Une Semaine aux Philippines

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Une Semaine aux Philippines
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 791-827).
UNE SEMAINE AUX PHILIPPINES


Samedi 20 novembre 1897,
à bord de la Esmeralda.

Vers dix heures du matin, par une mer bleue, nous avons aperçu l’archipel montagneux et désert des Philippines, et bientôt nous sommes entrés dans la baie de Manille. L’île du Corregidor coupe le détroit en deux entrées inégales. Un dicton du pays veut que les fous prennent la grande, les matins la petite. C’est la petite que nous avons prise ; et la baie déroule sous nos yeux son cercle régulier de plaines verdoyantes où s’élèvent des monts solitaires. Elle est immense, mais mollement défendue contre la mousson qui souffle de mai en septembre. À gauche, on me montre les terres incultes, recouvertes de bois, qu’habitent encore les Negritos, ces premiers possesseurs des îles. Les Espagnols ne les ont point soumis. Comme les Aïnos du Japon, ils s’éteignent et s’évanouiront un jour, emportant avec eux le secret de leur origine et la légende de leur vie. D’ailleurs, que nous diraient-ils, sinon qu’ils ont massacré et qu’on les a massacrés à leur tour ? C’est l’épitaphe d’un grand nombre de peuples. À onze heures, le capitaine fait carillonner le lunch. « Comment, capitaine, le lunch, déjà ? — Parfaitement. Dans une heure, nous jetons l’ancre et, si la douane nous surprend à table, savez-vous ce qu’elle fait ? Elle s’y installe. Vous ne connaissez ni les douaniers, ni les carabiniers, ni les médecins des ports espagnols. Ces gaillards-là sont toujours affamés. Il suffit qu’une nappe soit mise pour qu’ils y plantent leurs coudes et montrent les dents. » Une heure après, la table desservie, nous stoppions à un mille de Manille.

La voilà donc, cette ville dont m’ont tant parlé les proscrits de Hong-Kong, cette ville qui, le 30 août 1896, faillit être prise par deux mille insurgés armés de couteaux, de lances de bambou et d’amulettes ! Je connais déjà un peu son histoire, surtout l’histoire de la guerre qui l’assiège et la mine depuis quatorze mois. Je sais que les tribunaux militaires y fonctionnaient hier avec la régularité des bonnes mitrailleuses et qu’elle est pleine encore de l’ivresse patriotique des gardes nationaux. Ne m’a-t-on pas averti ou n’ai-je pas lu que le poète don Tomas Caraves a déposé la lyre pour saisir l’épée ; que le juge don Isaac de las Pozas et le magistrat Ricafort ont troqué leur toge contre des uniformes d’officier ; que don José Moreno Lacalle y régale ses compatriotes de guerrillas navales ? Un vieux Philippin, condamné à mort depuis vingt ans, et qui vit paisiblement à Hong-Kong, m’a dit : « Surtout ne manquez pas d’aller à la Luneta : c’est là que, le matin, on fusille, et que, le soir, on joue de la musique. » En attendant, je regarde, et je vois, au pied d’une chaîne de collines, une large bande de terre d’où s’élancent des flèches d’église et où se pressent des dômes et des tours saintes. Il y en a tant qu’on dirait un cimetière de mausolées. Des toits dorment à l’entour et leurs dernières lignes se perdent dans le feuillage. Une file de mats dorés par le soleil émerge de la rivière que nous cache un môle, dont la blancheur s’avance dans l’azur enflammé des eaux. Un silence de mort plane sur tout ce paysage ; — et je songe aux cités ensevelies de Ceylan, à ces cités de couvons et de temples bouddhistes, isolées au milieu des jungles, et dont les ruines se mirent parfois en d’immobiles étangs.


Samedi soir, 20 novembre 1897.

Ma première impression de Manille est si forte, que je n’aurais pas la tête plus troublée d’un vin fumeux et parfumé. Je m’attendais au spectacle d’une place hantée par l’image de la guerre ; j’ai trouvé une ville d’apparence insouciante, où tout, il est vrai, semble un peu désorganisé, mais de temps immémorial. Étrange ville, qui ne ressemble à aucune de celles que j’ai visitées dans l’Extrême-Orient. Elle est sale, délabrée, poudreuse, boueuse, et, aussi, pleine de lumière et du tremblement ensoleillé des jardins et des bois. Des maisons de planches vermoulues, des maisons de pierre qui se tassent, des maisons de torchis qui s’effritent, des remparts croulans sous des lianes grimpantes, des grilles branlantes et rouillées, des édifices noircis par le temps ou par le feu, de vieilles arcades fatiguées, d’énormes églises dont on dirait que l’architecture a poussé des profondeurs de la terre ; l’ombre muette des couvens ; des places bizarrement coupées, des quartiers où le Chinois vend l’article de Paris dans de sordides échoppes ; des rues mal pavées où étincellent les devantures des orfèvres ; des carrefours qui sont comme une évocation de la vieille Espagne, la Botica du licencié Fernandez, et plus loin, la Banque britannique ; une rivière dont les courbes fuyantes baignent en souriant des rangées de maisons peintes ; un pont trop étroit pour les attelages qui s’y croisent, les invraisemblables véhicules qui s’y accrochent, les rosses qu’on y fouette, les buffles qu’on y pique ; l’immensité solennelle des parcs tropicaux, leurs voûtes de ténèbres où le vent à travers les branches refoule des vagues de lumière ; le sommeil de l’Océan ; des ponts-levis caducs que la nature enchaîne en ses liens de feuillage, et des routes bordées de villas irrégulières, de massifs de bambous et de cases malaises ; des routes défoncées qui mènent à des églises : voilà ce que j’ai vu, dans un pêle-mêle de couleurs criardes et d’ombres augustes ou charmantes, pendant que mon cabriolet tressautait sur les pavés, s’enfonçait aux ornières, m’éclaboussait tour à tour de boue chaude et de rayons de soleil. Manille n’a point la somptuosité de Colombo, dont la terre rouge entre les cocotiers déroule au soleil couchant des allées tendues de pourpre. Elle n’a pas la dure splendeur de Singapour, factorerie anglaise où les tombes chinoises bornent les lawn-tennis, ni l’éclat neuf de Saigon, ni le pittoresque concentré de Macao, ce guignol de pirates chinois enrichis et de Portugais décavés. Elle a parfois des coins qui les rappellent ; mais les autres villes datent d’hier, sauf Macao, ruine morte. Ici, l’ancienne colonisation espagnole, ébréchée, décrépite, chancelante, reste encore debout. Sa grandeur penche ; sa misère s’étale. La vie laïque y accuse son goût de l’à peu près, son contentement paresseux du provisoire ; la vie religieuse y dénonce on ne sait quel besoin d’enraciner à des biens temporels une ambition d’éternité. Et, surtout, l’Espagne s’y exhale, l’Espagne de Carmen, dont la sensualité exaspérée par le sang des batailles et affinée par l’ombre des cloîtres s’est infiltrée peu à peu jusqu’au cœur des races qu’elle a conquises. Ouvrière de massacres, mais aussi maîtresse de voluptés ! Manille ne serait rien qu’une lamentable ville, sans cette odeur d’amoureux plaisir qui se dégage de ses murs, monte de ses pavés et tombe de ses fenêtres.

Dès les premiers pas que j’ai faits hors des docks, dans une rue déserte, j’étais déjà saisi d’un parfum de poudre de riz et de musc, et je l’ai respiré partout, comme si l’air des Philippines en était saturé. Et partout aussi, le long des routes, au seuil des portes, devant les boutiques, sous les arcades, au milieu des jardins, j’ai rencontré des femmes vêtues d’une jupe à longue queue, d’un tablier noir, d’une chemisette à larges et courtes manches, d’un fichu diaphane, les pieds nus dans leurs pantoufles, les bras nus, la gorge nue, la cigarette à la bouche et des flots de cheveux s’abat tant sur leurs reins. Elles errent indolemment, mais il y a de l’autorité dans leur indolence, de la souveraineté dans leur grâce. Le front bombé, les yeux brillans, le nez béant à toutes les senteurs, les lèvres charnues pour mieux plonger dans les fruits mûrs, elles se sentent fortes du regard des hommes et du scapulaire qui fait une tache noire sous la transparence de leur mantille. On dirait que, si le péché est en elles, ces femmes croient en porter sur elles l’absolution. Les Indiens, eux, l’air doux et abruti, circulent en pantalon et la chemise tombante, comme au saut du lit. Cette chemise, blanche ou de couleur écrue, flotte autour d’eux, parfois plus fine que le lin, plus souple que la soie, parfois empesée et fondue à la façon des nôtres, souvent aussi d’un coton grossier. Un tel accoutrement est-il plus ridicule ou plus indécent ?

Des concerts lointains de tambourins et de clarinettes enveloppent le silence d’une atmosphère de musique. J’ai vu autour d’une église un cortège de bannières et de musiciens en blanc qui s’exerçaient aujourd’hui à fêter demain le saint du faubourg. Au tomber du soir, les rues s’emplissent de la rumeur des piétons, les routes du Fracas des équipages. Espagnols et riches métis se réveillent, se fleurissent, se parfument et courent au sombre rendez-vous que les fanfares leur donnent devant la mer. Tous les effluves de la ville s’orientent et se précipitent vers la Luneta. Ils traversent les ponts, roulent sous les arceaux prodigieux d’un parc qui a la majesté d’une forêt, débouchent sur un rond-point où s’élève le murmure des vagues, et convergent autour d’un kiosque illuminé. Là, sous un crépuscule que bleuit la lumière électrique et que déchire, par intermittences, un orchestre de cuivres, des ombres en foule s’asseyent, se frôlent, propagent un bourdonnement de gaieté, rient aux éclats, tandis que défilent, dans leurs landaus ou leurs cabriolets, derrière deux laquais blancs, des soutanes de prêtres, des épaulettes d’or, des chapeaux hauts de forme et des chapeaux à plumes. Les victorias versent un parfum de robes et de mantilles. Ce n’est pas la brise qui nous caresse, c’est l’haleine des chevelures odorantes. Rompu par la chaleur du jour, et presque suffoqué, je donnai l’ordre à mon cocher de s’éloigner au plus vite. Une riche voiture, qui nous dépassa, m’envoya une telle bouffée d’iris que je pensai défaillir, et l’Indien, se retournant sur son siège, me dit : « C’est le carrosse de l’Archevêque. »

Il se moquait peut-être de moi ! D’ailleurs, il est certain qu’à Manille, la femme et le prêtre se partagent le pouvoir. On sent tout de suite qu’elle est puissante, et lui omnipotent. Il a rejeté, comme une contrainte inutile, la discrétion des manières et l’humilité de l’attitude. La terre et les âmes lui appartiennent. Il se carre dans sa domination. Les soldats qui se traînent sur les trottoirs, les volontaires en gris qui retroussent fièrement leurs sombreros de paille, ne sont que ses gardes du corps ou des ouvriers qu’il met aux grosses besognes. On le rencontre partout, lui aussi. Il passe, le cigare aux dents, renversé dans sa voiture, promenant autour de lui les regards satisfaits d’un parvenu millionnaire. Cet après-midi, au seuil même de l’Hôtel d’Orient, quand nous y entrâmes, un grand diable de capucin, les jambes étendues devant un bock, ferma son bréviaire pour nous dévisager. J’ai croisé des Augustins et des Franciscains : ce sont de beaux hommes, dont la poitrine et les épaules s’accommoderaient aisément des lourdes armures et dont le bras saurait manier la rapière des temps héroïques. Quand on les compare aux chétifs Tagals, on comprend qu’une terreur superstitieuse les ait rendus si longtemps inviolables. Mais comparez-les aux adolescens où Madrid recrute leurs défenseurs ; regardez ces enfans de Séville et de Cadix, épuisés par les privations héréditaires, grelottant de fièvre, trop faibles pour supporter le poids d’un ciel tropical sur leur uniforme de soldat, et vous aurez un tableau vivant du déséquilibrement de la puissance espagnole. Ce soir, comme je revenais du consulat français, j’ai longé de vastes baraquemens élevés sur pilotis, hôpitaux improvisés, déjà trop étroits, bien que bâtis d’hier. Les portes en étaient ouvertes à la fraîcheur de la nuit. D’espace en espace, une lampe, suspendue à une poutre transversale, éclairait de petites masses noires bossuées comme des tombes ; parfois un gémissement, un râle s’en échappait et mourait dans le silence. Soldats tombés sans avoir vu l’ennemi, le soleil de Manille les couche côte à côte. Plus loin, à travers les arbres, j’aperçus un triangle de feu et des murs couronnés de lumière. J’arrivai près d’un pont où des gens qui passaient, étonnés de mes questions, ne surent y répondre. L’un d’eux, cependant, me dit que c’était la fête d’un saint ou d’un padre. La ville était déserte, mais les parfums y rôdaient toujours, et leur langueur pénètre jusqu’à moi par mes persiennes mi-closes.


Dimanche matin.

Je suis descendu dans le premier hôtel de la ville, un hôtel extraordinaire. Il est situé sur une grande place où aboutissent les rues du port. L’entrée en est majestueuse, et plus majestueux les escaliers qui mènent à la galerie du premier étage. Autour de cette galerie, spacieuse et cirée, où les fauteuils alternent avec les plantes vertes, des chambres s’ouvrent à deux battans. Elles sont trop hautes, trop larges, et leur impression de vide est encore accentuée par leurs lits à baldaquin, sans sommier ni matelas, où, le soir, on étend négligemment un drap sur un treillis de canne. La maîtresse de l’hôtel, car c’est une Espagnole qui gouverne, n’apparaît pas, et sa présence ne se soupçonne nulle part. Le long des escaliers, à cheval sur la rampe, le corps penché par-dessus la balustrade des galeries, de petits Tagals, vêtus de blanc comme des pâtissiers d’opéra-comique, la mine futée, vous suivent des yeux ; ceux-ci, commodément installés dans des fauteuils, parcourent un journal : ceux-là, le dos sur un divan et les jambes en l’air, s’éventent de leur mouchoir ; d’autres dorment : ce sont les serviteurs. Un coup de sonnette retentit, personne ne bouge. Le voyageur réitère ; son appel est accueilli par la même indifférence. Il s’impatiente et carillonne. Les têtes brunes des pâtissiers se tournent d’un commun accord vers la porte du carillonneur, mais nul ne fait un pas. Il sort, furieux, attrape le premier qui lui tombe sous la main, lui corne aux oreilles un ordre tonitruant. Alors, vous diriez une nichée de souris blanches affolées par l’apparition d’un chat. Celui qui a reçu l’ordre, encore qu’il en demeure un instant étourdi, le jette à son voisin, qui court le porter à un tiers, qui le transmet à un quatrième. C’est un remue-ménage, un entre-croisement de glissades sur le miroir du parquet, mais, sitôt que le voyageur confiant est rentré dans sa chambre, l’animation tombe et, en un clin d’œil, les petites vestes blanches se retrouvent à leur poste accoutumé.

Réveillé vers sept heures, j’attendais encore mon café vers neuf heures, quand les marchands de journaux nous apportèrent les nouvelles du jour. Hier soir, le fils de l’amiral avait assuré devant moi que dans trois mois on ne parlerait plus de l’insurrection. On prétendait qu’Aguinaldo était en pourparlers avec le gouvernement, et lui proposait la paix pour un million de dollars. Mais je lus dans la gazette tant d’actions d’éclat et de victoires sur les Indiens qu’Aguinaldo me parut le plus impudent des marauds asiatiques d’oser, rossé comme il l’était, demander un million pour ne plus l’être. Il y a des généraux qui semblent doués d’ubiquité, tant leurs manœuvres rapides déconcertent l’adversaire. Aguinaldo tenait d’eux assurément, mais avec cette différence que, partout où il surgissait, la valeur castillane le faisait rentrer sous terre. Battu le matin, à midi, le soir et dans la nuit, il se signalait aux quatre points cardinaux par de merveilleuses défaites, et les événemens de la guerre étaient pleins de miracles. Comment en eussé-je douté devant les listes de décorations nouvelles qui débordaient les colonnes de la presse ? Quelle profusion de médailles et de croix ! Quel pavoisement de poitrines héroïques ! Et comment croire qu’une poignée de mutins continuerait à troubler l’ordre, quand on parlait déjà d’élever un monument en l’honneur des Indiens fidèles ? Le gouverneur, Primo de Rivera, venait d’accomplir un voyage dans les provinces enthousiastes et lançait une proclamation dont le lyrisme, il est vrai, mourait sur ces mots : « Pour lutter contre les infâmes, vous ne marchanderez ni vos vies ni vos biens. »


Dimanche soir.

On m’avait tant parlé des combats de coqs, que j’ai voulu y assister. Ce sont peut-être les seuls combats qu’il me sera donné de voir en ce temps de guerrillas. Les Espagnols affectent de les mépriser comme un jeu ridicule et cruel. Ces tueurs de taureaux dédaignent le sang des bêtes à plumes. Au déjeuner, mon voisin de table, un professeur à la Faculté de médecine, me disait : « Nous laissons ce bas divertissement aux métis et aux Indiens. La passion qu’ils y apportent montre bien leur barbarie puérile. Ils vendraient leur femme et leurs filles pour entretenir leur coq de bataille, et, dans un incendie, c’est lui qu’ils sauvent, avant de songer à leurs enfans. » Je me dirigeai donc vers la gallera à l’heure où les femmes, parées comme pour un bal et plus parfumées que jamais, s’acheminent aux vêpres. Tous les magasins étaient fermés, sauf les boutiques multicolores des marchandes de cigarettes, et sauf, Dieu merci, les échoppes des Chinois, car. en traversant une place, je fus surpris par une pluie torrentielle et ne dus mon salut qu’à l’hospitalité d’un épicier du Céleste Empire. Je pénétrai dans une espèce de bouge qui faisait l’angle d’un pâté de maisons en saillie : point de fenêtres, mais, de chaque côté, une grande porte aux panneaux noircis et fendus ; ni plancher, ni dallage ; la terre nue où s’enfonçaient inégalement les trois pieds d’un escabeau. Derrière le comptoir on entrevoyait des rayons de choses innommables, et les gens de la maison étaient couchés parmi des sacs de pommes de terre, tandis qu’une femme se peignait sur le seuil d’une chambre noire. La place transformée en marais déborda bientôt chez mes hôtes. On ferma les portes, et nous restâmes plongés dans une obscurité nauséabonde, où leurs petites pipes jetaient quelques étincelles. Mais l’eau glissait sous les battans ébréchés, dont on essayait en vain de boucher les brèches avec de la boue. Elle cernait déjà le comptoir, atteignait les sacs : la femme, son peigne entre les dents, vint donner un coup de main aux hommes qui se remuaient en silence et repoussaient le déluge. Enfin la pluie cessa, et je pus m’échapper de cette affreuse boutique, pareille à tant d’autres que la taciturnité chinoise rend presque mystérieuses. Quatre-vingt mille Chinois habitent Manille, quatre-vingt mille témoins impassible du duel entre l’Espagnol et l’Indien. Ils travaillent, pendant qu’on pille et qu’on massacre autour d’eux. Les camps ennemis s’entendent pour ne pas les inquiéter, car ils représentent l’avenir du pays ; ils en assurent les lendemains. Sans eux, nous devrions perdre toute espérance de manger, ne fût-ce qu’une fois par jour, au Grand-Hôtel d’Orient. — On compte cinq élémens en Asie : l’air, le Feu. l’eau, la terre et le Chinois ; et ce dernier, qui permet de s’assimiler les quatre autre-, n’est pas le moins indispensable à la vie des peuples.

Une voiture, rencontrée fort à propos, m’emmena jusqu’à l’extrémité de la ville, « levant une immense baraque de bambous recouverte de chaume. J’y pénétrai. C’était un vacarme assourdissant décris, d’applaudissemens, de surenchères, de trépignemens, de bouteilles entre-choquées, d’appels confus et d’altercations ; puis un silence se faisait, un silence d’attente et presque d’angoisse, au-dessous duquel on n’entendait plus qu’une vague rumeur de foule qui entre, sort, mange, boit, et, tout à coup, le fracas éclatait, plus violent de cette accalmie, et tel que si le toit, soutenu d’une grossière charpente, n’avait par maintes crevasses livré passage à cette poussée de clameurs, il se fût infailliblement effondré. Je me faufilai entre des tables chargées de fruits, de gâteaux poudreux, de bouteilles et de tranches de porc rôti. Les fades odeurs des victuailles mêlées à d’acres exhalaisons de basse-cour me serraient la gorge. Les coqs attachés par la patte aux pieds des tables s’effaraient : d’autres, familiers de l’endroit, picoraient entre les jambes des passans. Des deux côtés s’étageaient des gradins de bois hérissés de Tagals, et, au milieu, je vis, sur une estrade entourée de barreaux comme une énorme cage, et où des escaliers de bois accédaient, un fourmillement de têtes noires, de chemises blanches, de costumes européens, de corps perchés au-dessus de corps accroupis. Plus de deux mille spectateurs se pressaient sur ces gradins ou s’entassaient dans cette cage. J’étais étranger : les rangs s’ouvrirent et, peu à peu, je parvins à l’estrade, où l’on me fit passer au premier rang. On m’offrit même un des deux seuls escabeaux dont on y pût disposer. L’autre était occupé par un grand Espagnol à barbe noire, dont un brassard de crêpe assombrissait la manche. Autour de nous, Chinois, métis, Indiens, se tenaient debout ou assis sur les talons. Les Indiens dominaient ; les métis étaient moins nombreux ; les Chinois en robes éclatantes se comptaient aisément. L’un d’eux puisait dans une large escarcelle, et des diamans étincelaient à ses doigts. Quant aux Espagnols, c’est à peine si j’en aperçus trois ou quatre.

Depuis neuf heures du matin que la gallera est ouverte, les assauts s’y succèdent sans relâche. Les riches amateurs entretiennent des basses-cours de combat, comme les nôtres des écuries de course. Les coqs de Manille n’ont rien à envier aux chevaux de Longchamps : on les traite avec les mêmes égards, on dresse leur généalogie et on paye très cher l’honneur de les posséder. Un bon coq de bataille vaut jusqu’à six ou sept cents francs. Son éducation exige une parfaite connaissance de l’anatomie des coqs et un doigté délicat et sûr. Le cuisinier attaché à sa personne doit veiller à ce que son pensionnaire n’engraisse pas. Tous les matins, le masseur assouplit ses muscles, le maître d’armes fortifie ses ergots. Le jour du combat, un professionnel lui attache l’éperon et complète ainsi la bête d’acier. Jamais, avant le duel, le propriétaire ne souffrira que l’ombre d’une main étrangère s’étende sur son coq, car, si l’on sait l’art d’instruire les gladiateurs emplumés, on n’ignore point les secrets qui les paralysent ou les charment. Un rien peut compromettre le travail de six mois, fausser l’ingénieuse et vivante machine de guerre. Tel coup de pouce l’énervé, telle caresse le fait tomber en langueur. Il faut qu’il arrive intact sur la plate-forme de la gallera. Là, son maître le prend dans ses mains et le présente à un autre coq ; et, quand les deux rivaux impatiens se provoquent du bec et gonflent leurs plumes, on les lâche. Ils se regardent, s’épient, la crête enflée, le cou hérissé comme d’une collerette de fer, les ailes raides, soulevés sur le ressort de leurs ergots ; puis ils se précipitent, s’escaladent, tourbillonnent. Le duel dure un éclair. Souvent le vaincu meurt sans qu’on ait vu le coup qui l’a frappé. Parfois tous deux sont atteints : son adversaire le fût-il mortellement, celui qui fuit a perdu, et il est plumé vif. Blessé ou non, le vaincu est tué. Il ne resterait plus qu’à le mettre au pot ou à la broche, si le maître, désireux de lui épargner cette suprême injure, ne l’enterrait dans son jardin. Sta, viator : heroem calcas. Avant le combat, les paris s’engagent ; les piles de pesos s’alignent devant les duellistes : la lutte finie, au milieu des acclamations et des huées, on règle les comptes. J’avoue, peut-être à ma honte, que j’éprouvais un certain plaisir aux jeux de cette arène, qui, pour être tachée de quelques gouttes de sang, ne m’en paraissait pas moins innocente. Je suis persuadé que les coqs aiment mieux mourir de leur bec ou de leur éperon que de la main d’une cuisinière. Ils y vont d’un si bon cœur ! Et pour qui les considère sans préoccupation de lucre, quelle parodie ou quel raccourci de nos acharnemens et de nos haines ! N’avons-nous pas conçu des dieux qui traitaient les peuples comme des coqs et pariaient, entre deux coupes d’ambroisie, sur leur sauvage manie d’égorgemens inutiles ? Disons à l’honneur de l’espèce humaine que, parmi les coqs qui défilèrent sous nos yeux, quelques-uns témoignèrent d’une admirable sagesse. Ils se toisèrent et se tournèrent Le dos. Nous les vîmes se promener avec cette gravité qui relève dédaigneusement la patte, comme pour éviter les éclaboussures des insultes inintelligentes.

Je me préparais à sortir, quand les cris redoublèrent à l’apparition de deux nouveaux combattans, l’un maigre et noir, l’autre rutilant, empanaché de pourpre, des frissons d’or sur les ailes Le premier avait l’air d’un conspirateur patibulaire, le second d’un Imperator. Les enjeux grossissaient, et un de mes voisins, un métis que je n’avais pas encore remarqué, et dont la tête rase, la face glabre, les yeux faux, la bouche vile, faisaient un type d’affranchi du Bas-Empire, vida sa bourse sur le tableau du coq noir en criant : « Je parie pour l’Indien ! » Les deux adversaires furent lâchés : autour d’eux, les respirations s’arrêtèrent. Les coqs s’observaient, l’œil sanglant, le col allongé, la queue vibrante, et, brusquement, le noir plia les jarrets, courba son jabot jusqu’à terre sans cesser pourtant de fixer son ennemi. Ce dernier, les plumes droites comme les dards d’un porc-épic, plongeait sur lui, le bec en cisailles. Après un moment d’attente, une tempête de sifflets assaillit le piteux combattant, qui ne parut pas s’en émouvoir. Comme la situation menaçait de s’éterniser, on les reprit, on les excita derechef ; mais à peine lancés l’un contre l’autre, le coq noir retomba à genoux, sans doute hypnotisé par le panache et les chamarrures de son rival. Le public l’accablait de quolibets et de rires. Ceux qui avaient parié pour lui vociféraient des injures. Et l’on applaudissait le coq vermeil, qui. dégoûté de tant de couardise, avait rabattu ses plumes et se pavanait devant les spectateurs. « Ce n’est pas ma faute, disait-il, je ne demandais qu’à me battre. Mais que faire contre un tel lâche ? Ne serait-ce point souiller ma gloire que d’exécuter un ennemi indigne de moi ? Jugez-en, nobles seigneurs. » On les ressaisit une troisième fois, on aiguisa leurs becs l’un sur l’autre, on rattacha l’éperon du misérable, on le flatta en sifflant entre les dents ; mais, dès qu’ils furent abandonnés à eux-mêmes, le coq noir s’aplatit de nouveau, l’œil toujours dardé sur l’Imperator. Celui-ci s’approcha pour en finir, puisqu’on y tenait absolument ; il crispa ses ergots, tendit la tête, et, soudain, saisi de panique, tourna sur lui-même et se sauva comme une perdrix dans un sillon. Ce fut du délire, une mêlée indescriptible, une grêle de cannes, de chapeaux, de foulards, de paquets de cigarettes. Les spectateurs se culbutaient d’ivresse. L’endroit de la cage réservé aux exploits des volailles fut envahi par des gens qui se fendaient en grands écarts ou qui marchaient la tête en bas, les pieds en l’air. Et mon métis se mit à crier d’un mauvais rire : Viva la España !


Lundi.

J’ai essayé de me procurer un plan de la ville et l’on m’a répondu que le gouvernement militaire avait acheté tous les plans et toutes les cartes. D’ailleurs, les librairies ne sont guère que des magasins de papetiers. L’Espagne redoute l’imprimé. Les hauts fonctionnaires qui, par hasard, veulent s’instruire, ont recours aux consuls européens pour tromper l’étroite surveillance de la censure. Il me souviendra longtemps d’une halte que je fis dans la boutique d’un libraire, près d’une église dont la masse écrasait le carrefour. Je priai le marchand espagnol de me montrer ce qu’il avait sur Manille et les Philippines. Il m’apporta avec un triste sourire quelques tomes dépareillés et des brochures où le titre disparaissait sous la crasse du temps. Les volumes, dont j’apercevais les rangs éclaircis dans la pénombre du magasin, n’étaient, à l’exception des missels et des ouvrages de piété, ni plus frais ni plus attirans. Leur poussière ne ressemblait point à celle qui fait, des rayons de nos vieux bouquinistes, un cellier d’élixirs très anciens : elle sentait le commerce déchu et l’indifférence pire que la mort. L’homme, qui suivait mes regards, haussa les épaules d’un air découragé. « Ah ! monsieur, me dit-il, à vous qui êtes Français je puis parler librement : j’ai honte de vous recevoir dans une aussi pauvre boutique ; mais, dans ce pays-ci, il n’y a point de place pour les libraires. Vous ne trouverez rien chez moi ni chez mes confrères ; et c’est grande pitié que nous en soyons réduits à vendre des almanachs et les laides images que je m’excuse de mettre entre vos mains. »

Si la librairie périclite à Manille, en revanche, je sais des industries qui prospèrent. Les femmes y tissent avec des libres d’ananas ces tissus légers dont elles pressent leur sein et parfument les airs. J’ai visité, calle San Sebastiano, au premier étage d’une grande maison silencieuse, des chambres qui ne sont pas balayées deux fois l’an et où les petits doigts des Malaises réalisent des merveilles. Leur maîtresse, une vieille métisse édentée, a déployé sous mes yeux des pannelas, simples fichus, qui valaient plus de cent dollars, des mantilles presque irréelles de transparence, des mouchoirs comme devaient en porter les fées, du temps qu’elles dévidaient sur leurs fuseaux les fils de la Vierge et qu’elles se faisaient des robes dans les claires vapeurs du matin. Mais j’aime encore mieux les chemisettes, les panuelas et les mantilles du quartier San Cristo, à cause de celles qui les vendent et qui ont toutes leurs dents, et même des griffes, et aussi des mines de chattes sombres énamourées. Elles sont assises derrière un comptoir, sous des abris de planches et des auvens de loques, et leur ramage, leurs œillades, leurs douces pâmoisons quand on ose marchander, leurs défaillances voluptueuses quand on achète, contrastent avec l’apathie des Chinois qui fument des cigarettes devant leurs étalages de chapeaux de paille.

Je ne me lasserais point de ce quartier, si le soleil n’y tombait à pic et si la soif ne me ramenait à la brasserie de San Miguel, dans la rue de l’Escolta. C’est la rue commerçante de Manille, la seule continuellement animée, la seule aussi dont les séductions soient fortes sur tous les sens. En face du Grand-Restaurant de Paris et des cafés où se pressent les gardes nationaux, les femmes achalandent les magasins de nouveautés et les hommes les orfèvreries. Si l’Indien cède sa femme pour un coq de combat, l’Espagnol vendrait son âme pour un bijou. Les plus humbles fonctionnaires ont les doigts ornés de bagues et des cravates piquées de brillans. La douane surtout se distingue par la richesse de ses joyaux : ses officiers sont tous mariés à la contrebande et ne mettent aucune vergogne à porter sur eux leur corbeille de noces. Ce n’est pas chez Figaro qu’il faut aller étudier les types de Manille : la boutique de M. Josse vous en apprend plus long. Là, surtout, se nouent les intrigues, s’échangent les promesses silencieuses. La métisse ou la jeune Espagnole qui y entre se sent parfois suivie, quand elle en sort, du bijou qu’elle a trop regardé. Autour des vitrines, ce foyer de convoitises, une amusante familiarité s’établit entre le marchand et l’acheteur ou l’acheté. L’orfèvre traite d’égal à égal avec les maîtres du pays : il les tient sous la domination de ses enchantemens ; il les tient aussi par leurs secrets qu’il devine et par les fils d’or dont il les a liés dans l’ombre. « Eh, como va, don José ? — Muy bien, amigo. » Don José est le gouverneur d’une province voisine, on peut lui accorder un crédit sans limites : ses administrés payeront. Entre don Pepe, du gouvernement civil, l’homme le plus occupé de Manille et le plus amoureux. D’une élégance raffinée, rehaussée d’un peu de raideur militaire, il porte une moustache dont on sent bien qu’à aucun moment de sa vie il ne s’est désintéressé. Sa canne de bambou, entre ses mains gantées, a des allures conquérantes. Ancien consul, il en a gardé le titre pour ses intimes. Il ne s’assied point, il tombe sur le siège qu’on lui avance et respire le parfum d’ilang-ilang qui s’envole de son mouchoir. « Mon bon ami, murmure-t-il, j’ai besoin d’un bracelet incrusté de perles. Vous savez que je ne puis résister à la prière de deux beaux yeux. Voyez vous-même ce qu’il me faut : je me fie à votre goût, car, pour moi, les soucis du gouvernement m’absorbent, que dis-je, ils m’écrasent ! Mes amis me répètent : « Consul, vous vous tuerez ! » Mais le consul est encore solide et le consul n’a pas le droit de rester assis ! Il se lève et, avisant un médaillon posé sur un fond de velours rouge : « Que voici un bijou qui aurait bel air au cou d’une jolie femme ! — Prenez-le, don Pepe, vous trouverez toujours où le suspendre. » Et don Pepe prend négligemment le médaillon : le Trésor payera. — Le Trésor ou Rozalès.

Vous ne connaissez pas Rozalès ? Le gouvernement avait donné à ce métis la garde de la Caisse des Dépôts et Consignations. On vivait alors sous un gouverneur ennemi de la pauvreté, qui aimait tant les cadeaux qu’on ne se tenait point de lui en offrir à son anniversaire, à celui de sa femme et à ceux de ses enfans. Il avait institué à Manille un nouveau calendrier, et, s’il n’eût émigré à Cuba, nul doute qu’on aurait bientôt célébré les anniversaires de ses aïeux jusqu’à la dixième génération. Rozalès, qui possédait en caisse un million cinq cent mille dollars, commença par lui en verser quarante mille et, fort de cet exemple, en mit quarante mille de côté pour lui-même. Les notables de la ville flairèrent l’aubaine, et cet homme qui suait l’or eut bientôt à ses talons leur meute silencieuse et servile. On lui écrivait : « Cher ami, remettez dix mille pesos au porteur. » Le cher ami n’hésitait pas, mais il s’en allouait aussitôt dix mille autres, par un acte de justice distributive dont on ne saurait trop apprécier la régularité. Les versemens qu’il s’octroyait n’excédèrent jamais ceux qu’il fit aux autorités espagnoles. Quand un inspecteur des finances se présentait, Rozalès lui offrait un cigare et lui montrait les sacs du Trésor. L’inspecteur les comptait et ne les ouvrait pas. Un jour qu’il commit cette indiscrétion, il n’y trouva que de gros sous. Rozalès fut rattrapé sur un navire en partance, ou plutôt sa maladresse le dénonça à des gens qui ne le cherchaient point. Au moment de quitter le paquebot, un carabinier, se souvenant qu’il avait oublié son fusil dans une cabine, y court, frappe à la porte, n’obtient pas de réponse, s’impatiente, appelle ses camarades, et, quand ils entrent enfin, ils découvrent, à quatre pattes sous le lit, le grand financier qui tremblait de tous ses membres. Le gouvernement n’eut garde d’instruire un procès qui eût été plus encore le sien que celui de Rozalès. On le mit en prison et on fit un emprunt. Son souvenir est resté populaire à Manille ; on le regrette comme une Providence disparue ; et un jeune industriel de mes amis, en quête de capitaux, s’entendait dire : « Quel dommage que vous ne soyez pas venu plus tôt ! Rozalès vous aurait tiré d’affaire. »


Mardi.

À qui appartiennent les Philippines ? Je croyais, en venant à Manille, qu’elles étaient la propriété de l’Espagne. La propriété nominale, oui. Le monde civilisé, qui dresse des cartes, admet, sur la foi de je ne sais quels historiens et de je ne sais quel contrat, qu’elles sont terre espagnole, mais le sultan de Mindanao et des groupes d’îles de Jolo et de Soulou prétend le contraire, et sa prétention se fonde sur ce fait indéniable qu’il a depuis trois cents ans maintenu son indépendance. Les Espagnols ont retrouvé les Mores aux Philippines et ne les en ont point chassés. Les Negritos disséminés dans les montagnes ne reconnaissent point de maître. À deux journées de Manille, les Igorrotes s’administrent eux-mêmes et reçoivent fort mal les hôtes que Dieu leur envoie. De tout temps des bandes de brigands ont sillonné les îles, hanté les alentours de Manille, pénétré même dans la ville. L’Espagne détient des rivages, mais, à moins qu’on ne m’abuse, l’intérieur lui échappe. Les races les plus diverses y vivent sans s’y confondre. La langue espagnole, qui y déferle depuis trois siècles, n’en a point submergé les idiomes. Sur 56 districts, j’en compte à peine 6 où l’on parle un peu chrétien, puisque c’était jadis parler chrétien que de parler espagnol. Si les indigènes sont demeurés réfractaires au castillan, leurs conquérans les ont payés de retour, et très peu s’expriment en tagal ou en visaya, qui sont les idiomes les plus répandus. Puisque les Espagnols affirment leur souveraineté effective sur ces îles, pourquoi n’ont-ils pas encore achevé de les explorer ? En ont-ils fixé une carte précise ? Et la meilleure preuve enfin que leur empire est illusoire, c’est que l’insurrection contre laquelle ils se débattent n’en a bouleversé qu’un canton limité ; non que les peuplades voisines s’intéressent à leur cause, mais parce que ces personnes indépendantes se soucient fort peu de ce qui se passe chez les étrangers. Ils ont pour eux les Visayas, qu’ils enrégimentent et qui forment des bataillons redoutables. Mais demain peut-être les Visayas se soulèveront. L’Espagne se trouve aux Philippines, trois siècles après sa conquête, dans la même situation qu’un peuple en face de peuplades qu’il veut conquérir : il connaît mal le pays et ne peut compter que sur leur indifférence réciproque pour les réduire l’une après l’autre. Que parle-t-on de Philippins insurgés ? Il n’y a pas de Philippins. Seuls, les Tagals de quelques districts ont pris les armes ; et, s’il faut plaindre l’Espagne, d’être tenue aussi longtemps en échec par le dixième de l’unique peuplade qu’elle ait absolument englobée, on ne peut que sourire de l’ambition d’un Aguinaldo d’établir une République des Philippines !

J’ai repris l’histoire ancienne de la colonie ; et l’émotion que j’avais ressentie naguère à la lecture de la conquête du Pérou, m’a remué le cœur de la même admiration et de la même tristesse. Avec quelle folie d’héroïsme, d’avarice et de foi, l’Espagne du XVIe siècle s’est précipitée sur le sommeil des continens et des îles neuves ! Jamais nation n’étreignit plus éperdument son rêve de grandeur. Une heure sonna dans sa vie où toutes les illusions lui furent permises, même celle que Dieu souriait à ses massacres. Nous aussi nous avons massacré, comme les Anglais et les marchands de Hollande : quel est donc le peuple dont l’histoire, surtout l’histoire coloniale, n’ait pas les mains rouges ? Mais l’Espagne a introduit dans ses meurtres une idée d’holocauste. Elle avait allumé à ses autodafés la torche dont elle incendia tant de villages indiens. Sa croix ne fut pas moins sinistre que le croissant. D’ailleurs, le sang more coule encore aux veines de ses fils, et, si leur hérédité africaine leur a rendu plus facile l’acclimatation sous les tropiques et l’Equateur, elle les a brûlés d’un fanatisme que les influences occidentales n’ont pas éteint, mais que n’alimente plus L’étonnante énergie d’autrefois. Ce sont aujourd’hui des fanatiques énervés, des âmes violentes et molles, des autoritaires faibles.

Aux Philippines, les Espagnols accomplirent tout d’abord les prodiges dont ils étaient coutumiers. Leur Juan de Salcedo, ce Cortès de L’Archipel, remonta les côtes, soumit des tribus sauvages, . construisit des forts, repoussa la flotte du pirate Limahon qui menaçait Manille. Cette première conquête fut comme un chemin frayé à coups de hache dans la splendeur d’une forêt vierge. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, le gouverneur de Manille, qui décide à sa fantaisie de la guerre et de la paix, traite en souverain avec le roi du Cambodge et l’empereur de Chine. Ses soldats sont soutenus par des prêtres, sortis souvent des rangs du peuple, que la fortune n’a pas encore déformés et chez qui les privations entretiennent la flamme de l’apostolat. Ils sont capables de fureur dévotieuse, mais aussi des plus rudes sacrifices. Ils persuadent moins l’idolâtre qu’ils ne le magnétisent. Leur geste de bénir étend sur lui l’ombre irrésistible d’une âme de proie. Ils apprennent sa langue, vivent de sa vie ; bien plus, ils le protègent contre les rapines de leurs compatriotes. L’organisation politique du pays semble favoriser l’entreprise des conquérans : tribus dispersées, pas de familles régnantes ni de caste sacerdotale dont il faille anéantir le prestige et dont les ruines couvent les insurrections futures. Ils se contentent d’anéantir l’autorité des chefs et de réduire en vasselage leur aristocratie héréditaire. Même leur générosité ou leur intérêt supprime l’esclavage. Sous leur pouvoir qui se surveille encore, les Tagals et les Visayas jouissent d’une sécurité dont les avaient sevrés leurs guerres intestines. Mais peu à peu, la foi religieuse s’apprivoisant aux douceurs du monde, les routiers descendus à l’état de fonctionnaires, l’histoire des Philippines n’est plus qu’une suite d’expéditions malheureuses contre les pirates, et de luttes entre le pouvoir civil et le pouvoir monacal. Les Espagnols oublient, dans leur fièvre d’assouvissemens immédiats, que les deux tiers de l’archipel restent à conquérir. Leurs historiens eux-mêmes nous décrivent Manille, « cette perle de l’Orient, » comme une sentine de vices et de sales passions. On s’y déchire à qui l’emportera du clerc ou du laïc, et, si les Indiens et les métis sauvent du pillage une partie de leurs biens, c’est à cette rivalité qu’ils le doivent. La dîme ecclésiastique et l’impôt séculier se guettent, s’intimident et souvent se neutralisent. Mais le fonctionnaire qui change ne saurait lutter avantageusement contre le moine qui demeure. L’individu est maté par la communauté, l’esprit d’indiscipline par l’esprit de corps, les cupidités solitaires par l’avarice organisée, un gouvernement où tout est à vendre par des congrégations qui peuvent tout acheter. Certes, on vit passer à Manille des hommes probes qui tentèrent de mettre dans la vie plus de justice et de bonté. Ils n’y laissèrent pas même le souvenir de leur ombre. Les Espagnols subjugués consentirent à la déchéance de l’autorité civile ; mais, leur cause tombée à terre, ce fut l’Indien qui la ramassa. L’abaissement du pouvoir laïque apaisait le conflit dont il avait toujours profité ; rien désormais ne le garantissait plus de la rapacité de ceux qui n’avaient défendu en lui que leur proie du lendemain.

Et sur ce point que de faits significatifs, d’aveux recueillis aux lèvres mêmes des Espagnols ! La franc-maçonnerie, dont plusieurs gouverneurs encouragèrent le développement, n’était pour eux qu’un moyen détourné de ressaisir un peu de leur puissance évanouie. Je ne crois pas que ses associations, suivant le mot du maréchal Blanco, aient exalté la sauvage poésie de l’Indien ; mais il est évident que l’Indien a découvert dans ce bric-à-brac mystérieux des argumens faciles à fourbir et à tourner contre ses maîtres. Un officier de marine espagnol me contait que, son frère étant venu s’installer au nord de l’île de Luçon, pour y exploiter la terre, les moines interdirent aux Indiens, sous peine d’excommunication, de travailler sous ses ordres. Il fut obligé de reprendre le chemin de Manille. J’ai sous les yeux le manuscrit d’une supplique écrite, du fond d’une prison, par un métis de la province d’Hocos et qu’avec une touchante ingénuité il adressait à la Reine. Pauvre cahier, maculé de taches, marqué de l’empreinte de tous les doigts qui l’ont feuilleté, car on se le passe sous le manteau dans ce monde d’insurgés tacites que renferme Manille. J’y relève, formulés sans phrases, les griefs des conjurés contre les moines : on les accuse d’avoir haussé le prix des fermages sans tenir compte de la crise financière, du ravage des sauterelles et des maladies qui ont compromis la culture du caféier et du chanvre ; d’exiger de nouveaux impôts sur les arbres que plantent leurs locataires et qui embellissent la propriété ; de fixer eux-mêmes la valeur des produits ; de s’opposer à toute industrie susceptible d’enrichir le pays, mais capable de l’ouvrir aux laïques, « qui pourraient ainsi juger de leur conduite ; » de refuser aux indigens la sépulture gratuite ; d’arracher aux Philippins des terres héritées de leurs ancêtres et de faire déporter ceux qui saisissent les tribunaux de leurs revendications. Les Tagals élèvent aussi la voix au nom de leurs prêtres indigènes, écartés des riches paroisses, exilés loin de leur famille, persécutés comme complices des insurgés qu’ils confessent. Hélas ! ce qu’affirment les Indiens, involontairement les Espagnols le confirment. C’est un spectacle assurément étrange que celui de ces deux partis asservis et ruinés par le même adversaire et qui s’égorgent sous les yeux du vainqueur. Et il faut voir avec quelle âpreté le vainqueur, qui n’a plus rien à craindre des Espagnols, les presse d’agir et au besoin leur en fournit les moyens ! C’est un moine, un Augustin, Mariano Gil, qui découvre les papiers de la conspiration du Katipunan. Aussitôt le gouverneur est sommé de sévir.

Je ne sais rien de plus curieux à lire que le mémoire présenté au Sénat espagnol par le maréchal Blanco. Blanco avait pris le pouvoir le 8 mars 1893, au moment où les loges maçonniques commençaient à bruire, presque à la veille du grand éclat. Intelligent, légèrement sceptique, plus soucieux de tranquillité que de gloire militante, et moins désireux de s’illustrer dans une sanglante répression que de léguer à son successeur une situation dont la diplomatie seule pouvait retarder le cataclysme, assez bon homme au fond, peut-être aurait-il pu, de l’avis même des insurgés, détourner de l’Espagne le fléau de la guerre, si les intéressés, le sentant se dérober à l’éperon, n’avaient soudoyé contre lui l’animosité des folliculaires, l’insulte de la foule, les clameurs des étudians, et jusqu’aux défiances de ses généraux. Quand, en 1897, il revint à Madrid, devancé et poursuivi par des accusations d’apathie, de mollesse et d’imprévision, il composa ou fît rédiger ce mémoire justificatif. C’est sa cause qu’il plaide, et un peu celle de la justice et de l’humanité. À côté d’enflures et de phrases déployées en fraises espagnoles, on ne saurait rester insensible aux accens presque douloureux de cet homme empêché de tout dire et contraint, pour se faire pardonner son aversion des tyrannies impitoyables, d’étaler et même de grossir le nombre de ses morts. Le plaidoyer est véhément, tenace, étincelant de colère, traversé d’une éloquente indignation dont parfois l’écho sonore réveille, à l’horizon des souvenirs, les fanfares du Romancero. « Quoi, nobles sénateurs, on accuse de mollesse un général qui a commandé quatre armées, soutenu des campagnes difficiles sans qu’un homme ait bronché, gouverné la Navarre, l’Aragon, l’Estramadure, la Catalogne et Cuba !… » Du reste, avant l’insurrection n’a-t-il pas déporté mille quarante-deux personnes ? N’en a-t-on pas fusillé trente-sept durant le mois de septembre ? Que veut-on de plus ? La force et l’énergie se prouvent-elles par des fusillades ? La politique d’attraction qualifiée aux colonies d’arlequinade ridicule le cédera-t-elle toujours à la politique de répulsion et de terreur ?… C’est un moine, le R. P. Augustin Fray Eduardo Navarro, qui, dans son livre intitulé Filipinas, avait dressé le réquisitoire contre Blanco. C’est à l’instigation des moines que, le 31 octobre, on télégraphia de Hong-Kong à Madrid : « Situation s’aggrave, rébellion s’étend ; apathie de Blanco inexplicable ; urgent de conjurer le péril en nommant un chef. » Le « chef » attendu, si vivement désiré, fut le marquis de Polavieja. Exalté par les uns pour ses inexorables rigueurs, très sévèrement jugé par les autres pour le résultat qu’il en obtint, ce général, sous le gouvernement duquel il est vraiment fâcheux qu’on ait fusillé Rizal, la plus noble, peut-être la seule noble figure de l’Insurrection, ne lassa point la furie des Indiens.

Les Espagnols avaient spéculé sur l’inconstance malaise : ils commencèrent à trembler. Polavieja couvrit sa retraite en demandant à Madrid de nouveaux renforts : on ne lui envoya qu’un successeur. Primo de Rivera. Le sang n’ayant pas éteint l’incendie, s’agirait-il désormais de l’étouffer avec de l’or ? Ce serait peut-être dans la tradition de la politique espagnole[1]. Mais je ne puis croire que Primo de Rivera, pendant qu’il proclame la guerre à outrance contre « les Infâmes, » traiterait avec eux.


Mercredi.

Je demandais à un batelier indien :

— Es-tu du Katipunan, toi ?

— Non, señor, je suis de la buena gente

— À qui préfères-tu obéir : aux insurgés ou aux Espagnols ?

— Aux Espagnols, señor ; ce sont de bons maîtres.

Je posais la même question, moins brusquement, à un métis très parfumé. Il me répondit :

— Moi, du Katipunan ? Non, monsieur : j’ai une place au gouvernement.

Les rebelles se recruteraient-ils parmi les candidats évincés ? La vérité est que l’insurrection est bien moins populaire qu’aristocratique. Le gouvernement a pour lui beaucoup d’indigènes dont la fidélité est un phénomène essentiellement budgétaire, et beaucoup qui pensent, comme mon batelier, que tout va pour le mieux dans un monde où les coqs se battent fort gaillardement et où les saints sont assez accoutumés de se promener en grande pompe à travers les rues. D’ailleurs, l’union des métis et des Indiens date d’hier. Tous les voyageurs qui ont visité Manille avant qu’on y soupçonnât une rébellion prochaine ont été écœurés de la brutalité des métis envers leurs subordonnés indiens. Et ces métis eux-mêmes, que de rancunes ou d’intérêts les divisent ! Marcello R. de Pilar, que Blanco appelle le plus intelligent des séparatistes, écrivait à un ami, en 1894 : « La retraite des uns, l’indifférence des autres, et des plus riches, vont faire le vide autour de notre cause. Il y a là de quoi pleurer des larmes de sang ! » Les Pedro Rojas et les capitalistes de l’archipel, décorés par le gouvernement, n’éprouvèrent aucune envie de hasarder leurs millions dans une lutte incertaine. Qu’ils aient en sous-main versé leur obole à la caisse de l’insurrection, ce n’était de leur part qu’une précaution de financier qui tient à s’assurer contre les éventualités de l’avenir. La grosse richesse est conservatrice. Mais entre elle et le peuple s’échelonne une classe de gens assez fortunés pour s’instruire, assez instruits pour prétendre aux honneurs : petits propriétaires, vieilles familles indépendantes, bourgeois campagnards, maires de villages un peu chefs de tribus, qui ont vécu loin de Manille, à l’abri des pestilences espagnoles, disons mieux, des contagions européennes, car, aussi bien à Hong-Kong qu’à Singapour, à Saigon qu’à Shanghaï, la fréquentation des blancs ne vaut rien pour les jaunes, et j’admire que tant d’orateurs puissent encore, dans nos parlemens, s’étendre sur les bienfaits moraux de la conquête ! Ce sont tous ces possesseurs terriens, dont les fils ou les amis avaient voyagé en Europe, tous ces meuniers sans souci, obligés de ruser ou de lutter contre les empiétemens du pouvoir, trop restreints dans leur avoir pour partager avec lui, ou trop fiers encore pour lui payer une rançon, ce. sont eux qui, groupant les mécontens, les ratés, les demi-savans et leur maisonnée indienne, sûrs de leurs montagnes, plus sûrs de l’ignorance des Espagnols, ont affronté la ruine sanglante et organisé les guerrillas.

Leur besoin d’être commandés a fait naître un commandant, Aguinaldo. Cinquante ans plus tôt, l’ambition de ce jeune maître d’école n’eût été que celle d’un capitaine de bande. Sous l’influence des idées européennes, qui par le canal de Suez ont débouché sur toute l’Asie, il aspira au titre de fondateur d’une République. Je crains qu’il ne s’illusionne ; mais je m’en voudrais de railler ce chef de vingt-sept ans qui, tourmenté de la gloire des Washington et des Bolivar, a puisé dans leur exemple assez de force pour discipliner son armée et pour épargner à sa cause la honte des excès où s’ensanglante le grand nom de l’Espagne. Les bandits, dont la police espagnole n’a jamais purgé les îles, peuvent se réclamer de lui : ils ne trompent personne. On sait qu’Aguinaldo se montre aussi généreux que Ménélik envers ses prisonniers et qu’il répugne même aux représailles. Un de ses premiers actes d’autorité fui de faire condamner et fusiller un certain Bonifacio, grand maître du Katipunan, qui ne rêvait que pillage et assassinat. Il entretient précieusement les croyances religieuses au cœur de ses Indiens ; il se rend compte que son prestige s’amoindrirait de la diminution de la foi. Toute autorité humaine confine au surnaturel : il y a de l’inexplicable dans le fait qu’un homme impose son fier ascendant à d’autres hommes. Ces âmes tagales, tout embrumées de mystère, attribuent au jeune héros un pouvoir surhumain. Il a beau vivre sous leurs tentes, participer à leurs labeurs, fondre les balles, boulanger le pain noir, cuire des graines de maïs ; déjà sa physionomie s’estompe d’un brouillard fabuleux. Il se dirait invulnérable, que ses Indiens le croiraient[2].

D’ailleurs les nouvelles qui se répandent, les mots d’ordre qui se transmettent, revêtent en ce pays une forme légendaire. Avant l’insurrection, le bruit courait au faubourg de Tondo qu’on voyait vers dix heures du soir une lumière pareille à une femme échevelée de serpens. Et, par là, tout le monde devinait que l’heure était proche. Un autre bruit circula, qu’à Biacnabato, une femme avait accouché d’un enfant habillé en général. Et cela signifiait que les armes avaient débarqué. Ces contes, ces apparitions surexcitent l’imagination populaire, qui en laisse bientôt tomber le sens caché pour n’en retenir que la fantasmagorie. On a écrit que la conquête espagnole avait dépouillé de leur poésie native les races asservies et qu’elle leur avait décoloré l’âme. Il arrive toujours une heure où l’esprit de la race renaît avec une impatience de vie. La terre même lui communique une sève nouvelle. Les Espagnols ont à lutter aujourd’hui non seulement contre des hommes, mais encore et surtout confie les fantômes du passé, la nature réveillée de son sommeil, les légendes descendues de leurs montagnes, les morts sortis de leurs tombes. C’est pourquoi le soldat, débordé par la tâche, se bat mollement, alors que les insurgés déploient dans la bataille un si furieux courage, qu’on les a vus, le couteau à la main, se ruer sur des lignes de fusils qui les couchaient en joue, et revenir au camp sans blessure, mais couverts de sang.

La guerre a ceci de bon qu’elle développe prodigieusement l’énergie, et, pourvu que sa cause soit légitime, prête de la valeur morale à des individus qui, sans elle, n’en auraient aucune. Les métis et les Indiens que l’on croise partout à Manille ne diffèrent, ni par la nature ni par l’éducation, des Tagals d’Aguinaldo. Ils ont, comme eux, des têtes fines, des corps pétris d’une grâce de femme, et souvent, plus souvent, comme eux aussi, de larges faces glabres, des fronts d’hydrocéphales, une lèvre supérieure si distante du nez, que toute la physionomie en contracte un air douloureux ou stupide. Et cependant, résidens étrangers et Espagnols s’accordent à les juger faux, paresseux, cupides, joueurs. Ils prostituent leurs femmes à l’Européen, et leurs femmes se livrent avec d’autant moins de scrupules que c’est un honneur pour elles de mettre au monde un enfant qui ait un alto nariz. Ils suintent le vice. Je dînais ce soir près d’une aimable femme, une Européenne, qui me faisait le récit suivant : « Nous demeurons près d’un poste de gendarmerie, et la fenêtre de ma chambre donne au-dessus de la cour où se réunissent les officiers et les soldats. J’y ai vu amener des Indiens, sans doute des suspects. On les étendait, l’un après l’autre, sur un banc, et des soldats leur frappaient de verges la plante des pieds. Le patient hurlait, les soldats riaient. On lui ordonnait de compter lui-même, et à haute voix, les coups dont il était cinglé. Le malheureux arrivé à quarante, quarante et un, quarante-deux, ivre de douleur, s’embrouillait dans son calcul. Je leur ai crié : « Vous êtes des misérables, des assassins ! » Les bourreaux ont levé la tête et se sont mis à rire. » La jeune femme s’arrêta un instant, les yeux mi-clos, d’une pâleur encore frémissante : « Hélas ! monsieur, reprit-elle, je ne vous ai pas dit le plus horrible. Il y avait là des gens qui riaient plus haut que les officiers et les soldats : c’étaient les Indiens attendant leur tour, et, derrière eux, dans la rue, des enfans et des femmes… »


Jeudi matin.

Les Espagnols sont charmans : j’ai revu don Pepe. Il était assis devant un bureau-ministre encombré de papiers officiels. Je ne peux pas dire qu’il y trônait, car sa dignité naturelle est tempérée d’une indulgente bonhomie ; je ne peux pas dire non plus qu’il s’y carrait, car il n’a point ces façons de métis important ou de financier parvenu. On le sentait là chez lui. entouré d’hommages flatteurs qu’il ne tenait point à distance, noble et familier, conscient de sa responsabilité formidable, mais habitué au fardeau de l’empire, Atlas homme du monde. Il m’accueillit par ces mots qui me firent grand honneur : « Vous êtes la France, moi l’Espagne ; serrons-nous la main. » Et nos mains s’unirent par-dessus des liasses qui représentaient, je pense, les Pyrénées. « Eh bien ! me dit-il, comment trouvez-vous les femmes de Manille ? » — « Exquises ! » — « C’était l’opinion du consul et du chancelier japonais de Hong-Kong, MM. Shimizu et Yamada, quand, l’année dernière, ils visitèrent Manille. Son Excellence le gouverneur civil leur demanda ce qui les avait le plus frappés dans leur voyage, et tous deux tombèrent d’accord que rien n’était plus frappant que la beauté des femmes. » — « N’étaient-ils point venus pour juger aussi de la force des hommes ? » — « Je vous entends, dit don Pepe en effilant sa moustache ; mais on les surveilla d’assez près, et, dès qu’ils eurent repris la mer, on s’assura d’un certain flibustier, Balbino Ventura, que les avait reçus dans sa province. Cet homme, jeté en prison, nous joua le mauvais tour de s’empoisonner. Les Japonais sont une race inférieure, monsieur ; les Tagals en sont une autre, et deux races inférieures se découvrent aisément des affinités secrètes et de communs intérêts contre une race supérieure. » — « Je vois cependant, lui répondis-je, que l’infériorité de la race n’empêche pas de sentir la beauté, puisque M. Shimizu… » — « Vous avez mille fois raison : la beauté s’impose. Mais avouez que ces pleutres de Malais ne méritaient pas que Dieu leur donnât de telles compagnes ! » — « Dieu pensait aux espagnols. » — « Por Dios, monsieur, les Espagnols ont trop à faire, et je souhaiterais que la Providence eût mieux proportionné leurs forces à leur labeur ! — « Il est vrai qu’en temps d’insurrection… — « Oh ! m’interrompit de nouveau don Pepe, l’insurrection, comme vous appelez ce brigandage, n’en a plus que pour peu de temps. Nous l’avons enfermée dans un circulo pequeño : nous la tenons à la gorge. Notre organisation militaire est incomparable. Je vous recommande tout particulièrement nos hôpitaux. » — « Aguinaldo se laissera-t-il donc acheter ? » — « Il n’en vaut pas la peine, me dit gravement don Pepe. J’ignore ce qu’on décidera ; moi, je le fusillerais. » — « Mais les causes de l’insurrection, de ce brigandage, comme vous l’appelez, disparaîtront-elles ? » — « Monsieur, s’écria don Pope, nous sommes tous coupables et je ne doute point que nous nous amendions. Nous ne prenons pas modèle sur l’Angleterre qui fait de ses Cynghalais de misérables pousse-pousse ! » Je n’osai l’interrompre pour l’avertir qu’il se trompait peut-être sur la colonisation anglaise, car, en ce moment, il n’écoutait que son éloquence : « Nous avons instruit nos Indiens, nous les avons nourris de principes religieux, nous les avons reçus à nos tables, nous avons tout partagé avec eux, nous leur avons assuré le confort et la sécurité ; et, puisque ces coquins aspirent aujourd’hui à se replonger dans leur boue, qu’ils nous rendent au moins l’argent qu’ils nous ont coûté et le sang que nous avons versé pour eux ! Plus d’indulgence, dût notre humanité en souffrir ; plus d’instruction, dût le cœur de nos prêtres en saigner ; une justice inexorable, et une armée qui ne soit pas formée de conscrits ! N’est-ce pas une pitié, monsieur, qu’on nous ait envoyé d’Espagne des enfans qui, au premier coup de feu, se pressaient autour de leurs chefs comme les abeilles autour de leur reine et croyaient voir le diable, où surgissait une face indienne ? Perd-on la tête à Madrid ? Il y avait là de quoi ébranler notre prestige. Heureusement ces enfans se sont remis de leurs chaudes alarmes et le triomphe définitif n’est plus qu’une affaire d’heures… » Je ne puis pas dire que je quittai don Pepe entièrement rassuré.


Jeudi soir.

Don Alberto Isaac est un jeune bijoutier du plus bel avenir : le gouvernement l’a décoré pour la bravoure qu’il afficha en maintes rencontres et principalement au sac d’un village rebelle, où on le vit poursuivre, le pistolet au poing, une troupe de bandits qualifiés d’insurgés. Don Alberto n’est pas Espagnol ; il appartient à la colonie étrangère, mais il connaît le pays mieux qu’homme d’Espagne, et, par les bijoux qu’il vend à Manille ou colporte à travers les provinces, il s’est poussé fort avant dans la camaraderie des officiers et dans la familiarité des moines. Petit, vif, souple, l’œil légèrement oblique et le nez un peu tors, il tient du clown par la dextérité, du matamore par la verve hâbleuse, et du marchand aussi par la prudence. Je l’accompagne à Tarlac, chef-lieu provincial, où la troupe régulière a choisi ses quartiers et où il porte à de jeunes lieutenans des décorations de vermeil battant neuf. Nous avons pris vers midi le seul chemin de fer que possèdent les Philippines : encore le doivent-elles à une compagnie anglaise. Je n’étais point fâché, fût-ce au prix de six heures de cuisson dans ces fours roulans, de jeter un coup d’œil sur le théâtre de la guerre.

Et d’abord le train nous emporta dans un paysage de rizières, coupées çà et là de massifs de bambous, de bois sombres et de cabanes de paille qu’exhaussaient de minces pilotis et qui ressemblaient à des pigeonniers. Le soleil dardait ; le vaste silence des régions tropicales engourdissait les plaines verdoyantes, bornées à l’horizon d’une chaîne de collines pâles. J’aurais pu me croire encore à Ceylan, si les choses avaient eu plus de grandeur, si les cocotiers, au lieu d’atteindre à peine le toit des paillottes, les avaient dominées très haut de leurs roues de feuillage tourmentées, et si ces solitudes, dont on dirait que le feu du ciel a brûlé jusqu’aux derniers murmures, n’avaient moins présenté un aspect sauvage qu’une face abandonnée. Nous traversâmes ainsi la province de Bulacan, une des plus riches de Luçon. Les gares étaient occupées par des militaires qui dormaient dans les wagons ou qui montaient la garde derrière des tranchées de terre et de briques. La netteté des troupiers indiens, les Visayas, formait un contraste navrant avec la crasse du soldat espagnol, son air minable et son uniforme déguenillé. Don Alberto me montra, au milieu des champs déserts, des couvons massifs, ces châteaux forts de la conquête. La vie s’était retirée de leur ombre féodale ; les insurgés en avaient incendié plus d’un, mais la main de l’homme semblait innocente de ces ruines, que le soleil achevait de calciner. D’espace en espace, derrière le blond fouillis des bambous ou le dôme arrondi jusqu’à terre des arbres à mangues, un village nous apparaissait comme une rangée d’épouvantails. Parfois ses granges caduques, coiffées de travers, émergeaient du noble épanouissement des bananiers. À Calumpit, la gare était pleine d’Indiens. Les paniers des marchands de poissons exhalaient une odeur de pourriture, mais l’éclatante lumière baignait magnifiquement des chevelures de Madeleines cuivrées. Et, pendant que le train fuyait sans hâte et qu’à nos yeux se déroulait un fleuve au bord duquel des soldats étendaient leur linge, mes compagnons de voyage riaient, et le nom d’Aguinaldo revenait constamment sur leurs lèvres. Il y avait parmi eux une Espagnole, maigre et brune comme une cigale, d’un charme aigu, et qui taquinait un vieux commandant. Elle lui tendait une orange ouverte : « Quoi, s’écria-t-elle, un commandant qui n’a pas peur d’Aguinaldo et qui recule devant un fruit ! — Señora, répondit l’ancien, je recule devant le fruit, non devant celle qui me l’offre, mais je confesse qu’à mon âge il vaut mieux rencontrer Aguinaldo qu’un ennemi fait comme vous. »

La plaine s’élargissait, marécageuse, mortellement chaude, jusqu’au mont Arayat qui s’élevait à l’horizon d’une pente assez douce et dont la crête ébréchée dentelait un nuage d’opale. Nous entrions dans la Pampango. Le désordre sauvage des champs de cannes à sucre pressait leurs faisceaux, hérissait leurs poignards et leurs vertes épées ; nulle part je n’aperçus de laboureurs ni de paysans courbés sur la terre. À San Fernando, changement de train. Trois Franciscains montent près de nous. Don Alberto se précipite, et ce ne fut durant cinq minutes que des Como va ? Muy bien ! Mil gracias ! Quand l’écluse des complimens fut enfin refermée, les trois moines s’assirent et causèrent. Le plus gros, qui, entre tous ses mots, reniflait des Pues ! Pues, hombre ! se gaussait de la couardise des volontaires et contait à son voisin, une tête d’inquisiteur plus tranchante qu’un rasoir, qu’on avait l’autre jour brûlé onze cents cartouches pour tuer six insurgés. Don Alberto tira des basques de sa jaquette une paire de pistolets et, les posant sur les genoux du gros moine, s’écria : « En voilà qui n’ont pas tiré mille coups, mais qui ont abattu plus de six hommes ! » Les trois Franciscains se rapprochèrent, et le troisième, face oblongue aux yeux un peu hébétés, les prit dans sa main, les soupesa et regarda son confrère en hochant la tête : « Ah ! dit ce dernier, ce sont de beaux garçons et ils ont fait de la bonne besogne ! Où les avez-vous achetés, Alberto ? » — « Je les ai pris à l’ennemi, répondit modestement le bijoutier. » — « Pues, hombre !… » et, la main tendue vers la portière : « Tenez, Alberto, voilà un pays où ils n’auraient pas à chômer. Savez-vous combien je compte de bonnes familles dans toute la région ? Deux, pas plus ; le reste, que canalla ! »

Maintenant nous longions une forêt clairsemée que le soleil couchant inondait de sa splendeur. Les fûts élancés des arbres, les larges feuilles pâmées, les lianes lascives et les hautes herbes s’étageaient en profondeurs lumineuses. L’air y avait des transparences de perle et l’éclat rose d’une aurore sur la mer. Et tout à coup, sans que le ciel s’assombrît, un torrent de grêle diamantée s’abattit à travers cette vision féerique.

Nous sommes arrivés à Tarlac par une pluie battante. Il fallut se hisser dans un atroce cabriolet et filer sous l’averse, au milieu d’une nature ravagée, jusqu’à la maison du gouverneur. Les soldats y étaient étendus le long des galeries ou pataugeaient dans la boue de la cour, pieds nus. L’ombre et la pluie les bloquaient, et leur désarroi, d’où se dégageaient des miasmes de sueur et des exhalaisons de marécages, donnait l’impression d’une halte d’armée en déroute. On finit par nous indiquer l’endroit où nous trouverions les officiers que don Alberto venait voir. Nous n’eûmes qu’un chemin, une fondrière, à traverser. Nous montâmes dans une maison sur pilotis, espèce de grenier divisé en trois chambres, extraordinaire capharnaüm de vieux meubles européens, de glaces cassées, de suspensions tordues, de bardes éparses, de fusils et de victuailles, le tout dansant aux lueurs jaunes des chandelles plantées dans des goulots de bouteilles. Autour d’une table où traînaient un morceau de fromage et des verres brisés, quatre officiers se levèrent pour nous recevoir. Le capitaine était un lourd métis au front étroit, aux yeux si petits qu’ils s’éclipsaient dans le rire de sa large face, à la bouche tordue par la plaisanterie et que ne parvenaient pas à ombrager les poils rèches de sa moustache. À ses côtés, deux jeunes lieutenans espagnols, presque deux frères, gracieux et tristes. Leur mélancolie s’éclaira d’un sourire, quand don Alberto leur présenta les décorations qu’ils lui avaient commandées. Ils ouvrirent les écrins, retirèrent les bijoux, les épinglèrent sur leur tunique, puis, une bougie allumée à la main, ils s’approchèrent d’un miroir fendu qui était accroché au mur, au-dessous d’une vieille guitare. « Por la sangre del Cristo ! s’écria le capitaine, il ne sera pas dit que nos hôtes se mettront à table avant de prendre l’apéritif et qu’ils seront venus à Tarlac sans avoir visité son café ! En route ! »

Une hutte de planches, où, derrière le comptoir garni de bouteilles et de boites de conserves, on avait aménagé une petite salle de jeu : tel était l’estaminet de Tarlac. Il ne pleuvait plus, mais la lune ne se levait point au ciel noir. De grands feux rouges ensanglantaient la nuit, les soldats faisant leur cuisine en plein air ; et l’on ne soupçonnait pas plus le voisinage du bourg indien que si l’on eût été perdu dans un désert. Devant le comptoir du café, des officiers étaient assis, presque tous graves. Ils disaient qu’on ne verrait jamais la fin de cette insurrection ; que, si l’on achetait Aguinaldo, elle recommencerait trois mois plus tard ; que, si on ne l’achetait pas, l’Espagne achèverait de s’y épuiser ; que le soldat européen ne peut soutenir la défaveur du climat, et qu’ils étaient acculés à une situation lamentable. Le spectacle de ces hommes, dont on ne saurait contester le courage, et qui restaient là, rompus de fatigue et « pensifs sur la patrie, » m’étreignit le cœur d’une telle émotion que le souvenir de tout ce que nos imaginations et nos fantaisies doivent à l’Espagne, et des immortelles légendes où nous avons suivi sa lampe merveilleuse, me rendit un instant leur concitoyen et leur frère de deuil. La fanfaronnade se taisait devant la sévérité de leurs visages, et l’on sentait flotter sur eux l’ombre du drapeau, leur linceul. Derrière le comptoir, on jouait furieusement. Notre capitaine embrassait la table de ses brocards et de ses rires : son ventre s’enflait d’aise aux coups heureux, et les doigts lui démangeaient si fort pour sauter sur le gain que, pendant que le banquier battait les cartes, il faisait craquer ses jointures.

Nous revînmes dîner dans notre grange. Nous étions servis par de maigres soldats à demi consumés. L’un venait de l’Aragon, l’autre de l’Andalousie, un troisième de Catalogne : toutes les provinces agonisaient autour de nous. De temps en temps une chandelle tombait de sa bouteille sur l’assiette du convive. Les deux lieutenans mangeaient silencieusement, mais le capitaine et don Alberto éclataient en témérités. Ils fusillaient Aguinaldo entre deux coups de fourchette. Que dis-je, fusiller ! Il s’agissait bien de fusiller, vraiment ! Le gros métis s’entendait à supplicier les hommes. Au dessert, don Alberto accapara l’attention générale, et, pour nous convaincre qu’aucune prouesse ne lui était étrangère, il paria qu’il retournerait sur une assiette un verre plein d’eau sans en répandre une goutte, qu’il avalerait une bougie allumée sans l’éteindre, qu’il subtiliserait un peso par la simple vertu d’un reniflement, et, retroussant ses manches à la façon des tireurs de cartes, passeurs de muscades, escamoteurs de gobelets, et autres magiciens, il se mit en posture d’accomplir ses sorcelleries. Les lieutenans, qui n’étaient pas tous les soirs à pareille fête, avaient quitté leur tristesse et riaient d’un jeune rire, impatient Je miracles. Le capitaine, renversé sur sa chaise, les mains dans ses poches, considérait avec admiration ce diable d’Alberto ; un vieil adjudant, personnage muet, écarquillait les yeux, et, debout dans l’ombre, les soldats ne perdaient rien de la scène. L’expérience du verre plein réussit au delà de tout éloge ; il en fut de même du peso qui, à peine subodoré, se volatilisa. Mais, avant d’avaler la bougie, don Alberto attrapa sa valise, l’ouvrit, et je vis bien que c’était là sa principale jonglerie. Il en fit sortir des montres d’or qui sonnaient les heures et des montres d’argent sur le boîtier desquelles l’Amour sonnait de la trompette. Chaque fois que sa main y plongeait, elle en ramenait des bagues, des chaînes, des bourses en mailles dorées, des porte-cigares. Les officiers avaient oublié les tours de physique : ils essayaient les bagues, approchaient les montres de leurs oreilles, les introduisaient dans leurs goussets, tournaient et retournaient les chaînes dont ils ne pouvaient désenlacer leurs doigts. Mais, du dehors, une voix s’éleva dans le silence de la nuit : « Camarades, la partie commence ! » Incontinent ils rajustèrent leurs ceinturons et déguerpirent. Don Alberto, un peu désappointé, serra ses bijoux sur lui. « Où allez-vous ? » dis-je. « À la table de jeu ! » s’écria-t-il. Je restai seul. Dans la chambre voisine, une vieille Indienne repassait des chemises, pendant que son mari, accroupi sur les talons et les mains croisées sur les chevilles, ruminait une vague songerie. Entre eux, un petit soldat de Cadix toussait à cœur fendre.


Vendredi.

Notre maison est entourée de bananiers ; l’un d’eux, le plus haut, entre par la fenêtre, et j’ai dormi toute la nuit sous une grande feuille verte qui m’éventait doucement. Depuis que je suis aux Philippines, je n’avais point goûté d’aussi frais sommeil, et, ce matin, quand j’ouvris les yeux et que je vis au-dessus de ma tête ce riant panache où glissait une lueur d’or, il me parut que la nature s’était mise en frais d’hospitalité et qu’un rajah ne repose pas avec plus de délires sous le panka de ses grands hindous. Je suis sorti aux sons de la diane. Le village ou la ville indienne, dont toutes Les maisons sont faites de bambous tressés, longe la route et s’étend sur des chemins de traverse. Au milieu d’un terrain vague, une énorme église absorbe la vie ambiante et l’enferme sous sa grossière carapace. Derrière, c’est le marché où l’on vend des fruits et des poissons de marais que les Indiens laissent pourrir avant de les manger, et qui parfois leur donnent la lèpre. Sur le seuil des masures, des adolescens, portant dans leurs bras de beaux coqs de bataille, s’agenouillaient pour leur donner leur leçon d’escrime. Des femmes se mettaient aux fenêtres, les cheveux ruisselans, le sein nu ; et, le toit de leurs huttes caché par le feuillage, les pilotis se confondant avec les troncs d’arbres, on s’étonne de leurs apparitions aériennes, comme si l’aurore éveillait entre les branches des nids de sombres voluptés. Plus loin, j’entrevis, au bout d’une venelle bordée de cocotiers, des jeunes filles qui se baignaient dans une eau dormante. Tout respirait la vie primitive, tout, sauf l’église, les boutiques de Chinois recouvertes de zinc contre l’incendie, et ces mots écrits en rouge sur une misérable cabane : Infirmeria de la Sangre.

Je revins à l’estaminet, où je retrouvai mes hôtes de la veille et don Alberto qui faisait contre fortune bon cœur, car nos officiers avaient perdu au jeu tout ce qu’ils avaient vaillant, et ses bijoux lui restaient pour compte. Nous devions passer la matinée à Tarlac, mais ils nous pressèrent de les accompagner jusqu’à San Fernando, où s’opérait une concentration des troupes. Pendant qu’Aguinaldo et Primo de Rivera échangeaient des émissaires, leurs soldats continuaient à marcher au feu. Ils y marchaient sans entrain, du moins les Espagnols. Les pieds entourés de bandages, que piquaient des gouttes de sang, un petit mouchoir sale noué au cou, leurs compagnies défilaient entre les fougères et les bambous, dans la splendeur des marécages. Les plus fiers ressemblaient à des convalescens. En revanche, les Visayas, petits hommes énergiques aux faces noires, saillantes et impassibles comme des têtes de morts, allongeaient le pas et me rappelaient les turcos dont la vision rapide a traversé mon enfance. Nous restâmes plus d’une heure à la gare : les trains bondés en attendaient d’autres, qui n’arrivaient pas. Rien n’était préparé pour cette mobilisation. Enfin la locomotive s’ébranla, mais le chemin, que la veille nous avions parcouru en six heures, nous en mîmes douze à le refaire.

J’avais en face de moi un lieutenant-colonel, dont la tête mince, juchée sur un grand corps, pétillait d’intelligence et de finesse. Sa bouche, en s’ouvrant, découvrait deux lignes de petites dents serrées et si disciplinées que pas une ne dépassait l’autre. Il nous entretint de ses escarmouches avec les insurgés et de la rage où le jetait cette campagne d’embuscades et de guet-apens. Un invisible ennemi les harcelait sans trêve, qui se dérobait à la bataille. « Nous sommes las, disait-il, des banderilles de feu : il est temps que la primera espada s’avance ! Mais Aguinaldo sait trop bien ce qu’il veut et ne se montrera plus. » Puis, dérivant au gré de ses pensées, il continua : « Cet homme est humain pour ses prisonniers ; nous, nous ne pouvons pas l’être envers les nôtres. Comprenez-vous que ces misérables connaissent, à un volontaire près, l’effectif de nos troupes et que nous ignorons, nous, s’ils ont cinq mille, dix mille ou huit cents fusils ? Ils dansent au bout des nôtres en brandissant leurs bolos ! Et ils meurent sans lâcher leur secret. Rien ne les émeut, ni la souffrance, ni l’idée de ne plus être. Ils meurent comme s’ils ne savaient pas ce qu’ils perdent ! Avant-hier, j’en ai fait fusiller deux qui, à eux deux, n’avaient pas quarante ans, et ils se sont si simplement agenouillés que, malgré moi, je les admirais de tomber ainsi en la flor de la juventud ! » Don Alberto prit la parole et entama un de ses exploits, mais l’officier sourit et s’enfonça dans le rêve, pendant que notre bijoutier déterrait ses cadavres. Une invincible tristesse me gagnait : depuis huit jours, j’avais entendu trop d’horreurs, senti trop de détresse humaine, et ma fatigue dut s’imprimer sur ma figure, car le colonel, sortant de sa songerie, me saisit le bras : « Monsieur, dit-il, vous paraissez souffrant : vous plairait-il de boire un peu de vin à ma gourde ? » — « Non, merci, » répondis-je. Un instant après, il me frappa doucement l’épaule : « Camarade, fit-il, moi aussi, je suis triste. » Et il ne dit plus rien durant tout le voyage, si ce n’est : Pobre España ! Pobre España !

Comme nous passions en vue du mont Arayat, un grand mouvement se produisit aux portières. Un officier s’écria : « Je vois de la fumée ! Il est là… Aguinaldo ! » On distinguait en effet une ombre de fumée, à moins que ce ne fût un flocon de nuage, au-dessus de la crête solitaire, capitale fortifiée de l’insurrection. Et, tandis que mes compagnons, pressés aux fenêtres, braquaient leurs yeux vers ce point flottant, il me souvint de la légende qu’un Tagal m’avait contée. « Au temps jadis, sur ce même mont Arayat, vivait un être surnaturel du nom de Sinu Kwan, qui veut dire « celui auquel on est soumis. » Il y faisait sa cuisine, et la fumée de son âtre montait très souvent dans le ciel, et personne n’en avait peur, car Sinu Kwan n’était point redoutable. Il possédait de beaux jardins et des tas d’or, et, quand on allait lui rendre visite, il recevait galamment ses hôtes, les régalait de danses et de chère lie, et leur laissait emporter tout ce qu’ils pouvaient tenir d’or. Mais à mesure que les hôtes s’éloignent sur la pente de la montagne, leur charge devient si pesante qu’ils commencent de suer, de souffler, de ployer les jarrets, de tituber comme porteurs ivres, ou encore un vent se lève qui les bute dans le nez et les enracine au sol. Ces outres d’or ne pouvaient plus faire un pas qu’elles ne se fussent entièrement dégonflées. Sinu Kwan avait aussi des filles, qui étaient les plus belles princesses du monde. Elles descendaient dans les villages, où elles achetaient des étoffes qu’elles payaient avec l’or de leur père ; et, de même, elles payaient les infirmes pour qu’ils fussent plus heureux de vivre et les malades pour qu’ils se guérissent. Et ceci se passait avant la Conquête. Mais les Espagnols se montrèrent durs, méchans et grossiers envers les filles de Sinu Kwan, et les vierges, indignées et tristes, regagnèrent leur sommet d’où elles ne dévalèrent plus. »

À Bulacan, le bourg est en liesse : on tape sur les tambours, on s’époumonne dans les trompettes, et les huttes pavoisées ressemblent de loin à des chapeaux de paille qui auraient tiré au sort. Est-ce une victoire qu’on célèbre ?

— Ah ! s’écrie don Alberto, et moi qui avais promis d’assister à la cérémonie !

— Quelle cérémonie ?

— Eh quoi, ne l’avez-vous pas vue annoncée dans le journal ? Un vieil ami ! Il m’en voudra mortellement de ne point m’avoir à ses côtés…

— De grâce, expliquez-vous !

— Sachez donc, dit don Alberto impatienté de mon ignorance, que c’est aujourd’hui qu’on nomme le gouverneur de Bulacan fils adoptif de la province !

Heureuse mère !


Samedi.

Ma dernière promenade de Manille fut dans la ville murée, ma dernière visite pour l’Université de San Tomas. De tous mes souvenirs, c’est peut-être celui de cette vieille place forte qui persistera le plus longtemps en moi. J’ai vu, à des milliers de lieues de l’Europe, sous un soleil dont nous ne connaissons pas l’étrange cruauté, notre Moyen Âge vivre encore dans la pierre et dans l’homme. Quand j’avais passé le pont-levis et franchi la Porte Isabelle, je vieillissais de trois cents ans, et, comme une image endormie sous la cendre des jours et qu’un écho réveille, je me retrouvais au sein d’une très ancienne ville natale, et je m’imaginais qu’après un long voyage dans l’avenir j’allais heurter à l’huis de mes pères. Je sais fort bien que cette ville murée, dont l’herbe tapisse les murs, n’a point de caractère absolument original, que sa caducité le cède, même en pittoresque, à l’antiquité de tant d’autres, et qu’elle paraîtrait peut-être insignifiante, si on la transportait sur la terre d’Espagne ou d’Italie. Mais j’avais encore les yeux pleins des villes cynghalaises et de leurs ruines qui n’avaient point parlé à mon cœur, des splendides cloaques de la Chine et de leurs temples qui ne m’avaient laissé qu’une impression d’étonnement et de dégoût. J’étais dépaysé, et subitement je rentrais dans l’héritage abandonné de ma race. Rues étroites, maisons lourdes et trapues, portes en ogive, fenêtres carrées dont la grille surplombe en forme de balcon ; une vie resserrée, monotone et douce, de la douceur qui survit aux générations éteintes comme le feu mort attiédit encore la chambre ; vieux nids d’amour, vieux repaires aussi de rivalités mesquines et de haines violentes ; un silence peuplé de curiosités en éveil et de guets mystérieux ; et la paix du cloître débordant sur ces pierres qu’elle infiltre d’ombre ; et l’église. Il semble que tous les rêves enfantés par ces sombres demeures se donnent rendez-vous à l’église pour l’embellir et s’en faire un palais de lumière et de pénombre, de couleurs et de parfums. C’est le luxe des métisses qui a drapé la Vierge dans sa robe et son manteau de reine, et qui l’a parée de joyaux et d’or ; l’orgueil des conquérans a doré les autels ; les inquisiteurs ont suspendu les grands christs sur des tentures de pourpre ; les artistes ont captivé l’arc-en-ciel dans la légende du vitrail ; l’audace des caballeros a ménagé le crépuscule des chapelles, et c’est la théologie des moines qui a réalisé ce promenoir, baigné de teintes charmantes autour de la verdure et des vasques de pierre. Je n’ai vu sortir de cette église ni cortège de flagellans, ni procession de femmes en grande toilette et d’Indiens portant sur leur chemise un petit veston noir ; mais j’y ai rencontré des métisses embéguinées d’un voile sombre ou blanc, et ces « béguines » décolletées et parfumées s’agenouillaient dans les ruelles obscures, quand l’Angelus tintait.

L’Université n’est séparée de San Domingo que par une petite place où est érigée la statue en bronze du fondateur de la maison. L’édifice n’a aucune prétention architecturale ; les tremblemens de terre ne permettant pas la hardiesse, on vise à la solidité. J’étais accompagné, dans ma visite, du plus aimable homme de Manille, un avocat, M. Lacalle. Nous fûmes reçus, au haut d’un escalier de pierre, dont les générations avaient usé les marches, par le R. P. Pedro N. de Medio et d’autres Dominicains. Ils nous introduisirent d’abord dans leur bibliothèque, salle profonde, où le soleil tamisé par les persiennes n’empêchait point les vieux bouquins d’exhaler leur fraîcheur. Autant les Franciscains d’avant-hier m’avaient froissé, autant ceux-ci me charmaient par leur simplicité cordiale et leur ample élégance. Le R. P. de Medio, surtout, avait, sous des apparences un peu dures, une grâce qui vous avait enveloppé avant même qu’on l’eût sentie. Ils étaient tous grands et forts, et, sauf l’un d’eux qui s’épanouissait plantureusement, leurs figures anguleuses et le feu noir de leurs yeux sur leur teint jauni accusaient l’âpre vouloir des hommes qui n’ont renoncé au monde que pour le mieux dominer. Comme je parcourais du regard les in-folio de leur bibliothèque, le R. P. de Medio me dit : « Nous en avons une autre, mais seulement pour nous et nos intimes. » Et il m’ouvrit la porte d’une petite chambre qui attenait à la grande salle. Les œuvres de Voltaire, de Jean-Jacques, de Diderot s’y alignaient, et j’y vis aussi des livres de Jouffroy et de Jules Simon.

— En vérité, mes Pères, leur dis-je, la littérature française est bien représentée dans votre chambre infernale.

— Ce n’est pas tout, firent en riant les Dominicains.

En effet, sur un rayon plus bas, Zola s’étalait, et deux exemplaires brochés de l’Argent ressortaient en jaune d’entre les reliures foncées. Le R. P. de Medio reprit :

— J’ai fait dans mon discours de rentrée une réfutation de son roman de Lourdes, et vous l’emporterez en souvenir de l’amitié que j’ai déjà conçue pour vous.

Nous étions sortis de la bibliothèque et nous nous dirigions vers le musée, le long d’une galerie qui dominait la cour intérieure. De jeunes étudians la traversaient d’un pas muet, la plupart métis : sans leurs serviettes d’écoliers, je les aurais pris pour des desservans. Le musée, trop étroit, s’engorgeait de merveilles. Les collections d’ethnologie, de minéralogie, d’histoire naturelle composaient un poème vivant et coloré de la conquête des Philippines. Trophées pris sur l’homme, la montagne, la forêt et l’océan, classés pieusement par des savans pleins d’éternité ! On y voyait toutes les armes barbares, depuis la flèche du sauvage jusqu’à l’épée de flamme des Mores, tous les monstres, depuis le requin jusqu’à l’insecte, tous les trésors de la mer depuis la perle teintée de rose jusqu’au coquillage nuancé d’aurore, des divinités anciennes, des crânes, d’horribles fœtus, des phénomènes, éclats de rire d’une nature qui s’insulte elle-même, des oiseaux fantastiques, et la multiple féerie des papillons. Je ne pouvais rassasier mes yeux de ces exquises miniatures. Un rayon d’étoile n’est pas plus fin, ni un coucher de soleil plus chaud. Il y en a dont les ailes font penser à des cieux embrasés sur des cimes neigeuses ; d’autres qui évoquent l’Orient somptueux des tissus de Bénarès et les trésors des nuits persanes, et d’autres étincellent comme, sous la dentelle sombre, des yeux où brillent encore les lumières du bal. Et j’entendis la voix rauque et douce du Révérend Père de Medio qui me disait : « N’estimez-vous pas que dans les cheveux des femmes, un papillon des Philippines siérait mieux qu’une aigrette de diamant ? »

On ne toucha point un mot de l’insurrection. Les Pères me dirent seulement que les Philippins avaient du goût pour les arts, mais sans s’élever au-dessus du médiocre, qu’ils ne témoignaient d’aucune aptitude scientifique, qu’ils réduisaient la philosophie à une simple jonglerie de mots, et que leur paresse n’avait d’égale que la richesse de leur pays. « Ainsi, point d’industrie chez eux ? » — « Des industries ! chez eux ? Ne les avez-vous pas regardés ? Ils ont l’air de gens de l’autre monde. » Et comme je leur demandai si l’ordre de Saint-Dominique n’était pas le premier et le plus puissant de Manille : « Oui, me répondirent-ils, mais les Augustins n’en conviendraient pas ! »

En sortant, Lacalle s’écria : « Ceux-là, je les crois nécessaires ! » Les Tagals ne sont point de cet avis, et leur opinion vaut qu’on la compte, car, s’ils abîment dans la même détestation Dominicains, Franciscains, Augustins et Récollets, ils en exceptent les Jésuites qui, chargés de l’instruction secondaire, y ont acquis une réputation de tact et de libéralisme. C’est sous leur direction que furent instruits ceux-là mêmes qui commandent aujourd’hui la révolte. Rizal était leur élève, et l’on prétend que, s’ils avaient eu quelque chance d’y réussir, ils eussent essayé de le sauver. Plusieurs insurgés m’ont déclaré qu’ils gardaient une réelle reconnaissance à leurs anciens professeurs. « Pour la première fois, me disait l’un d’eux, nous avons su ce que pouvaient être des maîtres éclairés et justes. Puis, songez, monsieur, quand chez eux nous nous empoignions avec les petits Espagnols qui criaient : « À bas les Philippines ! » pendant que nous leur répondions : « À bas l’Espagne ! » nous étions tous également punis. Et c’était admirable qu’on ne fessât pas sur nos joues les gamineries de la Race Supérieure. »

Ma dernière soirée fut marquée d’un incident : notre table d’hôte s’insurgea. Le dîner avait sonné depuis plus d’une heure et, les petits marmitons Tagals qui couraient autour de nous, comme des belettes empoisonnées, ne nous ayant encore servi que le pain et l’eau, les convives s’armèrent de leurs couteaux et s’en escrimèrent sur les assiettes et les carafes. Les marmitons, pris de panique, se sauvèrent à toutes jambes ; mais bientôt un concert de clameurs, s’élevant de la cuisine, répondit au vacarme de la salle à manger. C’était la maîtresse de l’hôtel que ce fracas avait tirée de son sommeil et qui tombait à tour de bras sur sa valetaille. Et cela dura jusqu’au moment où le plus sage d’entre nous courut à la porte et cria d’une voix de stentor : « Por Dios ! señora'', qu’ils nous servent d’abord ; vous les rosserez ensuite ! »


ANDRE BELLESSORT.

  1. On a parfois, en effet, prétendu que le maréchal Martinez Campos avait, à Cuba, en 1878, hâté ainsi la conclusion de la paix du Zanjon. Mais, justement pour cette raison, M. Canovas, qui savait ce que cette politique avait coûté et où elle avait conduit, eût-il jamais permis qu’on y eût de nouveau recours ?
  2. Quelques mois plus tard, des télégrammes furent lancés à travers le monde, pour y porter la nouvelle que les chefs insurgés avaient mis bas les armes et s’étaient embarqués au cri de : Vive la Reine ! L’argent, dont il est possible qu’on ait payé Aguinaldo, aurait servi à équiper de nouveaux hommes contre l’Espagne. Mais cet Aguinaldo pense-t-il que les Washington ont coutume d’en agir ainsi avec l’oppresseur ? il eût été plus digne de sa part d’attendre sur les hauteurs de Biacnabato que la flotte américaine lui apportât un secours peut-être espéré. Il rentra avec elle dans ce pays où il venait de protester de son dévouement à la monarchie. Il y rentra moralement diminué, et, pendant que les américains détruisaient la flotte espagnole, il y déclara la République et s’en nomma le Président. Mais cette République est encore à fonder.