Une Révolte au pays des fées/1

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Éditions Albert Lévesque (p. 11-16).

I

LES QUARTIERS GÉNÉRAUX DES REBELLES
AU CANADA



LA Sorcière du domaine d’Haberville fit de nouveau le tour de la grotte. Elle s’arrêta dans la salle des délibérations. Elle semblait inquiète. Tout était-il vraiment à point pour l’importante assemblée des rebelles, sous la présidence des fées Carabosse, Rageuse et Envie ? Elles seraient ici, dans une heure, précédant de peu, le gros des membres convoqués. « Aux premières clartés de la lune, Camarade ! » avaient-elles promis toutes trois.

La Sorcière d’Haberville alluma une chandelle longue, jaune, fumeuse. En l’abritant de sa main, elle pénétra dans la chambre secrète de la grotte. Elle se pencha ici et là. Elle examina avec soin chacun des objets magiques qui s’y trouvaient. Ceux-ci, à droite, de larges coffres de fer, devaient disposer d’assez de phosphore pour éclairer la vision des événements à venir ; ceux-là, à gauche, de longs rouleaux noirs, contenaient la liste des recettes et des procédés à suivre, pour mener à bien les embûches ; ceux-là encore, à gauche, de petits flacons soigneusement étiquetés, renfermaient, en doses promptes, nombre de philtres de révolte ; enfin, au centre, en de larges chaudrons bouillonnants, se cachait en quantité suffisante, la cire destinée aux métamorphoses. « Oui, oui, disait à mi-voix la Sorcière, tout cela me paraît en état ; tout cela mijote, flambe, écume, brille, rougeoie. »

Elle s’enfonça davantage dans la chambre. Elle tenait à faire le compte de ses animaux favoris, auxquels se joindraient bientôt ceux des autres rebelles. L’espace ne manquerait à aucun d’eux, car la chambre secrète de la grotte menait à un spacieux souterrain. Armée d’un balai, ou plutôt de fagots épineux, elle frappa de grands coups à droite et à gauche. À sa vive satisfaction, elle entendit hurler, siffler, aboyer, croasser. Donc, tous : loups, dogues, serpents, chauves-souris et autres bêtes, se tenaient là, prêts à servir ses ingénieux desseins. La Sorcière se mit à rire, conduisant ainsi le chœur infernal des animaux de la grotte.

Tout à coup, elle s’interrompit, se disant avec raison que l’heure avançait, et qu’elle devait s’assurer de la tranquillité des alentours de la caverne. Elle sortit, et vint humer avec colère l’air du dehors. Cette immense forêt du Lac Saint-Jean l’irritait, la décevait. Elle résistait mal à ses puissantes réactions. Il y soufflait un air vivifiant, peu propice aux engourdissements féeriques. Ah ! comme elle regrettait son petit bois touffu de Saint-Jean-Port-Joli, à jamais enchanté par sa présence et ses gestes. Mais contre l’ordre de ses chefs, elle n’avait pas voulu lutter. Elle s’en était venue promptement en ces lieux. Elle avait installé, en cette caverne, aux nombreux coins secrets, un logement approprié aux fins de la rébellion. Il allait en constituer les indispensables quartiers généraux. Ce coin perdu de forêt, en le lointain Lac Saint-Jean, avait été jugé par tous, une trouvaille inespérée. Même les hautains sorciers de l’Île d’Orléans avaient applaudi à ce choix, déclarant, avec assez de bon sens, que la publicité donnée à leur île, par les écrivains et les conteurs, nuisait déjà à la sécurité de tous. On parlait même d’un premier combat devant avoir lieu en cet endroit. Mieux valait s’éloigner avec soin de l’île, pendant toute la durée de la guerre.

Son inspection terminée, la Sorcière allait entrer, lorsque le vent se mit à souffler très fort. On percevait, en ses rafales, nombre de sifflements, de croassements et autres notes sinistres. La Sorcière approuva de la tête. Elle comprenait qui venait ; et, tout en s’appuyant sur son balai, elle regardait tantôt au faîte des arbres, tantôt dans les taillis.

Bientôt, les fées attendues apparurent, chacune en leur équipage préféré. La fée Envie glissa doucement d’un nuage noir, environnée de serpents ailés, et suivie à peu de distance de deux de ses suivantes, dont les bras, le cou et les jambes étaient si bien garnis de serpents à sonnettes, que cela assourdissait de les entendre jouer du grelot avec fureur. La Fée Envie avait, en guise de collier, de bracelets et de ceinture, de minuscules serpents d’émeraude. Deux énormes boas olives rampaient docilement à ses côtés. La physionomie de cette fée, pleine de morgue, sèche, dure, fielleuse, n’était guère rassurante. Elle s’engouffra dans la grotte avec sa suite, ayant à peine salué la Sorcière.

La fée Rageuse vint ensuite. D’innombrables crapauds traînaient son char gris. Elle criait, jurait, s’époumonait. Elle descendit avec peine de sa voiture, malgré l’aide de la Sorcière. Au lieu d’un merci, celle-ci se vit accabler d’injures par cette fée à la taille énorme. « Ne pouviez-vous, sotte, appeler d’avance, des lutins et des nains, afin de m’épargner toute fatigue. Ne suis-je donc plus un des chefs puissants de la rébellion ? » Puis, la fée était entrée dans la grotte, y poussant à grands coups de fouet, ses crapauds fatigués et gémissants.

Enfin, la Sorcière aperçut au loin, seule, venant à pied, cahin-caha, et enveloppée d’un large manteau, la fée Carabosse. Sa tête se penchait de plus en plus vers la terre. Sa bosse prenait un relief qui l’écrasait. Elle s’approcha civilement de la Sorcière, cependant. C’est que, du moment qu’on ne l’oubliait pas, qu’on l’invitait, la fée Carabosse, savait rentrer ses griffes. « Bonjour, ma laborieuse camarade, dit-elle. Suis-je la dernière arrivée ? »

— Oui, puissante fée. Leurs Seigneuries Envie et Rageuse vous attendent.

— Bien. Mais dites-moi, — nous sommes seules n’est-ce pas ? — où nous installerez-vous pour la nuit ? Je ne me soucie guère du voisinage de Rageuse, qui souffle comme un orgue durant son sommeil.

— Redoutable Carabosse, comment pouvez-vous songer à dormir ? Si vous saviez quelle nombreuse assistance nous attendons. Et puis, que de décisions à prendre !

— Eh ! eh ! vous vous passerez de moi. L’on m’a invitée, c’est tout ce que je désirais. Je suis si vieille, si vieille, et la force que j’ai dû déployer pour plonger de nouveau dans le sommeil la Belle au bois dormant, m’a bel et bien épuisée.

— Épuisée ! Allons donc ! N’êtes-vous pas venue à pied jusqu’ici ?

— Hein ! Vous croyez cela, Madame. Mon attelage de chauve-souris est là tout près. Seulement, mes bêtes ne veulent pas subir le voisinage des autres animaux. Et, comme mes oiseaux m’obéissent au doigt et à l’œil, je leur accorde le privilège de s’envoler, dès que je suis à destination. Tenez ! regardez-les s’agiter, ici et là.

— Et si je vous trouve un angle pour dormir en secret, que ferez-vous, à l’occasion, pour me servir ?

— J’userai de mon droit, une fois encore, en votre faveur. Mais sachez que je ne puis endormir que des enfants, maintenant.

— Qui sait si cela ne me servira pas ? J’accepte. Écoutez-moi. Une fois que l’on vous aura entendue, à l’assemblée, vous vous retirerez dans… Et la Sorcière continua à donner tout bas ses renseignements. Carabosse approuvait en dodelinant la tête, ses mains jaunes frétillaient d’aise sur sa canne, une quenouille mal déguisée, et tachetée de petits clous pointus.

Puis, toutes deux entrèrent. La Sorcière appela deux de ses chiens-loups et les plaça à la porte, en guise de sentinelles. Ces bêtes étaient bien connues des amis des sorciers et fort redoutées de leurs ennemis.

Ce fut, bientôt, une interminable procession à l’entrée de la grotte. L’heure de l’assemblée sonnait. Les nains méchants, y suivaient les pirates, les ogres et les ogresses s’approchaient en même temps que les sorciers et les sorcières de l’île d’Orléans, venus en grand nombre ; puis, ce fut le tour des lutins, des magiciens et des magiciennes, de quelques bûcherons impénitents de la chasse-galerie, des fées malignes, des génies malfaisants, des sauvages-sorciers, de combien d’autres encore. De temps en temps, un invité de marque se devinait. Il était accueilli par les aboiements expressifs des dogues qui se frôlaient aussitôt à lui. Ainsi pût-on reconnaître la Fée Soussio, du royaume de Madame d’Aulnoy, l’Étranger du champ du diable de Rigaud, le Sauvage mouillé de la Rivière-des-Prairies, le Gnome-espion, ennemi du Filleul du roi Grolo, le Magicien africain des Mille et une Nuits, Messire Polichinelle, la Sorcière Iroquoise, Matshi Skueou. Et tout cela, sans compter comme retardataires, quelques farfadets et des elfes en grand nombre.