Une Révolution au Japon - la chute du taïcoun et les daïmios

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Une Révolution au Japon - la chute du taïcoun et les daïmios
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 80 (p. 673-701).
UNE
REVOLUTION AU JAPON

LA CHUTE DU GOUVERNEMENT DU TAÏCOUN ET LES DAÏMIOS

Le Japon, il y a quelques années, restait le dernier pays de l’extrême Orient encore inexploré. Ses côtes semées d’écueils, dangereuses en toute saison, éloignaient les navires. Quand un bâtiment de guerre s’aventurait à venir mouiller sur une de ses rades, une flottille d’embarcations armées l’entourait sur-le-champ comme d’un cordon sanitaire, les canons des batteries étaient braqués sur lui, et des officiers venaient à bord notifier les décrets impériaux qui depuis deux siècles fermaient le pays aux étrangers. Supplié de ne pas enfreindre ces ordres, et menacé, s’il les violait, d’un conflit immédiat, le capitaine s’éloignait à regret de cette terre mystérieuse. Seuls, sur un coin de l’extrémité sud du Japon, quelques Hollandais étaient parqués et gardés à vue sur l’îlot de Décima. Le commerce qu’il leur était permis de faire était restreint à un petit nombre de marchandises que deux navires leur apportaient chaque année à époque fixe. De temps à autre, les chefs de la factorerie, conduits à Yeddo sous bonne escorte et dans un palanquin, avaient pu traverser ainsi les provinces centrales du Japon. Leurs récits incomplets, les relations des pères portugais au XVe siècle, entachées de l’exagération commune aux voyageurs de cette époque et écrites à un point de vue particulier, tels étaient les seuls documens qu’on possédât sur l’intérieur de cette région. La contrée néanmoins était trop riche et trop populeuse pour se maintenir indéfiniment dans cet état d’isolement absolu. L’expansion de la race européenne ne devait pas s’arrêter devant cette barrière. Les Américains en 1853, les autres nations maritimes en 1858, vinrent demander et obtinrent sans coup férir l’ouverture du Japon. La crainte inspirée par les forces militaires qui eussent pu appuyer au besoin les demandes de nos diplomates, peut-être même le désir que ressentaient les Japonais de se mettre en communication avec le reste du monde, inspirèrent aux ministres du taïcoun cette sage conduite.

Les rapports avec la cour de Yeddo cependant ne tardèrent point à se compliquer d’incidens imprévus, conséquence des luttes intestines dont notre arrivée avait donné le signal. Une mesure aussi radicale que l’introduction des Européens dans le royaume y jeta la perturbation et fit éclater la guerre civile. A plusieurs reprises, on put craindre qu’il ne devînt nécessaire d’y envoyer des expéditions semblables à celles qui avaient été conduites en Chine. L’effervescence toutefois parut se calmer. Écrivant à cette époque l’historique des relations des étrangers avec le Japon depuis les traités[1], nous pensions que la crise était à peu près passée. Telle était encore notre conviction lorsqu’au commencement de 1868 nous parvint l’avis qu’une révolution avait renversé l’autorité taïcounale, avec laquelle les traités avaient été signés. Cette révolution paraissait remettre tout en question. Un mois plus tard, la nouvelle d’attentats dont avaient été victimes divers étrangers, entré autres l’équipage de l’embarcation d’un de nos vaisseaux de guerre, venait confirmer ces craintes. On s’en émut en France, et plusieurs navires en station dans les mers voisines reçurent l’ordre de rallier, le Japon pour veiller à la sécurité de nos nationaux.

C’est dans ces conditions que nous fûmes appelé à retourner au Japon. Lorsque nous y arrivâmes en juillet 1868, les tristes incidens que nous avons mentionnés avaient été suivis de toutes les réparations désirables, et tout danger de collision semblait évanoui. Nous eûmes alors le loisir d’étudier les circonstances et les faits de cette révolution, dont les phases continuaient encore à se dérouler sous nos yeux, et de coordonner sur l’organisation intérieure du pays les notions que trois années d’une fréquentation intime avec les habitans avaient permis à quelques-uns de nos compatriotes d’acquérir. C’est la série de ces faits et l’ensemble plus complet aujourd’hui de ces notions que nous présentons dans ce travail.


I

Lorsque les Européens abordèrent, vers le milieu du XVIe siècle, à la pointe sud du Japon, la souveraineté nominale appartenait à un personnage portant le titre d’empereur, le daïri ou mikado. Le mikado régnant descendait, par une généalogie bien constatée de plus de vingt siècles, des princes qui avaient conquis le pays sur les races primitives ; mais il y avait déjà longtemps que l’autorité effective était passée en d’autres mains. Les paréos, les fils des daïris, placés à la tête de l’administration des provinces, s’affranchissant peu à peu du pouvoir central, avaient rendu héréditaires dans leurs familles des gouvernemens transformés en possessions territoriales. Ils eurent des armées, bâtirent des forteresses, et, tout en se déclarant les humbles sujets du mikado, descendant des dieux, se livrèrent entre eux ou contre ses lieutenans à des guerres sans fin. Les dix-huit grands daïmios, désignés par la qualification de koksis, que l’on compte aujourd’hui au Japon sont les descendans directs de ces princes ; leur généalogie les classe en cinq groupes issus de mikados qui ont régné dans une antiquité plus ou moins reculée. Pour faire rentrer dans l’obéissance les daïmios insoumis, les mikados entretinrent des armées, à la tête desquelles ils placèrent des généraux de leur choix. Ces généraux ne tardèrent point à diriger les intrigues de la cour de Kioto[2], portèrent leurs familles et leurs partisans aux plus hauts emplois, et se disputèrent avec acharnement la prééminence les armes à la main. C’est ainsi qu’au commencement du XIIe siècle, deux familles puissantes, les Guéngi et les Héké, ensanglantaient le Japon de leurs rivalités. Estomo, le chef des Guéngi, fut vaincu ; sa femme et son fils Yoritomo, faits prisonniers, furent bannis dans la province d’Idsou. C’était alors la dernière qui du côté de l’est fût divisée en territoires et réellement peuplée. Le jeune Guéngi, dès l’âge de quatorze ans, reprit les armes, et une série de guerres heureuses le rendit maître du pouvoir et en quelque sorte souverain de fait : c’est le héros légendaire du Japon. Yoritomo voulut transmettre à ses descendans la grande situation qu’il avait conquise. Il se proclama shiogoun, c’est-à-dire chargé, au nom du mikado, des affaires de l’empire. Il établit sa capitale et une cour brillante à Kamakoura. Dans une vallée à quelques lieues de Yokohama, sur le golfe d’Idsou, l’on voit aujourd’hui, encore de grands temples bien entretenus, seuls vestiges conservés de cette ancienne capitale. Trois fils de Yoritomo régnèrent à Kamakoura. A la mort du troisième, assassiné dans son palais, les dissensions recommencèrent jusqu’à l’élévation du shiogoun Asikaga. Treize princes de la famille de ce dernier lui succédèrent sans interruption. Les shiogouns, qui guerroyaient depuis quatre cents ans pour faire reconnaître leur suprématie sur tout le Japon, n’y étaient point parvenus encore, et la guerre civile venait de se rallumer avec une nouvelle fureur lorsque arrivèrent les premiers Européens, aventuriers, commerçans, missionnaires, parmi lesquels dominaient les nationalités portugaise, espagnole et hollandaise. Leurs progrès, favorisés peut-être par ces troubles, furent rapides. Ils avaient fondé leurs principaux établissemens dans l’île Kiousiou et à l’extrémité orientale de Nipon. Les daïmios de ces provinces, les princes de Hizen, de Boungo, de Satzouma, les accueillirent avec faveur. On sait quel fut tout d’abord l’état florissant de ces comptoirs, et avec quelle promptitude se développa l’église chrétienne du Japon, fondée par l’apôtre François-Xavier. Sur ces entrefaites, en 1590, la dignité de shiogoun échut à un homme de génie, Taïko-sama. C’est à partir de ce prince que les shiogouns, dont le pouvoir fut définitivement affermi par ses victoires, ont pris le nom de taïcouns. Né de pauvres paysans et réduit dans sa jeunesse à exercer les emplois les plus humbles, Taïko-sama s’était fait soldat et s’était élevé par une série d’actions d’éclat et d’éminens services au rang de général d’armée. Trois grands faits caractérisent son règne, la soumission des princes, les guerres sur le continent, en Corée, et la proscription en masse des chrétiens, soit japonais, soit étrangers. Un pouvoir central assez fort pour contenir l’ambition des princes, l’isolement absolu d’un pays capable de se suffire, tels étaient les fondemens qu’il entendait donner à la prospérité de ses états. Quant aux mikados, confinés dans leur résidence de Miako, entourés de vénération comme descendans des dieux, mais sans armées ni revenus, ils n’eurent plus désormais qu’à sanctionner les décrets rendus en leur nom, et à conférer autour d’eux des dignités purement honorifiques.

Le successeur de Taïko-sama, mort en 1599, aurait dû être son fils Hidé-yori ; mais son confident Iye-yas, qu’il avait désigné pour être le tuteur du jeune prince, leva l’étendard de la révolte, et parvint à se faire reconnaître shiogoun après la victoire décisive de Sékihara (1603). Iye-yas, à la mémoire duquel on rend un culte sous le nom de Gonguensama, continua les travaux de Taïko-sama, et établit sur des bases inébranlables le système qui a régi le Japon jusqu’à nos jours. Les taïcouns qui se sont succédé sur le trône de Yeddo appartiennent tous à sa famille. L’avènement du chef de cette dynastie fut moins illégitime qu’on pourrait le croire tout d’abord. Iye-yas se rattachait par ses ancêtres aux Guéngi et à l’un des cinq groupes de daïmios koksis descendus des premiers mikados ; Hidé-yori au contraire était le fils d’un homme de naissance obscure. En tout cas, lorsque Iye-yas mourut, il était réellement reconnu dans tout le Japon comme lieutenant du mikado et chargé des affaires générales du pays. Il y a quelques années, frappés de la faiblesse d’un pouvoir arrivé à son déclin, quelques esprits se sont demandé si les nations étrangères n’avaient pas fait fausse route lorsqu’elles avaient traité avec le taïcoun. En allant frapper à la porte de Yeddo, les négociateurs étrangers ne s’étaient pas trompés. S’il y a eu des erreurs commises, c’est lorsqu’il s’est agi de se rendre compte des rouages intérieurs de ce gouvernement, d’apprécier les conditions dans lesquelles s’exerçait l’autorité taïcounale. Nous allons tâcher d’élucider ces questions, qui ont donné lieu récemment à tant de controverses.

Gonguensama et ses prédécesseurs avaient conquis les armes à la main une partie des territoires des grands daïmios. Sur ces terres, Gonguensama établit une noblesse nouvelle, choisie parmi ses principaux compagnons d’armes, les daïmios gonfoudaïs, dont on compte aujourd’hui près de cent cinquante familles. Ces daïmios, à la tête de leurs clans, devaient pourvoir à tour de rôle, sur les ordres de leur suzerain le taïcoun, aux différens services militaires de la paix, et marcher avec lui en temps de guerre. En outre un domaine impérial, comprenant les provinces du Quanto autour de Yeddo, la nouvelle capitale, et différentes villes importantes, Osaka, Kioto, Simoda, Nagasaki, Hakodadé, forma l’apanage de la famille taïcounale. Sur ces terres, dont le revenu était d’environ 8 millions de kokous de riz (400 millions de francs), furent établis avec leurs familles près de quatre-vingt mille hattamottos ou petits nobles, sorte de milice devant en personne le service militaire au taïcoun et constituant sa force armée. Des conseils de daïmios, le gorodjo, le wakadouchiori, recrutés dans les familles taïcounales ou des gonfoudaïs, dirigèrent les affaires. Les provinces, les forteresses, les villes du taïcoun, furent administrées par des fonctionnaires, les bounios, assistés de nombreux employés ou yacounines de toutes classes.

Vis-à-vis du pouvoir taïcounal ainsi appuyé, quelle était la situation des grands daïmios ? Encore puissans et redoutés malgré leur abaissement, ils eurent l’entière possession des provinces qu’ils avaient conservées. Ils gardèrent leurs armées, leurs châteaux, et gouvernèrent par l’intermédiaire de karos, premiers fonctionnaires ayant les attributions les plus multiples[3]. Ne reconnaissant de supérieur proprement dit que le mikado, élevé au-dessus de tous par son origine sacrée, ils durent néanmoins s’incliner devant l’autorité du taïcoun, seul chargé de régler leurs contestations mutuelles, de diriger les affaires générales de l’empire et les relations extérieures. Des châteaux occupés par les forces du taïcoun ou en son nom par les daïmîos gonfoudaïs furent bâtis sur divers points du pays. Il eut un délégué à la cour du mikado pour y observer les intrigues qui pourraient se nouer autour du représentant de l’autorité primitive ; enfin les daïmios durent tous avoir à Yeddo, autour de sa résidence, un palais où habiterait à poste fixe au moins une partie de leurs familles, et ils durent à des époques périodiques venir du fond de leurs provinces y passer quelques mois et faire acte de présence et de bon vouloir. Le système que nous venons d’exposer répondait sans doute aux besoins de l’époque, et représentait la meilleure solution du problème de la paix publique, puisque, exemple presque unique dans l’histoire, il maintint la tranquillité intérieure pendant deux siècles et demi. Les successeurs d’Iye-yas n’eurent qu’à le perfectionner. Le code social et politique de cette époque se trouve à peu près réuni dans un ensemble de lois que l’on désigne sous le nom de lois de Gonguensama, mélange de prescriptions de toute espèce concernant la vie publique et privée des Japonais de toutes classes.

Pendant cette longue période où le Japon vécut isolé du reste du monde, ne donnant signe de vie que par ses relations avec les Hollandais de Décima, il ne paraît s’être produit aucun fait d’une importance capitale. Le seul point à étudier pour l’intelligence des événemens actuels est l’application du bizarre mode de succession au taïcounat institué par Iye-yas, mode qui ne se comprend bien que si l’on se rend compte de ce qu’est l’adoption au Japon, notamment dans la classe élevée. Une famille qui menace de s’éteindre adopte un enfant d’une autre famille ; le nouveau-venu change de nom, n’a plus le droit de reconnaître publiquement ses anciens parens, et devient l’héritier des titres et des droits du père adoptif. Or un taïcoun, s’il n’a pas de fils, doit adopter son successeur. Gonguensama décida que les familles issues de trois de ses fils pourvoiraient à la succession au taïcounat, un taïcoun sans enfans mâles devant en adopter un parmi elles. Elles eurent un brillant apanage et le titre de gosangké ; ce furent les Mito, les Kii-siou et les Owari. L’ensemble de ces trois familles est généralement désigné sous le nom de famille de Tokoungawa[4]. On comprend que dans les premiers temps ces familles, ayant entre elles des liens étroits, durent conserver l’entente nécessitée par l’intérêt commun en face de la récente et incomplète soumission des koksis. Toutefois des rivalités intestines encore mal connues, et qui se sont principalement développées dans ces dernières années, se produisirent bientôt. La règle de succession fut d’ailleurs modifiée par Yoshi-mouné, septième taïcoun et auparavant cinquième prince des gosangkés de Kii-siou, élu en 1715. Il se proposait de donner à sa descendance directe plus de chances de conserver le taïcounat. Il institua ses trois fils chefs de trois familles qui prirent le titre de gosangkio, celles de Taïasou, de Shi-midzou et de Stotsbachi, et leurs enfans purent concourir pour l’adoption taïcounale, à côté des autres Kii-siou, des Mito et des Owari. Ce mode de succession est encore en vigueur, et il y a quelques mois, à la retraite définitive du dernier taïcoun, un jeune enfant de la famille de Taïasou vient d’être élu.

En raison du mystère dont les Japonais entourent les moindres actes de leur vie publique ou privée, en raison surtout de l’idée imparfaite que nous avons encore de leur manière de voir, différente en bien des cas et parfois inverse de la nôtre, il est difficile de suivre le fil des intrigues et des rivalités qui ont coïncidé avec un événement majeur, l’introduction des étrangers dans le pays. On y voit dominer cependant une personnalité, celle du vieux prince de Mito, Nari-akira, homme ambitieux et énergique. Désireux de voir le taïcounat rentrer dans sa famille directe, éloignée du trône depuis longtemps, le prince de Mito voulut augmenter les chances d’élection de sa descendance en faisant adopter en 1847 un de ses fils cadets comme héritier de la principauté de Stotsbachi. Le chef de cette dernière famille, Shioumarou-Stotsbachi, un des gosangkios, n’avait pas d’enfant. De cette façon, deux des fils du prince de Mito, son fils aîné, héritier de la principauté de Mito, et le fils adoptif des Stotsbachi, héritier de leur apanage, devenaient chefs de familles taïcounales. Ce dernier, alors âgé de onze ans, promettait déjà d’être un homme de valeur. C’est à lui que son père préparait les voies vers le pouvoir suprême, et ce jeune homme était en effet taïcoun lorsqu’à éclaté la dernière révolution.

Au moment où nous sommes pourtant, c’étaient là, semblait-il, des plans à longue échéance, car le taïcoun régnant, lye-motchi, de la maison des Kii-siou, avait un fils, Iye-sada, qui, d’après la loi naturelle de succession, devait occuper après lui le trône taïcounal. Il est vrai qu’lye-sada était fils unique, et qu’en 1853, à la mort de son père, ce n’était qu’un enfant. Mito ne désespéra pas de le supplanter. Ses menées échouèrent, grâce à la fermeté habile d’un homme qui a joué un rôle important dans l’histoire de nos rapports avec la cour de Yeddo. Cet homme se nommait Ikammo-no-kami. Après avoir fait proclamer le jeune prince, il fut nommé par lui gotaïro[5], et exerça en réalité le pouvoir souverain. Les étrangers venaient de paraître au Japon : le commodore américain Perry réclamait, à la tête d’une escadre mouillée dans la baie de Yeddo, l’ouverture du Japon aux commerçans et aux navires de son pays. Ikammo-no-kami, reconnaissant l’impuissance du gouvernement, crut impossible de retarder davantage l’introduction des étrangers, et, malgré l’opposition énergique que rencontrait cette mesure, il fit proclamer l’ouverture au commerce américain des ports de Simoda et d’Hakodadé. C’était rompre avec les traditions du pays et entrer en lutte avec une partie de la noblesse, qui, dominée par les conseils du prince de Mito, se montrait hostile à toute espèce de concessions. D’un caractère chevaleresque, fort considéré parmi les daïmios en raison de son âge, de son rang, de son intelligence, le prince de Mito saisit avec empressement l’arme que venait de lui fournir le gouvernement de Yeddo, et, fort de son ascendant sur l’aristocratie japonaise, il attaqua résolument le pouvoir du taïcoun. En minant de sa propre main le trône qu’il voulait assurer à son fils, il poursuivait une politique qui doit à bon droit nous paraître étrange ; mais l’homme qui s’efforçait ainsi d’amoindrir le pouvoir, objet de ses convoitises, se flattait de lui rendre plus tard, et à son profit, toute l’influence qu’il travaillait alors à lui ravir.

En 1858, lye-sada mourut sans descendans directs au moment où ses ministres, intimidés par les succès de nos armes dans le nord de la Chine, venaient de signer avec la France et l’Angleterre un traité dont les clauses étaient arrachées plus que consenties. Le taïcoun avait-il le pouvoir d’abroger de sa propre autorité la loi fondamentale de l’empire, les décrets de Gonguensama ? En agissant de la sorte, avait-il pour unique but de s’assurer le monopole du commerce avec l’étranger ? D’un autre côté, les daïmios, n’ayant point à intervenir dans les affaires extérieures et d’intérêt général, confiées exclusivement au taïcoun, auraient-ils pu recevoir les étrangers chez eux ? La solution de ces questions présente un moindre intérêt, aujourd’hui que les étrangers sont définitivement établis au Japon et qu’ils y pénètrent de toutes parts. Toutefois il suffit de les poser pour montrer combien les nouveaux traités compliquaient la situation intérieure, déjà si tendue, de ce singulier pays.

Entre le prince de Mito et Ikammo-no-kami, la lutte devint plus implacable que jamais. En dépit de ses efforts, le premier vit monter sur le trône de Yeddo un prince de la famille de Kii. Réduit à vivre loin de la cour, il semblait oublier la nouvelle injure faite à son nom, tandis qu’il préparait contre son ennemi une vengeance terrible. Le 24 mars 1860, ses partisans surprennent et assassinent Ikammo-no-kami dans les rues de Yeddo. Quoique rien ne trahisse l’intervention directe du prince, que l’histoire japonaise offre d’autres exemples de serviteurs zélés se faisant lonines[6] pour commettre un crime dont leur maître doit profiter, l’opinion publique n’en rejette pas moins sur Mito toute la responsabilité du meurtre. Ce drame clôt dignement la carrière du vieux prince. A partir de ce moment, son fils Stotsbachi est seul en scène ; nous le retrouvons mêlé à chaque incident politique du Japon, poursuivant sans relâche de sa haine le gouvernement de Yeddo.


II

Les provinces méridionales du Japon, Kiousiou, Sikok et la pointe ouest de l’île Nipon, sont les plus riches et les plus peuplées de l’empire. Elles sont gouvernées par de puissans daïmios et éloignées des deux capitales. Elles ont dû à ces diverses causes de devenir le principal centre de résistance à l’autorité taïcounale. C’est là que les shiogouns firent leurs plus rudes guerres, et les descendans des vaincus conservèrent toujours l’espoir de recouvrer un jour leur indépendance. Il est à peu près certain aujourd’hui que les princes de Satzouma, de Nagato, et leurs voisins du sud songeaient presque tous depuis plus ou moins longtemps à mettre ce dessein à exécution, lorsque les incidens amenés par le séjour des étrangers au Japon vinrent leur donner l’occasion qu’ils appelaient. On devine l’appui que durent rencontrer chez ces princes les idées hostiles de Stotsbachi. Quoiqu’animés peut-être de vues différentes, tous ces seigneurs mirent en commun leurs efforts pour arriver au renversement d’un pouvoir qui, grâce aux relations entretenues avec les Européens, devenait chaque jour plus envahissant. Toute question de personne écartée d’ailleurs, à ne considérer que l’esprit de la constitution japonaise, les princes pouvaient abriter leurs griefs sous le manteau du patriotisme. Autour du mikado, les descendans des anciens fonctionnaires impériaux, revêtus encore de leur titre de kougués (fonctionnaires civils), mais en réalité investis de simples charges sacerdotales, vivaient dans l’ignorance absolue des affaires publiques. Les cérémonies de la cour, de pacifiques études de peinture et de musique, remplissaient leur existence, bornée à l’enceinte de la ville impériale. Tel était le centre passif autour duquel, comme au temps des Guéngi et des Héké, s’agitaient les ambitions rivales. C’était au nom du mikado que le parti dominant à Kioto faisait rendre ses décrets, donnant ainsi les apparences de la légitimité à des actes dont malheureusement le bien du pays était le moindre mobile.

Le gouvernement de Yeddo, contraint par la pression des événemens d’accorder aux étrangers des droits qu’il avait à peine eu le temps de discuter, ne se dissimulait pas les périls qui menaçaient sa stabilité. Il temporisait, et, ne se sentant point assez fort pour imposer au pays les traités de 1858, consacrait toute la subtilité du caractère oriental à restreindre la portée des engagemens qu’il avait pris. Les étrangers lui reprochaient son manque de franchise, mais ne pouvaient le rendre responsable des meurtres qui avaient ensanglanté les rues de Yeddo et de Yokohama. Si quelques-unes des victimes étaient tombées sous le sabre de fanatiques, comme il s’en rencontre en tous pays dans les périodes d’agitation et de transformation sociales, la plupart des assassinats avaient été, à n’en pas douter, payés par les princes, qui voulaient ainsi prouver la faiblesse du gouvernement de Yeddo en le jetant au milieu des complications les plus graves.

Le séjour du taïcoun à Kioto, où l’avaient appelé au commencement de 1863 les ordres du mikado, n’amena aucun résultat définitif ; le taïcoun avait exposé à la cour les difficultés devant lesquelles il s’était trouvé, — la puissance des étrangers appuyant leurs prétentions de la présence de leurs flottes, les menées hostiles de certains daïmios. Il était, avait-il dit, impossible de songer à fermer de nouveau le Japon. C’était rendre la guerre inévitable, et le pays n’était pas prêt. Ces aveux du taïcoun ne pouvaient qu’accélérer l’exécution du plan arrêté par ses ennemis de créer à tout prix un conflit avec les puissances européennes. Le décret d’expulsion des étrangers, préparé depuis longtemps, reçut enfin la sanction du mikado, et ce fut Stotsbachi, nommé pour la circonstance vice-taïcoun, qui se chargea d’en surveiller l’exécution. Le taïcoun en effet, forcé de donner son assentiment à une mesure qu’il désapprouvait, s’était hâté d’informer les ministres européens de la violence qu’il subissait. En même temps et sur la proposition du prince d’Etsizen, gagné au parti de la résistance contre le pouvoir de Yeddo, le gorodjo portait la main sur l’édifice sacré de Iye-yas, encore intact au milieu de toutes ces discordes intérieures, et un décret que le taïcoun lui-même était contraint de sanctionner affranchissait les daïmios de l’obligation de paraître à la cour de Yeddo et d’y entretenir en permanence cette foule de serviteurs qui constituaient de réels otages entre les mains du taïcoun.

Le décret d’expulsion contre les étrangers n’était pas plus tôt lancé, que le prince de Nagato, un des principaux instigateurs du nouveau programmes en acceptait résolument les conséquences, Les batteries de Simonoseki ouvraient le feu sur les navires de guerre ou de commerce, sans distinction de nationalité, qui essayaient de franchir l’étroit canal reliant la mer de Chine à la mer intérieure du Japon. On sait de quelle façon, reconnaissant au bout de près d’un an l’impuissance du gouvernement du taïcoun à se faire obéir du prince rebelle, et recevant même l’aveu officiel de cette impuissance, les représentans étrangers décidèrent qu’il y avait lieu de rouvrir de force à la navigation le détroit de Simonoseki. L’opération fut conduite avec vigueur par les commandans des divisions navales, et les canons de Simonoseki furent remis entre leurs mains, après deux jours de combat, par les officiers du prince, qui s’engageait à payer un tribut et à détruire ses batteries. Moins heureuse en août 1863, l’escadre anglaise avait livré aux forts de la capitale du prince de Satzouma un sérieux combat dont l’issue avait été douteuse. Venu avec la mission d’appuyer la demande d’une indemnité pour l’assassinat de l’Anglais Richardson, l’amiral Kuper avait mis l’embargo sur les navires du prince, et ce fait avait été le signal de l’action. Quelques mois plus tard seulement, les envoyés de Satzouma vinrent à Yokohama remettre le montant de l’indemnité ; ils témoignèrent du désir qu’ils auraient d’engager avec les étrangers, notamment avec les Anglais, des relations que les traités et la loi du Japon ne leur donnaient pas le droit d’établir.

Tandis que le désarmement des batteries de Simonoseki portait un coup funeste au prestige de sa cause, le prince de Nagato la compromettait lui-même gravement par une tentative audacieuse. Le matin du 20 août 1864, un corps de troupes rassemblé secrètement par ses ordres se présenta aux portes du palais impérial, et tenta de s’en emparer de vive force. Des soldats de Satzouma et du prince d’Aïdzou, de garde à Kioto, accoururent à temps pour repousser cette audacieuse agression, qui avait des complices dans le palais ; il s’ensuivit un violent combat où la ville de Kioto fut en partie brûlée. Un décret du mikado déclara Nagato rebelle pour le cas où il ne se justifierait pas avant un délai de quelques jours. Le taïcoun, chargé de l’exécution du décret, fit détruire et raser entièrement le palais du prince à Yeddo. Nagato replia ses troupes sur sa province sans faire acte de soumission. En vertu de la constitution de Gonguensama, les daïmios furent invités à se ranger sous le commandement du taïcoun pour châtier cette révolte. La situation semblait prendre un aspect favorable aux intérêts des Européens. On espérait généralement que l’ambitieux prince de Nagato allait être mis à la raison par les forces de l’empire rassemblées contre lui, et que les autres daïmios, ennemis du pouvoir taïcounal, mais instruits par cet exemple, accepteraient l’ordre de choses existant. Le commerce, après avoir atteint l’importance qu’il a conservée normalement pendant ces dernières années, venait de s’ouvrir une voie nouvelle. L’exportation des œufs de vers à soie, mesure d’un intérêt majeur pour l’industrie séricicole du midi de l’Europe, avait été demandée au gouvernement de Yeddo et obtenue au lendemain de l’expédition de Simonoseki. Les relations avec les fonctionnaires du taïcoun étaient empreintes de plus de confiance que par le passé. Le gouvernement de Yeddo était arrivé à reprendre un certain ascendant, à faire accepter, par exemple, la présence des étrangers, que personne ne remettait plus en question. La bonne entente des représentans européens à cette époque avait contribué à ce résultat. Une étroite communauté d’action avait été pour eux la suite naturelle des dangers qu’on venait de traverser.

Nos diplomates avaient pu constater néanmoins au milieu de ces conflits que les susceptibilités des daïmios, la constitution et l’esprit même de la nation japonaise assignaient des bornes à la toute-puissance taïcounale. Ils durent songer à mettre la légalité des traités hors de toute contestation en réclamant la ratification du mikado. En novembre 1865, les ministres étrangers se rendirent à Osaka sur des navires de guerre, et demandèrent à la cour de Kioto d’une part la sanction, de l’autre la complète exécution des traités de 1858. Le premier point fut obtenu, et l’on eut entre les mains des lettres patentes revêtues du cachet impérial. Quant au second, l’on dut renoncer à voir les ports d’Osaka, Hiogo et Neegata ouverts avant le 1er janvier 1868, date à laquelle avaient consenti, lors de l’ambassade japonaise de 1862, les gouvernemens européens. Les conférences avaient eu lieu à Hiogo avec des ministres du taïcoun. C’est à Osaka que devaient se traiter désormais les affaires : le taïcoun lui-même s’y trouvait. Quelque temps auparavant, il était parti de Yeddo, à la tête de sa garde, par la route du Tokaïdo. Les résidens de Yokohama, admis à voir passer le cortège à Kanakawa, à une demi-lieue de la ville, avaient vu défiler quelques milliers d’hommes en costumes de guerre, et au milieu d’eux on leur avait montré un jeune cavalier vêtu de blanc, à la figure pâle et à l’air débile. C’était ce souverain mystérieux que, disait-on, aucun étranger, y compris les ministres, n’avait été admis à voir jusqu’alors. Il allait prendre le commandement de l’armée qui opérait sans succès depuis plusieurs mois contre le prince rebelle de Nagato.

On sait que la puissance militaire des taïcouns, organisée par Iye-yas, reposait principalement sur le service personnel des hattamottos et sur les contingens que les daïmios gonfoudaïs devaient en tout temps mettre à sa disposition pour la défense du pays. Ces derniers, plus ou moins disposés à donner un appui actif au pouvoir auquel ils étaient liés par leur origine, n’avaient guère, dans les loisirs d’une longue paix, développé ni même entretenu leurs moyens d’action. Quant aux hattamottos, ils n’étaient pas davantage en état de fournir au taïcoun une armée sérieuse. Ils avaient toutefois, dans ces dernières années, fait des sacrifices et versé sur leurs revenus, provenant d’ailleurs des domaines taïcounaux, de grosses sommes d’argent. Un certain nombre de bataillons avaient été équipés et plus ou moins bien formés à l’européenne. Nous avions vu en 1865 ces troupes manœuvrer tant bien que mal, armées de canons et de fusils que le gouvernement de Yeddo avait achetés en grand nombre ; ce semblant d’organisation fait à la hâte et auquel il manquait avant tout des chefs capables et instruits, était au fond plus nuisible qu’utile pour combattre des gens aguerris, déterminés et conduits avec ensemble. C’est ce qui explique le résultat de cette guerre, toujours contraire aux armes du taïcoun. Dans les premiers mois de l’année 1866, deux corps d’armée marchèrent d’Osaka sur les deux provinces de Nagato et de Soo-wo, appartenant au prince rebelle, contiguës l’une à l’autre à l’extrémité occidentale de l’île Nipon. Les hattamottos furent concentrés à Chirosima, dans la province limitrophe d’Aki, pour, pénétrer dans Soo-wo ; ils étaient commandés par Takenaka-tango-no-kami, homme sans aucune instruction ni expérience militaires. En même temps, les contingens des daïmios gonfoudaïs s’avançaient sur Nagato le long de la côte nord de Nipon. Ces daïmios, se jalousant entre eux, opéraient sans ardeur et isolément avec leurs troupes. Une troisième attaque, sous forme de débarquement, fut opérée sur une île du littoral de Soo-wo, en face de la position fortifiée d’Iwakouni. Les troupes taïcounales furent partout repoussées avec d’assez grandes pertes, et elles ne purent en fin de compte pénétrer dans ces contrées montagneuses. Bien plus, le daïmio gonfoudaï de Kokoura, dont les terres font vis-à-vis à celles de Nagato sur la côte sud du détroit de Simonoseki, vit une partie de son territoire envahie par les troupes de Nagato, qui le détiennent encore à l’heure qu’il est. La guerre se continuait mollement sur les frontières, lorsqu’en septembre 1866 on apprit la mort du taïcoun à Osaka. Les hostilités cessèrent aussitôt, et les troupes restèrent des deux côtés en observation. Bientôt après, on sut à Yokohama que le tokoungawa Stotsbachi, alors à Osaka, venait d’être nommé taïcoun.


III

Stotsbachi, au moment où il fut élevé au taïcounat, était âgé d’environ trente-cinq ans. Il avait déjà pris, on l’a vu, une part active aux affaires politiques. En 1863, il avait été envoyé de Kioto à Yeddo en qualité de vice-taïcoun. Ami personnel du mikado, il avait à sa cour une position solide. Esprit élevé et conciliant, en relation avec les grands daïmios, ceux du sud entre autres, il discutait avec eux sur l’opportunité de changer les rouages du gouvernement intérieur et de concentrer entre les mains du mikado, ou du moins autour de lui, l’autorité exécutive. Cette réforme lui semblait propre à rallier sous un même drapeau les dissidens et ceux prêts à le devenir. À de pareils discours, présentés avec habileté, modération et un désir du bien public évident, personne ne trouvait à redire. Sur ces entrefaites, lye-motchi venant à mourir, il n’y eut qu’une seule voix pour désigner Stotsbachi comme son successeur. Le prince refusa tout d’abord : il n’ignorait pas que de nombreuses difficultés, des oppositions systématiques et les graves embarras du moment allaient rendre la tâche fort pénible. Il fit donc ses conditions : il pourrait résigner le pouvoir dès que le vœu général du pays paraîtrait le lui demander ; il exigeait la reconnaissance absolue des droits conférés aux étrangers par les traités, il aurait seul mission de s’aboucher avec eux et en général de diriger les relations extérieures. La cour de Kioto, disposée en sa faveur, accepta ces propositions. Stotsbachi fut élu taïcoun. Aussitôt nommé, il fit savoir qu’abandonnant la politique d’isolement et de mystère de ses prédécesseurs il allait désormais traiter directement avec les ministres étrangers les affaires extérieures et les admettre auprès de sa personne. En vain les daïmios, restés secrètement hostiles à sa cause, le pressèrent-ils de régler cette question de Nagato, qui restait en suspens depuis des années : l’affaire n’avait pas de solution possible à cette époque, par suite de l’obstination du prince rebelle et de l’impuissance militaire du gouvernement du taïcoun, que les événemens avaient trop bien démontrée-Stotsbachi évita le piège en déclarant qu’il croyait plus urgente la question des rapports avec les étrangers.

Les premiers mois de l’administration du nouveau taïcoun, écoulés dans un calme apparent, furent signalés par la grande influence qu’acquit auprès de ce prince notre ministre plénipotentiaire au Japon, M. Léon Roches[7]. D’une nature active et entreprenante, initié depuis de longues années au caractère des races orientales, il parvint à acquérir sur Stotsbachi et son entourage un grand ascendant et à devenir le conseiller de ce prince, qui entrait délibérément dans la voie du progrès. Au commencement de 1867, M. Roches se rendit à Osaka, où vint résider de son côté le taïcoun. Stotsbachi eut avec lui un entretien, lui exposa ses plans de réforme tant dans l’organisation intérieure que dans la politique extérieure du pays, et témoigna le désir de voir les représentans étrangers venir à Osaka pour s’occuper de l’ouverture définitive des derniers ports stipulés dans les traités. Il fallait avant tout procéder à l’organisation des finances, jusque-là très défectueuse, et à celle d’une armée permanente, force indispensable pour faire respecter l’autorité la mieux intentionnée vis-à-vis de daïmios placés à la tête d’une grande puissance militaire. Une mission d’officiers demandée au gouvernement français arriva au Japon en janvier 1867. Assistée d’un certain nombre de sous-officiers instructeurs, elle s’établit à Yokohama, puis à Yeddo, où elle se mit sérieusement à l’œuvre. La construction d’un petit arsenal maritime avait été commencée sous la direction d’ingénieurs français dans la baie de Yokoska, près de l’entrée du golfe de Yeddo ; les travaux, arrêtés en 1865, furent repris et poussés avec activité. Un jeune frère de Stotsbachi, cadet comme lui de la famille de Mito, le prince Mimboutaiou[8], fut envoyé en France, où il devait, à l’exemple de nombreux Japonais de son âge résidant déjà dans divers pays d’Occident, s’initier aux sciences et aux affaires européennes. En mai 1867, les ministres étrangers se rendirent à Osaka. Le taïcoun y habitait, entouré d’un nombreux personnel, l’immense château que ses prédécesseurs ont bâti au centre de cette ville. Il les reçut dans l’intérieur de son palais, les fit assister à des manœuvres militaires, et suivit à son tour les parades des détachemens de troupes européennes amenés pour servir d’escorte. Après avoir notifié son intention de voir les derniers ports ouverts au 1er janvier 1868, il chargea ses ministres de discuter les conventions, qui furent arrêtées et signées le 17 mai 1867.

La ville d’Osaka, cité commerçante de 4 à 500,000 habitans, est située à 3 milles en amont de l’embouchure d’un grand cours d’eau, l’Odongawa, qui se jette au fond du golfe d’Osaka dans la mer intérieure. Sa principale richesse consiste dans les productions naturelles du pays. Les grands daïmios et propriétaires des provinces environnantes y font arriver les produits de leurs terres, hypothéqués en faveur des banquiers qui leur ont avancé des fonds ; des adjudications publiques les font passer des koura-hiashkis, ou magasins des daïmios, entre les mains des gros marchands de la cité, lesquels ont sur les banques un certain crédit jusqu’à placement d’une partie de ces produits. Il en résulte que la corporation des banquiers d’Osaka forme une société puissante sous l’action directe du gouvernement, qui surveille son administration ainsi que celle des autres corporations de marchands. Toutefois, comme elle est la source du crédit, elle échappe à l’arbitraire d’un pouvoir que les classes inférieures n’ont droit de contester en rien. La richesse et la vitalité de cette ville, qu’un grand mouvement de transports par terre et par mer relie aux provinces centrales du Japon, doivent en faire pour le commerce étranger un centre d’importation très sérieux. Les traités de 1858 accordaient aux Européens l’entrée de cette ville ainsi que le droit d’y résider sous la protection des pavillons de leurs consuls et d’y faire des affaires. Osaka n’est pourtant pas accessible aux bâtimens de commerce, auxquels le fleuve est interdit par la présence d’une barre dangereuse et même impraticable pour les grandes jonques[9] ; aussi les traités avaient-ils stipulé que la ville de Hiogo, située à 10 milles dans l’ouest du golfe et devant laquelle peuvent mouiller les plus grands navires, serait ouverte en même temps. La convention régla l’étendue et la situation de la concession étrangère à Osaka ; quant à celle de Hiogo, elle fut établie à 1 mille de cette dernière, tout auprès de la petite ville de Kobé, dans la baie la plus favorable au mouillage. Les travaux d’installation et de construction des douanes durent commencer immédiatement. En ce qui concerne l’ouverture de Neegata, port de la province d’Etchigo sur la côte nord de Nipon, et enfin celle de Yeddo, dont le séjour devait être permis aux commerçans pour traiter avec les indigènes, il fut arrêté que, les travaux d’appropriation y étant plus considérables, ces deux dernières mesures seraient retardées ; plus tard, en novembre, une convention les fixa au 1er avril 1868.

La situation continuait donc à présenter des apparences satisfaisantes, lorsque tout à coup, en novembre 1867, une nouvelle inattendue arrivait à Yokohama : Stotsbachi résignait le pouvoir taïcounal entre les mains du mikado, la cour de Kioto se refusait à accepter cette démission ; mais quelques daïmios poussaient, disait-on, à des changemens qui équivalaient à une révolution. Les ministres n’étaient plus à Osaka, qu’avait également cessé d’habiter le taïcoun, pour se rendre à Kioto après les conférences de l’été. M. Roches avait eu cependant deux nouvelles et courtes entrevues avec lui depuis cette époque ; le nouveau ministre d’Angleterre, sir Harry Parkes, et ses agens avaient entretenu d’autre part des relations plus ou moins secrètes avec le prince de Satzouma et les daïmios voisins. Ces démarches paraissaient se rapporter à un travail intérieur auquel les représentans européens ne restaient pas étrangers. Quelques personnes bien informées de Yeddo avaient entendu parler dès le mois précédent de l’abdication de Stotsbachi en faveur du prince d’Owari, Par quelles circonstances un prince si vivement animé naguère du désir de relever son pays était-il arrivé à désespérer ainsi du succès de son œuvre ?

Aussitôt après la signature de la convention de mai 1867, les daïmios de Satzouma et de Nagato, que l’on vit dès ce moment se ranger, avec quelques princes leurs voisins, sous le drapeau de l’opposition, avaient déclaré que l’ouverture des nouveaux ports devait être différée. Stotsbachi les écouta, plaida sa cause devant la cour de Kioto, et obtint l’approbation de ce qu’il avait fait ; le kwambakou[10] lui était dévoué. Il résolut ensuite de remettre en vigueur les règlemens de Gonguensama pour tenir éloignés de la cour les daïmios et leurs agens, dont les menées compromettaient la paix publique ; mais il était trop tard. Satzouma et Nagato, voyant que le moment d’agir était venu, arrivèrent subitement autour de Kioto à la tête de forces nombreuses. Ils répandirent des proclamations attaquant les actes de Stotsbachi, le déclarant rebelle aux lois de l’empire et réclamant qu’il remît l’autorité aux mains du mikado, seul souverain légitime du Japon. Stotsbachi avait-il été informé dès son avènement des dispositions réelles et des préparatifs des princes du sud ? On sait combien les daïmios sont puissans et maîtres absolus dans leurs territoires. Le taïcoun ne pouvait surveiller leurs démarches qu’au moyen d’ometskés ou espions, officiers dévoués, chargés de ce rôle délicat et périlleux ; l’un des ometskés de Stotsbachi avait été assassiné à Kioto dans le milieu de 1867. En tout cas, une fois éclairé sur leurs desseins et menacé par leurs forces liguées contre lui, qu’avait-il à opposer comme puissance matérielle et morale à une rébellion préparée depuis longtemps et conduite avec un certain ensemble ?

Des personnes appelées à voir de près les hommes qui dirigeaient les affaires ont pu nous éclairer sur le désordre et la faiblesse du gouvernement. Les daïmios faisant partie du gorodjo et des autres conseils, les hauts fonctionnaires étaient pour la plupart divisés, à l’exemple des grandes familles de l’empire, par des haines et des rivalités personnelles. Aucun des membres du gorodjo n’était un homme de valeur. Quelques vice-ministres seuls, amis du taïcoun[11], cherchaient vainement à faire exécuter les ordres qu’il envoyait de Kioto. Quant à de l’argent, ce nerf indispensable de tout gouvernement, on n’en avait pas ; on eût pu dire qu’on n’en avait jamais eu. Les revenus du domaine taïcounal, qui, dans la pensée de Gonguensama, devaient faire face aux charges de la chose publique, avaient été peu à peu absorbés par le développement des familles de hattamottos vivant sur ce domaine. Ces hattamottes, parmi lesquels se trouve peut-être à l’heure qu’il est la partie la plus saine et la plus patriotique de la nation, s’étaient imposé les années précédentes de grands sacrifices d’argent pour subvenir aux préparatifs de guerre. Stotsbachi avait songé à organiser les finances, et demandé conseil au ministre de France, lequel lui avait remis un plan d’organisation de gouvernement divisé en ministères. Ogorikoské-no-ské, homme intègre et d’une intelligence des affaires rare au Japon, fut chargé du service des finances ; mais ses efforts échouèrent devant les résistances ou les malversations d’une bonne partie de ses collègues, et les réformes qu’il essaya d’introduire lui firent beaucoup d’ennemis[12]. La nouvelle organisation administrative, appliquée par des gens qui n’en avaient ni la clé ni les traditions, ne put produire aucun bien. Pour ce qui est des ressources militaires, le taïcoun n’avait guère, malgré des achats considérables de canons et de fusils, obtenu de meilleurs résultats. Arrivée depuis le mois de janvier, la mission française avait commencé ses travaux ; mais, appelée près d’un gouvernement qu’on supposait fort et durable, elle avait songé à créer des établissemens militaires sérieux, un arsenal, des écoles d’instruction théorique et pratique. Quelques bataillons et batteries se trouvaient seuls organisés. Si l’on eût demandé à nos officiers d’appliquer leurs soins à la rapide formation de troupes destinées à combattre immédiatement, ils eussent modifié leurs plans. A une armée régulière, à peine disciplinée, mal conduite, démoralisée et tombée en discrédit depuis les échecs de la guerre de Nagato, s’ajoutaient les daïmios gonfoudaïs, requérables avec leurs forces ou qui tenaient garnison dans les châteaux impériaux, et dont le bon vouloir, parfois même la neutralité, étaient au moins douteux.

Il faut enfin, pour bien se rendre compte des événemens, parler de l’active intervention de la diplomatie européenne au Japon. Nous avons vu l’ascendant qu’avait acquis auprès de l’entourage du taïcoun le ministre de France, Cette influence, due entièrement à la personnalité de M. Roches, lui avait permis d’assurer en maintes occasions de sérieux avantages à des opérations commerciales et industrielles entreprises avec des capitaux français. Malheureusement, ainsi que les événemens allaient le montrer, elle avait l’inconvénient de rendre notre situation politique au Japon solidaire d’un pouvoir déjà ébranlé dans ses fondemens et que notre appui apparent, loin de le consolider, rendait plutôt impopulaire dans le pays. De plus, elle n’était pas suffisamment réservée : employée d’une façon trop ouverte à assurer à la France une sorte de monopole, elle devait contribuer à faire perdre aux autres représentans étrangers le goût de l’entente commune. Les tendances de la nation britannique l’ont toujours poussée à se créer dans l’extrême Orient une situation prépondérante ; son représentant au Japon ne pouvait manquer de saisir toute occasion, quelle qu’elle fût, de relever la sienne.

L’assassinat de deux matelots anglais dans les rues de Nagasaki, en 1867, avait amené le voyage d’une division de guerre britannique sur les côtes de la province de Tosa ; les assassins appartenaient aux troupes de ce prince. L’amiral toutefois n’avait pu obtenir de réparation, et un agent de la légation anglaise avait été envoyé à Nagasaki pour poursuivre cette affaire. Il se lia avec les officiers de Tosa et des autres princes du sud, connut leurs projets, se rendit compte de leurs moyens d’action, et vit la faiblesse du gouvernement du taïcoun, encore représenté dans la ville par un gouverneur isolé et impuissant. Cet incident fut un de ceux qui décidèrent sir Harry Parkes à donner son appui moral, ses conseils, peut-être même les plus grandes promesses, au parti qui levait l’étendard de la révolte. Cet appui détermina le mouvement des princes du sud, et depuis lors le représentant de l’Angleterre s’est toujours laissé voir derrière eux et le gouvernement qu’ils essaient de fonder.

Dans ces conditions, Stotsbachi devait-il se retirer de la scène, ou bien, se jetant comme ses ennemis dans le parti de l’action, devait-il proclamer la dictature, faire vibrer la fibre patriotique dans les cœurs des Japonais, et, à la tête de quelques gens dévoués, essayer au moins d’étouffer les premiers efforts de la rébellion ? Stotsbachi, hésitant, déjà peu confiant dans ses moyens d’action, se borna, en invoquant le droit, à protester contre la violence. Nous sommes tentés de lui reprocher une faiblesse et une irrésolution dont les conséquences ont été fort regrettables. Toutefois les Japonais, qui ne sont pas ennemis systématiques du taïcounat, estimèrent que sa résolution était empreinte du plus grand patriotisme, et proclamèrent partout sa sagesse et son désintéressement. Stotsbachi, en déclarant qu’il était prêt à remettre le pouvoir entre les mains du mikado, ne voulait pas cependant le laisser au parti qui se présentait les armes à la main ; il convoqua donc les daïmios à Kioto pour délibérer en commun sur la nouvelle forme à donner au gouvernement. Quelques princes arrivaient, d’autres se disposaient à se rendre à l’appel du taïcoun. La révolution prenait une tournure légale. Cela ne faisait pas sans doute le compte des princes du sud. Ils entourèrent brusquement les palais du mikado, mirent la main de force sur la cour impériale, puis ils éloignèrent les kougués amis de Stotsbachi, et mirent à leur place les kougués compromis dans la tentative de Nagato en 1864, et qui, bannis et réfugiés depuis lors chez ce prince, étaient revenus avec lui. Les jours suivans, ils firent publier coup sur coup des décrets qui abolissaient le taïcounat, la dignité de kwambakou, et déclaraient le mikado chef du pouvoir exécutif. Ces décrets furent rendus sans délibérations générales et hors de la participation des autres daïmios, qui de près ou de loin assistaient à ces péripéties. Stotsbachi, forcé de se retirer à Osaka, y retrouva les ministres étrangers, venus pour l’ouverture des deux villes, fixée au 1er janvier 1868. Il protesta vis-à-vis d’eux contre l’illégalité de ces décrets ; des pourparlers s’échangeaient entre Kioto et Osaka, les ministres restèrent dans l’expectative.

Hiogo cependant avait été ouvert, et, le 1er janvier au matin, les navires étrangers présens sur rade avaient salué de leur artillerie le pavillon japonais. Les premiers convois d’Européens étaient arrivés, quelques négocians s’étaient même rendus à Osaka à la suite des ministres. Le 24 janvier, le bruit se répandit, arrivant de Yeddo, qu’un combat avait eu lieu dans cette ville le 19 entre les officiers du taïcoun et les gens de Satzoumaj. Voici comment on raconta l’affaire dans l’entourage de Stotsbachi : l’un des hiashkis (palais) que Satzouma possédait à Yeddo avait été reconnu pour donner asile à des bandes d’hommes armés se livrant la nuit au pillage et à des vols d’argent importans dans la ville et les environs. Le matin du 19, un parlementaire leur fut envoyé, accompagné d’une petite troupe, et se présenta à l’entrée du hiashki ; ils se saisirent du parlementaire, le mirent à mort et firent feu sur sa troupe. On revint aussitôt en force pour faire l’attaque de l’enceinte, qui fut emportée. Les gens de Satzouma qui étaient à l’intérieur furent tués en partie ; le palais fut brûlé. Quelques-uns des fuyards se réfugièrent en rade à bord d’un vapeur de Satzouma, qui appareilla, et fut poursuivi de loin, à sa sortie du golfe de Yeddo, par quelques navires de la flotte taïcounale. Trois jours après, le 27 janvier, à Osaka, les troupes du taïcoun entourèrent les trois hiashkis du prince de Satzouma ; Stotsbachi avait, paraît-il, demandé à Kioto que Satzouma fût déclaré hors la loi par un décret impérial. Pendant la nuit, les gens qui occupaient ces hiashkis se sauvèrent à la faveur de l’obscurité et mirent le feu à l’un des palais, qui brûla entièrement ; les autres furent occupés. Le même jour, à Hiogo, trois vapeurs de Satzouma qui se trouvaient sur rade appareillèrent, et les navires de Stotsbachi, entre autres le Kai-yuo-mar, grande et belle frégate mixte construite en Hollande, les laissèrent échapper après un court engagement à coups de canon.

Une certaine agitation se faisait remarquer dans la ville d’Osaka, que les marchands japonais commencèrent à évacuer. Le gouverneur parvint à faire cesser ce mouvement d’émigration ; mais le bruit de nouveaux combats livrés entre Kioto et Osaka commença de se répandre. Dans la soirée du 29, les représentans étrangers furent informés que les troupes taïcounales se repliaient sur Osaka, et, plus avant dans la nuit, Stotsbachi leur faisait notifier qu’il abandonnait la ville, et qu’il engageait les ministres et résidens à pourvoir à leur sûreté, dont il ne pouvait plus répondre. On reçut en même temps l’avis que les troupes de Satzouma approchaient, et entreraient probablement le matin à Osaka. Les ministres étaient tous installés, avec leurs détachemens et leur personnel, dans un quartier plein de temples aux environs du château. Ils firent à la hâte leurs préparatifs, rassemblèrent ce qu’ils purent de leurs bagages, et, se faisant suivre des détachemens, descendirent le fleuve en traversant la ville. Ils étaient en route avant l’aube ; le ministre d’Angleterre, un peu en arrière, s’arrêta toutefois dans la matinée au consulat, sur la concession en aval de la ville, en apprenant que l’état de la barre à l’entrée du fleuve empêchait les embarcations de sortir, et contraignait ses collègues à rester au fort de Temposan, près de l’embouchure.

Les événemens qui s’étaient passés entre Kioto et Osaka ne furent bien connus que plus tard. A la suite des pourparlers qui s’étaient échangés entre les deux villes, et auxquels les daïmios d’Etsizen et d’Owari s’étaient employés activement, Stotsbachi s’était décidé à rentrer à Kioto, déclarant qu’il convoquait tous les daïmios à venir y régler avec lui les affaires. Peu confiant dans les intentions de ceux qui l’appelaient, et rendu prudent par les tentatives d’assassinat que des gens de Tosa avaient commises récemment sur sa personne, il se fit précéder d’une partie de ses troupes, qu’il envoya en deux cortèges sur la route de Kioto ; les gens des daïmios d’Aïdzou et Kouwana formaient ces troupes avec les hattamottos, commandés par le même Takenaka que nous avons vu figurer dans la guerre de Nagato. Arrivées aux portes de Kioto, elles trouvèrent les partisans de Satzouma, qui leur intimèrent l’ordre de rebrousser chemin. On parlementa quelque temps, les uns invoquant le décret qui déclarait Stotsbachi rebelle, les autres l’ordre de la cour de Kioto. On ne sait trop de quel côté le premier coup de feu fut tiré ; mais il devint le signal d’un engagement à la suite duquel les troupes de Stotsbachi, bien que supérieures en nombre, s’enfuirent dans le plus grand désordre.

La distance entre Kioto et Osaka est d’environ douze lieues ; sur la route se trouve le château de Yodo, forteresse taïcounale, alors entre les mains du daïmio gonfoudaï d’ïdsoumi, Inaba-mino-no-kami. On voit que la situation, militairement parlant, était bonne pour le taïcoun, appuyé sur Osaka, s’il avait voulu prendre à temps les mesures de défense et de concentration les plus clairement indiquées. Aussi a-t-on quelque peine à s’expliquer, si ce n’est par l’impéritie et le découragement des officiers de Stotsbachi, ce qui se passa dans les journées suivantes. Le 27, il y eut deux rencontres entre les troupes taïcounales, disséminées, et les gens de Nagato et Satzouma, sortis de Kioto ; le principal combat eut lieu à Foushimi, près de la capitale, et la petite armée de Stotsbachi, battue, se replia sur le château de Yodo. Le lendemain, elle se disposait à revenir vers Foushimi lorsqu’on apprit que le château de Yodo avait été évacué ou remis par le daïmio d’Idsoumi et occupé par les gens de Satzouma. De ce moment, une retraite désordonnée eut lieu, de Yodo, qui fut incendié, jusqu’au petit fort de Hashimoto, à quelques milles a" Osaka.

Le lendemain, Stotsbachi, démoralisé sans doute par ces échecs, et résolu à ne pas défendre sa situation personnelle par les armes, s’embarquait en rade d’Osaka sur le Kaï-yuo-mar, et laissait ses troupes se disperser et se retirer du côté de l’est. Les forces des daïmios, s’avançant à leur suite, occupèrent Osaka. Un détachement de fusiliers français renvoyés en ville pour essayer de reprendre des bagages, quelques agens de la légation anglaise, pénétrèrent deux jours après jusque dans les environs du château, et rencontrèrent des groupes peu nombreux de soldats de Nagato qui les laissèrent passer. Le gros de l’armée des daïmios poursuivait son chemin ; le château, resté désert, fut livré aux flammes avec ses immenses constructions ; de Hiogo et du pays environnant, on le vit brûler pendant plusieurs jours. Les 2 et 3 février, les ministres étrangers purent s’embarquer et franchir la barre de Temposan. Des délégués des princes, accompagnant un kougué, vinrent s’installer à Kobé, que les employés du gouvernement taïcounal avaient évacué quelques jours auparavant. Le 5 février, le Kaï-yuo-mar déposait Stotsbachi à Yeddo.


III

En quittant Osaka, Stotsbachi avait informé par écrit le mikado qu’il se retirait au château de Yeddo pour attendre ses ordres. Quelques serviteurs restés fidèles à sa cause au milieu de la défection générale lui conseillèrent en vain la résistance. Son parti était pris ; soit que le découragement se fût emparé de lui, soit que, jugeant sa situation avec ces idées japonaises dont nous possédons encore si peu la clé, il voulût par cette conduite ménager son retour futur au pouvoir, Stotsbachi renonçait à diriger ou à brusquer les événemens. C’est déjà déterminé à une abstention complète qu’il reçut les envoyés de quelques princes du nord de Nipon qui demandaient à prendre les armes et à combattre les envahisseurs, et qu’il tint conseil avec les officiers de la mission militaire française, appelés en conférence. Ces derniers, restés d’ailleurs en dehors de toute participation aux opérations de la courte campagne d’Osaka, lui conseillèrent, en raison des moyens qu’il avait encore à sa disposition et de la situation militaire du Quanto, de prendre au moins quelques mesures de défense. Il n’en voulut rien faire. Le ministre de France, après avoir eu avec Stotsbachi plusieurs entretiens à Yeddo, vit sans doute qu’il n’y avait plus à tenter de modifier ses résolutions. Il se décida donc à repartir pour Hiogo et à y rejoindre ses collègues, qui étaient restés dans cette ville depuis l’abandon d’Osaka. Sous l’influence anglaise, qui patronnait le nouveau gouvernement du mikado et lui avait fait même accepter un plan de constitution décrété en mars 1868, les ministres étrangers à Hiogo avaient déclaré officiellement qu’ils resteraient neutres vis-à-vis des partis en guerre. Cette mesure, qui donnait une première consécration au gouvernement naissant, était exigée par les progrès de ses armes, et un attaché de notre légation, laissé à Hiogo par M. Roches à son départ, avait signé la déclaration au nom de la France. Un attentat commis contre les étrangers à Kobé, dans les premiers jours de février, par des troupes du prince de Bizen passant dans cette ville avait été, après de longs pourparlers, puni de la décapitation du chef de la troupe. Le condamné toutefois, par faveur spéciale de ses juges, avait été admis à s’ouvrir le ventre avant la décapitation, genre de mort qui sauvait son nom et sa famille du déshonneur, et cette cérémonie s’était accomplie le 2 mars 1868 dans un temple de Hiogo, devant les délégués du mikado et ceux des ministres étrangers. Après le règlement de cet incident, les ministres, priés par la cour de Kioto d’inviter leurs nationaux à reprendre leurs affaires et de revenir à Osaka, s’y abouchèrent avec les représentans du nouveau gouvernement. Ces derniers leur annoncèrent que le mikado, abandonnant à son tour les traditions de mystère qui le cachaient à tous les yeux, désirait les recevoir lui-même en audience dans son palais de Kioto. Sir Harry Parkes seul se disposait à s’y rendre, et ses collègues, peu désireux de s’engager à reconnaître aussi complètement le nouvel ordre de choses, étaient sur le point de repartir pour Yokohama, lorsqu’un nouvel incident, amené, comme le précédent, par le fanatisme japonais, vint frapper tous les esprits d’une douloureuse impression.

Le 8 mars 1868, la chaloupe à vapeur de la corvette de guerre française le Dupleix stationnait le long du quai de la ville de Sakkaï, vis-à-vis de Hiogo, où elle attendait le ministre de France, qui revenait par terre d’Osaka afin de s’embarquer. Quelques-uns des hommes de l’équipage se promenaient à quelques pas de l’embarcation, au milieu d’une population assez nombreuse, mais calme et même bienveillante. À un moment donné, une troupe de soldats japonais déboucha sur le quai, et, sans provocation, fit feu sur ces matelots. À la première décharge, dix hommes et un aspirant tombaient mortellement frappés ; les cinq survivans, blessés et se soutenant à peine, profitèrent d’un moment où les meurtriers couraient chercher des engins pour détruire la chaloupe, remirent celle-ci à flot, et parvinrent à gagner le large, où une autre embarcation leur porta secours. À bord des navires français, le premier sentiment parmi les états-majors et les équipages, à la vue des survivans de cette agression odieuse, avait été de prendre les armes, et de tirer des meurtriers une vengeance immédiate. Les commandans surent réprimer cet élan généreux : une pareille opération en effet ne pouvait relever l’honneur du pavillon qu’à la condition d’être couronnée d’un succès décisif ; elle pouvait, en déterminant un conflit au milieu d’une ville, sacrifier une population innocente et laisser les coupables impunis. Ils se concertèrent avec le ministre de France, accouru d’Osaka. On avait appris que les assassins appartenaient à des troupes du prince de Tosa, de passage à Sakkaï. Une immédiate et complète réparation fut demandée par les autorités françaises, et les ministres étrangers s’associèrent à la démarche. La réponse ne se fit pas attendre ; les daïmios, vivement contrariés de l’incident qui compromettait ainsi leur cause à ses débuts, convinrent d’accorder immédiatement satisfaction. Le prince de Tosa et de hauts fonctionnaires vinrent en personne à Hiogo présenter leurs excuses. Ils apprirent que vingt et un officiers et soldats avaient été, après enquête, reconnus coupables d’avoir commis l’attentat ; ils étaient condamnés à mort par le mikado, tout en étant admis, en raison de leur rang, à s’ouvrir le ventre ; l’exécution se ferait devant les autorités françaises. Elle eut lieu le 13 mars, avec les mêmes formalités que celle du chef de Bizen, dans un temple de Sakkaï. L’un après l’autre, dans l’ordre de préséance, les condamnés vinrent s’asseoir devant les officiers délégués et subir le dernier supplice. La tête du onzième venait de tomber, et l’exécution, avec le cérémonial qu’elle entraîne, durait déjà depuis plusieurs heures, lorsque le commandant du Dupleix, présent avec un détachement de nos troupes, la fit suspendre en déclarant suffisant un nombre de têtes égal à celui des victimes. Le prince de Tosa dut en outre s’engager à payer une forte indemnité, destinée aux blessés et aux familles des marins qui avaient péri.

Un membre de la famille impériale, Yamashina-no-mia, était accouru de Kioto pour apporter les regrets du mikado ; sur ses instances, les ministres de France, d’Angleterre et de Hollande se rendirent à Kioto, où ils furent admis auprès de la personne du mikado en audience solennelle. Un incident faillit faire perdre à cette démarche son caractère de conciliation. Deux soldats fanatiques, armés de sabres, se précipitèrent sur le ministre d’Angleterre au moment où il traversait les rues étroites de Kioto pour se rendre à l’audience impériale. Ils blessèrent plus ou moins gravement une dizaine de cavaliers et soldats anglais avant d’être mis hors de combat. L’un d’eux fut tué dans la lutte ; l’autre, saisi couvert de blessures, fut mis à mort quelques jours après. Sur la réclamation des ministres étrangers, la cour de Kioto rendit un décret proclamant que tout Japonais meurtrier d’un Européen serait dégradé, ainsi que sa famille, et, au lieu d’être admis à s’ouvrir le ventre, serait mis à mort comme un criminel obscur.

Les ministres étrangers rentrèrent à Yokohama dans les premiers jours d’avril. Vers la même époque, les autorités chargées d’en prendre possession au nom du mikado vinrent s’y installer à la place des fonctionnaires du taïcoun, qui avaient rallié Yeddo depuis quelques jours. Stotsbachi, déclarant se retirer complètement de la scène, avait quitté la citadelle, et habitait, dans les faubourgs de Yeddo, le temple d’Owoeno, où se trouvent les sépultures de sa famille. Les troupes des daïmios du sud, portant le nom de kangouns, ou soldats du mikado, avaient de leur côté parcouru et occupé sans résistance le pays qui sépare Osaka de Yeddo. Ils marchaient le drapeau du mikado déployé devant eux, et suivis des kougués qu’ils destinaient à remplacer les bounios et autres hauts fonctionnaires de l’ancien gouvernement. Arisoungawa-no-mia, le chef de ces forces, arrivé devant Yeddo le 26 avril, échangea des pourparlers avec la famille de Tokoungawa, et lui soumit les conditions qu’imposait à l’ex-taïcoun le gouvernement du mikado. « L’empereur voulait bien pardonner à Stotsbachi sa rébellion en faveur des services de ses ancêtres, lui accorder la vie et laisser subsister les titres de la famille de Tokoungawa ; mais le château de Yeddo devait être rendu, ainsi que les armes et les navires de guerre. Les troupes devaient être licenciées, et Stotsbachi se retirerait dans la province de Bizen. Quant à la situation particulière de la famille de Tokoungawa et à ses revenus, ils seraient fixés ultérieurement. » Ces conditions furent acceptées par Stotsbachi et les membres de la famille de Tokoungawa présens à Yeddo, notamment le prince de Taïasou. Stotsbachi demanda toutefois à se rendre à Mito, ce qui lui fut accordé. Le 3 mai 1868, le château fut évacué par les officiers et soldats de l’ex-taïcoun, qui se mit en marche, à pied, à la tombée de la nuit, pour sortir de Yeddo. Le gouvernement du mikado a décidé que la famille de Tokoungawa, quoique privée du pouvoir, élirait un chef à l’ancienne manière, mais que ses revenus, fixés par lye-yas à 8 millions de kokous, étaient abaissés à un peu moins du dixième de ce chiffre, à 700,000 kokous, pris sur la province de Sourounga et d’autres parcelles disséminées de territoire ; une récente modification a affecté à cette famille les trois provinces contiguës de Sourounga, Toutomi et Mikawa, sur lesquelles Stotsbachi et les autres membres de la famille taïcounale résident depuis peu. Stotsbachi n’ayant plus le titre de taïcoun, la famille de Tokoungawa lui a désigné un successeur. Un tout jeune enfant, fils du prince gosangkio de Taïasou, a été élu sous le nom de Tokoungawa-Kaménoské.

Au moment où il acceptait ces conditions, en août 1868, l’ex-taïcoun a réuni ses hattamottos, et leur a fait savoir que la diminution de ses revenus l’obligeait à une réduction proportionnée dans le nombre de ses serviteurs. Il leur a offert ou de s’attacher sans solde à sa nouvelle fortune, ou de prendre du service auprès du nouveau gouvernement, ou de se retirer chez eux ; il les a engagés à courber la tête devant les ordres du mikado et à ne prendre part en aucun cas à la guerre civile. Ses avis n’ont pas empêché quelques milliers de ses anciens serviteurs de garder la campagne et de prendre part aux luttes intestines qui ont depuis lors ensanglanté les provinces du Japon au nord de Yeddo[13]. Les kangouns, arrivés d’Osaka dans le centre du Quanto sans coup férir, ont continué leur marche en dépassant Yeddo. Ils se sont heurtés tout d’abord aux débris des troupes taïcounales qui, sans obéir à l’injonction de leur maître, s’étaient retirées avec armes et bagages ; de là une série de combats qui ont pris bientôt un caractère plus sérieux par l’arrivée d’un nouvel élément sur le théâtre de la lutte. Quelques-uns des daïmios qui se partagent la grande étendue de territoire formant la partie nord de Nipon, et à leur tête le prince gonkammongké d’Aïdzou, ont envoyé des secours aux troupes qui se battaient sur la frontière du Quanto, puis, devant les progrès des kangouns, ont continué la lutte pour défendre leurs territoires. Elle s’est poursuivie pendant plusieurs mois, présentant une série d’escarmouches et de combats isolés sans grande portée ; tel est en effet le caractère de ces guerres intérieures du Japon, où les plus grandes armées sont de 2 ou 3,000 hommes. A l’heure où nous écrivons, les daïmios du nord paraissent renoncer à la lutte, non pas qu’ils aient été forcés dans leurs citadelles, mais sans doute parce qu’ils ont, grâce à l’affirmation de leur force militaire, obtenu les conditions pour lesquelles ils avaient pris les armes.

S’il est difficile d’apprécier les véritables motifs de la résistance des princes du nord, en dehors d’une ancienne rivalité avec le sud, on est encore moins éclairé sur les circonstances déterminantes comme sur la sincérité de leur soumission. Elle pourrait toutefois se rattacher à un événement avec lequel elle coïncide. Il y a peu de temps, le mikado est entré à Yeddo, accompagné de sa cour et de grands daïmios qui lui faisaient escorte. Les étrangers ont été admis, le 25 novembre dernier, à voir passer à Kanagawa, entouré d’un nombreux cortège, le palanquin dans lequel l’empereur du Japon se cachait à tous les yeux. Le mikado doit rester plusieurs mois à Yeddo, peut-être plus longtemps, et y recevoir en audience les ministres étrangers. Ces mesures pourraient bien faire perdre au souverain légitime du Japon le prestige moral qui seul lui restait encore au fond du palais où depuis des siècles les shiogouns confinaient le royal prisonnier. La voix du peuple accuse cette impression : la population indigène à Yokohama répète que le mikado ne figurait point au milieu de cette troupe, qu’il n’a pu défiler devant les étrangers, et qu’il est resté, invisible, dans ses temples de Kioto. Il n’en est rien cependant ; le mikado, un tout jeune enfant, a été cette fois encore un instrument docile entre les mains de ceux qui le mènent, et c’est moins sa présence à Yeddo que celle de la cour qui a pu amener les récentes résolutions des daïmios du nord. Ils verraient dans ce déplacement momentané ou définitif du chef nominal du gouvernement le moyen de le soustraire à l’influence exclusive du sud, contre laquelle ils protestaient les armes à la main. Ils se sont toujours déclarés les humbles sujets du mikado, et le verraient arriver près d’eux sans aucune intention hostile.

La révolution qui a renversé l’ancienne organisation politique du Japon n’est assurément pas terminée, et nous devons interrompre notre récit à la date actuelle sans pouvoir pressentir la solution définitive de la crise. Quelles sont les chances de durée du nouveau gouvernement qui essaie de se fonder autour du mikado ? Par lui-même, comme nous l’avons vu, il n’a aucun moyen matériel d’action. Les princes qui viennent de lutter à main armée vont-ils s’accorder pour le consolider, ou la trêve est-elle destinée à préparer une nouvelle lutte après l’hiver ? Les nombreux petits daïmios ou gonfoudaïs ont disparu entièrement de la scène ; mais les grands daïmios qui sont restés en dehors de toute participation aux opérations vont-ils revendiquer leur droit de prendre part à la direction du pays ? Nul, parmi les étrangers, ne saurait prévoir l’aspect que présentera l’organisation du Japon à la fin de cette laborieuse période. Deviendra-t-il un ensemble d’états confédérés, ou bien, ce qu’il faut lui souhaiter, l’ancienne suprématie des shiogouns renaîtra-t-elle sous une autre forme pour rassembler les daïmios dans une même obéissance au pouvoir central et rétablir l’unité du pays ? Il faudrait, pour que ce dernier résultat se produisît, qu’un chef énergique et animé ouvertement du seul désir du bien public parvînt à acquérir une force matérielle et morale qui lui permît d’attirer à lui les élémens épars dont se compose aujourd’hui le Japon. Cette force, devra-t-on la chercher dans ces hommes que nous avons vus jouer le premier rôle au milieu des événemens. de ce récit, les daïmios du nord ou du sud, les Tokoungawa ? Nous ne croyons pas qu’aucun d’eux ait exercé une action personnelle et décisive dans cette révolution. Cette observation nous révèle un des plus curieux côtés de l’état social du pays. Les daïmios des grandes familles du Japon paraissent n’exercer qu’une autorité fort restreinte sur la classe des kéraïs, officiers qui, en leur nom, gouvernent militairement et civilement leurs provinces. Le rôle de chacun de ces daïmios se rapprocherait donc de ce qu’était celui du mikado à l’époque de la scission première des pouvoirs, de celui des derniers taïcouns de la branche de Kii-siou qui régnaient il y a peu d’années. Leur énergie passée, qui tint en échec les shiogouns, semble s’être émoussée dans une longue inaction, dans la mollesse d’une vie oisive, peut-être aussi par l’abus de certains plaisirs. Relégués dans leurs châteaux, ils se sont abstenus, à par quelques exceptions, de figurer en personne sur le théâtre des événemens. Ce sont les kéraïs qui en ont mené les intrigues, qui ont comploté, qui, le moment venu, ont endossé l’armure de guerre ; c’est à eux qu’appartient un petit groupe d’hommes intelligens et hardis qui ont aujourd’hui la plus grande part aux affaires, tout en restant au second plan. La révolution actuelle, provoquée par les efforts de la seconde couche sociale du Japon, aurait donc pour effet de faire arriver le pouvoir entre ses mains.

Au milieu de ces péripéties se détache un résultat important : la présence des étrangers au Japon est désormais un fait incontesté. Assurément nous rencontrons peu de sympathie chez la classe noble, jalouse de conserver intactes les institutions du passé, et dont l’introduction de nos idées menace pour l’avenir le prestige et l’autorité. Elle nous accepte néanmoins comme un mal inévitable. Bien plus, elle tâche aujourd’hui de tirer le plus grand avantage possible de ces relations forcées. Les Japonais viennent à nous par la force des choses, et il résulte de ce mouvement, accru par les besoins qu’engendre la guerre civile, un véritable envahissement du pays. L’activité, la force d’expansion, la supériorité intellectuelle de la race européenne, lui assurent dans ce milieu de rapides et pacifiques progrès. Il y a lieu de souhaiter que cette difficile épreuve ne soit pas fatale à ce peuple plein d’instincts généreux et digne en définitive de sympathie. La France, tout en ayant au Japon de plus grands intérêts commerciaux qu’on ne semble généralement le croire, n’y occupe point à ce point de vue le premier rang ; mais elle pourrait, ce nous semble, s’y donner un beau rôle, celui de veiller à l’intégrité de cet état en l’aidant de son appui sincère et désintéressé, en le défendant contre les convoitises qu’éveillent ses richesses naturelles. Elle trouverait, pour remplir cette mission, un puissant auxiliaire dans les côtés brillans et chevaleresques du caractère français qui nous acquièrent si facilement la sympathie des races orientales.


ALFRED ROUSSIN.

Yokohama, 15 janvier 1869.

  1. Voyez la Revue du 15 mars et du 15 octobre 1865.
  2. Kioto (littéralement capitale) ou Miako, nom de la ville où résident les mikados.
  3. Il est essentiel, pour compléter cet exposé, de mentionner les daïmios tosammas, fils puînés des grands daïmios, et dont les domaines, enclavés dans ceux des koksis ont été à diverses époques constitués en majorats. Ils sont également à peu près indépendans.
  4. Gonguensama créa en outre en faveur des familles de huit autres de ses enfans huit fiefs importans dont ils devinrent possesseurs héréditaires, sans toutefois pouvoir aspirer au taïcounat. On les désigne sous le nom de gonkammongké, mot qui exprime l’idée d’un partage égal de biens entre les enfans d’une même famille.
  5. Dignité analogue à celle de premier ministre, et qui n’a existé à Yeddo que par intervalles.
  6. Lonine, officier sans emploi ne relevant plus d’aucun maître, et dès lors libre de commettre toute action sous sa propre responsabilité. Voyez au sujet des lonines, dans la Revue du 1er et du 15 février 1868, les études de M. J. Layrle sur le Japon en 1867.
  7. M. Roches, arrivé au Japon en mai 1864, avait soutenu de son influence et de ses conseils le gouvernement du taïcoun. D’accord avec le ministre d’Angleterre, sir Rutherford Alcock, et les autres représentans étrangers, il avait été l’un des plus zélés promoteurs de l’expédition de Simonoseki.
  8. C’est ce jeune prince que l’on a va figurer, en 1867, dans la réunion des souverains amenés à Paris par l’exposition universelle. Il vient de rentrer au Japon, rappelé par le nouveau gouvernement,
  9. Cette barre reste inabordable pendant des journées entières lorsque le vent du sud soulève la mer contre le violent courant de sortie du fleuve. Il y arrive de fréquens accidens. En décembre 1867, l’amiral américain Bell s’y est noyé avec son aide-de-camp et la plupart des hommes qui montaient son embarcation.
  10. Premier dignitaire de la cour du mikado.
  11. Nous citerons, parmi ces serviteurs consciencieux et capables, Hassano-mima-aka-no-kami et Kawakatzou-bingo-no-kami, actuellement, ainsi que tous leurs collègues, éloignés des affaires.
  12. Ogorikoské-no-ské est tombé victime de son dévouement à son pays. Retiré dans ses terres, au printemps de 1868, lors de l’envahissement du Quanto par les gens du sud, il est tombé au pouvoir d’un groupe de partisans qui lui ont coupé la tête et ont exécuté en même temps son fils.
  13. Il vient de se produire un fait important qui se rattache à cette dispersion des nombreux serviteurs de la famille de Tokoungawa. Groupés autour de quelques chefs, les officiers dissidens se sont concentrés sur les navires de guerre de l’ex-taïcoun, restés presque tous entre leurs mains lors de la reddition de Yeddo. Les navires, conduits par l’amiral Enomoto-idzoumi-no-kami, ont quitté Yeddo en octobre 1868, et se sont rendus tout d’abord sur les côtes des provinces nord de Nipon, où les appelaient les daïmios encore en guerre avec les kangouns. Les daïmios toutefois, en désaccord entre eux, dominés par des karos qui entretenaient des intelligences avec le sud, étaient à la veille de renoncer a la lutte. Convaincus qu’il n’y avait plus à compter sur eux, les partisans de Tokoungawa, réunis au nombre de 4,000, se sont rembarques et ont pris la route de la grande île de Yéso, au nord de Nipon. Arrivés dans les premiers jours de décembre sur les côtes de cette lie, ils y sont descendus, se sont emparés, après une marche de trois jours, du port d’Hakodadé, et ont, dans une courte campagne, soumis par les armes le reste des points fortifiés de l’île. Les fonctionnaires et les troupes du mikado ont évacué le pays après une faible résistance. A l’heure qu’il est, les nouveaux possesseurs de l’Ile y établissent un gouvernement avec lequel les autorités consulaires sont entrés en relation. Ils déclarent que, dépouillés de leurs biens par la révolution, et ayant demandé en vain à se retirer à Yéso, ils ont dû exécuter ce dessein par la force et conquérir une nouvelle patrie.
    Quels sont les projets, quel est l’avenir de ces émigrés ? dans quelle situation resteront-ils vis-à-vis du gouvernement du Japon ? Nul ne saurait le dire encore, mais on pourrait dès aujourd’hui conseiller à ce dernier de les laisser se constituer en paix dans leur récente conquête. Le plus sérieux danger que court l’indépendance du Japon lui vient de sa gigantesque voisine la Russie. Cheminant lentement et sans bruit par le nord, cette puissance a déjà couvert de ses postes la moitié supérieure de l’île de Krafto, contiguë à Yéso. La fondation, dans cette dernièreîle, dont les richesses naturelles sont encore à peu près inexploitées, d’une colonie japonaise populeuse et prospère constituerait pour l’empire des mikados la plus sérieuse barrière qu’il pût opposer à ces dangers plus ou moins prochains d’invasion étrangère.