieux des parjures, il ne pousse pas des cris à en remplir l’Europe entière ! C’est tout bas qu’il se plaint, c’est en secret qu’il s’agite ; on ne reconnaît pas ici l’homme qui a la conscience nette et le droit de parler franc. Il est bien évident que s’il avait porté l’affaire par ses clameurs devant le tribunal de l’Europe, devant l’Europe aussi Frédéric aurait pu lui répondre. Les deux amis se valaient. Une lettre publiée par M. Varnhagen prouve de la façon la plus claire que plusieurs semaines avant l’arrivée de Voltaire à Francfort on connaissait à Berlin ses indélicatesses, disons le mot quoi qu’il en coûte, ses trahisons. Cette lettre est une réponse de lord Maréchal à Mme Denis. Lord Maréchal, ministre du roi de Prusse à Paris[14], avait reçu de la nièce de Voltaire une lettre fort pressante où celle-ci, avant de se rendre auprès du prisonnier de M. de Freytag, suppliait le ministre de s’entremettre en cette déplorable affaire. Lord Maréchal lui répond en ces termes :

« J’espère, madame, que vous aurez vu votre oncle pour votre satisfaction et son profit. Votre bon sens et douceur le calmeront et le remettront, je me flatte, à la raison. N’oubliez pas surtout le contrat. J’ai répondu au roi mon maître de votre honnêteté, je ne m’en repens pas ; mais je suis embarrassé du retardement, et si je ne l’ai pas bientôt, je ne saurai que dire. Il y a aussi certains écrits ou poésies qu’il me faut ; je compte sur votre bon esprit, et permettez-moi de vous représenter encore que votre oncle, s’il se conduit sagement, non-seulement évitera le blâme de tout le monde, mais qu’en homme sensé il le doit par intérêt. Les rois ont les bras longs.

« Voyons les pays (et ceci sans vous offenser) où M. de Voltaire ne s’est pas fait quelque affaire ou beaucoup d’ennemis. Tout pays d’inquisition lui doit être suspect ; il y entrerait tôt ou tard. Les musulmans doivent être aussi peu contens de son Mahomet que l’ont été les bons chrétiens. Il est trop vieux pour aller à la Chine et devenir mandarin. En un mot, s’il est sage, il n’y a que la France qui lui convienne. Il y a des amis ; vous l’aurez avec vous pour le reste de ses jours : ne permettez pas qu’il s’exclue de la douceur d’y revenir. Et, vous sentez bien, s’il lâchait des discours ou des épigrammes offensantes envers le roi mon maître, un mot qu’il m’ordonnerait de dire à la cour de France suffirait pour empêcher M. de Voltaire de revenir, et il s’en repentirait quand il serait trop tard. Genus irritabile vatum ; votre oncle ne dément pas le proverbe. Modérez-le ; ce n’est pas assez de lui faire entendre raison, forcez-le de la suivre. Horace, me semble, dit quelque part que les vieillards sont babillards ; sur son autorité, je vais vous faire un conte. Quand la discorde se mit parmi les Espagnols conquérans du Pérou, il y avait à Cusco une dame (je voudrais que ce fût plutôt un poète pour mon histoire) qui se déchaînait contre Pizarro. Un certain Caravajal, partisan de Pizarro et ami de la dame, vint lui conseiller de se modérer dans ses discours ; elle se déchaîna encore plus. Caravajal, après avoir tâché inutilement de l’apaiser, lui dit : « Comadre, vio que para hacer callar una muger et menester apretar la garganta (ma commère, je vois que pour faire taire une femme il faut lui serrer le gosier), » et il la fit dans le même moment pendre au balcon. Le roi mon maître n’a jamais fait de méchancetés, je défie ses ennemis d’en dire une seule ; mais si quelque grand et fort Preusser, offensé des discours de votre oncle, lui donnait un coup de poing sur la tête, il l’écraserait. Je me flatte que, quand vous aurez pensé à ce que je vous écris, vous serez convaincue que le meilleur ami de votre oncle lui conseillerait comme je fais, et que c’est par vraie amitié et sincère attachement pour vous que je vous parle si franchement. Je voudrais vous servir, je voudrais adoucir le roi. Empêchez votre oncle de faire des folies, il les fait aussi bien que des vers, et qu’il ne détruise pas ce que je pourrais faire pour vous, à qui je suis fidèlement dévoué. Bonsoir. Ne montrez pas ma lettre à votre oncle, brûlez-la, mais dites-lui-en bien la substance comme de vous-même. »

On connaît les adversaires publics de Voltaire, et ils inspirent en général si peu de sympathie que leurs attaques, bien loin de le décréditer auprès de la foule, ont plutôt faussé le jugement public en sens contraire. N’est-il pas curieux d’entendre ici l’opinion d’un sage, d’un noble vieillard accoutumé à peser ses paroles ? La lettre est vive, ce sont des conseils à la prussienne ; mais sous la rudesse de la forme il y a des vérités bonnes à recueillir. « Empêchez votre oncle de faire des folies, il les fait aussi bien que des vers ! » Voilà donc ce qu’on pouvait dire sans passion, hélas ! de l’homme qui avait constitué à lui seul pendant trente ans le parti de l’humanité, et qui allait protester encore jusqu’à son dernier souffle contre les iniquités du vieux monde ! Au reste, s’il va se laisser entraîner à plus d’une folie dans cette misérable aventure, les agens du roi de Prusse à Francfort seront les premiers coupables.


II

Voltaire était allé au-devant des conseils de milord Maréchal ; il s’était soumis déjà malgré les excitations de ses amis, et il attendait patiemment l’arrivée du ballot de Leipzig, quand le langage de Freytag lui fit soupçonner que l’arrivée même de ce ballot ne serait pas le terme de son emprisonnement. Le roi ne peut pas cependant lui faire un procès de tendance, le roi ne peut le séquestrer ainsi pour les propos qu’il a tenus et ceux qu’il peut tenir encore. Que lui veut-on enfin ? La lettre de milord Maréchal lui rappelle un certain contrat passé entre le souverain et le poète au sujet de l’installation de Voltaire à Berlin. Le roi paraît tenir absolument à ce contrat ; Voltaire affirme qu’il l’a perdu. Si c’est là ce qui motive les nouvelles rigueurs dont on le menace, il fera écrire par Mme Denis deux lettres qui donnent toute satisfaction à cet égard. Nous les avons, ces lettres ; M. Varnhagen en a retrouvé les brouillons corrigés de la main de Voltaire. La première, adressée au ministre prussien à Paris, est conçue en ces termes (c’est une réponse à la réclamation du roi) :

« J’ai à peine la force de vous écrire, mylord. J’arrive ici très malade, et j’y trouve mon oncle mourant et en prison dans une auberge abominable. Il est affligé de la colère d’un prince qu’il a adoré et qu’il voudrait aimer encore ; mais son innocence lui donne un courage dont je suis étonnée moi-même au milieu de tous les maux qui l’environnent. Il est très vrai qu’il n’a point le contrat dont il est question, il est très vrai qu’il a cru me l’avoir envoyé et que peut-être il me l’a envoyé en effet ; il se peut faire qu’il se soit perdu dans une lettre qui ne me sera point parvenue comme bien d’autres, peut-être aussi sera-t-il dans cette caisse qui est en chemin pour revenir ou dans ses papiers à Paris. Pour obvier à tous ces inconvéniens, n’ayant pas la force d’écrire, il vient de dicter à. un homme sûr un écrit qui non-seulement le justifie, mais annule à jamais ce contrat, et qui doit assurément désarmer sa majesté. Je crois, mylord, que vous serez content, d’autant que si jamais ce contrat se retrouve, notre premier soin sera de le rendre, malgré l’écrit que nous vous envoyons.

« Je suis si malade et mon oncle me donne pour sa vie des inquiétudes si réelles qu’il ne me reste que la force de vous demander pour lui et pour moi votre amitié.

« MIGNOT DENIS. »

« A Francfort, ce 11 juin. »

La seconde lettre, également corrigée par Voltaire, peut-être même écrite sous sa dictée, est adressée, au roi de Prusse :


« Sire,

« Je n’aurais jamais osé prendre la liberté d’écrire à votre majesté sans la situation cruelle où je suis ; mais à qui puis-je avoir recours, sinon à un monarque qui met sa gloire à être juste et à ne point faire de malheureux ?

« J’arrive ici pour conduire mon oncle aux eaux de Plombières ; je le trouve mourant, et pour comble de maux il est arrêté par les ordres de votre majesté dans une auberge sans pouvoir respirer l’air. Daignez avoir compassion, sire, de son âge, de son danger, de mes larmes, de celles de sa famille et de ses amis. Nous nous jetons tous à vos pieds pour vous en supplier.

« Mon oncle a sans doute eu des torts bien grands, puisque votre majesté, à laquelle il a toujours été attaché avec tant d’enthousiasme, le traite avec tant de dureté ; mais, sire, daignez vous souvenir de quinze ans de bontés dont vous l’avez honoré, et qui l’ont enfin arraché des bras de sa famille à qui il a toujours servi de père.

« Votre majesté lui redemande votre livre imprimé de poésies dont elle l’avait gratifié. Sire, il est assurément prêt à le rendre, il me l’a juré. Il ne l’emportait qu’avec votre permission, il le fait revenir avec ses papiers dans une caisse à l’adresse de votre ministre. Il a demandé lui-même qu’on visite tout, qu’on prenne tout ce qui peut concerner votre majesté. Tant de bonne foi la désarmera sans doute. Vos lettres sont des bienfaits ; notre famille rendra tout ce que nous trouverons à Paris.

« Votre majesté m’a fait redemander par son ministre le contrat d’engagement. Je lui jure que nous le rendrons dès qu’il sera retrouvé. Mon oncle croit qu’il est à Paris, peut-être est-il dans la caisse de Hambourg ; mais, pour satisfaire votre majesté plus promptement, mon oncle vient de dicter un écrit (car il n’est pas en état d’écrire) que nous avons signé tous deux ; il vient d’être envoyé à mylord Maréchal, qui doit en rendre compte à votre majesté. Sire, ayez pitié de mon état et de ma douleur. Je n’ai de consolation que dans vos promesses sacrées et dans ces paroles si dignes de vous : Je serais au désespoir, d’être cause du malheur de mon ennemi ; comment pourrais-je l’être du malheur de mon ami ? Ces mots, sire, tracés de votre main qui a écrit tant de belles choses, font ma plus chère espérance. Rendez à mon oncle une vie qu’il vous avait dévouée et dont vous rendez la fin si infortunée, — et soutenez la mienne ; je la passerai comme lui à vous bénir… »

« DENIS. »

« de Francfort-sur-le-Mein, ce 11 juin. »


Il est impossible que le roi ne se rende pas à ces raisons ou ne soit pas touché par ces prières. Huit jours après, le 17 juin, arrive enfin le ballot impatiemment attendu ; le livre des poésies secrètes de Frédéric va être remis entre les mains de Freytag : Voltaire sera-t-il libre ? Pas encore, voici de nouveaux obstacles. Freytag, toujours effarouché, voyant partout des conspirations et des pièges, a écrit de nouveau à Berlin pour avoir des ordres plus précis, surtout des ordres plus sévères. Or le roi est absent, et Fredersdorff, à qui le résident de Francfort a fini par communiquer son tremblement perpétuel, n’ose prendre sur lui d’éclaircir l’affaire embrouillée par le pauvre homme. Il lui ordonne simplement de surseoir jusqu’à l’arrivée du prochain courrier. Rappelez-vous que les postes ne marchaient pas comme aujourd’hui, que les courriers prussiens ne partaient que deux fois la semaine, et qu’un message de Berlin mettait six ou sept jours avant de parvenir à Francfort. Surseoir après un délai si prolongé ! retenir encore l’illustre captif après qu’il a rempli ses engagemens ! Le conseiller Schmid, arrivé depuis peu, trouve la chose si exorbitante qu’il propose de passer outre, de s’en tenir aux premiers ordres, ou plutôt aux seuls ordres reçus de Berlin, c’est-à-dire de visiter le ballot, de saisir le livre de poésies, et de laisser Voltaire continuer son voyage. Freytag avait peur, il est vrai, de provoquer chez son prisonnier une explosion de colère bien légitime, mais il avait plus peur encore de ne pas avoir deviné les mystérieuses intentions du monarque. Le jour donc où Voltaire lui annonce l’arrivée du ballot et se déclare prêt à satisfaire aux conditions posées de part et d’autre, Freytag lui adresse l’agréable morceau que voici :


« Monsieur,

« Par un ordre précis que je viens de recevoir à ce moment, j’ai l’honneur de vous dire que l’intention du roi est que tout reste dans l’état où est l’affaire à présent, sans fouiller et sans dépaqueter le ballot en question, sans renvoyer la croix et la clé, et sans innover la moindre chose, jusqu’à la première poste qui arrivera jeudi qui vient. J’espère que les ordres de cette nature sont les suites de mon rapport du 5 de ce mois dans lequel je ne pouvais pas assez louer et admirer votre résignation à la volonté ; du roi, votre obéissance de rester dans la maison où vous êtes malgré votre infirmité, et vos contestations sincères de votre fidélité envers sa majesté. Si je mérite avec tout cela, monsieur, votre amitié et votre bienveillance, je serai charmé de pouvoir me nommer votre très humble, etc. »


On devine la fureur de Voltaire et de sa nièce. Ce jour-là même, Mme Denis adressa à l’abbé de Prades, un des hôtes de Sans-Souci, une lettre destinée manifestement à être mise sous les yeux du roi. L’indignation y éclate. Ce sont des cris plutôt que des plaintes. « Le livre est arrivé, monsieur, il est dans la caisse que M. Freytag a entre les mains ; on ne veut pas l’ouvrir ! on nous empêche de partir ! Mon oncle est prisonnier dans sa chambre, avec les jambes et les mains enflées ! et pour sûreté du livre, de ce livre qui est arrivé, il a encore donné deux liasses de ses propres papiers reçus en dépôt par M. Freytag ! » Elle transcrit alors les deux billets par lesquels Freytag s’engage à laisser partir Voltaire aussitôt après la restitution du livre, elle les agite pour ainsi dire entre ses mains crispées, elle les met sous les yeux de Frédéric, elle étale enfin toutes ces indignités commises au nom du roi et qui rejailliront sur le trône : « M. de Voltaire a satisfait à tous ses engagemens, et cependant on le retient encore prisonnier ! on ne lui rend ni sa caisse, ni ses deux paquets, ni sa liberté, que M. de Freytag lui avait promise au nom du roi en présence de M. Rücker, avocat. » Elle ose demander alors si le roi a changé d’avis, si M. Freytag se conforme à ses ordres, s’il ne s’agit plus seulement du livre de poésies, mais du contrat désormais annulé qui liait le poète au monarque. « Mon oncle et moi, s’écrie-t-elle, nous le cherchons sans cesse depuis deux mois. Je donnerais quatre pintes de mon sang pour qu’il fût retrouvé ; mais que le roi daigne se ressouvenir que ce contrat était sur un petit chiffon de papier fort facile à perdre, que mon oncle a beaucoup de papiers, qu’il brûle souvent des brouillons. » Et d’ailleurs que contenait-il, ce titre égaré ? Des remercîmens de Voltaire à Frédéric pour la pension que le roi lui promettait pendant la durée de son séjour à Berlin. Or Voltaire a envoyé au roi un acte de renonciation expresse ; que veut-on de plus ?

Une chose curieuse, c’est qu’au moment où Mme Denis s’évertuait de la sorte pour obtenir du roi l’élargissement de Voltaire, Frédéric faisait ordonner à Freytag de laisser Voltaire poursuivre son voyage, sous la seule condition de s’engager par écrit à lui renvoyer son livre de poésies fidèlement, in originali, sans en prendre ou laisser prendre copie. Frédéric demandait donc beaucoup moins que Voltaire n’avait déjà donné ; ce livre, on l’avait sous la main, et on craignait de s’en emparer trop tôt ; on voulait le garder dans le ballot suspect, afin d’avoir un motif de garder Voltaire en même temps. D’où venait donc la difficulté ? De la lenteur des courriers et du retard des nouvelles. On ne peut s’empêcher de sourire en pensant combien les progrès de nos jours eussent épargné de sottises à Frédéric et à ses gens. L’ordre d’élargir Voltaire sous condition, sous une condition déjà remplie surabondamment, est daté du 16 juin, et ne parviendra dans Francfort que le 23. Cependant Voltaire, retenu à Francfort dès le 18, Voltaire, qui, faute de connaître les dispositions meilleures de Frédéric, ne voit pas d’issue à cette situation intolérable, prend la résolution de s’évader.

Il faut écouter ici un des acteurs de la scène, le secrétaire du poète, devenu son aide-de-camp. Ce dernier mot ne dit rien de trop : c’était bien un acte de guerre, et l’on verra tout à l’heure qu’il pouvait y avoir danger de mort pour les fugitifs. Voici donc, d’après Collini, et le plan de campagne imaginé par Voltaire et les incidens qui en arrêtèrent l’exécution. « Il devait laisser la caisse entre les mains de Freytag. Mme Denis serait restée avec nos malles pour attendre l’issue de cette odieuse et singulière aventure ; Voltaire et moi devions partir, emportant seulement quelques valises, les manuscrits et l’argent renfermé dans la cassette. J’arrêtai en conséquence une voiture de louage et préparai tout pour notre départ, qui ressemblait assez à la fuite de deux coupables. À l’heure convenue, nous trouvâmes le moyen de sortir de l’auberge sans être remarqués. Nous arrivâmes heureusement jusqu’au carrosse de louage ; un domestique nous suivait, chargé de deux portefeuilles et de la cassette. Nous partîmes avec l’espoir d’être enfin délivrés de Freytag et de ses agens. Arrivés à la porte de la ville qui conduit au chemin de Mayence, on arrête le carrosse et on court instruire le résident de notre tentative d’évasion. En attendant qu’il arrive, Voltaire expédie son domestique à Mme Denis. Freytag paraît bientôt dans une voiture escortée par des soldats, et nous y fait monter en accompagnant cet ordre d’imprécations et d’injures. Oubliant qu’il représente le roi son maître, il monte avec nous, et, comme un exempt de police, nous conduit ainsi à travers la ville et au milieu de la populace attroupée. On nous conduisit de la sorte chez un marchand nommé Schmid, qui avait le titre de conseiller du roi de Prusse et était le suppléant de Freytag. La porte est barricadée et des factionnaires apostés pour contenir le peuple assemblé. Nous sommes conduits dans un comptoir. Des commis, des valets et des servantes nous entourent. Mme Schmid passe devant Voltaire d’un air dédaigneux et vient écouter le récit de Freytag, qui raconte de l’air d’un matamore comment il est parvenu à faire cette importante capture et vante avec emphase son adresse et son courage… Qu’on se représente l’auteur de la Henriade et de Mérope, celui que Frédéric avait nommé son ami, ce grand homme qui de son vivant reçut à Paris, au milieu du public enivré, les honneurs de l’apothéose, entouré de cette valetaille, accablé d’injures, traité comme un vil scélérat, abandonné aux insultes des plus grossiers et des plus méchans des hommes, et n’ayant d’autres armes que sa rage et son indignation ! On s’empare de nos effets et de la cassette, on nous fait remettre tout l’argent que nous avions dans nos poches ; on enlève à Voltaire sa montre, sa tabatière et quelques bijoux qu’il portait sur lui. Il demande une reconnaissance, on la refuse. « Comptez cet argent, dit Schmid à ses commis, ce sont des drôles capables de soutenir qu’il y en avait une fois autant. » Je demande de quel droit on m’arrête, et j’insiste fortement pour qu’il soit dressé un procès-verbal. Je suis menacé d’être jeté dans un corps-de-garde. Voltaire réclame sa tabatière, parce qu’il ne peut se passer de tabac ; on lui répond que l’usage est de s’emparer de tout. Ses yeux étincelaient de fureur et se levaient de temps en temps vers les miens, comme pour les interroger… »

Viennent ensuite des scènes de cabaret, où le grotesque le dispute à l’odieux. Cette expédition « ayant altéré le résident et toute sa séquelle, » Schmid fait apporter du vin pour abreuver les vainqueurs. On boit, on trinque, en présence de Voltaire et de Collini, « à la santé de son excellence monseigneur Freytag ! » Un certain Dorn, espèce de fanfaron qu’on avait envoyé sur une charrette à la poursuite des fugitifs, apprenant que Voltaire est arrêté, revient en toute hâte réclamer sa part du triomphe. « Si je l’avais attrapé en route, s’écrie-t-il, je lui aurais brûlé la cervelle ! » Ainsi croît de minute en minute une véritable émulation d’héroïsme. Après deux heures passées de la sorte, on conduit les prisonniers « dans une mauvaise gargote à l’enseigne du Bouc, » où les attendaient douze soldats commandés par un sous-officier. Voltaire et Collini sont enfermés séparément, et chacun d’eux est gardé à vue par trois soldats portant la baïonnette au bout du fusil. C’est le redoutable Dorn, comme l’appelle Voltaire, qui a installé ses hôtes à l’auberge du Bouc, après quoi il se rend au Lion-d’Or, où Mme Denis gardait les arrêts par ordre du bourgmestre. Une escouade de soldats l’accompagne, car le redoutable Dorn ne marche jamais sans ses troupes ; mais ce héros est aussi un homme à stratagèmes, et, laissant ses grenadiers sur le seuil, il se présente à Mme Denis comme un envoyé de son oncle qui demande à la voir. Elle sort, les soldats l’entourent, et la voilà conduite, non pas auprès de son oncle, mais dans un galetas de l’auberge du Bouc, n’ayant, Voltaire l’a dit, « que des soldats pour femmes de chambre et leurs baïonnettes pour rideaux. » Collini ajoute ce détail, qui complète la peinture : « Dorn eut l’insolence de se faire apporter à souper, et, sans s’inquiéter des convulsions horribles dans lesquelles une pareille aventure avait jeté Mme Denis, il se mit à manger et à vider bouteille sur bouteille. » Et tout cela se passe à Francfort, dans une ville libre, au nom de celui que Voltaire avait appelé Marc-Aurèle, au nom du chef couronné de la philosophie du XVIIIe siècle ! « Dussé-je vivre dix siècles, s’écrie l’honnête Collini, je n’oublierai jamais ces atrocités ! »

Mais le récit de Collini n’est-il pas suspect ? Il est bien permis de crier quand on a subi de pareilles avanies ; je ne serais pas étonné que l’auteur de ce tableau eût un peu forcé le ton et charbonné sa peinture. Collini et Voltaire ont parlé ; à Freytag de se défendre. Rappelons-nous toutefois que, si les captifs sont un peu suspects dans leurs accusations, le geôlier ne l’est pas moins dans son apologie. Que dit-il ? Sur les premières circonstances de l’arrestation, le rapport publié par M. Varnhagen d’Ense est parfaitement conforme au récit qu’on vient de lire. En détaillant avec une complaisance comique ses émotions, ses embarras, ses mesures d’urgence au moment où ses espions viennent lui annoncer l’évasion de Voltaire, il confirme ingénument les appréciations de Collini. Je le vois d’ici triomphant et je devine ses airs de matamore. Quant aux scènes scabreuses, elles ont à peu près disparu. Pas un mot de l’intermède bachique dans le comptoir de M. Schmid ; en revanche, voici uni tableau assez vif des menées, des mouvemens, des grimaces, des contorsions de Voltaire et du jeune Italien. « Ah ! s’écrie le pauvre geôlier, j’ai vu enfin à quelles gens nous avions affaire ! les plus terribles bandits n’eussent pas fait de tels mouvemens pour échapper à nos mains. » Comme ce style de police fait honneur au roi de Prusse ! Outrager la victime parce qu’elle a essayé de fuir, et s’indigner de ce qu’elle résiste ! Mais le sentiment du droit ne saurait entrer dans cette pauvre cervelle ; il y a toute une page du rapport où le résident prussien s’évertue à prouver que la promesse faite par lui à Voltaire n’est point de celles qui engagent. Après cela, est-il bien nécessaire de discuter tous les détails de son récit ? Il affirme que l’hôtelier du Lion d’Or, trouvant Voltaire trop ladre, a refusé absolument de le recevoir ; il affirme que Voltaire, dans le comptoir de M. Schmid, a encore essayé de s’évader, et qu’on s’est décidé alors à le conduire sous bonne garde à l’auberge du Bouc ; il affirme que le sergent Dorn ne s’est pas installé de son autorité privée dans la chambre de Mme Denis, mais que Mme Denis a voulu être rassurée par sa présence et lui a même offert un louis d’or pour sa peine. Sans mettre à nu toutes les invraisemblances d’un récit où éclate à chaque ligne la maladresse du geôlier, il suffit de constater qu’il avoue les faits les plus graves, les indignités les plus scandaleuses de cette aventure, je veux dire l’emprisonnement de Voltaire, de son secrétaire et de sa nièce, gardés tous trois à vue par des soldats armés de pied en cap comme les derniers des malfaiteurs. Voltaire dit qu’il y en avait trois dans chacun des galetas ; il n’y en avait que deux d’après le rapport officiel. « Voyez l’exagération du poète ! » s’écrie très sérieusement le scrupuleux Varnhagen.

Ces violences avaient eu lieu le 20 juin ; le 21, Freytag reçoit de Berlin les instructions en date du 16 qui ordonnent la mise en liberté de Voltaire. Le scandale va donc finir ? Pas encore. Freytag, qui se pique d’être fin, décide que la tentative d’évasion du 20 juin a créé une situation toute nouvelle, et que les ordres rédigés le 16 à Berlin n’ont plus de valeur à moins d’être expressément confirmés. Voilà donc Voltaire enfermé à l’auberge du Bouc, déshonoré devant toute une ville et obligé de s’humilier aux pieds de ce résident imbécile, pour obtenir au moins un adoucissement à ses maux. C’est du 21 juin qu’est datée cette supplique à Freytag :


« Je vous conjure, monsieur, d’avoir pitié d’une femme qui a fait deux cents lieues pour essuyer de si horribles malheurs. Nous sommes ici très mal à notre aise, sans domestiques, sans secours, entourés de soldats. Nous vous conjurons de vouloir bien adoucir notre sort. Vous avez eu la bonté de nous promettre de nous ôter cette nombreuse garde. Souffrez que nous retournions au Lion d’Or, sous notre serment de n’en partir que quand sa majesté le roi de Prusse le permettra. Il y a là un petit jardin nécessaire pour ma santé, où je prenais des eaux de Schwalbach. Tous nos meubles y sont encore, nous payons à la fois deux hôtelleries, nous espérons que vous daignerez entrer dans ces considérations. Au reste, monsieur, j’avais toujours cru que tout serait fini quand le volume de sa majesté serait revenu, et je le croyais avec d’autant plus de raison que M. Rücker avait proposé de me faire laisser caution pour sûreté du retour de la caisse. Voilà ce que j’avais eu l’honneur de vous dire hier. Enfin, monsieur, je vous prie d’excuser les fausses terreurs qu’on m’avait données. Soyez très persuadé que ni ma nièce, ni M. Collini, ni moi, nous ne sortirons que quand il plaira à sa majesté. Nous n’avons ici aucun secours, même pour écrire une lettre. Pardonnez, je vous prie, et ne nous accablez pas. Mme Denis a vomi toute la nuit, elle se meurt. Nous vous demandons la vie. »


Ni ces plaintes, ni ce serment, ni cette humilité de la victime s’abaissant jusqu’à demander pardon au lieu d’invoquer son droit, ne désarment la défiance obstinée du résident. Comment céderait-il quand les ordres mêmes de Frédéric ont tant de peine à lui faire lâcher sa proie ? Vainement Voltaire a-t-il écrit à la margrave de Bayreutb, sœur du roi de Prusse, le jour de l’arrestation : « J’ai voulu partir aujourd’hui 20, ayant satisfait à tous mes engagemens. On a arrêté mon secrétaire, ma nièce et moi. Nous avons douze soldats aux portes de nos chambres. Ma nièce, à l’heure que j’écris, est dans les convulsions. Nous sommes persuadés que le roi n’approuvera pas cette horrible violence. » Vainement Mme Denis a-t-elle écrire lendemain au roi lui-même : « Mon oncle a cru avec raison être en droit de partir le 20, laissant à votre ministre la caisse et d’autres effets que je comptais reprendre le 21, et c’est le 20 que nous sommes arrêtés de la manière la plus violente. On me traite, moi qui ne suis ici que pour soulager mon oncle mourant, comme une femme coupable des plus grands crimes : on met douze soldats à nos portes. Aujourd’hui 21, le sieur Freytag vient nous signifier que notre emprisonnement doit nous coûter cent vingt-deux écus et quarante kreutzers par jour, et il apporte à mon oncle un écrit à signer, par lequel mon oncle doit se taire sur tout ce qui est arrivé, ce sont ses propres mots, et avouer que les billets du sieur Freytag n’étaient que des billets de consolation et d’amitié qui ne tiraient point à conséquence. Il nous fait espérer qu’il nous ôtera notre garde. Voilà l’état où nous sommes le 21 juin, à deux heures après midi. » Vainement enfin le roi, étonné de ces clameurs et commençant à craindre le scandale, ordonne-t-il à Freytag de mettre immédiatement Voltaire en liberté. — « Impossible ! répond le geôlier, la situation a changé depuis la date de cet ordre. Voltaire est entouré de visiteurs qui sans doute viennent comploter avec lui. Ce sont des libraires ; des journalistes, c’est le duc de Meiningen et ses cavaliers. Tout cela est louche. » C’est le 25 juin que Freytag a reçu l’ordre du roi ; pendant une douzaine de jours encore, ce serviteur enragé va protester contre l’imprudence de son maître. Nouvelles plaintes de Voltaire et de Mme Denis adressées soit à Frédéric, soit à l’abbé de Prades ; nouveaux ordres du roi enjoignant à Freytag de terminer au plus tôt cette affaire si mal conduite et de laisser partir les prisonniers.


« J’ai reçu une lettre de la nièce de Voltaire que je n’ai pas trop comprise ; elle se plaint que vous l’avez fait enlever à son auberge et conduire à pied avec des soldats qui l’escortaient. Je ne vous avais rien ordonné de tout cela. Il ne faut jamais faire plus de bruit qu’une (chose ?) ne le mérite. Je voulais que Voltaire vous remît la clef, la croix et le volume de poésies que je lui avais confiés. Dès que tout cela vous a été remis, je ne vois pas de raison qui ait pu vous engager à faire ce coup d’éclat. Rendez-leur donc la liberté, dès ma lettre reçue. Je veux que cette affaire en reste là, qu’ils puissent aller où ils voudront, et que je n’en entende plus parler. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde.

« FREDERIC. »

« A ma maison de Sans-Souci, le 26 juin 1753. »

« J’ai reçu une lettre de Voltaire qui me parle encore de sa liberté, vous devez avoir reçu les ordres, que je vous ai donnés de le laisser aller où bon lui semblera, ainsi que sa nièce. Je n’avais d’autres prétentions sur lui que de le dépouiller de la croix, de la clé de chambellan, et de retirer le livre que je lui avais confié. Vous m’avez écrit qu’il avait satisfait à tout ce que je demandais de lui. Ne différez donc point de mettre fin à tout cela, parce que sans doute, s’il était survenu quelque incident nouveau, vous m’en auriez averti. Sur Ce, je prie Dieu ; etc…

« FREDERIC. »

« A Potsdam, ce 9 juillet 1753. »


Tel était le zèle acharné de Freytag que ce second billet n’aurait peut-être pas été plus efficace que le premier, si Voltaire n’avait réussi à faire intervenir le bourgmestre de Francfort ; c’est à lui, non au résident prussien, que, Voltaire dut enfin sa liberté le 6 juillet 1753, après trente-six jours d’un emprisonnement clandestin d’abord et presque consenti, mais bientôt accompli publiquement, avec scandale et violence, au mépris de la parole jurée. Certes il y avait là de quoi faire perdre patience à un esprit moins vif et moins irritable que Voltaire ; mais il y a des situations qui obligent, et, pour la dignité du rôle que Voltaire remplissait devant l’Europe du XVIIIe siècle, nous regrettons qu’il n’ait pas eu toujours une attitude plus noble en face de son imbécile geôlier. Ce ne sont pas seulement les rapports de Freytag qui nous le montrent en flagrant délit de pasquinades, il suffit d’interroger Collini pour s’édifier sur ce point. Qu’est-ce par exemple que cette scène dans la cour de M. Schmid ? « Tandis qu’il était dans la cour, raconte Collini, on vint m’appeler et me dire d’aller le secourir. Je sors, je le trouve dans un coin, entouré de personnes qui l’observaient de crainte qu’il ne prît la fuite, et je le vois courbé, se mettant les doigts dans la bouche et faisant des efforts pour vomir. Je m’écrie, effrayé : « Vous trouvez-vous donc mal ? » Il me regarde, des larmes sortaient de ses yeux, il me dit à voix basse : Fingo, fingo… Ces mots me rassurèrent. » Prétendait-il s’enfuir, comme l’ont cru ses gardiens ? ne songeait-il qu’à se moquer d’eux et à bafouer la pudeur de Mme Schmid, comme M. Schmid se l’est imaginé ? ou bien faut-il admettre l’explication de Collini et dire qu’il croyait par ce stratagème apaiser la fureur de cette canaille ? En tout cas, ce n’est pas ainsi qu’un Voltaire devait se défendre. Qu’est-ce encore que la scène du pistolet le matin même du jour où Voltaire est rendu enfin à la liberté ? Cette scène, plus puérile que sérieuse assurément, Voltaire l’avait niée dans ses mémoires ; mais Collini l’a racontée en détail, et le rapport de Freytag la confirme aujourd’hui. En s’oubliant de la sorte, Voltaire nous découvre lui-même les torts secrets qui le réduisaient à l’impuissance. Quels cris aurait jetés le futur avocat de Calas, de Sirven, de Labarre, s’il avait osé porter cette cause devant l’opinion européenne ? Son grand tort, en cette affaire est de n’avoir pu traduire le roi de Prusse à la barre du droit commun sans s’attirer des répliques écrasantes. On les soupçonnait déjà, ces répliques, par la lettre de lord Maréchal à Mme Denis ; on les devine tout à fait dans la lettre de la margrave de Bayreuth au roi de Prusse son frère. En demandant grâce pour le prisonnier, la spirituelle margrave le flétrit dans les termes les plus durs, et c’est seulement après s’être radoucie qu’elle le traite de fou. Il est vrai qu’elle le place en fort bonne compagnie. « Son sort, dit-elle, est pareil à celui du Tasse et de Milton. Ils finirent leurs jours dans l’obscurité ; il pourrait bien finir de même… »

Est-ce à dire que Frédéric n’ait aucun reproche à se faire ? Non certes. Ma conclusion est tout autre. Quelque témoignage qu’on invoque, Voltaire, Collini ou Freytag, il est impossible de ne pas condamner Frédéric. La moindre de ses fautes en cette triste aventure, c’est son indifférence. Une affaire qui demandait les mains les plus délicates est confiée à des lourdauds, et il les laissé agir à tort et à travers sans plus s’inquiéter de ce qui se passé ; quel mépris du droit ! quelle insolence de despote ! Au moment où Freytag croit avoir déplu au roi par l’excès de son zèle, il lui donne naïvement cette excuse : « Je croyais l’affaire si grave, j’étais si résolu à me faire restituer tous les manuscrits de votre majesté, que, si Voltaire m’eût échappé, si je l’avais atteint, non à la barrière, mais en pleine campagne, et qu’il eût refusé de retourner à Francfort, je n’aurais pas hésité à lui casser la tête d’un coup de pistolet. » Voilà le danger que courait Frédéric avec de tels agens ; et il les laisse procéder à leur guise ! et il ne se réveille qu’à la dernière extrémité ! Une des choses les plus graves à mon avis dans les pièces que publie M. Varnhagen, ce sont les complimens que le grand factotum Fredersdorff adresse à Freytag au nom même du roi. Voici, par exemple, ce qu’il lui écrit le 14 juillet 1753 : « Vous avez agi en fidèle serviteur du roi, conformément à ses augustes ordres, ; personne ici, personne dans le monde entier ne sera dupe des mensonges et des calomnies de Voltaire. » Accorder un certificat de probité à Freytag quand Voltaire exaspéré l’accuse de n’avoir prolongé sa détention que pour le voler à loisir, je comprends cela ; mais signaler en lui un fidèle serviteur, un homme qui a bien compris et bien exécuté les ordres de son maître, en vérité c’est trop fort.

Le ressentiment de Voltaire fut implacable. Le pauvre Freytag a payé cher ses balourdises ; malgré les assurances de Fredersdorff, le monde entier a cru longtemps sur la foi de Voltaire que le résident de Francfort n’était pas seulement un sot, mais un fripon. Six ans après l’aventure, au milieu de la guerre de sept ans, au moment où le prince de Soubise, commandant l’armée française en Allemagne, se dirigeait sur Francfort, Voltaire écrivait de Ferney à Collini, qui se trouvait alors à Strasbpurg et le pressait de saisir l’occasion pour se venger ; il fallait, disait-il, voir le prince de Soubise dès son entrée à Francfort, lui présenter un mémoire, demander son appui auprès du magistrat, obtenir enfin sous la protection de nos armes la punition des coupables et la restitution de l’argent volé. Collini rédigea le mémoire et le soumit à Voltaire, qui le renvoya courrier par courrier entièrement refait de sa main, avec une lettre en minute pour le prince de Soubise. Si Collini abandonna ces poursuites, Voltaire ne renonça point à sa vengeance. Collini ne craint pas d’affirmer « qu’il y songea toute sa vie. » Quand les historiens de l’Allemagne, M, Preuss, M. Venedey, nous disent que le philosophe de Ferney fut un des plus terribles ennemis du philosophe de Sans-Souci, qu’il contribua plus que personne à soulever l’Europe pour l’écraser, qu’il déchaîna les Russes contre lui au moment le plus critique de la guerre de sept ans, on est tenté de voir d’abord dans ces paroles une exagération révoltante. Aujourd’hui, après les révélations de l’affaire de Francfort, on ne doit plus être aussi prompt à repousser un pareil témoignage.

Qu’on relise à cette lumière la correspondance du poète pendant les péripéties de la lutte. Avec quelle joie il parle des succès « obtenus du Dieu des armées contre son ancien et étrange Salomon du Nord ! » Frédéric tombera, glorieusement sans doute, mais il tombera, aux applaudissemens du monde. « C’est une nouveauté dans l’histoire que les plus grandes puissances de l’Europe aient été obligées de se liguer contre un marquis de Brandebourg ; mais avec cette gloire il aura un malheur : c’est qu’il ne sera plaint de personne. Il ne savait pas, lorsque je le quittai, que mon sort serait préférable au sien. Je lui pardonne tout, hors la barbarie vandale dont on usa avec Mme Denis. » Toujours le souvenir des outrages de Francfort ! il y revient sans cesse. « Voici bientôt le temps où Mme Denis pourrait demander les oreilles de ce coquin de Francfort qui eut l’insolence de faire arrêter dans la rue, la baïonnette dans le ventre, la femme d’un officier du roi de France, voyageant avec le passeport du roi son maître[15]. » Comme il presse, comme il encourage le maréchal de Richelieu ! Comme il l’excite à vaincre ! Ce n’est plus le patriotisme des jours de Fontenoy, c’est l’ardeur de la haine. « J’ai confié ma vengeance à trois ou quatre cent mille Hommes ! » Il n’a plus de goût pour la poésie, il écrit l’histoire de Russie pour l’impératrice Elisabeth. « Comment voulez-vous que je résiste à la fille de Pierre le Grand ?… Il importe de connaître un pays qui venge la maison d’Autriche. » Si Frédéric lui écrit encore, il se moque de ses lettres ; il les communique au duc de Richelieu, au comte de Choiseul ; il s’en sert pour le perdre. La détresse du héros ne l’émeut pas. « Le roi de Prusse vient de m’écrire une lettre très touchante ; mais j’ai toujours l’aventure de Mme Denis sur le cœur. Si je me portais bien, j’irais faire un tour à Francfort dans l’occasion[16]. » Ainsi, à travers les émotions de la guerre qui tient le monde en suspens, ce souvenir ne le quitte pas ! Comment s’étonner que, mêlant ses griefs aux griefs de l’Europe, il finisse par résumer toutes ses colères dans un mot plein de menaces, et que le chef couronné de l’esprit nouveau s’appelle désormais pour lui « l’ennemi public ? »

Mais, dira-t-on, malgré tant de paroles amères, le roi et le poète se sont réconciliés. La correspondance interrompue a repris son cours. Brisé en 1753, le fil se renoue en 1757 et va se dérouler pendant plus de vingt ans encore. Voltaire a beau rire d’abord des confidences du roi et des bons tours qu’il lui joue, peu à peu, cette duplicité lui répugne, les griefs s’effacent, le ton s’apaise, l’amitié semble renaître… Oui, l’amitié de Frédéric et de Voltaire, pure affaire de théâtre ! Il ne suffit pas de dire, à la vue de ces orages, que l’amitié n’est possible qu’entre égaux et que les familiarités de Voltaire, malgré tous les prestiges de son esprit, l’exposaient à d’insolentes représailles ; il ne suffit pas de rappeler le précepte de Montaigne qu’il faut marcher en telles amitiés la bride à la main, avec prudence et précaution, ni le mot si net, si digne, si français de Rivarol, à propos de ses rapports avec les puissans du monde : « je les tiens à distance par le respect. » Non, la question est plus sérieuse ; il y a autre chose ici que les imprudences d’un bel esprit devenu le camarade d’un roi, il y a une profanation de l’amitié. L’amitié veut des âmes saines, car si l’amitié est une victoire perpétuelle sur l’égoïsme, l’amitié est une vertu, la fleur des vertus.de l’homme, a dit un poète de nos jours. Frédéric et Voltaire sont de rares esprits, ce ne sont pas les âmes où puisse s’épanouir cette fleur d’or. Quel spectacle que celui de ces deux hommes unissant leurs passions, les plus généreuses comme les plus funestes, et au fond se méprisant l’un l’autre ! Les écrivains allemands, aujourd’hui si durs pour Voltaire et qui font de Frédéric une sorte de victime royale outragée par le Pétrone de la France, devraient bien y regarder d’un peu plus près. Dans la grande comédie de cette amitié qui unissait les esprits, mais non les cœurs, Voltaire s’est peut-être montré le moins coupable ; l’excuse de ses courtisaneries, c’est qu’il recherchait dans le roi de Prusse le protecteur de l’esprit nouveau. Frédéric cherche des éloges, et en même temps il est heureux d’humilier le flatteur. Il provoque la louange et il la rejette. Il ne peut se passer des lettres de Voltaire, et il affecte pour ses outrages comme pour ses caresses une souveraine indifférence. Il y a plus de cynisme, mais en revanche plus de cœur chez Voltaire ; il y a plus de dignité, mais plus d’insolence et d’insensibilité chez Frédéric. Si Frédéric a pu dire à Voltaire : « Vous souillez votre plume, » Voltaire a pu lui répondre : « Vous prenez toujours un plaisir méchant à humilier les autres hommes. » Plus on étudie leur longue correspondance, coupée en deux par le scandale de Francfort, cette correspondance où tous les tons se heurtent, où toutes les passions s’entremêlent, plus on aperçoit entre eux une sorte de charme irritant qui les fait s’attirer sans cesse et invinciblement se repousser. Admiration, éblouissement, intérêt, vanité, on peut y voir tour à tour les choses les plus diverses, on n’y trouvera jamais l’amitié.

Ici s’offre à nous un rapprochement fait à souhait, comme dit Fénelon, pour le plaisir de la pensée. Au moment et dans la ville même où se passaient les scènes que nous venons de décrire, grandissait un enfant merveilleusement doué qui devait en effacer un jour les traces les plus fâcheuses. Le petit Wolfgang, celui qui inscrira le nom de Goethe parmi les grands noms du monde nouveau, avait quatre ans à peine en 1753. Quelques années après, quand il parcourait sa ville natale avec ses compagnons d’études, quand il en prenait possession, comme il l’a si bien dit, est-il possible que le souvenir de l’arrestation de Voltaire n’ait pas été une des premières impressions de sa curiosité si précoce et si vive ? Il disait, soixante-dix ans plus tard, à Eckermann : « Vous n’avez aucune idée du rôle que jouaient dans ma jeunesse Voltaire et ses grands contemporains, et de la domination morale qu’ils exerçaient. » Voltaire et Goethe, quelle distance de l’un à l’autre ! Et du monde où domine le premier au monde où le second a établi son pacifique empire, quel progrès du niveau général ! Au lieu de sacrifier Voltaire à Frédéric, les critiques allemands dont nous venons de parler auraient mieux fait d’opposer la figure sereine du chantre d’Hermann et Dorothée à la figure sarcastique de l’auteur du Mondain. Voltaire, par ses railleries implacables, a élevé de nouvelles barrières entre l’esprit français et l’esprit germanique ; Goethe, par l’impartialité de son génie, a rapproché les deux peuples. Et si l’on voulait poursuivre ce parallèle, comme la fausse amitié de Frédéric et de Voltaire fait mieux apprécier l’amitié si virile et si pure de Schiller et de Goethe ! Le XVIIIe siècle s’épure avec de tels hommes, l’humanité s’élève, et l’on sent qu’un âge meilleur se prépare.

Ce progrès, si manifeste de Voltaire à Goethe, n’est pas moins grand peut-être de Goethe jusqu’à nos jours. Si nous faisons un retour sur nous-mêmes après avoir étudié, pièces en main, cette aventure de Francfort, il est difficile de ne pas remarquer avec orgueil certains contrastes entre notre société et celle du dernier siècle. Se figure-t-on aujourd’hui un Freytag violant toutes les lois, tous les engagemens, toutes les formes protectrices du droit commun, je ne dis pas à l’égard d’un Voltaire, mais simplement du premier venu, sans que l’Europe entière s’en émeuve ? Il est vrai que ces avantages de la société nouvelle sont dus à Voltaire lui-même et à ses compagnons d’armes ; c’est là même ce que le récit de l’aventure de Francfort ne permet pas d’oublier. Si de tels scandales ne sont plus possibles au XIXe siècle, ce n’est pas seulement parce que l’opinion et les lois protègent mieux qu’autrefois la liberté individuelle, c’est aussi parce que l’écrivain se protège lui-même par le sentiment de sa dignité. Dans ce monde immense des lettres où sont disséminés tant de talens et d’où les royautés ont disparu, supposez un homme investi de l’autorité que Voltaire avait conquise : le verrait-on courtiser un Frédéric, une Elisabeth, une Catherine II, pour assurer le triomphe de ses principes ? Non, certes ; il s’adresserait à l’opinion elle-même, il voudrait être le leader du parlement universel. Du plus grand au plus humble, spontanément ou de parti-pris, tel est le but que se propose tout écrivain digne de ce nom. C’est là un signe des jours nouveaux et un éclatant symptôme de progrès… Défions-nous toutefois de cet orgueil ; le mal est prompt à se transformer, et chaque situation a ses embûches. La démocratie qui nous emporte peut avoir également ses flatteurs. Voltaire, en ses meilleurs jours, reprochait à Frédéric de prendre plaisir à humilier ses semblables ; que ce soit là aussi notre sollicitude vis-à-vis de la démocratie triomphante. Travaillons à la rendre libérale, à lui inspirer le sentiment de tous les droits, à la préserver de cette jalousie farouche, ennemie de tout ce qui s’élève. Faisons en sorte que les sociétés issues de 89 n’oublient jamais ces grandes paroles prononcées à la tribune de l’assemblée constituante : « Il faut rendre l’homme respectable à l’homme. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. History of Friedrich II of Prussia, called Frederick the Great, by Thomas Carlyle. L’ouvrage, dont neuf volumes ont paru (1858-1864), n’est pas encore terminé.
  2. Literaturgeschichte des achtzehnten Jahrhunderts, von Hermann Hettner. Quatre volumes ont paru ; Brunswick 1856-1864.
  3. Friedrich der Grosse und Voltaire, von J. Venedey, 1 vol. in-8o ; Leipzig 1859.
  4. Mon séjour auprès de Voltaire et lettres inédites que m’écrivit cet homme célèbre jusqu’à la dernière année de sa vie, par Côme-Alexandre Collini, 1 vol. in-8o ; Paris 1807.
  5. Denkwürdigkeiten und vermischte Schriften, von K. A. Varnhagen von Ense, achter Baud ; Leipzig 1859. — C’est un recueil des œuvres posthumes de Varnhagen publiées par sa nièce, Mlle Ludmila Assing.
  6. Une des fouilles publiques de Berlin, le Journal de Spener, annonce officiellement, dans un numéro de février 1753, que le roi a ordonné à M. de Voltaire de se rendre à Potsdam avec sa suite le 30 janvier, afin de s’installer de nouveau dans son appartement, et que M. de Voltaire est en effet installé à Sans-Souci. — Ce détail est donné par M. Jacob Venedey, si empressé pourtant à défendre tous les actes de Frédéric II. — Voyez Friedrich der Grosse und Voltaire, pages 132-133.
  7. Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même.
  8. Viele Briefe und Scripturen.
  9. Littéralement les écrivains de la porte, Thorschreiber, espèce de surveillans, employés d’octroi ou de police.
  10. Alle Franzosen die mit einer réputierlichen Equipas, einkommen.
  11. Mir bei dem Voltaire Respect zu machen.
  12. Ces paroles sont en français dans le texte du rapport ; on a ici le cri même de Voltaire fidèlement répété.
  13. La lettre dont il s’agit ne porte pas d’adresse dans le Voltaire de Beuchot ; c’est M. Varnhagen d’Ense qui croit avoir trouve le destinataire, et ses raisons nous paraissent fort plausibles.
  14. George Keith, connu sous le nom de lord Maréchal, appartenait à une ancienne famille écossaise, et avait servi dès sa jeunesse la cause des Stuarts avec une intrépide ardeur. Son frère, le maréchal Keith, au service de la Prusse, réussit à l’attirer à Berlin. Lord Maréchal fut successivement ambassadeur en France, en Espagne, et gouverneur de Neuchatel, où il eut occasion de protéger Jean-Jacques Rousseau. On connaît les tendres paroles que lui adresse Jean-Jacques à la fin des Confessions : « O bon milord ! ô mon père ! » D’Alembert a écrit son éloge. Lord Maréchal, né en 1685, mourut à Potsdam en 1778. Il avait soixante-huit ans au moment de l’aventure de Francfort.
  15. Juillet-août 1757.
  16. 12 septembre 1757.