Une Révolte au pays des fées/21

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Éditions Albert Lévesque (p. 139-146).

XXI

MESSIRE POLICHINELLE INTERROMPT
L’ASSEMBLÉE



SOUDAIN, une voix fit entendre un rauque et puissant éclat de rire. La voix semblait venir du fond de la salle, près de la porte de sortie que le duc de Clairevaillance et la fée allaient justement atteindre.

Polichinelle parut. « Halte-là, prisonniers ! ricana-t-il. On ne passe pas ! Puis, sur un signe, Polichinelle fit bloquer le passage par un régiment compact, en nombre infini, de soldats de plomb, sous la conduite de Pinocchio, son compatriote italien.

« Va-t-en, Polichinelle, va-t-en » prononça d’un ton ennuyé le Magicien africain. Que signifie ton intervention, petit traître ? » Nous t’avions enfermé pour tout le temps des hostilités, il me semble ? » La foule répéta en chœur : « Va-t-en ! Va-t-en ! »

— Bah ! laissons Polichinelle retenir nos prisonniers avant de le chasser, dirent quelques sorciers puissants qui ne pouvaient souffrir le Magicien d’Afrique. Ce petit bossu n’est pas bête. Il vient au bon moment nous donner un coup de main. Il est des nôtres après tout. Bravo ! bravo ! Polichinelle.

— Oui, oui, oui, chantonna Polichinelle. C’est à la vie et à la mort entre nous. Et maintenant que je tiens la porte, je défie aucun de nos distingués otages d’en passer le seuil, fut-ce du bout du pied. Ah ! ah ! ah ! quelles mines déconfites vous avez, chers otages !

— Allons, allons, Polichinelle, cesse tes railleries. Le temps est trop précieux pour le perdre ainsi, reprit encore le Magicien africain. »

Mais la foule, au contraire, approuvait Polichinelle, s’intéressait. Aussi bien, le spirituel bossu venait de faire demi-tour. À l’aide de son bâton, il pratiquait une trouée au centre du régiment des soldats de plomb. Et bientôt on en vit sortir dix ballerines lilliputiennes portant sur leurs épaules un théâtre garni de marionnettes. À l’ordre, toujours, de Polichinelle, les ballerines s’avancèrent jusqu’au milieu de la salle. Polichinelle les suivit. Puis, après quelques passes magnétiques du bossu, on vit grandir, s’allonger, se colorer, s’animer, personnages et tréteaux. Polichinelle se prit alors à gambader, à tourner autour de la salle avec une rapidité vertigineuse. De temps à autre, il lançait d’innombrables petits paquets en criant : « Voyez, voyez, je vous apporte à tous du pain et… un cirque ! Que désirer de mieux ? Je suis un bon Italien, hein ? Je connais les besoins d’un peuple intelligent. Panem et circenses ! Reprenez tous vos places. Puis, maintenant, écoutez-moi bien, car je ne ris plus. Je veux à l’aide de ce théâtre et de ces marionnettes vous faire connaître les maladroits et ténébreux agissements de nos chefs. Vous les ignorez par trop. Eh ! qu’ont-ils fait de certains otages de marque ? Ne craignez rien. La représentation ne sera pas assez longue pour vous nuire en quoi que ce soit. D’ailleurs, vous êtes tous trop intelligents pour ne pas comprendre que tant que nos prisonniers, ces personnages aimés de nos ennemis seront ici, la tempête sévira, certes, mais ne nous exterminera pas. Bien, sorciers, laissez, laissez, de grâce, ce beau duc entêté !… Je me charge de le mettre à la raison… Et même de lui faire goûter la représentation avec quelques grimaces, bien entendu. J’y vais, j’y vais. Soldats de plomb, veillez bien sur la porte. Veillez bien !… Arrière, par exemple ! Tous ! » Je parlerai sans témoins au duc. »

Le Magicien africain et l’Étranger du Champ-du-diable de Rigaud, après s’être consultés, se rapprochèrent, soucieux, de Polichinelle. Celui-ci leur cria : « Allez-vous en ! Allez-vous en ! Vos faces de trembleurs surexcitent le duc… Je n’en viendrai jamais à bout ! Sorciers, lutins, venez encore à mon secours. Débarrassez-moi de ces importuns. Renvoyez-les dans les pièces du fond en compagnie des fées Envie et Rageuse. Sinon, Polichinelle ne vous révélera rien de tout ce que vous devez savoir pourtant. »

Polichinelle vit ses souhaits exaucés. Il n’avait pas obtenu pour rien, cette fois, la protection des sorciers rendus furieux par l’insuccès de Rageuse et d’Envie et mécontents aussi de n’avoir pas été consultés sur le sort des otages. Malgré leurs cris et leurs protestations, le Magicien, l’Étranger de Rigaud, et les deux fées furent expulsés. On les entendit quelque temps encore crier à haute voix : « Le malheur est sur nous !… Par ce retard, nous signons notre condamnation… Fous ! Fous !… Polichinelle nous apporte la défaite !… Méfiez-vous ! Imbéciles ! Aveugles !… Traître de Polichinelle. C’est un traître, un traître, ce bossu d’Italie ! »

Mais la foule inconstante et variable comme toutes les foules, s’amusait de plus en plus de la diversion que tentait Polichinelle. Elle se moquait même de la tempête qui, parfois, semblait vouloir les enlever tous en quelques folles rafales. Polichinelle d’ailleurs, devait avoir raison. On voulait les effrayer par cet orage effroyable, mais non tout exterminer. Quelle finesse possédait ce petit Italien contrefait. Et qu’il était divertissant quand cela lui chantait. Puis quelle satisfaction de connaître dans ses détails le supplice infligé secrètement à quelques-uns des prisonniers du plus haut rang.

Et Polichinelle ? Holà ! que faisait-il ainsi perché sur l’épaule du duc de Clairevaillance ? Il lui parlait avec de grands gestes drôles. Ses petits bras s’agitaient… Le duc l’écoutait bouche bée, les yeux agrandis. Depuis quelques instants, son poignard enchanté gisait par terre…

Un vieux sorcier cria : « Polichinelle, nous n’aimons pas les secrets ! Parle haut. Nous te servons pour l’instant, mais gare à toi ! Marche à notre goût.

— Là, là là ! que vous m’amusez, grand’papa, répondit aussitôt Polichinelle, en ne quittant pas son poste pourtant ! Il indiquait du doigt au duc de Clairevaillance, son poignard enchanté. « Reprenez votre arme, souffla-t-il. Vite ! Ouvrez la garde. Elle s’illuminera. Sur un petit tableau, tout ce que vous devez savoir et faire y passera sur un écran. Conformez-vous à ces instructions. Et maintenant, lancez-moi avec colère loin de vous, bien loin. Ne craignez pas. J’ai la souplesse d’un chat. Je ne me ferai aucun mal. »

La foule se prit à rire. Le duc de Clairevaillance, depuis quelques instants, tentait mais vainement de se débarrasser de Polichinelle. Comiquement, celui-ci faisait toujours en sorte d’accrocher la pointe de sa bosse dans les dentelles du col, du jabot, ou des manches de l’habit du duc. On applaudissait à chaque échec nouveau. Enfin, Polichinelle vint s’abattre aux pieds du vieux sorcier interrupteur.

Il se releva en se frottant les côtes. « Quelle poigne, duc », larmoya-t-il. Puis, il s’inclina devant le sorcier. « Grand’papa, prononça-t-il doctoralement et à voix haute, ta mémoire n’a pas l’âge de tes nombreux ans. Comment, tu as pu oublier ce que c’était qu’un secret de Polichinelle. Ah ! ah ! ah ! Écoute la litanie que je récitais tout à l’heure à l’oreille du duc : « Duc, l’offensive finira dans une heure ou… jamais !… Duc, votre femme est une emmurée de la plus étrange façon… sauvez-la, sauvez-la dans quelques instants… si vous le pouvez, par exemple, ah ! ah ! ah ! si vous êtes adroit et futé, comme Polichinelle… Duc, j’aime vos dentelles… mais, on s’y accroche en cas de danger ou de fuite… donnez-les moi pour mes atours du dimanche… Duc, intéressez-vous aux gestes de l’impresario Polichinelle… Tous ont une signification… Essayez de comprendre, c’est votre salut et celui de nous tous peut-être ! Et voilà, voilà grand’papa, tout mon secret. Oui, certes, c’est bien un secret de Polichinelle, cela, n’est-ce pas ? n’ai-je pas dit toute la vérité, voyons, toute la vérité que vous saviez aussi bien que moi. Hourrah ! Voyez grand’papa, comme l’art dramatique est en honneur, ici ! Ces bons cyclopes, qui me haïssent pourtant, entrent pour assister à la représentation, ajoutait Polichinelle avec vivacité, alors que des cyclopes pénétraient, et justement ceux qui venaient de l’emmurer avec la princesse Aube et ses compagnons. Il s’inquiétait tout de même, Polichinelle, sans qu’il le fît voir. D’un mot, les cyclopes pouvaient mettre à néant tous ces beaux projets. « Salut, mes amis », cria encore crânement Polichinelle, en les regardant en face.

— Que fais-tu ici, oiseau de malheur, dirent ceux-ci. Et d’où viens-tu, Polichinelle, maître fourbe ?… Compagnons, compagnons, continua l’un des cyclopes avec agitation, en garde ! Ce Polichinelle, sachez-le tous, il n’y a pas trois heures nous l’avons… »

— Silence, cyclopes bilieux, hurla au bon moment un sorcier à la voix de stentor. Il était mécontent de voir la représentation du bossu retardée. Sorciers, sortez-les, sortez-les vite, eux aussi. Qu’ils aillent rejoindre les grognons, tous les esprits sombres. Dehors ! Dehors… »

Ce fut aussitôt dit que fait. Polichinelle, tout en donnant des instructions à Pinocchio, son compatriote célèbre et son ami, qu’il avait appelé pour l’aider à conduire la représentation, ne put retenir de profonds soupirs de soulagement. Vraiment, la chance le servait. Tous ceux dont les déclarations pouvaient faire avorter ses plans, se voyaient réduits au silence par l’assemblée. Jusqu’ici, aucune parole compromettante n’avait eu chance d’être dite. Restaient bien les révélations possibles de Carabosse et de la Sorcière d’Haberville. Celle-ci allait réapparaître d’un moment à l’autre… Bah ! chaque minute suffisait à sa peine. Il s’agissait pour l’instant de garder la faveur de la foule et de permettre au duc de Clairevaillance d’opérer son mouvement sauvetage. « À l’œuvre ! à l’œuvre ! se disait Polichinelle. Frappons les trois coups réglementaires. Tu es prêt, Pinocchio ? cria-t-il à celui-ci. En scène, en scène, messieurs et mesdames les marionnettes. En scène ! Un… deux… trois ! »