Une Parque scènes de la Vie anglaise/02
Ἔπειτα ποίας ἡμέρας δοκεῖς μ’ ἄγειν
Ὅταν θρόνοις, Αἴγισθον ἐνθακοῦντ’ ἴδω
Τοῖσιν πατρῴοις.
Le bonheur ne se raconte pas, dit-on, à plus forte raison certaines tristesses, mornes, tranquilles, désespérées, comme celle où je restai plongée à partir de la découverte que je venais de faire. Rien ne pouvait m’en distraire, mais rien n’y ajoutait. Lorsque j’appris de Hugh, — par l’intermédiaire de ma fidèle amie mistress Wroughton, — qu’ « afin de faire cesser les bruits qui pouvaient nuire à mon avenir, » il avait, au risque de compromettre ses espérances, hâté sa demande en mariage, — que les Glynne avaient fini par céder aux instances de leur fille, — que l’hymen convenu était ajourné à six mois, — tout cela me fut indifférent. Hugh m’avait fait demander par la même voie, comme gage de pardon et d’amitié, l’esquisse dont j’ai parlé plus haut, ce dessin qui me représentait sous les traits d’Electre ou de Clotho. Je le retirai des pages de mon Sophocle et lui envoyai de bon cœur ce vestige de « mes jours heureux. » Ma mère, me voyant m’abandonner à une mélancolie dont elle avait le secret, voulut essayer quelques consolations : je dois avouer qu’elles furent mal accueillies; au lieu d’adoucir ma peine, elles m’humiliaient. M. Wyndham, mieux avisé, se taisait; mais je ne pouvais douter qu’il ne fût, lui aussi, maître de mon secret. Si donc il m’épargnait ses railleries, c’était pure courtoisie ou tactique habile, et je lui en voulais presque de ses ménagemens hypocrites : ils m’enlevaient l’occasion d’élargir encore l’abîme qui nous séparait, et de hâter le dénoûment que j’entrevoyais déjà au malaise de notre vie en commun. Cette existence eût été plus supportable, si, volontairement injuste, j’avais pu m’abaisser à me plaindre de Hugh Wyndham. Ma mère et son mari, dont j’aurais ainsi servi la violente irritation, n’eussent pas mieux demandé que d’embrasser ma cause, de se constituer mes champions. Unis dans un ressentiment commun, peut-être quelque sympathie se fût-elle établie entre nous; mais je n’avais ni rancune ni griefs en réalité à faire valoir. Pour l’être dont ils me disaient «la victime, » je n’avais qu’affection et reconnaissance; pour eux qui, en mon nom et à cause de moi, lui jetaient l’anathème, je n’éprouvais que répugnance et antipathie profonde.
Les journaux m’apprirent, au mois de mai, que le mariage des deux misses Glynne avait eu lieu le même jour. Rosa était devenue la femme de Hugh; sa sœur Louisa, celle du riche baronet sur l’appui duquel se fondaient les espérances du jeune ménage Wyndham. Devant le paragraphe du Morning-Post où ces noms m’apparurent, j’éprouvai comme un éblouissement et comme une vague espérance que la terre s’entrouvrirait pour m’engloutir. Ce ne fut pourtant qu’une sensation passagère, une angoisse de quelques minutes, dont je m’étonnai comme s’étonne un blessé dont le membre amputé vient à lui faire éprouver une douleur imprévue. Reportée, par cet événement décisif, aux calculs qui avaient mon avenir pour objet, je me demandai de nouveau à quel parti je m’arrêterais quand serait venu le mois de juillet, dont l’échéance allait me donner tous les droits attachés au coming of age , au titre odieux de « fille majeure. » Il va sans le dire que maintenant je ne regardais plus comme réalisables ces beaux rêves de «vie à trois » formés autrefois avec tant de candeur par Hugh Wyndham. Lui-même n’y songeait plus, j’en suis sûre. Quant à Godfrey, il gardait vis-à-vis de moi, depuis plus de deux ans, un silence si obstiné, que je n’osais faire fonds sur son appui, et que l’idée d’en réclamer le bénéfice ne prenait chez moi aucune consistance. Demander asile aux Halsey, me retirer chez mistress Wroughton, telles étaient les alternatives entre lesquelles mon esprit hésitait. Et parfois même, abattue, résignée, je me demandais s’il ne valait pas mieux accepter passivement la vie sans charme, sans liberté, sans véritable paix, qui m’était faite auprès de ma mère.
C’était l’année de la grande exhibition, et une fois certaine que les nouveaux mariés n’étaient plus à Londres, — car je ne me souciais pas de les rencontrer pour la première fois dans un lieu public, — j’allai un jour, en compagnie de mistress Wroughton, promener dans le splendide Palais de Cristal mes indécisions et mon ennui. J’y portais une irritation toute particulière, résultant d’une scène de famille. En réponse à la demande que je lui faisais d’accompagner la famille Halsey dans une excursion à l’une des villes d’eaux de l’Allemagne, ma mère m’avait, comme d’ordinaire, renvoyée à M. Wyndham, et, comme d’ordinaire, M. Wyndham avait riposté par l’aimable proposition de m’emmener faire un voyage en Suisse. Ce parti-pris de faux-fuyans et de tyrannie déguisée m’avait fait perdre patience, et j’avais assez clairement annoncé que j’espérais bientôt me trouver affranchie d’un joug qui commençait à me peser. Ma mère parut stupéfaite de tant d’audace. Quant à son mari, toujours contenu, toujours poli : — Vous savez, me dit-il, à quels jugemens s’expose une jeune personne si pressée de déserter le toit maternel ?
— Je le sais, répondis-je; mais je n’ai de choix qu’entre deux malheurs, et je crois devoir opter pour le moindre.
Colère ou terreur, il est certain que j’avais cru voir, à ces mots, pâlir et trembler M. Owen Wyndham. Si je ne m’étais pas trompée, s’il avait réellement peur de moi, quelle pouvait être l’explication d’un si singulier phénomène ?
J’étais donc assise, avec mistress Wroughton, dans une des salles les plus hantées du Crystal-Palace, lorsque mes regards s’arrêtèrent tout à coup sur un gentleman âgé en apparence de trente-cinq à trente-huit ans, et sur les genoux duquel était assis un joli enfant dont la vive physionomie m’avait d’abord frappée. Si Godfrey n’était pas en Portugal, pensai-je, s’il était aussi âgé que ce personnage semble l’être, et si cet air sérieux ne troublait pas les souvenirs que j’ai gardés de sa figure mobile, animée, sereine, je croirais vraiment que le ciel l’envoie sur ma route. — Le gentleman en question, attentif aux explications d’un des ciceroni de l’établissement, ne s’aperçut pas tout d’abord de la curiosité avec laquelle je scrutais, l’un après l’autre, chaque trait de son visage. Tout à coup, à ma très grande confusion, un de ses regards venant à se croiser avec les miens, je le vis presque aussitôt se tourner vers des personnes assises non loin de lui, pour leur demander sans doute si elles connaissaient celle qui se permettait de le regarder avec tant d’obstination. C’en fut assez pour que je n’osasse plus tourner les yeux de son côté. Je demandai même à mistress Wroughton de laisser écouler la foule avant de sortir de la salle, ne me souciant guère de me rencontrer face à face avec cet inconnu qui m’avait vue si préoccupée de lui ; mais ces précautions furent vaines. Dans le petit vestibule que nous avions à traverser pour sortir du Crystal-Palace, l’inconnu nous attendait, et mistress Wroughton m’ayant interpellée par mon prénom si peu commun malgré sa pure origine saxonne :
— Alswitha !... reprit l’étranger... Permettez, miss!... c’est un nom que je croyais particulier à notre famille?
— Godfrey Lee, n’est-ce pas? m’écriai-je à mon tour.
Et mon frère, — c’était bien lui, — saisit aussitôt ma main ; mais la seconde d’après il la laissait retomber : — Et vous, reprit-il avec un accent de reproche, portez-vous encore ce nom de Lee? N’êtes-vous pas du moins à la veille d’en prendre un autre?
— Je m’appelle encore ainsi, répondis-je,... et selon toute apparence je ne porterai jamais d’autre nom.
— Vous avez donc rompu votre engagement avec Wyndham? demanda Godfrey, qui, reprenant aussitôt ma main, m’emmenait vers le sofa du vestibule, maintenant à peu près désert.
— Cet engagement n’exista jamais,... et Hugh Wyndham est marié depuis quelques semaines.
— A la bonne heure... J’avais de tout autres renseignemens... Votre démenti me fait du bien... Je vous croyais la femme de ce dandy.
— Permettez!... cette épithète est de trop, m’écriai-je... Pas une femme n’aurait à rougir d’un mari pareil.
— Tant mieux pour lui... et tant mieux pour celle qui l’a épousé! L’essentiel, c’est que vous ne soyez pas une Wyndham... Laissez-moi maintenant vous présenter votre neveu... en attendant que je vous présente à sa mère. Ma bonne Christine sera bien heureuse de vous faire accepter notre modeste hospitalité... Et comme vous allez être, si vous ne l’êtes déjà, parfaitement libre de vos actions,... aucun prétexte de nous refuser cette faveur... Qu’en dites-vous, petite Sxathy ? ajouta-t-il en riant de cette enfantine appellation, qui contrastait si bien avec ma haute taille et mon aspect tragique.
Cette offre bienveillante, mais banale, n’était pas ce que mon cœur attendait. — Il me semblait, dis-je à l’instant même et sans trop réfléchir, que vous m’aviez fait jadis une promesse?
— Laquelle donc, chère sœur?
— Celle de venir me chercher « quand je serais grande. »
— L’ai-je dit?... Et réclamez-vous sérieusement l’exécution de ma parole?
— Si elle ne vous gêne en rien? — Me gêner?... Non, certes; mais pesez bien vous-même la détermination que vous voulez prendre. Notre intérieur n’est pas à beaucoup près aussi riche, aussi comfortable que celui où, jusqu’à présent, vous avez vécu... Une stricte économie nous est imposée... Vos habitudes...
— Mes habitudes ne dominent point mes volontés... Où vous vivez, je saurai vivre... J’aspire à quitter cette maison où vous semblez me croire si heureuse.
— Vous ne l’êtes donc pas?... Ce mot décide tout... Ma maison est à vous, venez-y quand vous voudrez.
— J’irai le lendemain même du jour où je serai libre.
— Çà! reprit mon frère, qui me contemplait avec une surprise mêlée d’attendrissement, qu’ont-ils fait de vous? Pour quel motif vous ont-ils gardée prisonnière? Comment n’êtes-vous pas encore mariée?... Décidément ils ont donc peur de vous?...
Cette question, je me l’étais faite bien souvent sans oser y répondre; je n’y répondis pas davantage quand elle me fut adressée par mon frère, qui du reste n’insista pas.
— Je compte maintenant sur vous, me dit-il simplement en nous quittant, mistress Wroughton et moi, à l’entrée d’Eaton-Square.
La résolution que j’avais si longtemps préméditée, mais que je venais de prendre si brusquement, demandait, pour être exécutée, plus de ténacité, de force d’âme que je ne m’en supposais. Je ne parle pas des violentes altercations qu’il fallut subir de la part de M. Wyndham, lorsque je lui eus fait notifier mes projets par mon subrogé tuteur, M. Halsey : ses colères me laissaient plus tranquille que ses politesses de convention, son urbanité de commande ; mais ma mère ne s’emportait pas, elle. Après m’avoir exprimé simplement son désir «que je n’eusse jamais à regretter de l’avoir quittée pour aller demander asile à son calomniateur, » elle ne m’adressa plus la parole, même le jour où, prête à monter en voiture, j’allai présenter mon front à ses lèvres glacées. Cependant, à ce moment-là, ses lèvres tremblantes murmuraient quelques mots dont je saisis à peine le sens. — Je vous en conjure, disait-elle, fermez l’oreille à ce qu’il vous dira contre moi!...
— Mon frère, répondis-je, ne prononcera jamais un mot que votre fille se doive de ne pas entendre... — Ce furent là nos adieux.
Godlrey ne m’avait pas trompée. La maison qu’il habitait avec sa famille, près de Tynteford, était plutôt une petite ferme qu’une villa. Ma belle-sœur Christine, excellente et agréable personne, tenait son ménage avec l’ordre le plus exact. En dehors du pony-carriage, qui donnait une sorte de relief à leur modeste intérieur, aucune dépense de luxe. L’éducation de leurs trois enfans et les soins indispensables à la frêle santé de Christine absorbaient toutes les ressources que Godfrey pouvait tirer de ses revenus, auxquels en ce moment venait seulement s’ajouter la demi-solde de son grade. Il était en disponibilité depuis déjà plusieurs mois. La fortune dont je venais d’être mise en possession était justement égale à la sienne; mais, libre de toute charge, j’étais au total bien plus riche que lui, et, s’il y eût consenti, j’aurais pu apporter dans le ménage commun un supplément notable de bien-être et d’aisance. Jamais cependant il ne voulut s’y prêter. — Une fois pour toutes, me dit-il un jour que je lui proposais de faire construire à mes frais une petite serre que désirait Christine et qu’il regrettait de ne pouvoir lui accorder, une fois pour toutes, expliquons-nous sur ce point. Vous payez votre quote-part dans la dépense commune; il a bien fallu le tolérer. En dehors de ceci, je ne dois pas et je ne veux pas admettre que votre séjour ici soit pour moi l’occasion d’un bénéfice quelconque. Aucune équivoque ne doit permettre de mal interpréter l’appui que je vous donne, la protection que je suis si heureux d’avoir pu vous offrir.
Cette restriction à notre intimité, d’ailleurs si complète, me fut pénible. Je comprenais mieux que mon frère ne semblait le comprendre combien il est vrai, dans certaines situations particulières, que celui qui reçoit devient le créancier de celui qui donne. Toutefois, quand Godfrey avait parlé, il n’y avait pas à contredire. Notre marin avait imposé la discipline de bord à son paisible intérieur. Une fois faite à l’espèce de rigidité que je m’étais d’abord étonnée de retrouver chez ce Godfrey jadis si gai, si impétueux, si communicatif, je vécus plus heureuse auprès de lui, parce que je me sentais plus aimée et aussi plus utile. Quand j’avais copié pour mon frère de longs extraits d’ouvrages scientifiques, soigné les plates-bandes où Christine alignait ses fleurs chéries, donné sa leçon à mon neveu Philip, promené dans son chariot la petite filleule à qui on avait donné mon nom, et quand je rentrais ensuite chez moi pour y lire ou dessiner tout à mon aise, je ne trouvais plus au fond de mon cœur qu’un seul doute, une seule anxiété : Hugh Wyndham ne désapprouverait-il pas ma séparation d’avec ma mère? Ne m’en voudrait-il pas d’avoir, en la quittant, appelé sur son frère le soupçon public?... Puis, quand ces questions, que je m’adressais, m’avaient bien tourmentée : — Quelle folie, me disais-je tout à coup, de m’imaginer que le mari de Rosa Glynne pense encore à moi !
Ainsi que je l’avais prévu, jamais son nom ni celui de son frère n’était prononcé parmi nous. Jamais on ne m’adressait la moindre question relativement à l’existence que j’avais menée auprès de ma mère. Cette réserve me plaisait à certains égards, mais je ne pouvais me dissimuler qu’elle établissait une barrière de plus entre Godfrey et moi. Que de pensées à lui dont je n’avais pas le secret, ou que j’étais réduite à deviner derrière ses tristesses mal déguisées, son sourire parfois amer, son langage bref, précis, sans élans et sans abandon ! Un jour seulement, — et après deux mois de vie commune, — il me fut donné de jeter un coup d’œil rapide sur l’intérieur de cette âme toujours close et défendue.
Godfrey, qui faisait démarches sur démarches pour obtenir un nouveau commandement, nous avait entretenues toute la soirée de ses espérances, et Christine, avec un sourire, lui avait reproché de lui préférer une frégate. — Ne suis-je pas trop bonne de n’être pas jalouse ? lui disait-elle.
— Bonne et très bonne, répliqua Godfrey d’un ton plus affectueux qu’à l’ordinaire. Puissé-je vous récompenser un jour selon vos mérites !
Ensuite, et quand Christine nous eut laissés seuls : — Mon ambition vous paraît peut-être bizarre, me dit-il, assis en face de moi sur le coin d’une table ; mais d’abord, Swithy, songez à ces petits êtres qui vont grandissant si vite. Pour être au pair avec eux, il faut me dépêcher d’être amiral… Et puis ceci, voyez-vous, n’est qu’un des côtés de la question… À bord, j’oublie… j’oublie certaines pensées qui m’obsèdent à terre… Que m’importait, il y a quelques mois, sur la Manilla, si Blendon-Hall était ma propriété ou celle d’Owen Wyndham ?…
Ce nom fut prononcé avec un accent de haine tout particulier. Les sourcils de Godfrey s’étaient rapprochés, on devinait qu’il parlait les dents serrées.
— Ici, reprit-il, c’est autre chose… Chacune des privations qu’il faut imposer aux miens me rappelle amèrement que je suis déshérité… et pourquoi je le suis… Je ne me plains pas souvent,… je ne me plains jamais. C’est un des luxes que je m’interdis. Je n’en souffre pas moins, allez. Et encore la pauvreté, on s’y fait ; la mienne n’est pas intolérable, tant s’en faut… Mais si vous saviez ce que me coûte cet homme, à quels périls il m’a exposé !…
Mes yeux exprimaient sans doute à ce moment une ardente curiosité. — Écoutez, s’écria-t-il (et on voyait bien à la contraction de ses traits qu’il faisait violence, pour aborder ce récit, à ses résolutions les mieux prises) : on vous a peut-être dit que j’ai dû épouser Liban Annesley, et que ce mariage a manqué… Voici l’histoire…
Cette histoire, que Godfrey me raconta d’une voix brève, haletante, en s’interrompant à plusieurs reprises, était bien faite pour redoubler mon ressentiment contre Owen Wyndham. On en jugera.
« Présenté, reprit-il, à lady Annesley, en l’absence de son mari. par mon ancien capitaine Stanhope, je fus accueilli par elle comme le fils et par conséquent l’héritier de mon père. Les encouragemens que je reçus d’elle à ce titre m’autorisèrent à solliciter la main de Lilian... Nous étions engagés l’un à l’autre quand sir William revint... il connaissait ma position, et blâma sa femme d’avoir autorisé des assiduités qui devaient, selon lui, cesser immédiatement. Pour s’excuser, lady Annesley prétendit que je m’étais donné comme possesseur actuel des domaines sur lesquels je n’ai qu’un droit de réversion. Stanhope intervint, et me justifia complètement de ce chef. Survint la mort d’Emmeline, qui augmentait de moitié le douaire dont je pourrais disposer en faveur de ma femme. L’amiral voulut bien alors revenir sur sa défense formelle, et me laisser l’espoir que, si ma carrière m’offrait des chances avantageuses, je pourrais un jour solliciter de nouveau la main de Lilian. Sur ces entrefaites et pendant une absence de quelques mois, on apprend que cette part de l’héritage paternel sur laquelle on avait fait fond allait m’être contestée... Vous vous souvenez de cette prétention, et vous savez par qui elle fut soulevée... De là nouveaux doutes, nouveaux retards... Lady Annesley m’en voulait encore, après tout, et du mensonge que j’avais dû réfuter, et de ce que sa fille avait pour moi « manqué sa fortune » en refusant les offres de ce noble imbécile qu’on appelle lord Southborough... Elle profita de ces rumeurs auxquelles donnait lieu le procès sur le point de s’engager; elle les grossit d’autres rumeurs qui tendaient à me représenter comme déshérité par mon père pour cause d’inconduite, pour menées scandaleuses, pour rébellion à l’autorité paternelle... Elle obtint enfin de son mari qu’il révoquât son approbation conditionnelle, et travailla aussitôt à me noircir aux yeux de sa fille. Lilian n’a qu’un défaut; elle est timide, elle manque de volonté. Crédule, obsédée, elle fléchit... Encore en mer, j’appris, par une lettre de son père, qu’elle me rendait ma parole et reprenait la sienne. Je me hâtai de revenir à Naples, pressé de m’expliquer, de réclamer contre cette décision sans motifs... Quand j’arrivai, Lilian Annesley était déjà la femme de lord Southborough!... On avait pressé le mariage, justement en vue de mon retour et des éclaircissemens que je pourrais apporter. J’arrivais effectivement les mains pleines de preuves et porteur d’une lettre de Halsey, qui m’annonçait l’avortement de ce procès dont vous aviez été menacée ainsi que moi. Tout cela venait trop tard, trop tard du moins pour le bonheur de ma vie. Quant à l’honneur de mon nom, il sortit pur de l’épreuve. Je forçai les Annesley à reconnaître que jamais je n’avais rien avancé que je ne fusse en état d’établir, après quoi, quittant Naples, je montai à bord de l’Atalante, qui, trois jours après, devait mettre à la voile pour Malte; mais quelques heures plus tard savez-vous ce qui m’arriva?... Swithy, , ce secret-là est entre Dieu, vous et moi... Une lettre de Lilian! Elle habitait, sur les bords du golfe, une villa isolée. Son stupide mari était absent: il ne devait revenir que le lendemain. Elle me conjurait de venir écouter de sa bouche même la justification de sa conduite... Elle voulait entendre de la mienne le pardon qu’elle sollicitait à mains jointes... Voilà bien de vos imprudences féminines!... Et mieux vous valez, plus vous allez aveuglément au-devant du péril... J’aurais dû réfléchir pour elle, craindre pour elle ;... je ne songeai qu’à la revoir... Une barque passait, je la hélai. Le vent d’est, le terrible leranter, nous menaçait d’une tempête; je comptai que nous le gagnerions de vitesse. C’était une erreur. L’ouragan nous surprit à bonne distance de terre. L’embarcation chavira. Je nageai, je nageai longtemps;... mais les crampes me prirent, et j’enfonçais déjà lorsque par hasard la chaloupe de l’un de des navires vint me recueillir... Quand je repris tout à fait connaissance, nous voguions vers Malte... Confiné pour quelques jours dans mon hamac, j’eus tout le temps de réfléchir à ce qui s’était passé,... à ce qui aurait pu arriver... Et bien qu’à cette époque je ne visse pas les choses du même œil qu’aujourd’hui, je compris que la miséricorde divine m’avait soustrait à l’une de ces tentations presque irrésistibles qui d’un honnête homme peuvent faire un... Owen Wyndham.
« Vous devez maintenant comprendre pourquoi je le hais. Encore Lui pardonnerais-je le mal qu’il m’a fait,... ce mal, Christine l’a guéri en partie,... si je ne savais que l’existence intime de Lilian Annesley a été perdue, gâtée, flétrie par suite de ces manœuvres odieuses, inspirées par une inexcusable cupidité... Pauvre Lilian!.... elle valait mieux que bien d’autres... Si ce mariage abominable l’a vraiment égarée, si les inconséquences que l’opinion lui reproche déjà s’aggravent, comme on peut le craindre, à qui m’en prendrai-je, si ce n’est au misérable agent des odieuses machinations qui me l’ont enlevée?
« Vous voyez, Swithy, ajouta-t-il après une pause, que si je n’ai pas à me plaindre outre mesure de mon lot ici-bas, quelques « pensées noires » me sont permises de temps à autre... Vous ne me les reprocherez plus désormais, j’en suis sûr, et vous ne serez plus étonnée de mon empressement à reprendre la mer. »
Et, hors d’état de parler plus longtemps, Godfrey quitta le salon, sans ajouter une parole d’adieu. Ainsi fait, à minuit, avec une véhémence passionnée, ce récit me causa une émotion que je ne saurais décrire. Mes haines assoupies se ranimèrent comme ces charbons que l’on croit éteints au fond de l’âtre, et sur lesquels passe une bouffée de vent. Owen Wyndham m’apparaissait comme le mauvais génie de notre race. Vainement m’efforçais-je de faire prévaloir la reconnaissance due au Dieu de merci qui avait sauvé mon frère sur l’âpre ressentiment que m’inspirait l’homme fatal par qui sa perte avait failli devenir inévitable. Vainement, en comparant ce que devait être Lilian à ce qu’était Christine, donnais-je tort aux regrets que mon frère, sans les exprimer, m’avait laissé entrevoir. L’orage intérieur fut longtemps à s’apaiser, et chaque fois que je voyais, sur le front assombri de Godfrey, passer un de ces nuages dont seule je connaissais l’origine et le sens, je m’associais à son âpre ressentiment, j’étais la complice involontaire de ses souhaits vengeurs. Coupable en ceci, je l’avoue, je devais cruellement expier ma faute. Ne l’expiais-je pas dès lors? Croit-on que la haine, — je parle de la plus légitime, — habite impunément une âme faite pour des sentimens plus doux? Croit-on que, violemment implantées en nous, ses racines y tracent sans bouleversemens douloureux ? Cette animosité contagieuse, que développait en moi l’ascendant d’une nature énergique, me faisait peur quand je la voyais se refléter sur le visage de mon frère, sur ce visage qu’elle avait, avant l’âge, couvert de rides précoces, dont elle avait durci les contours, altéré l’expression, contracté pour ainsi dire l’aspect rigide et le masque désormais impassible.
Entre nous, après l’épanchement inattendu de cette confidence nocturne, le silence se fit de nouveau sur tous ces objets de nos tristes préoccupations. Les pensées amères cherchent l’ombre, comme certains arbustes aux fruits vénéneux. Notre vie avait donc repris ses allures régulières, et dans sa monotonie ne manquait pas d’une certaine douceur calmante; mais alors que l’irrésistible influence de ce repos occupé, de ces soins domestiques, qui rétrécis- sent l’horizon de la pensée et trompent son activité parfois malsaine, commençait à se faire sentir en moi, une série d’insignifians hasards amena dans ma destinée une crise nouvelle.
Le petit Philip tomba malade. Sa mère, inquiète de voir se prolonger l’état de faiblesse où quelques jours de fièvre l’avaient réduit, désirait ardemment le mener au bord de la mer. Je savais que des raisons d’économie s’opposaient à ce voyage. Je feignis d’avoir besoin, pour mon propre compte, de bains d’eau salée, et sous ce prétexte j’insistai pour que le voyage se fît à mes frais. Mon frère eut bientôt deviné cette amicale fraude ; mais, sans vouloir en paraître dupe, il fit plier son orgueil, et consentit enfin à me devoir quelque chose. Ce fut comme un nouveau pacte d’amitié fraternelle qui ce jour-là fut signé entre nous.
J’avais quitté ma mère au mois de juillet. Ce fut à la fin de septembre que nous allâmes nous établir à Stonecliffe, le petit port le plus voisin de Tynteford. Là, loin de ses livres, de ses instrumens de précision, de toutes les petites industries qui occupaient ses loisirs, Godfrey se trouva bientôt fort désœuvré. Il n’avait, pour remplir le vide de ses journées, que de longues promenades auxquelles je m’associais volontiers quand elles n’étaient pas tout à fait au-dessus de mes forces. Pour les varier, il étudiait le pays sur des cartes qu’il avait tout exprès emportées avec lui, et à l’aide de ces guides si familiers de nos jours à la gent voyageuse.
— Savez-vous une chose? me dit-il un soir après avoir compulsé quelques-uns de ces documens. Par la route ordinaire, nous sommes à quarante bons milles de Blendon; mais le chemin de fer nous en rapproche beaucoup... Voyez plutôt... Blendon n’est qu’à douze milles de Selcote, et d’ici à cette station il n’y a guère qu’une heure de vapeur... En une journée, on pourrait aisément faire ce pèlerinage, aller et retour... Le cœur vous en dirait-il?...
Mon premier mouvement fut d’accepter; puis, par un brusque retour plutôt d’instinct que de réflexion : — Je crois, Godfrey, lui dis-je, que, pour vous comme pour moi, mieux vaut ne pas aller de ce côté.
— Vous avez peut-être raison, répliqua-t-il négligemment. — Et il se mit à combiner d’autres excursions. A la même distance de Selcote, mais dans une direction tout à fait opposée à celle qu’il fallait prendre pour arriver à Blendon, était Wensley-Priory, un ancien monastère devenu château, et près duquel le guide nous signalait, outre de magnifiques ruines, certains portraits historiques d’un intérêt tout spécial. Godlrey me proposa de m’y conduire, et fit arrêter d’avance, à Selcote, un dog-cart de louage qui nous attendait effectivement, tout attelé, à la barrière de la station. Nous y étions installés, et Godfrey assurait déjà les rênes dans sa main, quand un employé du chemin de fer auquel il demandait quelques indications de route, apprenant que nous allions « au prieuré, » nous dit que le propriétaire, sir Thomas Estcourt, était justement décédé la veille, et que l’accès du parc, comme celui du château, était dès lors interdit aux étrangers. Contrarié au dernier point par cet obstacle imprévu, Godfrey ne savait que résoudre, quand tout à coup, frappé d’une idée soudaine et se tournant vivement de mon côté : — Eh! me dit-il, si nous allions à Blendon?...
A la manière dont cette proposition m’était adressée, je vis bien qu’un refus le contrarierait singulièrement, et après tout j’avais honte de l’espèce de frayeur instinctive qui m’avait une fois déjà fait écarter l’idée de revoir notre ancienne demeure. A peine eus-je donné un léger signe d’acquiescement que nous étions déjà partis, et mon frère, animant de la voix et du fouet notre paisible attelage, essayait de se reconnaître dans ce pays, quitté déjà depuis si longtemps. Il se le rappelait naturellement beaucoup mieux que moi, et à mesure que nous nous rapprochions du village, il me nommait chaque terre, chaque domaine, jusqu’aux moindres chaumières, tant ses souvenirs se réveillaient vifs et précis.
Je ne me retrouvai, moi, que dans le village même. Là, par exemple, malgré seize ans écoulés, j’aurais nommé sans peine les propriétaires de chaque maison. En passant devant une petite boutique où jadis j’allais fréquemment, en compagnie de Jane Hickman, faire nos petites emplettes de mercerie, je ne pus m’empêcher d’exprimer le désir de savoir si cette fidèle domestique vivait encore, et ce qu’elle était devenue. Un des gens de la petite auberge où nous remisions notre modeste équipage m’adressa, quand je lui posai cette question, à la boulangère, mistress Smith, qui était plus ou moins apparentée aux Hickman. Je reconnus en elle une petite ouvrière que ma mère employait fréquemment, et qui, mariée depuis, avait pris toute l’apparence d’une vénérable matrone. La digne femme n’avait pas une mémoire aussi fidèle que la mienne, et elle demeura fort stupéfaite quand une belle dame inconnue l’apostropha par son nom de jeune fille. Son étonnement ne fut guère moindre quand il lui fallut reconnaître « la petite Swithy, » qu’elle avait si souvent promenée et bercée, dans cette personne imposante dont l’entrée l’avait presque abasourdie.
— Miss Lee!... miss Lee!... répétait la bonne femme sans pouvoir s’accoutumer à cette idée... Et vous pensez encore à Jane Hickman?... Elle aussi, allez, ne vous a pas oubliée. La dernière fois qu’elle est allée à Londres, il y a dix-huit mois, elle a eu bien du regret de ne pas vous voir.
— Qui l’en empêchait?...
— Jamais elle n’a pu parvenir jusqu’à vous. Tantôt vous étiez sortie, tantôt à la campagne... Les domestiques ont fini par lui dire qu’on ne la recevrait pas... Elle a eu bien du chagrin.
— Je n’ai jamais été informée de ceci, et je vous assure, ajoutai-je, que j’en éprouve aussi bien du regret.
La conversation en resta là, car Godfrey survint alors. Il était allé aux renseignemens. Les locataires du manoir paternel ne s’y trouvant pas en ce moment, nous étions admis sans la moindre difficulté à y pénétrer. La brièveté de notre excursion ne nous permettait pas le moindre délai. Aussi fallut-il quitter la bonne mistress Smith sans avoir pu tirer d’elle des renseignemens bien précis sur la résidence actuelle de sa cousine. Godfrey, à qui je rendais compte de ce petit désappointement, m’écoutait à peine. Le parc l’absorbait tout entier; il reconnaissait l’un après l’autre les sentiers, les arbres, les bâtimens. Bientôt je fus, comme lui, sous le charme. Tout me semblait rapetissé, mais rien n’avait perdu l’aspect des anciens jours. C’étaient les mêmes gazons, les mêmes charmilles, les mêmes corbeilles de fleurs, les mêmes bouquets d’arbres exotiques, aux angles du perron les mêmes massifs de beaux arbustes à verdure persistante. Chaque plate-bande, chaque allée me racontait quelque détail de mon enfance, et je reconnus la place même où l’on m’avait trouvée en possession de ces poires qui avaient tant suscité de querelles entre ma mère et Godfrey. Lui, de son côté, me montrait, non sans un amer sourire, l’endroit où, ignominieusement chassé, il était monté à cheval pour quitter à jamais la résidence de famille. Une fois à l’intérieur des appartemens, ses impressions semblèrent devenir de plus en plus pénibles, et, perdu dans un sombre dédale de tristes souvenirs, il ne semblait plus s’apercevoir que j’étais là. Je me rapprochai de lui, et quand ma main s’appuya doucement sur son épaule, un léger tressaillement trahit l’effort qu’il faisait pour s’arracher à ses douloureuses préoccupations. Congédiant du geste le sommelier qui jusque-là nous avait accompagnés : — Je sais le chemin, lui dit-il, et, son bras passé sous le mien, il m’entraîna plutôt qu’il ne me conduisit dans cette vaste bibliothèque, précédée d’une antichambre, où me reportaient tant de souvenirs des plus vivaces et des plus poignans.
Un trouble extrême, une sorte d’oppression me saisit dès que j’eus mis le pied dans cette immense pièce, meublée comme jadis, et qui n’avait subi aucun changement essentiel. A la même place était le cabinet indien, avec ses incrustations merveilleuses. Aux croisées pendaient les mêmes rideaux d’épais damas, un peu flétris par le temps. Replacée par l’identité de ces décors extérieurs au milieu même des scènes émouvantes dont j’avais été jadis le témoin inintelligent, je cessai un moment de vivre dans l’heure présente. Ma pensée, ma parole ne m’appartenaient plus. Des mots venaient à mes lèvres qui s’ouvraient d’elles-mêmes pour les articuler sans que ma volonté s’en mêlât. Arrivée près de cette embrasure profonde, où jadis j’abritais mes lectures d’enfant: — C’est ici, murmurai-je, c’est ici que j’ai entendu le coup.
— Vous l’avez donc entendu? dit Godfrey... Je ne savais pas qu’il eût été tiré si près de la maison. — Puis il retomba dans son morne silence. Après quelques instans : — Ce qui m’est insupportable, reprit-il d’une voix profonde et presque rauque, un regret qui m’accompagnera toute ma vie, c’est de penser que mon père, abusé, prévenu contre moi, est mort en m’accusant encore de mensonge et de calomnie.
— Cela n’est pas, Godfrey! cela n’est pas, je vous le jure!... m’écriai-je avec une sorte d’emportement.
— Qu’en savez-vous donc? me dit-il, relevant la tête et me regardant en face.
— Je le sais, parce qu’il me l’a dit lui-même, ici, en me pressant dans ses bras,... en se félicitant de ma ressemblance avec vous... « Godfrey n’a pas menti, disait-il... A présent je ne le sais que trop. »
— Sont-ce là ses paroles, Alswitha?... Mais alors il savait donc... il avait découvert?... Comment, à quelle occasion?... Ah! dites, dites tout ce que vous savez... Rien ne doit m’être caché, vous le comprenez bien.
Je tremblais tellement que mon frère, me voyant près de défaillir, me prit dans ses bras et me porta dans un fauteuil; puis, assis à côté de moi, il attendit un moment que je reprisse la parole, et comme je persistais à me taire : — Alswitha, me dit-il, je sens combien il est cruel d’insister... Et pourtant il faut que vos souvenirs d’enfant, éclaircis, interprétés par votre raison venue à maturité, dissipent ces doutes affreux.
Comment je répondis à cette adjuration, je ne saurais le dire. Il est certain que le son de ma voix m’étonnait moi-même, et que l’ordre dans lequel se présentaient à moi mes implacables souvenirs, éclairés pour moi-même d’un jour tout nouveau, en faisait l’acte d’accusation le plus formidable que j’eusse entendu de ma vie. Godfrey m’écoutait avec une horreur croissante. — Quoi! s’écriait-il de temps en temps, m’interrompant malgré lui. Quoi, Wyndham?... dans cette maison?... ce jour-là même?... caché?... ma mère avec lui?... ici?... et vous présente?... Ses lettres, illes avait?... Elle suppliait cet homme de l’emmener?...
— Oui, lui dis-je, et vous savez maintenant la cause de cet affreux suicide.
— Suicide! s’écria Godfrey... Que parlez-vous de suicide?... Ignorez-vous donc que mon père est tombé atteint d’une balle dans le dos?... Ce qui avait d’abord fait croire au suicide, c’était un de ses pistolets trouvé déchargé à quelques pas du cadavre; mais l’enquête a démontré que cette hypothèse était absolument inadmissible...
— Alors, repris-je stupéfaite et frémissante en face de cette perspective nouvelle, alors, Godfrey, qui soupçonne-t-on?
Sans répondre à cette question, mon frère me pressa d’interpellations coup sur coup répétées. Pas un fait, si léger qu’il fût, dont son ardente curiosité me fît grâce. La conversation de mistress Gill avec mon père, les dires de Jane Hickman, qui, elle aussi, le jour du crime, avait vu Owen Wyndham s’introduire mystérieusement chez ma mère et traverser, en la quittant, le cabinet de mon père, rien ne fut omis. À bout de questions, il s’arrêta pourtant, ferma un instant les yeux pour se recueillir, et à voix basse, mais distincte, comme se parlant à lui-même : — Mon père, dit-il, avait découvert leur secret. Ces lettres, saisies par lui, brûlées ensuite par elle, les mettaient à sa merci. Elle le savait, elle l’a dit à Wyndham, et celui-ci ne voulait ni d’un procès ruineux, ni d’une fuite ridicule avec une femme qu’il n’aurait pu faire vivre. Il devait de l’argent à mon père. Quand il a quitté cette maison, il savait dans quelle direction chercher sa victime. Un coup de pistolet a été entendu dix minutes après sa sortie. Il avait passé par le cabinet de mon père, et c’est un des pistolets de mon père qui a été ramassé près du mort. L’enquête n’a rien révélé de la présence de Wyndham en cette maison le jour de l’assassinat. Votre mère ne vous a pas perdue de vue un seul moment, tant qu’elle a pu croire présentes à votre mémoire les circonstances qui, révélées par vous, pouvaient perdre cet homme… Elle vous a laissée dans cette fausse croyance que notre père s’était donné la mort… Ma ferme conviction aujourd’hui, c’est qu’il a péri de la main d’Owen Wyndham !…
Pendant le long interrogatoire qu’il m’avait fait subir, ma pensée, suivant pas à pas la sienne, était arrivée, de déduction en déduction, à l’épouvantable certitude qu’il exprimait ainsi. Un malaise inouï, un inexprimable frisson intérieur accompagnaient cette initiation fatale. À cet endroit même où j’étais, j’avais entendu l’entretien qui, révélant à Owen Wyndham le péril suspendu sur sa tête coupable, l’avait conduit au meurtre. J’avais ensuite vécu, vécu toute ma jeunesse, à côté de cet adultère souillé de sang… J’y fusse restée peut-être, sans le hasard qui m’avait fait rencontrer Godfrey.
Mon frère s’était levé… Il se promenait maintenant à grands pas de long en large : à peine osai-je lui demander sur qui les soupçons, détournés de leur véritable objet, avaient pu tomber.
— On les a fait peser, me répondit-il, sur un batelier nommé Carter, qui vivait misérablement aux environs, et que mon père avait fait condamner pour braconnage. Le 12 septembre, le jour même de l’assassinat, et quelques heures après dans la soirée, cet homme fut tué à la suite d’une rixe de cabaret. En fouillant ses vêtemens, on y trouva une bourse ayant appartenu à mon père, et comme il avait plusieurs fois annoncé qu’il se vengerait du squire Lee…
— Carter ?… repris-je. Ce nom ne m’est pas absolument nouveau. Il se rattache à l’un de ces propos que çà et là je surprenais malgré moi dans les conversations de la nursery. « Il était dur, disait Jane Hickman, quand on avait tant de preuves contre Carter, que son frère, à elle, fût ainsi l’objet de mauvais propos et obligé de quitter le pays. »
— Son frère?... Il a quitté le pays?... Voyons! reprit Godfrey. — Et avec une ardeur nouvelle il voulut savoir tout ce qui concernait ce personnage, dont je pouvais à peine me rappeler le nom... — Il faudra pourtant, se prit-il à dire ensuite entre ses dents, il faudra retrouver la trace de ces Hickman!...
Jusque-là, dominée par l’horreur que m’inspirait cette série de découvertes qui jetaient sur le passé leur lumière sinistre, je n’avais pu embrasser du même coup d’œil l’influence qu’elles devaient exercer sur l’avenir. Ces simples mots me firent entrevoir tout un cortège de nouvelles misères et de hontes nouvelles. Protester contre elles, les conjurer si je le pouvais, m’apparut comme le plus impérieux, le plus pressant des devoirs.
— Godfrey, m’écriai-je, le ciel sait que je hais profondément, et d’une haine amère, et depuis seize ans, l’homme par qui notre père est mort : je souhaite comme vous que cet assassin n’échappe point au châtiment qu’il mérite; mais l’infamie que nous jetterions sur les vivans ne nous rendrait pas ceux que la mort nous a pris….. Aussi vous déclaré-je dès à présent, — ne m’accusez jamais de vous avoir trompé à cet égard ! — que rien ne me fera porter un témoignage flétrissant pour ma mère.
— Est-ce là votre dernier mot? me demanda-t-il avec l’accent d’une colère contenue.
— Oui, lui répondis-je avec une fermeté qui ne devait lui laisser aucun doute. Et si vous êtes l’homme équitable et bon en qui j’ai eu jusqu’ici confiance, vous ne me ferez jamais repentir d’avoir loyalement et sans réserve répondu à toutes vos questions.
— Il paraît que je m’étais trompé sur votre compte, reprit-il d’un ton où le mépris le disputait à l’irritation... J’avais vu en vous une partie de moi-même.
D’autres eussent fléchi sous cet injuste dédain; mais j’étais bien du même sang que mon frère, et me redressant sous l’injure : — Je vous forcerai à me reconnaître pour votre sœur, répliquai-je, en me refusant, quoi qu’il arrive, à ce que je regarde comme une mauvaise action.
Il me regarda un moment, et ensuite s’imposant, par un suprême effort, un calme parfait : — Soit, dit-il. Je dois, sans les comprendre, respecter vos scrupules... Peut-être n’aurai-je jamais besoin ni de votre aide ni de votre témoignage, et les indications que vous m’avez données suffiront, je l’espère, à mon œuvre. Je ne vous demande donc quant à présent que le secret,... Le secret vis-à-vis de tous,... le secret surtout vis-à-vis de Christine. C’est une nature délicate, frêle, susceptible à l’excès de mélancolie et d’effroi. Promettez-moi qu’elle ne saura jamais rien de ce qui vient de se passer. Je pris de grand cœur l’engagement qu’il me demandait ainsi, et tout aussitôt, appelant les domestiques, auxquels il distribua une ample gratification, il envoya l’un d’eux chercher à l’auberge notre petit équipage. Nous échangeâmes à peine quelques paroles pendant notre voyage de retour; seulement, arrivés à Stonecliffe : — Je crains, me dit mon frère, que cette journée ne vous ait fait mal; vous êtes tout à fait bouleversée... Christine! ajouta-t-il, interpellant sa femme pour m’épargner les embarras d’une explication, votre sœur avait trop présumé de ses forces;... notre promenade l’a fatiguée outre mesure... Faites-lui servir le thé dans sa chambre, et ne la forcez pas à bavarder.
Par ces dernières paroles, il entendait sans doute me rappeler la promesse qu’il avait obtenue de moi. C’était à coup sûr un soin inutile. Ni ce jour-là, ni les suivans, nous ne fîmes aucune allusion à nos souvenirs de Blendon-Hall. En revanche je ne cessais de penser à ma mère. Elle ne m’avait jamais, pour ainsi dire, laissé le droit de l’aimer; je n’en éprouvais pas moins une douleur profonde en songeant à la destinée qui lui était faite, au danger qui désormais la menaçait, au rôle étrange que la Providence m’avait donné dans cette tragédie domestique. Jamais mon esprit ne put admettre qu’elle eût été l’instigatrice ou même, à vrai dire, la complice du crime commis le 12 septembre ; mais elle l’avait involontairement provoqué, elle en avait ensuite recueilli les fruits, et en quelque sorte s’en était ainsi rendue solidaire. Je savais quelle expiation lui avait été déjà infligée. Ni son mariage avec Owen Wyndham, ni la possession des biens distraits de l’héritage dû à mon frère, ne lui avaient procuré le bonheur qu’elle en attendait. Asservie d’une part aux caprices d’un maître impérieux, égoïste, dissolu, privée ensuite de presque tous les avantages attachés à l’opulence par la position équivoque où la vague réprobation du monde l’avait placée, certes elle connaissait depuis longtemps toutes les amertumes du repentir. Moi-même je l’avais fréquemment vue en proie à des accès d’abattement qu’elle mettait sur le compte de sa mauvaise santé, mais qui maintenant me semblaient expliqués par les remords dont à certaines heures elle devait être assaillie. Je la trouvais donc assez châtiée, et je sentais que, s’il m’eût été donné de voir la justice du ciel s’appesantir sur le meurtrier de mon père, j’aurais voulu qu’il tombât seul écrasé, quoiqu’il ne fût pas le seul coupable. Aussi n’était-ce pas sans anxiété que je cherchais à deviner dans les démarches de Godfrey l’issue plus ou moins heureuse des recherches auxquelles il se livrait sans me le dire. J’appris indirectement qu’il avait revu mistress Smith (la boulangère de Blendon), et n’avait pu se procurer par elle l’adresse exacte de Jane Hickman. J’appris aussi que toutes les démarches faites pour retrouver Tom Hickman, pour savoir s’il était mort ou vivant, en Angleterre ou en pays étranger, n’avaient donné aucun résultat certain. Les dernières lettres de lui que ses proches eussent reçues étaient datées de l’île de Man, et remontaient à trois ou quatre ans. Elles n’indiquaient aucun domicile précis. Je commençai donc à espérer que ma participation involontaire à l’œuvre vengeresse ne deviendrait pas pour moi, comme j’avais d’abord pu le craindre, une source d’inéluctables remords et de repentir éternel. Je fus encore bien mieux rassurée à cet égard quand Godfrey un jour nous annonça que ce commandement qu’il avait tant désiré, tant sollicité, venait de lui être expédié des bureaux de la marine. Vis-à-vis de Christine, il ne pouvait, sans l’étonner, sans l’alarmer peut-être, mal accueillir cette marque de confiance et de faveur; mais il n’essaya pas de me cacher quel désappointement, quelle irritation lui causait cette barrière tout à coup jetée entre lui et les coupables dont il poursuivait ardemment la punition. — Refuser est impossible, disait-il. Cette inconséquence apparente me perdrait à jamais... Et d’un autre côté... Ah! withy !... ajouta-t-il avec un regard de reproche facile à traduire, si seulement!...
Ni mon silence, ni l’expression de ma physionomie ne l’encouragèrent à terminer cette phrase significative. Il repartit, bien certain qu’en son absence je ne prêterais aucun concours, je ne donnerais aucune suite au laborieux achèvement de ce qu’il regardait comme notre commune vengeance.
« Ne laissez pas notre pauvre Alswitha s’ennuyer par trop... Et si une occasion s’offrait de lui faire un peu voir le monde, que votre sagesse, votre économie, ne vous la fassent pas négliger; » telles avaient été les dernières recommandations de Godfrey à ma belle-sœur, et la douce Christine était de ces femmes qui obéissent à leurs maris absens mieux encore que s’ils étaient là pour assurer l’exécution de leurs ordres. Il fallut donc, un peu malgré moi, l’accompagner chez quelques-uns de nos voisins, accepter les invitations qui nous étaient adressées, tantôt à une chasse, tantôt à une de ces fêtes rustiques dont le tir à l’arc est le prétexte. Là se rencontraient parfois de jeunes et brillans cavaliers qui, me faisant l’honneur de remarquer ce que Christine appelait « ma beauté fatale,» essayaient sur moi la puissance de leurs délicats petits soins, de leur galanterie attentive. Je ne les décourageais par aucune pruderie à contre-temps. Il me semblait même que, pour une personne étrangère comme je l’étais à ce menu commerce des salons, je n’étais pas trop en reste de prévenances et de bonne volonté expansive; mais Christine, qui me suivait d’un œil curieux, prit un jour le soin de me désabuser. — Certainement, me disait-elle, vous êtes d’une politesse parfaite, d’une bonne grâce irréprochable; mais au fond de tout perce l’indifférence la plus absolue et la plus décourageante... Je comprends, ajoutait-elle, par allusion à une conversation où je l’avais fort étonnée en lui apprenant que « jamais personne ne m’avait fait la cour, » je comprends, si vous avez toujours été ce que je vous vois, que pas un homme ne se soit hasardé, toute belle que vous êtes, à vous parler un certain langage.
Tout ne causant ainsi, elle parcourait de l’œil un journal qu’on venait d’apporter.
— Dites-moi, s’écria-t-elle tout à coup, ce M. Wyndham dont vous m’avez parlé quelquefois, son prénom n’est-il pas Hugh?... N’est-il pas capitaine? Son régiment ne tient-il pas garnison à Corfou?
— Grand Dieu! m’écriai-je à mon tour, lui serait-il arrivé malheur?
— Si sa femme s’appelait Rosa, il est veuf à l’heure qu’il est, répondit ma belle-sœur.
Je saisis le journal qu’elle me présentait, et m’assurai en effet que moins d’un an après leur mariage ces pauvres jeunes gens étaient à jamais séparés. L’image du malheureux Hugh Wyndham, se dressant tout à coup devant moi, me remplit d’une indicible pitié. Je voulus lui exprimer sur-le-champ ma vive et douloureuse sympathie. Christine, à qui je lus ma lettre, écrite à l’heure même sous ses yeux, me dit simplement : — Vous l’aimez donc comme un frère?
— Comme un frère, vous l’avez dit, répondis-je, non sans une espèce de confusion intérieure dont j’aime à croire qu’aucune trace ne se refléta sur mon visage.
La réponse de Hugh m’arriva dans la quinzaine. de toutes les consolations qu’il avait reçues, c’étaient les miennes, me disait-il, qui étaient allées le plus près de son cœur. Mieux que personne, j’avais deviné ce qu’il souffrait; mieux que personne, je lui avais parlé le langage que réclamaient ses souffrances. Celle qui n’était plus m’avait aimée sans me connaître. Que de fois n’avaient-ils pas fait entier, elle et lui dans leurs plans d’avenir, la réunion dont naguère il m’avait parlé! Maintenant comment prévoir le moment où nous nous reverrions? Et cependant il était sûr qu’un jour le sort nous rapprocherait, qu’il retrouverait alors tout entière cette amitié si précieuse, et à laquelle, de près comme de loin, il se plaisait à rattacher sa vie, aujourd’hui si désolée.
— Eh bien! remarqua Christine, à qui je crus aussi devoir montrer cette lettre, il est dommage que les bavardages d’une petite Française vous aient empêchée autrefois d’aller à ce bal où on voulait préparer votre mariage avec cet aimable jeune homme... Cette lettre est d’un brave cœur et d’une généreuse nature.
— Oui, répondis-je, mais vous oubliez que je suis une Lee, et que lui est un Wyndham.
— En somme est-ce un obstacle infranchissable?... Roméo était un Montecchi, Juliette une Capulet, et pourtant... Après cela, tout dépend de votre manière de voir.
Ainsi parlait-elle dans son heureuse ignorance, et je ne pus lui répondre que par un sourire dont elle ne comprit pas l’amertume.
Rien ne vint rompre pour moi l’insignifiante uniformité des mois qui suivirent. En y reportant ma mémoire, je n’y trouve que vestiges effacés, apparitions vagues et fugitives, mirages estompés et sans relief. A certaines époques de la vie, — je suppose que cela n’est pas arrivé à moi seule, — on est à peine de ce monde, on n’y tient par aucun lien puissant, par aucun intérêt de premier ordre. On ne vit pas même par curiosité, comme je ne sais quel personnage issu de la fantaisie d’un poète; on vit par habitude, et sans savoir au juste pourquoi. J’en étais là. Mes journées s’engrenaient l’une dans l’autre, mécaniquement, comme les dents d’un rouage d’horlogerie, avec moins de bruit peut-être, mais tout autant d’impassible régularité. Christine elle-même, — et Dieu sait quelle paisible nature c’était! — ne comprenait pas que cette immobilité, cette monotonie, faites pour un vieillard revenu de tout, pussent aussi bien s’adapter à mes vingt et un ans dans leur plein épanouissement. Quelquefois elle en plaisantait, quelquefois aussi elle était tentée de me plaindre, et ce fut avec une vraie joie qu’elle me soumit un jour l’invitation d’une cousine de Godfrey, mistress Elliott, qui nous priait de venir passer chez elle, à Londres, la fin de ce qu’on appelle «la saison. »
Examen fait de cette obligeante proposition, il demeura constaté que nous pouvions l’accepter sans scrupule. Mistress Elliott était une personne âgée, un peu égoïste, et qui, en nous appelant ainsi, songeait surtout à remplir le vide laissé chez elle par l’absence momentanée d’une nièce à elle, sa compagne ordinaire. Nous étions donc certaines de lui rendre au moins l’équivalent du service qu’elle nous rendait à nous-mêmes en nous enlevant pour deux ou trois mois à la routine provinciale de nos modestes habitudes. Je ne me serais pas cependant hasardée volontiers à rentrer à Londres, si je n’avais été informée que ma mère et son mari voyageaient depuis quelque temps sur le continent: leur retour n’était annoncé que pour une époque postérieure à celle où nous devions nous-mêmes être rentrées à Tynteford.
Nous ne fûmes pas longtemps, Christine et moi, à nous apercevoir que, tout en nous comblant de prévenances et de soins, mistress Elliott entendait se payer, et assez largement, l’hospitalité qu’elle nous avait si gracieusement offerte. Obligées de sortir avec elle, de rentrer avec elle, de faire ses visites, de courir ses magasins, surtout de lui consacrer exclusivement nos soirées, nous finîmes par accepter en souriant les conditions, après tout supportables, de cette tyrannie passagère. En y cherchant quelques compensations, j’inventai, à mon usage particulier, des promenades du matin dans les parcs, et surtout aux Kensington-Gardens, où j’allais chaque jour passer une heure ou deux avant le lever de mistress Elliott, en compagnie de mes gentils neveux, Arthur et Philip, tout fiers lorsqu’ils purent deviner qu’ils me servaient de porte-respects, ils eussent volontiers dit de « chevaliers. » C’était là mon plus véritable plaisir; quant au monde proprement dit, je ne le voyais guère qu’à Hyde-Park, à travers les glaces de la calèche de mistress Elliott. Elle insista cependant pour nous mener à une grande soirée costumée où j’entrevis, au bras d’un des plus élégans cavaliers de l’aristocratie, une des plus ravissantes femmes que j’eusse encore rencontrées. Elle portait le costume d’Elisabeth Wood ville, et son partner, aux propos duquel il me sembla qu’elle accordait la plus gracieuse attention, celui du roi Edouard IV. La beauté de ces deux jeunes gens, le bon goût et la magnificence de leurs déguisemens les faisaient resplendir au milieu des pseudo-Espagnols, des Polonais de fantaisie et des highlanders mal accoutrés qui faisaient le fond du Caledonian ball. Je ne pus m’empêcher de demander leurs noms au vieux colonel Marston, sous la protection duquel mistress Elliott m’avait placée, et qui me promenait consciencieusement au milieu des groupes bigarrés, des quadrilles étincelans. Il parut un peu embarrassé de ma question, et finit par me répondre d’un air contraint : « Le jeune homme est lord Charles Sackville; la belle Elisabeth se nomme lady Southborough. On les voit trop souvent ensemble, murmura-t-il ensuite entre ses dents, et lord Southborough m’a tout l’air d’un franc nigaud. » Ainsi j’avais sous les yeux cette Lilian Annesley que mon frère avait tant aimée, cette Lilian sur le sort de laquelle pesaient d’une manière si fatale les menées criminelles d’Owen WyndhamI En la contemplant sur cette pente glissante où elle était entraînée, sous ce regard fascinateur qui la dominait et l’égarait, je sentis encore s’élever en moi un de ces orages de haine contre lesquels ne me défendaient assez ni la douceur naturelle à mon sexe, ni les saints préceptes qui nous font un devoir absolu du pardon.
Vers la fin de la saison, et alors que nous nous apprêtions à rentrer chez nous, mistress Elliott, qui allait, elle aussi, quitter Londres pour six semaines, voulut savoir de Christine si elle aurait quelque objection à garder sa maison pendant ce temps-là. Elle venait de changer sa femme de charge, et, méticuleuse à l’excès, il lui répugnait de laisser en des mains inconnues la direction de son ménage. Pendant que nous délibérions sur cette proposition, une lettre de Godfrey arriva qui nous annonçait son retour comme assez prochain. Il avait quelques affaires à régler avec l’amirauté, disait-il, et cette circonstance nous fit penser qu’il lui conviendrait fort de nous trouver encore dans la capitale. En tout cas, nous le reverrions ainsi quelques jours plus tôt, et cette circonstance fut décisive pour Christine. Nous acceptâmes donc l’espèce de mission que nous déférait mistress Elliott, et dès lors, la bonne dame partie, il nous fut donné d’assister à l’immense déménagement des quartiers fashionables de Londres à l’époque où la mode prescrit d’en sortir. Ce spectacle nous servait de distraction, et du haut de nos balcons nous nous amusions à compter les maisons de notre voisinage qui, l’une après l’autre, fournissaient leur contingent à l’émigration. Les enfans étaient naturellement de moitié dans cet innocent espionnage, et c’étaient eux qui nous signalaient « le départ du numéro 12 » ou « les apprêts du numéro 17. » dans la maison contiguë à la nôtre habitait une dame âgée dont nous ignorions le nom, et qui, pas plus que nous, ne paraissait songer à déserter Londres. Plusieurs fois, au déjeuner, nous avions cherché, par des hypothèses plus ou moins ingénieuses, à nous expliquer cette persistance exceptionnelle, et notre curiosité autorisant les bavardages de nos domestiques, nous avions appris que cette dame attendait son fils. Un jour que je m’apprêtais à partir pour les Kensington-Gardens avec mes petits neveux, qui, en attendant, jouaient ensemble sur le balcon, je fus appelée à grands cris par Philip. L’idée qu’un accident avait pu arriver me fit courir aussitôt du côté d’où partait sa voix, et ma confusion fut grande lorsqu’en arrivant à l’extrémité du balcon je m’entendis apostropher par ces mots : — Voyez! voyez donc, tante, le beau gentleman!... L’enfant terrible n’avait pas assez ménagé les intonations de sa voix criarde, car le « beau gentleman » dont parlait Philip, et qu’il me montrait du doigt sur le balcon voisin avec une imperturbable indiscrétion, se retourna vivement de notre côté. Je n’eus que le temps de saisir Philip par la main, et de le ramener dans l’appartement, où je le chapitrai vertement sur l’inconvenance de son procédé.
Je me hâtai ensuite de descendre, mais le beau gentleman en avait fait autant, à ce qu’il paraît, dès qu’il nous avait vus dans la rue, car il nous eut bientôt rejoints, et à la porte même des jardins de Kensington, je m’entendis, à mon indicible surprise, interpeller par une voix bien connue. Hugh Wyndham était devant moi et me tendait la main. Je ne songeai pas un instant à lui refuser la mienne, et je me laissai conduire par lui jusqu’au bord d’une des pièces d’eau, où nous demeurâmes assis, l’un près de l’autre, sur le même banc.
Les premières paroles échangées entre nous furent tristes, un peu contraintes. Depuis deux ans et demi que nous ne nous étions vus, combien de changemens dans notre situation, combien dans nos personnes mêmes! Ses traits, toujours délicats, étaient fatigués et légèrement flétris. La pâleur qui les couvrait était-elle le symptôme d’une altération permanente? Venait-elle de l’émotion qu’il éprouvait en retrouvant tout à coup la confidente de ses jeunes amours, fauchés en pleine floraison par l’impitoyable mort? Quant à son embarras, il était grand et l’étonnait lui-même. — D’où vient, s’écria-t-il tout à coup, qu’après avoir tant désiré depuis quinze mois l’occasion de me retrouver avec vous, je n’ai pas, maintenant qu’elle m’est offerte, une seule parole à vous dire?
— Quoi d’étonnant à cela?... Vous me retrouvez tout autre que vous ne m’avez laissée, tout autre que vous ne vous attendiez à me revoir...
— Non,... non... Là n’est pas le mot de l’énigme... Vous êtes toujours la bonne, la fidèle amie d’autrefois; mais ce qu’il me semblait que j’aurais à vous dire, des pensées que je vous réservais à vous seule, que ni ma mère ni mes sœurs n’auraient pu comprendre,... eh bien! je ne sais comment vous les exprimer...
J’éprouvais justement le même embarras. J’aurais voulu trouver des paroles de consolation, et aucune ne me venait à l’esprit. Au reste, c’était là mon seul trouble. Le calme de mon cœur à ce moment aurait surpris, comme il me surprenait moi-même, ceux qui en eussent connu le mystérieux passé. Aux questions de Hugh sur ce qui m’était arrivé pendant son absence, je répondis très brièvement, et j’imagine que la sécheresse sommaire de mon récit dut le surprendre; il l’attribua sans doute à la répugnance que devaient m’inspirer les souvenirs relatifs à ma rupture avec ma mère. — Écoutez, me dit-il, je n’ai ni le droit ni même la pensée de vous blâmer pour avoir quitté la maison de mon frère. Je sais que vous n’y étiez pas, que vous ne pouviez pas y être heureuse... Une seule circonstance me fait regretter le parti que vous avez cru devoir prendre, c’est la mauvaise interprétation qu’on peut lui donner et l’avantage qu’il prête sur vous à Owen, s’il venait à vouloir en faire un sujet de censure;... mais la chose est irrévocable, et j’emploierai à la lui faire accepter tout le crédit que me donne sur lui une réconciliation que ma mère a exigée de nous, comme marque de notre déférence pour elle. Cette réconciliation a été scellée le mois dernier à Paris, et la pensée de vous être utile a compté pour beaucoup dans les soins que j’ai pris pour rétablir entre Owen et moi la meilleure harmonie possible.
Quand je lui eus expliqué que j’ignorais moi-même la durée de notre séjour à Londres, puisque notre départ était tout à fait subordonné aux projets de mon frère, projets encore inconnus et que mille circonstances pouvaient modifier : — Je vois cependant, me dit-il, que peut-être vous passerez encore ici quinze jours ou trois semaines;... mais je dois craindre, n’est-ce pas? qu’il ne me soit pas permis d’en profiter pour vous voir chez votre frère, si proches voisins que le hasard nous ait faits... Oh ! je comprends, je comprends de reste, reprit-il, interrompant au début les excuses un peu embarrassées par lesquelles j’allais essayer de lui répondre... Je sais ce qu’on doit à certains préjugés, même lorsqu’ils nous atteignent par ricochet; mais vous me direz du moins de quel côté vous dirigez habituellement vos promenades, et vous m’autoriserez bien à m’en prévaloir pour vous rencontrer de temps en temps... J’ai tant de choses à vous dire, tant de consolations à vous demander.
J’hésitais à répondre, mais Philip, qui en ce moment était revenu à mes côtés, et dont quelques paroles amicales du » beau gentleman » avaient complètement subjugué le cœur, s’empressa d’inter- venir avec son à-propos ordinaire. — Ma tante Alswitha, dit-il, nous mène ici tous les matins, quand il ne fait pas trop chaud.
— Merci, mon petit homme... Je vous y porterai quelquefois des bonbons, reprit Hugh, qui, me voyant me lever, m’offrit son bras pour me reconduire.
Des malles, des paquets encombraient le vestibule au moment où nous rentrâmes. — Papa est arrivé ! s’écrièrent à l’envi les deux enfans. Ils ne se trompaient point, et Godfrey, quand il put se soustraire à leurs baisers, vint me presser dans ses bras. Sa physionomie respirait le bonheur, et je ne songeai même pas à y chercher la trace de ces soucis fiévreux qui, dans d’autres temps, l’avaient si profondément altérée. En le voyant au milieu de ses enfans, expansif, conteur, rajeuni à leur image, égayé de leurs jeux, comment se le figurer, tel que je l’avais vu parfois, dévoré d’une insatiable soif de justice, exécuteur acharné des sentences d’en haut? S’il était changé, ne l’étais-je pas autant que lui? Ce calme intérêt avec lequel je venais de rencontrer Hugh Wyndham, ce plaisir presque sans mélange que j’avais pris à retrouver en lui l’unique ami de mes jeunes années, n’attestaient-ils pas l’apaisement de ces émotions trop vives, de cette tendresse trop passionnée qu’il m’inspirait naguère, et dont le souvenir m’aurait fait craindre, si j’avais pu la prévoir, l’entrevue qui venait d’avoir lieu ? Rassurée par cette épreuve décisive, je ne m’inquiétais plus des nouvelles rencontres que très certainement, si nous restions à Londres quelques jours de plus, il saurait amener entre nous. Je n’entendais ni les provoquer, ni m’y soustraire, ni sacrifier l’amitié de Hugh aux préjugés fraternels, ni désobliger mon frère en multipliant des rapports qui pouvaient lui porter ombrage. Avant tout et surtout, je ne voulais pas les tenir secrets, et je saisis la première occasion venue pour dire à Christine, devant Godfrey, que notre vieille voisine était mistress Wyndham. Une explication devait suivre, elle eut lieu comme je l’avais prévu. Un léger nuage passa sur le front de mon frère, quand je lui racontai ma promenade du matin ; mais les jeux des enfans le déridèrent bientôt. — Je pense, me dit-il un peu plus tard, à un moment où nous étions seuls, que vous ne comptez pas présenter ce jeune homme à votre belle-sœur ?
— Je ne l’aurais jamais fait sans vous en demander la permission, repartis-je aussitôt. Et ma réponse parut le satisfaire. Évidemment, me dis-je, son absence, les préoccupations de son métier, le temps aussi sans doute, ont calmé ses ressentimens. S’il en était autrement, je n’en eusse pas été quitte pour cette recommandation si naturelle et si superflue. — Puis, méditant sur cet incident, je rêvai je ne sais quelle victoire du chrétien sur lui-même, je ne sais quelle réconciliation ultérieure entre ces deux hommes aussi loyaux, aussi droits, aussi généreux l’un que l’autre. Je n’y voyais pour moi aucun intérêt direct ; mais l’amour de la justice me faisait désirer qu’un rapprochement si désirable finît par devenir possible.
Le lendemain, mon frère reçut une lettre qui lui fit incontinent décider son départ pour le Cheshire. Il s’agissait pour lui de tenir la promesse qu’il avait faite d’aller assister le capitaine Stirling, un de ses amis, dans la direction de quelques travaux d’ingénieur dont ce dernier était chargé par une compagnie de chemins de fer. Pendant le trouble des préparatifs, auxquels j’aidais de mon mieux, Godfrey me prit encore à part. — Christine m’a conté que ce jeune Wyndham est déjà veuf, me dit-il à voix basse. Je ne me trompe point, n’est-il pas vrai, en supposant que, — malgré les manœuvres de l’autre, — celui-ci n’a jamais, en aucune occasion, à aucune époque, sollicité vos préférences ?
J’écrivais en ce moment je ne sais quelles adresses. — Vous ne vous trompez point, frère, répondis-je d’une voix assurée ; mais ce fut sans quitter des yeux mon papier. — C’est bien, reprit-il, voilà tout ce qu’il m’importait de savoir.
— Et il partit sans autres paroles échangées sur ce sujet si délicat. J’insiste sur ces incidens, en apparence futiles, parce qu’un mot prononcé de telle ou telle manière, l’accent d’une phrase, un simple jeu de physionomie, ont leur poids dans ces balances, d’une exquise susceptibilité, où sont mises parfois les résolutions les plus importantes. Dans mes entrevues ultérieures avec Hugh Wyndham, — on pressent que, d’abord fréquentes, elles devinrent bientôt quotidiennes, — je portai un laisser-aller, une sécurité relative qu’une attitude plus décidément hostile de la part de Godfrey ne m’aurait certainement pas laissés. Elle m’eût mise en garde, elle eût gêné l’élan naturel de mon affection; elle m’eût rappelé, elle m’eût montré plus infranchissable l’abîme qui nous séparait.
Jamais le mot d’amour n’avait été prononcé entre nous; mais de jour en jour sa confiance devenait plus affectueuse, sa joie de me revoir plus franchement expansive, sa crainte de me perdre encore une fois plus manifeste et plus éloquente. Je m’obstinais, fermant les yeux au péril, à ne voir là qu’une amitié de bon aloi, chaleureusement exprimée par un cœur jeune et fervent. Mes promenades du matin m’étaient devenues chères, et je ne voulais pas les croire dangereuses. Ne l’avais-je pas vu jadis épris d’une autre et presque aussi tendre auprès de moi? Ne l’avais-je pas entendu alors, amoureux de Rosa Glynne, me dire que je l’intéressais, moi, plus que qui que ce fût au monde? Si enthousiaste qu’elle parût, je ne devais donc pas me méfier de son affection présente, aussi pure sans doute, aussi désintéressée que jadis.
Pourquoi insister sur ces sophismes de la passion qui essaie de se dissimulera elle-même? Ils m’abusaient, moi; mais Christine ne s’y trompait pas, et je surpris parfois (sans vouloir lui en demander la cause), je surpris, dis-je, un sourire légèrement moqueur au bord de ses lèvres minces, quand ses enfans, en lui racontant nos excursions matinales, lui vantaient l’inépuisable complaisance de notre compagnon habituel.
Il fallait bien, à la longue, que la fiction cessât; il fallait bien que la vérité reprît ses droits. Le jour de la séparation approchait; il fallut bien en parler. D’une voix que l’émotion altérait, il me demanda si nous nous reverrions jamais.
— Peut-être, lui répondis-je.
— Croyez-vous qu’on puisse vivre d’un peut-être? reprit-il avec une sorte d’amertume.
— C’est selon ce qu’il laisse espérer, répliquai-je.
J’avais voulu prononcer gaiement ces paroles, et par une plaisanterie échapper à l’émotion qui me gagnait; mais je sentais bien qu’une fois désunis, il n’y avait plus guère de chance qui pût nous rapprocher de nouveau. Ma poitrine oppressée, ma voix mal assise, me trahirent. — Tenez, Alswitha, me dit Hugh me contemplant avec un sourire amical, vous savez que nous ne pouvons plus nous quitter... A quoi bon ne pas en convenir?
— Ah! m’écriai-je alors, comme ressaisie par cet esprit prophétique qui dominait de temps en temps toutes mes autres inspirations, mieux eût donc valu ne nous plus rencontrer !
À ces mots, il quitta ma main, qu’il avait emprisonnée dans la sienne, et je vis une sorte de surprise indignée se peindre sur son visage, qu’un moment d’espoir venait de faire rayonner. — Ne me quittez pas ainsi ! lui dis-je, le voyant prêt à s’éloigner... Pas ainsi !... pas irrité contre moi!... Ne me croyez ni injuste, ni capricieuse... Pourquoi donc, pourquoi ne pas rester amis ? m’écriai-je ensuite, ne sachant comment revenir sur mes pas.
— Parce que notre amitié, de loin, serait un vain rêve,... parce que les circonstances nous séparent,... et parce qu’un mot de vous, que vous laisserez ici même échapper de vos lèvres, nous unit au contraire à jamais.
La joyeuse confiance qui lui inspirait ces paroles produisait sur moi une sensation étrange. Il me sembla que tout mon sang se glaçait dans mes veines. — Vous ne savez pas, Hugh, lui dis-je en frissonnant,... non, vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir ce que vous me demandez là.
— Je vous demande un moment de courage, que je paierai par toute une existence de dévouement... Voyons, reprit-il, entre vous et moi il ne peut être question de ces coquetteries dont je vous sais incapable... Vos pleurs cependant et cette main que vous refusez de me rendre semblent m’annoncer un sérieux motif de craindre que mes vœux soient irréalisables... S’il en existe, faites-le-moi franchement connaître... Votre main est-elle promise?... Non?... Me croyez-vous indigne de l’affection que je vous demande?...
— Mon frère,... balbutiai-je avec embarras, car la terrible vérité ne pouvait franchir mes lèvres.
— Votre frère, s’il est ce que vous dites, un homme juste, un cœur d’élite, se rendra compte que son hostilité contre Owen, — je la déplore, mais je la comprends, — ne saurait vous séparer de l’homme que vous aimeriez assez pour vous donner à lui... D’ailleurs l’autorité fraternelle a ses limites, et puisque vous avez trouvé en vous l’énergie nécessaire pour quitter votre mère à cause de l’aversion que vous inspirait Owen...
Il n’acheva pas, mais j’avais déjà compris la portée de cette incontestable logique... Voyant que je ne trouvais rien à répondre, et certain dès lors qu’il m’avait persuadée, Hugh n’insista plus. Avec son enjouement habituel, qui me dominait en me charmant, il se déclara, puisque je n’avais à lui opposer aucune raison valable, seul chargé du soin d’aplanir tous les obstacles. Je l’écoutais avec une sorte de stupeur, réglant l’avenir, disposant de son sort et du mien. Il quitterait le service, il se fixerait en Angleterre, il prendrait la gestion des biens de sa famille, encore indivis. Mon frère, après un mécontentement passager, ne se montrerait pas inflexible. Christine ne serait-elle pas notre alliée ?…
Sa conviction me gagnait malgré moi. Aucun souvenir, si terrible qu’il fût, ne pouvait m’empêcher de boire à longs traits à la coupe enivrante de ses illusions. J’en vins à me dire, dans le secret de mon cœur, que si en effet mon mariage avec Hugh était une fois conclu avant que Godfrey eût pu songer à reprendre les terribles investigations qu’il avait commencées naguère, peut-être hésiterait-il à poursuivre de sa haine, jusque-là implacable, le frère de celui à qui mon bonheur ici-bas serait désormais confié. Malgré tout, la raison d’une part, et de l’autre mille sombres pressentimens projetaient sur ces perspectives radieuses des ombres que rien ne pouvait dissiper. — Espérez, espérez ! me disait Hugh…
— J’essaierai, répondais-je… Vous méritez que j’essaie.
Ce jour-là, sans que j’osasse m’y opposer, il m’accompagna jusque chez ma belle-sœur. Elle s’attendait évidemment à quelque démarche de ce genre, car elle ne parut nullement surprise, et l’accueillit de la meilleure grâce du monde. — Vous le voyez, me disait-il avec sa gaieté enthousiaste,… je suis dans la place même… J’ai ville gagnée.
Mais à ce moment-là même je les prenais en pitié, Christine et lui. Ce qu’ils ignoraient, je le savais, et ne pouvant ni parler ni feindre de partager leurs chimériques visées : — Allez, leur dis-je en me levant tout à coup pour me retirer chez moi,… tout cela n’est que rêve,… et le désespoir est au bout !
Ni l’un ni l’autre ne prit pour ainsi dire garde à cette brusque sortie. Ils restèrent longtemps encore en conversation réglée, et une ou deux minutes après que la porte extérieure fut retombée avec bruit derrière Hugh Wyndham, Christine vint se jeter dans mes bras en me félicitant d’être si bien aimée… — Ah ! me disait- elle, je comprends maintenant, je comprends votre superbe indifférence…
— Et Godfrey, interrompis-je,… mon frère, que dira-t-il ?
Godfrey, selon Christine, ne donnerait pas volontiers son approbation à ce mariage, si d’avance on la sollicitait de lui ; mais j’étais, à vingt-deux ans, parfaitement libre de mes actions, et s’il trouvait à son retour les choses trop avancées, si je pouvais opposer à ses répugnances un engagement formel…
— Un engagement ?… mais il n’y en a point ! — Vous êtes parfaitement engagée, me dit Christine; du moins M. Wyndham vous regarde-t-il comme telle... Est-ce que par hasard vous auriez déjà changé d’avis?
— Engagée!... je suis engagée!... repris-je, essayant de me convaincre moi-même en répétant ces mots consacrés, que ma destinée était à jamais liée à celle de Hugh... Soit, continuai-je en me jetant dans les bras de ma sœur; vous et lui, vous êtes les bons anges,... Godfrey et moi...
— Pas un mot contre Godfrey, je vous prie ! interrompit Christine. Vous empiétez là sur mes droits,... et vous savez si j’y tiens.
Le soir d’après, sur le balcon où, sans fausse pruderie, j’étais allée le rejoindre, en apprenant des enfans que «le beau gentleman » demandait où j’étais, Hugh me parlait avec assurance et tendresse de notre heureux avenir. Il me remerciait d’être bonne pour lui, et vantait ce naturel penchant de mon âme vers le malheur qui avait besoin de consolation. — Il est beau, disait-il, d’être ainsi douée... — Et moi je me sentais honteuse de ces éloges immérités; mais en même temps ma timidité, mon orgueil peut-être, m’empêchaient de lui confesser que ce qu’il admirait tant, ma volonté domptée, mes haines oubliées, mes intérêts méconnus, tous ces apparens sacrifices n’étaient au fond que le résultat d’un entraînement irrésistible vers celui qui, sans les espérer, sans presque les demander, les avait obtenus de moi. Il y eut un moment où, levant les yeux vers lui, je sentis prêt à m’échapper l’aveu de cet amour dont j’avais si longtemps et si bien gardé le secret; mais une terreur intime l’arrêta sur mes lèvres au moment où il allait en sortir. Il me sembla que j’allais déchoir, m’avilir à ses yeux. Sous mes paupières qui s’abaissaient, je sentis s’amasser des pleurs brûlans.
— Ah! s’écria-t-il, souriant encore, mais troublé, voici que vous reprenez votre physionomie de parque!... Quel est donc ce brusque retour à des idées sombres?
Embarrassée de répondre, je balbutiai le nom d’Owen Wyndham. — Je sais, reprit Hugh,... je comprends ce qui se passe en vous;... mais ne conservez aucun doute, aucune amère pensée à ce sujet... Je ne contraindrai jamais vos antipathies, et, lié par le sacrifice que j’accepte de vous, il est juste que je vous en fasse d’équivalens... En renonçant à voir Owen après que vous serez devenue ma femme, je sais que j’affligerai ma mère, et c’est là mon plus grand souci... Je m’y résignerai cependant en songeant que pour moi vous entrez en lutte avec les préjugés hostiles d’un frère qui vous aime... Maintenant, et pour sceller cette convention, je vous demanderai simplement une promesse, sans me dissimuler ce qu’il pourra vous en coûter de la tenir : c’est de dire à votre frère, quand il reviendra, que vous êtes formellement engagée vis-à-vis de moi. Il ne doit pas rester à ce sujet le moindre doute dans son esprit... Me le promettez-vous, chère Alswitha?
— Oui, répondis-je à la hâte. Et en prononçant cette syllabe il me sembla un instant que je rompais avec un passé plein de doutes, d’anxiétés, de ténèbres; mais le moment d’après, malgré cette affirmation hardie de mes droits sur moi-même et sur mon avenir, l’illusion était dissipée; — je me sentais encore à la merci du destin.
Hugh m’avait arraché la promesse de me laisser présenter à sa mère. Christine m’encourageait à ce pas décisif. — Multipliez, me disait-elle, les démarches qui peuvent rendre aux yeux de Godfrey ce mariage inévitable. Avec ces esprits obstinés, c’est ainsi qu’il faut agir.
Un jour avait donc été pris; ce jour-là, mistress Wyndham, saisie de spasmes violens, nous fit prévenir, au moment où j’allais me rendre chez elle, qu’elle ne pourrait me recevoir. Son fils, alarmé par ce message, me quitta brusquement : il devait revenir quelques heures plus tard; nous ne le revîmes pas. Le soir même, je reçus un billet de lui. — De fâcheuses nouvelles l’obligeaient à quitter Londres sans une minute de retard, et il ne pouvait, à quelques jours près, fixer d’avance l’époque de son retour. — Quelques mots par lesquels il me demandait, « quoi qu’il pût advenir, » de me garder à lui donnaient un caractère assez solennel à ces lignes, tracées évidemment sous l’empire d’une grave préoccupation. J’aurais voulu y répondre, mais on ne put me donner l’adresse de Hugh. Les domestiques de sa mère disaient simplement qu’il était allé à la campagne « chez des parens. »
Le lendemain, Godfrey arriva : il était convenu avec Christine que je me trouverais là pour répondre aux questions qu’il pourrait faire, et supporter le premier choc de son mécontentement; ma belle-sœur viendrait ensuite me porter assistance. Par suite de je ne sais quel malentendu sur l’heure où arrivait le train, j’étais à écrire dans ma chambre lorsque j’entendis une des femmes de service annoncer que «monsieur était là. » Le cœur me battit bien fort à ces mots, et en descendant au salon c’est tout au plus si je me sentais marcher... Là, du premier coup d’œil, je vis, à l’air consterné de Christine, aux sourcils froncés de mon frère, que déjà elle lui avait tout appris. A peine m’eut-il aperçue : — Savez-vous, me dit-il, savez-vous ce que vous avez fait en vous fiançant avec Wyndham?... Mais d’abord pourquoi m’avoir trompé?... Ne m’avez-vous pas affirmé, ici même, avant mon départ, qu’il n’avait jamais, par lui ou les siens, sollicité ce mariage?
— C’était la vérité, répondis-je d’une voix mal assurée, en me laissant tomber dans un fauteuil.
— Comment, reprit-il en se rapprochant de moi, puis-je croire que jamais, soit avant, soit après son mariage avec une autre, il n’a cherché à vous plaire?
— Jamais.
— Et, recommença-t-il, atténuant l’éclat de sa voix, malgré ce que vous saviez,... Indifférente à ce jeune homme,... il ne lui a pas fallu tout à fait un mois pour vous décider à l’accepter, à tous risques, à tous périls?
L’étonnement dédaigneux qu’exprimait cette question me rendit un peu d’énergie. — Quand vous m’avez interrogée, mon frère, je ne vous ai dit que la vérité. Toute la vérité, je ne vous l’ai pas dite. Jamais Hugh Wyndham, jusqu’à ces derniers jours, n’avait cherché à me plaire; mais je l’aimais, moi, dès ce temps-là même où il s’engageait à une autre... La vérité, vous la voulez, la voilà... Maintenant, Godfrey, si la honte pouvait tuer, je tomberais morte à vos pieds!
Je me sentais en effet comme écrasée, et c’est à peine si j’entendis mon frère s’écrier avec une irritation concentrée : — A merveille! ces Wyndham font des femmes tout ce qu’ils veulent...
L’instant d’après cependant, comprenant quelle humiliation il venait d’infliger à un orgueil qu’il savait égal au sien, il vint à moi, me souleva du siège où je restais à peu près évanouie, et m’étreignant sur sa poitrine comme pour renouer le lien fraternel : — Il y a un abîme entre vous et cet homme, me dit-il à voix basse... J’ai eu tort de ne pas tout vous dire... Je suis responsable de ce qui s’est passé... Il ne s’agit plus de savoir, reprit-il avec effort, si vous voulez ou non épouser Hugh Wyndham, mais si, en le supposant tel que Christine et vous l’avez jugé, ce jeune homme pourra songer, ne fût-ce qu’une minute, à épouser ma sœur.
— Votre sœur? interrompit Christine.
— Oui, la sœur d’un homme qui, en ce moment même, poursuit son frère comme assassin.
A ces terribles paroles, Christine ne put retenir un cri d’effroi. Pour moi, une silencieuse horreur m’envahit; je venais, en un clin d’œil, de tout comprendre : ce séjour dans le Cheshire, prolongé au-delà de tout calcul, ce retour sans cesse annoncé, sans cesse remis, ce silence obstiné gardé vis-à-vis de moi.
— J’ai eu tort, répétait-il... Je devais vous avertir que j’étais de nouveau sur la trace du crime; mais j’avais tant à faire,... de vous je prévoyais tant d’objections... A peine écoutais-je ces vaines formules de regret. Ma pensée venait de se reporter sur Hugh Wyndham : — C’est donc pour cela, balbutiai-je, qu’hier même il est parti à l’improviste?
— Parti!... Hugh Wyndham est parti?... s’écria mon frère, dont le regard inquiet jeta aussitôt de nouveaux éclairs... Quelque espion damné l’aura prévenu. Owen Wyndham est peut-être déjà hors d’Angleterre.
Ces sombres regards, cette voix âpre, ces accens de fureur me firent alors cruellement expier ces vœux de vengeance, ces prières blasphématoires dont j’avais fatigué le ciel; mais Godfrey s’était déjà jeté sur un paquet de lettres qu’on lui avait remises à son arrivée, et qu’il n’avait pas encore songé à décacheter. Il en prit une, l’ouvrit à la hâte, et une sorte de sourire farouche vint illuminer ses traits lorsqu’il l’eut parcourue. Ce fut d’une voix calme, mais avec effort, qu’il nous dit ensuite : — Je me trompais... Rien n’est plus à craindre... Owen Wyndham est aux mains de la justice.
…………… ;;
J’appris dès le lendemain et très en détail, par ma belle-sœur, — car Godfrey évita désormais tout entretien avec moi sur ces sujets pénibles, — le fatal enchaînement de faits qui rattachait à ce sombre dénoûment les paroles que, presque malgré moi, j’avais prononcées devant mon frère lors de notre visite à Blendon-Hall. On n’a peut-être pas oublié qu’elles l’avaient amené à commencer une sorte d’enquête, infructueuse au début et bientôt interrompue par son embarquement. L’homme de loi qu’il avait chargé de la continuer, — en lui laissant sous le sceau du secret le résumé des faits sur lesquels il lui semblait possible d’établir un commencement de poursuites, — avait jugé les constatations tout à fait insuffisantes et nos soupçons absolument dénués, non de vraisemblance, mais de consistance légale. Cette conviction avait à peu près passé dans l’esprit de mon frère, quand après son retour il nous quitta pour se rendre auprès du capitaine Stirling. Là, peu de jours après son arrivée dans le Cheshire, vint le trouver une lettre de mistress Smith, qui, conformément à une promesse antérieure, lui donnait l’adresse de Jane Hickman, revenue en Angleterre après une absence de trois ans. Godfrey vit cette femme, dont les souvenirs encore présens lui eussent permis d’établir qu’Owen Wyndham avait quitté mystérieusement Blendon-Hall le jour de l’assassinat, en traversant la bibliothèque et le cabinet de mon père; mais c’était tout, et si un crime se trouvait ainsi à peu près avéré, Jane elle-même ne le rattachait nullement au tragique épisode du 12 septembre. Richard Carter était encore, à ses yeux, le meurtrier de son pauvre maître. Quant à son frère, quant à Tom Hickman, malgré sa disparition suspecte à partir du jour où le crime avait été commis, elle s’obstinait à proclamer son innocence. Qu’avait-il pu devenir depuis cette époque? Elle ne s’expliquait sur ce point qu’avec une répugnance marquée; tout ce qu’on put tirer d’elle fut qu’il avait résidé quelques années dans l’île de Man : là s’était perdue sa trace, et on le croyait mort.
Après sa conférence avec cette femme, mon frère désespérait plus que jamais de renouer le fil rompu de ses investigations lorsqu’un singulier hasard lui fit prêter l’oreille à la conversation de quelques-uns des ouvriers dont il surveillait les travaux. La plupart étaient des Manxmen[2]. Ils parlaient d’un homme arrêté le matin même comme soupçonné d’un vol commis dans des circonstances assez notables au préjudice d’une compagnie de chemins de fer. Ils avaient reconnu en lui, non pas un compatriote, mais un étranger qu’ils avaient vu assez longtemps résider dans leur île. Seulement cet homme avait depuis lors changé de nom. Godfrey, dont l’attention se trouva sur-le-champ éveillée, s’était enquis du nom sous lequel l’accusé George Dawson avait été autrefois connu. Comme il l’avait pressenti, le prétendu George Dawson n’était autre que Thomas Hickman.
Ceci établi, restait à savoir si réellement le départ subit de cet homme le 12 septembre 1835 avait un rapport quelconque avec le terrible événement de cette journée; il fallait aussi préciser la part qu’Owen Wyndham y avait pu prendre. Pressé de questions et voulant, sous le coup de poursuites graves, écarter de lui les soupçons qui pouvaient militer contre lui à raison de ses mystérieux antécédens, Hickman fit des aveux complets. — Perdu de dettes, réduit pour vivre aux ressources précaires du braconnage, il s’était trouvé, le 12 septembre 1835, dans les épais taillis avoisinant Blendon-Hall. Le squire devait, à son compte, être absent, et, puisqu’il s’agissait d’une grande chasse projetée à dix milles de là, il aurait certainement emmené la plupart des gardes. Sa surprise fut donc grande lorsque vers midi, à quelques pas de lui, se montra tout à coup le maître de Blendon-Hall. Le voyant sans fusil ni chiens, Tom se tapit derrière un buisson, comptant bien qu’il passerait son chemin sans apercevoir ni le braconnier ni les pièges déjà tendus; mais point. Le squire allait et revenait sur ses pas, donnant toutes les marques de l’agitation la plus vive. Il semblait hors de lui, vaguant ainsi à pas pressés dans l’étroit sentier. Après un laps de temps difficile à préciser, Tom avait entendu s’écarter non loin de lui quelques branches, et entrevu dans l’épaisseur du taillis un troisième personnage qui s’avançait à pas furtifs dans la même direction. Il reconnut bientôt, le nouveau-venu s’étant tourné de son côté, un personnage dont les fréquentes visites au château avaient souvent fourni matière aux commérages des buveurs dans les ale-houses des environs. Le rusé braconnier devina qu’il s’agissait d’une autre espèce de fraude, et se promit de mettre à contribution le hasard qui lui livrait ce mystérieux visiteur. À peu près certain que la préoccupation du squire lui laissait le champ libre, il quitta sa cachette, et par un circuit familier se dirigea sans bruit vers une des issues du bois, celle par où l’on racontait qu’Owen Wyndham arrivait d’ordinaire au château. À peine cependant avait-il quitté son abri, un coup de feu le fit tressaillir et l’arrêta sur place. Sa première idée fut qu’un garde-chasse, l’ayant aperçu, tirait sur lui : aussi se dit-il que le parti le plus sûr était encore de continuer sa course dans la direction déjà prise. Une fois hors du bois seigneurial, il s’embusqua près de la barrière, il attendit et n’attendit pas en vain. La barrière fut bientôt franchie par l’individu qu’il guettait, Hickman n’hésita pas à l’aborder par son nom et à lui demander ironiquement « des nouvelles de mylady. » Sans lui répondre autrement, M. Wyndham lui jeta un sovereign, et une heure plus tard, par l’entremise d’une petite paysanne à peine âgée de cinq à six ans, Hickman reçut avis qu’on l’attendait derrière les haies d’un champ voisin. Arrivé au rendez-vous, il y retrouva le même personnage, qui, lui parlant assez vaguement de « dangers courus, » de « secret à garder, » des recherches qu’on allait faire, d’un interrogatoire à éviter, lui offrit une somme assez considérable, s’il voulait quitter immédiatement les environs, et l’Angleterre peu de jours plus tard, pour aller passer quelques années soit en Amérique, soit en Australie. Pour un malheureux qui ne savait de quel bois faire flèche et que ses créanciers talonnaient, la proposition était des plus acceptables ; elle le séparait brusquement de mauvais compagnons qui l’entraînaient à sa perte, et le tirait de mille embarras en lui offrant toutes les chances d’un nouvel avenir. Le contrat ne fut pas long à passer, et M. Wyndham ne perdit pas une minute pour en exécuter les clauses. Un dog-cart. attendait à quelque distance : il y fit monter Hickman, et lui-même, vêtu d’habits d’emprunt qui lui donnaient assez la tournure d’un commis-voyageur, le conduisit rapidement jusqu’à une petite ville voisine où, après avoir mis en gage chez un pawn-broker une bague de grand prix, il lui délivra un fort à-compte sur la somme qu’il était convenu de lui payer avant son embarquement. La somme complète lui avait été payée quinze jours après son arrivée en Amérique. Pendant les deux ou trois ans qu’il passa cherchant fortune aux États-Unis, Hickman, qui n’avait aucune correspondance avec son pays natal, ignora complètement qu’il eût ainsi reçu, pour ainsi dire, « le prix du sang. » Ce fut seulement à son retour en Angleterre que l’exacte coïncidence du marché passé avec Owen Wyndham et de cette mort violente infligée au maître de Blendon-Hall fit naître en lui de graves soupçons; mais comment les vérifier? et, fussent-ils fondés, comment entrer en lutte, lui, le misérable aventurier, avec un criminel aussi haut placé, aussi riche, tenant par son apparentage à l’élite sociale, et que l’esprit de caste, la solidarité aristocratique, eussent protégé contre de bien autres adversaires?
Ces soupçons cependant se trouvaient confirmés par la libéralité même avec laquelle Owen Wyndham pourvoyait aux besoins de son ancien complice, pourvu que Hickman s’abstînt rigoureusement de reparaître aux environs de Blendon-Hall et de renouer ses relations avec les membres de sa famille qui avaient appartenu à la domesticité du château. Aux prises avec les difficultés d’une vie errante, isolé des siens, habitué à étouffer la voix de la conscience, le malheureux courba la tête une fois de plus. A Jersey et dans l’île de Man, où il avait résidé successivement, il avait porté l’inconstance de son caractère et cette incurable faiblesse qui le mettait à la merci de tous les entraînemens mauvais. Il s’était compromis dans des spéculations de contrebande, et, sous un nom supposé, avait dû aller vivre en Belgique après avoir aliéné à vil prix les échéances futures d’une annuité viagère constituée sur sa tête par M. Wyndham. Un ingénieur anglais, qui, le trouvant sous sa main, l’avait employé dans des travaux de chemin de fer, l’avait ensuite recommandé en Angleterre à l’un de ses collègues. C’est ainsi que le prétendu Dawson, revenu dans son pays, mais resté sous le coup d’antécédens équivoques et signalé aux soupçons par le mystère dont il était forcé de s’entourer, avait fini par se trouver mêlé, malgré ses protestations d’innocence, à une affaire criminelle soumise en ce moment aux investigations de la justice.
Si explicites qu’ils fussent, les aveux de Hickman ne suffisaient pas pour autoriser mon frère à formuler contre Owen Wyndham une de ces accusations précises, irréfragables, qui, ne laissant guère de doute dans l’esprit d’un juge, lui interdisent tout ménagement dilatoire, et enlèvent à l’accusé le droit de réclamer sa liberté sous caution. Le témoignage de Hickman se trouva fort à propos corroboré par celui qu’on put obtenir de mistress Gill, dont une lettre, datée d’Halifax, adressée à son ancienne camarade Jane Hickman et transmise à mon frère par celle-ci, venait de faire retrouver la trace. Godfrey s’était rendu aussitôt auprès d’elle et l’avait trouvée sur son lit de mort, tourmentée de mille scrupules religieux. Cependant il lui en coûtait encore de confesser tous ses torts; il fallut la grande influence acquise sur elle par le ministre dissident qui l’assistait pour lui arracher l’aveu de certains faits très concordans et très graves. Mistress Gill finit par reconnaître qu’elle avait mis mon père sur la voie de découvertes qui importaient à son honneur. C’était d’après des indications fournies par elle qu’à la suite d’une discussion très orageuse il avait saisi l’écritoire de sa femme. Comme moi, mistress Gill avait vu cette écritoire entre ses mains dans la matinée du 12 septembre. Après le crime, et pendant le premier désordre occasionné par la fatale nouvelle, mandée auprès de ma mère, — qui lui parut savoir à quoi s’en tenir sur ses dénonciations, et qui la trouva sourde à tous les argumens par lesquels elle essayait de se justifier, — la femme de charge, comblée de cadeaux, éblouie de promesses, accepta la mission de « défendre l’honneur de sa maîtresse » contre quiconque voudrait l’attaquer. De dénonciatrice, elle devint confidente; d’ennemie, alliée. Par elle passaient les sommes secrètement adressées à Owen Wyndham ; par elle, les lettres de cet homme arrivaient à la veuve de mon père. Avec l’aide de Wilkins, qui croyait, elle, de très bonne foi, aux protestations d’innocence de « mylady, » elle arrêta, elle parvint à étouffer les bavardages des autres serviteurs du château. Il était fort important d’obtenir par elle la preuve que, dans la matinée du 12 septembre, Owen Wyndham était, de sa personne, à Blendon-Hall : or elle ne l’y avait point vu et n’y soupçonnait pas sa présence; mais un incident particulier la lui avait démontrée. Ce jour-là, elle avait vu, le matin, au doigt de sa maîtresse, une bague ornée de brillans que sa forme particulière ne permettait pas de confondre avec une autre. Dans l’après-midi, ce bijou avait disparu. Wilkins, en déshabillant mylady, lui en avait fait l’observation, et il lui fut répondu négligemment qu’il se retrouverait sans doute le jour d’après. Cette perte avait excité un certain émoi parmi les domestiques, et ils avaient attribué l’indifférence témoignée à ce sujet par leur maîtresse au désespoir dans lequel, en ce moment même, elle semblait plongée. La bague cherchée de tous côtés ne se retrouvait pourtant pas, et ce fut seulement quelques jours avant celui où la famille allait quitter Blendon-Hall que mistress Gill, par ordre supérieur, annonça la découverte fortuite de ce précieux bijou dans un des tiroirs de la bibliothèque, «où elle était sans doute tombée des mains de mistress Lee pendant qu’elle y rangeait quelques papiers à la suite du fatal événement. » Mistress Gill néanmoins savait à merveille que c’était là un mensonge pur et simple, car le jour précédent elle avait reçu (à elle adressé pour qu’elle le remît à sa maîtresse) un petit écrin qu’elle avait eu la curiosité d’ouvrir. Or cet écrin renfermait précisément le joyau égaré. M. Wyndham seul pouvait l’envoyer ainsi à mistress Gill, puisque seul il l’employait comme intermédiaire auprès de mistress Lee. Pourquoi celle-ci lui avait-elle remis la bague? On ne pouvait guère le deviner; mais il était bien démontré pour la femme de charge que M. Wyndham avait dû la recevoir des mains de « mylady, » et cela, le jour même du meurtre, soit avant, soit après, ce qui impliquait la présence de cet homme dans le château, puisque mistress Lee elle-même n’en avait pas franchi le seuil.
L’enchaînement de ces circonstances avait quelque chose d’écrasant. Encore fallait-il leur donner cette sanction matérielle qui, devant un jury anglais, ne fait jamais impunément défaut à la plus irréfragable logique. Un témoin, un seul, manquait encore, qui eût vu entre les mains du meurtrier lui-même cette bague accusatrice dont l’emploi était si clairement établi. Les jurisconsultes à qui mon frère soumettait un à un, à mesure qu’il les groupait, ces formidables élémens d’accusation, lui demandaient encore ce complément des charges déjà existantes. Son infatigable ténacité le lui procura. Le pawn-broker ches qui la bague avait été mise en gage existait encore. La richesse exceptionnelle du dépôt effectué chez lui dans l’après-midi du 12 septembre, les soupçons passagers qu’il avait conçus en cette occasion, tout contribuait à lui rendre très distinct, malgré le laps de temps écoulé depuis lors, le souvenir de cette transaction, consignée d’ailleurs sur ses registres. Il se tenait pour certain de reconnaître le gentleman qui d’abord avait fait présenter la bague, puis, sur la demande expresse du pawn-broker, était venu en personne s’en déclarer le propriétaire, et enfin, quelques jours après, s’était présenté avec les fonds nécessaires pour en opérer le retrait.
Le réquisitoire se trouvait dès lors lié dans toutes ses parties. La tâche de Godfrey était remplie. La tête de son ennemi lui appartenait. Sa joie eût égalé son triomphe, si la pitié réelle que je lui inspirais ne fût venue tout à coup la troubler, la lui rendre amère. Quant à hésiter, sur ce qui lui restait à faire, ceci n’était pas dans sa nature. Ni les muettes supplications de Christine, ni la conscience du mal qu’il m’infligeait, de l’irréparable sacrifice auquel j’allais sans doute être condamnée, ne pouvaient balancer chez lui le double instinct du devoir et de la vengeance. Pouvais-je donc m’en étonner, moi qui si souvent l’avait appelée de tous mes vœux, cette réparation tardive? — Sang pour sang!... avais-je crié bien des fois dans mon implacable justice. Eh bien! il allait couler, ce sang dont j’avais eu soif. En étais-je donc plus heureuse?
Oui, Godfrey était bon pour moi. Oui, je ne pouvais, même en ces rudes épreuves, méconnaître le sens de ces longs regards dont il me suivait par momens, de ces menus soins, de ces tendres prévenances dont il me comblait en toute occasion. Le silence qu’il avait d’abord gardé lui-même, il l’imposait maintenant à tous ceux dont je vivais entourée. Je ne pouvais douter que l’œuvre terrible ne s’accomplît, mais rien jamais ne venait me la rappeler. Si je hasardais une question, toute réponse était éludée. Un calme factice régnait autour de moi, et ce calme, s’il n’apaisait ni mes anxiétés ni ma douleur, semblait parfois m’en distraire et les engourdir.
Un jour que, plongée dans l’espèce de torpeur où chacun s’étudiait à me laisser, je m’absorbais en je ne sais quelle rêverie, j’entendis ouvrir la porte d’un petit salon où mon frère en ce moment écrivait quelques lettres, et qu’il fallait nécessairement traverser pour arriver dans la pièce où je me tenais. Mon frère, se levant par un mouvement brusque, attira mon attention, et avant d’avoir pu avancer la tête pour voir qui se présentait devant lui, je reconnus une voix dont les vibrations connues m’allèrent au cœur. Hugh Wyndham demandait à me parler, «à me parler, ajoutait-il, de la part de ma mère. »
Conservant à grand’peine un calme parfait, et sans se départir des formules de la plus exacte courtoisie, mon frère essaya de lui faire comprendre que peut-être mieux vaudrait éviter une si pénible entrevue. Une communication par écrit... Je l’interrompis alors en me montrant. L’idée que ces deux hommes se trouvaient en présence m’avait tout d’abord étourdie. Maintenant je comprenais la nécessité de me placer entre eux et d’abréger leur pénible tête-à-tête.
— Loin de moi, reprit Hugh, l’idée d’importuner miss Lee;... mais je dois remettre entre ses mains le message qui m’est confié... Elle seule, puisque la voici, décidera si mon insistance est ou non déplacée.
— Ma sœur est libre, monsieur, repartit Godfrey ; mais elle sait ce que je pense de l’embarrassante situation où vous la placez ainsi.
— Je le sais, me hâtai-je de répondre; mais aucun motif, pas même celui-Là, ne m’empêchera d’écouter ce que peut avoir à me dire M. Hugh Wyndham. Au surplus, comme il n’y a aucun secret entre nous, je ne m’oppose nullement à ce que cet entretien vous ait pour témoin.
— Ma curiosité ne va point jusque-là, répliqua Godfrey avec hauteur, et après s’être légèrement incliné devant Hugh, il alla se rasseoir à son bureau, ce qui l’éloignait assez de nous pour le rendre étranger à la conversation qui allait suivre. Hugh Wyndham m’épargna de vains préliminaires.
— Vous savez, me dit-il, où est mon frère?... Vous savez de quoi il est accusé?
Un signe de tête fut toute ma réponse.
— Cela étant, poursuivit-il, toute explication serait inutile... Votre mère vous prie de lire ceci en ma présence. Vous y répondrez de vive voix, et je lui ferai connaître votre décision.
La lettre qu’il me remit était conçue en ces termes :
« Aux mains de l’homme que vous aimez et qui vous aime, je confie cet appel fait à votre justice. Je lui devrai peut-être la ruine de cet horrible complot tramé contre la vie de mon mari, tramé contre mon honneur. Son influence luttera utilement, je l’espère, contre ces assertions mensongères qui ont, je puis le craindre, empoisonné votre esprit. Ses conseils vous donneront la force de braver les ressentimens que vous craignez sans doute, de renoncer à vos fatales préventions, de proclamer la vérité, qui peut nous sauver tous. Des témoins subornés affirment, contre toute vérité, que M. Wyndham était à Blendon-Hall le 12 septembre, qu’il s’y est rencontré avec moi, et qu’immédiatement après m’avoir quittée, il a commis le crime dont on l’accuse. Vous n’aviez guère que cinq ans à cette époque ; mais comme dans cette matinée fatale vous ne m’avez pas quittée un seul instant, comme on pourra établir que votre précoce intelligence, vos habitudes observatrices, vous mettaient dès lors à l’abri de toute supercherie, votre témoignage détruira ceux qu’on invoque au profit du mensonge. Il est heureux que le mauvais vouloir de nos ennemis ait précisément choisi pour nous perdre ce moyen que vous pouvez, si vous le voulez, anéantir avec une seule parole. Vous me devez cet acte de justice, que d’ailleurs moi, votre mère, j’implore de vous comme un bienfait. A détruire mon bonheur, vous perdez le vôtre. Hugh vous aime, vous savez à quel point; mais si, dans votre aveugle acharnement, vous refusez d’attester la vérité qui sauve son frère, il faudra bien qu’il renonce à vous. La malédiction de sa mère serait sur lui, s’il agissait autrement. Ayez donc pitié de vous-même et pitié de moi. »
Assise et cette lettre étalée sur mes genoux, je restai quelque temps abîmée dans les réflexions poignantes qu’elle me suggérait. Je comprenais ce qu’on attendait de moi, le prix dont on voulait payer ma docilité, le châtiment dont on voulait effrayer mon obstination. Je voyais aussi que Hugh persistait encore, et malgré tout, à croire son frère innocent. Le courage me manquait pour dissiper cette illusion suprême, et aucunes paroles ne s’offraient à mes lèvres qui dussent lui faire accepter et comprendre mon refus.
— Vous hésitez, Alswitha? me dit-il enfin.
— Savez-vous, lui demandai-je à mon tour, quel est l’objet de cette lettre?
— De faire connaître la vérité, me répondit-il avec l’accent du reproche.
— La vérité! repris-je. Ah! croyez-moi, ne me demandez que le silence !
— Je ne vous comprends pas...
— Ma mère, elle, se chargera de comprendre.
Il tressaillit; une pâleur mortelle couvrit son visage.
— Owen était là! s’écria-t-il à mots pressés; vous l’avez vu?... Vous êtes sûre de ne pas vous tromper?...
Et comme je ne répondais plus, après quelques instans de silence : — Croyez, ajouta-t-il avec amertume, que, si j’eusse connu la vérité, jamais je n’aurais accepté cette mission, sans laquelle cependant je ne vous aurais jamais revue, continua-t-il avec un accent bien moins sévère... Comment n’ai-je pas su?...
— Ce que je savais, moi, n’est-il pas vrai? répondis-je... Que voulez-vous?... j’espérais n’avoir jamais à vous en parler. Devenue vôtre à jamais, je désarmais, je croyais du moins désarmer ce menaçant avenir...
— Et vous nous sauviez tous. Je comprends, et je vous rends grâces; mais sans cette ignorance fatale où je suis resté, mon frère échappait à sa terrible destinée. Il était prévenu de quelque chose. Votre oncle Haworth l’avait mis sur ses gardes; votre mère elle-même, m’appelant à Bampton-Chase, me priait d’user de mon influence sur Owen pour lui faire franchir le détroit, «afin d’éviter, disait-elle, les méprises de la justice humaine. » Soigneux de sa renommée et convaincu qu’il n’avait pas ce crime à se reprocher, j’ai voulu au contraire qu’il affrontât les poursuites annoncées. La vérité, mon Dieu, que ne l’ai-je sue à temps!...
La vérité, pensais-je au même moment, c’était moi qui pouvais la faire connaître, et puisque, révélée à temps, elle devait sauver le coupable, ma destinée avait été de la taire jusqu’à l’heure fatale où le silence gardé par moi devait assurer son châtiment. Cette pensée, qui me remplissait d’effroi, venait sans doute de traverser aussi l’âme du malheureux frère d’Owen Wyndham, car il s’écria tout à coup : — Ah! ce portrait!... ce portrait!... Quel présage!... Par le ciel, Alswitha, vous aurez été jusqu’au bout mon mauvais génie !
— Le vôtre et le mien, lui répondis-je... Vous, en revanche, vous avez été ce que j’ai toujours aimé, ce que j’aimerai le mieux au monde.
Un éclair de joie parut dans ses yeux; mais il lut dans les miens notre arrêt irrévocable. — Vous avez raison, murmura-t-il, répondant à ce que je n’avais pas osé dire... Je n’aurais désormais à vous offrir qu’un nom souillé...
— Je pense, interrompit la voix grave de mon frère, que le message de mistress Wyndham a reçu sa réponse. Cela étant, il me semble que, sous mon toit du moins, ma sœur et le frère d’Owen Wyndham n’ont plus une parole à échanger.
— Qu’en pensez-vous, Alswitha? me demanda Hugh, dont une vive rougeur trahissait l’irritation naissante... Soit donc,... reprit-il, voyant que je n’osais l’encourager à rester. Si pourtant d’ici à un an je vis encore...
Mais il n’acheva pas cette phrase, et, après avoir pris une fois encore ma main dans les siennes, il échangea un salut avec mon frère, qui, l’ayant cérémonieusement reconduit, revint aussitôt près de moi.
— Que vous demandait-on? me dit-il.
— Un faux témoignage.
— Et lui,... vous le demandait-il aussi?
— Lui?... vous ne le connaissez guère.
Godfrey cependant m’avait attirée sur son cœur. Avec d’affectueuses paroles, avec les plus tendres caresses, il passait ses mains sur mon front brûlant, il posait ses lèvres sur mes tempes, où le sang venait battre à flots pressés. Incapable de conserver une pensée de rancune contre qui m’aimait ainsi, je réussis, par un incroyable effort sur moi-même, à passer mes bras autour de son cou ; mais là, payant la violence que je m’étais faite, je perdis tout sentiment de l’existence, et je restai inanimée dans ses bras.....
A mon réveil, — c’est-à-dire quelques semaines plus tard, — je me retrouvai couchée dans une chambre où étaient à peine admis quelques rayons de jour. Dans cette pénombre, Christine était assise, et son regard compatissant fut le premier qui rencontra les miens, encore vagues et troublés. Un instinct dont je ne me chargerais pas de rendre compte m’avertissait qu’un laps de temps considérable avait dû s’écouler depuis que la vie était pour ainsi dire suspendue en moi.
— Le procès?... murmurai-je, Owen Wyndham?...
— Owen Wyndham n’est plus, me répondit-elle doucement; il a trouvé moyen de se soustraire à l’infamie du supplice.
— Ma mère?...
— Elle a été malade,... malade Comme vous... Mistress Wroughton m’écrit qu’elle va mieux. Je n’ajoutai rien ; mais ma bonne Christine devina qu’une troisième question, qui me coûtait à faire, restait arrêtée sur mes lèvres.
— Hugh Wyndham, me dit-elle, est encore en Angleterre… Il part dans quelques jours pour rejoindre son régiment… Maintenant, ajouta-t-elle avec douceur, maintenant que vous savez tout ce qu’il fallait vous dire pour dissiper vos inquiétudes, nous en resterons là jusqu’à guérison parfaite.
Je ne pouvais que me soumettre à cette amicale injonction dans l’état de prostration complète et presque d’anéantissement auquel le mal m’avait réduite. Quand je fus un peu rétablie, et avant même que mes forces fussent tout à fait revenues, j’appris, toujours par ma belle-sœur, que Hugh était parti. — Mais il n’a pas voulu quitter le pays, eut-elle soin d’ajouter, avant d’être informé que vous étiez hors de danger.
— Mon cœur lui en tient compte, répondis-je, tout assurée que je suis de ne le revoir jamais.
Je me sentais comme indigne de tout bonheur et comme incapable d’en jamais goûter aucun. Il est des fatalités qui ressemblent à des crimes, et qui comme eux vous laissent sous le poids d’éternels remords. Ma mère désormais vouée à l’isolement, à la honte, ma mère déchue, humiliée, engourdie dans une irrémédiable tristesse qui lui ôtait en partie l’usage de sa raison, ma mère n’était ainsi que par moi. Ne fallait-il pas que ma mère fût vengée ?
Elle l’a été. L’année s’est écoulée après laquelle, si Hugh était encore vivant, je devais, avait-il dit, le revoir. Croirait-on que malgré moi je gardais au fond du cœur je ne sais quelle vague espérance, démentie par tous mes pressentimens comme par tous mes calculs ? Je ne sais si Godfrey s’en doutait. Il était toujours bon, excellent pour moi, et jamais une parole ne lui échappait dont mes regrets mystérieux pussent s’effrayer ou s’aigrir. Un jour, — il n’y a pas longtemps, — je le surpris regardant à la dérobée mon visage flétri, ma taille affaissée sur elle-même. Une douleur profonde contractait sa physionomie sévère. Une larme n’a jamais mouillé ses yeux, mais je compris que cette fois il « pleurait en dedans, » et je compris pourquoi.
— Hugh est mort !… Lui dis-je simplement.
— Oui, répondit-il en se détournant de moi.
— Où a-t-il péri ?… où est son tombeau ?…
— Là, me répondit-il en me montrant une carte de l’Inde.
— Son régiment ne devait pourtant pas s’y trouver.
— Non ; mais il avait quitté son régiment.
Une clairvoyance effrayante échoit en partage à ceux qui ont la longue expérience du malheur. Je devinai que Hugh avait dû changer de régiment par déférence pour les susceptibilités exagérées du point d’honneur militaire. En réalité, c’était moi qui l’avais chassé de son corps, moi qui l’avais poussé sur le volcan indien à la veille même de la terrible éruption.
La Parque avait fait son œuvre...
Depuis lors j’ai tâché de vivre, et je vis encore, mais...
A ces tristes souvenirs de celle qui fut mon élève et mon amie[3], je n’ajouterai que peu de mots. Alswitha Lee est morte à vingt-huit ans, éloignée des siens et dans un isolement volontaire. Sa mère l’avait précédée au tombeau, et son frère était devenu propriétaire de Blendon-Hall. Jamais elle ne voulut y rentrer avec lui. Avertie qu’un léger mal, sans importance au début, empruntait quelque gravité à l’espèce de lente désorganisation qui s’accomplissait en elle, j’arrivai près de ma pauvre amie assez à temps pour passer quelques semaines encore à son chevet. Elle ne goûta de plein repos que dans les derniers jours. Jusque-Là, le bienfait d’une calme agonie avait été refusé aux prières de cette âme pure, mais tourmentée, effrayée de son rôle ici-bas. — Sa mère m’a maudite! me répéta-t-elle plus d’une fois, faisant allusion à de vaines paroles qu’on prétendait avoir été prononcées par mistress Wyndham, survivant à ses deux fils et presque folle de douleur. J’obtins à grand’peine la permission d’avertir son frère Godfrey qu’elle était mourante : — Soit, dit-elle enfin, épargnons-lui la pensée que j’ai craint sa présence; mais il ne me consolera pas. — Elle se trompait. Cette dernière entrevue, si triste, où ils échangèrent à peine quelques mots, leur fit du bien à tous les deux. Elle mourut la main dans celle de son frère, l’être vivant qu’elle aimait le mieux malgré tout.
Près de la quitter et jetant sur elle un dernier regard : — Je pourrais ressusciter ce pauvre être que certes je ne l’oserais pas, me dit-il d’une voix étouffée par les sanglots... La justice se paie parfois bien cher ici-bas, et Dieu, dans ses insondables colères, atteint, en même temps que les coupables, ceux-là mêmes dont il a fait les instrumens de sa vengeance. Il faut adorer ses décrets sans les comprendre.
E.-D. FORGUES.