Une Reine de Suède, sœur du grand Frédéric

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Une Reine de Suède, sœur du grand Frédéric
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 216-227).
UNE REINE DE SUÈDE
SŒUR DU GRAND FRÉDÉRIC


Souvent un peu de vérité
Se mêle au plus grossier mensonge.
Cette nuit, dans l’erreur d’un songe,
Au rang des rois j’étais monté.
Je vous aimais, princesse, et j’osais vous le dire !
Les dieux à mon réveil ne m’ont pas tout ôté :
Je n’ai perdu que mon empire.


La princesse de Prusse, Louise-Ulrique, à laquelle Voltaire adressait en 1743 ce gracieux compliment, qui ressemblait à une déclaration, était de huit ans plus jeune que son frère le grand Frédéric, et elle avait douze ans de moins que la spirituelle margrave de Bayreuth, Née à Berlin le 24 juin 1720, elle épousa le 17 juillet 1744 Adolphe-Frédéric, prince royal de Suède. Un Suédois, M. de Heidenstam, a eu l’heureuse idée de recueillir ses lettres dans les archives où elles étaient enfouies et de raconter son histoire en français[1]. La reine Louise-Ulrique avait été surnommée par ses ennemis le fléau de la Suède : M. de Heidenstam n’a pas eu à se plaindre d’elle, et il s’est bien trouvé de l’avoir tirée de l’oubli. Elle lui a fourni la matière d’un livre très agréable, très vivant, très curieux, qui nous apprendrait, si nous ne le savions déjà, que le sens politique est un don spécial, qu’une femme peut posséder de brillantes et rares qualités d’esprit et n’entendre rien à la science du gouvernement, que nous sommes trop enclins à accuser la fortune, que notre caractère est pour beaucoup dans l’heur et le malheur de notre destinée. Mais c’est une vérité dont nous avons peine à convenir, et Louise-Ulrique mourut à soixante-deux ans sans s’être jamais doutée que, si sa vie, qui s’annonçait brillamment, fut une longue suite de tribulations et d’amers mécomptes, elle se les était le plus souvent attirés par ses fautes, par ses erreurs de conduite.

Elle était belle. Un de ses portraits, peint par Latinville, la représente en Aurore, une étoile sur le front, une torche allumée à la main. Cette Aurore avait d’admirables épaules, un vrai port de reine, de grands yeux bleus, surmontés de sourcils bien arqués, toujours prêts à se froncer, une bouche sévère, trop de fierté dans le sourire. Cependant, quand elle le voulait, elle savait plaire ; elle le voulait rarement ; il lui suffisait d’être obéie. Aussi intelligente que belle, elle aimait passionnément les plaisirs de l’esprit, les arts, le théâtre, la peinture, la musique ; elle lisait Tacite et Diodore de Sicile. Elle voulut qu’on l’initiât aux élémens des sciences, et le doux Linné fut toujours de ses amis : « Je suis philosophe, écrivait-elle de Stockholm, ou du moins je tâche de le devenir ; je passe mon temps à la lecture et à apprendre les mathématiques, auxquelles je prends un plaisir infini. Je m’amuse à compléter un cabinet de médailles et d’histoire naturelle. Quelle riche source de jouissances que l’étude des œuvres du Créateur, dans leurs secrets intimes et inépuisables ! Ce qui nous paraissait merveilleux et extraordinaire devient naturel et sublimement simple, étant conforme à la raison. » Comme le grand Frédéric, elle avait un de ces cerveaux ardens qui cherchent partout leur pâture. Mais il lui manquait quelque chose, qu’il ne put lui donner. « C’était la même forte personnalité, dit M. de Heidenstam, moins la sûreté du jugement et l’admirable pondération d’esprit. « Aussi son terrible frère réussit presque toujours dans ses entreprises, elle échoua dans toutes les siennes. Si elle admirait la raison dans la nature, elle négligea souvent de la consulter avant d’agir, et la raison s’est vengée : elle se venge toujours.

Il faudrait n’avoir jamais lu l’histoire pour oser nier que les femmes puissent exceller dans la politique. De notre temps, sans remonter plus haut, aucun souverain n’a mieux su son métier que la reine Victoria, et les Espagnols ont aujourd’hui une reine régente qui est pour eux le meilleur des rois. Quand les reines mettent au service de l’intérêt public la finesse de leurs perceptions et de leur tact, leurs ruses subtiles et la souplesse de leur main, il n’est pas d’écheveau qu’elles ne débrouillent, et elles ont souvent tiré leurs peuples de grands embarras. Celles qui ont été malheureuses ont dû leurs adversités à leur caractère plus qu’à leurs ignorances. C’étaient des femmes trop passionnées, qui se laissaient gouverner par leurs impressions ; elles n’avaient d’autres règles de conduite que leurs goûts et leurs dégoûts ; il leur en coûtait trop de sacrifier l’agréable à l’utile, leurs convenances personnelles à l’impassible raison d’État. On ne fait rien en politique sans outils, et il faut qu’une femme soit infiniment raisonnable pour employer un outil dont la figure lui déplait.

Louise-Ulrique n’a jamais appris à surmonter ses dégoûts ni à contraindre son humeur impétueuse, hautaine et violente. Elle ne savait ni prévoir, ni attendre, ni se défier d’elle-même et des autres, ni compter avec les résistances des choses et des hommes. Elle s’est toujours imaginé qu’il suffit de vouloir, qu’on peut s’épargner la peine de préparer les événemens. Comme le dit M. de Heidenstam, « elle avait l’esprit viril d’une Marie-Thérèse, l’audace d’une Catherine, mais elle était dépourvue de leur qualité principale, de leur gros bon sens. » Le bon sens nous enseigne que les prunes ne tombent que lorsqu’elles sont mûres ; Louise-Ulrique n’attendit jamais que la prune fût mûre pour secouer le prunier ; aussi ne l’a-t-elle jamais mangée. M. de Heidenstam a écrit la biographie d’une reine très intelligente, très instruite, mais souverainement maladroite, et la maladresse est dans les affaires de ce monde un péché capital, le seul que la fortune ne pardonne jamais.

Le grand Frédéric en jugeait ainsi, et il avait prévu que sa sœur n’était pas faite pour débrouiller les écheveaux enchevêtrés. Lorsque la Diète suédoise, désireuse de la marier au prince héritier de Suède, le fit pressentir, il accueillit froidement cette ouverture et parut regretter qu’on n’eût pas donné la préférence à une autre de ses sœurs, la princesse Amélie : « La princesse Louise-Ulrique, fit-il dire à Stockholm, est d’un caractère hautain et dominateur, qui se trouvera mal à l’aise dans une monarchie où l’autorité royale est aussi limitée qu’en Suède. » Le marquis de Valory, ministre de France à Berlin, la définissait un esprit vif et sans cesse occupé, un cœur assez bon, par accès, mais une femme impérieuse, opiniâtre, voulant trop ardemment ce qu’elle voulait et manquant de discernement dans le choix des moyens : « Rien n’a le temps de mûrir chez elle. Aussi il ne faut rien lui confier que par gradation. La moindre affaire qui l’affecte l’empêche de dormir. Très capable de prévenir en sa faveur du premier coup d’œil, je ne sais si elle le sera autant de se conserver des amis. » Elle n’en conserva point, et quelques-uns d’entre eux devinrent ses plus dangereux ennemis. Quand les femmes sont maladroites, elles le sont plus que les hommes, et elles sont inexcusables : c’est chez elles un péché contre nature.

Cependant ses débuts dans sa patrie d’adoption furent heureux, tout s’annonçait bien ; cette princesse royale pouvait se promettre un brillant avenir. Le pays où elle comptait régner avant peu l’enchanta. Elle y arrivait dans la plus belle saison. « Il faut se rappeler, dit son biographe, le charme infini de cette superbe nature suédoise en été ; les radieuses journées, avec leur doux crépuscule, allant rejoindre l’aurore ; cette succession de lacs bleus reflétant le calme du ciel, de forêts de pins avec leur sombre verdure, s’ouvrant sur des vallées riantes, qui s’encadrent entre les eaux et les bois ; ces échappées soudaines vers le lointain, où pointe un château seigneurial, une église blanche, surmontée de sa croix d’or, le presbytère en bois rouge, au toit pointu. » Au cours de son voyage à travers les plus belles provinces de la Suède, elle écrivait à sa mère qu’elle trouvait le climat agréable, la nature magnifique, les nuits délicieuses. Elle était charmée d’avoir pu lire les gazettes à onze heures de la nuit aussi facilement qu’en plein jour. Comme le paysage, ses futurs sujets lui plaisaient, lui prenaient le cœur ; elle goûtait les harangues qu’ils lui adressaient, les psaumes que lui chantaient les enfans, les poignées de main qu’on lui prodiguait. « La nation, disait-elle, me paraît douée de grandes qualités ; elle a produit des personnes de beaucoup de mérite et de talent. Ce peuple a des capacités qui ne sont point ordinaires aux autres nations. Il est par exemple étonnant d’entendre un paysan faire un discours avec une éloquence de termes, des pensées si bien choisies, qu’un homme de lettres ne pourrait faire mieux. » Elle assurait son frère « que, logée un jour dans un palais, le suivant dans une cabane, elle tâchait de faire civilité à tout le monde et de se montrer aimable. » Elle ajoutait : « Je sais aussi, quand il le faut, me servir du mot : « Je le veux. » Elle n’avait pas besoin de le dire.

Contente de la Suède et des Suédois, elle l’était aussi de son mari. Elle ne tarda pas à se convaincre que ce prince gauche et timide, au nez busqué, au front fuyant, aux grands yeux ronds à fleur de tête, à la bouche molle, aux traits indécis, n’avait point de volonté, et elle lui en sut un gré infini ; elle se chargeait d’en avoir pour deux. Elle n’avait pas non plus à se plaindre du roi Frédéric Ier, qui la recherchait et la courtisait. Ce vieillard guilleret, aux pommettes roses, à la perruque bouclée et frisée avec un soin minutieux, avait l’humeur galante et « se sentait renaître auprès d’une jolie femme. » Elle affectait de le respecter, elle ne se croyait pas tenue de l’aimer ; elle le maltraitait dans ses lettres, l’appelait le vieux Pan, le vieux Saturne. « Le roi a beaucoup d’égards pour moi, écrivait-elle, mais j’avoue que je me contenterais de la moitié de ses politesses... Il a l’âme bien cramponnée à la chair ; charnel et ridiculement amoureux, il court après toutes les jeunes filles, ayant toujours aimé le beau sexe, et l’aimant de plus en plus jeune à mesure qu’il vieillit. On ne peut s’empêcher de rire en le voyant. Il rappelle une de ces figures des cabinets de cire : une perruque étonnante et la tête sur les genoux. Il s’amuse à changer de perruque et de fraise trois fois par jour. En un mot, Ein alter ennuyanter Kerl... » « Notre vieux Saturne, écrivait-elle encore, est parti hier pour la chasse ; si c’est à la chasse de l’élan ou des jeunes filles, on ne le sait pas au juste, car il est surtout friand de ce dernier gibier. Il y en a qui lui ont plu, mais dont la sagesse a été à toute épreuve. Dès qu’elles ont appris ce qu’on leur voulait, elles se sont enfuies ; mais le vieux Pan ne se laisse pas rebuter. »

Elle se moquait du vieux Pan ; mais les escapades de ce septuagénaire ne lui déplaisaient point. Elle ne lui demandait qu’une chose, elle souhaitait ardemment qu’il se hâtât de déguerpir et de laisser la place à sa bru, et elle comptait pour précipiter sa fin sur « les plaisirs de Cythère. » Il en abusa tant qu’il fut frappé d’apoplexie. « Notre vieux roi est indécis s’il doit vivre ou mourir, il demeure hésitant entre les deux chemins. » Il ne se fit pas trop prier, il mourut, et Louise-Ulrique régna et gouverna par l’entremise de son mari, qu’elle tenait depuis longtemps sous son obéissance, et qu’elle s’amusait à faire passer pour un homme aussi décidé qu’énergique. Elle n’avait pas eu de peine à dominer ce mouton bêlant, et elle eût été bien aise de persuader à ses frères qu’elle avait apprivoisé un lion. La superbe n’exclut pas les petites vanités. Mais en ce temps la royauté avait reçu de telles atteintes, et qu’il fût lion ou mouton, un roi de Suède avait si peu de pouvoir, une si mince autorité, que, dès les premiers jours, Louise-Ulrique fit vœu de réformer une constitution qui mettait son orgueil au supplice et son royaume en danger.

En abusant du pouvoir absolu, Charles XII l’avait rendu insupportable à ses sujets ; il avait trop tiré sur la corde, elle cassa. Tout le profit de cette révolution fut pour une aristocratie brouillonne et corrompue, qui s’attribuait le privilège exclusif d’occuper les hauts emplois ; elle fut bientôt maîtresse de tout, au grand préjudice de l’État et de l’intérêt public. La constitution de 1720 avait créé un régime représentatif, un parlementarisme vicieux, qui n’était que l’anarchie organisée. Il ne suffisait pas à la Diète souveraine de discuter et de voter des lois ; désignant et révoquant à son gré les membres du Conseil, elle exerçait par délégation le pouvoir exécutif. La royauté. dépouillée de toutes ses prérogatives, devait se contenter du stérile honneur de présider le Sénat et de signer tout ce qu’on voulait ; refusait-elle sa signature, on y suppléait au moyen d’une griffe. Désormais un roi de Suède n’était plus qu’un mannequin, et, quand il possédait des qualités brillantes, un ornement, un décor.

La Diète, divisée en deux partis, les Chapeaux et les Bonnets, dévoués les uns à la France, les autres à la Russie, était à la merci des gouvernemens étrangers, qui se disputaient ses suffrages et les payaient en écus bien sonnans ou en rentes viagères, auxquelles s’ajoutaient dans l’occasion des présens de vins et de bas de soie. C’était ce qu’on appelait « le jeu des influences. » Les subsides étaient distribués de la main à la main par les ambassadeurs aux chefs de parti ; leurs complaisances étaient une marchandise tarifée ; on n’obtenait pas de rabais, c’était un prix fait ; telle session de la Diète coûtait plus d’un million de livres au Trésor français, qui dépensait souvent son bien en pure perte ; la Russie, l’Angleterre, la Prusse, le Danemark couraient sur son marché et le lui soufflaient. Le comité secret qui gouvernait la Suède adjugeait ses voix au plus offrant, vendait l’honneur national à la chaleur des enchères.

Le ministre d’Angleterre à Stockholm écrivait à Walpole en 1742 : « Les membres de la Diète que j’entretiens ici me coûtent cher. On peut compter que nous avons de notre côté les cinq huitièmes des prélats, des bourgeois et des paysans, et à peu près la moitié des nobles. La Diète est ainsi presque également partagée. Il en est de même du Sénat, de sorte que l’issue peut dépendre entièrement des deux voix dont dispose le roi. Le président de la Chambre des paysans s’engagerait à être à nous pour cent ducats. Je serais d’avis de les donner. » — « Mes deux principaux adversaires, écrivait de son côté, vingt-quatre ans plus tard, le baron de Breteuil, ambassadeur de France, répandent un argent prodigieux, que mes fonds ne peuvent balancer. Je m’occupe cependant des moyens d’en arrêter les effets. Je suis en pleine négociation avec les principaux prêtres et bourgeois du comité secret. » Il avait résolu de ne plus payer désormais avant d’avoir palpé la marchandise ; il avait eu de grandes déconvenues ; on lui avait fait des promesses que le vent avait emportées ; il ne voulait plus confier au hasard des sommes considérables, et il disait : Donnant donnant. Cela ne faisait pas le compte des bourgeois et des prêtres qui aimaient à recevoir de toutes mains, et il avouait au duc de Choiseul « qu’ayant affaire à des gens trop écartés de toute décence, sa nouvelle méthode avait de la peine à prendre. »

Les pêcheurs en eau trouble considèrent comme leurs ennemis ceux qui s’occupent d’assainir et de clarifier les marais. Le grand Frédéric trouvait la constitution suédoise déplorable pour les Suédois, il la trouvait excellente pour lui-même ; il se flattait d’en tirer parti ; et son intérêt lui étant plus cher que celui des autres, il défendait qu’on y touchât ; ce gâchis était à ses yeux une chose sacrée. Comme lui, le Danemark, la Russie désiraient maintenir la Suède dans un état de faiblesse et de confusion. On nourrissait l’espoir de la démembrer un jour ; la Russie se promettait de lui prendre la Finlande, la Prusse de s’approprier ses possessions en Poméranie. Par un article secret du traité qu’ils conclurent ensemble le 31 mars 1704, Frédéric et Catherine reconnaissaient « la nécessité de conserver la forme du gouvernement par les États en Suède et de s’opposer au rétablissement de la souveraineté. » Les ministres des deux parties contractantes devaient combattre d’un commun accord « toute réforme de ladite constitution. » On réservait à l’héritage de Gustave-Adolphe les destinées d’un autre royaume, à qui ses voisins interdisaient de se réformer et de sortir de son anarchie. Après le premier partage de la Pologne, Frédéric écrira à son frère Henri : « A présent, mon cher frère, le gros de l’ouvrage est fait. Cela réunira les trois religions grecque, catholique et calviniste, car nous communierons d’un même corps eucharistique, qui est la Pologne, et si ce n’est pas pour le bien de nos âmes, cela sera sûrement pour le plus grand bien de nos États. » Peu s’en fallut que, comme la Pologne, la Suède ne devînt un corps eucharistique.

Louise-Ulrique eut le mérite de comprendre sur-le-champ l’urgente nécessité d’une réforme et d’y travailler résolument, sans se laisser détourner de son projet ni par les conseils intéressés et les objurgations de son frère, ni par les menaces de la Russie. Mais elle ne sut ni préparer ni exécuter son entreprise. Un homme exerçait alors une influence dominante sur les esprits ; c’était le comte Tessin, qui avait été longtemps son confident, son conseiller, son bras droit. Avec son aide, elle pouvait beaucoup ; elle ne pouvait rien sans lui. Malheureusement l’admiration qu’il professait pour elle s’était changée en un sentiment plus vif et plus tendre, et elle s’indigna qu’un de ses sujets osât la désirer.

Cette femme, qui ne l’était pas assez et ne se conduisit jamais avec art, traita sans ménagement l’audacieux qui se permettait de lui parler d’amour. Plus habile, elle l’eût découragé sans le désespérer et surtout sans l’humilier ; elle le désespéra, le froissa cruellement dans son orgueil. Cependant il ne demandait qu’à faire tout oublier, à rentrer en faveur. Dans un moment critique, on engagea Louise-Ulrique à le revoir et à ne rien négliger de ce qui pouvait le ramener. Au lieu de faire appel à sa générosité, au dévoûment chevaleresque qu’il lui avait toujours témoigné, elle le prit de haut, et la morgue prussienne glaça sa langue. Elle lui rappela les bienfaits dont elle l’avait comblé : « Comte, dit-elle, vous n’oublierez pas combien le prince et moi nous avons été bons pour vous. Le moment est venu de nous prouver votre reconnaissance. » Le comte répliqua sur un ton arrogant, on rompit avec éclat, et elle se retira frémissante de colère. Il y a des femmes qu’on a battues pour de moindres peccadilles.

Elle ne renonça pas pour cela à son dessein ; elle dit : « Moi seule, et c’est assez... » Le coup d’État militaire qu’elle méditait avorta misérablement, et cette échauffourée, qui coûta la vie à quelques-uns de ses amis, compromit pour longtemps sa situation. Dégoûtée des coups de main, elle voulut essayer des moyens doux, caressa une chimère, se flatta que, par la persuasion et les pots-de-vin, elle déciderait la Diète à réviser elle-même la constitution et à limiter ses pouvoirs. Plus réfléchi, plus clairvoyant, son fils aîné, le futur Gustave III, lui avait représenté qu’on ne pouvait remédier au mal que par un acte révolutionnaire, a qu’il y a des exemples de rois ayant abdiqué le pouvoir, mais que jamais une assemblée n’a, de son propre gré, renoncé à l’omnipotence. » Elle ne voulut pas l’en croire, elle échoua une fois de plus et se trouva à bout de voie, lui laissant la gloire de prouver que tout réussit à qui sait s’y prendre.

Il avait juré « de faire disparaître un gouvernement de brailleurs » et que son pays n’aurait pas le sort de la Pologne. Ce prince habile, rusé et secret, prépara son action, laissa à cette affaire le temps de mûrir, sauva les apparences, mit l’opinion de son côté, et le 19 août 1772, sans qu’une goutte de sang fût versée, en un seul jour, par des mesures adroitement prises, la monarchie fut restaurée. « Il lui avait suffi de haranguer les régimens de la garde pour être acclamé et suivi. Parcourant les rues de la capitale, il avait soulevé le peuple, s’était saisi du parc d’artillerie, avait fait arrêter les membres du Conseil et disperser les délégations des États. Il avait ensuite imposé aux votes de la Diète une nouvelle constitution, en cinquante-sept articles, qui, tout en sauvegardant les libertés individuelles, rendait à la Couronne ses anciennes prérogatives. Lorsqu’il rentra au palais, le soir du même jour, la Suède était rentrée sous le régime monarchique, après avoir secoué le joug des factions. » Sa mère lui avait écrit, dans son découragement : « Que voulez-vous que je vous dise de vos affaires diaboliques ? Pour moi, tout est perdu. Pour former un gouvernement fort, il faudrait un miracle, et Dieu n’en fait plus. » Il n’y eut rien de miraculeux dans le coup d’État de 1772, et le ciel n’avait pas eu besoin de se déranger pour en assurer le succès. Ce fut tout simplement un coup d’État bien fait, et, soit impatience, soit gaucherie, soit humeur chagrine, Louise-Ulrique n’avait jamais su bien faire les choses.

Elle s’était montrée aussi maladroite dans sa vie privée que dans le maniement des affaires publiques. Elle appartenait à cette maison de Brandebourg où l’on se disputait beaucoup, où l’on passait son temps à se brouiller et à se rapatrier, où les querelles domestiques se terminaient par des paix fourrées ou plâtrées. On lui reprochait d’avoir transporté ces mœurs dans sa nouvelle famille, d’aimer à s’agiter sans cesse en agitant les autres, d’avoir trop de goût pour les orages. Elle ne s’était pas querellée avec son mari, parce qu’il n’avait point de volonté ; mais son fils aîné en avait une, elle n’en pouvait douter, et quand elle devint veuve, elle sentit que c’en était fait, que son règne était fini, qu’en dépit des protestations que lui prodiguait Gustave III, jaloux de ses droits et de sa gloire, il aurait hâte de se soustraire à la tutelle de sa mère et de la mettre à l’écart. Il faut pourtant lui rendre la justice que lorsqu’elle apprit l’heureux coup d’État dont il lui avait ravi l’honneur, elle fut transportée de joie. Elle était alors en Poméranie. « Tu es mon fils et tu es enfin digne de l’être, lui criait-elle de l’autre côté de la Baltique. Dieu bénisse tes entreprises ! J’oublie, je pardonne tout… mon Gustave, n’abuse pas du pouvoir que Dieu te donne. Laisse à la postérité l’exemple d’un bon roi, d’un honnête homme. » La réconciliation dura peu, et elle devait se brouiller à jamais avec son Gustave par un acte qui n’était pas seulement une maladresse insigne, mais dénotait un vice du cœur. M. René Millet a été vraiment trop indulgent quand il a dit, dans l’intéressante préface qu’il a mise en tête du livre de M. de Heidenstam, « que cette femme orgueilleuse, mais droite, n’avait jamais eu à se reprocher aucune faute sérieuse dans l’ordre moral. »

Dans un temps où l’on éprouvait le besoin de vivre en de bons termes avec le Danemark, on avait fiancé le prince Gustave, âgé alors de deux ans, à la princesse danoise Sophie-Madeleine, plus jeune de quelques mois. La reine, qui s’était mis en tête de marier son fils à une Prussienne, avait réprouvé cette union et ne s’était consolée qu’en se persuadant qu’elle ne s’accomplirait jamais. Cependant, dix-sept ans plus tard, la cour de Danemark déclara qu’elle tenait l’engagement pour valable, la Diète suédoise lui donna raison. Il fallut se soumettre, et la reine prit tout de suite sa bru en aversion. En vain lui écrivait-on de Copenhague que cette princesse, plutôt bien que mal de visage, très bien prise de corps, avait les manières, le son de la voix, la physionomie de la plus grande douceur, que, timide et d’esprit médiocre, elle ne demandait qu’à se laisser gouverner, que sa belle-mère en ferait ce qu’elle voudrait. En vain le grand Frédéric cherchait-il à l’adoucir en lui remontrant « que si sa bru manquait de charmes, il n’importait guère, qu’elle ne manquerait pas de postérité, que l’œuvre de la chair ne demande aucune métaphysique » ; que les femmes bonnes et timides valent mieux que les intrigantes tracassières, qu’il n’est pas d’animal plus dangereux qu’une méchante femme : « S’il m’était permis d’en citer, quel beau catalogue j’en dresserais ! Mais laissons reposer les cendres de celles qui sont mortes, et prions Dieu pour la conversion des vivantes. » Représentations, remontrances, tout fut inutile. Elle persista à détester cordialement Sophie-Madeleine.

Son fils la mettait à son aise. Sophie-Madeleine lui inspirait à lui-même une telle répulsion que le mariage n’avait pas été consommé. Il semblait que le grand Frédéric se fût trompé, que l’œuvre de la chair demandât quelque métaphysique. Dix ans après la bénédiction nuptiale, Gustave qualifiait cyniquement la reine de « Vierge couronnée. » Ce roi, que M, de Heidenstam définit « un cérébral, un intellectuel aux sens endormis », avait pris son parti de n’avoir point d’enfans, de laisser la couronne à l’un de ses frères, le prince Charles. Il se ravisa subitement, résolut de renouer avec la reine. Son heureux coup d’État l’avait mis en goût, il en voulut faire un autre.

Après dix ans de séparation notoire et d’indifférence affichée, le rapprochement était difficile. Gustave III ne se sentit pas de force à conduire tout seul une entreprise qui lui paraissait plus compliquée que la restauration d’une monarchie. Il s’ouvrit de son embarras à Munck, son premier écuyer, qu’il savait discret et dévoué. Munck sut plaire à l’une des dames de Sophie-Madeleine et par son moyen s’insinua dans la confiance de cette reine délaissée. Il lui représenta éloquemment que son ambition, le souci de son avenir, sa vanité de femme, sa piété, les devoirs de son état, tout lui commandait de se prêter aux désirs du roi. Par son conseil, elle feignit pour cet indifférent une tendre inclination qu’elle n’avait jamais ressentie. Gustave se persuada qu’elle l’avait toujours adoré, et son imagination s’enflamma.

Son écuyer lui rendit un autre service. Après avoir fait le métier d’honnête entremetteur, il travailla à l’instruction des deux époux, les initia aux grands mystères. Gustave doutait de ses propres capacités. « Munck, dit M. de Heidenstam, dut vaincre ses hésitations, l’encourager à tenter l’épreuve et finalement le conduire, presque de force, tout pâle et tremblant, dans le secret de la nuit, à la chambre nuptiale. Là ne s’arrêta pas encore son rôle extraordinaire. On se rappelle une histoire qui, sous le second Empire, faisait le tour des salons de Paris, comme quoi un célèbre maréchal manchot, qui venait de se marier, avait, pendant sa nuit de noces, menacé « d’appeler ses zouaves. » Munck, caché derrière la porte, s’entendit appeler par le roi. Il dut entrer et faire fonction de zouave. »

Quelques mois plus tard, on apprit que la reine était grosse. On s’étonna, on s’enquit, la médisance n’épargna personne ; les amateurs de scandale, les mécontens, les séditieux tinrent pour avéré que l’enfant qu’on attendait n’était pas du roi, qu’il était de Munck. Le prince Charles était intéressé à le croire, et il le fit croire à la reine mère, qui lui déclara « qu’il ferait bien de veiller sur ses droits, qu’elle serait au désespoir de les voir passer sur la tête d’un bâtard. » Le roi eut une explication terrible avec son frère, qui rejeta lâchement tout l’odieux de cette affaire sur Louise-Ulrique. Bouillant de rage, Gustave III l’alla trouver à Frederikshof, lui fit une scène, qui épouvanta jusqu’à la valetaille. Il lui signifia qu’il n’y avait plus place pour elle et lui dans le royaume, qu’elle eût à quitter sur-le-champ la Suède. Elle avait commis une de ces fautes qu’on ne pardonne point. Emportée par sa haine contre sa bru, cette belle-mère implacable n’avait pas craint de mettre en danger l’avenir de la dynastie, en dénonçant à la Suède son petit-fils comme un bâtard. « Il est permis de croire, remarque à sa décharge M. de Heidenstam, que trompée par les assurances de son second fils, elle avait été de bonne foi, et n’avait pas prévu toute la portée de son action ni le retentissement qu’elle aurait. Le temps, ajoute-t-il, a eu raison de la calomnie. Aucun écrivain ne l’endosserait aujourd’hui, l’histoire impartiale ayant fait justice des racontars de l’époque. Mais qui dira quelle part le scandale fait autour de sa naissance put avoir dans les événemens de 1809 qui chassèrent Gustave IV du trône ? »

Toute réflexion faite, Gustave III n’exila pas sa mère ; il se borna à ne plus la voir. Elle vécut désormais dans la solitude. Son orgueil l’aida à supporter avec dignité sa déchéance, et les plaisirs de l’esprit la sauvèrent de l’ennui. Retirée à la campagne, elle se trouvait heureuse au milieu de ses livres et de ses fleurs. « La reine mère, ne quitte plus Svartsjö, elle partage son temps entre la science, le jardinage et les promenades dans son parc. Elle dit avoir laissé ses chagrins à Stockholm. »

Son amitié pour son glorieux frère se fortifiait avec l’âge. Ils étaient en correspondance réglée et philosophaient à l’envi sur la vanité, sur le néant de la vie. « Si tout n’est pas bien, lui écrivait Frédéric, tout est passable, et voilà de quoi il faut se contenter dans ce misérable monde. Pour moi, qui me sens vieux et cassé, je passerai mon Noël au coin de ma cheminée à me faire quelque conte de grand’mère. » Elle lui brodait des pantoufles et lui envoyait des porcelaines de Suède ; il lui fit cadeau d’une tabatière et de chrysoprases rares : « Soit retenue, soit justice que je me suis rendue, j’ai bien fait de m’abstenir de mettre mon simulacre sur la tabatière. La seule vue d’un vieux singe comme moi vous aurait empêchée de prendre du tabac. » En 1782, elle fut atteinte d’une grippe pernicieuse. Dès qu’il fut informé de la gravité de son état, son fils se rendit auprès d’elle. Après l’avoir accablé de ses récriminations amères, elle s’adoucit, s’apaisa, lui ouvrit les bras et lui pardonna. Le lendemain, elle reçut la visite de son petit-fils, qui avait alors quatre ans et n’avait jamais vu sa grand’mère. Elle le fit asseoir sur son lit, le contempla, le caressa, accrocha à son petit bonnet une agrafe en diamans ; elle ne finissait pas de l’embrasser. Elle sentit sans doute à cette heure combien nous paraissent vaines nos agitations, nos jalousies, nos colères, quand la mort qui s’annonce répand son mystérieux silence dans une âme trop amoureuse du bruit et des orages.

On se convainc, en lisant l’excellent livre de M. de Heidenstam, que les connaissances les plus variées, les plus beaux talens du monde, tournent à mal à qui n’a pas l’esprit de sa profession. Louise-Ulrique, qui avait une intelligence supérieure, ne comprenait rien à la politique ; elle s’imaginait que, pour gouverner les hommes, il suffit de penser juste et d’avoir toujours raison. Elle n’a jamais su, comme la grande Catherine, retrousser ses manches « pour travailler sur la peau humaine. » Il est vrai de dire que de toutes les peaux, c’est la plus difficile à préparer. Ce genre de travail demande une souplesse de main que la nature lui avait refusée, et qu’au surplus elle ne s’était jamais souciée d’acquérir.


G. VALBERT.

  1. Une sœur du grand Frédéric, Louise-Ulrique, reine de Suède, par O.-G. de Heidenstam, avec l’introduction de René Millet ; Paris, 1807. librairie Plon.