Une Révolution de Palais en l’an 1042 à Byzance

La bibliothèque libre.
Une Révolution de Palais en l’an 1042 à Byzance
Gustave Schlumberger

Revue des Deux Mondes tome 23, 1904


UNE
RÉVOLUTION DE PALAIS
EN L’AN 1042 Á BYZANCE

Dans la soirée du 15 décembre de l’an 1025, était mort au Grand Palais Sacré de Constantinople, après plus de soixante années de règne, le grand basileus Basile, second du nom, connu dans l’histoire sous le nom de Bulgaroctone ou « le tueur de Bulgares, » peut-être le plus glorieux des empereurs de Byzance, successeurs de Constantin et de Justinien, certainement le plus glorieux de ceux de la longue et brillante dynastie macédonienne. Les deux illustres tuteurs de ses jeunes ans, Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès d’abord, lui-même ensuite, durant plus de quarante années, par d’incessantes et terribles guerres contre les Russes, les Bulgares, les Arabes d’Afrique et d’Asie, les Arméniens, les Géorgiens, les Normands d’Italie, avaient à tel point relevé le prestige de l’empire byzantin, en reportant à nouveau ses frontières jusqu’au Danube d’une part, au Caucase et à l’Euphrate de l’autre, que jamais, depuis Justinien, la puissance de ce vaste État n’avait été plus grande.

Malheureusement cet énergique souverain ne laissait pas de fils. Son frère puîné, le faible et insignifiant Constantin VIII, qui avait régné dans l’ombre à ses côtés, toute sa vie durant, et qui lui avait succédé seul à un âge avancé, n’avait fait que passer sur le trône. Il était mort, lui aussi, dès le 11 novembre de l’an 1028, après avoir déjà commencé par sa mauvaise administration à affaiblir l’empire si brillamment restauré par Basile. Il laissait trois filles d’âge plus que mûr. L’une, Eudoxie, avait embrassé la vie religieuse. Les deux autres étaient Théodora et la célèbre Zoé. C’était là tout ce qui restait de la fameuse dynastie dite de Macédoine, d’origine certainement arménienne, qui régnait à Constantinople depuis plus d’un siècle et demi.

Cependant l’immense Empire réclamait un bras viril pour le gouverner. Pour protéger ses infinies frontières contre l’assaut incessant de tant de peuples barbares qui relevaient déjà leur tête, depuis si longtemps courbée sous le lourd talon du Bulgaroctone, il fallait aux armées impériales un basileus qui pût les conduire au combat. Constantin avait décidé qu’une de ses deux héritières se marierait. Zoé fut préférée à sa sœur Théodora qui était d’ailleurs sa cadette. Cette Porphyrogénète, déjà quinquagénaire, était bien la princesse byzantine du XIe siècle dans toute la force du terme. Elle avait passé cette longue vie dans l’existence morne et futile du gynécée impérial, strictement tenue par son oncle et son père à distance de toute politique. Elle avait été fort belle ; même des traces de cette beauté subsistaient encore. Tout son corps était d’une blancheur éclatante. Elle avait une chevelure rousse opulente. Son abord imposant était bien celui d’une fille d’empereur. Son caractère était un mélange de frivolité et d’excessive et étroite dévotion. Mais elle était bonne jusqu’à la faiblesse et le peuple de l’immense capitale, la Ville gardée de Dieu, adorait en elle la fille auguste des basileis. Il l’appelait familièrement « Notre Mère. » Une longue virginité avait aiguisé ses sens. Son désir avait été extrême d’avoir enfin un époux.

Son père moribond l’avait mariée à Romain Argyros, d’une des plus illustres familles de la noblesse byzantine, allié à la famille impériale, et déjà sexagénaire. Théodora, qui intriguait avec tous les mécontens, finit par être enfermée par l’ordre de sa sœur dans le couvent de Petrion sur la Corne d’Or. Zoé veilla en personne à ce qu’on lui coupât les cheveux, c’est-à-dire à ce qu’on la fît nonne. Romain Argyros fut un basileus rempli d’intentions excellentes. Il se fit cruellement battre par l’armée de l’émir d’Alep. Quand il se fut assuré que sa trop mûre épouse ne lui donnerait jamais d’héritiers, il la négligea fort, car il était vieux et malade. Elle, furieuse, songea à se consoler avec quelque jeune amant. Le tentateur se présenta sous la forme d’un personnage extraordinaire, un aventurier de Paphlagonie, eunuque, demeuré célèbre dans l’histoire sous le nom de Jean l’Orphanotrophe.

Cet homme avait débuté auprès de Romain Argyros dans les emplois les plus infimes. Celui-ci, arrivé au trône, l’avait nommé d’abord directeur du grand orphelinat impérial de Constantinople, d’où son nom de grand Orphanotrophe, puis, le comblant de ses faveurs, il en avait fait le président de son conseil. L’eunuque Jean dirigeait l’empire en grand ministre, au nom d’Argyre. Ce parvenu, politique de premier ordre, gouvernant sans scrupule, avait une qualité touchante. Il adorait les siens : quatre frères issus comme lui de la lie du peuple, dont deux avaient été même quelque peu faux monnayeurs. Grâce à sa toute-puissance, il avait fait de trois d’entre eux les plus hauts personnages de l’Empire. Le quatrième, nommé Michel, était un jouvenceau de figure charmante. L’Orphanotrophe, afin de conserver le pouvoir dans sa famille, le poussa dans la couche de la vieille basilissa qui, tout de suite, aima follement l’éphèbe. Romain Argyros ne vit rien. Ou plutôt il ne voulut rien voir, heureux de penser que son amoureuse épouse était occupée ailleurs. Seulement, comme il tardait trop à mourir, les deux amans le firent noyer par ses eunuques, alors qu’il prenait un bain dans la piscine du Grand Palais. Cette même nuit, Zoé faisait mander le vieux patriarche et le forçait de la marier sur l’heure avec son jeune amant, qui fut aussitôt couronné basileus dans Sainte-Sophie.

L’aventurier de bas étage devenait le basileus Michel IV, connu dans l’histoire sous le nom du Paphlagonien. Or, ce parvenu, devenu empereur par le crime, n’était pas un prince sans valeur. Appuyé sur son frère l’Orphanotrophe, il commença à gouverner avec vigueur. Avec un cynisme parfait, à peine couronné, il relégua Zoé au gynécée. Elle tenta de résister, mais fut vaincue dans sa lutte contre ces deux hommes. Le règne du Paphlagonien ne fut pas sans éclat. Déjà presque mourant, il comprima en personne une terrible révolte de la nation bulgare. Malheureusement ce souverain remarquable était atteint, bien que tout jeune encore, de deux maladies affreuses, l’épilepsie. et une monstrueuse hydropisie. Son frère l’Orphanotrophe, le voyant moribond, ne pouvait toutefois se décider à abandonner le pouvoir. Cet homme avisé eut l’habileté de trouver dans leur famille même un nouveau successeur à l’Empire. Lui et le basileus Michel, outre leurs trois frères, avaient encore un neveu, également appelé Michel, fils d’une de leurs sœurs mariée jadis, tant toute la situation de la famille avait été primitivement misérable, à un ouvrier calfat du port de Constantinople. Ce personnage qui avait conservé du métier paternel ce sobriquet du Calfat, — en grec « le Calaphate, » — et qui devait se révéler si prochainement une véritable bête de proie, semblait alors un jeune homme insignifiant. Zoé était trop âgée. On ne pouvait plus le lui donner comme amant. L’Orphanotrophe ingénieux s’adressa aux sentimens maternels de cette bonne princesse. On représenta à la vieille basilissa que Michel IV allait mourir et qu’elle devait adopter son neveu qui serait le successeur désigné au trône.

Suivant la vieille formule romaine, cette adoption solennelle entraînerait la légitimité. Ainsi le pouvoir suprême se perpétuerait aux mains de l’Orphanotrophe qui continuerait à gouverner au nom du nouveau souverain fort inexpérimenté. Docilement comme toujours, Zoé se laissa faire. Dans Sainte-Sophie, dans une cérémonie prestigieuse, le patriarche officiant, la fille des basileis, ayant à ses côtés son époux déjà presque agonisant, adopta solennellement le fils du Calfat. Elle le fit asseoir sur ses genoux et le proclama devant la foule immense du peuple assemblé son fils et son successeur au trône.

Il en fut de cette cérémonie sacrilège comme il devait en être. Michel IV étant mort peu après au tombeau de saint Démétrius à Salonique, où il s’était fait transporter par dévotion, son neveu devint basileus du fait de son adoption. Ce prince est connu dans l’histoire par son sobriquet bizarre de Calaphate et son nom brille dans cette terrible histoire de Byzance d’un sombre et odieux éclat. Ce jouvenceau, qui jusque-là avait habilement fait le niais, trompant tout le monde, jusqu’au subtil Orphanotrophe, jeta presque aussitôt le masque. A peine couronné, il ne songea plus qu’à jouir seul du pouvoir absolu. Tant d’exemples récens, sa propre élévation quasi miraculeuse, lui donnaient toutes les audaces, toutes les ambitions. Les deux seules personnes auxquelles il devait tout, qui l’avaient tiré de son néant, pour faire de lui un empereur, étaient la basilissa Zoé, sa mère d’adoption, et son oncle l’Orphanotrophe, l’artisan de la puissance des siens. Appuyé sur un autre de ses oncles, le « nobilissime » Constantin, personnage ambitieux et énergique, il commença par se débarrasser de l’Orphanotrophe qui, saisi par trahison, fut confiné dans un lointain exil. Puis, croyant avoir gagné la faveur populaire par quelques distributions de vivres et d’argent, ne voyant plus entre lui et le trône que la vieille basilissa, puisque l’autre Porphyrogénète était toujours enfermée dans son monastère, l’audacieux aventurier, vrai monstre d’ingratitude, ne rêva rien de moins que d’expulser Zoé du Palais, pour se faire proclamer seul basileus à sa place. C’est cette tentative extraordinaire que je vais essayer de raconter. Elle constitue un des épisodes les plus étranges et les plus dramatiques de l’histoire byzantine, si fertile en événemens tragiques.

« Michel, — dit le chroniqueur byzantin Skylitzès, — décidé à commettre ce forfait vraiment parricide contre sa bienfaitrice, voulut auparavant tâter encore une fois le pouls à l’opinion publique, surtout s’assurer jusqu’à quel degré il pourrait compter sur les sympathies de la foule urbaine dont la complicité, ou du moins l’abstention, lui étaient indispensables pour mener à bien le crime qu’il méditait. » A la procession solennelle du jour de Pâques, qui tombait, cette année 1042, le 11 avril, il fut fort bien accueilli par la populace, lors de son passage solennel à travers la cité pour se rendre à Sainte-Sophie. Aussi, le dimanche suivant, 18 avril, dimanche de la Quasimodo, décida-t-il d’assister à l’autre grande procession qui se rendait ce jour-là du Palais au temple illustre des Saints Apôtres, panthéon des basileis, aujourd’hui la magnifique mosquée du Conquérant. Il y alla en pompe, revêtu du costume impérial des grands jours, diadème en tête, escorté par la foule immense des sénateurs et des hauts dignitaires. Quel rêve pour cet infime parvenu, hier encore le dernier des inconnus, perdu dans la foule anonyme ! Toute l’infinie population de Constantinople, la Ville gardée de Dieu, l’acclamant, se pressait sur le passage de l’admirable cortège, à travers les rues merveilleusement parées. Seule, la basilissa Zoé était absente, ce qu’expliquait du reste suffisamment l’étiquette farouche du gynécée impérial. Sur le parcours de la procession, les maisons étaient, comme de coutume en ces occasions solennelles, ornées des plus beaux objets d’orfèvrerie en métal précieux, tendues d’étoffes somptueuses brochées d’or et d’argent. Cette fois encore, le jeune basileus, à sa grande joie, fut salué tout le long de sa route par des acclamations enthousiastes. Il semblait vraiment que l’âme de tout ce peuple se fût donnée à lui sans retour. Ce fut cela même qui le perdit. Le malheureux prit pour lui seul tous ces cris d’allégresse, qui ne s’adressaient qu’au collègue couronné de l’héritière naturelle et bien-aimée de l’Empire. Complètement trompé, il rentra joyeux au Palais, décidé à agir incontinent.

« Michel, — dit de son côté l’historien contemporain Psellos, — avait résolu de chasser Zoé du Palais. Il fallait à cette bête fauve pour lui tout seul la demeure séculaire des basileis. Une fois cette idée logée dans son étroit cerveau, il ne songea plus qu’aux moyens d’exécution. Il communiqua d’abord son dessein aux plus audacieux parmi ses familiers. Puis il interrogea de même ceux en qui il croyait pouvoir mettre quelque confiance ou qu’il estimait plus avisés. Les opinions furent très partagées. On alla jusqu’à le décourager, parce que les astres interrogés demeuraient hostiles. Michel écoutait ces divers avis avec gravité. Surtout il consultait les astrologues. » Psellos poursuit, en nous racontant que cette classe d’intrigans était encore fort nombreuse à cette époque à Byzance. Il dit en avoir connu personnellement plusieurs. « Ce n’étaient point des savans. Ils se souciaient fort peu de connaître les résultats positifs de la science, qu’ils ignoraient du reste absolument. Ils prédisaient tout simplement l’avenir en dressant des horoscopes à cet effet. » « Si je parle d’eux aussi sévèrement, ajoute notre écrivain, c’est que j’ai moi-même étudié très longuement leur prétendue science, sans pouvoir jamais arriver à me persuader que les choses humaines étaient vraiment gouvernées par la marche des astres. » Les réponses de ces charlatans au sujet de l’opportunité de l’acte criminel que méditait Michel furent, paraît-il, si absurdes, si hésitantes que celui-ci finit par éclater de rire. Se moquant de leur fausse science : « Allez au diable, leur cria-t-il ; moi, avec un peu d’audace, j’en ferai bien plus que vous avec tout votre piètre savoir ! »

Aussitôt après le retour de cette procession aux Saints Apôtres, durant laquelle il avait cru si bien tenir la faveur populaire, dans cette même journée du 18 avril, le basileus se mit à l’œuvre. Le misérable n’y alla point de main morte. Il accusa simplement la basilissa d’avoir voulu le faire empoisonner, le tout avec des détails inventés aussi invraisemblables qu’effrontés et ridicules. Zoé, qui, ne se doutant de rien, ignorait toutes ces turpitudes, se vit subitement, par ordre de son collègue, arrachée de force, cette même nuit, de ce Palais Sacré où ses ancêtres régnaient depuis des siècles. Un simulacre de jugement, rendu sur le témoignage infâme de quelques faux témoins, la déclara convaincue du crime abominable de lèse-majesté, et la condamna à la déportation immédiate dans un monastère des Iles. Avant qu’elle ne fût revenue de sa stupeur douloureuse, on la jetait en pleine nuit sur un navire, avec une unique suivante pour l’accompagner. Alors, des gens désignés à cet effet, après avoir coupé sa longue chevelure grise, sur l’ordre exprès du basileus, la transportèrent dans un des monastères de Prinkipo, la plus grande des îles des Princes, où elle fut enfermée comme religieuse. Tout ceci n’avait pas pris plus de quelques heures. Pour s’assurer que leurs ordres avaient été bien exécutés, Michel et son principal acolyte, le nobilissime, avaient ordonné qu’on leur rapportât la chevelure impériale.

Ceci est le récit de Psellos. Skylitzès ajoute ce détail que, quelques heures auparavant, alors qu’il venait de rentrer au Palais, le basileus avait expédié au patriarche Alexis, dont il se défiait, probablement parce qu’il le savait du parti de la basilissa, l’ordre de se rendre dans son monastère de Stenon, sur le Bosphore, et d’y demeurer jusqu’au lendemain pour y attendre son arrivée. En même temps, il lui envoyait la grosse somme de quatre livres d’or comme dédommagement, et parce qu’il se disposait à lui choisir sous peu un successeur. Il semble que le vieux prélat n’ait opposé aucune résistance immédiate à ces violences du basileus. Nous verrons cependant qu’il ne devait pas demeurer inactif.

L’historien musulman Ibn et Athîr nous fournit ici un renseignement inédit des plus importans qui va mieux nous expliquer l’attitude du patriarche. Je rappelle qu’on ignore encore à quelle source cet auteur du XIIIe siècle a puisé les renseignemens très précieux qu’il nous fournit sur quelques événemens de l’histoire byzantine aux Xe et XIe siècles. Donc Ibn et Athîr, racontant le drame du mois d’avril 1042 à Constantinople, dit que Michel le Calaphate, après avoir fait déporter Zoé à Prinkipo, voulut aussi se débarrasser du patriarche Alexis, pour ne point être gêné par lui dans les projets qu’il méditait. Il lui demanda de lui offrir un festin dans un monastère de la banlieue de la capitale, promettant de s’y rendre. Le patriarche s’exécuta et se rendit en ce lieu pour les préparatifs du festin. Alors le basileus envoya dans ce couvent une foule de soldats des hétairies barbares, soldats russes et bulgares, avec ordre de tuer secrètement le patriarche. Les mercenaires partirent de nuit et attaquèrent le monastère, mais le patriarche leur ayant fait distribuer beaucoup d’argent, réussit à s’échapper furtivement et à rentrer en ville, où il fit aussitôt sonner les cloches pour soulever le peuple. Ce très précieux récit confirme deux faits importans, que nous ne pourrions que soupçonner, si nous nous en tenions aux chroniqueurs byzantins : à savoir la participation capitale du patriarche à l’émeute contre Michel V ; et la sympathie profonde des mercenaires russes à l’endroit de la basilissa, en même temps que leur attitude, d’abord louche, puis ouvertement hostile envers le prétendant.

Psellos raconte encore avoir entendu dire par quelques-uns des témoins de ce drame, dont la rapidité avait dépassé toutes les prévisions, que, lorsque le navire qui emportait la pauvre Zoé vers l’île de Prinkipo, distante de quelques milles à peine, eut gagné le large, celle-ci, apercevant au loin dans la brume matinale les bâtimens du Grand Palais Sacré où s’était écoulée toute son existence déjà longue, se souvenant de son père Constantin VIII et de ses glorieux prédécesseurs, basileis des Romains depuis cinq générations, fondit en larmes. Songeant à son oncle, l’illustre basileus Basile, cet homme qui avait rendu de si grands services à l’empire, qui avait brillé entre tous les basileis, elle lui tint ce touchant discours entrecoupé de gémissemens : « O toi, mon oncle et mon souverain, quand je naquis, tu m’enveloppas de les mains dans les langes impériaux, puis tu m’aimas et me comblas de faveurs plus qu’aucune de mes sœurs, parce que je te ressemblais d’une manière frappante, ainsi que je l’ai entendu dire cent fois par ceux qui t’avaient connu dans ta jeunesse. Que de fois en m’embrassant tu m’as dit : « Mon enfant, vis de longues années pour la gloire de notre famille, sois-lui une semence divine et une joie précieuse ! » Tu m’élevais ainsi, rêvant des plus grands projets pour mon heureux avenir. Hélas ! tes espoirs ont été déçus. Car me voici déshonorée et avec moi le nom de tous les miens. Me voici condamnée, comme une vile criminelle, pour un crime infâme que je n’ai point commis ! Me voici chassée par la force du Palais de mes pères, ignorante du lieu où je vais être conduite, ne sachant si je ne vais point être livrée aux bêtes, ou noyée dans ces flots qui m’environnent. O mon oncle, du haut des cieux, veille sur moi, sauve les jours de ta misérable nièce ! »

Drame inouï, autant que soudain ! Voici donc, à la suite de cette révolution de Palais, la Porphyrogénète Zoé, tout à l’heure basilissa d’un immense empire, héritière de tant de souverains, maintenant misérable nonne tonsurée dans un de ces fameux couvens des Iles qu’on aperçoit de Constantinople au loin, à l’entrée de Marmara, et où tant de princes et de princesses, tant d’illustres victimes, la grande Irène entre autres, près de deux siècles et demi auparavant, étaient déjà venues avant elle gémir sur la fragilité des choses humaines ! Au dire de Psellos, la vieille souveraine, qui semble vraiment avoir eu quelques beaux côtés de caractère, prit tout d’abord son dur exil très en patience. « Elle avait eu, nous dit-il, durant cette courte et tragique traversée, si terriblement peur d’un pire destin, qu’elle fut comme soulagée de voir qu’on n’en voulait pas à ses jours. Elle parut se résigner même à son triste sort, décidée, du moins en apparence, à ne plus vivre désormais que pour Dieu… Elle ne pouvait du reste guère faire autrement, ajoute philosophiquement le chroniqueur, car elle se trouvait bien pieds et poings liés aux mains de ce terrible Michel. Elle se mit immédiatement en prières, bénissant Dieu qui l’avait sauvée d’un péril mortel, devenue une humble religieuse, victime offerte je ne sais si ce fut à Dieu, mais certainement à la fureur de ce basileus qui avait imaginé et ordonné ce honteux guet-apens. »

Le second acte de la tragédie suivit immédiatement le premier. Le basileus, toujours uniquement préoccupé de se conserver la faveur populaire, tenta de justifier sa conduite en lui donnant une consécration publique quasi officielle. Dès les premières heures du jour, après cette nuit sinistre, le lundi 19, Michel V convoquait les sénateurs en séance solennelle et leur débitait le plus mensonger récit, affirmant que Zoé avait tenté de le faire empoisonner, que lui, la soupçonnant dès longtemps, l’avait maintes fois prise sur le fait, mais que, mû par une sorte de pudeur, il avait hésité jusqu’ici à en informer le Sénat. Les sénateurs, troupeau docile, donnèrent tout naturellement un blanc-seing à ce triste basileus, approuvant effrontément sa conduite à l’endroit de sa souveraine.

Ce fut ensuite le tour du peuple de la capitale, beaucoup plus difficile à convaincre. Pour essayer de calmer sa colère à la nouvelle de l’attentat commis contre cette souveraine tant aimée, un « pittakion, » sorte de manifeste impérial officiel, — c’est Michel Attaleiates qui nous apprend ce détail, — fut en hâte promulgué, motivant et justifiant la conduite du basileus, noircissant Zoé, mettant tout sur le compte de la pauvre femme. Le préfet de la Ville en personne, entouré d’une nombreuse garde armée, en donna lecture à haute voix à la foule immense accourue dans le vaste Forum de Constantin. Ce « pittakion » disait en substance, parlant par la bouche même du basileus : « La basilissa Zoé que j’ai surprise conspirant contre ma personne a été déportée par mon ordre. J’ai également chassé de l’Eglise le patriarche Alexis qui était de connivence avec elle. Quant à vous, mon peuple, si vous persistez, comme je l’espère, dans vos bonnes intentions à mon endroit, vous recevrez de moi de grands bienfaits et de grands honneurs et vous vivrez d’une vie assurée et tranquille ! »

Psellos dit que dans la foule beaucoup de gens avaient été gagnés pour applaudir bruyamment à cette communication. On espérait ainsi enlever les suffrages de la masse. Michel était même, paraît-il, si assuré du succès, si convaincu que le peuple accepterait tacitement, à l’exemple du Sénat, l’exil de l’impératrice, qu’il était allé se délasser de ce que notre chroniqueur appelle ironiquement ses travaux héroïques, aux jeux du Cirque. Le jeune basileus se trompait lourdement, et le châtiment de son indigne conduite allait être aussi brusque qu’atroce.

« La terrible explosion de fureur populaire qui suivit immédiatement la communication maladroite du Calaphate, a-t-on dit avec raison, fit sur les témoins oculaires l’impression la plus profonde et la plus extraordinaire. » Psellos, qui fut de ceux-là, inaugure le récit qu’il en va faire par un préambule solennel « comme il en faut, dit-il, pour les plus grandes scènes historiques, si grandes que l’exposé en dépasse les forces humaines. » Il parle en somme de ce soulèvement fameux en termes qui ne seraient pas déplacés pour le récit d’un événement tel que les débuts de la Révolution française. « Pour ce qui va suivre, poursuit-il en effet en son langage ampoulé, tout discours humain demeure inférieur à la grandeur des faits, et l’esprit de l’homme ne peut arriver à comprendre les décrets de la Providence. Je juge ici des autres par moi-même. Pas plus le poète inspiré divinement, que le rhéteur à l’éloquence entraînante, au langage plein d’art, ou le philosophe à la vaste érudition, expert à connaître les causes surnaturelles des événemens et à savoir tout ce qu’ignorent les autres, ne saurait parler dignement, chacun avec les qualités ou brillantes, ou grandioses et pénétrantes qui le distinguent, de faits aussi extraordinaires. Aussi n’aurais-je jamais osé tenter de raconter ce drame, s’il ne s’agissait précisément là de l’événement le plus considérable de toute cette période historique que j’ai entrepris de narrer en détail. C’est ce qui m’a enhardi, moi, chétif navigateur, à me lancer sur cet océan redoutable. Je vais donc remémorer de mon mieux les circonstances qu’amena la vindicte divine, aussitôt après l’exil de la basilissa. »

C’est, en effet, dans cette mémorable sédition populaire contre le Calaphate et son oncle, le nobilissime, que le chroniqueur précieux entre tous pour toute cette période, le fameux Michel Psellos, apparaît pour la première fois comme jouant lui-même un rôle dans les événemens extraordinaires qui vont se pressant autour de lui. Michel V Calaphate avait, dès son avènement au trône, appelé au ministère d’État Constantin Lichoudès, et celui-ci avait fait la courte échelle à son ancien camarade de l’Université de Constantinople, Michel Psellos. Il le fit d’abord nommer juge en province, en Asie, puis le rappela dans sa chère Byzance et l’attacha au Palais, en qualité d’« hypogrammateus » ou d’attaché au secrétariat sous la direction du Protoasecretis. C’est ici que nous le retrouvons dans cette journée terrible qui devait voir la restauration de Zoé et de sa sœur Théodora, et la chute et le supplice du misérable Calaphate. Ce fut, nous l’allons voir, une grande journée pour le jeune sous-secrétaire d’Etat, alors âgé d’environ vingt-quatre ans.

Suivant Psellos, qu’il faut d’ordinaire préférer puisqu’il fut le témoin oculaire de cette révolution fameuse, il se serait écoulé au moins deux fois vingt-quatre heures entre la lecture du « pittakion » impérial au Forum de Constantin et la grande explosion de la fureur populaire. Toutefois, il semble qu’en ce point particulier Skylitzès ait davantage raison, qui raconte que les troubles de la rue éclatèrent presque aussitôt et faillirent coûter sur cette place même du Forum la vie au malheureux préfet de la Ville. Je n’ai pas les élémens qu’il faudrait pour décider entre ces deux récits qui ne varient du reste guère que dans ce détail. Je les donne ici consécutivement :

Voici d’abord celui de Skylitzès : « Lorsque le préfet eut achevé la lecture du « pittakion » devant la foule immense assemblée, on entendit soudain une voix tonnante s’écrier, sans qu’on sût d’où elle venait : « Nous ne voulons pas de l’impur Calaphate pour notre basileus. Nous voulons la légitime héritière du trône, notre mère Zoé ! » Et aussitôt, tout d’une voix, le peuple entier se mit à vociférer à grands cris : « Mort, mort au Calaphate ! » et autres imprécations effroyables. En même temps, ces milliers d’hommes, saisissant qui un caillou, qui un bâton ou un escabeau, se ruent sur le préfet. Peu s’en fallut que l’infortuné patrice ne fût assommé. Il avait nom Anastase et avait jadis été un des familiers du basileus Constantin, père de la basilissa. Heureusement qu’il put échapper aux émeutiers et s’enfuir en hâte. »

Le récit de Psellos, pour en arriver à cette même fin de l’attaque du Palais par la foule constantinopolitaine, est assez différent.

« Durant que Michel, dit-il, se laissait aller à la joie, se félicitant du succès du plan qui lui tenait tant à cœur, se prélassant aussi dans la satisfaction béate de sa vanité, l’orage s’en allait grondant et grossissant dans l’immense Ville. L’infini mouvement des affaires, le va-et-vient des plaisirs, avaient à la fois subitement et partout cessé. Partout la foule commençait à s’agiter furieusement. Tous les âges, les sexes, toutes les classes se groupaient, proférant des murmures de plus en plus violens. A chaque moment, l’attitude de cette multitude devenait plus menaçante, et qui d’abord avait parlé tout bas maintenant exprimait tout haut sa fureur. A mesure que l’on connaissait mieux l’infortune si subite de la basilissa et l’audace de son bourreau, un sombre voile de douleur et de colère semblait s’étendre plus lourdement sur la cité, comme c’est le cas lors des grandes calamités publiques. Une morne tristesse accablait toutes les physionomies.

« C’était vers l’heure de midi du lundi 19 avril. Personne ne se contenait plus. Les murmures étaient devenus des vociférations. Les moins violens déclamaient sur les places publiques et avaient déjà composé sur l’événement des tragoudia ou chansons historiques populaires. Le désir, d’abord vague, de venger la basilissa exilée avait pris rapidement une forme aussi définie que violente. Toutes les classes rivalisaient de colère, prêtres, hauts fonctionnaires, jusqu’aux membres de la famille du basileus, les ouvriers aussi, toute la populace enfin. Chacun se préparait à une lutte sans merci.

« Fait infiniment plus grave, les troupes de la garde tauroscythe, les fameux mercenaires russes ou Værings, celles d’autres nations barbares encore, ne contenaient plus leur colère. Bref, ces vaillans, comme chacun dans la cité, étaient prêts à donner leur vie pour la basilissa bien-aimée, victime d’une telle infamie. Quant aux femmes, elles étaient devenues des furies. Comment pourrais-je décrire leur attitude pour ceux qui n’ont pu de visu contempler un tel spectacle ? J’en ai de mes yeux vu un grand nombre qui jamais une heure jusque-là, dans toute leur vie, n’avaient mis les pieds hors du gynécée et qui se montraient maintenant audacieusement à la foule, poussant des cris aigus, éclatant en sanglots, en plaintes lamentables. Pareilles à des Ménades, groupées en une masse hurlante, elles proféraient des imprécations terribles contre le scélérat qui les avait privées du leur mère adorée. « Elle seule, disaient-elles à haute voix, était aussi noble d’âme que belle de figure ! Elle seule était notre souveraine et notre mère, notre basilissa légitime, fille de nos basileis ! Comment ce misérable parvenu a-t-il osé mettre la main sur cette noble femme et la traiter avec cette indignité ? »

« Ainsi parlaient ces femmes distinguées devenues de véritables mégères en même temps qu’elles se précipitaient dans la direction du Palais pour tenter d’y mettre le feu. Cela avait commencé par des groupes isolés. Maintenant c’était toute la population qui accourait à la fois autour de la demeure impériale, poussée par un même élan de fureur, chacun ayant saisi l’arme qui lui était tombée sous la main. Les uns brandissaient des haches, les autres de lourdes framées, des épées, des massues ; qui maniait un arc, une lance, qui s’armait de cailloux. On avait ouvert les portes de toutes les prisons.

« Bien vite, toute cette foule en délire eut entouré hurlante l’immense enceinte palatine. Je me trouvais à ce moment dans une des antichambres du basileus. À cette époque, je remplissais, depuis assez longtemps, auprès du souverain, les fonctions de second asecretis impérial, et j’étais occupé à dicter des dépêches officielles, lorsque nous entendîmes soudain monter par les fenêtres une grande rumeur, un grand bruit de chevaux qui nous bouleversa tous. Aussitôt on introduisit un messager haletant qui annonça que tout le peuple de la capitale se précipitait en masse sur le Palais, pour attaquer le basileus. La plupart de ceux qui m’entouraient crièrent d’abord que c’était folie. Quant à moi, me remémorant les propos que j’avais entendu proférer par la foule dans les jours précédens, je me rendis tout de suite compte de l’extrême gravité de la situation. L’étincelle du début était devenue un immense incendie qu’aucune rivière ne saurait plus éteindre. Je me jetai précipitamment sur un cheval et m’élançai dans la direction du tumulte. Là je fus témoin du spectacle extraordinaire que voici.

« Toute cette foule, — poursuit notre si précieux, mais très emphatique chroniqueur, — semblait vivre par une influence supérieure mystérieuse. Elle avait, en un clin d’œil, complètement changé d’aspect. Tous ces milliers d’êtres humains couraient comme des fous furieux, sentant leurs forces comme décuplées. Leurs yeux jetaient des flammes à la fois de colère et d’enthousiasme. Tandis qu’une partie de la populace forçait ainsi les prisons, délivrait et armait les prisonniers et les bandits de toute espèce, une autre portion se mit à attaquer les belles et riches habitations des parens du basileus. Toutes, assaillies presque simultanément, furent aussitôt démolies de fond en comble. C’était un spectacle terrifiant. Hommes, femmes, enfans travaillaient avec fureur à cette œuvre de destruction. Tout ce qu’on trouvait dans les maisons ainsi livrées à la pire colère populaire était immédiatement emporté dehors par les démolisseurs et vendu par eux à vil prix. Même les églises, les couvens fondés ou dotés par le Calaphate et les membres de sa famille, ne trouvèrent pas grâce. Parmi les demeures les plus vivement attaquées était celle du nobilissime Constantin, l’âme damnée du basileus son neveu. Le nobilissime, qui, à ce moment, ne se trouvait pas au Palais, avait d’abord couru chez lui pour fuir l’émeute qui l’épouvantait, puis, assiégé par elle, voyant qu’il allait périr, il avait armé toute sa maison et s’était mis bravement, lui sans armes, à la tête de cette troupe improvisée. On avait fait une sortie désespérée et on s’était rué, avec la rapidité de l’éclair, l’épée haute, à travers les voies encombrées. On avait ainsi réussi à gagner le Palais où on avait trouvé le basileus assis, muet, consterné d’épouvante. D’abord le malheureux s’était imaginé que ses gardes barbares, russes et autres, viendraient en quelques instans à bout de ce qu’il croyait être une simple échauffourée. Puis, voyant avec terreur que cette révolte était celle de tout un peuple, que les Værings et autres mercenaires commençaient à passer ouvertement à l’émeute, il avait de suite perdu la tête, mourant de peur, ne sachant plus que faire, ni qu’ordonner, abandonné de tous, n’osant même plus se fier à ses gardes dont les uns hésitaient déjà à lui obéir, dont les autres désertaient délibérément pour se joindre au peuple. Il pouvait être environ la douzième heure du jour. Le pauvre insensé tomba dans les bras de son oncle avec des larmes de joie, le remerciant de venir mourir à ses côtés. Ces deux hommes, qui avaient déjà la mort dans les yeux, tinrent un rapide conseil. Ils se rendirent compte, Constantin surtout, que leur unique, leur dernière chance de salut était de rappeler immédiatement Zoé pour tâcher de calmer la fureur du peuple. Durant qu’on courait chercher la vieille basilissa à Prinkipo, Constantin, demeuré beaucoup plus maître de lui, que son neveu, organisait fiévreusement la défense de l’immense agglomération de bâtimens d’espèce si diverse formant le Palais Sacré des empereurs, que la foule des émeutiers attaquait maintenant sur toutes ses faces avec une violence, une audace inouïes. Par son ordre, les archers et les frondeurs occupèrent les divers points stratégiques, offrant aux assaillans la plus énergique résistance. On tua ainsi facilement des centaines d’émeutiers, mais à chaque fois que les groupes de combattans populaires étaient repoussés à grande perte, ils se reformaient aussitôt plus nombreux, accourant au combat avec une rage nouvelle. »

Enfin, on annonça le retour de l’impériale captive. La malheureuse Zoé, raconte Psellos, avait passé depuis la veille par des émotions si diverses et si fortes que tout son courage s’en était allé. Certes elle était exaspérée contre son indigne fils adoptif, mais, comme elle se sentait toujours encore entre ses mains terribles, elle redoutait à tel point quelque chose de pire, qu’elle n’osa faire au Calaphate le moindre reproche. Bref, elle ne fut aucunement à la hauteur des circonstances, mais se prit à pleurer assez sottement sur la situation quasi désespérée où se trouvait son bourreau. Etait-ce compassion réelle ou feinte ? Psellos ne le dit pas. En tout cas la vieille princesse ne fit aucune difficulté pour se laisser montrer au peuple dont on espérait ainsi calmer la fureur. Pour l’y décider, d’ailleurs, Michel lui avait fait les sermens les plus solennels, lui jurant qu’elle allait reprendre aussitôt sa vie de basilissa toute-puissante, aussitôt du moins que la tempête populaire serait calmée, lui promettant qu’elle n’aurait que satisfaction de ce qui serait décidé pour elle. Elle, violemment émue, promit de son côté tout ce qu’on voulut. Rendant véritablement le bien pour le mal, elle jura de tout son cœur, semble-t-il, alliance avec son odieux fils adoptif, afin de ramener au plus vite la paix publique. Aussitôt ces rapides préliminaires conclus, on lui arracha sa robe de bure, on la revêtit en hâte de la robe de pourpre des basilissæ, et, le diadème en tête, dissimulant tant bien que mal l’absence de sa chevelure grise coupée ras, on l’exposa à la vue de la foule ameutée dans le grand Kathisma de l’Hippodrome, cette haute tribune impériale si fameuse, fortifiée comme une forteresse et qui, dominant l’immense amphithéâtre des jeux, communiquait par derrière avec les bâtimens du Palais proprement dits. Le basileus, le nobilissime et leurs rares partisans se flattaient d’arrêter court la colère de la foule en montrant aux émeutiers la fille de leurs basileis saine et sauve, redevenue libre et impératrice comme devant. Hélas ! il était trop tard. La bête populaire était lâchée et ce remède suprême n’eut pas l’effet tant désiré. Parmi les émeutiers, les uns ne reconnurent même pas la basilissa. Les autres persistèrent à vouloir châtier son cruel geôlier qui dut se retirer précipitamment pour fuir une avalanche de projectiles de toutes sortes.

À ce moment précis surgit un nouvel incident très grave. Les chefs véritables de l’émeute, appartenant presque tous à l’aristocratie, aussi universellement que violemment hostile au Calaphate, s’étaient pris à redouter que, malgré tout, l’alliance nouvelle si hâtivement conclue entre la vieille basilissa et son ancien fils adoptif, ne finît par avoir raison de la colère populaire. Ils craignaient infiniment que la masse des rebelles ne se laissât toucher par les sollicitations de Zoé et ne vînt à cesser une lutte devenue sans motif, ce qui eût fait avorter la révolution et assuré à nouveau le triomphe du Calaphate exécré. Pressés par les circonstances qui se modifiaient de minute en minute, ces hommes imaginèrent en hâte une combinaison nouvelle qui allait faire entrer en scène un acteur féminin très inattendu.

On n’a pas oublié Théodora, cette seconde fille de Constantin VIII, qui, après avoir partagé durant quelque temps avec sa sœur Zoé, mais au second rang, les honneurs impériaux, le trône et l’existence du Palais Sacré, avait fini par tomber victime de la violente jalousie et des soupçons incessans de son aînée. Calomniée délibérément, accablée sous d’odieuses accusations, elle avait été, sous le règne de Romain Argyros, enveloppée à deux reprises dans de ténébreuses et odieuses poursuites de conspirations plus ou moins imaginaires, exilée du Palais Sacré, tonsurée, enfermée enfin comme religieuse au couvent de Petrion dans une sorte de demi-captivité dorée. La vieille Porphyrogénète vierge avait d’abord pris assez facilement son parti de cette cruelle disgrâce, d’autant plus que, dans le monastère qui lui servait de résidence, on continuait à lui rendre, par ordre de Romain, des honneurs presque royaux, tout en surveillant chacun de ses mouvemens. Mais tout le long du règne du Michel IV, elle avait fort pâti de la haine que celui-ci portait à sa sœur Zoé. Sa disgrâce en était même devenue bien plus complète. Personne, au Palais ou dans la Ville gardée de Dieu, ne prononçait plus le nom de la vieille princesse qui végétait oubliée au fond de son monastère, si complètement oubliée même que Psellos a pu affirmer, avec quelque exagération, semble-t-il, que lorsque Michel V prit à son tour le pouvoir, cet inculte parvenu ignorait jusqu’à l’existence de cette sœur de sa mère adoptive. En tout cas, Théodora était demeurée depuis tant de temps si peu gênante que personne ne s’en préoccupait plus Elle était en outre déjà fort âgée.

Or cette princesse si totalement effacée n’en était pas moins, exactement au même titre que sa sœur, l’héritière légitime directe du glorieux sang des basileis de la glorieuse maison de Macédoine, la fille, elle aussi, de Constantin VIII, la nièce pareillement du grand Basile. Par cela même, toute vieille et chétive qu’elle pût paraître au fond de sa cellule du Petrion, elle représentait une force immense, le principe de la légitimité, à cette époque encore tout-puissant à Byzance. Depuis la mort déjà lointaine de Constantin VIII, un parti s’était plus ou moins secrètement formé autour d’elle, qui avait toujours persisté depuis, constitué par ses fidèles et les anciens familiers de son père et de son oncle le grand Basile. Les déplorables gouvernemens qui avaient régné à Byzance, l’horreur des parvenus de Paphlagonie avaient très fort augmenté ce parti. On conçoit aisément comment la bureaucratie constantinopolitaine, fidèle aux traditions du grand Basile, la noblesse de naissance aussi, et même la noblesse territoriale, avaient dès longtemps pris tacitement position dans le camp de la plus jeune des descendantes de la dynastie macédonienne, sans avoir eu jusqu’ici le moyen de le manifester. Aujourd’hui il se présentait, pour cette grande fraction de l’opinion publique quasi sommeillante, une occasion telle qu’il n’y en avait jamais eu.

Quand les chefs de l’émeute qui remplissait la grande Ville de son tumulte, ces chefs mystérieux qui comptaient bien faire tourner au profit de leurs plans secrets les convulsions de la fureur populaire, eurent donc vu la basilissa Zoé faire cause commune, sinon par inclination naturelle, du moins par nécessité, avec son proscripteur ; quand ils purent craindre qu’elle ne fût forcée de se retourner contre ceux mêmes qui, depuis la veille, risquaient leur vie pour la replacer sur le trône, il leur vint soudain à l’esprit, par une heureuse inspiration, d’aller quérir dans sa solitude du Petrion la vieille Théodora, et de faire de son nom un nouveau cri de ralliement pour l’émeute en la proclamant basilissa aux côtés de sa sœur. Ne pouvant plus se servir de l’unique nom de Zoé, habilement monopolisé par Michel, ils tentèrent de le remplacer par celui de Théodora, qui était comme elle de pur sang impérial.

Ce plan, si brusquement conçu, fut exécuté, avec un ordre singulier, une suite tout à fait étonnante au milieu d’un trouble public aussi universel. Un des familiers du défunt basileus Constantin VIII, le patrice Constantin Kabasilas, dont Psellos a, par prudence, négligé de nous dire le nom, que nous connaissons d’autre part, mais dont il fait le curieux portrait que voici : « un des anciens serviteurs du basileus Constantin, un étranger, homme de haute naissance, de maintien superbe et majestueux, » se mit à la tête de la manifestation nouvelle, avec les anciens eunuques de son maître, une grande partie du Sénat et un immense concours populaire. On courut, dans le plus grand ordre, au monastère de Petrion dont on eut tôt fait de forcer la clôture. C’était vers le milieu de l’après-midi. Préalablement, on s’était précipité à Sainte-Sophie où le patriarche Alexis, de retour dans la capitale, officiait. Nous devons ce détail à Skylitzès. Il semble donc bien que ce prélat, qui haïssait le nouveau basileus et qui était fort dévoué à la basilissa, avait négligé d’obéir à l’injonction de Michel d’avoir à se retirer dans son monastère. Du récit de Skylitzès il résulte encore que le vieux pontife aurait suivi la foule des émeutiers jusqu’au Petrion. Il ne pouvait, du reste, dans la terrible situation où il se trouvait, faire autre chose que se rallier à la cause des adversaires de son ennemi mortel le Calaphate. Il parut dans l’Église, au milieu de la foule tumultueuse, et lui annonça solennellement son intention de soutenir le parti de Zoé et de favoriser également l’élévation de Théodora. Skylitzès cite comme étant accourus de leur côté au couvent, où languissait celle-ci, tous les anciens eunuques de feu le basileus son père, puis encore le patrice Constantin Kabasilas et la presque totalité des sénateurs. Tous ces personnages étaient unanimes à vouloir proclamer la vieille princesse, non en opposition, mais aux côtés de sa sœur prisonnière aux mains du Calaphate. Ce n’était plus une simple émeute, c’était une révolution qui se préparait.

La première surprise de la vieille recluse, si subitement précipitée de l’infini silence du cloître au tumulte affreux de la rue, en ce jour de trouble, fut abominable. La pauvre femme épouvantée se refusa avec obstination à écouter les propositions des chefs du mouvement, de tous les vieux amis de son père et de sa dynastie. Sourde aux menaces comme aux prières, elle courut se réfugier dans le sanctuaire de la chapelle conventuelle ; mais les chefs de la révolte l’y poursuivirent et la saisirent de force. Quelques-uns, rendus furieux par sa résistance, tirant leurs armes, voulaient l’en frapper. Bref, sacrilège inouï, on la tira avec violence hors du saint lieu. Une fois dans la rue, on l’affubla du magnifique vêtement impérial, et, ainsi costumée, on la jeta en hâte sur un cheval. Ce fut dans cet équipage moitié tragique, moitié grotesque, que la vieille femme qui, le matin, avait dit ses prières dans la pauvre cellule où elle croyait bien finir ses jours, fit, encadrée par les rangs pressés d’une foule enthousiaste, une tumultueuse entrée sous le dôme splendide de Sainte-Sophie, où elle fut immédiatement entourée par le patriarche et les principaux chefs des émeutiers. C’était dans ce temple auguste, métropole de la religion orthodoxe, que ceux-ci avaient décidé de conduire d’abord la nouvelle et étrange souveraine qu’ils avaient choisie pour la couronner, la proclamer basilissa des Romains, et lui donner ainsi la consécration et la protection officielle de l’Eglise. Il faisait une obscurité profonde quand le cortège atteignit Sainte-Sophie, dans la soirée du lundi 19 au mardi 20 avril.

Ce fut, dans ce temple grandiose aux voûtes majestueuses, un délire de joie dynastique. La foule entière, tout le peuple de Constantinople, grands et petits, toutes les classes confondues, semblant oublier qu’il y avait encore un basileus au Palais, acclamèrent Théodora et aussi sa sœur Zoé. Longtemps, sous les plafonds courbes à fonds d’or, retentirent les cris incessamment poussés par cette multitude : « Longue vie à Théodora, notre mère ! » On procéda au couronnement solennel devant tous les hauts dignitaires assemblés. On avait certainement placé la vieille Porphyrogénète ahurie sur l’ambon, pour qu’enveloppée de la robe à grands carreaux, solennellement couronnée du diadème par le patriarche, elle fût visible de tous ces milliers d’êtres humains dans cet édifice géant. Elle reçut ainsi l’hommage de tous les dignitaires prosternés à ses pieds. Quel peintre pourrait reproduire ces spectacles inouïs, cette plèbe byzantine enthousiasmée, tous ces hommes armés, ces prêtres en grand costume encombrant de leur foule ces espaces étincelans de mille feux, cette vieille princesse en vêtemens éclatans, effarée, point de mire de tous les yeux, ces acclamations pareilles au tonnerre qui la saluent incessamment ?

Le Calaphate fut déclaré usurpateur et par conséquent déchu. Tous ses partisans furent révoqués de leurs charges, et le sort de l’infortuné fut ainsi décidé. Théodora et cette multitude immense passèrent tout le reste de la nuit dans le temple de la Souveraine Sagesse.

Tandis qu’une partie de la foule faisait ainsi cortège à Théodora, le reste des émeutiers continuait à donner furieusement assaut au Palais Sacré défendu avec la rage du désespoir. Du haut du Kathisma, d’où tant de fois ses prédécesseurs avaient donné le signal des j’eux ou fièrement bravé l’émeute, en face de ces milliers de révoltés couvrant la vaste enceinte, assourdissant de leurs vociférations incessantes les oiseaux du ciel, le Calaphate, escorté du nobilissime et de tous les siens, pâle, hagard, s’attendant à chaque instant à être massacré, poussant en avant la vieille Zoé docile, la désignait désespérément aux assaillans qui lui répondaient par des huées. Vainement s’efforçait-il de les haranguer. Vainement leur criait-il que la basilissa Zoé était déjà restaurée sur son trône, et qu’il serait répondu favorablement à toutes les demandes populaires. Il ne parvenait pas à obtenir une seconde de silence. Tous d’en bas lui hurlaient les pires injures, lui jetant une grêle de pierres, tirant sur lui à coups de flèches.

Encore une fois, il était trop tard ! La foule, comme tombée en démence, coupant incessamment la voix désespérée du prince, se refuse à l’écouter et l’insulte outrageusement. Depuis longtemps la nuit était venue. À ce moment, on vient précipitamment annoncer au Calaphate le couronnement de Théodora et la marche sur le Palais d’une partie des émeutiers de Sainte-Sophie, qui accourent chercher Zoé pour la placer sur le trône dans l’Eglise à côté de sa sœur. Alors l’infortuné, comprenant enfin que tout est perdu, abandonné par ses fameux guerriers Værings ou russes, ne songe plus qu’à sauver ses jours. Il fait apprêter un navire de la flotte impériale pour gagner par la voie de la mer, qui lui est encore ouverte, le célèbre couvent de Stoudion dans l’angle sud-ouest de la Ville. Il veut y abdiquer, puis s’y faire moine, et compte échapper ainsi au sort qui le menace. Mais le nobilissime, plus intrépide, ne le permet point encore. « Il faut vaincre avec courage, s’écrie-t-il, ou périr glorieusement en basileus. » Cet avis ayant momentanément prévalu. tout ce qui se trouvait, par le hasard de ces terribles circonstances, enfermé dans le Palais assiégé, tout, jusqu’aux derniers valets, est armé, et le nobilissime, conservant tout son sang-froid, appelant autour de lui toute cette foule disparate, la dispose à nouveau aux points les plus menacés. Il s’apprête à résister jusqu’à la dernière extrémité avec toute son énergie. C’est vraiment l’effort suprême ! A cet instant précis, coïncidence bizarre, on signale l’arrivée par mer au Palais du fameux stratigos Katakalon Kekauménos, le glorieux défenseur de Messine, apportant lui-même au basileus la nouvelle du grand succès qu’il vient de remporter sous les murs de cette ville sur les Sarrasins de Sicile. Cette heureuse circonstance encourage quelque peu l’empereur défaillant.

La nuit se passa dans ces transes, dans ces luttes horribles. Cependant la fin de ce drame étrange approchait rapidement. L’aube du mardi 20 se leva sur ces milliers de combattans. Les émeutiers qui entourent le Palais sont à ce moment divisés en trois groupes principaux pour l’assaillir des trois seuls côtés où on pouvait l’aborder. Les uns font assaut du côté de l’Hippodrome. Les autres attaquent le forum Augustéon où se trouvaient la porte de la Chalcé et à sa suite le Triklinion ou caserne des Excubiteurs. Le troisième groupe enfin, du côté de la vieille ville, assiège le « Tzykanisterion » ou Carrousel spécial pour les exercices équestres des basileis, établi par l’empereur Basile Ier, au IXe siècle. Constantin oppose de même à ces agresseurs trois groupes principaux de défenseurs. Partout la lutte se rallume plus ardente, plus furieuse. Les partisans du basileus se défendent en désespérés. Le carnage est immense, surtout parmi les assaillans, car cette foule urbaine combat presque nue et sans armes, luttant à coups de pierres et d’autres matériaux de cette sorte contre des soldats couverts de mailles et supérieurement équipés. On dit que, dans ce seul jour, qui fut le mardi 20, environ trois mille hommes de la plèbe constantinopolitaine périrent. Enfin, après des heures de massacre, après toute une journée et toute une nuit de lutte horrible, le succès, vers la fin de la nuit du mardi au mercredi, demeura au plus grand nombre. Les émeutiers vinrent à bout des défenseurs du Palais. Nous n’avons guère de détails sur cet effroyable envahissement de cette magnifique et séculaire demeure des basileis. Ce dut être le plus affreux pillage, rendu plus dramatique encore par l’heure si matinale. On se battait certainement torches en mains. Skylitzès dit seulement que, forçant les portes du Palais, la foule des assaillans se précipita dans le « Sekreton, » brisant et détruisant tous les objets précieux qui s’y trouvaient conservés, s’emparant en outre de sommes énormes en numéraire, détruisant du même coup tous les registres des impositions publiques. Toutes ces bêtes fauves n’avaient qu’une pensée : se saisir du basileus exécré pour le massacrer. Lui, lorsqu’il s’était senti perdu, avait eu encore le temps, après avoir changé de vêtemens pour ne pas être reconnu, de courir au petit port du Palais sur la mer de Marmara. Là, il s’était, à l’aube naissante, jeté avec le nobilissime et quelques familiers dans le dromon ou galère impériale qui avait immédiatement pris le large. Il laissait derrière lui Zoé, qui fut aussitôt retrouvée par la foule des émeutiers et portée en triomphe par eux. Durant ce temps, le bâtiment qui portait le fugitif cinglait en hâte le long de la rive de l’immense cité jusqu’en face du monastère de Stoudion, l’immense couvent dont l’emplacement est aujourd’hui encore marqué par la mosquée de l’Ecuyer. Mettant pied à terre précipitamment en ce point écarté de la Ville, où l’émeute n’était pas encore maîtresse, l’oncle et le neveu coururent au monastère. Après s’être fait raser la chevelure, ils prirent aussitôt l’un et l’autre l’habit religieux. Puis ils attendirent avec une indicible angoisse la suite des événemens. C’était le mercredi 21 avril, de grand matin.

« Ainsi, dit Skylitzès, cette lutte terrible inaugurée à la deuxième heure du deuxième jour de la semaine qui suit celle de Pâques, le lundi 19 avril par conséquent, finit dans la nuit du troisième au quatrième, du mardi 20 au mercredi 21. » L’Empire se trouvait maintenant avoir deux basilissæ : Zoé au Palais, Théodora à la Grande Église. Théodora était la véritable maîtresse de la situation, puisque son parti avait forcé le Calaphate à fuir et réussi à délivrer Zoé. Celle-ci, aussitôt redevenue impératrice, conservant son ancienne jalousie, voulait mettre de côté sa sœur si fâcheusement extraite de son couvent, mais elle se trompait étrangement en ne se rendant pas compte qu’elle n’était redevenue souveraine que par la grâce de cette sœur. La multitude, prise soudain de passion pour cette vieille fille si longtemps oubliée, ne permit point à la basilissa d’agir comme elle le désirait, et l’obligea à prendre vraiment Théodora pour collègue. On courut chercher celle-ci à Sainte-Sophie où elle était demeurée depuis son couronnement, gardée par une portion de la foule, et on l’amena en triomphe au Palais, probablement toujours sur son cheval. Le Sénat fut convoqué en hâte, ce Sénat imbécile, qui, si peu de jours auparavant, avait, sur l’ordre de Michel, décrété la déposition de Zoé. Celle-ci, redevenue maîtresse de l’Empire, harangua d’abord les sénateurs, puis, escaladant une tribune élevée, probablement celle du Kathisma, elle harangua de même la foule qui l’acclamait incessamment.

« La basilissa, s’écrie Skylitzès, remercia le peuple, comme il était juste, pour l’intérêt si affectueux que celui-ci lui avait porté ! » Comme nous allons voir qu’elle ne put sauver le Calaphate, et dut sur ce point céder à Théodora, elle n’en conçut qu’une haine double contre sa sœur et fit d’incroyables efforts pour la tenir loin du pouvoir. Mais l’attitude du Sénat, surtout celle du peuple, lui ouvrit les yeux, ainsi qu’à ses très sages conseillers. Un règne de Théodora sans Zoé était à ce moment possible, mais pas l’inverse. Zoé fut donc forcée d’accepter la réconciliation, du moins apparente, avec sa sœur.

Revenons au déplorable Michel V et à son oncle, le nobilissime. Vêtus de la robe de bure, la tête rasée, afin de bien affirmer leur intention de se faire moines pour le reste de leurs jours, les deux infortunés espéraient attendrir ainsi le lion populaire. Hélas ! ils n’apprirent que trop vite que la foule, loin de vouloir les épargner, les poursuivait avec plus d’ardeur que jamais et que, le lieu de leur retraite ayant été tôt découvert, elle les y cherchait pour les tuer, n’ayant plus que cette idée en tête. Dans leur désespoir, terrifiés par la crainte d’une mort cruelle, ils se jetèrent alors dans la grande église du couvent qui était dédiée au Précurseur. Comme ils attendaient, de minute en minute, l’arrivée de leurs bourreaux, ils embrassèrent avec ferveur la balustrade de l’autel, lieu de refuge très saint, inviolable. Les malheureux, persuadés que la foule n’oserait commettre le sacrilège de les en arracher, se cramponnaient désespérément à ce dernier abri.

« Dès que la nouvelle de la fuite du basileus, dit Psellos, se fut répandue dans la Ville, la foule prodigieuse qui encombrait les rues et qui tremblait encore de la terreur d’un revirement dans la lutte sanglante aux alentours du Palais, éclata en manifestations de joie folle. La terreur fit place à l’enthousiasme. Les uns couraient dans les temples, dédiant des actions de grâces à Dieu qui venait de leur donner le salut ; les autres acclamaient la nouvelle augusta Théodora ; tous dansaient, chantant par les rues, improvisant des chants de circonstance. Mais la plupart, je l’ai dit, n’avaient pour le moment qu’une pensée, retrouver le misérable Michel et se repaître de son supplice. Tous, uniformément, couraient dans la direction du lointain couvent du Stoudion, ne parlant que d’égorger le malheureux après mille outrages, de couper son corps en morceaux. L’empressement était tel que ceux mêmes qui entouraient les impératrices firent comme les autres. On laissa toutefois aux princesses une garde nombreuse pour les protéger ! » — Heureusement pour nous, car cette curiosité nous a valu le récit dramatique de ces scènes affreuses par un témoin oculaire, heureusement, dis-je, Psellos fut du nombre de ceux qui désirèrent à tout prix assister au drame qui allait se passer au Stoudion. Son récit est véritablement tragique. « Je m’attachai, dit-il, aux pas d’un de mes amis, officier très illustre de la garde impériale, auquel je m’étais associé depuis toutes ces péripéties pour l’aider de mes conseils. Nous courûmes au galop de nos chevaux jusqu’à l’église du Stoudion que nous trouvâmes entourée d’une foule immense l’émeutiers en armes qui assaillaient de toutes parts le saint édifice pour le démolir dans leur rage folle. Nous eûmes une peine infinie à nous frayer un chemin pour y pénétrer, car une autre foule plus nombreuse, plus enragée, d’aspect plus terrible encore, y était déjà assemblée. Tous ces gens, roulant des yeux furibonds, vomissaient au milieu d’un vacarme effroyable les injures et les menaces les plus abominables contre les malheureux réfugiés.

« Je n’avais pas pris parti jusque-là bien vivement. Cependant je n’étais pas insensible aux infortunes de la basilissa et j’étais assez violemment irrité contre le basileus à cause de sa conduite abominable envers sa bienfaitrice. Mais quand, après avoir, avec toute la peine imaginable, fendu cette foule compacte, j’arrivai à l’autel et que j’eus aperçu les deux malheureux, le basileus à genoux, tenant embrassée la sainte Table de l’autel, le nobilissime debout, à sa gauche, tous deux méconnaissables dans leurs vêtemens sordides, tant la confusion et l’épouvante de la mort altéraient leurs traits, toute ma colère s’évanouit avec la rapidité de l’éclair. Comme frappé de la foudre, je demeurai stupide et muet devant une si complète et si soudaine catastrophe. Je me mis à maudire la vie qui peut nous faire commettre des actes aussi insensés. Un flot de larmes me monta aux yeux. Touché de compassion pour une si affreuse infortune, je me mis à sangloter et à gémir.

« Cependant la foule hurlante pressait de plus en plus les deux victimes, et toutes ces bêtes fauves menaçaient de les mettre en pièces. Et moi, je me trouvais debout au côté droit de l’autel, versant des larmes. Alors les deux malheureux agonisans m’apercevant, me reconnurent. Voyant que je ne les injuriais pas comme les autres, mais que la pitié m’arrachait des pleurs, saisissant mon regard, ils se précipitèrent de mon côté comme pour se mettre sous ma protection. Une conversation haletante, étrange et dramatique, s’établit hâtivement entre nous. Je commençai par blâmer doucement le nobilissime de s’être joint au basileus pour maltraiter la basilissa. Puis, m’adressant à ce dernier, je lui demandai ce qu’il avait à reprocher à sa mère et sa souveraine pour avoir osé méditer contre elle un tel forfait. Tous deux tentèrent de s’excuser. Le nobilissime me jurait qu’il n’avait ni aidé, ni encouragé en rien son neveu. Il affirmait même que, s’il eût essayé de se mettre en travers des projets de celui-ci, il lui en aurait coûté les pires infortunes, » car, ajouta-t-il, en désignant du doigt le basileus misérablement affaissé, celui-là est à tel point entêté dans ce qu’il veut faire, qu’il n’y a aucun moyen de l’en empêcher. Certes, je l’eusse tenté si c’eût été possible, et moi et les miens nous ne serions pas ainsi abîmés dans l’angoisse de la mort. » Quant au basileus, baissant la tête, pleurant et gémissant, il ne dit que ces seules paroles : « Non, Dieu n’est pas injuste ! Je subis la juste peine de mes crimes. » En même temps, il saisissait plus étroitement la Table sainte. Tous deux expiraient littéralement de terreur. Quant à moi, j’espérais encore que les choses en resteraient là, et je contemplais curieusement cette scène lugubre, philosophait en moi-même sur cette succession inouïe de catastrophes. Hélas ! je n’en étais encore qu’au prélude de la tragédie. »

Ce tumulte abominable durait depuis des heures, et la journée était presque écoulée. La foule en démence entourait toujours les deux fugitifs en les insultant et les pressant. Un respect superstitieux l’empêchait seul de les arracher à ce refuge très saint, infiniment vénéré. Mais elle montait la garde pour prévenir leur fuite et s’assurer qu’ils finiraient bien par périr. Comme le jour baissait, on vit enfin arriver un haut fonctionnaire dépêché par la basilissa Théodora, avec ordre d’emmener les princes. Avec ce personnage, accourait une foule nouvelle, mélange confus de soldats et d’hommes du peuple.

Skylitzès nous fournit quelques détails, qu’on ne trouve point dans Psellos, sur la scène qui s’était passée au Palais et qui avait motivé l’envoi de ce haut fonctionnaire, dont il nous donne le nom. Psellos nous l’avait au contraire caché, gardant cette même prudente réserve pour tous les hommes en vue dont il raconte les fictions.

Après que la basilissa Zoé eut remercié la foule, elle lui avait demandé ce qu’elle devait faire du basileus. Tous alors, d’une seule voix, avaient crié : « Mets à mort le scélérat, ô notre souveraine, fais-le tuer ! Qu’on l’emporte ! Qu’on le mette en croix ! Qu’on lui crève les yeux ! » La bonne Zoé, outre son horreur naturelle pour les supplices, avait encore le cœur plein de compassion pour le misérable qui l’avait si indignement traitée. Elle hésitait à obéir au peuple. Mais elle n’était plus seule à commander. Théodora, qui, sous la feinte douceur, probablement commandée par la prudence, avec laquelle elle avait semblé accepter sa longue et cruelle disgrâce, cachait une rancune concentrée, incapable de maîtriser ses sentimens, ordonna au nouveau préfet de la Ville, Kampanaros, qui venait de succéder à l’infortuné Anastase, de se rendre en hâte au couvent du Stoudion, d’en arracher par ruse les deux réfugiés, et de leur faire crever les yeux. C’était là le messager funèbre dont parle Psellos, qui était arrivé au Stoudion dès la tombée de la nuit. La restauration possible du Calaphate par la longanimité de Zoé était, pour Théodora et son parti, un péril tel qu’il fallait à tout prix en finir avec ce criminel. On sait combien à Byzance on avait de faible pour ce supplice affreux de la perte de la vue par perforation, brûlement ou arrachement. Il ne tuait pas, donc il ne mettait pas celui qui avait ordonné le crime en danger de perdre son âme, mais il arrivait à un but identique en paralysant du coup la victime qui devenait un corps sans âme et sans vie. Il n’y avait pas d’exemple dans la sanglante histoire de l’Empire d’Orient, qu’un homme, même de premier ordre, diminué par un tel supplice, fût jamais parvenu à jouer de nouveau un rôle quelconque.

Kampanaros, se dirigeant vers l’autel à travers les rangs pressés des spectateurs, commanda violemment aux deux réfugiés de sortir. Voyant la foule plus acharnée que jamais, épouvantés aussi par le ton de menace du préfet, ils refusèrent de se lever, embrassant avec plus de force les colonnes qui soutenaient l’autel. Alors Kampanaros, modifiant son attitude, leur parla avec une feinte douceur, jurant par les plus saints sermons qu’il ne leur serait fait aucun mal s’ils consentaient à obéir. Eux, pendant ce discours, demeuraient inertes, se répétant sans doute que, s’il fallait subir la mort, mieux valait périr au pied de l’autel que d’être massacrés dans la rue.

Kampanaros, désespérant de réussir, même par la douceur, se résigna à violer le saint lieu. Sur son ordre, on empoigna Michel et le nobilissime qui poussaient des cris affreux. Cramponnés à l’autel, ils invoquaient douloureusement les saintes Icônes, les prenant à témoin de cette impiété. Le spectacle était si poignant que la plupart des assistans commençaient à se sentir émus de pitié. On se disputait violemment dans l’église. Beaucoup cherchaient à obtenir de Kampanaros la promesse qu’on ne tuerait point les malheureux. Ceux qui les entraînaient, ayant promis tout ce qu’on voulait, pourvu qu’on les laissât faire, eurent finalement gain de cause. On tira par les pieds jusque sur la place devant l’église le basileus et le nobilissime. Ils y furent accueillis par des vociférations infinies. On les tournait en dérision. On chantait des chants de circonstance, on dansait, on riait autour d’eux. Puis on les jeta chacun sur une misérable mule et on les transporta en cet équipage, à travers les lazzis de cette multitude, au-dessus du couvent de Périblepte, « dans l’endroit appelé Sigma. » C’était un portique du grand Palais Sacré. Sur la route, on rencontra le bourreau envoyé pour leur crever les yeux.

Il fallait se hâter. « Ceux, en effet, dit Psellos, qui étaient du parti de Théodora, connaissaient le caractère terriblement jaloux de Zoé. Ils savaient qu’elle aimerait mieux partager le trône avec un valet d’écurie qu’avec sa sœur. » Bref, ils redoutaient, je l’ai dit, un retour imprévu, et que, par la volonté de la vieille basilissa, Michel ne parvînt à remonter sur le trône. A tout prix, il fallait en finir avec celui-ci. On décida de passer outre aux protestations d’une partie de la foule, mais, par un sentiment de pitié, on convint de s’en tenir aux ordres de Théodora, de ne point tuer les deux princes, et seulement de leur crever les yeux.

Une fois les victimes amenées sur la place du Sigma, on fit aiguiser les fers. « Quand l’oncle et le neveu virent qu’il n’y avait plus d’espoir, dit Psellos, une partie du public étant contre eux. les autres laissant faire, ils pensèrent rendre l’âme de peur, demeurant sans voix. Un sénateur qui se trouvait parmi les spectateurs s’efforça par de bonnes paroles de leur rendre quelque courage. » Psellos, qui avait suivi le tumultueux cortège, assista à la fin du drame. Le basileus eut une attitude infiniment piteuse, gémissant, se lamentant, invoquant tous ceux qui l’approchaient, suppliant humblement Dieu de ses mains jointes, les étendant vers toutes les églises, vers tout ce qu’il apercevait. Skylitzès dit qu’il supplia lâchement qu’on aveuglât d’abord son oncle qui, suivant lui, était le seul vrai coupable. Le nobilissime, au contraire, après avoir, lui aussi, montré quelque pusillanimité, quand il vit qu’il n’y avait plus de salut à espérer, se ressaisit tout à fait. Etant d’âme autrement virile que son neveu, il sembla prendre soudain bravement son parti de l’horrible sort qui l’attendait. A l’approche des bourreaux il s’offrit de lui-même. Comme la foule, avide de contempler son supplice, l’étouffait presque, ne laissant aucun espace libre, il s’adressa d’une voix ferme à l’officier qui commandait : « Fais donc reculer tout ce monde, lui dit-il, et tu verras avec quel courage je saurai subir mon sort. » Puis, comme on allait lui lier les mains, il s’y refusa, disant au bourreau : « Si je bouge, tu seras libre de m’attacher au poteau. » Puis il s’étendit de lui-même tout de son long, sans pâlir, sans un cri ni un gémissement, immobile comme un mort. On lui arracha les deux yeux, durant que Michel, haletant d’angoisse, battait l’air de ses mains, déchirant son visage, se lamentant à haute voix, emplissant l’air de ses cris. Quand l’horrible mutilation fut achevée, le nobilissime, se levant de terre sans l’aide de personne, montrant à tous ses orbites vides ruisselans de sang, soutenu par quelques fidèles, s’entretint avec eux dans un calme si surprenant, un courage tellement surhumain qu’il semblait indifférent. Puis ce fut le tour du basileus. Celui-ci montrait un tel désespoir, il adressait au ciel des prières si désolées que le bourreau, craignant qu’il ne se débattît, dut le lier fortement. Puis tout fut accompli.

Le supplice du basileus Michel V, dit le Calaphate, marqua la fin de son règne si bref, en même temps que celle de cette terrible sédition. Les émeutiers, calmés du coup par cette exécution, coururent rejoindre Théodora. Peut-être la vieille femme était-elle encore à ce moment à Sainte-Sophie, comme l’affirme Psellos, durant que Zoé n’avait, elle, pas quitté le Palais, depuis la fuite précipitée du Calaphate. Pour en finir avec ce misérable supplicié, disons seulement que, suivant le récit de Skylitzès, lui et son oncle furent déportés chacun dans un monastère différent. Lui fut enfermé à celui d’Eleimôn. Le chroniqueur ne nous dit pas quel fut le lieu d’exil du nobilissime.

La chute du Calaphate avait eu lieu dans la journée du 21 avril 1042. Son court règne n’avait duré que quatre mois et onze jours. À ce moment le roi capétien Henri Ier régnait en France.


GUSTAVE SCHLUMBERGER.