Une Parque scènes de la Vie anglaise/01

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Une Parque scènes de la Vie anglaise
Revue des Deux Mondes2e période, tome 30 (p. 257-304).


UNE PARQUE

SCÈNES DE LA VIE ANGLAISE


PREMIÈRE PARTIE.[1]

Ἔπειτα ποίας ἡμέρας δοκεῖς μ’ ἄγειν,
Ὅταν θρόνοις Αἴγισθον ἐνθακοῦντ’ ἴδω
Τοῖσιν πατρῴοις.

(Sophocle, Électre.)


La mémoire des enfans est une merveille. Nul n’a pu surprendre les secrets de cet organe phénoménal qui absorbe et retient, servi par une susceptibilité toute particulière, ce qui semble devoir lui rester incompréhensible. Aujourd’hui que je vais, — vouée à de tristes loisirs, et en attendant la fin sans doute prochaine d’une existence à demi brisée, — rassembler les souvenirs de mon enfance, tristes préludes de ceux que m’a légués ma jeunesse déjà morte, je m’étonne de retrouver si profondément empreintes en moi, si vivantes encore et si colorées, ces images d’un passé lointain.

Lorsqu’elles me frappèrent pour la première fois, rien ne fixait sur elles mon attention distraite : aucune réflexion ne me commandait d’y appliquer mon regard, de les graver en moi-même ; je n’avais pas même le pressentiment de l’espèce de lien qui les rattachait l’une à l’autre, et de l’ensemble qu’elles devaient offrir un jour à mon intelligence mûrie. Quelle force mystérieuse, quelle prédestination fatale les imposaient donc à ma mémoire, hantée par elles et comme fatiguée de leur fréquente obsession? C’est ce que je me suis demandé bien des fois, et souvent avec une sorte de frayeur religieuse. Dans les ténèbres où j’avançais alors à tâtons, j’ai cru parfois entrevoir la main de Dieu, gardant comme un reflet des foudres qu’elle agite sur le front des coupables, parfois cette autre main, armée de crocs vengeurs, qui les attire au bord des gouffres d’enfer. En somme, le ciel et l’enfer sont restés muets. Victime du sort, je subis, non sans plaintes, cette énigme qui m’écrase et que de temps en temps je soulève, comme dans un mauvais rêve les Sisyphes du cauchemar s’efforcent de soulever la pierre chimérique posée sur leur torse haletant.


I.

Je ne devais pas avoir beaucoup plus de trois ans lorsque ma sœur Emmeline vint au monde. Ma mémoire date de cet événement, qui me frappa. Peu après, un autre visage, un autre nom prirent place dans ma vie. Mon père, ma mère, les femmes chargées de la nursery y étaient déjà et en faisaient partie, sans que je puisse dire à quel moment l’entité distincte de chacun d’eux m’avait été révélée. Le nouveau-venu était mon frère Godfrey, qui revenait « de la mer, » à ce qu’on m’apprit, et qui, dans la majesté de ses seize ans, m’intimida tout d’abord. Entre nous cependant la familiarité se fit bien vite, et le moment où je tremblai dans sa première étreinte n’est pas séparé par un bien long intervalle de celui où, me posant debout sur son épaule, ce jeune midshipman m’apprenait à chanter le Ye, Mariners of England! Les femmes de chambre poussaient alors des cris de terreur; ma mère détournait les yeux, et mon père riait aux éclats. On m’étonna beaucoup, à cette époque, en me disant que Godfrey n’était point le fils de maman, mais bien celui d’une belle dame dont j’avais remarqué le portrait dans le cabinet de toilette de mon père, et dont on m’avait recommandé de ne lui parler jamais. Elle me faisait peur, cette dame, avec son costume étrange et le fixe regard dont elle semblait me poursuivre.

Je ne saurais dire combien de mois s’écoulèrent entre l’arrivée de mon frère et un incident peu essentiel en lui-même, mais dont le souvenir m’est resté comme celui de ma première humiliation. Nous étions, Godfrey et moi, dans le parterre, devant la maison. Il m’avait prise sur ses épaules et m’emportait vers le jardin fruitier, dont la porte se trouva fermée contre toute attente. Nous suivîmes alors le mur. Parvenu à un endroit où un monceau de gravois, négligemment laissé au pied de la muraille à demi écroulée, permettait d’arriver à portée d’un poirier chargé de fruits, mon frère me fit gravir cette espèce d’échelle, et, m’exhaussant de son mieux, me provoqua gaiement à cueillir les plus belles poires. J’en tenais déjà deux dans mes petites mains, lorsque, appelé soudain par mon père, Godfrey redescendit la petite éminence d’un pas aussi rapide que le lui permettait son précieux fardeau. Arrivé en bas, il me déposa par terre, toujours nantie de mes deux larcins, et me laissa là, fort embarrassée de moi-même. J’aurais volontiers pleuré, ne sachant comment regagner la maison; mais justement alors apparut la femme de chambre de ma mère, qui, à la vue des poires, poussa une clameur indignée. — C’était bien là un tour de M. Godfrey !... Il avait grimpé sur le plus bel arbre du jardin au risque de le briser, et cela pour mettre au pillage les fruits favoris de son père!...

— Non, m’écriai-je aussitôt, Godfrey n’est pas monté à l’arbre! C’est moi qui ai cueilli les poires.

— Vous?... vous, petite menteuse! reprit la sévère Wilkins, qui réservait toutes ses complaisances pour Emmeline, et n’avait jamais pour moi que des paroles aigres ou des punitions outrées... Vous n’êtes pas assez grande pour y atteindre... C’est un conte que vous faites, et prenez garde à ce qu’il peut vous valoir, si vous ne le rétractez à l’instant même.

Je m’entêtai naturellement à soutenir que j’avais dit vrai. Wilkins voulut voir dans mon obstination une perversité précoce qu’il fallait châtier. Elle me conduisit devant ma mère, qui, malgré mes protestations, — que je n’appuyais, il est vrai, d’aucune explication satisfaisante, — me jugea coupable et prononça contre moi la peine de la prison. Pénétrée de l’injustice qu’on me faisait, je me débattis contre les domestiques chargées de me conduire; il fallut céder à la force, et je fus mise au lit, avec ordre de m’endormir sur-le-champ. Wilkins me faisait si grand’peur, que, tout en pleurant, je fermai les yeux. Bientôt elle put se croire obéie; mais le sommeil n’était pas venu, et j’entendis un débat assez vif qui s’engagea, dès qu’on me crut endormie, entre la femme de chambre de ma mère et la bonne Jane Hickman, plus spécialement attachée à ma petite personne. Leur débat, dont j’étais l’objet, m’apprit que Godfrey était allé, dès son retour à la maison, s’expliquer avec sa belle-mère, et qu’il avait été « très insolent» pour elle, du moins à ce que prétendait Wilkins. — Croiriez-vous, ajoutait-elle, qu’il a bien osé lui dire que si la porte du verger était fermée, ce n’était pas pour le plaisir de Drake ?... Drake était notre jardinier en chef. Ma petite cervelle s’épuisait à conjecturer ce que son nom venait faire là, et ce qu’il y avait de si « insolent» dans la phrase prononcée par Godfrey. Je m’endormis avant d’avoir résolu ce double problème. Le lendemain, Godfrey ne parut pas au déjeuner; il était allé faire visite à l’un de nos parens dans le voisinage. Du moins c’est ainsi qu’on m’expliquait son absence. — Quand il reviendra, me dit Wilkins à cette occasion, vous ne devez plus, mais jamais, jamais, vous trouver dehors avec lui. Ce sont les ordres exprès de votre mère.

Au retour de Godfrey, cette consigne fut rigoureusement observée, et le pauvre garçon s’alla promener seul au jardin; mais à l’automne, quand il sortit moins de la maison, je me retrouvai quelquefois seule avec lui dans son petit atelier de travail, où il s’amusait, tout en menuisant ou en faisant ronfler son tour, à me raconter toute sorte d’histoires merveilleuses qui avaient trait à sa vie de matelot, et où les mouches à feu, les oiseaux de paradis, le nautile, les poissons volans, les orang-outangs et les sauvages remplaçaient le personnel ordinaire des contes de fées. C’est là que nous étions un jour, et tandis que, grimpé sur une chaise, il cherchait dans ses livres de voyage une gravure qu’il voulait me montrer, j’étais accoudée à la fenêtre, qui donnait sur une petite cour intérieure. J’y guettais vaguement les menus incidens qui viennent de temps à autre animer ces petits recoins déserts, le passage d’un chat ou d’un domestique (à cette heure cependant, j’aurais dû me dire que les domestiques étaient à table), lorsque, à ma grande surprise, je vis, de la brasserie qui ouvrait aussi sur cette petite cour, sortir un personnage de ma connaissance, habitué assez familier du salon maternel.

— Tiens, m’écriai-je, M. Wyndham!

Ces simples mots produisirent un effet sur lequel je ne comptais guère. Godfrey jeta loin de lui l’in-quarto qu’il tenait, de sa chaise à la fenêtre ne fit pour ainsi dire qu’un saut, et, voyant que je ne m’étais point trompée : — C’est ma foi lui! s’écria-t-il à son tour... Pour le coup, je saurai bien où il va.

En courant vers la porte, il me renversa presque. Cette porte était fermée à clé, et la clé, qui tournait mal dans la serrure rouillée, lui opposa quelque résistance; il ouvrit enfin, et comme je m’obstinais à le suivre sur l’escalier malgré ses impérieuses recommandations de « rester où j’étais, » il me poussa plus brusquement qu’il ne l’avait jamais fait dans un des corridors, où je demeurai fort étonnée, fort inquiète, et ne m’expliquant ni ses paroles ni sa brusque sortie. Une bonne heure s’était écoulée quand Wilkins m’y découvrit, et je reçus encore une bonne leçon sur «la mauvaise habitude que j’avais prise, disait-elle, d’aller partout épier, écouter aux portes. » Reconduite à la nursery, j’y fus retenue toute la journée, contrairement à la règle établie. On m’apprit en effet, l’heure du goûter venue, que « maman était souffrante, et que les enfans la fatigueraient. » Jamais du reste je n’avais entendu plus de chuchotemens entre les femmes de chambre. C’étaient des allées et venues continuelles, des airs ahuris, scandalisés, et comme par momens elles se laissaient aller à élever la voix, j’entendis à plusieurs reprises le nom de Godfrey prononcé sur le ton de l’indignation.

— Qu’a donc fait mon frère? me hasardai-je à demander enfin, lasse de chercher à deviner.

— Quelque chose de fort mal, miss Alswitha, me fut-il répondu; mais cela ne regarde pas les petites filles de votre âge.

Puis les dialogues à voix basse reprirent de plus belle. Vers le soir (un soir de novembre gris et froid), les pas d’un cheval retentirent sur le pavé de la cour des écuries. Wilkins et Jane Hickman coururent à la fenêtre : — C’est bien lui qui s’en va, disaient-elles. Je grimpai à mon tour sur une chaise, et je vis le cheval de mon frère qu’un groom venait de seller, et qu’on tenait tout prêt à la porte de la maison : — Où va-t-il? où va mon frère? demandai-je le cœur serré.

— Je ne sais pas, me répondit tristement ma bonne Jane.

— Il s’en va pour ne jamais revenir, ajouta Wilkins, qui, me voyant à ces mots éclater en pleurs, semblait fort disposée à me punir.

Jane cependant s’y opposa, et même, sans écouter les reproches de la femme de chambre favorite, elle me souleva de terre en écartant les volets de manière à ce que je pusse voir Godfrey et lui dire adieu. Justement il venait de se mettre en selle. Je l’appelai par son nom. Il leva les yeux. Bien qu’il fît presque nuit, je discernai sur ses traits l’animation de la colère et je ne sais quelle expression de désespoir concentré; mais à ma vue sa physionomie changea tout à coup : — Adieu, Swithy !... me cria-t-il... Je ne reviendrai plus;... vous cependant ne m’oubliez pas!... — Puis il partit au galop. Bien des années devaient s’écouler avant que je le revisse.

L’absence de mon frère me faisait une vie plus triste, plus dépouillée. Mon père me semblait attristé. Ma mère, qui aimait follement Emmeline, m’accordait bien rarement quelques témoignages d’affection, et me tenait éloignée d’elle. — Je n’avais, disait-elle, ni la fraîcheur, ni la gaieté de l’enfance. — Sans doute elle avait raison, car ma pâleur et ma physionomie en dessous (ces deux derniers mots incompréhensibles pour moi) étaient le texte de mainte remarque désobligeante. Puis on ne manquait jamais, devant mon père, de mettre en doute à tout propos ma véracité et ma franchise. La puérile histoire du poirier était invoquée contre moi si obstinément que j’avais fini, ne pouvant la mettre sous son vrai jour, par passer condamnation et me résigner aux soupçons qu’elle faisait peser sur moi. Tout ceci me rendait très circonspecte et très renfermée. Je n’osai par exemple m’enquérir à personne du motif pour lequel Godfrey nous avait quittés. Réduite à le chercher de moi-même, j’en étais venue à penser que M. Wyndham devait être pour quelque chose dans cette aventure, et, sans lui en vouloir précisément, je ne recevais plus avec le même plaisir les prévenances dont il ne manquait jamais de me combler quand le hasard nous mettait en présence. — Vous voilà devenue bien sérieuse, me dit-il un jour, constatant lui-même cette répulsion naissante. Ce jour-là, j’eus un moment la pensée de lui demander ce qu’il était venu faire dans la brasserie, et s’il savait pourquoi Godfrey avait été renvoyé; mais nous n’étions pas seuls, et le courage me manqua. Il me fallut faire un grand effort sur moi-même, quelque temps après, pour adresser une question bien simple à mon père, qui m’avait prise dans ses bras et me contemplait depuis quelques minutes avec une sorte de curiosité triste. Un visiteur qui venait justement de quitter le salon s’était extasié sur ma ressemblance avec Godfrey. — Papa, lui demandai-je, est-ce que mon frère ne reviendra jamais? — A l’instant même, son visage changea d’expression, et son accent avait une sorte de sécheresse quand il me répondit : — Vous savez, ma chère enfant, que quand on est sur mer, on n’est jamais certain de revenir.

— Il est donc en mer? repris-je avec un nouvel effort de bravoure.

— Pour le moment je ne sais. A coup sûr, il y sera d’ici à peu... Mais, chère enfant, je n’ai pas le temps de bavarder avec vous... La ferme réclame ma présence...

Je compris instinctivement, en le voyant s’éloigner à ces mots, qu’il ne fallait point essayer de reprendre cette conversation mal venue. Je me rappelais que l’année précédente, au dîner de Noël, on avait porté la santé de notre jeune marin, alors absent, et je me laissais aller à une vague espérance que ce jour-là, de manière ou d’autre, j’aurais de ses nouvelles; mais Noël vint, et le nom de mon frère ne fut pas prononcé, aucune allusion ne fut faite au vide qu’il laissait parmi nous. Et l’hiver passa, le printemps refleurit, chaque jour atténuant, sans le détruire, le souvenir de ces circonstances énigmatiques pour moi. Combinant les contes dont mon enfance était bercée, ceux que je lisais maintenant, et les querelles intérieures dont mon oreille avait perçu le retentissement lointain, je croyais voir dans Godfrey un de ces malheureux jeunes princes que poursuit une implacable marâtre, et qu’elle perd dans l’esprit crédule du roi son époux. Au surplus, je le répète, chaque jour effaçait dans mon esprit mobile les vestiges du passé. Une impalpable poussière d’oubli les recouvrait d’heure en heure, et ils eussent peut-être tout à fait disparu sans quelques incidens fortuits qui de temps en temps venaient en raviver l’empreinte. Un jour, par exemple, pendant une absence que nos parens avaient faite, on m’emmena seule (ma sœur, d’une santé très délicate, était confinée dans la nursery) chez mistress Drake, la femme du jardinier. Ce fut l’occasion d’une sorte de petite fête, et après m’avoir offert toutes les friandises préparées pour moi, on me remit assez solennellement une magnifique poupée, avec deux costumes complets fabriqués par l’aînée des misses Drake. Ce jouet, nouveau pour moi, m’absorba bien vite, et les subalternes qui m’entouraient prirent sans doute au mot mes grands airs affairés, car ils cessèrent de s’occuper de moi, et bientôt, entraînés au courant de leurs commérages, parurent oublier que j’étais au milieu d’eux. Tout à coup le nom de Godfrey me fit dresser l’oreille ; mais comme j’avais pu remarquer déjà que si j’avais l’air de prendre garde à ce qui se disait, la conversation cessait tout à coup ou tournait court, un instinct de diplomatie enfantine m’avertit qu’il fallait continuer de jouer dans mon coin, tout en écoutant les propos qui s’échangeaient en ce moment entre la femme de charge et ma fidèle Jane. — Je ne croirai jamais, disait celle-ci, qu’un jeune homme aussi franc, aussi loyal, ait fait un pareil mensonge.

— Pourtant, reprit mistress Gill, vous ne pensez pas qu’il ait pu voir ce qu’il a dit avoir vu ?…

Ici mes projets de dissimulation s’envolèrent tout à coup. Je voyais qu’on accusait Godfrey de mensonge, et ceci révoltait mes sentimens les plus chers. Je courus à la bonne Gill, et avec un regard qui sembla la déconcerter, un accent d’autorité qui la prit au dépourvu : — Qu’est-ce que Godfrey disait avoir vu ? lui demandai-je.

Sans prendre garde aux chut effarouchés de Jane, mistress Gill répondit étourdiment : — Il soutenait avoir vu M. Wyndham sortir de la brasserie pendant que nous étions tous à dîner. Évidemment cela ne pouvait être.

M. Wyndham ?… Eh bien ! Godfrey disait la vérité. J’ai vu, moi aussi, M. Wyndham par la fenêtre de l’atelier… Oui, je l’ai vu sortir de la brasserie.

Ni l’une ni l’autre ne me répondit ; mais Jane, à ces mots, devint pourpre, et mistress Gill me parut aussi fort déconcertée. Je m’étonnais, dans ma naïveté, qu’elles ne montrassent pas plus de joie en apprenant qu’après tout Godfrey n’avait pas menti; mais cette découverte semblait au contraire leur faire peur, et cette peur, qui se peignait sur leurs traits, je la partageai moi-même quand toutes deux me recommandèrent à l’envi, dans leur langage le plus solennel, de ne jamais parler de tout ceci ni à maman ni à papa, et de ne jamais prononcer le nom de Godfrey ni de M. Wyndham. Il me semblait, à moi, indispensable de justifier mon frère, et j’insistais à ma manière pour rester libre de plaider sa cause; mais dans une allocution où elle réunit toutes les ressources de son éloquence, mistress Gill m’assura que Dieu ne m’aimerait plus, — qu’il me punirait même très sévèrement, — si je désobéissais aux personnes chargées de moi, et si je parlais de choses que je ne pouvais comprendre. Elle fit aussi une saisissante allusion à l’histoire du poirier, à la méfiance que ce premier mensonge avait laissée contre moi dans l’esprit de mon père. Ce dernier trait m’alla au cœur et dompta mes convictions rebelles, en me rappelant que la vérité avait ses dangers et pouvait couvrir de honte ceux qui la disent mal à propos. Je me laissai arracher la promesse qu’on me demandait, et, une fois faite, je devais y rester fidèle. Que de réflexions pourtant sur ces étranges et nouvelles idées, sur ces données contradictoires, sur cette complication incompréhensible du devoir de parler sans réticence qu’on m’avait enseigné jusque-là et du silence hypocrite qu’on exigeait maintenant de moi !

Mes parens revinrent cependant, et quelques jours après, un matin, je m’entendis appeler par mistress Gill dans le cabinet de mon père. Jamais je ne l’avais vu recevoir, dans cette pièce réservée à sa solitude, aucune des femmes attachées au service de la famille. Tous deux semblaient fort préoccupés, fort animés; mais je n’eus guère occasion de m’expliquer à quel sujet, car aux premières paroles de la femme de charge mon père l’interrompit brusquement :

— Tenez, disait-il, j’aime mieux en rester là... Cette enfant doit rester étrangère à tout ceci... Alswitha, descendez au jardin !...

Je sortis à l’instant même, et c’est tout au plus si j’entendis les premiers mots que mistress Gill prononça, la porte une fois refermée : — Comme vous voudrez, monsieur, mais je ne vous aurais parlé de rien si moi-même... Le reste de la phrase se perdit dans l’éloignement. L’idée me vint, à cette occasion, qu’il pouvait être question de Godfrey et de son prétendu mensonge; mais je ne m’y arrêtai guère, persuadée que mistress Gill n’avait pu aborder elle-même un sujet qu’elle m’avait interdit avec tant de pathétiques recommandations. Quelques semaines s’écoulèrent encore entre cette mystérieuse conférence et une journée fatale, dont quelques-uns des événemens me sont aussi présens, à l’heure où j’écris, que s’ils dataient de vingt-quatre heures, tandis que d’autres ne se retrouvent dans ma mémoire, voilés et confus, qu’à force de combinaisons et de conjectures. Je vais essayer de les retracer tels qu’ils me frappèrent.

Blendon-Hall, notre résidence patrimoniale, était une construction ancienne, aux murs épais, aux fenêtres profondes. La bibliothèque, souvent déserte, et pour laquelle, presque chaque jour, je quittais la nursery, où on aurait voulu me retenir auprès d’Emmeline, était une grande pièce longue, à l’extrémité de laquelle s’ouvrait une vaste embrasure, espèce d’alcôve en retrait, masquée par de grands rideaux de damas. C’était là que j’aimais surtout à m’aller tapir silencieusement pour y dévorer à mon aise quelques volumes pris parmi ceux qui encombraient les tables et les dressoirs sculptés de la sombre salle. Un énorme fauteuil aux armes de nos ancêtres les Lee, meuble héréditaire qu’on ne déplaçait jamais, adossé à cette baie, me dérobait absolument à la vue; je demeurais blottie derrière le meuble massif et les épais rideaux, et, à moins de m’y chercher expressément, ceux qui traversaient par hasard la bibliothèque ne pouvaient deviner ma présence.

C’est là que j’étais dans la matinée du 12 septembre 1835 (date fatale, apprise depuis lors, et trop bien gravée dans ma mémoire). J’y avais emporté un beau volume in-quarto, les Border-Ballads de Walter Scott, et je m’efforçais de comprendre cette mystérieuse légende intitulée le Soir de la Saint-Jean, lorsqu’un bruit de pas, — les pas d’un homme, — vint frapper mon oreille. Ce bruit venait de la petite antichambre qui précédait la bibliothèque. A travers le dossier à jour du fauteuil armorié, je regardai. C’était mon père. Il arrivait, le front soucieux, le regard sombre et fixe. Dans ses mains était un petit bureau, une écritoire plutôt, appartenant à ma mère. Il marcha droit à un grand secrétaire ou cabinet placé près des rideaux qui me cachaient à sa vue. En le voyant se disposer à ouvrir ce meuble, dont les panneaux, les tiroirs, les compartimens extérieurs richement incrustés, avaient toujours stimulé ma curiosité, je me glissai hors de ma cachette : — Vous allez donc enfermer là dedans la boite à écrire de maman? demandai-je à mon père. Sans me répondre un seul mot, il posa l’écritoire sur un des rayons du cabinet et referma le meuble avec soin. Ce ne fut qu’après avoir remis la clé dans sa poche qu’il parut s’apercevoir de ma présence. Le regard profond qu’il arrêtait sur moi m’étonna par son expression inusitée. Il jeta ensuite un coup d’œil à la glace placée devant lui, puis un autre sur mon visage, et alors, m’enlevant de terre, il me tint un moment pressée contre sa poitrine. — Oui, dit-il enfin, et sa voix me sembla profondément altérée, oui, vous ressemblez à votre frère, et s’il y a un Lee ici-bas, c’est certes bien lui. Ces paroles, dont je n’appréciais aucunement la portée, me rappelèrent seulement Godfrey et l’injustice qu’on lui avait faite. — Papa, m’écriai-je, Godfrey ne mentait pas l’autre fois...

— Non, reprit-il, et il m’attirait de nouveau vers lui... Je sais à présent, je sais trop bien que ce pauvre enfant n’a jamais rien dit qui ne fût vrai.

Après avoir articulé péniblement ces mots, dont l’accent étrange m’étonnait, il se leva pour quitter la chambre, et comme je voulais le suivre, il m’enjoignit presque rudement « de rester où j’étais. » Je retournai donc dans ma cachette, perdue en un trouble d’esprit qui ressemblait fort à de la stupéfaction. Ma pensée ne prêtait aucun sens défini à tout ce qui se passait devant moi; seulement j’éprouvais comme le pressentiment instinctif qui porte les animaux à se dérober quand l’orage menace. J’avais peur, et dès que j’eus entendu la porte du perron extérieur retomber derrière mon père, qui sortait du château, je songeai à me réfugier dans la nursery. Justement alors, dans la petite antichambre que j’avais à traverser, j’entendis un frôlement de robe, un léger bruit de pas, et la voix de ma mère, qui semblait parler presque bas à quelqu’un. On lui répondait sur le même ton; mais la voix était plus grave, et il me sembla reconnaître celle de M. Wyndham. De ce dialogue pressé, saccadé, nerveux, quelques mots m’arrivaient prononcés plus haut que les autres et plus nettement articulés. M. Wyndham (si tant est que ce fût lui) parlait « d’une chasse à laquelle il avait échappé... » Il avait « failli être pris... » J’aurais pu croire qu’il s’agissait d’une partie de cache-cache, n’était que les grandes personnes, je le savais, ne jouent pas ainsi.

— Tout cela ne serait rien si vous vouliez, ajoutait-il... — Et je ne pus me rendre compte de ce qu’il proposait, car le reste de la phrase m’échappa; mais il reprit bientôt : — Partir, partir!... il le faut à présent... — Emmenez moi donc! disait ma mère. — Il me sembla qu’il refusait, qu’elle insistait... Elle parla de « lettres. »

— Où est-il à présent, et où sont-elles? demandait M. Wyndham.

Ma mère d’abord ne répondit pas. Sa poitrine haletante semblait lui refuser service. De ce qu’elle dit ensuite, je ne pus saisir que ceci : A son frère !

— Alors nous sommes perdus! reprit M. Wyndham avec l’accent du désespoir; puis, après un silence qui dura bien près d’une minute ; — Quand est-il parti? De quel côté?

Dans la réponse de ma mère, je ne distinguai que deux mots : —... La malle-poste,... par les bois!... — Un bruit se fit qui annonçait le départ de M. Wyndham. Ma mère le supplia une dernière fois de l’emmener. Je n’entendis pas la réponse. On ouvrit doucement la porte de la petite antichambre, et quand elle eut été refermée, les sanglots étouffés de ma mère, les mots entrecoupés qui lui échappaient et dont je ne distinguais plus un seul, me firent deviner qu’elle était tombée sur le divan et cachait sa tête dans les coussins. Pourquoi tout ce désespoir? Papa était donc fâché contre elle? Comment M. Wyndham était-il mêlé à cette nouvelle crise, ainsi que jadis à celle qui avait amené le départ de Godfrey? J’avais lu dans les contes qu’il y avait des méchans, faisant le mal pour le mal, qui s’appliquaient à brouiller les enfans avec leurs parens. M. Wyndham était-il un de ces mauvais génies?... Ne pouvant éclairer mes doutes à ce sujet, j’en revins bientôt à chercher un moyen de regagner, sans être vue, l’escalier de la nursery. Un instinct secret me faisait comprendre que, trouvée où j’étais, je serais infailliblement grondée et punie. Nulle autre issue cependant que l’antichambre où ma mère, maintenant debout, se promenait à grands pas. Mes yeux, restés sur le livre entr’ouvert, s’arrêtèrent sur une strophe que j’avais déjà commencée. Le récit poétique en- traîna peu à peu mon esprit mobile, et sans me rendre bien compte de cette distraction inattendue, je me remis à lire les aventures du baron de Smailholm et de sa noble dame. Pourtant je ne lisais pour ainsi dire qu’à moitié, guettant du regard et de la pensée la première occasion de fuite que le hasard viendrait m’offrir. Un coup de feu vint brusquement interrompre ma lecture, et dans mon premier soubresaut, le livre placé sur mes genoux glissa par terre à grand bruit. Je me crus découverte, et j’eus grand’peur; mais ma mère, qui, ce me semblait, n’avait pu manquer d’entendre la chute de l’in-quarto sur le parquet sonore, avait couru, au lieu de venir à moi, vers la fenêtre opposée. Là elle ne vit probablement rien qui lui expliquât la détonation dont elle s’était émue, car elle reprit sa morne promenade, et moi ma lecture incomplète et troublée, jusqu’au moment où Wilkins entra d’un air effaré. Ma première idée fut qu’elle me cherchait et qu’on ne s’expliquait pas ma disparition; mais à la première question de ma mère, que parut inquiéter la physionomie bouleversée de sa femme de chambre, celle-ci répondit à voix basse, et ma mère à l’instant même poussa un cri aigu que j’entends encore. Ce cri m’arracha comme malgré moi de ma cachette, et Wilkins, que j’interrogeais du regard, me répondit, consternée et tremblante: — Ah ! miss Alswitha, un malheur,... un grand malheur!... Vous n’avez plus de père!...

Puis, tandis que, pétrifiée par ces paroles dont le sens exact m’échappait, je demeurais immobile, elle se tourna vers sa maîtresse, assise et la tête dans ses mains, et continuant, paraissait-il, le récit commencé à voix basse : — Le pistolet, disait-elle, a été trouvé à deux pas de là. C’est Robert qui l’a ramassé. Hutchins affirme que c’est un de ceux que monsieur gardait, toujours chargés, sur un des rayons de son cabinet de travail... Pourquoi faut-il que personne ne l’ait vu au moment où il sortait?... Il devait nécessairement l’avoir dans les mains.

Tous ces détails ne m’éclairaient qu’à demi. Je ne comprenais pas bien, et je demandai : — Qui a tué papa?

— Personne, répondit Wilkins.

Décidément je ne savais plus que penser. Ma mère, qui jusque-là n’avait pas paru s’apercevoir de ma présence, me dit alors, à travers ses larmes, que mon père n’était plus dans son bon sens, qu’il n’avait pas su ce qu’il faisait, et qu’il s’était tué lui-même en se tirant un coup de pistolet. Elle ajouta (s’adressant alors à Wilkins) que depuis quelques jours elle avait remarqué un dérangement notable dans les facultés de son mari, que son humeur avait changé du tout au tout, et que le matin même elle avait pu constater les illusions chimériques auxquelles il était en proie.

Wilkins, pensant qu’elle désirait rester seule, voulut m’emmener; mais ma mère, avec une sorte de tressaillement douloureux, demanda qu’on me laissât auprès d’elle, ajoutant qu’on m’apporterait mon dîner. A grand’peine put-on me faire avaler quelques bouchées. Les regards que ma mère tenait arrêtés sur moi m’oppressaient le cœur et me glaçaient le sang. Il y eut un moment où le désordre de ses gestes, son agitation insensée, les frissons convulsifs qui passaient sur toute sa personne, mirent le comble à ma terreur. Je me glissai sous une table et me mis à pleurer. Alors elle m’appela de sa plus douce voix, — une voix dont elle n’usait guère en me parlant, — m’attira auprès d’elle, me dit que nous étions toutes deux bien à plaindre, qu’il fallait pourtant essayer de nous calmer, de nous consoler... En parlant ainsi, elle arrangeait les coussins du divan de manière à me faire une sorte de lit. Souvent je l’avais vue préparer ainsi le sommeil d’Emmeline. Je m’étendis donc sur ces coussins, et, lasse de pleurer, je m’endormis.

En m’éveillant, — bien tard dans l’après midi, — mon premier regard tomba sur ma mère. Elle me tournait le dos, et regardait dans la cheminée quelques papiers qui achevaient de se consumer. Le secrétaire d’écaille était ouvert, et l’écritoire dont j’ai parlé, — la même que j’avais vue, le matin même, dans la main de mon père, — était sur la table. Un des phénomènes de cette journée, c’est que mon esprit ne rattacha nullement ce fait des papiers bridés au souvenir de ces lettres dont il avait été question à plusieurs reprises dans la conversation que j’avais écoutée. Il s’était écoulé bien des années depuis ce jour fatal, lorsque, mieux éclairée, j’ai pu saisir l’étroite corrélation de ces circonstances écrasantes.

En revanche, le spectacle que j’avais sous les yeux me donna l’idée d’un départ que l’on préparait. De là au souvenir des paroles que ma mère avait prononcées, des prières qu’elle adressait à M. Wyndham pour qu’il l’emmenât avec lui, mon esprit ne fit pour ainsi dire qu’un seul bond, et avant d’avoir réfléchi à l’indiscrétion périlleuse dont j’allais me rendre coupable, je demandai à ma mère si réellement elle avait le projet de nous quitter.

Ma mère, qui ne me savait pas réveillée, tourna brusquement sur elle-même à cette apostrophe inattendue. — Vous quitter? reprit-elle... Et qui a pu vous mettre en tête que je voulusse vous quitter?

— Vous le disiez ce matin à M. Wyndham, repris-je dans mon effroyable naïveté.

Le front de ma mère se plissa; elle me jeta un regard que, plus âgée, j’aurais vu chargé de haine. — Vous êtes donc toujours une espionne? me dit-elle d’un ton sévère... J’aurai donc toujours à rougir de vos indiscrétions?... Vous vous cachez pour écouter ce que vous ne sauriez comprendre, ce qui n’est pas destiné à vos oreilles. Les enfans qui se conduisent ainsi n’arrivent qu’à se tromper et à tromper les autres... Voulez-vous savoir ce que je disais à M. Wyndham?... Je lui disais que, si votre père ne se rétablissait point, j’irais à Bransby, chez votre oncle, lui demander assistance. Maintenant c’est votre oncle qui viendra ici... Prenez garde, Alswitha, vous parlez trop, pour une personne qui entend si mal.

Ces reproches m’étaient doux, en ce qu’ils m’ôtaient la crainte d’être abandonnée comme ces pauvres enfans du bûcheron dont les contes m’avaient si souvent fait partager la détresse; mais le mot d’espionne m’avait frappée au cœur. J’aurais pu expliquer comment je n’avais mis aucune intention coupable à me dissimuler dans le petit refuge où étaient venues me chercher les paroles échangées entre ma mère et M. Wyndham; mais aurait-on voulu me croire? Pour toute excuse, je pleurai. Ma mère, au lieu d’insister alors sur ses reproches, me consola par quelques bonnes paroles. « Elle était certaine que je ne recommencerais plus. » Cette bonté inaccoutumée ajouta quelque chose à mon humiliation, et je me promis de ne répéter à personne ce qu’il pourrait m’arriver d’entendre çà et là. Ma mère me donna une nouvelle preuve d’affection en m’accordant l’honneur, jusqu’alors réservé à Emmeline, de passer la nuit dans son lit, et je me rappelle avec quel sentiment de vénération reconnaissante je pris place dans ce lit qui me semblait immense, sous ces rideaux dont la splendeur m’éblouissait. Je fus longtemps, bien longtemps à m’y endormir : j’entendis sonner les douze coups de minuit, l’œil encore fixé sur la porte lumineuse du boudoir où ma mère s’était retirée, et où elle veilla bien plus tard sans aucun doute.

II.

Le lendemain, les jours suivans, ma mère me garda auprès d’elle. Je ne la quittais plus ni jour ni nuit. Ma fidèle Jane Hickman était absente, — chez ses parens, disait-on. Personne devant moi ne faisait la moindre allusion ni à la mort de mon père, ni aux circonstances de cette mort. Tout naturellement je cessai peu à peu d’y songer. On parla bientôt de quitter Blendon-Hall. Cette belle résidence, avec les domaines y attachés, était devenue à terme viager la propriété de ma mère, et ne devait qu’après sa mort revenir à Godfrey. Or elle n’avait guère que neuf ans de plus que son beau-fils, ce qui ajournait presque indéfiniment l’entrée en possession de ce dernier. Ainsi l’avait réglé mon père par un testament dont la date remontait à six mois avant sa fin tragique. Il va sans le dire qu’à l’époque dont je parle, tous ces détails me restèrent absolument étrangers; je ne les connus que plus tard, et dans des temps où mon heureuse ignorance avait fait place à de pénibles retours, à d’amères incertitudes, parfois à de sinistres anxiétés.

J’ai dit qu’on parla de quitter Blendon-Hall quelques semaines après le 12 septembre. Nous partîmes en effet pour Boulogne avant la fin de l’automne. Jane Hickman était alors revenue auprès de nous. Une fois en France, ma mère cessa de s’occuper autant de moi et me garda moins assidûment auprès d’elle. Ses préférences pour Emmeline se montrèrent de nouveau. J’eus à peine le temps de réfléchir à ce changement dans ses dispositions, car on m’envoya presque aussitôt dans un pensionnat où j’allais, en qualité d’élève externe, commencer mon éducation. Entourée tout le jour de joyeuses petites camarades, fort occupée de mes études, traitée avec une bonté presque maternelle par l’excellente Mme Le Gallois, je n’étais à la maison que le soir. Emmeline et moi prenions le thé avec ma mère, qui vivait très strictement retirée et recevait à peine de temps en temps une ou deux visites. L’année se passa ainsi. Vers le mois de novembre, nous vîmes arriver une inconnue qu’on appelait mistress Stratton, et qui eut plusieurs entrevues avec ma mère; puis un beau jour ces dames partirent ensemble pour Paris, nous laissant sous la direction de Wilkins. Celle-ci nous informa, une semaine après, que m? mère allait épouser M. Wyndham.

Il me serait bien impossible, à cette distance, de démêler clairement les sentimens divers que cette nouvelle produisit alors en moi. En somme, ils se résumaient par un vif déplaisir, je dirais presque un amer chagrin. Je trouvais déjà presque révoltant qu’un autre, quel qu’il fût, prît la place de mon père; mais que ce fût l’homme dont le nom était associé pour moi au souvenir du renvoi de Godfrey, aux lugubres émotions de cette journée où le chef de la famille avait disparu, ceci me paraissait aussi triste que surprenant. Peut-être mes pensées n’eussent-elles pas pris cette direction, peut-être eût-il été facile de leur en imprimer une autre sans la consternation visible où la nouvelle du mariage de ma mère parut jeter ma fidèle Jane : — Eh quoi! s’écria-t-elle hors de garde, quand Wilkins nous donna cette nouvelle, lui!... Lui, à la place de notre pauvre monsieur!... Je ne puis m’y faire... Plaise à Dieu que rien de mal ne soit au fond de tout ceci !...

Un regard sévère de Wrkins et un geste rapide par lequel, à la dérobée, elle semblait avertir de ma présence l’indiscrète Jane, me donnèrent beaucoup à penser. On m’envoya étudier ma leçon à l’autre bout de la chambre, et les chuchotemens reprirent leur train comme jadis. Comme jadis aussi mon oreille, attentive malgré moi, surprenait çà et là des mots sans suite, mais qu’elle enregistrait avec une merveilleuse ténacité : — Quand je vous dis que je l’ai vu... midi... de la bibliothèque dans le cabinet de travail... Mon pauvre frère!... C’est un peu dur... Lui qui aurait passé dans le feu... Ah! si je savais où il peut être !...

Wilkins écoutait ces propos de Jane avec un solennel balancement de tête, et ses réponses semblaient être de graves conseils : — Prendre garde... calomnies... savoir se taire!... — Mais Jane parlait et pleurait de plus belle. Or je connaissais le frère de Jane. Il s’appelait Tom, et on n’en parlait pas avec une très haute considération. Je l’avais plus d’une fois entendu traiter de « mauvais sujet. » Pourquoi donc avait-il disparu? Pourquoi Jane le plaignait-elle? Quel rapport surtout pouvait exister entre les mésaventures de Tom Hickman et le parti pris par ma mère d’épouser M. Wyndham? Il y avait là de quoi forcer mon imagination à travailler sur nouveaux frais.

Je m’épuisai de plus belle en vains efforts devant ces énigmes insolubles; puis, comme tant d’autres fois, je cessai peu à peu d’y songer. Je n’y songeais plus le moins du monde lorsque ma mère, à présent mistress Wyndham, revint de Paris pour nous prendre à Boulogne et nous ramener à Londres. Son second mari l’accompagnait. Je ne l’avais pas revu depuis... depuis le 12 septembre de l’année précédente. On pourrait croire que j’éprouvai à son aspect quelque vive émotion ; mais non : ce qui m’est resté de mes sensations lors de cette première entrevue avec M. Owen Wyndham ne va pas au-delà d’un certain malaise boudeur, un embarras compliqué de gaucherie. Il fit tout au monde pour me mettre à mon aise, et serait peut-être parvenu à effacer ces impressions malencontreuses sans l’espèce de malveillance contrainte que je continuai à trouver dans les regards et parfois aussi dans les propos de ma fidèle Jane. Je ne sais si on s’en aperçut ou si elle ne put supporter, comme elle le disait, la vue du successeur de mon père; mais peu de mois après elle quitta la maison, sous prétexte de retourner auprès de sa mère malade, dont elle était la seule fille non mariée.

Une excellente governess vint la remplacer auprès de moi, Miss Sherer avait dix-huit ans à peine; mais, ayant élevé ses petites sœurs, et habituée ainsi au caractère des enfans, elle ne se laissa point rebuter par la froideur de mes manières et la sécheresse, le manque d’amabilité qu’on me reprochait volontiers. Ces défauts venaient, je crois, de l’indifférence qu’on m’avait toujours témoignée, de la préférence qu’on accordait trop ouvertement à Emmeline : non que je fusse. Dieu merci, jalouse de cette chère enfant; mais je me repliais en moi-même, ne trouvant, depuis la mort de mon père, aucun accueil à mes épanchemens de cœur. Miss Sherer parvint peu à peu à m’inspirer une entière confiance, et je pris l’habitude de penser tout haut devant elle, à une seule exception près. Un indéfinissable instinct m’empêcha de jamais communiquer à cette chère governess le souvenir confus de certains événemens et les réflexions, plus incohérentes encore, que ce souvenir me suggérait parfois. En revanche, je lui parlais librement de mon frère Godfrey, auquel je gardais, à travers tout, une place à part dans ma reconnaissance et ma tendresse. Je me le rappelais si bon pour moi! Sa destinée sur mer préoccupait si vivement mon imagination! J’aurais tant voulu avoir quelquefois de ses nouvelles! L’idée m’était bien venue d’en demander à un cousin de mon père, M. Halsey, qui était en même temps le tuteur de mon frère et le nôtre, à Emmeline et à moi; mais ses visites, imperturbablement régulières et toujours empreintes d’un certain formalisme raide et guindé, n’avaient jamais lieu sans que ma mère fut présente. Nous arrivions alors, ma sœur et moi, comme des soldats à l’inspection. Il nous adressait un petit nombre de questions, presque toujours les mêmes, et nous nous retirions au bout de quelques minutes, non sans de profondes révérences. Le moyen de questionner un aussi grave personnage ?

Je me rappelle encore qu’à une de ces visites-revues, — j’avais alors neuf ou dix ans, — M. Halsey, ce jour-là un peu moins réservé qu’à l’ordinaire, après avoir dit à ma mère que mon régime paraissait me convenir, ajouta que je deviendrais certainement une belle personne, si jamais mon teint finissait par s’animer un peu.

— Oui,... si ! dit ma mère avec une emphase passablement dédaigneuse. — Si... et même sinon, reprit mon tuteur... De la tête aux pieds, c’est une vraie Lee.

— Oh! pour cela, pas le moindre doute! reprit ma mère d’un ton très sec.

— Elle n’a donc rien de mieux à faire qu’à persévérer dans cette voie, reprit M. Halsey en posant un baiser sur mon front: puis, sans embrasser Emmeline, il prit poliment congé de ma mère.

Ce dialogue me resta dans la tête. J’étais enchantée de me savoir « une vraie Lee de la tête aux pieds. » Et pourtant j’ignorais encore quel type d’austère beauté passait pour être le partage héréditaire de cette race vouée au malheur; mais ressembler à mon père, ressembler à Godfrey me semblait si bon,... d’autant que si jamais ce cher frère venait à me rencontrer par hasard en pays étranger, en mer, je ne savais où, il ne pourrait manquer, averti par cette ressemblance, de me reconnaître et de me sauter au cou.

N’oublions pas un autre incident qui se rattache à cette visite de M. Halsey. M. Wyndham venant à rentrer peu après la sortie de mon tuteur, ma mère, qui avait peut-être surpris un éclair d’orgueil dans mes yeux, lui adressa une remarque ironique sur le « bon goût de ce brave homme, qui trouvait Alswitha si belle!... » M. Wyndham, qui ne comprit pas l’allusion, ne répondit rien-, mais j’avais, moi, parfaitement saisi la portée du sarcasme maternel, et, animée comme je l’étais en ce moment, il me parut bien de ne pas me laisser fouler aux pieds sans répondre. Je ne voulais pas d’ailleurs que mes parens se méprissent sur le vrai sens du plaisir que mes regards avaient trahi. Je m’avançai donc gravement devant la causeuse où ils étaient assis, et une fois là : — Maman, dis-je avec un accent assez marqué, je sais qu’Emmeline est jolie et que je ne le suis point... Je suis pourtant charmée de ressembler à Godfrey.

Je me sentais rougir en parlant ainsi, surprise moi-même de ma vaillance, et je m’attendais à une vive rebuffade; mais pas un mot de reproche ne sortit des lèvres de ma mère, et quant à M. Wyndham, il me regardait d’un air non moins effaré que si une des chaises, une des tables de l’appartement eût tout à coup pris la parole pour l’apostropher. Il se leva l’instant d’après, et alla s’accouder à la fenêtre ouverte : — Est-ce miss Sherer, me demanda alors ma mère presque à voix basse, est-ce miss Sherer qui vous entretient de votre frère?... Et comme elle vit à mon étonnement que sa conjecture n’avait rien de fondé... — C’est bien, c’est bien, dit-elle sans me laisser le temps de répondre... Allez retrouver votre gouvernante.

Les deux journées suivantes n’eurent rien de remarquable; mais le troisième jour le facteur fit grand bruit, à la porte, « d’une lettre reçue pour miss Lee. » C’était la première fois de ma vie que m’arrivait pareille aventure, et j’en tremblais si fort de plaisir et de curiosité qu’à peine pus-je rompre l’enveloppe. L’écriture, grossie à dessein, était assez lisible pour qu’avec un peu d’aide il me fût possible de la déchiffrer. Voici ce que je lus :

« Chère petite Swithy, notre tuteur et mes cousines me disent que vous êtes une jeune personne accomplie. Je veux m’en assurer en vous écrivant, à présent que vous savez lire, pour vous inviter à venir dîner jeudi prochain chez mistress Halsey; vous y trouverez d’aimables cousines et votre frère bien affectionné,

« GODFREY LEE. »

Une lettre de Godfrey! Godfrey en Angleterre! Je n’en pouvais croire même ce billet que mes mains ne voulaient plus lâcher : — Est-ce possible, demandais-je à miss Sherer... Vous en doutiez-vous?

— Très possible, et je le savais, me répondit-elle.

— Et ma mère?...

— Votre mère le savait aussi; mais elle ne voulait pas qu’on vous en parlât... de peur de vous trop exciter...

Conseillée par mon aimable governess, je portai immédiatement à ma mère la lettre que je venais de recevoir, en lui demandant si elle autorisait ma visite aux Halsey ; mais à peine avais-je nommé Godfrey, qu’une vive colère anima son visage. — Si votre frère veut vous voir, s’écria-t-elle, qui l’empêche de venir ici? Me croit-on disposée à vous envoyer chez des gens qui affectent de méconnaître votre mère?...

Je ne comprenais point; mais j’étais bouleversée, et les yeux pleins de larmes, j’attendais une réponse plus catégorique. — Dois-je répondre que je n’irai pas? demandai-je enfin quand ma gorge, qui s’était serrée, me permit d’articuler quelques mots.

— Vous n’avez rien à répondre, reprit ma mère... J’écrirai moi-même à mistress Halsey.

Mon chagrin était grand, on peut le penser. Comment ferais-je savoir à Godfrey tous mes regrets? N’allait-il pas croire que je ne l’aimais plus, que je l’avais oublié? Miss Sherer me consolait de son mieux, et me promettait de faire savoir aux misses Halsey, dont elle connaissait l’institutrice, combien il m’était dur de refuser l’invitation transmise par mon frère; mais le ciel me prit en pitié. J’appris le lendemain qu’un billet de mistress Halsey, arrivé à ma mère, avait changé la face des choses. Cette dame (qui par parenthèse ne venait chez ma mère que deux fois dans le cours de chaque saison, et ne nous amenait jamais ses filles), cette dame, dis-je, en insistant poliment pour qu’on revînt sur la décision prise, comprenait cette fois Emmeline et miss Sherer dans l’invitation qui primitivement était adressée à moi seule. Ceci avait levé toutes les difficultés en écartant le motif mis en avant dans le billet de ma mère. De plus j’avais autrefois entendu M. Wyndham dire à sa femme « qu’il ne fallait point se mettre mal avec les Halsey, » et il me sembla que cette considération n’était pas absolument étrangère au changement qui s’opérait dans les résolutions de ma mère. Du reste, au jour marqué pour notre visite, Emmeline se trouva, dès le matin, prise d’un léger mal de gorge, et il n’était pas besoin d’un plus puissant motif pour que, délicate comme on la savait, elle fût dispensée de venir avec miss Sherer et moi. Je n’oserais même affirmer que son indisposition n’ait pas été une « affaire d’étiquette, » ma mère ayant dû être blessée de la différence qu’on mettait entre ma sœur et moi.

Avec quel plaisir je revis Godfrey, plus grand, plus brun que mes souvenirs ne me le représentaient! Il me combla de caresses, me mit à table auprès de lui, voulut me servir seul, et me raconta, comme autrefois, mille historiettes plus amusantes les unes que les autres. Tout à coup, au milieu du repas, son regard s’arrêtant sur le portrait de la mère de mon tuteur (mistress Alswitha Halsey, née Lee): — Mais voyez donc, s’écria-t-il, voyez comme elle ressemble à sa grand’tante!... Et chacun alors de se récrier. Moi cependant, je cherchais comment je pouvais ressembler à une grande femme vêtue de brocart et de dentelles, le chignon poudré, la poitrine fort découverte, et dont la physionomie sévère, l’attitude majestueuse, les yeux noirs, le front imposant, me donnaient presque le frisson.

Au sortir de table, Godfrey, plaisantant toujours, se plaignit de ne pouvoir m’emporter comme autrefois sur ses épaules : — En revanche, ajouta-t-il, je puis comme alors vous montrer ma chambrette. Venez donc, Swithy !... Et déjà, le bras passé autour de ma taille, il se mettait en devoir de m’emmener; mais miss Sherer, évidemment fort embarrassée de sa consigne, se rapprocha de nous pour annoncer à mon frère qu’elle avait promis de ne pas me perdre de vue un seul moment. C’était la condition expresse du consentement que ma mère avait donné. Aussitôt un nuage noir passa sur le front de mon frère. Il referma la porte déjà entr’ouverte, et, laissant aller ma main : — Cela leur ressemble bien! s’écria-t-il; mais aussitôt, prenant le dessus et s’adressant à miss Sherer dans les termes les plus polis, il la remercia d’avoir accepté les conditions, n’importe lesquelles, qui pouvaient le réunir un moment à sa sœur chérie... Quant à la consigne, ajouta-t-il, je sais ce que c’est, et vous avez toute raison d’y obéir... Maintenant j’estime que nous pouvons bien, sous vos yeux, Alswitha et moi, échanger quelques mots en particulier?... Miss Sherer parut de cet avis, car elle s’écarta tout aussitôt; puis, m’emmenant dans une embrasure de croisée: — Mon enfant, me dit-il avec un sérieux qui m’étonna, comment êtes-vous traitée?... Dites-le-moi sans réserve!... J’entonnai aussitôt les louanges de miss Sherer, mais il m’interrompit : — Miss Sherer, à la bonne heure. Aimez-la, puisqu’elle vous aime... Mais les autres?... Je répondis, non sans quelque hésitation, que ma mère était pour moi ce qu’elle avait toujours été,... que je voyais rarement M. Wyndham, autrement qu’au dessert, quand on nous amenait, Emmeline et moi, de la nursery, et encore ne dînait-il guère à la maison... — Oui-da, dit Godfrey, fronçant encore le sourcil,... c’est bien ce qu’on m’a déjà raconté... Voyant à ces mots que je levais sur lui des yeux étonnés, il reprit ensuite avec plus de calme et un accent plus affectueux : — Jusqu’à présent, grâce à miss Sherer, tout me paraît aller assez bien... Je n’ai donc qu’à vous recommander d’être bien sage et de bien travailler jusqu’à mon premier retour à terre... Et... si je ne revenais pas... ou si, d’ici à une dizaine d’années, nous ne pouvions nous revoir,... rappelez-vous, quoi qu’il arrive, que vous ne devez jamais,... jamais, entendez-vous bien,... accepter pour mari un des parens de cet homme,... un Wyndham quelconque, frère, neveu, cousin, peu importe... Ils feront d’Emmeline ce qu’ils voudront... C’est leur affaire, elle leur ressemble tant... Mais la fille de mon père, l’héritage de mon père ne doivent, à aucun prix, tomber dans les mains d’aucun de ces misérables mendians. Rappelez-vous bien, Swithy, que si vous épousez un Wyndham, vous ne serez plus ma sœur.

— Jamais, frère, jamais! je m’y engage! m’écriai-je avec un véritable enthousiasme. J’étais fière en effet de donner ainsi des droits sur moi au seul être qui jusqu’alors m’eût témoigné une affection sincère et durable, à celui que j’aimais le mieux au monde. Il me paya de ma docilité passionnée par un tendre baiser, et la tête appuyée sur son épaule, j’allais, je crois, me laisser aller à le questionner sur les causes de notre séparation, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la porte. Il la reconnut, et avec un tressaillement douloureux quitta la fenêtre où nous étions assis. Un instant après, on annonçait que u mistress Wyndham attendait en bas miss Sherer et miss Lee. »

En me dégageant de la dernière étreinte dans laquelle Godfrey m’avait tenue embrassée, j’entendis à mon oreille ces mots prononcés tout bas, mais avec une rare énergie : «Songez à votre promesse ! » J’avais grand’peur que ma mère ne me questionnât sur ce qui venait de se passer; mais de toute la promenade elle n’ouvrit pas la bouche, et ne me reparla jamais de ma visite chez les Halsey.

Dans l’ordre de mes souvenirs, c’est la mort de notre pauvre petite Emmeline qui doit ici trouver place. J’aimais cette préférée ; sa douceur, sa grâce, l’expression résignée de sa physionomie souffrante, m’attachaient à ma petite sœur. Jamais la jalousie n’avait altéré mon affection pour elle. Il me semblait très juste et tout naturel qu’on l’aimât mieux, puisqu’elle était plus aimable. Même quand on ne me les reprochait pas directement, je ne me dissimulais aucun de mes défauts. Je savais au fond de mon cœur une secrète amertume qui m’aliénait bien des sympathies ; je savais que mes manières réservées, mes habitudes silencieuses et ce qu’on appelait « ma physionomie fatale » gênaient et déconcertaient le bon vouloir de ceux qui m’entouraient. Ceux qui semblaient devoir me connaître le mieux, — ils ne me connaissaient guère, — m’accusaient parfois de fierté, de dureté. Je n’étais pourtant ni hautaine ni insensible ; mais j’étais marquée à un certain sceau, et, je le crois maintenant, condamnée à une certaine mission dont je portais pour ainsi dire les insignes.

Ma mère, à moitié folle de désespoir, fut vivement émue de la douleur que je manifestais et sur la sincérité de laquelle on ne pouvait concevoir aucun doute. Je me rappelle qu’un soir, me voyant occupée à réunir les « reliques» de notre chère envolée, les jouets qu’elle avait aimés, les modestes bijoux dont elle s’était parée avec le plus de plaisir, ma mère m’attira presque violemment sur son cœur : — Alswitha, disait-elle, vous êtes désormais mon seul enfant ! — Ces simples paroles touchèrent en moi quelques-unes des fibres les plus intimes. Il semblait qu’un flot tiède vînt détendre la rigidité glacée d’un cadavre perdu sous la neige. Un moment de plus laissées à nous-mêmes, nous pouvions, qui sait ? changer le terrible destin qui nous a été fait à l’une et à l’autre. Malheureusement notre mauvais génie nous apparut sous les traits de M. Wyndham. Il était sur le seuil de son cabinet, pâle, troublé, mécontent : — Louisa, dit-il avec autorité, vous vous faites mal en vous abandonnant ainsi à votre chagrin, vous faites mal à cette enfant en exigeant d’elle ces témoignages exagérée d’une sympathie qui n’est point de son âge. — Il n’en fallut pas plus. Habituée à trembler sous ce regard impérieux, ma mère ouvrit ses bras, qui s’étaient convulsivement refermés sur moi, elle se dégagea des miens, elle me repoussa presque,… et tout fut dit.

Tout fut dit !… Oh ! non pas. Cette intervention sacrilège d’un étranger entre une mère et sa fille m’avait blessée plus profondément que je n’aurais cru pouvoir l’être. Mon ancienne aversion pour M. Wyndham, — atténuée par le temps, adoucie par les manières affectueuses qu’il prenait souvent vis-à-vis de moi, — se réveilla tout à coup, plus âpre que jamais. Je m’étais fait violence pour ne pas répondre aux paroles qu’il avait prononcées, une violence telle que, rentrée dans ma chambre, où malheureusement je ne trouvai point miss Sherer, momentanément absente, je me laissai tomber sur le parquet, et là, comme anéantie, ne voulant, ne pouvant me relever, je demeurai en proie à l’obsession tumultueuse de mes pensées. D’ordinaire j’écartais par scrupule, et comme des inspirations du mauvais esprit, celles qui me rappelaient la dernière année de notre séjour à Blendon-Hall. Ce soir-là, je les appelai au contraire avec une sorte de farouche curiosité. Je leur demandai tout ce qu’elles pouvaient me fournir pour justifier la haine que cet homme m’inspirait. Je voulus comparer, combiner mes souvenirs, rapprocher le passé du présent, les éclairer l’un par l’autre ; je m’adressai délibérément des questions qui, dans tout autre moment, m’eussent épouvantée et m’eussent fait horreur... Bientôt je me relevai, prise de frissons. Je m’agenouillai, je demandai pardon au ciel de ces odieux soupçons que je n’avais pas su repousser; mais cette prière ne pouvait être exaucée, partant d’un cœur encore rebelle. Tout en murmurant les pieuses formules, je revoyais la furtive allure de cet homme, se glissant comme un voleur dans nos cours désertes... Je me rappelais les paroles que, le jour même où il allait être frappé, j’avais recueillies sur les lèvres de mon père, et par lesquelles il reconnaissait la vérité de « ce qu’avait dit Godfrey. » Je me rappelais surtout qu’à cette fatale date du 12 septembre, l’homme devenu depuis le mari de ma mère était là, chez nous, auprès d’elle, et qu’elle le suppliait de l’emmener avec lui. Et les lettres! et ces lambeaux de phrases d’où j’avais pu conclure que Jane, elle aussi, avait vu ce jour-là M. Wyndham ! Tout cela se liait, s’enchaînait, et de là se dégageait cette conclusion désespérante que si mon père s’était donné la mort, c’était la trahison de son hôte, de son ami, qui l’avait poussé au désespoir. Amenée à cette supposition, qu’une preuve de plus pouvait changer en certitude, j’éprouvai comme une âpre soif, comme un immense besoin de vengeance, et au lieu de prier pour que la tentation s’écartât de moi, je demandai à Dieu comme une grâce qu’il fit de moi l’instrument de sa justice. Pour ce vœu impie, un châtiment m’était dû, et, comme tant d’autres, j’ai été punie d’avoir recherché la science du mal par cela même que je l’ai acquise.

Qu’on ne s’étonne pas outre mesure de cette exaltation précoce, de ces fièvres de cerveau, étrangères, dira-t-on, à un enfant. Le vautour de Prométhée a fait des victimes de tout âge. Le fantôme du crime a hanté plus d’un cœur innocent. Dans la solitude qui longtemps avait été mon lot, dans ces longues journées de loisir que remplissaient mille lectures de hasard, j’avais vieilli plus vite que de raison. Ce qui est d’ailleurs ne s’explique pas, mais se raconte.

On s’abuserait au reste, si on croyait qu’une exaltation semblable engendre chez un enfant, comme chez une personne faite, des antipathies à jamais définies, une aversion irrévocable. Simple élan de l’imagination et du cœur, une heure a produit cette aversion, un jour la calme. Puis le temps reprend son œuvre conciliatrice, et lentement, sûrement, use cette efflorescence volcanique comme la source naissante, goutte à goutte, use les aspérités du granit. Je n’oserais affirmer qu’une maladie assez grave, qui suivit de près cet ébranlement de tout mon être moral, doive lui être attribuée, au moins exclusivement. Cette maladie décida ma mère à me faire passer un an à l’étranger. M. Halsey, à qui elle communiqua cette détermination, y donna son plein consentement. Dans la visite qu’il nous fit en cette circonstance, répondant à une question que j’osai lui adresser, quoique ma mère fût présente, il m’apprit que Godfrey naviguait dans la Méditerranée, et passerait probablement l’hiver à Naples. Je croyais qu’on me ferait visiter Paris, la Suisse et l’Italie, où mes parens se proposaient de voyager, et je me félicitais intérieurement de la chance que j’aurais de rencontrer encore une fois mon frère; mais nous partîmes sans miss Sherer, ce qui n’était pas de bon augure, et, une fois à Boulogne, M. Wyndham me notifia que je passerais toute mon année dans ce pensionnat où j’avais commencé mon éducation. Mme Le Gallois accueillit admirablement bien son ancienne élève. Sa fille Eugénie, que je retrouvai tout à fait grande personne, après l’avoir laissée presque enfant, me prit sous sa protection spéciale, et nous devînmes d’autant plus vite «bonnes amies, » que si j’étais prématurément grave et réfléchie, Eugénie avait, elle, conservé la légèreté, l’insouciance, qui auraient dû, en bonne règle, être miennes. Ce contraste, inattendu et piquant pour les étrangers, rendait nos relations tout à fait agréables. Ma raison précoce, qui l’eût peut-être effarouchée sans cela, se trouvait compensée, comme condition de supériorité, par l’ascendant que son âge lui donnait sur moi. Sa gaieté me faisait prendre en patience l’autorité qu’elle exerçait, et sa grâce détendait pour ainsi dire ma raideur, ma réserve, toujours armées en guerre. Je pris un véritable goût et une affection sincère pour l’aimable Française, et quand je sus que mes parens allaient venir me chercher, l’année écoulée, pour me ramener en Angleterre, je sollicitai d’eux, — ces requêtes étaient bien rares de ma part, — qu’ils voulussent bien emmener Eugénie, et la garder chez eux jusqu’au moment où elle entrerait comme institutrice dans une famille de notre connaissance, qui l’avait retenue d’avance pour le printemps suivant. M. Wyndham s’empressa de m’accorder la faveur que je réclamais ainsi, et ma mère prit grand soin de faire valoir la complaisance de son mari. Par le fait, à mesure que je grandissais, je le trouvais de plus en plus disposé à m’être agréable, autant du moins que le lui permettaient son humeur un peu sombre et ses habitudes fort peu casanières; mais bien que parfois, touchée de ses bons procédés, je me surprisse à m’accuser d’être injuste à son égard, la même barrière invisible, les impressions, les souvenirs, les doutes du passé, s’élevait toujours entre Owen Wyndham et moi.

J’avais, pendant mon séjour à Boulogne, reçu de Godfrey une lettre qui m’avait étonnée. En l’écrivant sous le coup de préoccupations dont je n’avais pas encore le secret, il semblait avoir oublié ce que notre dernière entrevue avait eu de particulièrement intime et les graves sujets dont il m’avait entretenu : quelques mots à peine sur moi, sur la situation où il m’avait laissée; de grands détails, en revanche, sur la famille « tout à fait charmante » du beau-frère de son ancien capitaine, M. Stanhope. Je ne sais quel instinct féminin me fit pressentir que, dans cette charmante famille, il devait y avoir une jeune fille dont ce cher frère était épris, et je ne me trompais point. La réponse que je me hâtai de lui adresser contenait-elle quelque allusion à cette conjecture peut-être indiscrète? Je ne saurais le dire aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est que la correspondance en resta là pendant des mois. Ce fut seulement vers la fin de l’hiver, après notre retour en Angleterre, qu’une autre lettre vint m’apprendre le mariage de Godfrey. Il épousait, me disait-il en termes assez concis, et dans un style moins animé, moins joyeux que l’occasion ne semblait le comporter, « la seconde fille du général Murray, de Heatherbank. » S’il ne m’avait pas répondu plus tôt, il en rejetait la faute sur les ennuis, les tracas, les inquiétudes, qui l’avaient absorbé durant ces derniers mois. « Maintenant qu’il était marié, maintenant que, dans un avenir plus ou moins éloigné, il se flattait d’avoir un intérieur bien à lui, il espérait qu’il pourrait quelque jour m’appeler auprès de lui et me présenter à ma belle-sœur, toute disposée à m’aimer comme il m’aimait lui-même. » Cette lettre, qui ne m’annonçait aucun malheur, m’arracha cependant un éclat de larmes dont Eugénie fut presque effrayée. — Qu’avez-vous? me disait-elle. Votre frère fait donc un très mauvais mariage?

— Comment voulez-vous que je le sache? lui répondais-je... Ce qui est clair, c’est que sa lettre n’est pas celle d’un homme qui se sent heureux et confiant dans l’avenir... Il n’épouse pas évidemment celle qu’il aimait!

Cette fois encore mes pressentimens disaient vrai. La jeune personne à laquelle sa première lettre faisait une lointaine allusion était miss Lilian Annesley, la nièce du capitaine Stanhope, sous les ordres duquel Godfrey venait de servir. Cette belle et coquette personne, après l’avoir bercé des plus flatteuses espérances, lui avait préféré un prétendant plus riche et qui en outre l’entraînait avec lui dans la plus haute sphère de l’aristocratie. A peine fut-elle devenue lady Southborough, que Godfrey, blessé à la fois dans ses plus chers sentiniens et dans son orgueil viril, s’était fait un point d’honneur de se marier, lui aussi, sans délai. Je n’appris tous ces détails que bien plus tard : à l’époque dont je parle, le nom de Godfrey n’était jamais prononcé en ma présence.

Mes relations avec Eugénie Le Gallois ne furent point rompues par son entrée chez lady Dashwood. Elle passait volontiers auprès de moi les rares journées dont ses assujettissantes fonctions lui laissaient le libre emploi. Je dus à sa pénétration et à son franc parler étourdi de saisir, dans la situation qui m’était faite, des nuances que mon ignorance du monde n’eût pas aisément découvertes. Miss Sherer ne croyait pas devoir se permettre devant moi une seule remarque dont mes parens eussent pu lui demander compte; mais Eugénie s’étonnait tout haut de l’isolement où nous vivions. — Riches comme vous êtes, ne voir personne, quelle étrange anomalie! — Puis elle me fit remarquer que des nombreux parens de M. Owen Wyndham, aucun n’était en rapports suivis avec lui. Une lettre qui nous annonça inopinément la mort du colonel Wyndham (le père du second mari de ma mère) donna peu de temps après à cette observation un relief tout particulier. Je ne m’étais jamais douté jusque-là que le colonel Wyndham fût encore au monde. Je m’informai de la mère de M. Wyndham, que je n’avais jamais vue : on me répondit que sa déplorable santé l’empêchait de quitter la campagne; à la bonne heure, mais pourquoi son fils ne l’allait-il jamais voir? Il avait des frères, comment ne les connaissais-je que par ouï-dire? Il avait plusieurs sœurs mariées. Pas une n’était venue visiter ma mère. Ma mère elle-même avait encore un de ses frères, M. Haworth. Nous le recevions quelquefois à dîner, mais (Eugénie m’y fit prendre garde) mistress Haworth paraissait à peine une ou deux fois l’an chez sa belle-sœur. — Vous êtes donc des loups, vous autres Anglais? me disait, en me témoignait sa surprise, ma spirituelle et naïve amie.

Je m’étonnais aussi, avertie maintenant; mais comme mes goûts n’avaient rien de très mondain, je ne m’affligeais guère. Contre les idées un peu sombres qui de temps en temps troublaient malgré moi la sérénité de ma jeunesse, la lecture et l’étude étaient mes meilleures ressources. J’aimais les occupations sédentaires, les travaux qui tiennent le corps immobile et l’esprit absorbé. Je dessinais beaucoup, je lisais encore davantage. Le français m’étant devenu familier, je m’adonnai à l’étude d’autres langues et d’autres littératures. Bref je tournais, je pense, au bas bleu, et peut-être ma santé souffrait-elle de tant d’application, car un jour (je venais, je crois, d’avoir quatorze ans) : — Alswitha, mon enfant, me dit ma mère, voudriez-vous monter à cheval?... M. Wyndham vous mènerait quelquefois au parc dans l’après-midi... — La tentation était puissante. Que de fois n’avais-je pas rêvé le joli costume des amazones et ne m’étais-je pas élancée au galop, à travers plaines et collines, sur les traces de la meute ardente, à la poursuite des daims et des renards! Mais, si j’acceptais, il fallait subir l’escorte d’Owen Wyndham, il fallait me montrer publiquement sous sa protection ; il fallait lui être obligée du service qu’il me rendrait en m’accompagnant, et cela lorsque, au fond de mon cœur, je ne trouvais qu’une aversion soupçonneuse! N’y avait-il pas là quelque chose de bas et d’avilissant? Aussitôt que cette idée se fut offerte à moi, mon parti fut pris. Je répondis à ma mère que je n’avais aucune envie de monter à cheval tant que nous habiterions Londres.

— Cela signifie peut-être, reprit-elle amèrement, que vous ne voulez rien devoir à M. Wyndham?

— Je ne puis empêcher qu’on interprète ainsi ma décision, repris-je sans vouloir mentir à ma conscience.

M. Wyndham, le lendemain au déjeuner, m’exprima son regret du parti que je prenais. — Vous ne serez jamais plus jeune et par conséquent plus apte à goûter un plaisir de ce genre. Et je ne pense pas non plus, ajouta-t-il en me regardant de la tête aux pieds avec une expression qui de lui à moi était une vraie nouveauté, que vous ayez jamais plus de beauté à faire valoir... — Ce compliment à moitié ironique, et qui, venant de M. Wyndham, ne m’agréait guère, me prouva cependant que ma mère et lui avaient changé d’opinion sur mes avantages extérieurs. J’avais beaucoup grandi depuis mon dernier voyage en France; je n’entendais plus à chaque instant, comme autrefois, des allusions à « mon teint sans éclat, » à ma « pâleur de morte, » à mes « yeux de spectre, » et je commençais à penser (sans en tirer autrement vanité) que la chère Eugénie ne se laissait point trop aveugler par sa bonne amitié pour moi quand elle s’écriait en me prenant familièrement la tête entre les mains : — C’est singulier comme elle est quelquefois belle, cette Alswitha!... Par exemple, c’est un vrai masque tragique !

Pourquoi ne pas l’avouer? ces innocens hommages m’allaient au cœur. Où est la jeune fille dont ils ne caresseraient pas la vanité naissante? Je me sentais donc ébranlée dans mes goûts de solitude, et j’en vins à me demander bientôt si, comme toutes les autres jeunes filles, on ne me conduirait pas un peu dans le monde. Or justement alors, vers la fin de la saison, la seule personne que ma mère vît un peu fréquemment, — mistress Stratton, dont j’ai raconté l’intervention dans le mariage de M. Wyndham, — annonça une soirée où je serais appelée à faire mes débuts. Aussitôt il ne fut plus question, entre miss Sherer, Eugénie et moi, que des préparatifs de cette solennité. La grande question de la toilette, le choix de la coiffure devinrent l’éternel sujet de nos délibérations. Jamais je n’avais vu Eugénie présider plus sérieusement à quoi que ce fût ici- bas. — Allez, allez, disait-elle, il n’y a pas à s’y tromper; si mistress Stratton, qui n’a pas de fille à marier, donne ainsi un grand bal sans qu’on puisse deviner pourquoi, c’est qu’il est question de vous... J’avais beau répondre en riant à la jeune folle qu’elle se laissait égarer par ses idées à la française. — Bon, reprenait-elle... qui vivra verra... En attendant, faites-vous belle et regardez bien autour de vous!

Un matin je la vis entrer dans ma chambre, étouffant à grand’peine les éclats de rire qui lui montaient aux lèvres. — Eh bien! quand je vous le disais! s’écria-t-elle... C’est moi qui avais raison avec mes idées exotiques...

Plongée ce jour-là même dans un de ces accès de mélancolie qui trop fréquemment venaient attrister mes plus beaux jours, je ne comprenais rien à cette intempestive gaieté.

— Voyons, lui dis-je, pas de plaisanterie à contre-temps... Qu’avez-vous à rire ainsi, et que venez-vous m’apprendre?

— Peu de chose, reprit-elle en se calmant de son mieux. — Et quand elle fut assise à côté de moi, me couvant de ses malicieux regards : — On vous marie, ma chère!... L’entrevue aura lieu chez mistress Stratton, exactement comme je l’avais supposé.

Ma première pensée fut que la chère petite Française avait perdu la tête; la seconde, qu’on l’avait indignement mystifiée, ou qu’elle avait, dans sa très incomplète connaissance de notre langue, mal compris quelque propos tenu devant elle; mais, en la soumettant à un interrogatoire très précis, très détaillé, je pus me convaincre, à ma profonde stupéfaction, qu’Eugénie avait dit vrai. On voulait effectivement, au bal de mistress Stratton, me montrer, en vue d’un mariage projeté, à l’un des jeunes gens qui devaient s’y trouver, et ce jeune homme était justement... Le frère cadet de M. Owen Windham... Tel était le secret qu’Eugénie venait de surprendre un quart d’heure auparavant chez ma mère, en écoutant une douzaine de phrases rapidement échangées entre celle-ci et mistress Stratton. Ni l’une ni l’autre de ces dames ne s’était méfiée de la jeune étrangère, qu’on supposait incapable d’entendre un mot de l’anglais parlé. Je restai comme pétrifiée devant ce nouvel aspect de l’avenir qui se déroulait devant moi. Eugénie ne s’apercevait de rien et continuait à bavarder. Mon air sombre finit par l’avertir que ses plaisanteries n’avaient pas le moindre succès. Et quelle ne fut pas sa surprise quand elle m’entendit lui déclarer froidement que je ne paraîtrais pas au bal de mistress Stratton!... sa surprise et ses remords, pourrais-je ajouter, car « elle s’en voulait mortellement, disait-elle, d’avoir ainsi, par sa curiosité d’abord, ensuite par son indiscrétion, contrarié les projets formés pour mon bonheur!... » La généreuse enfant, je lui dois cette justice, ne songeait qu’à moi dans toutes ses doléances. Elle ne se disait pas que sa carrière serait probablement fort compromise, si l’on venait à savoir qu’elle était la cause de la détermination que j’avais prise in petto. Pourtant, quel que fût mon trouble d’esprit, je ne perdais pas ceci de vue et m’étais bien promis tout d’abord de lui garder le secret; mais j’avais compté sans ma mère, qui, lorsque je lui fis part de ma nouvelle résolution, voulut à toute force en connaître le vrai motif. Sa colère alors me convainquit qu’Eugénie avait parfaitement interprété l’entretien des deux amies. J’eus ensuite un rude assaut à soutenir; mais enfin ma mère vit qu’elle compromettrait vainement, à me vouloir contraindre, une autorité dont elle connaissait les bornes. — Soit donc, dit- elle, vous n’irez pas à ce bal; mais, permettez-moi de vous le dire, il est parfaitement présomptueux à vous de penser que le jeune homme dont on vous a fait peur se serait infailliblement épris de vous. Où puisez-vous la confiance d’être irrésistible?...

Telle n’était point ma pensée, mais je n’ignorais pas que la mort d’Emmeline, en doublant ma fortune à venir, avait fait de moi ce qu’on appelle « une héritière, » et les paroles de Godfrey retentissaient encore à mes oreilles. Il m’avait mis en garde contre tous les Wyndham, qualifiés par lui de « misérables mendians. » Je ne répétai certes pas ces expressions méprisantes; mais dans ma réponse à ma mère il perça probablement quelque chose du sentiment qui les avait dictées, car elle devint fort pâle, et, appelant M. Wyndham, lui dénonça ce qu’elle appelait « ma désobéissance. » La physionomie de son mari à ce moment prit une expression effrayante; mais sa voix resta parfaitement calme tandis qu’il m’engageait «à bien réfléchir, » ajoutant « qu’il ne pouvait permettre à ma mère de tolérer tous mes caprices, et que si je refusais de l’accompagner où elle me voulait conduire avec elle, je ne devais pas m’attendre à être menée où je voudrais aller. »

La portée de cette menace ne pouvait m’échapper. Il fallait ou subir la soirée chez mistress Stratton, ou reprendre la vie de recluse que je menais depuis trois ans. L’alternative était assez pénible. Je n’hésitai pourtant pas. — J’accepte, dis-je, le châtiment qu’il vous plaît de m’annoncer ; aucune réflexion ne saurait me faire changer d’avis. — Moi, répondit-il, je n’accepte pas le défi que vous sembler vouloir me jeter. — Le sinistre sourire qui accompagnait cette phrase ambiguë la commentait assez éloquemment ; mais, loin que son regard fît baisser le mien, ce fut lui qui finit par détourner les yeux. Je m’étais quelquefois senti cette singulière puissance de déconcerter, de troubler l’homme devant qui tremblait ma mère, et je songeais alors à ce que cette petite folle d’Eugénie Le Gallois appelait mon « masque tragique. »

Miss Sherer et Eugénie, à qui je racontai ce qui s’était passé, s’accordèrent à désapprouver ma conduite, trop décidée, trop hardie pour une jeune fille. La seconde, désespérée, disait-elle, » d’avoir fait manquer mon mariage, » voulait aller se jeter aux pieds de M. et de mistress Wyndham. J’eus toutes les peines du monde à l’en empêcher. Miss Sherer trouvait que mon frère avait pris bien jeune une énorme responsabilité en enchaînant mon avenir à une promesse solennelle ; mais je ne pouvais ni m’associer à ce blâme qui atteignait un frère chéri, ni même regretter le serment qu’il m’avait demandé.


III.

Les trois années qui suivirent, je ne puis mieux les définir que par quelques formules négatives. Je ne me mariai point, je n’aimai personne, je n’allai nulle part. Mon beau-père, sans aucune affectation de tyrannie systématique, m’éloignait de tous les plaisirs du monde. Ma mère avait ajouté mon nom à ses cartes. Je recevais tous les trois mois les quartiers d’une pension plus que suffisante à ma dépense personnelle. Enfin je n’avais vu paraître à l’horizon aucun neveu, aucun cousin dont le nom pût me porter ombrage. Le frère cadet auquel on m’avait fait l’honneur de penser pour moi connaissait-il les projets d’union qui nous concernaient tous les deux ? Je l’ignorais absolument. Ce qui est certain, c’est que je n’entendais plus parler de lui, et que je ne le vis pas une seule fois, de près ni de loin.

Quand je me fus assurée du parti pris à mon égard, et lorsque je me vis, jusqu’à l’époque où la loi me donnerait la libre disposition de moi-même, soumise à une espèce de séquestre, il fallut bien chercher à me suffire. Miss Sherer me fut alors particulièrement précieuse, en développant, autant par son exemple que par ses leçons, mes goûts d’étude et ce qu’elle voulait bien appeler ma vocation d’artiste. Au risque d’encourir quelques railleries, je conviendrai que je pris des leçons de latin, voire des leçons de grec. On avait aisément trouvé pour me les donner un bon vieux pédant dont le seul aspect justifiait la présence auprès d’une élève de mon sexe et de mon âge. Pour l’italien et le dessin, je travaillais avec miss Sherer et sous sa direction. Elle avait comme peintre un certain talent, et ce talent se développait depuis quelque temps de manière à m’étonner. Ma surprise cessa bientôt : elle me confia qu’elle était engagée à un jeune artiste dont la réputation alors naissante est maintenant consacrée. Elle n’eût pas mieux demandé que de me mettre à même de profiter comme elle de ses excellens conseils; mais un scrupule de délicatesse la retint toujours. Elle se contentait de lui soumettre de temps en temps mes travaux les moins imparfaits, qu’elle me rapportait revus et corrigés par ce jeune professeur, aujourd’hui devenu un maître. Une fois ou deux même, — à des jours marqués où nous étions bien assurées de ne pas le trouver chez lui, — nous allâmes ensemble visiter l’atelier d’Henri Wroughton, ce prétendu dont elle était si fière. Ce furent mes plus grandes audaces pendant les trois mémorables années dont je viens en quelques lignes de résumer les annales.

Je n’avais pas, à proprement parler, d’autre amie que cette chère governess, depuis qu’Eugénie s’était trouvée séparée de moi, plutôt par le froid accueil de mes parens que par les devoirs, très assujettissans d’ailleurs, qui lui étaient imposés chez lady Dashwood. On peut donc apprécier le chagrin avec lequel je voyais approcher le moment de notre séparation, et cependant je ne pouvais ni exiger ni attendre qu’elle ajournât pour moi la réalisation de ses plus chères espérances. La saison finissait; nous allions quitter Londres pour plusieurs mois; elle devait, avant l’époque fixée pour notre retour, devenir la femme d’Henri Wroughton. Les préparatifs de son entrée en ménage exigeaient sa présence à la ville : il était impossible de songer à l’emmener.

Je partis donc seule, c’est-à-dire avec M. et mistress Wyndham, pour une belle résidence dont les Stratton, voyageant à l’étranger, nous avaient cédé l’usage à un prix presque nominal, sous la seule condition d’y tolérer la présence de quelques ouvriers chargés d’y parachever la construction d’un pavillon récemment ajouté au château. Il était aussi convenu que nous donnerions l’hospitalité à un artiste chargé de décorer une salle de réception comprise dans le nouveau bâtiment. Mes parens, avant de souscrire à cette dernière clause, avaient voulu savoir de tout point à quoi elle les engageait. Ils étaient d’une extrême rigueur, je l’avais remarqué plus d’une fois, quand il s’agissait de laisser pénétrer chez eux, de mettre par conséquent en rapport avec moi, quiconque, par son âge ou sa position, pouvait leur sembler « suspect; » mais toutes leurs objections tombèrent quand ils surent que l’artiste en question était justement le «prétendu» de miss Sherer. Pour moi, ce fut une vraie joie que l’espoir de lier connaissance avec M. Henri Wroughton. J’aurais voulu cependant qu’il trouvât chez nous sa fiancée, et j’écrivis à miss Sherer pour l’engager à venir nous voir à Bampton-Chase; mais elle s’était promis de passer auprès de ses parens, dont elle allait se séparer pour jamais, ses derniers jours de liberté. Elle résista donc à mes instances et aux invitations réitérées de M. Wyndham, qui cherchait évidemment, par mille et mille complaisances, à rentrer en grâce auprès de moi.

Bampton-Chase me plut infiniment. Après tant d’étés passés dans les « villes d’eaux, » c’était pour moi une satisfaction réelle que de me retrouver dans une de ces résidences largement commodes, calmes, bien ordonnées, comfortables, que nous savons si bien cacher au fond de nos parcs touffus, derrière nos immenses pelouses. Celle-ci me rappelait Blendon-Hall et mon enfance. En me promenant seule dans les allées gazonnées des bosquets silencieux, je ne pouvais m’empêcher d’y souhaiter la présence de Godfrey. Quel plaisir mélancolique j’aurais eu, assise auprès de lui sur un de ces bancs rustiques, à lui raconter les années écoulées depuis notre dernière rencontre! A la jeunesse solitaire, à la jeunesse naturellement aimante, il vient de ces besoins d’épanchement qui vous feraient parler, si on ne se retenait, aux chênes eux-mêmes, aux oiseaux cachés sous les feuillages frémissans, aux nuages qui courent sous l’azur céleste. Je trompais cette soif impérieuse par un redoublement de travaux divers; mais une indicible rêverie venait souvent m’engourdir au milieu de mes livres et de mes cahiers. Je courais alors avec mon album devant quelque grand arbre rugueux, devant quelques rochers revêtus de mousses, et j’entassais étude sur étude pour avoir quelque chose à montrer à M. Wroughton, quand il nous arriverait.

Il s’annonça un beau jour tout à fait à l’improviste. La moins imparfaite de mes esquisses était encore inachevée. Je calculai qu’avant l’heure du dîner, j’aurais à peu près le temps nécessaire pour la mettre au point où je la voulais, et, profitant d’une magnifique après-midi, je courus m’installer dans la clairière, bordée de chênes et de sapins, où mon travail avait été commencé. Quel ne fut pas mon étonnement d’y trouver ma place prise!

Un jeune homme en costume de chasse était assis justement sur l’énorme souche qui d’ordinaire me servait de siège. Il me tournait le dos quand je l’aperçus, et dessinait de si grand cœur que le bruit de mes pas ne lui fit point tout d’abord lever la tête. J’eus donc le temps de l’examiner assez pour m’assurer qu’il était grand, parfaitement distingué de tournure, et que les boucles épaisses de ses cheveux blonds retombaient sur un cou dont la blancheur eût pu être enviée par mainte jolie femme. Qui pouvait être cet intrus de si bonne mine? Je cherchais à le deviner et ne cherchai pas longtemps, mes yeux étant tombés sur la boîte qui paraissait renfermer tout son attirail de peinture. Le couvercle de cette boîte portait en effet en fort grosses lettres les initiales H. W., celles de notre hôte, Henri Wroughton.

Très rassurée, — j’en avais besoin, — par cette explication muette, je compris que notre peintre, arrivé trois heures plus tôt qu’on ne l’attendait, n’avait pas cru convenable de se présenter immédiatement, et, trouvant un site à son gré, occupait de son mieux les loisirs que lui avait ainsi ménagés le hasard. Je m’étais promis de faire le plus affectueux accueil au futur de ma bonne miss Sherer, et j’étais sur le point, le saluant par son nom, de lui dire le mien, quand le jeune artiste, venant à tourner la tête de mon côté, m’aperçut et se leva. J’interrompis sa première phrase d’excuses en le priant de vouloir bien continuer son travail sans se déranger autrement, et pour l’y encourager, je me mis moi-même en mesure de dessiner comme s’il n’était pas là. Pendant que nous demeurions ainsi occupés en silence chacun de notre côté, sans lever les yeux l’un sur l’autre, récapitulant les observations que je venais de faire, je ne pouvais m’empêcher de trouver le fiancé de miss Sherer un peu trop jeune et un peu trop beau garçon pour cette chère et modeste governess. Finalement je crus devoir prendre la parole et témoigner à notre hôte le regret qu’il n’y eût en ce moment à la maison, — ma mère étant sortie en voiture, — personne qui pût lui en faire les honneurs. Il me répondit avec aisance qu’effectivement on ne devait pas l’attendre de si bonne heure: — Mais, ajouta-t-il en me montrant le vieux chêne-liège qu’il crayonnait, je profite du temps que j’ai gagné pour faire le portrait d’une ancienne connaissance à moi. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, miss Lee?

Ce ton de parfaite assurance, le regard souriant de ces grands yeux bleus, cette déférence qui avait en elle comme une nuance de badinage, me prirent à court et me causèrent un certain embarras. Mon interlocuteur s’en aperçut sans doute, car il me demanda tout aussitôt si par hasard il se serait trompé de nom, et si je n’étais point la personne à qui ses excuses avaient été adressées.

Me rappelant un portrait de moi que j’avais donné à miss Sherer, je lui demandai si c’était ma ressemblance avec cette image qui lui avait fait deviner mon nom.

— Peut-être, répondit-il; mais surtout la pensée que je ne pouvais rencontrer, dans un rayon de bien des milles, aucune personne... — il n’acheva pas le compliment, et je lui en sus gré. — Quant au portrait dont vous parlez, il ne rend qu’imparfaitement votre physionomie si sévère !...

— Sévère! Vous trouvez?... Miss Sherer m’avait dit que vous aviez favorablement jugé, comme peinture du moins, cet ouvrage d’un artiste étranger... Je sais, ajoutai-je, que vous l’avez gardé quelques jours dans votre atelier...

— Dans mon atelier? interrompit-il d’un air étonné; mais je ne m’arrêtai pas à cette exclamation.

— Dans cet atelier, repris-je, que j’ai visité avec tant d’intérêt avant notre départ pour la campagne...

Ici un léger sourire passa, presque inaperçu, au coin des lèvres du jeune peintre. Je ne sais pourquoi ce sourire, que je ne m’expliquais point, me déconcerta de nouveau. Comme je lui exprimais, non sans quelque timidité, l’espérance que je pourrais, durant sa courte visite, lui demander quelques conseils : — Mes études de dessin, ajoutai-je, me sont d’autant plus précieuses, que tout autre intérêt manque maintenant à ma vie.

Je voulais indiquer par là le vide que faisait autour de moi ma séparation d’avec miss Sherer; mais M. Wroughton, qui aurait du saisir à demi-mot une allusion pareille, sembla ne point me comprendre. — Mes conseils, dit-il, sont aux ordres de miss Lee, qui les trouvera sans doute bien peu dignes du prix qu’elle semble y attacher; mais ne pourrais-je savoir comment il se fait que la pratique d’un art de simple agrément soit devenue sa principale préoccupation, et, si je dois l’en croire, l’unique intérêt de son existence?

— Cette question m’étonne de votre part, répondis-je. Miss Sherer n’a pu vous laisser ignorer en quoi ma jeunesse ne ressemble guère à celle des autres, et dans quel isolement je me trouve depuis que, déjà privée de ma sœur, j’ai perdu ma meilleure, ma seule amie.

— Cet isolement dont vous vous plaignez n’est-il donc pas tout à fait volontaire?

— Pas précisément. D’impérieuses nécessités m’en font une loi.

— Est-ce à dire qu’on refuse de vous mener dans le monde?...

— Je n’aurais pu y aller qu’à des conditions inacceptables.

— Qui se permettait de vous les imposer?

— On a déjà du vous le dire... M. Wyndham voulait me marier au cadet de ses frères... Mon refus d’aller au bal où je devais connaître ce jeune homme...

— Ah! j’y suis!... Le bal de mistress Stratton?... reprit mon interlocuteur, dont les yeux exprimaient en même temps le plus vif intérêt et la surprise la mieux sentie... C’est là que vous deviez rencontrer Hugh Wyndham?...

— C’est là qu’en me montrant à lui on devait lui faire connaître, apprécier les mérites, — tout à fait indépendans de ma valeur personnelle, — qui me recommandaient à ses préférences... C’est là sans doute aussi qu’il devait essayer de me rendre plus acceptable l’idée de me marier à un Wyndham. Je crois pouvoir assurer qu’il n’y serait point parvenu; mais il était plus simple et plus digne de n’aller point à ce bal. Mon refus doit vous paraître tout naturel.

Le même sourire furtif qui m’avait déjà surprise et gênée reparut au bord des lèvres de M. Wroughton.

— Je connais assez Hugh Wyndham, reprit-il, car nous travaillons quelquefois ensemble, je le connais assez, dis-je, pour vous garantir que vous n’auriez eu à redouter ses prétentions que dans le cas (à la vérité fort probable) où il se serait épris, très sérieusement épris de vous. Ses ennemis, s’il en a, ne l’accuseront jamais d’obéir à des calculs intéressés. Il a le cœur trop haut, et peut-être aussi la cervelle trop légère, pour le métier de coureur de dot. Puisque vous haïssez à ce point le nom de Wyndham, il est fort heureux pour lui que vous n’ayez point paru à cette soirée... Du reste, vous pourriez maintenant, sans aucun regret, accepter une invitation du même genre.

— Serait-il donc engagé?

— Il l’est, ou du moins croit l’être, à une jeune personne dont le nom ne vous est pas inconnu...

— Elle se nomme?...

— Excusez-moi de ne pas répondre encore à cette question... Je trahis ici une espèce de secret, — certain de n’avoir pas à m’en repentir, — afin que si par hasard, ce qui n’est pas improbable, vous veniez jamais à rencontrer Hugh Wyndham, vous soyez sans aucune appréhension des vues, des intentions qui l’auraient amené près de vous.

— Pourrai-je, sans vous paraître indiscrète, vous demander si ma mère et son mari sont informés de ce que vous venez de m’apprendre?

— J’ai tout lieu de croire qu’ils l’ignorent absolument... Ce qu’on peut confier à un compagnon, à un ami, ne se dit guère à des parens dont l’intervention semble à craindre, surtout quand il s’agit d’un mariage que les gens dits raisonnables ne semblent pas devoir honorer de leur assentiment.

— Ah! la fiancée de M. Wyndham?...

— Est bien loin d’avoir la fortune de miss Lee... Et pourtant la famille de cette jeune personne regarderait sans doute comme très peu enviable le mariage secrètement concerté entre ces deux « étourdis...» Vous comprenez maintenant pourquoi je ne vous mets pas complètement au fait, et pourquoi je place sous la sauvegarde de votre loyauté la demi-confidence que j’ai cru vous devoir.

Un long silence suivit, pendant lequel le jeune artiste et moi dessinions avec une application, un zèle extraordinaire. Nous sentions tous deux qu’un entretien aussi intime à première vue ne laissait pas aux banalités d’usage la place qu’elles occupent en général dans les causeries entre inconnus.

— Voici, dit-il enfin, que le soleil nous envoie des rayons bien obliques... L’heure du dîner doit approcher, et il y a une toilette à faire avant de se mettre à table... Savez-vous, ajouta-t-il tout en serrant ses outils de peinture dans la boîte marquée à ses initiales, savez-vous que j’ai quelque scrupule de vous avoir ainsi livré les secrets d’un ennemi? Mais vous devez être généreuse, même envers ceux qui, sans le savoir, ont encouru votre haine... Voyons, miss Lee, montrez-moi votre esquisse, ajouta-t-il, voyant que je ne m’expliquais pas bien cette allusion imprévue.

Soit distraction, soit toute autre cause, mon travail opiniâtre et silencieux n’avait abouti qu’à une ébauche informe, et il me semblait un peu dur de donner pour la première fois un si pauvre échantillon de mon savoir-faire.

— Allons! reprit-il pour m’encourager, pas de fausse honte!... entre amateurs, on se passe bien des choses...

— Mais, monsieur Wroughton, vous n’êtes pas un amateur!...

— Wroughton,... vous avez raison,... est un artiste, non-seulement un artiste, mais un maître... Maintenant, miss Lee, il faut bien vous avouer la triste vérité : c’est que vous allez dîner tout présentement avec le frère cadet de votre beau-père... Peut-être est-il heureux qu’il puisse, en vous en prévenant, enlever à votre première rencontre avec lui ce qu’elle aurait de plus désagréable.

En prononçant ces paroles, le jeune Wyndham était devenu pourpre, et ses mains affairées tournaient et rangeaient dans son portefeuille, que ses regards ne quittaient plus, toute sorte de papiers probablement très bien en ordre. Quant à moi, la surprise et l’indignation me coupaient littéralement la parole.

— Un pareil stratagème!... m’écriai-je enfin.

— Un pareil stratagème, se hâta-t-il d’interrompre, serait digne de tout blâme s’il eût été prémédité,... si j’avais eu l’intention délibérée de surprendre des secrets qu’on voulait me cacher... Mais, sur mon honneur! — dont je ne pense pas que vous ayez le droit de douter, — je n’avais pas plus l’intention de me faire passer pour Wroughton quand vous m’avez adressé la parole que je ne l’ai en ce moment-ci... Et je ne me serais jamais laissé aller à profiter, par pure plaisanterie, de votre méprise, si j’eusse pu croire que j’arriverais ainsi à provoquer la révélation très imprévue de vos préoccupations, de vos préventions les plus intimes... J’ai simplement cédé au plaisir de me voir traiter avec une bonté affectueuse et familière par cette fière beauté dont les traits imposans m’avaient presque terrifié, lorsque, dans l’atelier de Wroughton, il me fut donné d’en contempler l’image... — Puis, continua-t-il en levant peu à peu les yeux sur moi, tandis que, muette et debout devant lui, je cessais de pouvoir le regarder en face, — lorsque tout à coup il a été question de ce bal, je vous demande s’il m’était humainement possible de me révéler à vous et de m’exposer à l’explosion de cette malveillance étrange dont vous paraissez animée contre moi !

— Vous pouviez, vous deviez vous nommer alors, repris-je encore irritée.

— Je le pouvais, oui sans doute; je le devais,... peut-être; mais il était difficile d’imposer silence à ma curiosité, puisqu’il s’agissait après tout d’une conspiration où on m’avait, paraît-il, fait entrer sans m’en avertir,.. Comment me justifier sans entendre l’accusation jusqu’au bout? Et comment me résoudre à rester sans justification devant un juge à l’estime, à la bienveillance duquel je ne pouvais m’empêcher de mettre un grand prix? Voyons, miss Lee, un bon mouvement !... Soyez aussi juste que vous êtes naturellement affectueuse et douce. Ne quittons pas en état d’hostilité ouverte ces beaux bois si calmes, inondés d’une lumière si sereine. La nature et l’art nous y convient...

En ce moment, mon ombrelle venait de m’échapper, et je me baissais pour la relever de terre. Il me prévint en se jetant à genoux, et alors avec un sourire franc et gai, mais d’une voix encore émue et pénétrante, il m’assura qu’il ne se relèverait pas avant d’avoir reçu son pardon, un pardon dû à son innocence, car après tout il n’était pas responsable des péchés d’autrui.

Je me sentais désarmer par cet abandon, cette candeur, ce beau regard d’enfant naïf, ce sourire sans ironie et sans malice. D’ailleurs, auprès de ce badinage innocent, mon sérieux me faisait presque honte.

— Je suppose, dis-je, qu’il ne faut pas attacher grande importance à ce qui, par soi-même, n’en a guère... Veuillez donc vous lever, monsieur Wyndham!

— Et mon pardon ?

— Si vous y tenez, je vous l’accorde.

— Et mon secret?

— Il sera fidèlement gardé.

— Merci donc, et mille fois merci !… Une indiscrétion de vous me mettrait dans le plus grand embarras… Ma visite à mon frère fait partie de mon plan de campagne… Elle habite à dix milles d’ici, et je pourrais, sans être suspect, la voir fréquemment… Mais Owen et ma belle-sœur doivent tout ignorer… Vous ne nous trahirez certainement pas ?… Voici donc signé notre traité d’alliance… Que ne puis-je y voir le germe d’un traité de bonne amitié… Mais à propos, miss Lee, à quel signe si certain aviez-vous reconnu en moi le futur époux de votre ex-gouvernante ?

Je ne répondis qu’en lui montrant sur sa boîte, du bout de mon ombrelle, les initiales H. W., cause première de l’erreur qui avait fait faire un si rapide chemin à notre intimité naissante. Ce furent alors des rires sans fin, que les échos de la forêt me renvoyaient d’éclats en éclats. — Était-il vraiment possible, me demandais-je avec une sorte de stupéfaction, que ce fût là cette rencontre si redoutée, là cet ennemi si formidable, là cet agent, ce complice de plans si ténébreux, si odieux ?

— Je suis vraiment ravi, disait-il, de cette rencontre inattendue et de ce duel à brûle-pourpoint… On ne se connaît, on ne s’apprécie jamais mieux qu’après avoir croisé le fer… Songez que nous avons ainsi échappé aux horribles formalités d’une présentation. Nous sommes de vieilles connaissances, nous nous savons par cœur. J’ai déjà toute confiance en vous. Est-ce que vous vous méfiez encore de moi ?

Et parlant ainsi, le brave garçon me tendait la main avec un généreux laisser-aller, une certitude complète de trouver chez moi la cordiale sympathie qu’il entendait me témoigner. Je ne pus résister à l’entrainement de ce loyal appel à mes meilleurs sentimens. La main que je lui tendis à mon tour fut emprisonnée dans une rude et fraternelle étreinte à laquelle on ne pouvait se méprendre.

La paix était donc faite quand nous arrivâmes en vue de Bampton-Chase. Un dog-cart arrêté au bas du perron venait d’y déposer M. Wroughton, que Hugh Wyndham reconnut de loin. — Je vous demande la permission de vous le présenter, me dit-il ; mais je vous préviens que si vous lui parlez avec autant d’expansion que tout à l’heure à son indigne représentant, le malheureux, d’une timidité tout à fait exemplaire, est capable de se trouver mal.

La soirée ne se passa point sans que j’eusse la confidence tout entière de mon nouvel ami. Je connaissais effectivement la jeune personne à la main de laquelle il aspirait. Nièce de lady Dashwood, elle rencontrait souvent chez sa tante Eugénie Le Gallois, qui m’avait parlé d’elle comme d’une « excellente petite fille ne cherchant point à s’en faire accroire. » Cette petite fille m’apparaissait maintenant sous un jour nouveau à travers les enthousiastes panégyriques de son jeune adorateur. Elle lui avait à peu près engagé sa foi, et il n’attendait plus, pour la demander à ses parens, que le mariage, déjà convenu, d’une sœur aînée avec un jeune lord dont l’influence, mise au service de son futur beau-frère, lui ouvrirait de nouvelles chances d’avenir, et le rendrait un « parti plus sortable » pour la belle et coquette Rosa Glynne. Tout ceci me fut conté pendant le long a parte que nous ménageait une longue partie de whist où ma mère, son mari et M. Wroughton étaient engagés avec un de nos voisins de campagne. Il m’arriva une ou deux fois de rencontrer le regard d’Owen Wyndham obliquement dirigé de notre côté, et une pensée importune me fit croire un instant qu’il suivait de l’œil, avec une complaisance ironique, le succès de quelque mystérieuse combinaison; mais je chassai comme une obsession du mauvais esprit cette idée sinistre : elle eût troublé le plaisir que je prenais à écouter ce joli roman d’amour que me racontait si bien, avec tant de feu, tant de passion, un accent si véridique, l’aimable enfant qui venait de m’adopter pour confidente, et qui, du plus grand sérieux, me demandait déjà conseil sur les difficultés de sa délicate entreprise.

A l’âge que nous avions tous deux, on s’entend si vite et si bien! la confiance est si naturelle, et l’antipathie si difficile ! Toujours solitaire, toujours repliée sur moi-même, j’éprouvais sans m’en rendre compte une telle soif d’affection mutuelle, d’épanouissement cordial, de dévouement réciproque! Tout cela m’arrivait à la fois, et je demeurais en quelque sorte éblouie, dans mon heureuse inexpérience, par ce rayon lumineux qui semblait déchirer comme un voile de ténèbres le sombre avenir auquel je m’étais préparée. La vie, comme le désert, a ses mirages; heureux ceux qui meurent en face de l’oasis chimérique, des palmiers rêvés, en face de ces sables arides où le regard s’abreuve, où la pensée plonge comme en un lac limpide et frais! J’ai cessé de plaindre, et depuis longtemps déjà, le prophète hébreu tombant en vue de la terre de promesse ; s’il en eût franchi la frontière, nous savons ce qu’il aurait trouvé.


IV.

Les journées qui suivirent l’arrivée de Hugh Wyndham à Bampton-Chase furent presque toutes occupées à parcourir nos bois, en compagnie de M. Henry Wroughton, pour y chercher des sujets d’étude et travailler sous l’inspiration et le regard de cet artiste déjà renommé. Hugh et lui formaient ensemble un contraste piquant. La timidité, la réserve du peintre faisaient valoir la vivacité communicative, la franchise de l’aimable jeune homme qui s’intitulait son « indigne élève. » M. Wroughton était d’ailleurs le tiers le moins bavard et le plus commode que pussent souhaiter deux personnes qui ont beaucoup à se dire et ne veulent pas tout dire à voix haute. Une fois absorbé dans son travail, il savait à peine ce qui se passait près de lui, et ne s’inquiétait guère de nous que lorsque nous venions réclamer expressément ses conseils; ainsi nous n’avions qu’à modérer un peu notre voix pour pouvoir traiter sans la moindre inquiétude les questions « réservées, » qui avaient trait aux affaires de cœur pour lesquelles Hugh était venu s’établir chez son frère.

J’aurais voulu profiter de ces libres entretiens pour éclaircir quelques-uns des doutes que me laissait la situation respective d’Owen Wyndham et des siens. Comment se trouvait-il, pour ainsi dire, en interdit par rapport à sa famille ? Quels événemens l’avaient isolé d’elle? Quelles fautes avait-il pu commettre qui missent ses plus proches parens dans l’obligation de le répudier ainsi? Je savais assez du monde pour n’ignorer point que les mauvaises têtes, — comme on les appelle, — trouvent chez leurs proches une assez large indulgence, quand ceux-ci n’assument pas la responsabilité pécuniaire des folies de jeunesse commises par les premiers. Or, depuis son mariage avec ma mère, M. Wyndham était complètement affranchi des charges que pouvait lui avoir léguées son passé, probablement fort orageux. J’en étais donc réduite à penser, ou qu’il avait fait à l’honneur de la famille une de ces brèches irréparables qui ne laissent place à aucun pardon, ou que, susceptibles à l’excès, les Wyndham ne voulaient pas excuser en lui ce que des gens d’une délicatesse moins outrée eussent pu oublier à la longue; mais si les Wyndham étaient ainsi, — et maintenant je m’arrêtais volontiers à cette idée, — pourquoi donc Godfrey les traitait-il de « misérables mendians? » Pourquoi m’avait-il imposé ce serment que vaguement je me blâmais d’avoir prêté trop à la légère?

Un jour que, tout en dessinant la ramure tourmentée d’un vieux chêne, j’agitais en moi ces obscurs problèmes : — Est-ce l’application seule qui rend à votre physionomie son caractère tragique? me demanda tout à coup Hugh Wyndham, qui déjà depuis deux ou trois minutes me contemplait en silence. Savez-vous bien que, si j’avais ici mon album à portraits, je vous saisirais dans cette attitude et avec ce grand air que vous avez... Seulement, au lieu d’un crayon, vous tiendriez une quenouille, et au bas du dessin, en caractères grecs, j’écrirais : Clotho.

Cette saillie m’arracha un sourire, et tout aussitôt le jeune étourdi jeta le morceau de papier sur lequel il s’apprêtait à exécuter sa menace. — Ah ! disait-il, voilà un tout autre visage : la Parque a disparu comme par enchantement. — Voulez-vous qu’elle revienne? répondis-je... — Et de bonne foi je tâchais de reprendre le sévère aspect qui l’avait frappé; mais lui, hochant la tête d’un air découragé : — Non, non!... ce n’est plus cela!... Vous n’avez plus cette expression fatale qui, malgré moi, tout à l’heure me faisait peur.

Intervenant dans ce débat, dont il voulut connaître le sujet, M. Wroughton prétendit que je retrouverais immédiatement ma « physionomie perdue, » si je pouvais rappeler mon esprit aux réflexions qui me la donnaient naguère. — Essayez! me disait-il.

— Oui, essayez! reprit Hugh... Voyons, à quoi pensiez-vous?

— A bien des choses, répliquai-je un peu embarrassée de cette question imprévue... A mon frère, par exemple, que je n’ai pas vu depuis dix ans, me hâtai-je d’ajouter pour éloigner toute autre interprétation.

— En ce cas, vous ne le reconnaîtriez plus, reprit Hugh Wyndham. Je l’ai rencontré quelquefois, et j’ai pu constater, même dans ces dernières années, qu’il était changé à faire peur.

— Est-ce qu’il avait à se plaindre de sa santé?

— Nullement. Il est même resté un fort bel homme-, mais il a presque toujours un air,... un air,... comment dirai-je?... eh! tenez, l’air que vous aviez tout à l’heure...

— Je lui ai rarement vu cet air-là, repris-je,... si ce n’est...

Et je m’arrêtai à temps, car j’allais oublier à qui je parlais. Mon interlocuteur ne remarqua pas cette réticence, et, pour s’expliquer la mine un peu sombre que Godfrey lui semblait avoir, il entra dans de longs détails sur la déception cruelle que mon frère avait éprouvée, et qui l’avait amené à épouser, sans l’aimer d’amour, une jeune personne qui ne lui apportait aucune aisance. Ce fut ainsi que j’appris et la trahison de miss Lilian Annesley et les causes du mariage de Godfrey avec miss Murray, telles que je les ai racontées plus haut. J’écoutais, et sans doute avec une profonde tristesse, ces récits qui avaient pour moi un douloureux intérêt, car lorsque j’appelai M. Wroughton à examiner l’esquisse que je venais d’achever, Hugh, qui était allé jeter un coup d’œil sur le portefeuille de son ami, poussa une exclamation de surprise : — Frappant!... frappant!... disait-il... Wroughton, vous n’avez jamais rien fait de mieux !...

En même temps il m’apportait et plaçait sous mes yeux un magnifique lavis à la sépia, lequel représentait une jeune femme au front sévère, au regard sombre, tenant en ses mains la quenouille et le fuseau symboliques. Il était clair que l’artiste avait voulu faire mon portrait pendant que je posais sans le savoir, et, si Hugh ne se trompait pas, ce portrait devait être fort ressemblant. — J’espère que miss Lee me pardonnera la liberté que j’ai prise, dit le peintre, et qu’elle me permettra de déposer cette esquisse parmi ses dessins, quitte à la lui redemander un jour, si elle pouvait servir à quelqu’une de mes compositions futures.

— Vous servir de modèle est bien de l’honneur pour moi, répondis-je, et je n’ai certainement rien à pardonner. Quant à la ressemblance du portrait, je n’en suis point juge; mais j’estime qu’une Parque, — Clotho ou toute autre, — aurait une physionomie plus impassible... Ceci me représente mieux Electre trompant son ennui par le travail avant le retour d’Oreste.

— Parque ou Furie (car Electre était à peu près une Euménide), cette image vous rappellera vivement à quiconque vous a connue, reprit Hugh... Je voudrais bien qu’elle m’appartînt...

— Vous ne songez guère, me hâtai-je d’interrompre, à commencer vos promenades à cheval.

Ceci était une allusion qu’il devait comprendre. Il la comprit en effet, et mon but se trouva immédiatement atteint, car il changea de propos. — Vous me reprochez, ce me semble, poursuivit-il à demi-voix, de n’être pas encore allé à Hincksley (Hincksley était la résidence des parens de miss Glynne)... Ceci est de ma part une tactique profonde. Il faut d’abord endormir la vigilance de mon frère et de ma belle-sœur, qui, n’étant pas du complot, s’inquiéteraient bien vite de promenades trop tôt commencées. Quand ils seront bien persuadés que je suis venu chez eux sans aucune arrière-pensée, il sera temps de se mettre en campagne.

Je ne pus m’empêcher de me demander, après avoir reçu cette explication, si Hugh Wyndham, ne trouvant à Bampton-Chase ni M. Wroughton ni moi, et réduit pour toute distraction au whist fraternel, se serait montré si minutieusement diplomate. Au reste, et dès le lendemain, il ouvrit les hostilités par une promenade matinale d’où son cheval revint surmené. Cette première démarche n’avait pas eu grand succès; je m’en convainquis à sa mine soucieuse. De fait, — il saisit le premier moment favorable pour m’en informer, — la belle Rosa n’avait ni manifesté en le revoyant une joie aussi vive qu’il l’espérait, ni cherché surtout, autant qu’il l’eût souhaité, des occasions de l’entretenir en particulier. Elle ne voulait point, comme on dit, marcher plus vite que le pas, et son amoureux devait, selon elle, comptant sur la promesse qu’il avait obtenue, lui épargner discrètement les persécutions dont elle serait l’objet, si on venait à la savoir engagée, ainsi que les ennuis, disait-elle, d’une correspondance clandestine. Ce langage très net et fort précis n’avait rien de trop flatteur pour l’impatient amoureux à qui elle avait affaire; mais quand elle l’avait vu prêt à s’irriter, elle lui avait fait pressentir en bons termes qu’il ne gagnerait rien à se montrer trop pressant. En un mot, elle l’avait placé dans ce terrible dilemme ou de rompre ou de se soumettre. En murmurant, il s’était soumis et avait encore accepté l’ajournement de ses espérances.

Réduit, bien malgré lui, à des visites presque officielles, il se vengeait de l’ennui qu’il y trouvait par de folles épigrammes sur les parens de l’aimable Rosa, obstacles importuns toujours placés entre elle et lui. Ils étaient pour lui un texte inépuisable de railleries, et les tableaux d’intérieur qu’il me rapportait après chacune de ses visites à Hincksley égayaient assez souvent nos causeries du soir pendant la partie de whist; le départ de M. Wroughton en avait fait de véritables tête-à-tête, légitimés par la présence de ma mère, mais qu’elle et son mari se gardaient bien de gêner.

Après quelques semaines de séjour à Bampton-Chase, Hugh Wyndham ne put se refuser à comprendre une vérité bien manifeste : c’est qu’il ne faisait à Hincksley aucun progrès sensible, et même que, par ses instances toujours repoussées, il y perdait du terrain. Sa dignité en souffrait. Il résolut de partir. Une scène pénible vint attrister les dernières journées qu’il passa près de moi. Un jour qu’en plaisantant il s’intitulait « mon oncle : » — Vous ne l’êtes pas, m’écriai-je tout à coup irritée, et certes je ne vous donnerai jamais ce nom... Votre frère n’a jamais été et ne sera jamais un père pour moi...

Ces mots avaient été prononcés avec un tel accent que Hugh ne put, comme à son ordinaire, garder le ton de badinage que je lui laissais prendre avec moi. — Vous haïssez donc Owen? et d’une haine bien amère? reprit-il après un instant de silence. Je ne répondis rien, et j’aurais voulu me retirer; mais, réflexion faite, il me sembla que cette fuite serait un acte de couardise. — Pareille haine, reprit-il, n’est pas d’une femme... C’est faire le mal que de haïr à ce point...

— Je le sais, répondis-je. Cependant je pensais à part moi qu’une femme pouvait haïr, et mon portrait en Electre me revint à la mémoire.

— Quel mal vous a fait Owen? reprit Hugh.

— Il est assis à la place où devrait être mon père... Et je n’ai pas oublié mon père, répondis-je avec un accent qui m’effrayait moi-même.

— En vérité?... Vous étiez cependant bien jeune quand vous avez eu le malheur de le perdre?

— J’avais plus de cinq ans, et ma mémoire remonte au-delà de mon quatrième anniversaire.

— Et vous rappelez-vous aussi mon frère? — Oh ! je me le rappelle trop!... m’écriai-je à l’instant même, sans me donner le temps de songer à ce qu’avait de poignant cette exclamation, qui m’échappa comme malgré moi. Aussitôt que j’en eus conscience, une sorte de terreur me saisit. Qu’allait dire Hugh? A quelles questions allais-je avoir à répondre? Mais, non, il baissa la tête. Son visage s’était couvert d’une rougeur subite. Il se tut pendant quelques minutes qui me parurent autant de siècles; puis, avec un accent de contrainte qui montrait à quel point il lui en coûtait de reprendre la parole : — Il serait, dit-il, superflu de feindre ; je vous comprends. D’autres que vous, je le sais, ont pensé de même; mais ceux qui vous ont aidée à interpréter ainsi les souvenirs de votre enfance ont pris une terrible responsabilité.

— Personne ne m’a aidée, repris-je brusquement.

— Vous le croyez,... parce que, gardant l’impression produite sur vous par certaines paroles, vous avez oublié les paroles mêmes. Rien de plus ordinaire et de plus naturel. Au surplus, c’est un grand malheur que ces idées, justes ou non, aient germé en vous. Songez que ni vous ni personne n’avez acquis aucune certitude à ce sujet, quelque défavorables qu’aient pu être les apparences….. A tout prendre, il est impossible de rien changer dans le passé. Vous n’avez donc plus qu’à lutter de votre mieux contre un ressentiment qui en lui-même est un mal.

— Ah! m’écriai-je, si seulement je pouvais oublier!... — Et ce vœu était si sincère, qu’à peine avais-je prononcé ces mots, je sentis des larmes inonder mes joues.

— Pauvre chère enfant! s’écria Hugh avec une compassion profonde, et, debout, il me tenait les mains. — C’est de toute mon âme que je voudrais vous voir sous un autre toit; mais, puisqu’il m’est interdit de vous venir en aide, il faut lutter, il faut venir à bout de ces instincts de vengeance, de ces mauvaises pensées...

— Je tâcherai, je tâcherai. Vos conseils sont les mêmes que ceux de miss Sherer. Ils doivent vous être inspirés par une amitié vraie.

— Vraie, profonde, durable à jamais, reprit-il avec une émotion sincère et communicative.

— Vous voyez, repris-je en retirant ma main, vous voyez d’où vient mon horreur pour le nom que vous portez... Pouvez-vous la comprendre et l’excuser?

— Je la comprends, je me l’explique,... je vous la pardonne de grand cœur. Je comprends aussi la répulsion que vous inspire Owen. De puissantes raisons ont pu seules le brouiller avec mon père. Je sais qu’il a fallu sacrifier de fortes sommes pour empêcher d’éclater une affaire où l’on a cru qu’Owen, poussé à bout par sa détresse pécuniaire, avait dû jouer un rôle plus ou moins compromettant... D’un autre côté, l’orgueil que je connais à mon frère me paraît une sûre garantie qu’il n’a jamais pu descendre à certaines basses extrémités. Mon père avouait un jour devant moi que, « depuis le mariage d’Owen, il ne lui était rien revenu contre ce malheureux. » Cependant il n’a jamais voulu le recevoir en grâce, et son testament prescrivait à mon tuteur de ne point souffrir que je le fréquentasse pendant ma minorité. Voilà comment il se fait que vous ne m’ayez jamais vu chez votre mère avant mon entrée dans l’armée.

Après ces explications réciproques, sur lesquelles nous ne voulûmes jamais revenir, nos relations, sans rester aussi librement familières qu’à leur début, reprirent en partie l’intimité qui en faisait le charme. Aussi le départ de Hugh me laissa-t-il des regrets certes bien inattendus. Retombée dans cet isolement auquel je me croyais pour toujours faite, jamais je n’avais trouvé les journées si longues, jamais si monotones les passe-temps destinés à me les rendre supportables. — Si j’épouse Rosa Glynne, et que j’aie une résidence convenable à vous offrir, m’avait dit Hugh, si par exemple nous étions envoyés à Corfou, comme il y a tout lieu de le supposer, ne viendriez-vous pas y vivre avec nous? — Eh! lui avais-je répondu, m’y laisserait-on aller? — Maintenant ce projet insensé me revenait sans cesse à l’esprit; la mer d’Ionie, le soleil d’Orient, charmaient ma pensée; je rêvais je ne sais quel idéal « de vie à trois» où j’apportais mon contingent de dévouement industrieux, d’affection reconnaissante. Rosa Glynne remplacerait la sœur que la mort m’avait enlevée. Hugh Wyndham serait non certes «mon oncle,» comme il l’avait dit, mais un frère tendre, indulgent, plus doux, plus compatissant que l’inflexible Godfrey. Quand j’avais bien caressé ces chimériques visions, Bampton-Chase m’était odieux malgré ses magnifiques ombrages et ses sites pittoresques. Aussi fus-je très peu satisfaite de voir décliner, sous de vains prétextes, l’invitation que m’apportait mon bon oncle Haworth d’aller passer quelques semaines avec sa femme et ses filles. Le frère de ma mère était un excellent homme, un peu borné, très bavard, et dans les entretiens que nous eûmes à l’occasion de ce refus, sa mauvaise humeur contre son beau-frère le rendant moins discret que de coutume, je fus mise au courant de certains faits qui ne pouvaient qu’ajouter à mon aversion pour M. Wyndham, et me montrer sous un jour plus triste encore l’avilissante soumission de ma mère aux volontés de son second mari.

J’appris donc qu’à l’époque de la mort d’Emmeline, mistress Wyndham, conseillée on devine par qui, avait voulu profiter de quelque léger défaut de forme dans une des clauses du testament de mon père pour réclamer, comme héritière naturelle de sa fille, ce tiers de l’avoir paternel qui était légué à ma pauvre sœur, et qui, le testament interprété dans son véritable sens, devait, à la mort de ma mère, se partager entre Godfrey et moi. Ce projet, reconnu impraticable par les hommes de loi auxquels on s’était adressé, n’avait eu aucune suite; mais il avait été conçu, il avait même reçu un commencement d’exécution : c’était pour en décider la réussite qu’on m’avait pendant un an reléguée dans le pensionnat de Boulogne, afin de rendre impossible toute rencontre, même fortuite, entre moi et mon frère. On devine quels sentimens me laissa la découverte de cette odieuse intrigue, dont l’avortement n’absolvait nullement les auteurs, vivre en communauté avec eux me devenait de plus en plus pénible, et si, dès notre retour à Londres, je n’y avais trouvé une compensation assez douce dans les fréquentes visites de Hugh Wyndham, il est probable que j’aurais fait dès lors d’activés démarches pour me soustraire à cette existence qui m’imposait une dissimulation continuelle, antipathique à mon caractère et à mes instincts.

Mistress Wroughton (ainsi s’appelait maintenant miss Sherer), surprise de me trouver souvent, lorsqu’elle venait me voir le matin, en conférence intime avec le frère de M. Owen Wyndham, crut devoir appeler mon attention sur les conséquences probables de cette familiarité. Selon elle, je finirais par abdiquer cette aversion farouche que m’avaient inspirée si longtemps les membres de la famille où ma mère était entrée; je m’accoutumerais à l’idée de porter leur nom détesté. — S’il n’en était pas ainsi, ajoutait-elle, vous auriez tort de laisser supposer aux autres que cela pourra jamais arriver. Prenez garde à l’opinion, qu’on ne met pas impunément sur une fausse voie en ces matières si délicates. — Moins bien garantie contre les pressentimens et les craintes de cette excellente amie, j’aurais tremblé devant la première de ces hypothèses, et j’aurais tenu compte des recommandations que lui suggérait la seconde; mais elle n’était point au courant du véritable état des choses, car je n’avais pas obtenu de Hugh l’autorisation de la mettre en tiers dans les confidences qu’il m’avait faites, et comme elle raisonnait sur des données essentiellement incomplètes, il me semblait que ses conclusions n’avaient aucune valeur. Aussi persistais-je à recevoir les visites de Hugh, mes plus chères distractions après tout. Je profitai donc, avec un entraînement irréfléchi, de la tolérance de ma mère, qui ne me fit jamais la moindre observation à cet égard, et qui probablement voyait, comme son mari, avec une sorte de satisfaction, le tour que semblaient prendre les choses. Elle ne me parlait jamais de Hugh sans me vanter sa grâce, sa gaieté, sa franchise, et comme généralement elle était assez sobre de tels panégyriques, je fus plus d’une fois tentée de lui épargner ces éloges calculés en l’avertissant que son beau-frère, engagé ailleurs, ne pensait certainement pas à m’épouser; mais une arrière-pensée me retint toujours : c’était la crainte de voir jeter l’interdit sur ces bonnes causeries amicales auxquelles je trouvais un charme croissant.

La saison de Londres se passa ainsi sans autre incident qu’une soirée où nous nous trouvâmes à Covent-Garden en même temps que la famille Glynne. Hugh Wyndham, qui était notre cavalier à ma mère et à moi, nous quitta pour aller rendre visite à la belle de ses pensées, non sans m’avoir prévenue de telle sorte que je pusse lui donner mon avis sur cette attrayante figure dont il m’avait tant vanté l’irrésistible perfection. Je vis en effet une fort jolie blonde, aux traits enfantins, mais dont la physionomie, à mon gré, manquait de caractère et d’élévation. Je crus devoir néanmoins féliciter le jeune amoureux. De même qu’il se faisait une joie de me la montrer, il s’empressa de me nommer à elle, et bientôt il m’apporta au nom de sa bien-aimée des éloges qui produisirent sur moi une impression pénible : pourquoi? je ne le dirai point, on le devine peut-être; j’étais encore loin de m’en rendre bien compte.

Quand, la saison terminée, nous partîmes pour les eaux de Malvern, cette tristesse obstinée, cet accablement inerte m’y accompagnèrent. Hugh Wyndham, invité avec instance par ma mère, vint nous y rejoindre, mais seulement pour une quinzaine. A Bampton-Chase, sa visite eût été plus longue à cause du voisinage de Hincksley. Autant aurait valu qu’il se fût abstenu de ce voyage, car ma mère, changeant tout à coup de tactique, se mit à nous surveiller de fort près; elle me poursuivait de questions, d’allusions embarrassantes, et provoqua ainsi chez moi en plus d’une occasion des accès d’irritabilité qui étonnaient Hugh Wyndham. Il me les reprochait fort sérieusement, ne sachant à quoi les attribuer. Cette fois, à ma grande surprise, son départ fut pour moi comme un soulagement. L’ennui pur et simple valait mieux que l’impatience intérieure où ma mère et lui me jetaient, l’une par ses perpétuelles inquisitions, l’autre en me consultant sans cesse sur ce qu’il avait à faire pour hâter le mariage auquel tendaient tous ses vœux. Chose étrange, ce fut un de mes conseils qui effectivement précipita la crise et amena le dénoûment souhaité. J’avais persuadé à Hugh, et non sans peine, de confier sa situation à sa mère, déjà très âgée, mais d’une bonté toujours ingénieuse et toujours active. Il se laissa convaincre, et nous n’étions pas revenus à Londres depuis plus de cinq ou six semaines quand un billet de lui m’annonça qu’il allait, du consentement de sa mère, risquer une démarche décisive. En passant à Londres, il viendrait communiquer ce nouveau projet à son frère et à sa belle-sœur, qui ne pouvaient y rester étrangers plus longtemps. Je tenais encore sa lettre dans mes mains, et je venais de m’assurer, d’après sa date, qu’elle était en retard de quarante-huit heures, quand on vint de la part de ma mère m’annoncer qu’elle désirait me parler. En entrant au salon, je les trouvai, elle et M. Wyndham, en conférence avec Hugh, tout récemment arrivé. Bien évidemment l’explication n’avait pas été sans orages. Ma mère était en larmes, son mari fort pâle, et Hugh, debout, adossé à la cheminée, paraissait en proie à un grave mécontentement. Il m’adressa cependant un regard affectueux accompagné d’un salut de la main tout à fait cordial. — Asseyez-vous, Alswitha, me dit ma mère d’une voix mal assurée, et dites-moi sans détour si vous saviez que Hugh fut engagé à l’une des misses Glynne?

— Je le sais depuis plus d’un an, répliquai-je sans hésiter. Hugh alors jeta autour de lui un regard qui disait clairement : « Vous le voyez, je n’ai rien avancé qui ne fût exact. » Son frère, assis à quelque distance de la cheminée et qui froissait un journal dans ses mains, me demanda en termes fort brefs de qui je tenais cette information. — De Hugh lui-même, répondis-je, et il me l’a donnée le jour même où je le vis à Bampton-Chase pour la première fois de ma vie.

— Que l’enfer vous confonde! s’écria M. Wyndham, se tournant du côté de son frère... Vous pouvez vous vanter de bien ménager vos affaires!

Cet homme évidemment ne se connaissait plus, et la colère dont il était animé lui ôtait tout empire sur lui-même.

— Qu’appelez-vous ménager? répliqua Hugh... Et de quels ménagemens est-il besoin entre honnêtes personnes qui n’ont rien à dissimuler?

— Vraiment! En ce cas, pourquoi dissimuler avec votre frère?

— En quoi pouvait vous importer que je fusse, oui ou non, engagé à miss Glynne?

— Cela m’importait si bien que si j’eusse connu vos courses à Hincksley et le motif que vous aviez d’y aller ainsi en cachette, vous n’auriez logé sous mon toit ni à Bampton-Chase, ni à Malvern...

À ces mots, M. Wyndham, qui ne pouvait plus se contenir, quitta le salon en jetant derrière lui le malheureux journal, sur lequel il passait sa rage.

— Que signifie cette colère? demanda Hugh, littéralement stupéfait.

— Elle signifie, répondit ma mère avec une intention bien marquée et en me regardant pour mieux se faire comprendre, que mon mari ne peut supporter, — n’aurait pu supporter du moins, — les manœuvres par lesquelles, abusant de vos avantages, vous trompiez une enfant...

Ici je ne pouvais affecter de ne pas comprendre. — Lui me tromper! m’écriai-je, me levant tout à coup... Il en était incapable, il n’a jamais trompé personne.

— La tromper, elle! Tromper Alswitha ! répétait Hugh, non moins indigné que moi... J’aurais plutôt laissé couper ma main droite! Si Owen pense cela de moi, il devrait me chasser d’ici à coups de cravache... Mais il est impossible qu’il me juge capable d’une pareille infamie!

Il y avait des éclairs dans ses yeux et des frémissemens dans sa voix pendant qu’il protestait ainsi contre d’avilissans soupçons. Rien de plus éloquemment vrai que son attitude et son langage. — Alswitha, reprit-il, dites-moi, répétez-moi que vous me croyez... C’est vous, vous seule que je tiens à convaincre...

— Pensez-vous donc que je puisse douter de vous? repris-je en lui tendant la main.

Il la saisit, et, me couvrant d’un regard où éclatait l’affection la plus chaste et la plus vraie : — J’avais besoin de cette parole, me dit-il, pour me réconcilier avec le monde et avec moi-même. Peu m’importe ce que d’autres maintenant pourront penser ou dire...

— C’est assez, interrompit ma mère. Je n’eusse jamais soupçonné Alswitha de souffrir les assiduités d’un homme qu’elle savait fiancé à une autre.

— C’était précisément là ma sauvegarde et ma sécurité, répondis-je, non sans quelque dédain. Sûre qu’il n’aspirait point à ma main, décidée à ne pas accepter la sienne, pourquoi donc aurais-je refusé cette amitié précieuse qui m’était offerte là où je devais le moins l’espérer?

— Triste amitié, reprit Hugh, puisqu’elle vous a valu tant de tourmens!... Pardonnez-les-moi, vous en qui j’ai trouvé les sentimens de la plus tendre sœur. — Et voyant ma mère se lever avec un mouvement d’impatience... — Oui, reprit-il, je vous ai voué une affection toute fraternelle. Mes adieux du moins seront ceux qu’une sœur peut attendre de son frère.

Il m’attira sur son cœur en prononçant ces dernières paroles, et je reçus avec un bonheur mêlé d’angoisse son premier, son dernier baiser. A partir de cet instant, il ne me fut plus permis d’ignorer ce qui se passait en moi, et je compris que ma mère m’avait depuis longtemps devinée. La peur est bien près de la haine, et la haine est si clairvoyante !


E.-D. FORGUES.

  1. The Lees of Blendon-Hall, an autobiography, by Noell Radecliffe ; three vols, London 1859. — C’est à l’œuvre publiée sous ce titre que sont empruntés l’idée-mère et les principaux incidens du récit qu’on va lire. En appliquant à cette dramatique histoire un procédé d’analyse dont on trouve plus d’un exemple dans la Revue, nous n’avons fait que céder au désir que l’auteur a bien voulu nous manifester par une lettre écrite en français avec une rare élégance. M. Noell Radecliffe est déjà connu par un roman remarquable, Alice Wentworth.