Une Renaissance religieuse au moyen âge - L’Apostolat de saint François d’Assise

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UNE
RENAISSANCE RELIGIEUSE
AU MOYEN AGE




L’APOSTOLAT DE SAINT FRANÇOIS D’ASSISE.




Saint François d’Assise a donné le jour à trois instituts religieux : l’ordre des frères mineurs, celui des sœurs clarisses et le tiers-ordre, qui se recrute parmi les laïques. On pourrait ajouter un quatrième groupe au dénombrement de la famille franciscaine, celui des historiens, des critiques, des artistes qui, dans notre temps, se laissent de plus en plus attirer par cette grande figure. Les peintres recherchent chez nous depuis quelques années, avec prédilection, des sujets de tableaux dans les Fioretti ; tous, il est vrai, ne savent pas retrouver l’inspiration très pure de Benouville dans son Retour de saint François mourant au couvent d’Assise ; trop souvent les frères qui accompagnent le saint ont une mine toute rabelaisienne qui s’accorde mal avec le visage ascétique du maître. Mais enfin, cette tradition de l’art, qui semble reprendre autour de nous et se recommande au moins par sa bonne volonté, est fort ancienne, puisqu’elle remonte au père de la peinture religieuse, aux fresques de Giotto dans l’église inférieure d’Assise. La lignée des écrivains qui se sont attachés à l’histoire de saint François a commencé bien plus tôt encore. Trois ans après la mort du fondateur, en 1229, l’un de ses disciples, Thomas de Celano, écrivit sa vie sur l’ordre du pape ; puis, en 1247, les Tres socii, Leo, Rufin et Angelo, recueillirent en une seconde chronique leurs propres souvenirs et les témoignages des contemporains ; enfin, en 1263, saint Bonaventure, général de l’ordre, fixa, dans son histoire, les récits des derniers survivans de la première génération franciscaine. Le XIVe siècle produisit deux ouvrages singuliers : l’un, anonyme, tout populaire et d’une candeur charmante, les Petites Fleurs, qui sont l’évangile idyllique de l’apostolat franciscain ; l’autre, scolastique, et d’un raffinement extraordinaire d’analyse, le Liber conformitatum ou Liber aureus de Barthélemy de Pise ; ici, par le rapprochement perpétuel de Jésus et de François, s’exprime avec une parfaite clarté la pensée secrète qui fut l’orgueil de l’ordre : à savoir, que François a accompli tout ce que le Sauveur avait fait, même sa propre résurrection, sous forme d’apparitions à ses fidèles. C’est à ces sources premières qu’ont puisé tour à tour, au XVIIe siècle, Wadding, l’auteur des Annales minorum, et, plus tard, les continuateurs des Acta sanctorum de Bolland. En ces vastes compilations, la critique n’apparaît guère que dans la disposition chronologique des faits, qui tous, même les plus surprenans, sont acceptés d’avance. Cette façon édifiante de raconter saint François a été représentée, il y a trente-cinq ans, par les Poètes franciscains d’Ozanam, et, tout récemment, par le livre distingué publié sous la direction des pères franciscains de Paris[1]. Mais le saint a eu cette heureuse fortune que les critiques purement rationalistes, tels que le docteur Hase et M. Renan, n’ont point fait tomber l’auréole de sa tête[2]. Il demeure pour eux le miracle du XIIIe siècle ; son église s’ouvre toujours pour les esprits les plus libres, pourvu qu’ils aient le sens juste de l’histoire et goûtent la poésie des jours antiques. M. Hase, qui est protestant, a pu intituler son excellent petit livre Tableau de sainteté. Il est si facile de s’entendre sur les parties surnaturelles de la légende, étroitement unies à la réalité historique de saint François et de son temps ! C’est en son cœur qu’était le merveilleux. S’il n’a point conversé avec les anges dans les solitudes de l’Alvernia ; s’il n’a point été appelé véritablement par la voix de Jésus, lui apportant la règle de l’ordre nouveau, il a certes retrouvé la tendresse du christianisme primitif, il a rendu à l’Italie la foi joyeuse, il a rapproché l’église et l’Occident latin du Père céleste. Il a fait plus encore : il sema sur la terre italienne des idées de liberté si fécondes, il eut sur les imaginations une si pénétrante action, il fut un tel créateur, qu’autour de lui et longtemps encore après lui, la poésie et les arts s’inspirèrent de sa mémoire et la civilisation de son peuple garda la trace de son génie. Sur ce point, tous les critiques sont d’accord, les chrétiens et les rationalistes. Les vues ébauchées, au commencement de ce siècle, par Gœrres, dans son opuscule sur saint François troubadour développées par Ozanam et les historiens de la peinture, tels que Crowe et Cavalcaselle, viennent d’être complétées, avec une rare érudition, par M. Henri Thode, en son livre sur les origines franciscaines des arts italiens[3]. La secousse imprimée par saint François aux consciences s’est prolongée si loin, à travers de si nombreux ouvrages de la peinture, de l’architecture, de la poésie lyrique et du drame sacré, que l’on peut, sans illusion, signaler sur les collines de l’Ombrie le premier rayon d’aurore de la renaissance.

Si saint François a fait de si grandes choses, c’est qu’il répondit à merveille aux nécessités religieuses de son pays et de son temps. Ce n’est pas assez de voir en lui un enthousiaste et un apôtre ; encore faut-il rechercher pourquoi cet enthousiasme a éveillé de tels échos dans les cœurs, et comment son apostolat a porté en quelques années des fruits si beaux. Certes, lui-même et son ordre sont, sur plus d’un point, inférieurs à saint Dominique et à son institut. Les prêcheurs ont été plus disciplinés, plus savans, plus capables d’action politique ; ils ont élevé saint Thomas et Savonarole et des inquisiteurs qu’on n’oubliera jamais. Toutefois, ils n’ont point rendu à la science d’aussi grands services que les bénédictins ; ils n’ont point dépassé les mineurs dans l’art de parler de Dieu à la foule. Après eux, les jésuites se sont dévoués avec plus de suite au saint-siège dans le gouvernement secret de la chrétienté ; mais aucune création religieuse n’a égalé en originalité l’œuvre de saint François, par cela seul qu’elle vint à une heure de l’histoire du christianisme et de l’histoire de l’Italie où toutes les âmes attendaient une bonne nouvelle, où les chrétiens doutaient de l’église, où la société civile avait soif de charité et de pitié. Le pape Innocent III vit alors en songe la basilique du Latran qui penchait et l’enfant d’Assise qui lui prêtait son épaule et la soutenait. C’était la vision de l’avenir, le pressentiment d’une réalité historique dont il nous importe d’abord d’analyser les principaux élémens.

I.


Saint François naquit en 1182. Cette fin du XIIe siècle est, en Italie, d’un mouvement de vie extraordinaire. La révolution communale se trouve encore dans la période héroïque de l’invention et de la lutte. Les villes de Toscane sont assez fortes pour former une ligue contre l’empire. En 1176, à Legnano, les villes lombardes qui s’étaient affranchies déjà de l’autorité des évêques et des comtes, ont brisé à son tour le joug impérial. Dix ans plus tard, Henri, fils de Frédéric Barberousse, arrache lui-même au pape toutes les cités de la région d’Orvieto, de Pérouse et de Spolète. Saint François, tout petit, vit, pour quelques jours, selon le mot d’un contemporain, l’église romaine « réduite à la mendicité. » Assise était dès lors, par ses relations commerciales avec les villes voisines, une commune florissante. C’est devant les consuls que son père Bernardone, riche marchand de draps, cita le jeune homme, dont la vocation lui semblait un acte de révolte. François récusa la juridiction consulaire et en appela à l’évêque, « qui est, disait-il, le père et le seigneur des âmes. »

Il se tournait ainsi vers le passé de l’église, afin d’échapper à la prise du régime nouveau dont il ne pouvait apercevoir la grandeur entre les murs étroits d’Assise, mais dont la discipline lui paraissait bien dure pour l’indépendance et la fraternité des âmes. Le malaise presque inconscient du cœur et l’expérience de la vie quotidienne lui firent voir de bonne heure les contradictions qui se glissaient entre l’état social que l’Italie s’était donné et le christianisme. La cité italienne n’est, en effet, une œuvre de liberté et d’égalité qu’en apparence. La communauté y surveille et y entrave l’individu, car les franchises de l’association municipale ont pour garantie l’abdication de toute volonté personnelle. Le citoyen est attaché à sa ville aussi rigoureusement que jadis le colon l’était à la glèbe ; la puissance anonyme dont il dépend est une gêne plus étroite que l’ancien pacte féodal ; le contrat qui lie l’homme au seigneur repose sur un intérêt permanent et réciproque, tandis que la seigneurie abstraite de la commune, à la fois irresponsable et changeante, modifie vingt fois par siècle, selon l’intérêt ou le danger du jour, l’accord social, et rend le sort de l’individu d’autant plus difficile qu’il est plus incertain. Ici, l’homme est enfermé dans quelqu’un des groupes dont l’ensemble constitue l’état communal ; il appartient pour toute sa vie à une classe déterminée, à un métier, à une corporation, à une paroisse, à un quartier. Ses consuls ne lui mesurent pas seulement sa part de liberté politique, mais règlent par un décret tous les actes de sa vie privée, prescrivent le nombre de figuiers et d’amandiers qu’il peut planter sur son champ, le nombre de prêtres et de cierges qui accompagneront ses funérailles, lui défendent d’entrer dans les tavernes réservées aux étrangers, de faire des dons à de nouveaux époux, de porter des bijoux ou des étoffes précieuses au-delà d’une certaine valeur ; s’il est barbier, de raser pour plus d’un denier ; s’il est cordier, de travailler les jours de pluie ; s’il est chasseur, de prendre les cailles autrement qu’avec le filet ; s’il est pêcheur, de vendre son poisson hors de la ville ; s’il est propriétaire de campagne, il doit rapporter à la commune le blé qu’il ne consomme point. Le grand air et le soleil semblent seuls échapper à cette réglementation du droit individuel. L’exil, volontaire ou forcé, peut seul rendre à l’Italien une ombre d’indépendance, l’exil lamentable du fuoruscito, que les communes voisines n’accueillent que comme un vagabond ou un suspect, qui n’a plus d’autre ressource que de s’enrôler à la solde d’un baron de grands chemins, ennemi de toute commune, qui n’a d’autre chance de revoir sa maison que les hasards de la guerre civile.

À la fin du XIIe siècle, la commune italienne est toute pénétrée d’esprit aristocratique. Plus tard, elle fut troublée presque partout par les prétentions impérieuses de la démocratie et vit avec terreur passer dans ses rues et sur ses places le pouvoir suprême et sans appel qui avait envahi peu à peu la plupart des constitutions communales, le parlamento démagogique que le tocsin du palais public mettait debout. Mais alors les communes, mortellement atteintes dans leur principe, déclinaient rapidement vers la tyrannie. Au temps de saint François, ce principe était dans toute sa vigueur. Le moyen âge était encore trop fortement possédé par le sentiment de la hiérarchie humaine pour aller d’un bond du régime féodal à la pure égalité. Les communes se constituaient au profit exclusif d’une noblesse de second degré qui se laissa même, à l’origine, régir quelque temps par les capitaines ou les vicaires des anciens comtes. C’est la bourgeoisie qui façonne, pour son plus grand bien, l’ordre nouveau. À Florence, elle sut même fixer en son sein la hiérarchie des arts majeurs et des mineurs, du peuple gras et du peuple maigre. Mais en toutes les villes s’établit d’une façon plus ou moins rigoureuse l’échelle sociale d’après la valeur de l’industrie ou du commerce, par conséquent, d’après la richesse. En haut sont les notaires, les changeurs, les médecins, ceux qui tissent ou vendent les étoffes de soie, de velours ou de drap ; en bas, les gens de métier manuel ; mais plus bas encore est le minuto popolo, qui n’a point de corporations propres, qui se rattache, comme à Florence, à tel des arts mineurs ; la foule obscure des ciompi, qui vont pieds nus ; les popolani, que Dino Compagni nous montre sans cesse battus et insultés par « les grands et fiers citoyens ; » les plébéiens de Milan, qu’un noble peut tuer au prix de quelques écus.

C’est dans la classe des privilégiés d’Assise que saint Français passa sa première jeunesse. Son père était du peuple d’en haut, et allait jusqu’en France pour vendre ses draps. Quant à lui, il faisait libéralement honneur aux florins de Bernardone. Il était très joyeux, écrivent les Trois compagnons : datus jocis et cantibus ; il se promenait de nuit dans Assise, à la clarté des torches, entouré des jeunes gens de son âge, vêtu de beaux habits et tenant à la main le bâton de commandement. La civilisation provençale, dont les troubadours enseignaient les raffinemens à la péninsule entière, égayait alors les cités italiennes. François semble s’être souvent servi du français, c’est-à-dire du provençal, comme d’un idiome plus noble que le dialecte de l’Ombrie. Ce fils de bourgeois, nourri de romans français, de fabliaux et de sirventes, rêvait même de chevalerie et de grandes aventures dans les bandes de Gauthier de Brienne. «  Je serai un grand baron, » disait-il souvent à ses amis.

Cependant, mille impressions douloureuses, l’âpreté de son père, l’égoïsme de ces laborieux bourgeois, les misères qu’il rencontrait à chaque pas, les pauvres qui s’amassaient à la porte des églises, les lépreux qui erraient dans les champs, les dangereux pèlerins qui rôdaient autour des bourgs, et, le soir venu, se transformaient en voleurs, les serfs fugitifs, qui mendiaient « pour l’amour de Dieu ; » tous ces spectacles, chaque jour renouvelés, étendaient une ombre sur ses plaisirs. Il dut comprendre très vite que la ruche italienne, si ingénieuse et si vivante, n’était point également hospitalière à toutes les abeilles. Cent ans plus tard, quand les factions politiques des gibelins et des guelfes, employant à la fois, comme une machine de guerre, les haines de familles et de quartiers et la mortelle rancune des misérables contre la bourgeoisie, eurent mis le feu à toute l’Italie centrale, les poètes et les historiens n’eurent aucune peine à découvrir, dans l’état social de leur pays, ces deux élémens inconciliables : la dureté de cœur des grands et l’envie des petits. « Ta ville, dit un damné à Dante, est si pleine d’envie, que voilà le sac qui déborde. » — « Les faibles, écrit Compagni, étaient trop opprimés par les forts. » Villani dira même, à propos des incendies qui ravagèrent Florence vers la fin du XIIe siècle : « Nos bourgeois étaient trop gras et vivaient dans le repos et l’orgueil. » Mais Florence devançait dès lors les autres villes par la sûreté de sa logique révolutionnaire tout autant que par sa civilisation. Partout ailleurs, aux premiers temps des communes, si, pour employer un mot tragique de Dante, « on en vient au sang, » ce n’est point encore par la simple guerre sociale. Le mécontentement des nobles ou des bourgeois, dont le régime municipal étouffe la liberté personnelle, et la colère des popolani, pour qui se ferment les cadres des classes privilégiées, se manifestent plutôt par le malaise religieux, parfois même par la révolte de l’hérésie. La préoccupation des choses divines était trop forte alors pour qu’on n’attendît pas de Dieu lui-même le remède au mal qui tourmentait les âmes et qu’on ne demandât pas à une religion meilleure le salut de la vie terrestre. Et comme, dans cette période de renouvellement social, l’église demeurait toujours, entre les seigneurs féodaux dont la puissance déclinait et les communes grandissantes, un symbole auguste d’immuable autorité, c’est contre l’église que se tournèrent les consciences. L’Italie chercha donc anxieusement, dans une foi plus libre et une charité plus tendre, la liberté et la pitié que lui refusaient les institutions politiques. En moins d’un siècle et demi sans aucune méthode doctrinale et avec un réel trouble d’esprit, elle essaya, sans se satisfaire jamais, plusieurs réformes religieuses. Elle commença, vers 1050, par la. pataria lombarde, tentative purement schismatique, populaire et monacale d’inspiration ; elle visait non pas l’église de Rome, mais l’église simoniaque de Milan et le formidable archevêque ambrosien, qui, à la tête de ses armées et presque toujours couvert par le bouclier de l’empire, apparut parfois comme le véritable pape de l’Italie supérieure. Anselme de Lucques, le futur Alexandre II, Hildebrand, Pierre Damien, encouragèrent ce singulier mouvement, qui partit des ruelles sordides de Milan, des échoppes de revendeurs et de chiffonniers : « ramassis de personnes viles, écrit dédaigneusement Muratori, sédition d’abjects artisans. » Mais, pendant quelques jours, une chrétienté enthousiaste, qui croyait revenir par la guerre civile à la pureté apostolique, entraînée à l’émeute par les prédicateurs de carrefour, bouleversa la commune tout aristocratique de Milan, suspendit le culte et les sacremens, brûla de la même torche les deux cathédrales et les palais des nobles. Il fallut une bataille féodale pour briser la révolte de ces mystiques en guenilles.

Mais qu’importait, ce jour-là, que le gonfalon bénit par la main même de Grégoire VII fût tombé dans le sang des martyrs ? La pataria lombarde, qui n’avait été qu’une révolution locale, se fondit en une hérésie qui, de proche en proche, gagna toute l’Italie jusqu’en vue des murs de Rome. La secte asiatique et slave des cathares avait traversé la péninsule avant d’entrer dans la France albigeoise. Elle était déjà maîtresse d’Orvieto en 1125 ; on la trouve à Florence en 1117 et 1150 ; à Milan, en 1166 ; à Vérone, en 1184. Puis, dans la seconde moitié du XIIe siècle, la communauté des vaudois, des pauvres parfaits de Lyon, s’établissait en Lombardie. À la fin du siècle, on comptait encore en Italie un certain nombre d’arnaldistes, qui voulaient seulement perpétuer dans le christianisme, et en face du saint-siège, la tradition démocratique d’Arnauld de Brescia. Les chroniqueurs et les théologiens du moyen âge ont appelé indistinctement patarins la foule de ces dissidens qui protestèrent jusqu’aux temps d’Innocent III et de Frédéric II contre les dogmes et la morale de l’église romaine. Ces hérésies étaient cependant bien différentes les unes des autres. Tandis que les purs arnaldistes se bornaient à réduire l’église séculière à une mission toute spirituelle, le catharisme, empreint de doctrines manichéennes, ne gardait plus de la foi chrétienne que l’évangile de saint Jean, quelques sacremens profondément altérés, tels que le baptême par l’imposition des mains et la théorie prédominante du Saint-Esprit. Les vaudois, dont le fondateur Pierre Valdo, précurseur hérésiarque de saint François, s’était volontairement dépouillé de ses richesses, afin d’être pauvre parmi les pauvres, n’avaient qu’une théologie fort médiocre, mais leur bonté d’âme et leur simplicité étaient admirables : communauté de petites gens qui s’appelaient eux-mêmes les humiliés et que méprisaient fort les bourgeois et les seigneurs, tantôt ils osaient prêcher sur les places publiques et forcer la porte des églises, tantôt ils fuyaient dans les montagnes et dans les bois ; aux jours de la persécution, leurs chefs allaient à travers les villages et les villes pour consoler les frères : véritables protées, dit un document de 1180, qui, chaque matin, changeaient de costume, pèlerins, barbiers, cordonniers, pénitens, laboureurs, selon la nécessité. Ils professaient le paupérisme, moins sévèrement, il est vrai, que les vaudois français. Les cathares occupaient les grandes communes et comptaient dans leurs rangs des barons, des bourgeois, des magistrats. Ceux d’entre eux qui n’aspiraient point à la dignité de parfaits aimaient la richesse et recherchaient la puissance.

Mais tous, pauvres lombards, cathares, patarins, ils réglaient leur conscience d’après les mêmes maximes essentielles. Ils répétaient sans cesse qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, à un bon laïque qu’à un mauvais clerc, que le laïque est égal au prêtre pour toutes les œuvres mystiques ; ils échappaient ainsi à l’église, à la confession et retrouvaient la liberté de la religion individuelle. D’autre part, de l’aveu même des inquisiteurs romains, ils étaient revenus à la fraternité évangélique ; ils tendaient la main aux pauvres, aux infirmes, aux prisonniers, aux exilés, aux orphelins ; ils fondaient des hospices pour les voyageurs et les malades, ouvraient des écoles gratuites, entretenaient leurs étudians à l’Université de Paris, portaient même leurs bienfaits aux orthodoxes. L’égalité chrétienne semblait ainsi retrouvée par les dissidens du christianisme et les ennemis de l’église.

« La malédiction de l’hérésie, dit Villani, a duré chez nous jusqu’à l’âge de saint François et de saint Dominique. » Certes, l’inquisition dominicaine eût aisément conjuré le fléau par la terreur, comme elle fit dans le midi de la France ; mais il était réservé à l’apostolat franciscain de détourner par la simple persuasion le cours de la crise sociale et religieuse. L’Italie répondra allègrement à la voix de saint François ; elle quittera sans regret des hérésies qui n’étaient point assez conformes à son génie. Ici, les excès de l’esprit sectaire étaient trop grands. Une jeune civilisation, enivrée d’espérances, ne pouvait accepter longtemps la pensée douloureuse qui est au fond des doctrines vaudoises et cathares, à savoir que la vie est mauvaise, la vie civile comme celle de la famille, que la nature est gâtée par l’opération de Satan, que le mariage est le pire des péchés, puisqu’il perpétue ici-bas la race perverse d’Adam et prolonge le séjour de l’humanité sur une terre de perdition. Ces religions farouches, intolérantes, devaient choquer les Italiens par la tristesse d’un culte qui n’avait ni églises, ni images, ni fêtes radieuses, par la dureté de la dévotion, les rigueurs de la morale, la pauvreté de l’idéalisme. Ces parfaits qui, vêtus de couleurs lugubres, se préparaient à la mort par la rêverie solitaire ou le fanatisme d’une perpétuelle prédication, qui s’astreignaient aux pénitences les plus sévères, à l’insupportable ennui du communisme religieux, à l’espionnage incessant de la société secrète ; ces saints qui hâtaient leur dernière heure par la faim volontaire et les tortures de l’Endura, ne pouvaient s’entendre avec un peuple mobile et fin, amoureux de la beauté comme de l’action, dont la piété sensuelle demandait à la fois une liturgie pathétique pour le plaisir des yeux, et, pour les faiblesses du cœur, l’indulgence caressante du prêtre. Les premiers temps du XIIIe siècle étaient donc propices pour faire rentrer dans l’église italienne la bonté et la sérénité des jours apostoliques et enseigner à toutes les brebis errantes que le retour au vieux bercail pouvait encore être doux.

II.


Mais il s’agissait pour les pasteurs d’aller eux-mêmes à la recherche du troupeau dispersé et de serrer entre leurs bras cette société inquiète qui s’en prenait à Dieu des misères de la vie. Il fallait rouvrir l’évangile à la page du Sermon de la montagne, retrouver le sourire de miséricorde et les paroles enchantées avec lesquels l’église berça jadis l’enfance du christianisme. Saint François pouvait prier son évêque, le jour où il se jeta à ses pieds, de lui conférer le sacerdoce ; il pouvait aussi se réfugier en quelque cloître et mourir au monde sous la robe bénédictine. Mais il voyait trop bien que ni l’église séculière, ni le monachisme ne favoriseraient plus dans leur sein l’invention apostolique, que l’ancien régime ecclésiastique était impuissant pour répondre aux besoins des âmes, et que l’Italie renouvelée attendait, selon l’expression consacrée par la langue même de l’église, une « religion nouvelle. »

Lorsque, en l’année 1209, François d’Assise et ses onze premiers disciples présentèrent à Innocent III la première règle franciscaine, le pape et ses cardinaux hésitèrent pendant quelques jours à l’accepter ; ils jugeaient trop dure la profession de pauvreté et d’absolu renoncement ; Innocent paraît même avoir pressenti qu’un schisme ne tarderait pas longtemps à éclater dans l’ordre ; il bénit cependant le fondateur et son œuvre et renvoya avec compassion ces pèlerins à la grâce de Dieu. L’église de Rome ne comprenait pas alors, en effet, que les choses religieuses pussent à un tel point se détacher de tout intérêt temporel. Les conditions historiques où elle se trouvait engagée depuis les Hohenstaufen étaient, d’ailleurs, peu propres à l’incliner au mysticisme ; la lutte en vue du gouvernement spirituel de l’Occident, aussi vive qu’à l’époque de Grégoire VII, se compliquait à ce moment même, pour le saint-siège, de toutes les difficultés que l’établissement de l’empereur dans les anciennes souverainetés normandes d’Italie, la déchéance croissante du régime féodal, l’apparition des communes et les progrès de l’hérésie ajoutaient à la querelle séculaire de la papauté et de l’empire. Jamais Rome n’avait été plus résolument sourde à la parole divine : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Mais cette parole elle-même, il ne lui avait jamais été possible, après Grégoire le Grand, de l’observer. L’histoire avait été plus forte que l’évangile. L’église, tout en relevant en Italie les débris de l’ordre social, avait fondé naguère à son profit la république chrétienne. Elle se servit des libéralités carolingiennes pour donner un abri politique à sa royauté religieuse ; puis à l’empire féodal elle dut opposer la papauté féodale, afin de reprendre à l’empereur l’épiscopat et les moines ; aux barons romains qui mettaient le saint-siège à l’encan, elle opposa l’évêque de Rome, suzerain du patrimoine ecclésiastique ; à la plèbe romaine, qui chassait les papes à coups de pierre, elle opposa le justicier pontifical ; aux tribuns populaires qui rêvaient trop haut de la république de Tite Live elle réserva l’excommunication et le bûcher. C’est une nécessité pour l’église du moyen âge de donner un point d’appui terrestre à son immense puissance spirituelle. Si le pape n’est pas le maître dans sa maison et dans ses basiliques, si la commune de Rome se lève contre lui, le patrimoine lui échappe, les barons se rient de son droit de suzerain, il perd son rang dans la féodalité italienne ; il n’a plus de place dans la hiérarchie politique de la chrétienté ; c’est un évêque dépossédé, et rien de plus. Il se sauve alors vers les Alpes ou du côté des terres normandes ; mais, dans sa chute, il n’emporte pas intacte l’autorité apostolique. Derrière lui, les patriciens ou la populace de Rome, les cardinaux schismatiques ou l’empereur élèvent aussitôt un antipape, ou bien l’église germanique et impériale se substitue à l’église italienne et pontificale, et l’on voit des empereurs tels que Othon III, Henri III, Henri V, qui, au nom de l’onction sainte qui a touché leur front, usurpent une sorte de monarchie mystique, s’attribuent le sacerdoce, parlent et agissent en vicaires visibles de Jésus-Christ. Chaque fois que le pape romain reprend le bâton de l’exil, l’Occident croit entendre la tunique sans couture qui se déchire.

Jamais le problème du double pouvoir pontifical n’avait semblé plus difficile à résoudre qu’aux dernières années du XIIe siècle. L’église chancelait sur la tête d’Innocent III. À Rome, la commune, tantôt oligarchique, tantôt démocratique, était autonome et hostile ; la démagogie reparaissait sans cesse sur le Capitole ; la plupart des nobles pactisaient avec le peuple ; les terribles Orsini venaient d’entrer dans l’histoire de la papauté ; partout, dans la ville, au Colisée, aux thermes de Paul-Émile, au théâtre de Marcellus, au Quirinal, se dressaient les tours des barons rebelles ; des hauteurs de Saint-Jean-de-Latran, où il vivait seul, entouré des Annibaldi, Innocent entendait jour et nuit la cloche du Capitole qui sonnait la guerre civile. Autour de Rome, les barons et le sénateur communal étaient maîtres de tout le pays ; plus loin, les comtes allemands, capitaines de l’empereur, campaient dans toutes les provinces de l’église ; plus loin encore, sur les Deux-Siciles, Henri VI avait établi le pivot de l’empire. Au nord de Rome, c’étaient les communes, malveillantes en Toscane, douteuses partout ailleurs, qui, en ruinant l’épiscopat féodal, avaient privé le saint-siège de sa meilleure ressource en Italie et pouvaient d’un jour à l’autre se ranger autour de l’empereur contre le pape. Dans la plus florissante moitié de l’Italie, c’était l’hérésie occulte qui gagnait tous les ordres de la société ; dans toute une moitié de la France, l’hérésie triomphante, soutenue par les seigneurs ; à Paris, enfin, l’hérésie scolastique d’Amaury de Chartres, qui niait l’éternité du christianisme. La chrétienté italienne épouvantée prêtait l’oreille aux prophètes de malheur qui lui annonçaient l’approche de l’Antéchrist et la fin de toutes choses. Innocent III, plus jeune et plus docte que Grégoire VII, aussi pur que lui, vit clairement ce qu’il fallait faire pour sauver le saint-siège, l’église romaine et peut-être l’unité du christianisme. Avant tout, c’était Rome qu’il devait avoir dans ses mains. Il commença, en 1198, par se soumettre le préfet impérial et imposer le serment de fidélité au sénateur. Le désordre qui suivit la mort de Henri VI lui rendit le patrimoine et les anciens fiefs toscans de Mathilde ; l’interrègne et la compétition d’Othon IV et de Philippe de Souabe, par la désorganisation du parti impérial et le relâchement des liens qui unissaient à l’empire un grand nombre de villes, lui permirent enfin de se montrer à la péninsule comme le chef de l’indépendance nationale, le protecteur des communes, et, écrivait-il huit mois après son élection, « le tuteur paternel de l’Italie. »

Il fondait de cette façon la tradition qui soutint la papauté jusqu’à Boniface VIII. Tradition sans cesse interrompue par les révoltes des barons et du peuple romain, longtemps compromise par l’effort désespéré des Hohenstaufen pour faire de l’Italie la province impériale par excellence, toujours rétablie par le saint-siège qui, atteint déjà dans sa suzeraineté œcuménique et son prestige spirituel et n’ayant point encore le principat ecclésiastique du XVe siècle, ne pouvait se maintenir au sommet de la péninsule que par l’hégémonie morale et politique du parti guelfe. Innocent III se dévoua à cette œuvre avec une constance que les douleurs de son propre règne ne démentirent point. Il s’enfuit de Rome en flammes, au printemps de 1203, et, dix mois plus tard, rentrait dans cette fosse aux lions, jetait ses partisans contre le maître démagogique de la commune, Jean Capocci, et, tout en livrant bataille dans les rues, achetait à prix d’or les chefs du peuple. Il obtint cette fois tout ce qu’il voulait, le droit de nommer et de déposer le sénateur ou le podestat, à qui appartenait dans la ville le pouvoir exécutif. Il tenait par cette constitution Rome sous le manteau de l’église. S’il avait tenté de détruire alors la commune romaine et d’établir la monarchie papale plus d’un siècle avant que la péninsule commençât son mouvement vers la tyrannie, il eût abdiqué, par cette création singulière, le protectorat des villes italiennes et laissé le saint-siège isolé et désemparé entre l’empire et les communes. Ce n’est point par humilité qu’il se contentait de cette mesure de puissance temporelle, lui qui, vers le même temps, écrivait à Philippe Auguste : «  Le Seigneur a appelé les prêtres des dieux ; le sacerdoce est d’institution divine ; l’empire n’est qu’une extorsion humaine : regnum extorsio humana, » Mais il lui suffisait d’être le seigneur ecclésiastique de Rome et du patrimoine pour grouper les communes autour de la croix pontificale, d’être sans conteste l’évêque de Rome pour parler à l’Occident comme évêque universel, régler l’intégrité de la loi catholique, imposer à Paris la sentence de ses théologiens, décréter une croisade d’inquisiteurs contre la France méridionale. La double mission du saint-siège au XIIIe siècle, la primauté en Italie et le rétablissement des disciplines religieuses, commençait donc par l’œuvre politique du plus grand homme d’état de l’église au moyen âge ; elle ne pouvait durer que par la suite de cette même politique, et, plus encore qu’autrefois, la force spirituelle du saint-siège avait pour condition un intérêt temporel. C’est pourquoi Innocent et son sacré-collège accueillirent avec un si sincère étonnement la rêverie évangélique de ces douze inconnus qui, du fond de l’Ombrie, venaient solliciter du vicaire de Dieu la permission de prêcher aux simples, de mendier pour les affamés, de consoler les mourans et de se partager la conquête du monde en possédant pour tout fief le petit champ et la chapelle en ruines de la Portiuncule, au pied de la colline d’Assise.

Si saint François n’avait à demander à l’église séculière, pour l’institut nouveau, qu’un parchemin revêtu du sceau pontifical, d’autre part, du côté de l’ordre monacal, il n’avait à attendre ni encouragement, ni exemple. L’œuvre franciscaine fut, en effet, la contradiction même du vieux monachisme. Celui-ci avait été, dans le siècle d’horrible désordre que vit saint Benoît, le port de salut où les plus nobles âmes s’étaient réfugiées. Il reposait sur cette idée que la vie civile est pernicieuse et que l’isolement du fidèle au fond d’une cellule est la meilleure préparation à la mort des saints. Saint Bruno, au XIe siècle, fonda la chartreuse sur la même pensée. O beata solitudo, o sola beatitudo ! Les cloîtres, ensevelis dans l’ombre des bois, perdus sur la cime des montagnes, ne semblaient jamais assez éloignés des villes et du commerce des hommes. Pour se conformer à la parole de Dieu, pour goûter en sa plénitude la douceur de Dieu, il fallait se purifier d’abord de tout amour, de tout orgueil, de tout souvenir terrestre. Le détachement absolu de tout ce qui n’est point Jésus fut le plus fréquent précepte de ce livre de l’Imitation qui, vers le soir du moyen âge, recueillit, comme en un testament mélancolique, le découragement et la tristesse de ces amis de la solitude. « Ferme ta porte sur toi et appelle à toi Jésus ton bien-aimé ; demeure avec lui dans ta cellule, car tu ne trouveras point ailleurs de paix aussi profonde. » Le moine disait donc adieu au monde ; bien plus, il le méprisait et le redoutait. Sur le seuil même du couvent, il mettait en tremblant le pied dans la région diabolique, pleine d’embûches et de mortelles séductions. Le moine de Novalèse, dans le Mont-Cenis, était persuadé que le démon rôdait sans cesse par la montagne, sous forme de serpens ou de jeunes filles ; il rentrait en hâte parmi ses frères, et la nuit, toutes sortes de visions enfantines et terribles passaient dans ses songes. Les plus sévères prescriptions de la règle bénédictine se rapportent aux relations des moines avec les choses extérieures. Le moine ne doit s’entretenir ni des événemens publics, ni des guerres, ni des partis, ni des joies ou des vanités du siècle, ni des étrangers, ni de ses propres parens. Son visage ne sera jamais ni triste, ni souriant et n’exprimera que la sérénité froide de l’homme qui s’est couché à demi déjà dans la paix de sa tombe. Ils avaient retrouvé Dieu pour eux-mêmes, mais ils ne savaient ou n’osaient pas le rendre aux foules et ramener leurs frères du dehors au Père céleste. Leurs voix se répandaient en psalmodies nocturnes sous les voûtes romanes de leurs églises, mais ne descendaient plus jusqu’aux oreilles des vivans.

Et encore cette conception idéale du premier monachisme recevait-elle chaque jour de la réalité les plus étranges démentis. Les moines étaient entrés nécessairement, comme l’église séculière, dans le régime féodal ; les abbés devinrent comtes au même titre que les évêques. Les abbayes italiennes furent en outre obligées, plus qu’ailleurs en Europe, à la vie militante. Après les Hongrois et les Arabes, les évêques, les barons et les empereurs les pillèrent et les brûlèrent sans merci. Subiaco, la maison de saint Benoît, eut à se défendre pendant plusieurs siècles contre les évêques de Tivoli et les comtes de la Sabine ou du pays de Préneste. Le Mont-Cassin, la Cava de Salerne, étaient des châteaux forts bénédictins qui surveillaient tour à tour, du haut de leurs rochers, les Sarrasins, les barons romains, les aventuriers normands, les princes souabes. En 1192, le Mont-Cassin prenait parti pour Henri VI contre le pape, et tous ses moines se voyaient excommuniés. La puissance gâta de bonne heure les cénobites et la richesse les corrompit d’une façon plus triste qu’elle n’avait fait pour les seigneurs laïques. Au temps même de la réforme de Cluny, qui arrêta la ruine de l’ordre de Saint-Benoît, les moines de Farfa, en Sabine, l’un des plus opulens monastères féodaux de l’Italie, empoisonnaient leur abbé, saccageaient le couvent, et vivaient en joyeux bandits. Plus tard, ils accueillaient Henri IV et le soutenaient en dépit des anathèmes de Grégoire VII. Tous les efforts des papes et des abbés pour rétablir la règle en sa pureté première, ramener les moines à la prière perpétuelle, au travail des mains, à l’abstinence, échouaient par l’effet des conditions temporelles du monachisme. C’est alors que les âmes délicates, amoureuses de silence, cherchèrent, au-delà de l’institution monacale, des retraites meilleures pour la vie contemplative. Aux Xe et XIe siècles, la pineta de Ravenne, les solitudes d’Agubbio, de Vallombreuse, de la Sila Calabraise, et le Mont-Gargano, l’Athos de l’Occident, se peuplèrent d’ermites. Plusieurs, tels que saint Romuald, le fondateur des camaldules, et saint Nil, l’hégoumène grec de Calabre, eurent un grand renom dans toute la chrétienté. Quelques-uns, tels que Pierre Damien, revinrent parfois à l’église séculière pour la discipliner. Ce monachisme transcendant durait encore en Italie à la fin du XIIIe siècle.

Or, peu d’années avant l’apparition de François d’Assise, ce monde d’anachorètes produisit une tentative de rénovation religieuse qui, parfaitement orthodoxe en son principe, n’en contenait pas moins le germe d’une audacieuse hérésie et eut sur les destinées de l’ordre franciscain vers le milieu du XIIIe siècle, une grave influence. Il s’agit du joachimisme, qui, altéré plus tard en vingt ouvrages apocryphes, exagéré par Jean de Parme et une foule de visionnaires, inquiéta, en 1253, l’Université de Paris, et s’appela quelques jours la doctrine de l’Évangile éternel. On attendit alors une troisième révélation, celle du Saint-Esprit, qui devait succéder à la loi du Fils comme celle-ci avait succédé à la loi du Père et mettre fin à l’église de Rome. Cependant, l’abbé Joachim n’avait pas vu si loin dans l’avenir ; et le prodigieux succès de son principal ouvrage, la Concorde du Nouveau et de l’Ancien Testament, a tenu surtout à l’état d’angoisse et de fièvre où se trouvait, à la fin du XIIe siècle, la chrétienté italienne. C’était un cistercien de Calabre, qui avait visité Jérusalem et le Thabor, s’était assis au bord du puits de Jacob, et méditait sans cesse sur l’évangile de saint Jean. Il était plein de cette idée, très ancienne dans le christianisme, et à laquelle Scot Érigène avait ajouté jadis une précision singulière, que Dieu n’avait pas dit son dernier mot aux hommes, qu’un jour le Paraclet, promis par le Sauveur lui-même, viendrait régénérer l’Église, et que la religion définitive, où l’on goûterait dès cette vie l’extase du paradis, serait l’adoration « en esprit et en vérité » entrevue par saint Jean. Le moyen âge crut rencontrer en Joachim le dernier des prophètes. Un matin, disait-on, dans le jardin de son couvent, un jeune homme, d’une beauté rayonnante, vint à lui et lui présenta un calice. Il y but quelques gouttes seulement et écarta le calice. « Ô Joachim, dit l’ange, si tu avais bu toute la coupe, aucune science ne t’échapperait ! » Il édifia donc, sur les monts de Calabre, comme en une nouvelle Patmos, l’église idéaliste de Flore, et prêcha au siècle finissant l’approche d’une évolution dernière des consciences, de l’âge de liberté, de contemplation et d’amour, venant après l’âge de la servitude filiale, de l’action et de la foi, comme celui-ci était venu après l’âge mosaïque de l’esclavage, de l’épreuve et de la crainte. « Le premier âge a été celui des esclaves, le second celui des fils, le troisième sera celui des amis. Le premier a été l’âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième sera celui des enfans. Le premier s’est passé à la lueur des étoiles, le second a été l’aurore, le troisième sera le plein jour. Le premier a porté les orties, le second les roses, le troisième portera les lis. Le premier a donné l’herbe, le second les épis, le troisième donnera le froment. Le premier est la Septuagésime, le second la Quadragésime, le troisième sera la fête de Pâques. Le premier âge se rapporte donc au Père, qui est l’auteur de toutes choses, le second au Fils, qui a daigné revêtir notre limon, le troisième sera l’âge du Saint-Esprit, dont l’Apôtre dit : Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. »

Ces paroles firent tressaillir l’Italie de la Sicile jusqu’aux Alpes. Toute la chrétienté, le saint-siège, les princes de l’Occident furent comme éblouis par la vision de Joachim. Et, cependant, cette ère de liberté et d’amour que cherchait anxieusement la péninsule, ce n’était point le rêveur de Flore qui devait l’ouvrir. Il répète sans cesse que la période du Saint-Esprit sera celle des moines, des solitaires, des illuminés, succédant à la période des clercs, de l’église séculière et temporelle ; en réalité, au lieu d’élargir l’église afin d’y embrasser la multitude des fidèles, il en ferme les nefs et n’y laisse plus de place que pour quelques saints agenouillés sous la lampe de l’autel. Il exalte le monachisme au moment même où l’Italie laïque constitue, en vue des intérêts du siècle, la commune bourgeoise, et abandonne pour toujours la conception que le moyen âge ecclésiastique avait eue de la société. Les lis qui ne filent point ne pouvaient être la fleur symbolique d’un monde dont l’activité pénétrait la Méditerranée, l’Europe et l’Orient. Joachim avait cédé à l’illusion de tous les réformateurs du passé, à l’erreur pour laquelle Arnauld de Brescia avait souffert le martyre. Il crut que Rome et le saint-siège étaient toute l’église, que l’église elle-même était toute la chrétienté et que de la tête seule dépendait la guérison du corps entier du christianisme. François d’Assise découvrit le secret que personne avant lui n’avait soupçonné. Il pressentit que le salut de la famille chrétienne, le salut des pasteurs comme celui du troupeau, serait l’œuvre des âmes, même des plus obscures, et que le christianisme refleurirait le jour où les consciences reviendraient librement aux vertus de l’âge évangélique. Il voulut non pas réformer Rome, mais réveiller en chaque chrétien l’homme intérieur et, par l’élan de tous les fidèles, entraîner l’église. C’est pourquoi, dans sa pauvre chapelle de la Portiuncule, il put célébrer, lui qui n’était point prêtre, la pâque de Joachim et convier la chrétienté universelle à la fête que son précurseur réservait seulement à l’élite des moines.

III.


L’abbé Joachim venait à peine de mourir, et l’Italie, troublée par ses méditations sur l’Apocalypse, se préoccupait de l’Antéchrist et de la catastrophe qui devait précéder la béatitude promise par le prophète de Flore. Tout à coup, sur les campagnes d’Assise, de Pérouse, d’Agubbio, d’Orvieto, de Spolète, descendit un large rayon de soleil et comme la grâce exquise d’une matinée d’avril. Ces petites villes, que n’avait point touchées la civilisation supérieure de Florence, de Milan, de Venise, de Naples, et qui formaient encore, dans la région du haut Tibre, autour du lac de Trasimène, au fond du vieux désert étrusque de la Chiana, un monde isolé et candide, étaient un berceau excellent pour la renaissance religieuse. Le moyen âge s’était montré particulièrement rude pour ces contrées que les empereurs ne daignaient point protéger efficacement, et dont les papes avaient fait une enceinte fortifiée pour la défense du patrimoine ecclésiastique. Le régime communal n’y adoucissait point, comme dans les grandes cités, les ennuis de sa constitution par l’orgueil de la vie publique. La paix était précaire dans ces petits pays : Pérouse se battait contre Assise, les barons et l’église se disputaient sans cesse Orvieto, Spolète ou Narni. L’église était là moins présente qu’ailleurs ; le massif du Cimino semblait cacher Rome à l’Ombrie ; l’ordre de Saint-Benoît n’y avait point placé de monastère considérable ; le pape n’y paraissait qu’un maître féodal assez incommode. Aussi, au premier appel de saint François, des milliers d’âmes s’épanouirent. L’Italie n’avait jamais écouté un apôtre plus consolant. Il ne prêchait point l’ascétisme désespéré des moines et des ermites ; il ne bouleversait point la foi comme les missionnaires du catharisme ; il ne menaçait point les hommes d’une crise dans les consciences, comme avait fait Joachim ; il ne soulevait point une croisade contre la vieille église, comme avait tenté de le faire Arnauld de Brescia. On vit en lui, dès les premiers actes de sa vocation, un méridional, un Italien, un poète, ami du mouvement et de la lumière, ignorant de la tristesse, que jamais une pensée amère n’avait inquiété. Il faut se l’imaginer tel que ses disciples l’ont dépeint, avec sa figure fine et souriante, ses lèvres vermeilles, ses yeux noirs et étincelans, sa taille délicate, sa démarche leste, et non point avec ce visage émacié et cette mine lugubre qu’ont inventée sans aucun doute les artistes espagnols. Il est bien le fils d’un siècle d’action. Il croit que tout est bon ici-bas, la société et la nature. Il recherche passionnément le commerce de ses semblables ; il a pour tout ce qui vit, même pour les bêtes les plus humbles, un élan de tendresse et une parole de bénédiction. Il est à son aise dans la main paternelle de Dieu. Son cœur est trop pur pour s’effrayer des pièges de Satan, sa foi trop enfantine pour se décourager jamais. Tout jeune, il avait espéré faire de grandes choses et salué d’avance son propre avenir. Comme il était, durant toute une année, en compagnie de quelques nobles d’Assise, prisonnier de guerre de Pérouse, il étonna ses gardiens par son inaltérable allégresse. « Que pensez-vous de moi ? leur disait-il ; savez-vous bien qu’un jour le monde m’adorera ? » Ses amis le croyaient alors un peu fou et ne comprenaient point la portée de ces autres paroles qu’il répétait volontiers : « Mon corps est captif, mais j’ai l’esprit libre, et je suis content. »

Par la charité et la pauvreté volontaire, par l’humilité et l’amour, cette âme singulière devait goûter pleinement, jusqu’au dernier jour de sa mission, la liberté et la joie. En quelques heures, il a renoncé au monde, à l’héritage paternel, et, couvert du manteau que lui a donné son évêque, il s’en va dans les bois d’Assise, chantant des vers français. Des voleurs l’arrêtent ; il leur répond en riant qu’il est le héraut d’un grand roi. Ils le laissent dans un fossé plein de neige. Il s’enfuit, et s’offre à un couvent en qualité de cuisinier. Il passe un mois parmi les lépreux d’Agubbio, puis il mendie sur les chemins pour une église délabrée, charge ses épaules de pierres et rebâtit les murailles de ses mains. Les gens d’Assise le raillent sans pitié, lui jettent de la boue au visage ; son père et son frère se détournent à sa vue. « De toutes les peines que j’ai eu à endurer, dit-il plus tard, celle-ci m’a été la plus cruelle. » Il essaya de se consoler en priant un vieux mendiant de l’accepter pour fils. Vaincre, par le sacrifice, l’égoïsme vulgaire, souffrir pour Dieu, était pour lui un plaisir très vif. Il voulut un jour que frère Léon, avec « sa simplicité de colombe, » l’accablât de reproches, et, afin que l’épreuve réussît mieux, il lui dictait lui-même toutes sortes de paroles terribles. « Ô frère François, tu as fait tant de mal et tant de péchés dans le siècle, que tu es digne de l’enfer, et du plus profond. » Mais Léon répétait tout à rebours : « Dieu fera tant de bien par toi, que tu iras au paradis. » Un soir d’hiver, comme ils cheminaient tous les deux, par un froid très piquant, de Pérouse à Assise, saint François, tout en courant derrière son compagnon, lui apprit ce qu’il fallait entendre par la joie parfaite. « Frère Léon, brebis du bon Dieu, sais-tu quelle est, pour les frères mineurs, la joie parfaite ? Ce n’est pas d’édifier le monde par leur sainteté, de rendre la vue aux aveugles, de chasser les démons, de ressusciter des morts de quatre jours ; ce n’est pas non plus de posséder toutes les langues, sciences et écritures, et de prophétiser, de connaître les étoiles, la vertu des plantes et des eaux, de prêcher si bien qu’ils convertissent les infidèles. — Qu’est-ce donc, père, dit Léon, que la joie parfaite ? — Eh bien ! quand nous serons à Sainte-Marie-des-Anges, trempés de pluie, percés de froid, couverts de boue, mourant de faim, nous frapperons à la porte ; le portier viendra tout en colère et dira : « Qui êtes-vous ? — Deux de vos frères. — Ce n’est pas vrai, criera le portier, vous êtes deux ribauds, deux vagabonds qui volent l’aumône des pauvres. » Et il nous laissera dehors à la pluie et au froid, et nous penserons avec humilité que ce portier nous connaît bien. Et si nous continuons à frapper et qu’il nous chasse avec un bon bâton noueux, en criant : « Allez-vous-en, méchans larrons, allez à l’hôpital : il n’y a ici pour vous ni souper ni lit ; » s’il nous prend par nos capuchons et nous jette dans la neige et que nous supportions tout cela en pensant aux souffrances du bien-aimé Jésus, frère Léon, voilà vraiment la joie parfaite. » Cette gaîté religieuse fut l’une des forces de son apostolat. Il charma ses frères, et ceux-ci, à leur tour, charmèrent l’Italie par la sérénité souriante avec laquelle ils accueillaient les grandes misères, les petites tribulations, et les humbles douceurs de la vie. Tout à l’heure, lui, chétif, il n’avait reçu dans un village que quelques croûtes de pain sec, tandis que frà Masseo, qui était, disent les Fioretti, « grand et beau de corps, » récoltait de bons morceaux de pain frais. On étale toute cette quête sur une large pierre blanche, près d’une source claire, au soleil, et saint François s’émerveille de la beauté du festin. « Mais, père, nous n’avons, dit Masseo, ni nappe, ni couteau, ni écuelle, ni table, ni maison, ni valet, ni servante. — Et pour quoi comptes-tu donc, réplique François, ces trésors que nous devons à la bonté de Dieu, cette belle pierre, cette eau limpide et ces morceaux de pain ? » Comme il avait toujours le cœur en fête, il n’aimait à voir autour de lui que des visages de belle humeur et ne permettait pas que l’on portât dans le chapitre aimable de ses mineurs les préoccupations chagrines du mea culpa. Il disait à un novice : « Mon frère, pourquoi cette figure triste ? As-tu commis quelque péché ? Cela ne regarde que Dieu et toi. Va prier. Mais devant moi et devant tes frères, aie toujours une mine saintement joyeuse ; car il ne convient pas, lorsqu’on est au service de Dieu, de montrer un air maussade et refrogné. » Et, dans la première règle, il fit de la joie une obligation canonique, au même titre que la chasteté ou l’obéissance. Les vrais franciscains doivent toujours être gaudentes in Domino et hilares. Il n’y a point de vallée de larmes dans la terre sainte de l’Ombrie.

Ils sont bien pauvres cependant, ils tendent chaque jour la main à la porte des maisons et des églises ; ils n’ont, pour s’abriter, près d’Assise, que quelques huttes de roseaux. L’Italie communale, l’Italie guelfe des changeurs et des notaires, pour qui le florin est une chose sainte, un pain quotidien, fut à la fois étonnée et attendrie par le spectacle, nouveau pour elle, de consciences si légères en un tel dénûment de tout bien terrestre. Un siècle plus tard, Dante et Giotto exaltaient encore les fiançailles de saint François avec la Pauvreté, qui, « privée du Christ, son premier époux, durant plus de mille et cent années, était restée méprisée et obscure. » Elle fut, en effet, la vertu cardinale du christianisme franciscain. Dans l’hiver de 1209, pendant la messe, François avait entendu une voix qui lui disait : « Allez, ne portez ni or, ni argent, ni monnaie dans votre bourse, ni sac, ni deux vêtemens, ni souliers, ni bâton. » il choisit donc le costume des plus pauvres artisans et des pécheurs, la tunique de drap grossier, le capuchon et la ceinture de corde ; il interdit en principe l’usage des sandales et, d’une façon absolue, le contact des pièces de monnaie. « Les pauvres du Christ, écrit Jacques de Vitry, ne portent en voyage ni besace, ni provisions, ni chaussures, ni bourse dans leur ceinture. Ils n’ont ni monastères, ni églises, ni champs, ni vignes, ni bêtes de somme, ni rien au monde où ils puissent reposer leur tête. » De leurs bréviaires, de leurs pauvres meubles, des ustensiles familiers, ils n’ont, selon un bref de Grégoire IX, que l’usufruit et non pas la propriété. Dès le lendemain de la mort de saint François, l’ordre devait se diviser sur cette grave question, et les nécessités même de la discipline forcèrent l’immense institut des mineurs à posséder des couvens plus dignes de ce nom que les cabanes dont il se contentait du vivant du fondateur. Au XIVe siècle, le débat sur la pauvreté évangélique, exagéré par le zèle des frères qui persistaient à observer la règle étroite, troubla singulièrement l’église et poussa jusqu’au bord de l’hérésie une partie de la famille franciscaine. Mais ces querelles de théologiens n’ont point altéré d’une manière sensible l’œuvre apostolique des mineurs dans la société italienne. Ils purent racheter par la charité ce qu’ils avaient gagné en richesses temporelles. Le haut idéal embrassé par saint François demeura longtemps intact. Par la pauvreté il était revenu au Dieu, oublié depuis tant de siècles, qui était né dans une étable de rencontre, tandis que les renards avaient leurs tanières et les oiseaux leurs nids. Il l’a dit lui-même à Jésus, dans cette prière magnifique : « Elle était dans la crèche, et, comme un écuyer fidèle, elle s’est tenue toute armée dans le grand combat que vous avez soutenu pour notre rédemption. Dans votre passion, elle a été la seule à ne pas vous abandonner. Marie votre mère s’est arrêtée au pied de la croix, mais la Pauvreté y montant avec vous, vous a enserré de son étreinte jusqu’à la fin. C’est elle qui a préparé avec amour les rudes clous qui ont percé vos pieds et vos mains, et, lorsque vous mouriez de soif, épouse attentive, elle vous faisait préparer du fiel. Vous avez expiré dans l’ardeur de ses embrassemens ; mort, elle ne vous a point quitté, ô Seigneur Jésus, et elle n’a pas permis à votre corps de reposer ailleurs que dans un sépulcre d’emprunt. C’est elle enfin qui vous a réchauffé au fond du tombeau. Ô très pauvre Jésus, la grâce que je vous demande, c’est de m’accorder le trésor de la très haute pauvreté ; faites que le cachet distinctif de notre ordre soit de ne jamais posséder rien en propre sous le soleil, pour la gloire de votre nom, et de n’avoir d’autre patrimoine que la mendicité ! »

IV.


On entrevoit ici l’admirable passion à laquelle François d’Assise a dû tout son génie. Son cœur est un foyer d’amour :


In foco l’amor mi mise,


lisons-nous dans un poème que lui attribue saint Bernardin de Sienne ; à force d’amour, il chancelle comme un homme ivre. Jésus, dit-il, lui a volé son cœur. « Ô doux Jésus ! embrasse-moi et donne-moi la mort, mon amour ! » Le Dieu pathétique de l’évangile, le Dieu de la veillée douloureuse au jardin des oliviers, trahi par ses disciples, vendu par un apôtre, battu de verges et couronné d’épines, le Dieu misérable du Calvaire qui, agonisant sur un gibet, crie désespérément que son Père lui-même l’abandonne, Jésus crucifié possède l’âme de François. Dans sa retraite du mont Alvernia, il veut revivre une à une les dernières heures mortelles du Fils de l’Homme. « Ô mon Seigneur, je te demande deux grâces avant de mourir : fais que je ressente dans mon âme et dans mon corps toutes les douleurs amères que tu as endurées, et, dans mon cœur, l’immense amour qui t’a porté à pâtir de telles souffrances, toi. Fils de Dieu, pour nous, pauvres pécheurs ! » Mais ses extases n’ont rien de commun avec les visions pleines de terreur de Joachim de Flore, qui, lorsqu’il revenait à lui, rapporte le clerc auquel il dictait ses pensées, « avait le visage pâle comme la feuille morte des bois. » Les larmes qu’il verse, en ces heures de ravissement, sont toutes de tendresse et de béatitude. Un ange lui apparaît, tenant un violoncelle, et, au premier coup d’archet, François se pâme d’amour et voit le paradis d’azur où rayonne son Dieu. Les hautes roches de l’Alvernia étincellent à ses yeux de plus de rubis et de saphirs que la Jérusalem triomphante de saint Jean. Jésus entoure de ses bras sanglans le mystique d’Assise, imprime sur ses mains, sur ses pieds et sa poitrine, les stigmates de sa passion, et l’emporte, fou d’amour, au sein du Père céleste.

Mais, si haut qu’il soit, il ne perd jamais la terre de vue, cette humanité souffrante que Jésus consolait, la foule des petits et des simples dont le Sermon de la montagne enchantait les misères. Il soigne de ses mains les lépreux avec la douceur d’une sœur de charité, purifiant les plaies de l’âme en même temps que celles du corps. Aux voleurs que le gardien d’un de ses couvens avait repoussés il envoie le pain et le vin destinés à son propre repas, avec des paroles de bonté si touchantes qu’ils courent se jeter à ses pieds et le prient de les prendre dans son ordre. Si, le jour du chapitre général des mineurs, des milliers de pèlerins se réunissent dans la plaine d’Assise, on voit venir, vers midi, par tous les chemins qui mènent à Spolète, à Orvieto, à Pérouse, à Foligno, des cortèges de mulets, de chevaux, de charrettes chargées de provisions en pain, vin, fèves et fromages, disent les Fioretti, « et autres bonnes choses à manger pour les pauvres de Jésus-Christ. » Une nuit de Noël, dans la vallée de la Greccia, il convia les paysans et les bergers à souhaiter la bienvenue à celui qu’il appelait, selon Thomas de Celano, « le petit enfant de Bethléem. » Dans la paix de minuit, les bois s’éclairèrent tout à coup de la lueur des torches qui marchaient vers une étable où saint François attendait, près de la crèche pleine de paille, entre l’âne et le bœuf. Quand tout le monde fut agenouillé, il lut, en sa qualité de diacre, au côté droit de la crèche, comme à un autel, l’évangile selon saint Luc, puis il se tourna vers les fidèles prosternés dans l’ombre, et leur prêcha la naissance du Sauveur. Certes, à la même heure, il y avait moins de foi et d’amour dans la basilique de Saint-Jean de Latran, sous la coupole impériale de la chapelle Palatine de Palerme. Quelques-uns crurent voir un instant, sur la paille de la crèche, un enfant endormi qui semblait peu à peu s’éveiller et qui ouvrait ses bras. C’était, en effet, le Dieu des pauvres, que la voix de saint François tirait d’un long sommeil, et qui de nouveau souriait dans les consciences.

Et, en même temps, c’était une religion nouvelle que les hommes de bonne volonté recevaient de François d’Assise, comme jadis ils l’avaient reçue sous les étoiles de Bethléem. Nous touchons ici au point capital de l’œuvre franciscaine. Par l’amour et la pitié, François ramenait l’Italie au pacte évangélique ; sans théologie ni scolastique il restaurait le christianisme primitif ; sans hérésie et sans lutte il rajeunissait l’église et donnait à son siècle la liberté religieuse. Il signait un concordat nouveau entre Dieu et la chrétienté.

Il y avait longtemps que les âmes catholiques ne se tournaient plus qu’avec effroi du côté des choses divines. Les tragédies de l’histoire avaient mis en deuil l’humanité. Le monde avait subi sans relâche une série de violences inouïes. L’état de guerre semblait éternel en Occident. Les esprits, affolés par les maux de la société, voyaient dans la nature elle-même une ennemie mortelle ; les phénomènes inattendus du ciel conspiraient avec les calamités de la terre contre les fils d’Adam. Le bras de Dieu parut alors trop lourd, l’image du Rédempteur se voila, il ne resta plus à sa place que le justicier formidable de l’Apocalypse. On avait eu beau franchir la date de l’an mille, on essayait en vain de se rassurer sur la crise du millénaire, les chrétiens n’en apercevaient pas moins, à un horizon qu’ils croyaient très prochain, l’apparition du jugement dernier. La loi du Christ, si pleine d’espérance dans l’âge apostolique, était devenue un symbole d’épouvante. L’Italie n’était pas moins tourmentée que le reste de la chrétienté. Les ouvrages de ses premiers peintres mosaïstes témoignent de l’angoisse religieuse tout autant que les sculptures inquiétantes de nos églises romanes. Je ne parle point des sombres et gauches mosaïques antérieures à la fin du XIe siècle, telles que celles de Santa Maria in Navicella, à Rome, où la maladresse de la main a pu trahir le sentiment de l’artiste. Mais dans les œuvres issues de la renaissance byzantine que provoqua, au temps de Grégoire VII, l’abbé Didier, la terreur domine toujours. À Sant-Angelo-in-Formis, près de Capoue, au-dessus du portail central de l’église, c’est à la table même de la Cène, au moment où il donne aux apôtres son corps et son sang, que Jésus repousse d’un geste de malédiction les damnés du jour suprême ; aux frises de la grande nef, cloué sur la croix, il penche encore vers sa mère une figure menaçante. Les rayons d’amour de l’évangile étaient donc éteints. Et partout, dès lors, jusqu’au XIIIe siècle, au dôme de Pise comme à celui de Monreale, au baptistère de Florence comme à Saint-Jean de Latran, reparut, sur l’or des absides, le Christ solennel, despote oriental, au regard fixe et dur, le Dieu sévère sur le cœur duquel la société chrétienne n’osait plus poser sa tête, comme avait fait le disciple Jean, au dernier souper de Jésus.

Aussi les âmes n’eurent-elles plus qu’un souci, celui d’apaiser par l’expiation volontaire, la prière et le sacrifice des biens terrestres, la justice désespérante de Dieu. La religion de la foi pure, le christianisme désintéressé dont saint Paul avait été le docteur, se retira peu à peu devant la religion des œuvres ; il se réfugia dans la cellule des moines, tandis que la société civile et le monde féodal s’entendaient avec l’église pour le rachat du paradis. L’église au moyen âge a dû à cet état particulier des consciences une force infinie, qui lui servit à assurer son indispensable puissance temporelle. Entre Dieu et le fidèle se place désormais le prêtre, avocat et médiateur qui débat avec le juge éternel les conditions du salut des hommes. Mais, en même temps, le prêtre dérobe la face de Dieu à la vue du fidèle. Il tient entre ses mains la clé du royaume céleste ; il est partout présent, et toujours en maître ; il mesure la part de mortifications, d’abstinences, d’aumônes qu’il croit nécessaire aux intérêts de chaque chrétien ; il envoie les grands pécheurs à Rome, sur le tombeau des apôtres, à Jérusalem, sur le sépulcre du Sauveur. Lui seul sait les paroles mystérieuses qui endorment la tentation et chassent l’esprit malin, et, par les indulgences, peut encore soulager l’âme des morts et briser les chaînes du purgatoire. Au-dessus du prêtre lui-même, plus haut que le pape qui communique à la hiérarchie ecclésiastique les ordres de Dieu, se tient la multitude des élus, des médiateurs bienheureux, dont chacun a sa clientèle d’âmes, de paroisses, de corporations, de cités, de royaumes ; leur culte envahit comme d’une végétation touffue l’enceinte de l’église ; le pauvre leur apporte une amulette, le riche leur édifie une chapelle ; ils sont les familiers de Dieu ; on les aborde avec moins de crainte que le prêtre, dont les passions humaines troublent parfois la douceur ; c’est à eux que vont les dernières effusions d’amour qu’on n’ose plus adresser à « notre Père qui est dans les cieux. »

Saint François réconcilie l’homme avec Dieu. Il le pousse au giron de celui qui a dit : « Bienheureux ceux qui pleurent ! » Le vrai médiateur, c’est Jésus qui a voulu mourir pour le genre humain afin d’en payer la dette ; il est le vrai prêtre, l’évêque des âmes, est-il écrit dans la règle : Episcopus animarum nostrarum. C’est à lui qu’il faut apporter ses misères pour qu’il les allège, les blessures de son cœur pour qu’il les guérisse. Il sait mieux que personne ce qu’il faut à ses enfans, car, répétait saint François, « c’est l’œil seul de Dieu qui juge de la valeur de l’homme. » Devant lui, aucune conscience n’est plus haute qu’une autre, car il est pour toutes, avec une égale bonté, la source de tout mérite. « Toutes vertus et tous biens, est-il dit dans les Fioretti, sont de Dieu et non de la créature ; nulle personne ne doit se glorifier en sa présence ; mais si quelqu’un se glorifie, que ce soit dans le Seigneur. » Le rôle du prêtre diminue du moment que le fidèle communie directement avec Dieu ; celui du saint devient inutile, puisque le fils parle librement de ses souffrances à son Père. L’intercession des saints disparaît, en quelque sorte, du christianisme franciscain ; Marie, saint Jean et les anges partagent seuls la dévotion qu’il offre à Jésus. Le chrétien devient ainsi son propre pasteur et l’artisan de sa foi. La religion des œuvres perd tout ce que la religion intérieure a gagné. « Ne vous flattez pas, disait-il, d’être parfaits en accomplissant tout ce qu’un méchant peut faire : il peut jeûner, prier, pleurer, crucifier sa chair ; une seule chose lui est impossible, c’est d’être fidèle à son Seigneur. »

L’église franciscaine tient étroitement, sans doute, à l’église de Rome par la nécessité même des sacremens, par l’autorité du pape et des évêques que saint François reconnaît, non sans quelques réserves. Les frères, dit la règle, seront soumis aux clercs « pour tout ce qui touche au salut ; » mais elle ajoute : « et en tout ce qui n’est point contraire à notre ordre. » Ils sont dispensés des fêtes que le pape pourrait créer en dehors du bréviaire ou du calendrier. En réalité, ce christianisme, essentiellement mystique, enlève à l’église séculière la surveillance incessante de la vie spirituelle ; il échappe à la hiérarchie ecclésiastique et s’organise en dehors de toute hiérarchie traditionnelle ; saint François observe à la lettre la belle formule pontificale : Servus servorum Dei ; lui-même, et tous les chefs des groupes franciscains, ne sont que les ministres, les gardiens, les serviteurs vigilans de leurs frères ; l’épiscopat monacal des abbés est inconnu dans l’institut nouveau. Le testament de saint François défend aux frères de solliciter de Rome aucun privilège pour la prédication ou contre la persécution. Le plus grand nombre des franciscains n’a point reçu la cléricature ; le fondateur ne fut jamais que simple diacre ; tous cependant ils remplissent l’office apostolique par excellence de la prédication. La prière de saint François monte aussi près de Dieu que les paroles liturgiques de l’évêque de Rome. Les frères qui ont pratiqué la vie évangélique, dit le curieux opuscule sur les Stigmates, entreront droit au paradis ; ceux dont le zèle a été faible ne languiront au purgatoire que le temps prescrit par François lui-même ; chaque année, au jour anniversaire de sa mort, le saint descendra aux limbes pour en tirer les âmes de ses frères et sœurs des trois ordres et des chrétiens qui ont aimé le pénitent d’Assise. Une fois même, François fut plus fort que les portes de l’enfer. Il lui avait été révélé que le frère Élie de Cortone, son premier successeur au généralat, se révolterait contre l’ordre et l’église et serait damné. Il obtint que la sentence serait effacée et qu’Élie, éclairé à sa dernière heure, mourrait avec le pardon du pape, revêtu de la robe franciscaine.

La voie du salut s’est donc élargie ; chacun y chemine à son gré et plus librement. L’observance religieuse se simplifie, comme si Dieu se contentait, en échange de l’amour des âmes, d’une discipline plus douce ; les devoirs de piété s’accommodent d’une plus souple interprétation. Saint François prie sans cesse, non par obligation, mais parce que la prière le réjouit. Il croit que l’oraison muette du cœur est meilleure que celle que balbutient les lèvres : Mentaliter potius quam vocaliter. Il ne veut point que les siens bâtissent de grandes églises ; il les exhorte à ne point faire célébrer dans leurs chapelles plus d’une seule messe par jour ; « si les prêtres sont plusieurs, qu’ils se contentent d’assister à la messe de l’un d’eux, car le Seigneur comble de sa grâce les absens comme les présens à l’autel, pourvu qu’ils soient dignes de lui. » Que le frère, à défaut de prêtre de l’ordre ou de prêtre séculier pour se confesser, s’agenouille devant son frère : confiteatur fratri suo. L’appareil extérieur du culte touche peu saint François ; il aimerait mieux dépouiller l’autel de la Vierge de son dernier ornement que de manquer à la loi de pauvreté en amassant quelques florins pour les besoins de son ordre. Une vieille femme, dont les deux fils s’étaient faits mineurs, lui demande l’aumône ; mais il ne reste plus rien au couvent que la Bible qui sert à chanter l’office dans le chœur : « Donnez-lui la Bible, dit le saint ; Dieu sera plus content du bien que nous ferons à cette pauvre femme que de nos psalmodies à la chapelle ; elle a donné ses enfans à l’ordre, elle peut tout nous demander. » « Saint François, disent les Fioretti, était une fois, au commencement de son ordre, avec frère Léon, dans un couvent où ils n’avaient pas de livre pour lire l’office. Quand vint l’heure de matines, il dit à frère Léon : « Mon très cher, nous n’avons pas de bréviaire avec lequel nous puissions dire matines, mais afin d’employer le temps à louer Dieu, je parlerai et tu me répondras comme je t’enseignerai. » Pareil accident était survenu jadis à Joachim de Flore, mais ce parfait moine, au lieu d’inventer allègrement des matines très libres, inspiré tout à coup par l’Esprit saint, avait chanté l’office canonique, sans oublier un seul verset, jusqu’à la dernière syllabe.

«  Dieu, disait François, veut la miséricorde et non pas le sacrifice. » L’austérité impitoyable du fidèle qui se met à la torture afin d’agréer au Seigneur n’a plus de sens dans le christianisme franciscain. Elle paraîtrait un manque de confiance en Dieu. Saint François glisse dans sa règle toutes sortes de tempéramens, afin d’aider la faiblesse humaine. Comme autrefois Jésus aux apôtres, il permet à ses frères de manger et de boire ce que leur présentent leurs hôtes, tout du long de leurs voyages. Si la fête de Noël tombe un vendredi, il défend que l’on observe l’abstinence. « C’est un péché, dit-il, de faire pénitence le jour où est né l’Enfant Jésus ; ce jour-là, les murs eux-mêmes devraient manger de la chair. » Une nuit, un de ses novices, épuisé par le jeûne, se trouve mal. Saint François se relève, met la table, s’y assied à côté du jeune homme, et oblige tous les frères à souper avec eux, pour que le novice ne soit pas humilié de manger seul. « Je vous le dis en vérité, chacun doit tenir compte de ses forces et prendre la nourriture qui lui est nécessaire, afin que le corps rende un bon et loyal service à l’esprit. Gardons-nous de deux excès : il ne faut ni trop manger, ce qui nuirait au corps et à l’âme, ni jeûner immodérément, parce que le Seigneur préfère les œuvres de charité à l’observance purement extérieure de la religion. » Si frère Sylvestre a une envie secrète de manger du raisin, saint François le conduit lui-même à la vigne, la bénit et rassasie son ami de fruits délicieux. Au chapitre général d’Assise, s’il apprend qu’un certain nombre de mineurs portent sur leur chair des cercles de fer hérissés de pointes ou des scapulaires de métal, il interdit cette pratique sanglante et ordonne que l’on fasse aussitôt un amas de ces engins de pénitence ; on en recueillit ainsi plus de cinq mille qui furent abandonnés dans les champs. Sur la fin de sa vie, malade, il eut lui-même conscience d’avoir trop durement châtié son corps. Il entendit une nuit ces paroles : « François, il n’y a pas au monde un seul pécheur à qui Dieu ne pardonne s’il revient à lui, mais celui qui se tue par excès d’austérité ne trouvera point de compassion dans l’éternité. » Une fois même il se confessa de cette sévérité pour « son frère âne, » c’est-à-dire pour son corps. Il eut, vers le même temps, le désir d’ouïr encore une fois les airs de musique qu’il avait aimés dans sa jeunesse, mais il n’osait pas demander qu’on appelât des musiciens. Pendant la nuit, comme la souffrance le tenait éveillé, il entendit le frémissement d’une lyre invisible dont les notes merveilleuses semblaient tomber des étoiles ; la mélodie venait toujours plus près, toujours plus douce, et il s’endormit bercé par le chant des anges.

Pour ce cœur si tendre, l’amour de tous les êtres vivans n’est point seulement l’effet d’une poésie instinctive ; dans les créatures c’est encore son Dieu qu’il croit embrasser. Il respire dans les fleurs des champs l’odeur de la tige de Jessé, dont le parfum ranimait les morts. Les campagnes de l’Ombrie sont pour lui un véritable paradis terrestre où il converse familièrement avec les bêtes, ses sœurs et ses frères inférieurs ; il appelle à lui tous ces petits, écarte avec soin le ver de terre du sentier battu par le pied des hommes, et, pendant l’hiver, fait disposer pour les abeilles des vases de miel ou de vin. La vue d’un agneau, figure symbolique de Jésus, le remplit toujours d’émotion ; il donne pour le racheter au boucher son manteau et son capuchon. Et les bêtes s’attachent à lui, comme à un ami sur ; il leur parle avec un grand sérieux, et la légende ne doute point qu’elles ne lui répondent selon leur pouvoir. Un jeune lièvre qu’on a pris au lacet et qu’on lui apporte, se jette dans son sein, puis, remis en liberté, le suit pas à pas, à la façon d’un chien, jusqu’à la forêt prochaine. Une cigale qui s’égosillait sur la branche d’un figuier, près de sa cellule, appelée par lui, se pose sur sa main. « Chante, ma sœur cigale, et loue le Seigneur avec ton cri de jubilation. » Pendant huit jours elle revint à la même heure pour accompagner de son petit cantique la prière de François d’Assise. L’agneau, dont on lui a fait présent, entre derrière lui à l’église, s’arrête au même autel que lui, et, au moment de l’élévation, s’agenouille. Dans son désert de l’Alvernia, c’est un faucon, son voisin qui, chaque nuit, l’éveille à l’heure de vigile ; quand le saint est malade, l’oiseau attend, pour sonner l’office, que l’aube blanchisse les montagnes. Si un jeune garçon lui donne des tourterelles sauvages, il les apprivoise et leur fait de ses mains des nids dans les buissons, tout autour de sa communauté d’Assise. Thomas de Celano raconte qu’un jour, comme il prêchait au peuple en pleine campagne, les hirondelles firent un bruit si aigu qu’il dut s’arrêter ; il attendit patiemment quelque peu, et, comme elles criaient de plus belle, il leur dit : « Mes chères sœurs, c’est à mon tour de parler, car vous avez assez crié ; écoutez donc la parole du Seigneur et taisez-vous jusqu’à la fin du sermon. » Elles se turent, et n’osèrent pas s’envoler avant qu’il eût dit : Amen. Une autre fois, près de Bevagna, il prêcha tout exprès pour les petits oiseaux. «  Louez toujours et partout votre Créateur qui vous a donné l’air du ciel pour royaume, les rivières et les sources pour vous désaltérer, les montagnes et les vallées pour refuge, et qui vous donne de chauds vêtemens pour vous et vos enfans. » Les oiseaux, qui couvraient la terre et les arbres, battaient joyeusement des ailes, agitaient leurs têtes et gazouillaient de plaisir. Le saint marchait tout en parlant et les touchait de sa robe, sans qu’un seul s’effrayât et prît la fuite. Puis il les bénit d’un signe de croix, et tous, remontant droit au ciel, avec une chanson triomphale, se séparèrent en forme de croix vers les quatre coins de l’horizon.

Saint François s’abandonne à toutes les caresses de la nature sans s’inquiéter, à la façon des moines d’autrefois, des séductions que les mauvais anges y ont peut-être cachées. Le monde visible se manifeste à ses yeux avec une grandeur que n’avaient pas connue les troubadours provençaux, ses premiers maîtres en poésie ; dans sa Galilée de l’Ombrie, au bord du lac limpide de Pérouse, sous la feuillée des chênes de l’Alvernia, il entend l’immense, l’éternel murmure de la vie divine. À son tour, il veut participer au chœur universel ; dans le Cantique du Soleil il glorifie le Seigneur pour toutes les choses excellentes et belles que ses mains ont prodiguées :

Laudato sia, Dio mio Signore, con tutte le tue creature !


et l’Alléluia d’Assise, où la lumière du jour, la douceur étoilée des nuits méridionales, le souffle tiède du vent, le bruissement des eaux vives et les grâces maternelles de la terre, nostra madre terra, toute parée d’herbes, de fleurs empourprées et de fruits, sont évoqués tour à tour, éclate, comme un chant de fête, sur le berceau de la poésie italienne. Mais c’est aussi le cantique du christianisme franciscain, qui ne sait point voir de contraste douloureux entre la sérénité de la nature et les misères humaines, et qui fait de la souffrance même une chose sacrée : « Sois loué, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent au nom de ton amour, pour les faibles qui endurent la tribulation ! Bienheureux les malheureux et les pacifiques, car toi, le Très-Haut, tu leur donneras une couronne ! »

V.


L’Italie vit donc, vers l’année 1210, se renouveler le mouvement enthousiaste des temps apostoliques. On accourut en foule à saint François, dont la parole consolait et délivrait les âmes. Il versait sur toutes les plaies le baume de l’évangile. À ceux qui traînaient avec impatience le joug du régime communal il montrait le royaume de Dieu comme le prix des injustices et des tyrannies de la vie terrestre. Il calmait le malaise des consciences, qui, afin de se soustraire aux ennuis du siècle, s’étaient détachées peu à peu de l’église ; il témoignait, par l’exemple même de sa personne, des trésors de joie que l’on pouvait encore recueillir, tout en demeurant un chrétien fidèle. Il instituait non pas le libre examen, mais la liberté de l’amour ; il allégeait la main de l’église, cette main pontificale que le moyen âge avait faite si rude, et sous laquelle ployait la chrétienté latine. À l’église elle-même il apportait la force de l’apostolat primitif, il l’arrachait à la mélancolie stérile du cloître, à l’orgueil de l’épiscopat féodal, pour la jeter, non plus en maîtresse hautaine, mais en mère de miséricorde, au sein des cités populeuses, dans la fermentation des communes, parmi les serfs de la campagne ; il la ramenait à ses souvenirs les plus beaux en lui rendant, comme une formule magique, la charité des paroles de Jésus : Misereor super turbam.

Aussi, dès les premiers jours, toutes les classes de la société italienne s’émeuvent et se livrent à lui. L’aîné de ses disciples est un riche bourgeois d’Assise, Bernard de Quintavalle, « l’un des plus nobles et des plus sages de la ville, » qui, touché par l’humilité volontaire du jeune apôtre, distribue tous ses biens aux veuves, aux orphelins, aux prisonniers, aux pèlerins, aux hôpitaux ; puis, c’est un prêtre, Silvestre, jusqu’alors fort avide d’argent, qui embrasse le parti de la pauvreté parfaite ; de petites gens du peuple, Leo, Ruffin, Masseo ; un soldat, Angelo ; des nobles, Egidio, Valentin de Narni ; un chanoine de la cathédrale d’Assise, Pierre Cattani ; un poète de cour, Pacifique ; deux étudians de Bologne, dont l’un est « grand décrétaliste ; » un enfant plein de candeur, Giovanni della Penna, qui ne rêve que du paradis ; trois brigands de grands chemins, « larrons homicides, » disent les Fioretti. Son moyen d’action est la parole, et il n’y eut jamais de prédication plus populaire. L’évangile est toute sa théologie. Le développement du Pater, la mort du pécheur, le récit attendri de la Passion sont ses sujets préférés. Il prêche sans aucun apprêt oratoire ; il rit, il pleure, il fait pleurer ; il joue le personnage dont il entretient la foule, il bat des mains ou des pieds, il bondit de joie dans la chaire, il bêle comme un agneau en prononçant le mot de Bethléem. Il prêche un jour devant le pape Honorius III : son sermon avait été étudié et appris par cœur. Dès le premier mot, il se trouble, perd la mémoire et s’arrête court ; alors il improvise librement, à sa manière, et il semble, dit saint Bonaventure, que c’est l’esprit de Dieu qui parle par sa bouche. Quand il entre dans une ville, tous les habitans courent à sa rencontre. À Bologne, la grande place communale est trop étroite pour le concours des fidèles. Quand il passe à travers les campagnes, les confréries des villes, les corporations, les enfans vont en chantant l’attendre sur le chemin avec des bannières et des branches de verdure ; les petites cloches de l’Ombrie sonnent comme pour une messe de Pâques ; on se pousse autour de lui pour toucher le bord de sa robe ou découper en reliques le drap de son capuchon. À Borgo-San-Sepolcro, il s’évanouit, à demi étouffé, dans les bras de ses adorateurs ; à Gaëte, il est forcé de se réfugier sur une barque, afin de mettre la mer entre lui et la multitude ; à Rieti, les habitans, trop empressés, foulent aux pieds la vigne du presbytère où François reçoit l’hospitalité ; le pauvre prêtre se lamente sur sa vendange perdue ; mais son hôte le console en lui promettant une récolte miraculeuse, et jamais le curé de Rieti ne vit d’automne plus riant ni ses pressoirs plus remplis.

Saint François, aussitôt qu’il eut fait bénir ses premiers frères par la main d’Innocent III, envoya ses missionnaires deux à deux à travers l’Italie, en leur disant : Ite et docete, « Ce n’est pas seulement pour notre salut que Dieu nous a appelés dans sa bonté, c’est aussi pour le salut des peuples… N’ayez garde de juger et de mépriser les riches qui vivent dans la mollesse et portent des vêtemens somptueux, car Dieu est leur Seigneur aussi bien que le nôtre ; il peut les appeler et les justifier. Nous devons les honorer comme nos frères et nos maîtres ; comme nos frères, puisque nous avons tous le même Créateur ; comme nos maîtres puisque, par leurs secours, ils viennent en aide aux gens de bien. Allez donc annoncer la paix aux hommes et prêcher la pénitence pour la rémission des péchés ; les uns vous accueilleront avec joie et vous écouteront volontiers ; les autres, impies, orgueilleux et violens, vous blâmeront et s’élèveront contre vous. Dans peu de temps, beaucoup de nobles et de savans se joindront à vous. Soyez patiens dans la tribulation, fervens dans la prière, courageux dans le travail, modestes dans vos discours, graves dans vos mœurs, reconnaissans pour le bien qu’on vous fera et le royaume des cieux sera votre récompense. » En 1217, au premier chapitre général, il renouvela les mêmes préceptes de tolérance et de charité. « Que la paix soit encore plus au fond de vos cœurs que sur vos lèvres. Ne donnez à personne occasion de colère ou de scandale ; portez tout le monde à la bénignité, à la concorde, à l’union. Guérir les blessés, consoler ceux qui pleurent, ramener les pauvres égarés, voilà quelle est votre vocation. Il en est qui vous paraissent être les membres du diable et qui seront un jour les disciples de Jésus-Christ. »

Et les frères s’en allaient de bourg en bourg, de ville en ville, disant leur bréviaire tout en marchant ; ils entraient dans les maisons, prêchaient sous le porche des églises. Ce monde franciscain était d’une activité extraordinaire. Le fondateur ne souffrait point de paresseux, d’ocieux dans son ordre, « Va-t’en, frère mouche, disait-il à un novice qui ne songeait qu’à manger et à faire la sieste à l’ombre après le dîner. Il y a assez longtemps que tu vis à la manière des frelons, qui ne font pas de miel et dévorent celui des abeilles. » Ceux qui étaient prêtres confessaient les fidèles ; on aimait ces pasteurs errans qui disparaissaient le lendemain, emportant les secrets fâcheux des consciences, et que l’on pensait ne revoir jamais. Ils arrangeaient les querelles de familles, calmaient les haines de partis, apaisaient les révoltes publiques. En 1210, ils intervinrent entre les barons et les serfs des environs d’Assise, et firent signer aux premiers une charte d’affranchissement. En 1220, à Bologne, saint François exhortait, avec une persuasion véhémente, les factions qui déchiraient la commune à se réconcilier. Plus tard encore, il fit la paix entre l’évêque d’Assise et la ville. Le loup très féroce d’Agubbio, qu’il ramena, docile comme un mouton, dans la mystique petite cité fameuse pour ses belles enluminures de missels, n’était sans doute, comme le suppose le pieux Ozanam, qu’un baron peu endurant ; mais je serais presque tenté de regretter le loup, qui mit si dévotement, selon la légende, sa patte dans la main du saint, jura d’être pacifique à l’avenir, et vieillit en ami au foyer des bonnes gens d’Agubbio.

Une organisation très simple, qui fut le principal objet de la seconde règle de 1222, contribua aux rapides progrès de l’ordre des mineurs. Comme ils ne s’enfermaient point en de grandes maisons monacales et campaient, pour ainsi dire, au cœur de la chrétienté, ils se multiplièrent sans aucun souci d’intérêt temporel et attirèrent à eux tous ceux que séduisait la liberté aventureuse du nouvel apostolat. Les mineurs se distribuent l’Occident par province ; le ministre provincial surveille les gardiens ou ministres délégués à la direction des couvens ; le ministre général, qui réside à Assise, est élu par les provinciaux ; ceux-ci sont désignés par le chapitre général, convoqué chaque trois ans en Ombrie, au jour de la Pentecôte. Un cardinal protège l’ordre dans les conseils du saint-siège. Les titres aristocratiques de père, d’abbé, de prieur disparaissent, en même temps que l’esprit du monachisme bénédictin, où la communauté, constituée féodalement, dépendait absolument de son abbé. Saint François comprit que, pour le vin nouveau, il fallait des amphores neuves. Il présenta donc à l’Italie communale du XIIIe siècle une république religieuse qui, grâce au parlement d’Assise, est très libre en elle-même, très forte par son unité en face du monde séculier, très indépendante du côté de Rome par la souplesse même de sa hiérarchie. Il fit plus encore. Tandis qu’il offrait la clôture rigoureuse des sœurs clarisses aux femmes dont la faiblesse fuyait les dangers du monde, il trouva le moyen de faire pénétrer jusqu’au fond de la société laïque le génie de son institut. En 1221, il fonda le tiers-ordre pour les hommes et les femmes qui vivent de la vie commune, pour les époux, même pour les prêtres séculiers ; c’est dans la grande ville de Florence qu’il en mit la première confrérie. Le tiers-ordre s’ouvre à tous, riches ou pauvres, artisans ou nobles ; toute l’observance qui y est prescrite se rapporte aux préceptes fondamentaux de la foi et de la charité chrétiennes. Les frères sont tenus de respecter les commandemens de Dieu et ceux de l’église, de se réconcilier avec leurs ennemis, de restituer le bien injustement acquis, de se vêtir simplement, de faire leur testament dans les trois mois qui suivent leur profession, d’éviter les bals, les festins, les théâtres, les procès, les vains sermons. « Ils ne porteront aucune arme offensive, si ce n’est pour la défense de l’église romaine, de la foi catholique et de leur patrie. » Ainsi, la commune franciscaine remplit l’enceinte de la commune municipale, mais elle en confond les classes ; le tiers-ordre d’une ville réunit autour du même autel, comme à une table fraternelle, tous ceux que divisait le régime des arts et des corporations. Il adoucit l’orgueil des riches, il relève l’humilité des petits, il ranime la pitié dans les cœurs. « Invitez les pauvres à votre belle maison, à vos festins somptueux, écrit un notaire florentin du XIVe siècle à un marchand des arts majeurs, afin que Dieu ne vous dise pas avec reproche : Pourquoi n’as-tu jamais appelé mes amis à la maison que je t’avais donnée ? » Mais l’affiliation des tertiaires va plus loin encore que les murs de la cité ; elle rapproche toutes les cités et toutes les provinces ; elle fait passer le même mot d’ordre dans la péninsule entière ; elle est, avec le tiers-ordre plus étroit des dominicains, un élément vital pour le parti guelfe ; elle affermit les consciences dans une union plus intime à l’église, elle entretient dans l’âme des citoyens le sentiment des libertés italiennes. Une lettre attribuée au chancelier de Frédéric II, Pierre de la Vigne, mais qui émane plus probablement du haut clergé gibelin, est bien significative : « Les frères mineurs et les prêcheurs se sont élevés contre nous. Ils ont réprouvé publiquement notre vie et nos entreprises ; ils ont brisé nos droits et nous ont réduits au néant, et voici que, pour achever de détruire notre prépondérance et de nous enlever l’affection des peuples, ils ont créé deux nouvelles fraternités qui embrassent universellement les hommes et les femmes. Tous y accourent ; à peine se trouve-t-il quelque personne dont le nom n’y est point inscrit. » Enfin, au-delà même de l’Italie, le tiers-ordre rétablit dans l’Occident, divisé par les passions et les intérêts politiques, une communauté religieuse indépendante de toute église nationale et pareille à celle du christianisme primitif. Un lien secret rattache les uns aux autres tous les membres de l’église franciscaine ; ils forment, d’un bout à l’autre de l’Europe, une ligue de prière et de paix. On trouve à ce propos, dans les Fioretti, une gracieuse légende. Saint Louis frappa un jour, vêtu comme un pauvre pèlerin, au couvent de Pérouse et demanda le frère Egidio. Celui-ci, averti par le portier, comprit aussitôt que ce passant obscur était le roi de France. Il courut à la porte du couvent et trouva le roi ; ils s’agenouillèrent l’un devant l’autre, et, sans prononcer une seule parole, se tinrent longtemps embrassés ; puis, sans rompre le silence, saint Louis reprit son pèlerinage et Egidio rentra dans sa cellule. Comme les frères reprochaient à Egidio de n’avoir rien dit à son hôte : « J’ai lu dans son cœur, répondit-il simplement, et il a lu dans le mien. »

La conversion des hérétiques ne semble pas avoir préoccupé beaucoup saint François, soit qu’il ait cru à l’inépuisable pitié de Dieu pour les dissidens du christianisme, soit qu’il ait vu que l’institut des prêcheurs, Domini canes, disait le moyen âge, suffisait pour garder le troupeau et faire la chasse aux brebis vagabondes. Il n’entendait rien aux profondeurs de la théologie ; il était encore plus étranger aux subtilités dialectiques de l’école. Il tenait en médiocre estime les sciences profanes, les lettres et les livres. Peut-être aussi, les exploits de l’inquisition dominicaine dans le midi de la France l’éloignèrent-ils d’une mission évangélique où intervenait si efficacement le bras séculier, et où la croix n’allait guère sans l’épée ni la torche. Il abandonna donc les hérétiques italiens à la prédication impétueuse de son disciple portugais Antoine de Padoue. Son génie se trouvait plus à l’aise en face des païens. La conversion des lointains infidèles fut, dès le XIIIe siècle, l’une des œuvres préférées de l’ordre : le frère Planocarpini qui était, en 1223, ministre provincial de Saxe, devait aller bientôt, au nom d’Innocent IV, jusqu’en pleine Tartarie, frayant ainsi la route de Marco Polo. François avait donné le premier le signal de ces grandes entreprises ; en 1219, il était sous les murs de Damiette, au milieu des assiégeans chrétiens que le sultan Malek-al-Kamel, campé sur le Nil, s’efforçait de rejeter hors de l’Égypte. Il songeait à convertir les Sarrasins et se présenta au sultan, à qui il demanda l’épreuve du feu. Il s’agissait pour lui de traverser, en compagnie d’un iman, un bûcher enflammé. Aucun prêtre musulman n’eut la curiosité d’aider au miracle, et saint François revint au camp des croisés, emportant, selon l’archevêque d’Acre, Jacques de Vitry, cette bonne parole du prince païen : « Prie pour moi, afin que Dieu me révèle la foi qui lui plaît le mieux. » Il dut se contenter de prêcher aux chrétiens qui avaient grand besoin d’un apôtre ; mais il perdit près d’eux sa peine et ses sermons. Le continuateur de Guillaume de Tyr écrit, en effet : « Il vit le mal et le péché qui commença à croître entre les gens de l’ost, si li desplut, par quoi il s’en parti, et fu une piece en Surie, et puis s’en rala en son pais. »

Il retrouvait son église florissante, aimée du saint-siège, confirmée par le concile de Latran de 1215. Il passa sept années encore à visiter sans cesse les provinces italiennes de l’ordre, avec la joie du père de famille qui voit mûrir une moisson dorée sur le champ dont il a arraché les pierres et les ronces. Il rencontra, dit-on, en 1222, l’empereur Frédéric II, et il en charma la cour à demi musulmane par sa pureté et sa candeur. De plus en plus il s’enfermait de longues semaines dans la solitude, sentant que la fin de son pèlerinage était proche et qu’il entrerait bientôt au sein de Dieu. Il était malade, épuisé par la pénitence, pouvant à peine se tenir debout, ne pouvant plus manger, presque aveugle. Il disait à son médecin : « Il m’est indifférent de vivre ou de mourir, » et à un frère qui trouvait Dieu trop sévère à son égard : « Si je ne connaissais ta simplicité, je te renverrais d’ici, toi qui oses blâmer Dieu des souffrances qu’il m’envoie. » Au printemps de 1226, on le ramena avec peine de Sienne à Cortone, puis à Assise, où il voulait mourir. Tous les habitans sortirent des murs pour le recevoir. L’évêque le prit dans sa maison, où il languit pendant six mois. Il ajouta en ce temps-là un verset au Cantique du Soleil, en l’honneur de sa sœur la mort. Le médecin l’ayant averti de l’approche de sa dernière heure, il se fit porter entre les bras des frères Sainte-Marie-des-Anges. Le cortège s’arrêta à la porte du couvent. Saint François demanda qu’on le mît à terre, le visage tourné vers la ville où avait été son berceau ; il leva la main droite et bénit Assise plusieurs fois en disant : « Sois bénie de Dieu, cité sainte, car, par toi, beaucoup d’âmes seront sauvées, et, en toi, habiteront beaucoup de serviteurs de Dieu, et beaucoup de tes enfans seront élus au royaume de la vie éternelle ! » Les frères le soulevèrent de nouveau et le déposèrent à l’infirmerie de la Portiuncule. Il se fit coucher sur un lit de cendres, dépouillé de sa robe. Le gardien lui ordonna, au nom de la sainte obéissance, de recevoir, à titre de suprême aumône, une tunique et un capuchon d’emprunt. Il ouvrit alors les bras et bénit les mineurs. La nuit était descendue déjà sur ses yeux ; il touchait les têtes inclinées, et on lui nommait l’un après l’autre chacun de ses fils. Le premier fut Élie de Cortone, qui devait trahir la règle de la pauvreté stricte, et faire un schisme dans l’ordre. Il se fit lire ensuite le Cantique du Soleil, comme pour dire adieu à la lumière du ciel et au sourire de la terre, puis, comme pour prendre congé de la sainte église, le chapitre de l’évangile de Jean qui commence par ces paroles : « Avant la fête de Pâques, Jésus sut que son heure était proche, et qu’il allait retourner de ce monde à son Père, et, comme il avait aimé les siens en ce monde, il les aima jusqu’à la fin. » Le lecteur continua jusqu’au dernier verset du XVIIIe chapitre et s’arrêta à la Passion. Saint François prononça les paroles du psaume : « Avec ma voix je crie vers le Seigneur ; avec ma voix je prie le Seigneur. » Les frères agenouillés, en larmes, faisaient le cercle autour du lit de cendres et priaient tout bas. Selon Celano et saint Bonaventure, ses derniers mots furent les suivans : « J’ai accompli ce que je devais faire ; Jésus-Christ vous enseignera ce qui vous regarde. Voici que Dieu m’appelle. Adieu, mes enfans. Demeurez dans la crainte du Seigneur. Le trouble et la tentation viendront ; heureux ceux qui persévéreront dans le bon chemin ! pour moi, je vais à Dieu ; qu’il ait pitié de vous tous ! » On était dans les premiers jours d’octobre ; c’était le soir, un soir d’automne italien, au long crépuscule azuré, et, dans le grand silence de la nature ; éclairée seulement par les lueurs pâles du ciel, la famille franciscaine attendait que l’âme de l’apôtre prît son vol. Il se passa alors une chose merveilleuse, dont la légende est en saint Bonaventure. Une nuée d’alouettes, alaudæ aves lucis amicæ, qui ne gazouillent jamais que dans un rayon de soleil, vint s’abattre en chantant sur l’église de Sainte-Marie-des-Anges, sur le toit des cellules, dans la cour du couvent ; saint François d’Assise expira, pleuré par un chœur d’oiseaux.

Cette nuit-là, les enfans de l’Ombrie firent retentir de cantiques glorieux les vallées et les collines, selon la tradition de l’église primitive, qui célébrait avec allégresse la mort des martyrs et des confesseurs. Le lendemain, un peuple immense, tenant des branches d’olivier et des cierges allumés, porta en triomphe saint François, la face découverte, à la cathédrale de Saint-George, en passant par le couvent de Saint-Damien, afin que sainte Claire et ses nonnes le vissent une dernière fois. Deux ans plus tard, le vieux Grégoire IX, qui avait été son ami, et le premier cardinal protecteur de l’ordre, vint proclamer sur son tombeau la béatitude du Père séraphique. En 1230, on descendit le saint dans une chapelle souterraine de la sombre église inférieure d’Assise ; en 1236, l’église d’en haut était terminée, l’église aérienne et lumineuse qui couronne le reliquaire où il repose.

Il laissait à l’Italie une œuvre durable et très grande. L’ordre franciscain, emporté par l’élan d’imagination que le fondateur avait provoqué, devait avoir, dans la péninsule même, des fortunes assez diverses ; tantôt il défendit avec un zèle passionné le siège de Rome et l’intégrité du Credo antique ; tantôt, novateur téméraire, troublé par son propre mysticisme, il embrassa sans effroi la pensée du schisme. L’image de saint François demeura peut-être trop divine dans le souvenir de ses disciples. Le peuple disait, même de son vivant : « Il exauce ceux que Dieu ne veut plus entendre. » On le considéra comme un révélateur et un second messie. Élie de Cortone fut regardé comme un Judas, simplement parce qu’il avait essayé de tempérer le précepte de pauvreté, et bâtissait de grands couvens et de belles chapelles, tandis que Jean de Parme, vers 1250, put, sans scandale pour l’ordre dont il était le chef, accepter les vues audacieuses du monachisme joachimite qui, en ses pseudo-prophéties, exaltait François, et gouverner, à la façon d’un antipape, l’église de l’évangile éternel. Mais l’institut franciscain, si belle que soit sa place dans l’histoire du christianisme, n’est peut-être pas le fruit le plus précieux de l’apostolat d’Assise. La renaissance religieuse, après avoir atteint toutes les parties de la société italienne, affecta l’ensemble même d’une civilisation adolescente, qui cherchait sa voie. Pendant un siècle, jusqu’à Dante, elle agrandit l’idéal des poètes, et, partout où le génie fut original, elle marqua son empreinte. Je ne parle pas seulement ici des œuvres toutes naïves des poètes de l’Ombrie, des Flagellans ou Jongleurs de Jésus-Christ, tels que Jacopone de Todi, frà Bonvesin della Riva, Pietro da Barsecape, frà Ranieri de Pérouse, qui, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, firent retentir l’Italie centrale de leurs chants de miséricorde, de leurs Laudes, de leurs prières dialoguées pour les défunts, de leurs Passions rimées pour les processions de pèlerins ; poètes de langue vulgaire, qui, en dehors de toute influence ecclésiastique et de toute liturgie, créaient ainsi le mystère, le drame sacré, essentiellement populaire. Mais, dans les écoles lyriques de l’Italie supérieure, il est certain qu’un souffle puissant soulève la poésie. Les poètes des Deux-Siciles purent continuer à imiter, avec plus de finesse que d’invention, leurs modèles provençaux : ceux de Toscane et des Romagnes, même dans leurs chants d’amour, ont de tels coups d’aile vers les régions les plus pures de l’esprit, tant de gravité et un accent si profond de tendresse, parfois même, comme Guinicelli ou Cavalcanti, une telle subtilité mystique ; ils ont le sentiment si vif de la pitié, de la douleur et de la mort, qu’évidemment ils tiennent d’un monde où les âmes sont d’une douceur et d’une noblesse inconnues aux troubadours siciliens de Frédéric II. La rencontre de ces qualités exquises où la conscience des choses qui sont plus hautes que l’homme se mêle aux émotions les plus personnelles du cœur, au sentiment délicat de la nature et de la vie, a été rendue en deux mots par les Italiens : Soave austero, La Divine Comédie, même en ses visions les plus terribles, est comme parée de suavité ; les amans y sont emportés par l’éternelle tempête, étroitement unis, comme des couples de colombes, et l’austérité solennelle des plus grandes figures florentines arrache au poète des larmes d’amour. Les mystères du paradis se manifestent à Dante, comme à saint François, par des formes d’une grâce ineffable. « Je vis sortir du ciel et descendre deux anges avec des épées de feu et privées de leurs pointes, vêtus de draperies vertes comme les petites feuilles à peine écloses, et flottantes par derrière au souffle de l’air qu’agitaient leurs ailes vertes ; on distinguait bien leurs têtes blanches, mais leurs visages resplendissaient avec un éclat trop vif pour nos yeux. » Ce morceau semble détaché d’une page des Fioretti, et, en même temps, avec ses couleurs claires et fraîches où l’or scintille dans l’azur, c’est bien un tableau primitif, sans ombres, tout en lumière, digne de frà Angelico ou des premiers essais de Raphaël, au temps où il étudiait à Pérouse. La peinture religieuse de la péninsule devait, en effet, garder plus longtemps que la poésie l’inspiration de la foi franciscaine. Dès le milieu du XIVe siècle, la renaissance des lettres classiques, puis l’influence des poèmes chevaleresques de la France, modifient profondément l’originalité première de la littérature italienne, de plus en plus réservée aux esprits très cultivés, tandis que la peinture, qui demeure populaire d’intention et cherche l’édification de toutes les âmes, conservera, même jusqu’à l’époque ironique de Machiavel et de l’Arioste, une sérénité et une joie particulières qui rappellent la dévotion des temps passés. Quelles que soient les misères ou les violences de l’église de Rome, que Boniface VIII, Sixte IV ou Jules II soit assis sur le siège de Pierre, que la chrétienté soit déchirée par deux ou trois antipapes à la fois, que le tombeau des saints apôtres paraisse un comptoir où l’on vend aux enchères le royaume de Dieu, la peinture sacrée, plongée comme en un rêve de tendresse, sera toujours fidèle aux traditions de son origine. La Passion pathétique de Giotto, comme la Cène imposante de Léonard, les beaux anges de Botticelli, aux longs cheveux bouclés, et les Paradis d’Angelico, où les bienheureux dansent sur un tapis de fleurs, le Christ fraternel de Masaccio, la Déposition au tombeau du Pérugin, l’Ecce Homo du Sodoma, les Vierges de Raphaël et d’Andrea del Sarto, toutes ces œuvres, qui vont de l’âge de Dante à celui de Léon X, se rattachent par leurs qualités essentielles au christianisme d’Assise. Considérez-les d’un coup d’œil d’ensemble, elles forment un long poème d’enthousiasme et d’amour ; observez-les l’une après l’autre, dans la variété infinie d’interprétation qu’elles expriment : ces artistes, dont l’idéal était si pur, ont touché au dogme, à la liturgie, à l’Écriture avec une liberté qui étonne ; leur religion est toute individuelle et familière, et la peinture la plus religieuse du monde est la moins ecclésiastique qui ait jamais été.

Au fond, cette liberté et cette familiarité sont le trait distinctif de la religion même de l’Italie, telle que nous la montrent tous les aspects de son histoire pendant trois siècles et demi, de saint François au concile de Trente. Christianisme original, qui n’eut rien ni de la foi pharisaïque des Byzantins, ni du fanatisme des Espagnols, ni du dogmatisme scolastique de l’Allemagne et de la France. Rien de ce qui, partout ailleurs, a assombri ou rétréci les consciences, ni la métaphysique subtile, ni la théologie raffinée, ni les inquiétudes de la casuistique, ni l’excès de la discipline, ni l’extrême scrupule de la dévotion n’a pesé sur les Italiens. Comparez saint François à saint Dominique et l’esprit des deux grands fondateurs des mendians, sainte Catherine de Sienne à saint Ignace, Dante à Calderon, Savonarole à Calvin ou à Jansénius. Du côté de Dieu, ils n’ont aucune angoisse, parce qu’ils comptent sur sa bonté ; du côté de l’église, ils n’ont plus de terreur, parce qu’ils se font en eux-même leur propre église ; l’indépendance de la personne est si naturelle à ce christianisme que, dans la crise traversée par Rome entre Léon X et Paul III, une chapelle du Transtevère réunit tout à coup, en une communauté inattendue, avec des humanistes et des femmes lettrées, les cardinaux et les évêques les plus vertueux de la cour pontificale. « La loi du Christ, écrivit alors le cardinal Contarini, est une loi de liberté. Elle ne permet point le gouvernement d’un homme que meuvent d’innombrables affections. » L’Italie s’habitua donc à distinguer absolument, dans l’ordre des choses spirituelles, d’une part la foi chrétienne et de l’autre l’église. Un laïque tel que Dante n’a point parlé aux prélats et aux papes avec plus de liberté qu’une femme mystique, telle que sainte Catherine, avec plus de colère qu’un moine révolutionnaire, tel que Savonarole. Cet état des consciences est parfois périlleux ; il peut être commode, pour les âmes médiocres, d’échapper à la main du prêtre et de remettre la discipline de leur vie à la volonté paternelle de Dieu. Mais, si la morale chrétienne a pu souffrir, en Italie, d’une trop grande franchise de la religion individuelle, l’édifice même du christianisme a dû à ce régime de liberté d’y être inébranlable durant les jours les plus tristes de l’église. Les Italiens ont crié le mot de réformation pendant près de trois siècles, et jamais ils n’ont tenté sérieusement de faire la réforme. Savonarole a traité Alexandre VI et toute l’église séculière plus violemment que ne fit Luther lui-même pour Léon X ; il fut brûlé comme hérésiarque par un tribunal épiscopal ; mais il ne crut pas un seul instant qu’il se séparait de l’église, et il ne se doutait guère que l’irrémédiable schisme fût si proche. À quoi bon rompre avec des pasteurs dont on suit si fort à l’aise la houlette ? À quoi bon sortir pour toujours d’un sanctuaire où il est si facile de se réfugier en une chapelle intime, tout en jouissant de loin et à son gré de la poésie des rites séculaires ? Saint François rendit ainsi inutile à son pays l’œuvre de Luther. Je ne sais si Machiavel s’enrôla à Florence dans le tiers-ordre franciscain ou dominicain, mais il a laissé, dans ses Discours sur Tite Live, à la suite de jugemens sévères sur l’œuvre sociale et politique de l’église romaine en Italie, les lignes suivantes : « Il faut que les religions se rajeunissent en retournant à leur principe ; le christianisme serait tout à fait éteint si saint François et saint Dominique ne l’avaient renouvelé et ne l’avaient replacé dans le cœur des hommes par la pauvreté et l’exemple de Jésus-Christ ; ils ont ainsi sauvé la religion, que perdait l’église. »



Émile Gebhart.
  1. Saint François d’Assise. Paris, Plon et Nourrit, 1885.
  2. Frans von Assisi, ein Heiligenbild. von Dr K. Hase. Leipzig. 1856, Renan, Nouvelles Études d’histoire religieuse. Paris, 1884.
  3. Franz von Assisi und die Anfänge der Kunst der Renaissance in Italien, Berlin, 1885.