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Une Révolte au pays des fées/3

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 21-26).

III

LA SORCIÈRE DU DOMAINE D’HABERVILLE



LA Sorcière d’Haberville, les yeux hagards, obéit sans prononcer une parole. Elle descendit de l’estrade entourée de lutins. Sur son ordre, ceux-ci apportèrent bientôt devant elle, un des larges coffres de fer, un chaudron fumant, un plat contenant des vipères, des champignons vénéneux et certaines tiges rouges garnies d’épines. La Sorcière sortit alors de sa poche un flacon étroit rempli d’une liqueur, verte sur le dessus et vermeille au fond. Tous ces ingrédients furent jetés dans le chaudron. Puis, une à une, sur un cri lugubre qu’elle poussa, les lumières s’éteignirent. Tous furent plongés dans une intense obscurité durant deux secondes. Soudain on vit s’éclairer le corps de la Sorcière. On la vit, murmurant avec volubilité phrases magiques sur phrases magiques. Elle frappait avec son fagot épineux, puis avec sa quenouille rouge comme un tison, les objets qu’elle voulait enchanter.

Soudain, elle se tut. Sa figure exprima la satisfaction. Au-dessus du coffre de fer, comme aussi du chaudron qui semblait mugir, se formaient des nuages lumineux. Ces nuages montaient, s’étendaient, s’épaississaient, puis, peu à peu, affectaient des dessins étonnants… L’assemblée retint soudain son souffle. Au-dessus du chaudron, venait d’apparaître les images de la Reine des Fées et du Roi des Génies.

La Sorcière se mit à rire, puis sa parole devint nette. « Ah ! ah ! ah ! belle souveraine, grave monarque, vous ne savez pas résister à mes appels. Vous voilà au milieu de nous… Et maintenant, parlez, dites où vous en êtes de votre expédition contre nous ?…… Quels étrangers vous accompagnent, outre vos niais alliés ? C’est cela qu’il nous faut savoir ? Quels étrangers ?… Ah ! vous me répondrez bien, que vous le vouliez ou non ! »

Elle jeta soudain dans le chaudron un autre flacon de liqueur verte et rouge. La vision changea. Les assistants virent défiler dans d’épaisses vapeurs, une troupe d’enfants féeriques. Au milieu d’eux, un peu effarés, un peu effrayés, marchaient deux jolis écoliers canadiens : un petit garçon dont la casquette portait le nom de Louison, et une petite fille, dont un des rubans de la capeline contenait en lettres d’or, le nom de Cloclo. Peter Pan et le Petit Chaperon Rouge suivaient de près et les encourageaient de leurs sourires. La Sorcière poussa des cris de joie à ce spectacle.

« Bien, bien, bien, déclara-t-elle, la voilà la vision que je désirais depuis deux jours, la voilà la vision de ces jeunes fous de mon pays, qui viennent se mêler à nos querelles féeriques. Mal leur en prendra ! Malédiction sur eux !… Eh ! Rageuse, c’est cela que vous vouliez voir confirmer par mes enchantements… Ce sont ces enfants qui vous préoccupaient… Eh bien, vous savez, maintenant… Ah ! attendez, il y a autre chose !

Le spectacle, en effet, changeait de nouveau. Au lieu d’enfants et d’écoliers, on vit passer des chevaliers bardés de fer, armés de lances et de masses d’armes et montés sur de fougueux coursiers. Tous avaient la visière baissée, sauf un. Était-ce imprudence ou attitude provocante ? Près de lui un soldat canadien, vêtu de kaki, se tenait avec peine sur son cheval. On sentait chez lui une ignorance presque complète de l’équitation. À sa ceinture étaient suspendus un livre, une revue, une loupe, un coupe-papier et… un pistolet. Ce pistolet paraissait honteux d’être en pareille compagnie.

La Sorcière reprit son monologue. « Rageuse, que dis-tu de ce chevalier impertinent avec sa visière levée ? Tu le reconnais, n’est-ce pas ? Ah ! ah ! ah ! si tu pouvais voir en ce moment le teint bilieux de haute et puissante dame Envie, ta voisine. La vue de ce chevalier la fait bondir d’aise… Chut, chut, dame Envie vous comploterez tout à l’heure contre le Filleul du roi Grolo, le duc de Clairvaillance, votre vainqueur de jadis… Rageuse, Envie, que pensez-vous, dites, de ce bibliothécaire canadien, égaré parmi des hommes de guerre ? Ah ! ah ! ah ! Est-il assez gauche et empêtré ? Nous n’en ferons qu’une bouchée à la première occasion. Mais, gare, tous, à l’Oiseau bleu, grand protecteur de mes compatriotes. Je désigne de nouveau ceux-ci à votre attention : un papa, avec son petit garçon et sa petite fille, en visite au pays des belles histoires. Ils y ont pénétré sur les Ailes de l’Oiseau bleu, cela ne l’oubliez jamais, jamais. Rageuse, es-tu satisfaite ? Laisse-moi en paix maintenant… Je n’en puis plus. Ce sont de suprêmes enchantements que ceux-ci. Je… n’en… puis… plus ! Aie ! Je… brûle !… Grâce !… ah ! »

Avec un cri, la Sorcière, soudain, tombait, toute raidie sur le parquet de la salle.

Tout se ralluma à l’instant. Vite, les lutins s’empressèrent, les uns, d’enlever les objets enchantés, les autres de porter secours à la Sorcière. Comme son évanouissement persistait, on l’entraîna au dehors, dans l’air reconstituant de la forêt.

Alors, Rageuse, triomphante, se leva. Son plan de campagne était assuré du succès. Cette sorcière canadienne était vraiment précieuse, et ses visions et ses révélations arrivaient toujours à l’heure.


« Silence, Envie ! » cria le Magicien africain. ◁Texte▷ .