Une Philosophie nouvelle - Henri Bergson/02

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Philosophie nouvelle – M. Henri Bergson
Edouard Le Roy


UNE
PHILOSOPHIE NOUVELLE

M. HENRI BERGSON

II[1]
LA DOCTRINE

Les sciences proprement dites, celles que l’on est convenu d’appeler positives, se présentent comme autant de points de vue sur la réalité, de points de vue extérieurs et périphériques. Elles nous laissent au dehors des choses, qu’elles se bornent à investir de loin. Les vues qu’elles en donnent ressemblent aux perspectives sommaires qu’on obtient d’une ville quand on la regarde, sous divers angles, du haut des collines qui l’entourent. Moins que cela même : car, bien vite, par un progrès de l’abstraction, les vues colorées font place à des croquis schématiques, voire à de simples notes conventionnelles d’un usage plus pratique et plus rapide. Ainsi les sciences restent prisonnières du symbole, avec tout ce que son emploi entraîne d’inévitable relativité. Mais la philosophie prétend descendre à l’intérieur du réel, s’installer dans l’objet, en suivre les mille détours et replis, en obtenir un sentiment direct et immédiat, en pénétrer jusqu’au cœur l’intimité concrète : elle ne se contente pas d’une analyse, elle veut une intuition.

Or il y a une existence que, dès le principe, nous connaissons mieux et plus sûrement que toute autre ; il y a un cas privilégié où l’effort de sympathie révélatrice nous est naturel et presque facile ; il y a une réalité au moins que nous saisissons du dedans, que nous percevons intérieurement, profondément. Cette réalité, c’est nous-mêmes. Réalité typique, par où il convient de commencer l’étude. La psychologie nous met en contact direct avec elle ; puis la métaphysique essaie de généraliser ce contact. Mais une telle généralisation ne peut être tentée que si d’abord on s’est familiarisé avec le réel sur le point où l’accès nous en est immédiatement ouvert. De l’être intérieur vers l’être extérieur : voilà donc le chemin de pensée que doit prendre le philosophe.


I

« Se connaître soi-même : » l’antique maxime est restée la devise de la philosophie depuis Socrate, la devise qui marque au moins son moment initial, celui où, s’infléchissant vers la profondeur du sujet, elle inaugure son travail propre de pénétration, tandis que la science continue à s’étendre en surface. De cette vieille devise, chaque philosophe tour à tour a donné un commentaire et une application. Mais M. Bergson plus que nul autre, en renouvelle profondément le sens, comme de tout ce qu’il touche. Quelle interprétation avait cours avant lui ? Pour ne parler que du dernier siècle, on peut dire que, sous l’influence de Kant, la critique se préoccupait surtout jusqu’ici de démêler l’apport du sujet dans l’acte de connaissance, d’établir que nous apercevons les choses à travers certaines formes représentatives empruntées à notre constitution propre. Telle était, hier encore, la manière classique d’envisager le problème. Eh bien ! c’est justement cette attitude que tout d’abord, par une démarche de retournement qui lui demeurera familière au cours de ses recherches, renverse M. Bergson.

« Il nous a semblé, dit-il, qu’il y avait lieu de se poser le problème inverse, et de se demander si les états les plus apparens du moi lui-même, que nous croyons saisir directement, ne seraient pas la plupart du temps aperçus à travers certaines formes empruntées au monde extérieur, lequel nous rendrait ainsi ce que nous lui avons prêté. A priori, il paraît assez vraisemblable que les choses se passent ainsi. Car à supposer que les formes dont on parle, et auxquelles nous adaptons la matière, viennent entièrement de l’esprit, il semble difficile d’en faire une application constante aux objets sans que ceux-ci déteignent bientôt sur elles : en utilisant alors ces formes pour la connaissance de notre propre personne, nous risquons de prendre pour la coloration même du moi un reflet du cadre où nous le plaçons, c’est-à-dire, en définitive, du monde extérieur. Mais on peut aller plus loin, et affirmer que des formes applicables aux choses ne sauraient être tout à fait notre œuvre ; qu’elles doivent résulter d’un compromis entre la matière et l’esprit ; que si nous donnons à cette matière beaucoup, nous en recevons sans doute quelque chose ; et qu’ainsi, lorsque nous essayons de nous ressaisir nous-mêmes après une excursion dans le monde extérieur, nous n’avons plus les mains libres. »

Pour éviter cette conséquence, il y aurait bien, à vrai dire, une échappatoire concevable. Elle consisterait à soutenir par principe une absolue analogie, une similitude exacte entre la réalité interne et les choses du dehors. Les formes qui conviennent aux unes conviendraient alors également à l’autre. Mais remarquez déjà qu’un tel principe constitue, au premier chef, une thèse métaphysique, dont en toute occurrence il serait illégitime de poser l’affirmation préalable comme postulat de méthode. Remarquez ensuite, et surtout, que sur ce point l’expérience est décisive et manifeste plus clairement chaque jour l’échec des théories qui veulent assimiler le monde de la conscience à celui de la matière, qui veulent calquer la psychologie sur la physique. Ce sont là des « ordres » différens. L’outillage du premier n’est pas transportable au second. Dès lors s’impose l’attitude adoptée par M. Bergson. Nous avons un effort à donner, un travail de réforme à entreprendre, pour lever le voile de symboles qui enveloppe notre habituelle représentation du moi, qui nous dérobe ainsi à nos propres regards, pour nous retrouver enfin tels que nous sommes réellement, immédiatement, au plus intime de nous-mêmes. Cet effort, ce travail sont nécessaires parce que « pour contempler le moi dans sa pureté originelle, la psychologie doit éliminer ou corriger certaines formes qui portent la marque visible du monde extérieur. » Quelles sont ces formes ? Tenons-nous-en aux principales. Les choses nous apparaissent comme des unités dénombrables juxtaposées dans l’espace. Elles composent une multiplicité numérique et spatiale, une poussière de termes entre lesquels se nouent des liens de géométrie. Espace et nombre, voilà donc les deux formes d’immobilité, les deux schèmes d’analyse dont il nous faut oublier l’obsession. Je ne dis pas qu’il n’y ait aucune place à leur faire, même dans le monde interne. Mais leur convenance est d’autant moindre qu’on entre plus avant au cœur de la vie psychologique.

C’est qu’il y a, en effet, plusieurs plans de conscience, étages en profondeur, qui marquent tous les degrés intermédiaires entre la pensée pure et l’action corporelle, et qu’intéresse à la fois chaque phénomène de l’esprit, ainsi répété à mille hauteurs comme les harmoniques d’un même son. Ou, si vous préférez, la vie spirituelle ne s’étale pas en nappe uniformément transparente ; mais elle surgit comme un flot d’abord pressé, peu à peu épanoui en gerbe, qui traverse bien des états divers depuis le jaillissement sombre et dru de la source jusqu’à la dispersion lumineuse des gouttelettes retombantes ; et chacun de ses modes présente à son tour un caractère semblable, n’étant lui-même qu’un filet de la gerbe totale. Voilà sans doute l’idée centrale et génératrice du livre admirable intitulé Matière et Mémoire. Combien voudrais-je qu’il me fût possible d’en condenser ici la substance, d’en faire sentir l’étonnante puissance de synthèse, qui réussit à contracter toute une métaphysique et à l’étreindre d’une si forte prise que le critère finisse par s’en trouver dans la discussion de quelques humbles faits relatifs à la physiologie du cerveau ! Mais sa rigueur technique et sa concision même, jointes à sa richesse, le rendent irrésumable ; et je ne puis qu’en indiquer d’un mot les conclusions.

Qu’il existe, d’abord, un monde intérieur, une activité spirituelle distincte de la matière et de son mécanisme, il le faut avouer, pour peu que l’on se pique de méthode positive. Nulle chimie cérébrale, nulle danse d’atomes n’équivaut à la moindre pensée, que dis-je ? à la moindre sensation. D’aucuns, il est vrai, ont affirmé une thèse de parallélisme, selon laquelle chaque phénomène de l’esprit correspondrait point par point à un phénomène du cerveau, sans y rien ajouter, sans influer sur son cours, ne faisant que le traduire dans une autre langue, si bien qu’un regard assez perspicace pour suivre jusqu’en leurs menus épisodes les révolutions moléculaires et les flux de propagation nerveuse lirait du même coup au plus secret de la conscience associée. Mais qui contestera qu’une thèse de ce genre ne soit en réalité qu’une hypothèse, qu’elle dépasse infiniment les données certaines de la biologie actuelle et qu’on ne la puisse formuler qu’en escomptant les découvertes futures dans une direction préconçue ? Disons le mot : ce n’est pas vraiment une thèse de science positive, mais une thèse métaphysique, au sens fâcheux de ce terme. A tout mettre au mieux, la valeur ne pourrait en être aujourd’hui qu’une valeur d’intelligibilité. Or cette valeur, elle ne l’a point. Comment comprendre une conscience destituée d’efficace, et, dès lors, sans liens avec le réel, sorte de phosphorescence qui, soulignant le contour des vibrations cérébrales, viendrait comme par miracle doubler de sa lueur mystérieuse et inutile certains phénomènes déjà complets sans elle ? Un jour, M. Bergson est descendu sur le terrain de la dialectique et, parlant à ses adversaires leur langage familier, il a démonté sous leurs yeux le « paralogisme psychophysiologique ; » c’est à la condition seulement de mêler dans un même discours deux systèmes de notations incompatibles, — idéalisme et réalisme, — qu’on parvient à énoncer la thèse paralléliste. Cette argumentation a frappé, d’autant qu’elle s’adaptait à la forme habituelle des discussions entre philosophe. Mais une preuve plus positive et plus catégorique se déroule tout au long de Matière et Mémoire. Sur l’exemple précis du souvenir analysé jusqu’en son dernier fond, M. Bergson saisit au vif et mesure l’écart entre âme et corps, entre esprit et matière. Puis, mettant en pratique ce qu’il a dit ailleurs sur la création de concepts nouveaux, il arrive à conclure, — ce sont ses propres expressions, — qu’il doit y avoir entre le fait psychologique et son substrat cérébral une relation sui generis, qui n’est ni la détermination de l’un par l’autre, ni leur indépendance réciproque, ni la production de celui-ci par celui-là ou inversement, ni leur simple concomitance parallèle, bref, qui ne répond à aucun des concepts tout faits que l’abstraction met à notre service, mais que l’on peut formuler approximativement en ces termes :

« Etant donné un état psychologique, la partie jouable de cet état, celle qui se traduirait par une attitude du corps ou par des actions du corps, est représentée dans le cerveau : le reste en est indépendant et n’a pas d’équivalent cérébral. De sorte qu’à un même état cérébral donné peuvent correspondre bien des états psychologiques différens, mais non pas des étals quelconques. Ce sont des états psychologiques qui ont tous en commun le même schéma moteur. Dans un même cadre pourraient tenir beaucoup de tableaux, mais non pas tous les tableaux. Soit une pensée élevée, abstraite, philosophique. Nous ne la concevons pas sans y joindre une représentation imagée que nous disposons au-dessous d’elle. Nous ne nous représentons pas cette image, à son tour, sans la soutenir d’un dessin qui en résume les grandes lignes. Nous n’imaginons pas ce dessin lui-même, sans imaginer et par là même esquisser certains mouvemens qui le reproduiraient. C’est cette esquisse, et cette esquisse seule, qui est représentée cérébralement. Posez l’esquisse, il y a de la marge pour l’image. Posez l’image à son tour, il reste une marge, une marge plus grande encore pour la pensée. Ainsi la pensée est relativement libre et indéterminée par rapport à l’activité cérébrale qui la conditionne, celle-ci n’exprimant que les articulations motrices de l’idée, et les articulations pouvant être les mêmes pour des idées absolument différentes. Et pourtant ce n’est pas la liberté complète ni l’indétermination absolue, puisqu’une idée quelconque, prise au hasard, ne présenterait pas les articulations voulues. Bref, aucun des concepts simples que la philosophie nous fournit ne pourrait exprimer la relation cherchée, mais cette relation paraît ressortir assez clairement de l’expérience. »

La même analyse de faits nous apprend comment s’ordonnent les plans de conscience dont je parlais tout à l’heure, la loi d’après laquelle ils se distribuent et la signification qui s’attache à leur échelonnement. Négligeons les multiples intermédiaires pour ne regarder que les pôles extrêmes de la série. Volontiers on imagine une coupure trop nette entre le geste et le rêve, entre l’action et la pensée, entre le corps et l’esprit. Non, il n’y a pas ainsi deux surfaces planes, sans épaisseur ni transition, juxtaposées à des niveaux différens ; mais c’est par une insensible dégradation de profondeur croissante et de matérialité décroissante qu’on passe d’un terme à l’autre. Et les caractères changent continûment au cours du passage. Et alors voici que notre problème initial se pose à nouveau devant nous, plus aigu que jamais : les formes de nombre et d’espace conviennent-elles également sur tous les plans de conscience ?

De ces plans de vie considérons le plus extérieur, celui qui touche au dehors, celui qui reçoit directement les empreintes de la réalité externe. Nous vivons d’ordinaire à la surface de nous-mêmes, dans la dispersion numérique et spatiale du discours et du geste. Notre moi profond est comme recouvert d’une croûte figée, durcie à l’action : enchevêtrement d’habitudes juxtaposées, immobiles, dénombrables, ainsi que des choses distinctes et solides, aux contours tranchés, aux relations machinales. Et c’est pour la représentation des phénomènes qui se passent dans cette écorce morte que valent surtout espace et nombre.

Il faut vivre en effet, j’entends vivre de la vie commune et journalière, avec notre corps, avec nos mécanismes habituels plus qu’avec le vrai fond de nous-mêmes. Notre attention se porte donc le plus souvent, par une inclination naturelle, sur la valeur pratique, sur la fonction utile de nos états intérieurs, sur l’objet public dont ils sont le signe, sur l’effet qu’ils produisent au dehors, sur les gestes par lesquels nous les exprimons dans l’espace. Une moyenne sociale des modalités individuelles nous intéresse plus que l’incommunicable originalité de notre vie profonde. Les mots du langage viennent d’ailleurs offrir autant de centres symboliques autour desquels cristallisent les groupes de mécanismes moteurs montés par l’habitude, seuls élémens usuels de nos déterminations internes. Or le frottement de la société a rendu ces mécanismes moteurs à peu près identiques chez tous les hommes. De là, qu’il s’agisse de sensations, de sentimens ou d’idées, ces résidus neutres, desséchés, incolores, qui s’étalent inertes à la surface de nous-mêmes « comme des feuilles mortes sur l’eau d’un étang. » Ainsi le progrès vécu tombe au rang de chose maniable. Espace et nombre le saisissent. Dans un ensemble d’atomes juxtaposés, des combinaisons qui se nouent et se dénouent, des forces qui se composent mécaniquement ; et pour représenter cet ensemble, des concepts pétrifiés, dialectiquement manipulables comme des jetons : voilà tout ce qui subsiste bientôt de ce qui fut mouvement et vie.

Tout autre apparaît la réalité vraiment intérieure, tout autres ses caractéristiques profondes. Rien, d’abord, de quantitatif : l’intensité d’un état psychologique n’est pas une grandeur, elle se refuse à la mesure. C’est par la preuve de cette affirmation capitale que s’ouvre l’Essai sur les données immédiates de la conscience. S’agit-il d’un état simple, tel qu’une sensation de lumière ou de poids ? L’intensité s’en réduit à une certaine qualité ou nuance qui nous signale approximativement, par une association d’idées et grâce à notre expérience acquise, la grandeur de la cause objective d’où il émane. S’agit-il, au contraire, d’un état complexe, comme ces impressions de joie ou de tristesse profondes, qui nous prennent tout entiers, qui nous envahissent et nous submergent ? Ce que nous appelons leur intensité n’exprime que le sentiment confus d’un progrès qualitatif, d’une richesse croissante. « Par exemple, un obscur désir est devenu peu à peu une passion profonde. Vous verrez que la faible intensité de ce désir consistait d’abord en ce qu’il vous semblait isolé et comme étranger à tout le reste de votre vie interne. Mais petit à petit il a pénétré un plus grand nombre d’élémens psychiques, les teignant pour ainsi dire de sa propre couleur ; et voici que votre point de vue sur l’ensemble des choses vous paraît maintenant avoir changé. N’est-il pas vrai que vous vous apercevez d’une passion profonde, une fois contractée, à ce que les mêmes objets ne produisent plus sur vous la même impression ? Toutes vos sensations, toutes vos idées vous en paraissent rafraîchies : c’est comme une nouvelle enfance. » Rien ici de l’homogénéité qui est le propre de la grandeur, la condition nécessaire de lame-sure, et qui laisse transparaître le moins au sein du plus. Rien non plus de dénombrable, rien d’une multiplicité numérique déployée dans l’espace. Nos états internes forment une continuité qualitative ; ils se prolongent et se fondent les uns dans les autres ; ils se groupent en accords dont chaque note contient une résonance de tout l’ensemble ; ils s’entourent de halos aux dégradations infinies qui, de proche en proche, colorent le contenu total de la conscience ; ils vivent chacun au sein de chacun. « Je suis odeur de rose, » faisait dire Condillac à sa statue ; et cette parole traduit exactement la vérité immédiate, dès que l’observation se fait assez naïve et simple pour atteindre le donné pur. Dans un sou file qui passe, je respire mon enfance ; dans un frisson de feuilles, dans un reflet de lune, je retrouve une suite infinie de réflexions et de rêves. Une pensée, un sentiment, un acte peuvent révéler toute une âme. Mes idées, mes sensations me ressemblent. Comment seraient possibles de tels faits si l’unité multiple du moi ne présentait le caractère essentiel de vibrer entière au fond de chacune des parties que l’analyse y discerne ou plutôt y découpe ? Toutes les déterminations psychiques s’enveloppent et s’impliquent réciproquement. Et que l’âme soit ainsi présente intégralement dans chacun de ses états, dans chacun de ses actes, ses sentimens par exemple ou ses idées dans ses sensations, ses souvenirs dans ses percepts, ses volontés dans ses évidences, c’est le principe justificatif des métaphores, la source de toute poésie, la vérité que la philosophie moderne proclame chaque jour avec plus de force sous le nom d’immanence de la pensée, le fait qui explique notre responsabilité morale en face de nos affections et de nos croyances elles-mêmes ; et, finalement, c’est le meilleur de nous, puisque c’est ce qui fait que nous pouvons nous donner vraiment sans réserve et ce qui constitue l’unité réelle de notre personne.

Entrons même plus avant aux retraites cachées des âmes. Nous voici dans ces régions de crépuscule et de rêve où s’élabore notre moi, où jaillit le flot qui est nous, dans la secrète et tiède intimité des ténèbres fécondes où tressaille notre vie naissante. Les distinctions sont tombées. La parole ne vaut plus. On entend sourdre mystérieusement les sources de la conscience, comme un invisible frisson d’eau vive à travers l’ombre moussue des grottes. Je me dissous dans la joie du devenir. Je m’abandonne au délice d’être une réalité jaillissante. Je ne sais plus si je vois des parfums, si je respire des sons ou si je savoure des couleurs. Est-ce que j’aime ? Est-ce que je pense ? La question ne signifie plus rien pour moi. Je suis moi-même et tout entier chacune de mes attitudes, chacun de mes changemens. Non pas que ma vue soit trouble ou mon attention paresseuse. Mais j’ai repris contact avec la réalité pure, dont l’essentiel mouvement n’admet aucune forme de nombre. Qui fait ainsi l’effort nécessaire pour devenir, — ne fût-ce qu’un instant insaisissable, — vraiment « intérieur » et « profond, » celui-là découvre, sous l’apparence la plus simple, des sources infinies de richesse insoupçonnée ; le rythme de sa durée s’amplifie et s’affine ; ses actes deviennent plus consciens ; et, dans ce qui lui semblait d’abord brusque coupure ou battement instantané, il discerne des transitions complexes aux nuances insensiblement dégradées, des transitions musicales pleines de retours imprévus et de sinueuses démarches.

Ainsi, plus on descend aux profondeurs de la conscience, moins conviennent ces schèmes de séparation et d’immobilité que sont les formes d’espace et de nombre. Le monde intérieur est celui de la qualité pure. Il n’a rien d’une homogénéité mesurable, rien d’un assemblage d’élémens à structure atomique. Les phénomènes que l’analyse y distingue ne sont point des unités composantes, mais des phases. Et ce n’est qu’au moment où ils affleurent à la surface, où ils prennent le contact du dehors, où ils s’incarnent en discours et en gestes, que leur deviennent adaptées les catégories de la matière. Au fond, la réalité apparaît comme un écoulement ininterrompu, un impalpable frisson de nuances fluidement changeantes, un flux perpétuel d’ondes fuyantes et fondues qui se résolvent sans heurts les unes dans les autres. Tout y change sans cesse ; et l’état en apparence le plus stable est déjà du changement, puisqu’il dure et puisqu’il vieillit. Des constances ne se dessinent que par la matérialisation de l’habitude ou par l’effet d’une symbolisation pratique. Et c’est sur quoi, à juste titre, insiste M. Bergson :

« L’apparente discontinuité de la vie psychologique tient donc à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d’actes discontinus : où il n’y a qu’une pente douce, nous croyons apercevoir, en suivant la ligne brisée de nos actes d’attention, les marches d’un escalier. Il est vrai que notre vie psychologique est pleine d’imprévu. Mille incidens surgissent, qui semblent trancher sur ce qui les précède, ne point se rattacher à ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d’un fond où ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles mêmes qui les séparent : ce sont les coups de timbale qui éclatent de loin en loin dans la symphonie. Notre attention se fixe sur eux parce qu’ils l’intéressent davantage, mais chacun deux est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière. Chacun d’eux n’est que le point le mieux éclairé d’une zone mouvante qui comprend tout ce que nous sentons, pensons, voulons, tout ce que nous sommes enfin à un moment donné. C’est cette zone entière qui constitue, en réalité, notre état. Or, des états ainsi définis on peut dire qu’ils ne sont pas des élémens distincts. Ils se continuent les uns les autres en un écoulement sans fin. »

Et ne croyez pas d’ailleurs qu’une telle description représente seulement ou surtout notre vie sentimentale. Raison et pensée participent au même caractère, dès que l’on pénètre en leur profondeur vivante, qu’il s’agisse d’invention créatrice ou de ces jugemens primordiaux qui orientent notre activité. Si quelque stabilité plus ferme s’y manifeste, c’est comme une permanence de direction, parce que notre passé nous reste présent.

Car nous sommes doués de mémoire et là est peut-être en somme notre caractéristique la plus profonde. Par la mémoire, en effet, nous nous grossissons, nous nous enrichissons incessamment de nous-mêmes. D’où vient la nature tout originale du changement qui nous constitue. Mais c’est ici qu’il faut s’affranchir des représentations familières ! Le sens commun ne sait pas penser le mouvement. Il s’en forge une conception statique et le détruit en l’arrêtant sous prétexte de le mieux voir. Le définir comme un ordre de positions, par une loi génératrice, par un horaire ou tableau de correspondance entre des lieux et des instans, n’est-ce pas au fond se le donner tout fait d’avance ? n’est-ce pas confondre la trajectoire et le trajet, les points traversés et la traversée des points, le résultat de la genèse et la genèse du résultat, bref la quantité de longueur déposée au cours du passage et la qualité du passage qui déroule cette longueur ? Ainsi du mouvement disparaît la mobilité même, qui en est l’essence. Même commune erreur au sujet du temps. La pensée analytique et discursive n’y sait voir qu’un chapelet de coïncidences chacune instantanée, un ordre logique de rapports. Elle en imagine l’ensemble comme une règle graduée où glisse, curseur géométrique, ce point lumineux qu’on nomme le présent. Elle configure ainsi le temps à l’espace, « sorte de quatrième dimension, » ou du moins elle le réduit à n’être plus qu’un schème abstrait de succession, « fleuve sans fond, sans rives, qui coule sans force assignable, dans une direction qu’on ne saurait définir. » C’est qu’elle le veut homogène, et tout milieu homogène est espace, « car l’homogénéité consistant ici dans l’absence de toute qualité, on ne voit pas comment deux formes de l’homogène se distingueraient l’une de l’autre. »

Tout autre se montre la durée vraie, la durée vécue. C’est l’hétérogénéité pure. Elle comporte mille degrés divers de tension ou de relâchement, et son rythme varie sans trêve. Le silence magique des nuits calmes ou le désordre effaré d’une tempête, la joie immobile de l’extase ou le trouble d’une colère déchaînée, une ascension ardue vers une vérité difficile ou une descente légère d’un principe lumineux à des conséquences qui se déroulent sans peine, une crise morale ou une douleur lancinante en évoquent des intuitions tout à fait incomparables entre elles. Et il n’y a pas ici des instans qui s’alignent, mais des phases qui se prolongent et se compénètrent, dont la suite n’a rien d’une substitution de points à points, mais ressemble plutôt à une résolution musicale d’accords en accords. Et de cette mélodie toujours nouvelle qui constitue notre vie intérieure, chaque moment contient comme une résonance ou un écho des momens passés. « Que sommes-nous, en effet, qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ? Sans doute nous ne pensons qu’avec une petite partie de notre passé ; mais c’est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d’âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. » De là vient que notre durée est irréversible, de là vient sa nouveauté perpétuelle, chacun des états qu’elle traverse enveloppant le souvenir de tous les étals antérieurs. Et nous voyons ainsi, en lin de compte, comment, pour un être doué de mémoire, « exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même. »

Avec cette formule, nous voici en face du problème capital où se rencontrent psychologie et métaphysique, le problème de la liberté. La solution qu’en expose M. Bergson marque un des points culminans de sa philosophie. C’est de ce sommet que s’éclaire pour lui l’énigme de l’être intérieur. Et c’est le centre où viennent converger toutes les lignes de sa recherche.

Qu’est-ce que la liberté ? que faut-il entendre sous ce mot ? Prenez garde à la réponse que vous allez faire. Toute définition proprement dite impliquera par avance la thèse du déterminisme, puisque, sous peine de cercle vicieux, elle exprimera nécessairement la liberté en fonction de ce qui n’est pas elle. Ou bien la liberté psychologique est une apparence illusoire, ou bien, si elle est réelle, on ne la peut saisir que par intuition, non par analyse, dans la lumière d’un sentiment immédiat. Car une réalité se constate et ne se construit point : et nous sommes ici, ou jamais, dans une de ces circonstances où la tâche du philosophe est de créer quelque nouveau concept, au lieu de s’en tenir à une combinaison d’élémens antérieurs.

L’homme est libre, dit le sens commun, dans la mesure où son action ne dépend que de soi. « Nous sommes libres, dit M. Bergson, quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste. » Deux conceptions qui s’équivalent, deux formules consonantes. Pourquoi chercher autre chose ? Il est vrai que cela revient à caractériser l’acte libre par son originalité même, au sens étymologique du mot : ce qui n’est au fond qu’une autre manière de le déclarer incommensurable avec tout concept, réfractaire à se laisser enclore dans aucune définition. Mais cela, tout de même, n’est-ce point la seule vraie donnée immédiate ? Que notre vie spirituelle soit action véritable, capable d’indépendance, d’initiative, de nouveauté irréductible, non simple effet propagé du dehors, non simple prolongement du mécanisme extérieur, et qu’elle soit nôtre au point de constituer à chaque moment, pour qui sait voir, une invention essentiellement incomparable et neuve : voilà ce qui nous la fait estimer libre, voilà ce que représente pour nous le nom de liberté. Ainsi comprise, — et décidément c’est ainsi qu’il faut la comprendre, — la liberté est chose profonde : ne la cherchons que dans les grands choix solennels qui engagent notre vie, non dans les menus gestes familiers que leur insignifiance même soumet à toutes les influences ambiantes, à tous les souffles épars autour de nous ; la liberté est chose rare : beaucoup vivent et meurent sans l’avoir jamais connue ; la liberté est chose qui comporte à l’infini des degrés et des nuances : elle se mesure à notre pouvoir d’intériorité ; la liberté est chose qui se fait en nous sans cesse : nous sommes libérables plus que libres ; et la liberté enfin est chose de durée, non d’espace et de nombre, non d’improvisation ni de décret : est libre l’acte longtemps préparé, l’acte lourd de toute notre histoire, qui tombe comme un fruit mûr de notre vie antérieure.

Mais de ces vues comment instituer une vérification positive ? comment écarter le péril d’illusion ? La preuve résultera ici d’une critique des théories adverses, jointe à une observation directe de la réalité psychologique dégagée des formes trompeuses qui en faussent la perception commune. Et il sera facile, à cet égard, de résumer en quelques mots la dialectique de M. Bergson.

Le premier obstacle que rencontre l’affirmation de notre liberté vient du déterminisme physique. La science positive, dit-on, nous présente l’univers comme une immense transformation homogène, maintenant une exacte équivalence entre le point de départ et le point d’arrivée. Dès lors comment serait possible cette création véritable qu’on veut apercevoir dans l’acte appelé libre ? Mais l’universalité du mécanisme n’est au fond qu’une hypothèse qui attend encore qu’on la démontre. Elle enveloppe d’une part la conception paralléliste que nous avons reconnue caduque. Et d’autre part il est clair qu’elle ne saurait se suffire. Au moins exige-t-elle en effet qu’il y ait quelque part un principe de position par où soit une fois donné ce qui ensuite se conservera. En fait, le cours des phénomènes manifeste le jeu de trois tendances concertées : tendance à la conservation, cela n’est point douteux, mais aussi tendance à la chute, comme dans la dégradation de l’énergie, et tendance au progrès, comme dans l’évolution biologique. Faire de la conservation l’unique loi des choses implique un décret arbitraire par lequel soient désignés les seuls aspects du réel que l’on comptera pour quelque chose. De quel droit exclure ainsi, avec l’effort vital, le sentiment même de la liberté, si vivace en nous ?

On pourrait dire, il est vrai, que notre vie spirituelle, si elle n’est pas simple prolongement du mécanisme extérieur, procède cependant selon un mécanisme interne, tout aussi rigoureux, quoique d’un genre différent. Ce serait l’hypothèse d’une sorte de mécanisme psychologique, hypothèse qui, à bien des égards, semble celle du sens commun. Je n’ai pas à y insister, après tant de critiques déjà faites. La réalité intérieure, — innombrable, — n’a rien d’un échelonnement de termes distincts où se puisse déverser en cascade une causalité nécessitante. Et le mécanisme que l’on rêve n’a de sens vrai, — car, tout de même, il en a un, — que relativement aux phénomènes superficiels qui s’accomplissent dans notre écorce morte, relativement à l’automate que nous sommes dans la vie journalière. Je veux bien qu’il rende compte de nos actions communes, mais c’est ici notre conscience profonde qui est en cause, non le jeu de nos habitudes matérialisées.

Sans donc nous appesantir davantage sur cette conception bâtarde, venons à l’examen direct de la réalité psychologique intime. Tout est prêt pour conclure. Notre durée, qui se charge incessamment d’elle-même, apportant toujours un facteur de nouveauté irréductible, empêche un état quelconque, fût-il identique en surface, de se répéter en profondeur. « Nous n’aurons plus jamais notre âme de ce soir. » Chacun de nos momens demeure essentiellement unique. C’est du nouveau qui s’ajoute au passé survivant : non seulement du nouveau, mais de l’imprévisible. Comment parler en effet d’une prévision qui ne soit pas simple conjecture, comment concevoir une détermination extrinsèque et nécessitante, quand l’acte naissant ne fait qu’un avec la somme achevée de ses conditions, quand celles-ci ne sont complètes qu’au seuil de l’action qui commence, y compris ce qu’elle apporte d’irréductiblement original par sa date même dans notre histoire ? On n’explique, on ne prévoit qu’après coup, rétrospectivement lorsque le geste accompli est tombé dans le plan de la matière.

Ainsi notre vie intérieure est travail de création durable : phases de maturation lente, que viennent clore de loin en loin des crises d’invention libératrice. Sans doute la matière est là, sous les espèces de l’habitude, comme un danger d’automatisme, qui nous guette à chaque instant et nous capte au moindre oubli. Mais elle ne représente en nous que le déchet de l’existence, la chute mortelle de la réalité qui se défait, la défaillance du geste créateur qui retombe dans l’inertie ; et le fond de notre être demeure liberté jaillissante, liberté pour qui, en droit, le mécanisme même n’est qu’un moyen d’action.

Maintenant, est-ce que cette conception ne fait pas de nous une exception singulière dans la nature, un empire dans un empire ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.


II

Nous venons de chercher à saisir l’être en nous-mêmes : et il nous est apparu devenir, progrès, croissance, travail incessant de maturation créatrice, en un mot durée. Faut-il encore conclure ainsi au sujet de l’être extérieur, de l’existence en général ?

Considérons, de toutes les réalités externes, la plus voisine de nous : notre corps. Elle nous est connue à la fois du dehors par des perceptions et du dedans par des affections. C’est donc pour notre enquête un cas privilégié. Par analogie, d’ailleurs, nous étudierons du même coup les autres corps vivans, qu’une induction de chaque jour nous montre tous plus ou moins semblables au nôtre. Or quels sont les caractères distinctifs de ces réalités nouvelles ? Beaucoup mieux que les objets inorganiques, chacune d’elles possède une individualité vraie ; tandis que les premiers ne se délimitent guère que par rapport aux besoins des secondes et ainsi ne constituent pas des êtres en soi, celles-ci accusent une puissante unité intérieure, que leur prodigieuse complication ne fait que souligner encore : elles forment des touts naturellement clos. Ces touts ne sont pas des assemblages de parties juxtaposées : ce sont des organismes, c’est-à-dire des systèmes de fonctions solidaires, où chaque détail implique l’ensemble, où les divers élémens s’entrepénètrent. Ces organismes changent et se modifient sans cesse ; on dit qu’ils ne sont pas seulement, mais qu’ils vivent ; et leur vie est l’instabilité même, une fuite, un écoulement perpétuel. Cette fuite ininterrompue n’a rien de comparable à un mouvement géométrique ; c’est une succession rythmée de phases dont chacune contient la résonance de toutes celles qui précèdent ; chaque état subsiste dans l’état suivant ; la vie corporelle est déjà mémoire ; l’être vivant se charge de son passé, il fait boule de neige avec lui-même, en lui est ouvert un registre où s’inscrit le temps, il mûrit et il vieillit. Enfin, malgré les ressemblances, le corps vivant demeure toujours une sorte d’invention absolument originale et unique, car il n’y en a pas deux exemplaires tout à fait pareils ; et il apparaît, parmi les objets inertes, réservoir d’indétermination, centre de spontanéité, de contingence, d’action véritable, comme si, dans le cours des phénomènes, rien ne pouvait se produire de réellement nouveau que par son intermédiaire. Telles sont les tendances caractéristiques de la vie, tels les aspects qu’elle présente à l’observation immédiate. Que l’activité spirituelle préside inconsciente à l’évolution biologique ou que simplement elle la prolonge, toujours est-il que nous retrouvons ici et là les traits essentiels de la durée.

Mais je viens de dire « individualité. » Est-ce en effet une des marques distinctives de la vie ? On sait pourtant combien il est difficile de la définir avec rigueur. Nulle part, non pas même chez l’homme, elle ne se réalise pleinement ; et il existe des êtres, dont chaque fragment régénère l’unité complète, en qui elle semble tout à fait illusoire. Oui, mais nous sommes ici dans l’ordre de la biologie, où les précisions géométriques ne sont pas de mise, où la réalité se définit moins par la possession de certains caractères que par sa tendance à les accentuer. C’est comme tendance, notamment, que l’individualité se manifeste ; et, à l’envisager ainsi, nul ne peut nier qu’elle constitue en effet une des tendances fondamentales de la vie. Seulement il arrive que la tendance à l’individuation reste partout et toujours contre-balancée et dès lors limitée, par une tendance antagoniste, la tendance à l’association, surtout la tendance à la reproduction. De là un correctif nécessaire à notre analyse. La nature, à bien des égards, semble se désintéresser des individus. « La vie apparaît comme un courant qui va d’un germe à un germe par l’intermédiaire d’un organisme développé. » On dirait que celui-ci ne joue que le rôle d’un lieu de passage. Ce qui importe, c’est bien plutôt la continuité de progrès dont les individus ne sont que des phases transitoires. Entre ces phases, d’ailleurs, point de coupures tranchées ; mais chacune se résout et se fond insensiblement dans la suivante. Le vrai problème de l’hérédité n’est-il pas de savoir comment et jusqu’à quel point un individu nouveau se détache des individus générateurs ? Le vrai mystère de l’hérédité n’est-il pas la différence, et non la ressemblance, qui s’accuse d’un terme à l’autre ? Quoi qu’il en soit de sa solution, toutes les phases individuelles se prolongent mutuellement et se compénètrent. Il y a une mémoire de la race par laquelle incessamment le passé s’accumule et se conserve. L’histoire de la vie s’incorpore à son présent. Et là est même la raison ultime de cette perpétuelle nouveauté qui nous étonnait tout à l’heure. Les caractères de l’évolution biologique sont ainsi les mêmes que ceux du progrès humain. Nous retrouvons encore une fois dans la durée l’étoffe même du réel. « Mais alors il ne faut plus parler de la vie en général comme d’une abstraction, ou comme d’une simple rubrique sous laquelle on inscrit tous les êtres vivans. » A elle au contraire appartient la fonction réalisante primordiale. C’est un courant bien réel qui passe de génération en génération, organise et traverse des corps, et ne s’arrête ou ne s’épuise dans aucun.

Déjà, donc, une conclusion se laisse deviner : en son fond, la réalité serait devenir. Mais une semblable thèse heurte de front toutes nos idées familières. D’où une impérieuse nécessité de la soumettre à l’épreuve d’un examen critique et d’une vérification positive.

Une métaphysique, disais-je naguère, est sous-jacente au sens commun, qu’elle anime et qu’elle informe. Selon cette métaphysique, à l’inverse de ce que nous venons de pressentir, le réel en son dernier fond serait immobilité, permanence. Conception toute statique, qui voit dans l’être justement le contraire du devenir : on ne devient, semble-t-elle dire, que dans la mesure où on n’est pas. Ce n’est point, d’ailleurs, qu’elle entende nier le mouvement. Mais elle se le représente sous l’aspect d’une oscillation autour de types invariables, d’un tourbillonnement sur place. Chaque phénomène lui apparaît comme une transformation avec équivalence du point de départ et du point d’arrivée, si bien que le monde prend la figure d’un équilibre éternel où « rien ne se crée, rien ne se perd. » Il ne faut pas beaucoup la presser pour la faire aboutir à la vieille imagination d’un retour cyclique remettant toute chose dans ses conditions d’origine. Tout est ainsi conçu à l’image de la périodicité astronomique. Une trépidation d’atomes, où seules comptent certaines invariances que traduisent nos systèmes d’équations : voilà ce qui reste de l’univers désormais évanoui « en fumée algébrique. » Il n’y a dès lors rien de plus ni de moins dans l’effet que dans le groupe des causes ; et la relation causale tend vers l’identité comme vers son asymptote.

Pareille vue de la nature donne prise à bien des objections, quand même ne s’agirait-il que de la matière inorganisée. Déjà la simple physique manifeste l’insuffisance d’une conception purement mécaniste. Le flot des phénomènes coule dans un sens irréversible et il obéit à un rythme déterminé. « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. » Voilà des faits dont le pur mécanisme ne rend pas compte, lui qui n’envisage que des rapports statiquement conçus, qui ne fait du temps qu’une mesure, quelque chose comme un dénominateur commun des successions concrètes, un certain nombre de coïncidences dont toute vraie durée demeure absente, et qui ne serait pas changé lors même que l’histoire cosmique, au lieu de se dérouler par phases consécutives, serait d’un seul coup dépliée devant nos yeux en éventail. Que dis-je ? Ne parle-t-on pas aujourd’hui de vieillissement, de désagrégation atomique ? Si la quantité de l’énergie se conserve, du moins sa qualité va-t-elle toujours en se dégradant. A côté de quelque chose qui reste constant, le _monde contient aussi quelque chose qui s’use, qui se dissipe, qui s’épuise, qui se défait. Bien plus, un échantillon de métal, dans sa structure moléculaire, garde une trace indélébile des traitemens qu’il a subis : il y a, disent les physiciens, une « mémoire des solides. » Autant de données très positives que laisse échapper le pur mécanisme. Au surplus, ne faut-il pas que soit d’abord posé ce qui ensuite se conservera ou se dégradera ? D’où un autre aspect des choses : l’aspect genèse et création ; et, de fait, nous constatons l’effort ascendant de la vie comme une réalité non moins éclatante que l’inertie mécanique. En définitive, un double mouvement de montée et de descente : telles apparaissent à l’observation immédiate la vie et la matière. Ces deux courans se rencontrent ; ils entrent en lutte ; et c’est le drame de l’évolution dont M. Bergson a un jour magnifiquement exprimé le sens, en précisant la place éminente qui revient à l’homme dans la nature :

« Je ne puis envisager l’évolution générale et le progrès de la vie dans l’ensemble du monde organisé, la coordination et la subordination des fonctions vitales les unes aux autres chez un même être vivant, les relations que la psychologie et la physiologie combinées semblent devoir établir entre l’activité cérébrale et la pensée chez l’homme, sans arriver à cette conclusion que la vie est un immense effort tenté par la pensée pour obtenir de la matière quelque chose que la matière ne voudrait pas lui donner. La matière est inerte, elle est le siège de la nécessité, elle procède mécaniquement. Il semble que la pensée cherche à profiter de cette aptitude mécanique de la matière, à l’utiliser pour des actions, à convertir ainsi en mouvemens contingens dans l’espace et en imprévisibles événemens dans le temps tout ce qu’elle porte en elle d’énergie créatrice, — du moins tout ce que cette énergie a de jouable et d’extériorisable. Savamment et laborieusement elle entasse complication sur complication pour faire de la liberté avec de la nécessité, pour se composer une matière si subtile, si mobile, que la liberté arrive à se tenir en équilibre, par un véritable paradoxe physique et grâce à un effort qui ne saurait durer longtemps, sur cette mobilité même. Mais elle est prise au piège. Le tourbillon sur lequel elle s’est posée la saisit et l’entraîne. Elle devient prisonnière des mécanismes qu’elle a montés. L’automatisme la prend, et, par un inévitable oubli du but qu’elle s’était fixé, la vie, qui ne devait être qu’un moyen en vue d’une fin supérieure, se consume tout entière dans un effort pour se conserver elle-même. Du plus humble des êtres organisés jusqu’aux vertébrés supérieurs qui viennent tout de suite avant l’homme, nous assistons à une tentative toujours déjouée, toujours reprise avec un art de plus en plus savant. L’homme a triomphé, difficilement d’ailleurs, et si incomplètement qu’il lui suffit d’un moment de détente et d’inattention pour que l’automatisme le reprenne. Il a triomphé cependant… »

Et M. Bergson ajoute ailleurs :

« Avec l’homme, la conscience brise la chaîne. Chez l’homme, et chez l’homme seulement, elle se libère. Toute l’histoire de la vie, jusque-là, avait été celle d’un effort de la conscience pour soulever la matière, et d’un écrasement plus ou moins complet de la conscience par la matière qui retombait sur elle. L’entreprise était paradoxale, — si toutefois l’on peut parler ici, autrement que par métaphore, d’entreprise et d’effort. Il s’agissait de créer avec la matière, qui est la nécessité même, un instrument de liberté, de fabriquer une mécanique qui triomphât du mécanisme, et d’employer le déterminisme de la nature à passer à travers les mailles du filet qu’il avait tendu. Mais, partout ailleurs que chez l’homme, la conscience s’est laissé prendre au filet dont elle voulait traverser les mailles. Elle est restée captive des mécanismes qu’elle avait montés. L’automatisme, qu’elle prétendait tirer dans le sens de la liberté, s’enroule autour d’elle et l’entraîne. Elle n’a pas la force de s’y soustraire, parce que l’énergie dont elle avait fait provision pour des actes s’emploie presque tout entière à maintenir l’équilibre infiniment subtil, essentiellement instable, où elle a amené la matière. Mais l’homme n’entretient pas seulement sa machine, il arrive à s’en servir comme il lui plaît. Il le doit sans doute à la supériorité de son cerveau, qui lui permet de construire un nombre illimité de mécanismes moteurs, d’opposer sans cesse de nouvelles habitudes aux anciennes, et, en divisant l’automatisme contre lui-même, de le dominer. Il le doit à son langage, qui fournit à la conscience un corps immatériel où s’incarner et la dispense ainsi de se poser exclusivement sur les corps matériels dont le flux l’entraînerait d’abord, l’engloutirait bientôt. Il le doit à la vie sociale, qui emmagasine et conserve les efforts comme le langage emmagasine la pensée, fixe par là un niveau moyen où les individus devront se hausser d’emblée, et, par cette excitation initiale, empêche les médiocres de s’endormir, pousse les meilleurs à monter plus haut. Mais notre cerveau, notre société et notre langage ne sont que les signes extérieurs et divers d’une seule et même supériorité interne. Ils disent, chacun à sa manière, le succès unique, exceptionnel, que la vie a remporté à un moment donné de son évolution. Ils traduisent la différence de nature, et non pas seulement de degré, qui sépare l’homme du reste de l’animalité. Ils nous laissent deviner que si, au bout du large tremplin sur lequel la vie avait pris son élan, tous les autres sont descendus, trouvant la corde tendue trop haute, l’homme seul a sauté l’obstacle. »

Mais l’homme n’est point pour cela isolé dans la nature :

« Comme le plus petit grain de poussière est solidaire de notre système solaire tout entier, entraîné avec lui dans ce mouvement indivisé de descente qui est la matérialité même, ainsi, tous les êtres organisés, du plus humble au plus élevé, depuis les premières origines de la vie jusqu’au temps où nous sommes, et dans tous les lieux comme dans tous les temps, ne font que rendre sensible aux yeux une impulsion unique, inverse du mouvement de la matière et, en elle-même, indivisible. Tous les vivans se tiennent, et tous cèdent à la même formidable poussée. L’animal prend son point d’appui sur la plante, l’homme chevauche sur l’animalité, et l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort. »

On voit sur quelles amples et lointaines conclusions vient se clore la philosophie nouvelle. Dans les pages que je viens de citer, d’une poésie si puissante, résonne profond et pur son accent original. Quelques-unes de ses thèses maîtresses y sont en outre marquées. Mais il importe maintenant d’en découvrir le solide soubassement de faits.

Et d’abord, le fait de l’évolution biologique. Pourquoi l’a-t-on pris comme fondement du système ? Est-ce bien un fait, ou ne serait-ce qu’une théorie plus ou moins conjecturale et plausible ?

Remarquez en premier lieu que la thèse évolutionniste se présente au moins comme un outil de coordination et de recherche admis de nos jours par tous les savans, rejeté seulement sous l’inspiration d’idées préconçues qui n’ont rien de scientifique : et qu’il réussisse dans le rôle qu’on lui confie, sans doute est-ce déjà la preuve qu’il répond à quelque chose du réel. D’ailleurs, on peut aller plus loin. « L’idée du transformisme est déjà en germe dans la classification naturelle des êtres organisés. Le naturaliste rapproche en effet les uns des autres les organismes qui se ressemblent, puis divise le groupe en sous-groupes à l’intérieur desquels la ressemblance est plus grande encore, et ainsi de suite : tout le long de l’opération, les caractères du groupe apparaissent comme des thèmes généraux sur lesquels chacun des sous-groupes exécuterait ses variations particulières. Or, telle est précisément la relation que nous trouvons, dans le monde animal et dans le monde végétal, entre ce qui engendre et ce qui est engendré : sur le canevas que l’ancêtre transmet à ses descendans, et que ceux-ci possèdent en commun, chacun met sa broderie originale. » Il est vrai qu’on peut se demander si la voie de filiation permet d’aboutir à des écarts aussi grands que ceux dont nous fait témoins la variété des espèces. Mais l’embryologie est là pour répondre en nous montrant les formes les plus hautes et les plus complexes de la vie atteintes chaque jour à partir de formes très élémentaires ; et la paléontologie, à mesure qu’elle se développe, nous fait assister au même spectacle dans l’histoire universelle de la vie, comme si la succession des phases que traverse l’embryon n’était qu’un souvenir et un raccourci de tout le passé dont il est issu. Au surplus, les phénomènes de mutations brusques, observés récemment, viennent contribuer à rendre plus facilement intelligible cette conception qui s’impose à tant de titres, en diminuant l’importance des lacunes apparentes dans la continuité généalogique. Ainsi toute notre expérience est orientée dans le même sens. Or il y a des certitudes qui ne sont que des centres de probabilités concourantes ; il y a des vérités que seules des lignes de faits déterminent, mais qu’elles déterminent suffisamment par leur intersection, par leur convergence. « C’est ainsi que l’on mesure la distance d’un point inaccessible en le visant tour à tour des points d’où l’on a accès. » Ne serait-ce pas le cas ici ? Il semble d’autant plus inévitable de l’affirmer que le langage transformiste est le seul que puisse parler la biologie actuelle. L’évolution, en effet, peut bien être transposée, mais non supprimée, puisqu’en tout état de cause il resterait toujours ce fait éclatant que les formes vivantes rencontrées à l’état de vestiges dans la suite géologique des terrains, se rangent par l’affinité naturelle de leurs caractères dans un ordre de succession parallèle à la succession des âges. Nous ne faisons donc pas véritablement une hypothèse en posant dès le principe l’affirmation évolutionniste. Mais il importe de bien concevoir son objet.

L’évolution ! Le mot est partout aujourd’hui. Mais l’idée vraie ? Combien rare ! Interrogeons les astronomes auteurs d’hypothèses cosmogoniques et leurs fictions de nébuleuse primitive, les physiciens qui rêvent par la dégradation de l’énergie et la dissipation du mouvement le repos final du monde matériel dans l’inertie d’un équilibre homogène, les biologistes et les psychologues ennemis des espèces fixes et curieux d’histoire ancestrale. Ce qu’ils se préoccupent de discerner dans l’évolution, c’est l’influence persistante d’une cause initiale une fois donnée, c’est l’attraction d’une fin immobile, c’est un faisceau de lois devant l’éternité desquelles le changement devient négligeable ainsi qu’une apparence. Or celui qui conçoit l’univers comme un édifice d’immuables rapports, celui-là nie par sa méthode l’évolution dont il parle, puisqu’il la transforme en un effet calculable produit nécessairement par un jeu réglé de conditions génératrices, puisqu’il admet implicitement le caractère illusoire d’un devenir qui n’ajoute rien au donné. La finalité même, s’il en conserve le nom, ne le sauve pas de son erreur, car finalité pour lui n’est qu’efficience projetée dans l’avenir. Aussi le voyons-nous fixer des étapes, marquer des époques, insérer des moyens, poser des bornes milliaires, toujours détruire le mouvement en l’arrêtant devant ses regards. Ainsi d’ailleurs faisons-nous tous par une inclination instinctive. Notre concept de loi, sous sa forme classique, n’est pas général : il ne représente que la loi de coexistence, la loi de mécanisme, le rapport statique entre deux termes numériquement disjoints ; et pour saisir l’évolution il nous faudra sans doute inventer un nouveau type de loi : la loi dans la durée, le rapport dynamique. Car on peut concevoir, — et ne le faut-il pas ? — qu’il y ait une évolution des lois naturelles, que celles-ci ne définissent jamais qu’un état de choses momentané, qu’elles soient au fond comme des stries déterminées dans le flux du devenir par la rencontre de courans contraires. « Les lois, dit M. Boutroux, sont le lit où passe le torrent des faits : ils l’ont creusé, bien qu’ils le suivent. » Voyez cependant les théories communes de l’évolution faire appel aux concepts du présent pour décrire le passé, refouler jusque dans la préhistoire et au-delà la raison d’aujourd’hui, placer à l’origine ce qui ne se conçoit que pensé par l’homme contemporain, bref, se représenter les mêmes lois comme toujours subsistantes et toujours respectées. C’est la méthode justement critiquée par M. Bergson chez Spencer : reconstruire l’évolution avec des fragmens de l’évolué.

Si l’on veut saisir au vif la réalité des choses, il faut penser autrement. Mécanisme et finalité, aucun de ces concepts tout faits ne convient, parce qu’ils impliquent tous deux le même postulat, à savoir que « tout est donné, » soit au début, soit au terme, alors que l’évolution n’est rien si elle n’est au contraire « ce qui donne. » Gardons-nous de confondre évolution et développement. Là est la pierre d’achoppement des théories transformistes habituelles, et M. Bergson en fait une critique serrée, singulièrement pénétrante, sur un exemple qu’il analyse jusqu’au détail. Ou bien elles n’expliquent pas la naissance de la variation et se bornent à essayer de faire comprendre comment, une fois née, elle se fixe ; ou bien c’est par un besoin d’adaptation qu’elles cherchent à en concevoir la naissance. Mais, dans un cas comme dans l’autre, elles échouent. « La vérité est que l’adaptation explique les sinuosités du mouvement évolutif, mais non pas les directions générales du mouvement, encore moins le mouvement lui-même. La route qui mène à la ville est bien obligée de monter les côtes et de descendre les pentes : elle s’adapte aux accidens du terrain ; mais les accidens du terrain ne sont pas cause de la route et ne lui ont pas non plus imprimé sa direction. » Au fond de toutes ces méprises, il n’y a que préjugés de l’action pratique. C’est pour celle-ci en effet que toute œuvre se présente comme une fabrication par le dehors à partir d’élémens antérieurs : phase de prévision que suit une phase d’exécution, calcul et art, efficience balistique et but concerté, mécanisme qui lance après finalité qui vise. Mais l’explication véritable doit être cherchée ailleurs. Et M. Bergson le met en évidence par deux analyses admirables où il démonte les idées communes de désordre et de néant pour en dénoncer le sens tout relatif à nos procédés d’industrie ou de discours.

Revenons aux faits, à l’expérience immédiate, et cherchons à en traduire naïvement les données pures. Quels sont les caractères de l’évolution vitale ? C’est d’abord une continuité dynamique, une continuité de progrès qualitatif. C’est ensuite essentiellement une durée, un rythme irréversible, un travail de maturation intérieure. Par la mémoire qui lui est inhérente, tout son passé survit et s’accumule, tout son passé lui demeure à jamais présent : ce qui revient à dire qu’elle est expérience. Et elle est aussi effort d’invention perpétuelle, génération de nouveauté incessante, indéductible, capable de défier toute prévision comme toute répétition : on la voit à l’œuvre de recherche dans les tàtonnemens que manifeste la genèse longuement essayée des espèces, on la voit triomphante dans l’originalité du moindre état de conscience, du moindre corps, de la moindre cellule, dont l’infini des temps et des espaces n’offre pas deux exemplaires identiques. Mais voici l’écueil qui la guette et où trop souvent elle succombe : l’habitude, qui serait moyen d’agir plus et mieux si elle restait libre, qui devient arrêt et obstacle à mesure qu’elle se figent se matérialise, Ce sont d’abord les types moyens autour desquels oscille une action dont l’amplitude se réduit et décroît. Puis ce sont les organes résiduels, les témoins de vie morte, les encroûtemens dont peu à peu se retire le flot de conscience. Et enfin ce sont les engrenages inertes dont toute vie réelle a disparu, les amas de « choses » échouées qui dressent leurs silhouettes squelettiques là où jadis battait la mer libre de l’esprit. Le concept de mécanisme convient aux phénomènes qui s’accomplissent dans cette zone de déchets, sur cette plage d’immobilités et de cadavres. Mais la vie elle-même est plutôt finalité, sinon au sens anthropomorphique de dessein prémédité, de plan ou de programme, du moins en ce sens qu’elle est un effort incessamment renouvelé de croissance et de libération. Et de là les formules bergsoniennes : élan vital, évolution créatrice.

Dans cette conception de l’être, la conscience est partout, comme la réalité originelle et fondamentale, toujours présente à mille et mille degrés de tension ou de sommeil et sous des rythmes infiniment divers. L’élan vital consiste en une « exigence de création ; » la vie, à son plus humble stade, constitue déjà une activité spirituelle ; et son effort lance un courant de réalisation ascendante, qui à son tour détermine le contre-courant de la matière. Ainsi tout le réel se résume en un double mouvement de montée et de descente. Le premier seul, qui traduit un travail intérieur de maturation créatrice, dure essentiellement ; le second, en droit, pourrait être presque instantané, tel celui d’un ressort qui se détend ; mais l’un impose à l’autre son rythme. Esprit et matière apparaissent de ce point de vue non pas comme deux choses qui s’opposeraient, termes statiques d’une antithèse immobile, mais plutôt comme deux sens inverses de mouvement ; et, à certains égards, il faut donc moins parler de matière ou d’esprit que de spiritualisation et de matérialisation, celle-ci résultant d’ailleurs automatiquement d’une simple interruption de celle-là. Conscience ou supraconscience est la fusée dont les débris éteints retombent en matière. » Quelle image de l’évolution universelle nous est alors suggérée ? Non pas une cascade déductive, ni un système de pulsations stationnaires, mais un jet qui s’épanouit en gerbe et qu’arrêtent partiellement ou du moins gênent et retardent les gouttelettes retombantes. Le jet lui-même, la réalité qui se fait, c’est l’activité vitale, dont l’activité spirituelle représente la forme la plus haute ; et les gouttelettes qui redescendent, c’est le geste créateur qui retombe, c’est la réalité qui se défait, c’est la matière et c’est l’inertie. En un mot, la loi suprême de genèse et de déchéance dont le double jeu constitue l’univers comporte une formule psychologique. Tout commence à la manière d’une invention, fruit de la durée et du génie créateur, par la liberté, par l’esprit pur ; puis vient l’habitude, sorte de corps comme le corps est déjà un groupe d’habitudes ; et l’habitude s’invétérant, œuvre de la conscience qui lui échappe et se retourne contre elle, peu à peu se dégrade en mécanisme où l’âme s’ensevelit.


III

La philosophie de M. Bergson commence peut-être maintenant à se dessiner dans ses grandes lignes et sa perspective d’ensemble. Certes je suis le premier à sentir combien un grêle résumé demeure en définitive impuissant à en traduire toute la richesse, toute la force. Au moins voudrais-je avoir pu contribuer à en faire mieux percevoir le mouvement et comme le rythme. C’est aux livres mêmes du maître qu’il faut demander une révélation plus complète. Et les quelques mots que je vais ajouter encore en guise de conclusion ne veulent qu’esquisser les principales conséquences de la doctrine et permettre d’entrevoir sa lointaine portée.

L’évolution de la vie serait chose bien simple et facile à comprendre si elle s’accomplissait le long d’une trajectoire unique, suivant un chemin linéaire. « Mais nous avons affaire ici à un obus qui a tout de suite éclaté en fragmens, lesquels, étant eux-mêmes des espèces d’obus, ont éclaté à leur tour en fragmens destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort longtemps. » C’est en effet le propre d’une tendance que de se développer en gerbe qui l’analyse. Quant aux causes de cette dispersion en règnes, puis en espèces, enfin en individus, on en peut discerner deux séries : la résistance que la matière oppose au courant de vie lancé à travers elle, puis la force explosive, — due à un équilibre instable de tendances, — que porte en soi l’élan vital. Toutes deux concourent à faire que la poussée de vie se divise en directions de plus en plus divergentes, mais complémentaires, chacune accentuant quelque aspect distinct de la richesse originelle. M. Bergson s’en tient aux bifurcations du premier ordre : plante, animal et homme. Et les caractéristiques de ces voies, il les montre, au cours d’une profonde et minutieuse discussion, dans les modes ou qualités qui signifient les trois mots : torpeur, instinct, intelligence : le végétal fabriquant et emmagasinant des explosifs que l’animal dépense, l’homme se créant un système nerveux qui lui permet de convertir la dépense en analyse. Laissons de côté, il le faut bien, tant de vues suggestives semées avec profusion, tant d’éclairs tombant sur toutes les faces du problème ; et bornons-nous à voir comment sort de cette doctrine une théorie de la connaissance. Là en effet s’accuse encore une fois l’éclatante et féconde originalité de la philosophie nouvelle.

On a fait sur ce point plus d’une objection à M. Bergson. Rien que de naturel à cela : comment une semblable nouveauté serait-elle tout de suite exactement comprise ? Rien aussi que de désirable : ce sont les demandes d’éclaircissemens qui amènent une doctrine à prendre pleine conscience d’elle-même, à se préciser et à se parfaire. Mais il faut craindre les fausses objections, celles qui proviennent de ce qu’on s’obstine à traduire la nouvelle philosophie dans un langage ancien imprégné d’une métaphysique différente. Qu’a-t-on reproché à M. Bergson ? De méconnaître la raison, de ruiner la science positive, de se laisser prendre à l’illusion de connaître autrement que par l’intelligence ou de penser autrement que par la pensée, bref, de tomber dans le cercle vicieux d’un intellectualisme qui se retourne contre lui-même. Aucun de ces reproches n’est fondé.

Commençons par quelques remarques préliminaires, pour déblayer le terrain. Il y a d’abord une objection ridicule, que je cite seulement pour mémoire : celle qui soupçonne au fond des théories que nous allons discuter je ne sais quel arrière-dessein ténébreux, je ne sais quelle préoccupation de mysticisme irrationnel. Non, la vérité est au contraire que nous avons ici, mieux que nulle part peut-être, le spectacle d’une pensée pure en face des choses. Mais c’est une pensée complète, non réduite à quelques fonctions partielles, une pensée assez sûre de sa puissance critique pour ne sacrifier aucune de ses ressources. Voilà, au fond, pourrait-on dire, le vrai positivisme, celui qui réintègre toute la réalité spirituelle. Il ne conduit nullement à méconnaître ou à diminuer la science. Là même où le plus visiblement apparaissent en elle contingence et relativité, dans le domaine de la matière inerte, M. Bergson va jusqu’à dire que la physique touche un absolu. Cet absolu, il est vrai qu’elle le touche plus qu’elle ne le voit. Elle en perçoit surtout les réactions sur un système de formes représentatives qu’elle lui présente, elle en observe l’effet sur le voile théorique dont elle l’enveloppe. A de certains momens, tout de même, le voile devient presque transparent. Et, en tout cas, la pensée du savant frôle et devine le réel dans la courbure que dessine la succession de ses synthèses grandissantes. Mais il y a deux ordres de sciences. Autrefois, c’est au géomètre qu’on empruntait l’idéal de l’évidence. De là une inclination à toujours chercher du côté le plus abstrait le plus certain savoir. De la biologie elle-même on était tenté de faire une sorte de mathématique encore, seulement atténuée et détendue. Or, si une telle méthode convient à l’étude de la matière inerte, parce qu’une certaine géométrie lui est immanente, si bien que notre connaissance ainsi acquise en est plus incomplète qu’inexacte, il n’en va plus de même pour, les choses de la vie. C’est là qu’à conduire la recherche scientifique toujours dans les mêmes voies et selon les mêmes formules, on rencontrerait incurablement symbolisme et relativité. Car la vie est progrès, tandis que la méthode géométrique n’est commensurable qu’aux choses. M. Bergson s’en est rendu compte ; et son rare mérite a été de dégager l’originalité spécifique de la biologie, en même temps qu’il l’érigeait en science typique et régulatrice.

Mais venons au cœur du problème. Quel fut le point de départ de Kant dans la théorie de la connaissance ? Cherchant à définir la structure de l’esprit d’après les marques de lui-même qu’il a dû laisser dans ses œuvres, procédant par une analyse réflexive qui remontait d’une donnée à ses conditions, il n’a pu que tenir l’intelligence pour une chose faite, immobile système de catégories et de principes. M. Bergson adopte une altitude inverse. L’intelligence est un produit de l’évolution : nous la voyons se constituer lentement par un progrès ininterrompu le long d’une ligne qui monte à travers la série des vertébrés jusqu’à l’homme. Un tel point de vue est seul conforme à la nature vraie des choses, aux conditions effectives de la réalité : plus on y songe, plus on aperçoit étroitement solidaires théorie de la connaissance et théorie de la vie. Or que constatons-nous de ce point de vue ? La vie, considérée dans la direction « connaissance, » évolue suivant deux lignes divergentes, qui tout d’abord se confondent, puis peu à peu se séparent et finalement aboutissent à deux formes d’organisation opposées : l’intelligence et l’instinct. De leur source commune » où s’entre-pénétraient plusieurs virtualités contraires, chacun de ces genres d’activité ne conserve ou plutôt n’accentue qu’une tendance ; et, il sera facile d’en marquer le double caractère. L’instinct est sympathie ; il n’a point conscience claire de soi ; il ne sait pas se réfléchir ; aussi n’est-il guère capable de varier ses démarches ; mais il opère avec une incomparable sûreté, parce qu’il demeure inséré dans les choses, communiant à leur rythme et les sentant de l’intérieur. L’histoire des animaux fournit à cet égard des exemples bien significatifs, que M. Bergson analyse et discute avec détail. On en dirait autant du travail qui engendre un corps vivant, de l’effort qui préside à sa croissance, à son entretien, à son fonctionnement. Voyez encore un physicien qui a longtemps respiré l’atmosphère du laboratoire, qui s’est acquis par un long exercice ce qu’on appelle « de l’expérience ; » il a comme un intime sentiment de ses appareils, de leurs ressources, de leurs articulations, de leurs aptitudes opératoires ; il les perçoit comme des prolongemens de lui-même ; il les possède comme des groupes de gestes habituels, discourant dès lors en manipulations avec autant d’aisance et de spontanéité que d’autres discourent en calculs. Ce n’est là sans doute qu’une image ; transposez-la cependant et la généralisez : elle pourra vous faire pressentir le genre diction divinatoire de l’instinct. Mais l’intelligence est tout autre chose. Il s’agit, bien entendu, de l’intelligence analytique et discursive, celle dont nous usons dans nos actes de pensée courante, celle qui fonctionne au cours de notre action quotidienne et qui forme la trame fondamentale de nos opérations scientifiques. Je n’ai pas à revenir ici sur la critique de ses procédés ordinaires. Mais il faut noter maintenant le service qui leur convient, le domaine où ils s’appliquent et valent, et ce qu’ils nous apprennent par là sur la signification, la portée, le rôle naturel de l’intelligence. Tandis que l’instinct vibre en harmonie sympathique avec la vie, l’intelligence est accordée sur la matière inerte ; c’est une annexe de notre faculté d’agir ; elle triomphe dans la géométrie ; elle se sent chez elle parmi les objets où notre industrie trouve ses points d’appui et ses instrumens de travail. Bref, « notre logique est surtout la logique des solides. » Mais entre-t-on dans l’ordre vital ? Voici que son incompétence apparaît et s’accuse. Il est très significatif que la déduction soit si impuissante en biologie. Plus encore peut-être l’est-elle dans les choses de l’art ou de la religion, tandis qu’elle fait merveille au contraire tant qu’il ne s’agit que de prévoir mouvemens ou transformations dans le » corps. Qu’est-ce à dire, sinon qu’intelligence et matérialité vont ensemble, sinon que le discours avec ses démarches d’analyse est réglé sur les articulations de la matière ? La philosophie à son tour doit donc aussi le dépasser, ayant pour office de considérer toute chose dans son rapport avec la vie.

Ne concluez pas cependant que le devoir du philosophe soit de renoncer à l’intelligence, de la réduire en tutelle, de l’abandonner aux aveugles suggestions du sentiment, de la volonté. Ce n’est pas même son droit. L’instinct, chez nous qui avons évolué dans les voies de l’intelligence, est resté trop faible pour nous suffire. C’est d’ailleurs par le seul détour de l’intelligence que pouvait éclore la lumière au sein des nuits primitives. Mais la réalité présente, voyons-la dans toute sa complexité, toute sa richesse. Autour de l’intelligence actuelle subsiste un halo d’instinct. Ce halo représente le reste de la nébulosité première aux dépens de laquelle s’est constituée l’intelligence comme un noyau de condensation brillante ; et c’est encore aujourd’hui l’atmosphère qui la fait vivre, c’est la frange de tact, de palpation subtile, de frôlement révélateur, de sympathie divinatoire, que nous voyons en jeu dans les phénomènes d’invention, comme aussi dans les actes de cette « attention à la vie, » de ce « sens du réel » qui est l’âme du bon sens, si profondément distinct du sens commun. Eh bien ! la tâche propre du philosophe serait de résorber l’intelligence dans l’instinct ou plutôt de réintégrer l’instinct dans l’intelligence, disons mieux : de reconquérir, du centre de l’intelligence, tout ce que celle-ci a dû sacrifier des ressources initiales. En cela consiste le retour au primitif, à l’immédiat, au réel, au vécu. En cela consiste l’intuition.

Assurément la tâche est difficile. Elle éveille tout de suite l’appréhension d’un cercle vicieux. Comment aller au-delà de l’intelligence, sinon par l’intelligence elle-même ? Nous sommes, semble-t-il, intérieurs à notre pensée, aussi incapables d’en sortir qu’un ballon de monter au-dessus de l’atmosphère. Oui, mais on prouverait tout aussi bien, avec un tel raisonnement, l’impossibilité pour nous d’acquérir n’importe quelle nouvelle habitude, l’impossibilité pour la vie de croître et de se dépasser sans cesse. Que l’image du ballon n’induise pas en évidence illusoire ! La question est de savoir ici où sont les limites réelles de l’atmosphère. Il est certain que l’intelligence discursive et critique, laissée à ses propres forces, demeure enfermée dans un cercle infranchissable. Mais l’action dénoue le cercle. Que l’intelligence accepte le risque de faire le saut dans le fluide phosphorescent qui la baigne et à qui elle n’est pas tout à fait étrangère, puisqu’elle s’en est détachée et qu’en lui résident les puissances complémentaires de l’entendement, elle s’y adaptera bientôt et ainsi ne se sera momentanément perdue que pour se retrouver plus grande, plus forte, plus riche. Et c’est l’action encore, sous le nom d’expérience, qui écarte le danger d’illusion ou de vertige, c’est l’action qui vérifie : par un essai de mise en pratique, par un effort de maturation durable qui éprouve l’idée au contact intime du réel et qui la juge à ses fruits. C’est donc bien à l’intelligence toujours qu’il incombe de prononcer la sentence définitive et suprême, en ce sens que cela seul peut être dit vrai qui arrive finalement à la satisfaire : mais il le faut entendre de l’intelligence dûment élargie et transformée par l’effet même de l’action qu’elle a vécue. Ainsi tombe l’objection d’« irrationalisme » adressée à la philosophie nouvelle.

Pas plus ne vaut celle d’« amoralisme. » Elle a pourtant été faite, et l’on a cru pouvoir accuser l’œuvre de M. Bergson d’être l’œuvre trop calme d’une intelligence trop indifférente, trop froidement lucide, trop exclusivement curieuse de voir et de comprendre, sans trouble, sans frisson devant le drame universel de la vie, devant la réalité tragique du mal. D’autre part, et non sans contradiction, la philosophie nouvelle a été déclarée « romantique, » et on a voulu lui trouver les traits essentiels du romantisme : primat du sentiment, unique souci de l’intensité vitale, droit reconnu de tout ce qui est à être, d’où radicale impuissance à établir une hiérarchie de qualifications morales. Singulier reproche ! Le système en cause ne se présente point encore à nous comme un système achevé. Son auteur manifeste une évidente préoccupation de sérier les problèmes. Et certes il a raison de procéder ainsi : à chaque heure suffit sa tâche, il faut savoir n’être parfois qu’un simple regard ouvert sur l’être. Mais ceci n’exclut en rien la possibilité d’œuvres futures ou serait posé à son tour le problème de la destinée humaine, et peut-être même l’œuvre passée laisse-t-elle discerner déjà quelques amorces de cet avenir.

Créatrice, en effet, l’évolution universelle n’est cependant pas errante et anarchique. Elle forme une suite. C’est un devenir orienté, non point sans doute par attraction d’un but clairement préconçu ou par direction d’une loi extrinsèque, mais par la tendance même de la poussée originelle. Quoi qu’il en soit des remous stationnaires ou des régressions momentanées qu’on y observe çà et là, son flot marche dans un sens défini, son flot monte et s’élargit toujours. Pour qui regarde la ligne générale du courant, l’évolution est croissance. D’autre part, il y aurait illusion naïve à la croire aujourd’hui terminée : « les portes de l’avenir restent grandes ouvertes. » Du stade actuellement atteint, l’homme occupe le sommet ; il marque le point culminant où la création continue ; en lui, la vie a déjà réussi, au moins jusqu’à un certain degré ; à partir de lui, d’ailleurs, elle procède avec conscience capable de réflexion ; n’est-il point par là même responsable de la suite ? Vivre, selon la philosophie nouvelle, c’est toujours créer du nouveau, du nouveau, — entendons bien, — qui soit croissance et progrès par rapport à l’antérieur. La vie, en un mot, est marche à l’esprit, ascension dans une voie de spiritualisation croissante. Tel est au moins le vœu profond, telle la tendance première qui l’a lancée et qui l’anime. Mais elle peut défaillir, s’arrêter ou redescendre. Ce fait indéniable, une fois reconnu, n’éveille-t-il pas en nous le pressentiment d’une loi directrice immanente à l’effort vital, loi que n’enferme sans doute aucun article de code et dont l’empire ne s’établit pas fatalement par un effet de nécessité mécanique, mais qui se définit à chaque moment et qui à chaque moment aussi marque une direction de progrès, comme la tangente mobile qui enveloppe la courbe du devenir ? Ajoutez que, selon la nouvelle philosophie encore, tout le passé survit à jamais en nous et par nous aboutit à l’action. En agissant, il est donc vrai à la lettre que nous engageons à quelque degré tout l’univers et toute son histoire : nous lui faisons accomplir un geste qui désormais subsistera toujours et toujours teindra la durée universelle de son indélébile couleur. N’y a-t-il pas dès lors, impérieux, urgent, solennel et tragique, un problème de l’action ? Je dis plus. La mémoire fait du mal comme du bien une réalité persistante. Où trouver le moyen d’abolir, de résorber ce mal ? Ce qu’on appelle mémoire dans l’individu devient tradition et solidarité dans la race. D’autre part, une loi directrice est immanente à la vie, mais comme un appel à se transcender sans fin. Devant ce futur transcendant à l’actuel, devant cet au-delà de l’expérience présente, où puiser la force inspiratrice ? et n’y a-t-il point lieu de se demander si des intuitions ne sont pas apparues çà et là au cours de l’histoire qui éclairent pour nous d’un reflet d’aurore prophétique la route obscure de l’avenir ? Tel serait le point d’insertion du problème religieux dans la philosophie nouvelle.

Mais ce mot « Religion » qui ne s’est pas encore une seule fois trouvé sous la plume de M. Bergson, en venant sous la mienne, m’avertit qu’il est temps de finir. Nul aujourd’hui ne serait fondé à prévoir les conclusions auxquelles, un jour sans doute, conduira sur ce point la doctrine de l’évolution créatrice. Plus qu’un autre, je dois oublier ici ce que moi-même j’ai pu ailleurs essayer de faire en cet ordre d’idées. Mais il était inévitable de sentir au moins l’approche de la tentation. L’œuvre de M. Bergson est infiniment suggestive. Ses livres, d’un ton si mesuré, d’une harmonie si tranquille, évoquent en nous un mystère de pressentimens et de rêves, atteignent jusqu’aux retraites cachées où jaillissent les sources de notre conscience. Longtemps après qu’on les a fermés, on en garde un ébranlement intérieur, on écoute ému l’écho de plus en plus profond qui s’en prolonge. Quelque riche que soit déjà leur contenu explicite, ils portent plus loin encore qu’ils ne visaient. On ne saurait dire tout ce qu’ils enveloppent de germes latens. On ne saurait deviner tout ce que réserve l’immense lointain des horizons qu’ils ouvrent. Mais ceci au moins est sûr : c’est que par eux, dans l’histoire de la pensée humaine, en vérité, quelque chose de nouveau commence.


EDOUARD LE ROY.


  1. Voyez la Revue du 1er février.