Une Station sur les Côtes d’Amérique/01

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Une Station sur les Côtes d’Amérique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 610-633).
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UNE STATION
SUR
LES COTES D’AMÉRIQUE

I.
NEW-YORK PENDANT LA GUERRE.


I.

Ce fut au mois de novembre 1861 que les complications toujours croissantes des affaires aux États-Unis vinrent arracher à une douce quiétude les équipages de la station des Antilles françaises. Il faut avoir connu ce climat si séduisant dans sa perfide langueur pour comprendre sur quelle insensible pente les jours y succèdent aux jours, et par quel charme secret la vie s’écoule au sein d’une apparente monotonie, sans que l’on désire y rien changer, sans que l’on songe même à regretter une seule des heures abandonnées de la sorte au cours de l’eau. Le théâtre de cette molle et paresseuse existence n’était pas d’ailleurs sans offrir quelques contrastes; tantôt c’était la Basse-Terre de la Guadeloupe, blottie dans son nid de verdure au pied du colossal volcan de la Soufrière, tantôt la ville moderne de la Pointe-à-Pitre avec sa rade semblable au lac d’un parc anglais où la baguette d’une fée aurait semé les trésors éblouissans de la flore tropicale, ou bien c’était la Martinique, c’était Fort-de-France, jadis l’humble Versailles de nos Antilles, aujourd’hui la nécropole administrative que notre expédition du Mexique a fait sortir de sa léthargie. Parfois enfin c’était Saint-Pierre, où chaque pas transporte le voyageur en plein XVIIIe siècle, où l’on croit encore voir sortir quelque chaise à porteurs de ces hôtels aux grilles tournant sur des gonds rouillés, entre les bustes en marbre d’une Junon sans nez et d’un Brutus essorillé. Partout aussi, à la Guadeloupe comme à la Martinique, on trouvait la même hospitalité, proverbiale dans nos colonies, partout les mêmes matinées enivrantes, les mêmes nuits lumineuses, et le soir, — sous les grands tamarins, — les longues causeries de la savane. Deux fois par mois, ce monde enchanté secouait le charme et renaissait à la vie. C’était alors que l’on signalait le packet d’Europe; on en épiait au loin la fumée, on le voyait s’approcher, grossir; la foule des nouvellistes envahissait le môle en attendant la venue des canots, et les conjectures couraient de bouche en bouche. Quels enfans vagabonds allait-il ramener dans ces îles que l’on quitte rarement sans retour, et que les créoles ont baptisées du nom de pays des revenans? Que fallait-il attendre de cette boîte de Pandore d’où l’on avait successivement vu sortir la guerre, la paix et jusqu’à une révolution? Pour nous, qui prévoyions notre envoi prochain aux États-Unis, c’étaient les nouvelles de la crise américaine que nous suivions avec l’intérêt le plus vif. Nous avions vu l’orage se former, puis éclater sur le fort Sumter; nous avions appris l’étrange déroute de Bull’s Run, les armemens formidables qui l’avaient suivie de part et d’autre, et lorsqu’arriva l’ordre de départ, tous nos préparatifs étaient terminés. En peu d’heures, nous vîmes les derniers mornes de nos pauvres Antilles se perdre dans l’éloignement, et dès le même soir recommençait pour nous la monotone et claustrale existence de la mer.

La traversée fut courte, la latitude augmenta rapidement, le thermomètre baissa de même; bientôt nous fûmes en hiver, et pour ne nous laisser à cet égard aucun doute, au moment où nous cherchions les premières balises qui signalent la passe sinueuse de Sandy-Hook et l’entrée de la rade de New-York, au moment où quelques centaines de mètres seulement nous séparaient du mouillage, un banc de brume épaisse qui se formait depuis le matin dans le nord-est s’étendit comme par enchantement, et vint nous envelopper ainsi que les nuages secourables dont se servaient les dieux de la fable aux heures délicates des fastes mythologiques. C’était le début d’une de ces redoutables tempêtes de neige qui rendent l’atterrissage des côtes américaines si rude en hiver, qui transforment le navire en un bloc de glace, paralysent la manœuvre, et ne laissent d’autre ressource que de reprendre le large en attendant des jours meilleurs. Il nous en coûta une semaine de retard, après quoi nous vîmes de nouveau les lignes basses et noyées de Long-Island et de New-Jersey se dessiner sur un ciel plombé ; les navires entrant et sortant se multiplièrent sur tous les points de l’horizon ; au milieu, le bateau-phare, sentinelle immobile et vigilante, se distinguait par une peinture rouge d’un effet assez sinistre. Cette fois rien ne nous cachait les balises qui devaient nous servir de fil d’Ariane, et nous eûmes bientôt la satisfaction de voir notre frégate tranquillement mouillée dans l’Hudson.

Dès les premières paroles échangées, nous apprîmes la grave complication qui préoccupait en ce moment le monde politique. Pendant notre traversée, l’affaire du Trent était survenue, le capitaine Wilkes était journellement attendu à Boston avec ses prisonniers, MM. Sliddell et Mason, et toute la ville de New-York, encore au premier acte de cette tragi-comédie, avait le tort de s’abandonner à une joie qu’il eût été plus sage de dissimuler. Vainement quelques esprits chagrins se demandaient comment l’Angleterre prendrait une violation dont le passé offrait peu d’exemples; leur voix n’était pas plus écoutée que jadis celle de la pauvre Cassandre. Wilkes devint le héros du jour dès la première minute de son débarquement à Boston; les journaux enregistraient jusqu’aux moindres détails de son itinéraire ; partout des banquets, des réceptions publiques, jusqu’à New-York, où l’enthousiasme dégénéra en véritable ovation. Le ministre de la marine lui adressa des félicitations officielles, le vote du congrès se fit l’interprète de la reconnaissance nationale, et chaque citoyen fut invité à l’aller complimenter pour son propre compte. « Demain, à telle heure, aura lieu le lever du commodore (the commodore will hold a levee), » disaient les journaux. Qui saura jamais le nombre de poignées de main échangées dans ces levers, où la sympathie la plus admirative ne connaissait pas d’autre manifestation? Mais ce fut mieux encore lors de la réception solennelle au palais municipal de City-Hall. Je vois encore l’infortuné capitaine assiégé par les mille mains qui se disputaient la sienne et la secouaient à la désarticuler. Si Saturne eut jadis le malheur de dévorer ses enfans, la gloire fut cette fois bien près d’étouffer le sien. Le rideau tomba sur cette péripétie. J’employai l’entracte à vérifier si l’enthousiasme populaire dont je venais d’être témoin était partagé par les gens sensés, intelligens et supérieurs à l’opinion moyenne. « En d’autres pays, leur disais-je, ces affaires délicates sont mieux comprises, et chacun cherche à en atténuer la gravité plutôt qu’à les envenimer. Passe pour les journaux et les meetings! mais quel besoin avait le ministre de la marine de féliciter officiellement le capitaine Wilkes? Quel besoin surtout avait le congrès de prendre la chose en main et d’ouvrir sa session par un vote public de remerciemens? — Vous parlez là, me fut-il répondu, en étranger qui ignore le mécanisme de nos institutions. Il y a chez nous un phénomène que l’Européen comprend mal, celui de la latitude absolue que nous laissons aux masses et même aux corps organisés dans l’expression de leurs sentimens, sans que ni l’initiative ni la liberté d’action du gouvernement en soient en rien atteintes. Nous ne voulons ni ne pourrions réprimer cette latitude, beaucoup moins dangereuse d’ailleurs dans ses manifestations que vous ne semblez le croire, et derrière laquelle se cache un bon sens politique que vous êtes loin de soupçonner. Dans la lettre du ministre au capitaine Wilkes, il ne faut voir qu’un témoignage de satisfaction donné par un supérieur, en dehors de toute solidarité de cabinet. Le président n’a de même rien à démêler avec le vote du congrès, et si après discussion il est reconnu que nous avons violé le droit international, les membres qui ont provoqué ce vote accepteront des premiers, sans la moindre arrière-pensée, les réparations nécessaires. »

Le second acte allait commencer, et il devait donner raison à mon interlocuteur. La toile se releva sur les courriers qui apportèrent à New-York quelques détails de l’impression produite en Europe par la capture du Trent. Ces premières nouvelles non-seulement n’avaient rien d’officiel, mais étaient de plus fort incomplètes. Pendant deux ou trois jours, si l’on s’en souvient, l’attitude des journaux de Londres fut marquée de quelque hésitation. Le Times lui-même, si fidèle expression des sentimens du peuple anglais, le Times y fut pris, et ne s’attendait pas à l’explosion de colère qui parcourut le sol britannique comme une traînée de poudre. L’opinion publique à New-York fut donc abusée d’abord par ces fausses données, et tant que l’on put croire que l’Angleterre reculerait, le ton non-seulement de la presse, mais des salons, resta empreint d’une fâcheuse et regrettable exagération. « Jamais on ne rendrait Sliddell et Mason que dans un cercueil. Comment la Grande-Bretagne songerait-elle à venir attaquer un peuple qui en six mois avait mis six cent mille hommes sur pied? Oubliait-elle le milliard de dollars que ses négocians avaient placé chez leurs banquiers transatlantiques, et le perdrait-elle ainsi de gaîté de cœur? » L’illusion fut courte. Bientôt arriva le message de la reine avec les conditions, d’ailleurs fort modérées, du cabinet de Saint-James, mais qui n’en impliquaient pas moins le choix entre la paix et la guerre. Or la guerre était matériellement impossible au gouvernement américain; c’eût été la sécession immédiate et définitive. Je vis alors une preuve remarquable de ce sens politique dont on m’avait parlé. D’après la violence avec laquelle s’était jusque-là manifestée l’opinion, je m’attendais à un orage de récriminations amères et passionnées : tout au contraire chacun se rendit immédiatement compte des impérieuses exigences de la situation, aucun meeting ne fut provoqué, les journaux se turent d’un commun accord en se bornant à enregistrer le fait pur et simple de la reddition des envoyés du sud, et nulle réclamation ne s’éleva, tant l’on comprenait que tout devait disparaître devant le but unique du maintien de l’Union! Le jour même du dénoûment, je traversais l’Hudson sur un des vapeurs qui vont au faubourg de Jersey-City, lorsque mon attention fut attirée sur un groupe d’où sortaient constamment, au milieu d’une discussion bruyante, les noms de Sliddell et de Mason. Je m’approchai : un marin de quelque bâtiment de commerce anglais chantait les louanges de sa patrie avec une verve au moins imprudente, à en juger par la violence des cris qui l’interrompaient à chaque instant. Des paroles on vint naturellement aux coups, et la partie fut d’abord loyalement égale entre l’orateur et un champion américain sorti du groupe, lorsqu’un patriote moins scrupuleux termina la lutte en frappant l’Anglais de son bowie-knife derrière l’oreille. Ce fut le seul sang versé dans cette affaire du Trent, qui avait failli mettre le monde en feu et l’Amérique en pièces.

L’année 1862 s’ouvrit sur ces entrefaites. Comme inauguration, le pays reçut le rapport du ministre des, finances, M. Chase, et apprit que d’un commun accord les banques de New-York, de Boston, de Philadelphie et d’Albany suspendaient leurs paiemens en espèces. C’était l’avènement du papier-monnaie, malheureusement trop justifié par le compte-rendu du ministre. Bien que la guerre n’eût pas un an de date, le déficit s’élevait dès lors à 1 milliard 75 millions de francs. Les budgets américains se règlent d’un mois de juillet à l’autre; or, pour atteindre le mois de juillet 1862, le ministre évaluait les seules dépenses de la guerre à 2 milliards 725 millions, plus 1 milliard 900 autres millions, si la lutte exigeait que les efforts fussent poussés jusqu’en juillet 1863. À cette dernière date, d’après les dépenses et les emprunts que l’on pouvait prévoir, la dette publique monterait à près de 5 milliards. L’exposé n’avait rien de rassurant pour une nation dont la dette, un an auparavant, ne figurait guère que pour mémoire au budget, et ce début était d’autant plus fâcheux que les évaluations de M. Chase passaient pour être au-dessous de la réalité, grâce au désordre général, grâce à l’improbité des fournisseurs et de l’administration, grâce surtout à l’inexpérience des gouvernans, car ce n’est pas impunément que l’on met sur pied 640,000 volontaires alors qu’on n’a jamais eu à régir qu’une armée embryonnaire de 15,000 hommes disséminés par groupes insignifians. Si le gaspillage avait été moindre pour les armemens maritimes, il n’en fallait pas moins solder une flotte de 246 navires montés par 22,000 matelots. De ces gigantesques alignemens de chiffres, on tirait une conclusion bien différente de celle du ministre : 15 millions de francs par jour, c’est-à-dire près de 5 milliards 1/2 de budget annuel, tel avait été le résultat proclamé dans le congrès et généralement admis dans le pays[1] !

Ce fut une révélation. C’était la première fois que l’Américain se voyait embarqué dans une guerre sérieuse; il ignorait combien ce jeu est plaisir de prince, et néanmoins il est juste de reconnaître que sa philosophie fut peu ébranlée. Nul Mirabeau ne vint lui dire que la hideuse banqueroute menaçait de l’engloutir, lui, ses biens et son honneur. Au contraire on le berça d’illusions, on lui promit monts et merveilles, on lui assura que tout serait fini dans trois mois, et il reprit son existence mêlée de commerce et de politique avec le flegme fiévreux qui lui est propre, s’il est permis d’accoupler ces deux mots. La puissante métropole américaine d’ailleurs n’avait pas encore véritablement souffert de la guerre. Les mauvaises récoltes de céréales en Europe avaient donné à son commerce une impulsion qui compensait à peu près la rupture de ses relations avec les états du sud, et New-York, malgré l’absence de toute centralisation administrative, malgré le principe fédératif qui forme la base de la constitution du pays, New-York est aux états du nord ce que Paris est à la France. Si, par une singulière aberration de jugement, les sécessionistes n’étaient pas allés jusqu’à croire que la cité impériale (c’est le nom qu’elle se donne) prendrait parti pour eux, ils n’eussent certainement pas tiré le premier coup de canon sur le fort Sumter; mais le complot sur lequel ils comptaient n’était pas mûr, et l’indignation inattendue que ce coup de canon provoqua dans la grande ville fut une véritable explosion de nationalité. En dépit de l’orage financier qui s’amoncelait à l’horizon, New-York continua donc à faire des meetings et à exporter des farines, à décréter des jours tantôt d’actions de grâces, tantôt de mortification, de jeûne et de prière, à suivre avec conscience les élections sans fin qui sont le rocher de Sisyphe de la vie politique américaine, et à fêter les régimens qui traversaient incessamment la ville pour se rendre à l’armée.

Chaque jour, ces longues colonnes aux allures flottantes, aux uniformes un peu trop calqués sur les nôtres, remontaient la belle rue de Broadway et venaient former les faisceaux sur la place de City-Hall, que la guerre avait transformée en une sorte de camp. Là, sous des tentes, étaient les bureaux d’enrôlement des divers corps organisés ou en voie de formation. Le sergent recruteur, assisté de quelques soldats, se promenait de long en large, attendant la pratique, et quelques vauriens désœuvrés relisaient pour la centième fois l’affiche qui promettait 500 francs de prime, 60 francs de solde mensuelle, des soins paternels, un bel uniforme et des concessions de terres après la guerre. En tête de l’affiche était invariablement représenté un guerrier écrasant les rebelles au galop de son cheval s’il s’agissait de cavalerie, les perçant de sa baïonnette si on voulait représenter l’infanterie, ou les mitraillant d’un canon de campagne, gros et long comme les canons de pierre des Dardanelles, s’il était question d’artillerie. Un des lecteurs se laissait-il prendre à ces séductions, ce qui devenait malheureusement moins commun chaque jour, l’engagement se signait séance tenante, et le héros improvisé ne s’en allait qu’en possession des magnificences de sa nouvelle livrée. Le départ de chaque régiment était l’occasion d’une nouvelle fête. Le vaste hôtel d’Astor-House semblait placé là tout exprès pour des adieux où le vin de Champagne enflait les voiles de l’éloquence américaine; quelques dames patriotes venaient au dessert offrir au régiment un drapeau de leur façon, après quoi l’on partait pour aller commencer sur le champ de bataille une éducation militaire dont Bull’s Run ou Ball’s Bluff faisaient trop tôt et trop souvent justice. Loin de moi toute pensée de blâme immérité : à coup sûr l’Américain est brave et très brave, les Irlandais, les Allemands et les Français, qui entraient pour une forte part dans la composition de l’armée fédérale, le sont aussi; mais la bravoure individuelle, si incontestable qu’elle soit, ne suffit pas à remplacer ces traditions d’esprit militaire qui animent nos soldats, ni cette forte discipline sur laquelle reposent les armées allemandes, russes et anglaises. Quelle confiance les troupes de l’Union pouvaient-elles avoir en des chefs qu’elles-mêmes avaient nommés à la vérité, mais qui, en fait d’école du soldat, n’avaient jamais étudié que la tenue des livres en partie double? Celui qui réussissait à lever une compagnie en devenait naturellement le capitaine; s’élevait-il jusqu’au régiment, il était colonel. Il pouvait y avoir là une classification sociale, mais assurément point de hiérarchie militaire, et c’était en effet ce qui tout d’abord frappait le plus l’Européen. J’ai vu dans un café un officier en tenue se prendre de querelle avec un garçon, être mis brutalement à la porte par ce garçon, et rentrer, au bout de quelques minutes, pour fraterniser avec lui le verre à la main. Ce n’est là, je le sais, qu’un fait anormal duquel il n’y a rien à conclure; mais, avec la mobilité qu’en ce pays la roue de fortune imprime à toutes les professions, rien n’empêchait de supposer que le garçon et l’officier eussent la veille ceint le même tablier et la même cravate blanche. Les journaux américains ont eux-mêmes été les premiers à s’égayer aux dépens d’un autre officier qui, chargé d’improviser une fortification passagère, n’avait rien imaginé de mieux que de rejeter du côté de l’ennemi les terres du fossé qu’il creusait. En rappelant ces faits, je n’ai nullement l’intention de critiquer à plaisir la société américaine. Quoi de plus naturel que d’ignorer un métier qu’on s’est cru dispensé d’apprendre? Nos officiers seraient assurément fort empruntés, si du jour au lendemain on les mettait derrière le comptoir d’un magasin de nouveautés. Ce fut le cas ou plutôt le cas contraire pour les états-majors américains au début de la guerre. J’ai hâte de dire qu’il n’en était plus de même six mois après; mais je regrette de ne pouvoir ajouter que le sens de la discipline avait suivi la même progression chez les soldats que l’instruction chez les officiers.

Une importante élection préoccupait alors New-York, celle du maire de la ville. Trois candidats étaient en présence. Le premier, M. Fernando Wood, alors en fonctions, cherchait à être réélu. Il représentait le parti conservateur, et à ce titre on savait que ses tendances le porteraient volontiers à admettre un accommodement avec le sud. En d’autres termes, on le savait plus ou moins sécessioniste, non pas ouvertement, à cette époque une semblable déclaration de principes n’eût été tolérée de personne à New-York, mais in petto. Son concurrent le plus redoutable était M. George Opdyke, comme lui sorti des rangs du peuple, ayant débuté par être garçon tailleur à la Nouvelle-Orléans et aujourd’hui quinze ou vingt fois millionnaire, l’un des princes de la finance américaine. M. Opdyke était présenté comme l’expression de la guerre à outrance et de l’abolition de l’esclavage, malgré ce qui pouvait manquer de franchise quelquefois à ses explications sur le dernier point. Il était particulièrement intraitable sur le maintien de l’Union. The Union must and it shall be preserved, avait dit le vieux général Scott, et ses paroles étaient la devise de ce parti, à qui un avenir rapproché réservait de si cruelles épreuves. Enfin le troisième candidat, M. Godfrey Gunther, était porté par le parti démocratique. Cette élection, toujours vivement débattue, devait l’être doublement en raison de la gravité des circonstances, car c’était un nom politique plutôt que celui d’un magistrat municipal que chacun entendait faire sortir de l’urne. Les aldermen et autres membres de l’édilité, nommés en même temps, pouvaient avoir une signification administrative; il n’en était rien pour le maire, et un journal, à ce sujet, rappelait même assez irrévérencieusement l’histoire du paysan qui, entré dans un salon de Curtius, voulait qu’on lui désignât Napoléon et Wellington. « Ce sera comme vous voudrez, lui répondit l’exhibiteur; du moment que vous avez payé, vous pouvez choisir. »

Pourtant il s’agissait moins ici de choisir que de combattre, et la bataille dura près d’un mois. Toute une page d’annonces dans les journaux était consacrée à cette guerre, où les partis ne se bornaient pas à prôner leurs candidats, mais vilipendaient en même temps de leur mieux ceux de leurs adversaires. Certes l’étranger qui eût voulu se faire, d’après ces réclames, une idée des hommes politiques de New-York aurait pu se croire dans un étrange milieu. D’après Gunther, l’administration de Wood n’avait été qu’un pillage organisé. D’après Wood, Opdyke ne demandait qu’à mettre la torche incendiaire aux mains des nègres. Le passé de chacun était travesti pour les besoins de la cause, et, la plupart des fonctions municipales étant électives, les mêmes procédés étaient employés jusqu’au bas de l’échelle par les allâmes plus modestes qui n’ambitionnaient que les gloires du bâton de constable. Non-seulement les journaux, mais les murs, étaient couverts d’affiches gigantesques ; c’était une lutte au mètre carré. Les principales agences électorales se reconnaissaient à d’immenses bannières emblématiques tendues d’un côté de la rue à l’autre. À mesure que le dernier jour approchait, chaque parti multipliait ses processions, annoncées par la voie des journaux, et dont le programme variait peu : une douzaine d’instrumens discords se fondant à distance en un solo continu de grosse caisse, des voitures chargées d’enthousiastes enrubannés, puis ensuite tous les partisans que l’on avait pu racoler. Ces promenades ont un inexprimable attrait pour les Américains. Tout y fournit matière, un enterrement aussi bien qu’une élection, une commémoration quelconque, ou même tout simplement un dîner. On n’y chante pas, on y cause peu, mais on y observe le pas. Malheureusement, s’il s’agit d’élections, les promeneurs ne sont pas tous également désintéressés ; beaucoup sont enrôlés à beaux deniers comptans, et ces comparses, ces torches, ces musiques, ces voitures, ne sont qu’une minime partie des frais de l’élection. Il faudra ensuite acheter les votes, grosse dépense dans un pays à suffrage universel. Pour y faire face, chaque membre du parti est mis à contribution. S’il est fonctionnaire nommé par le peuple, et c’est le cas le plus général, tant pour cent est prélevé sur son salaire à partir du jour de son entrée en fonction ; l’abandon du salaire sera même parfois absolu, si la place comporte un casuel plus ou moins licite. On se fait gloire de l’importance des sommes ainsi écoulées. « Vous savez, disait la proclamation des partisans de Gunther, que, malgré tous nos efforts et une libéralité sans limites, nous n’avons obtenu que le troisième rang dans la dernière lutte. »

Enfin le grand jour arriva, ou plutôt le soir du grand jour, car le récolement du scrutin ne commence que tard dans la journée. Déjà l’après-midi n’avait pas été sans intérêt. Dans chaque poll, baraque volante où se déposaient les votes, les billets étaient mis dans des boîtes à cigares à côté d’une bible, et les canvassers, sorte de questeurs chargés du dépouillement, buvaient du lager beer en procédant à leur travail sous le contrôle des curieux appuyés sur la balustrade. Bien que la plupart des débits de liqueurs fussent fermés, bien que les mesures de la police fussent aussi bien prises que possible, les horions pleuvaient autour de ces polls. Je vis un pauvre diable, du nom de Waters, qui se refusait à voter pour Wood, être à moitié assommé par deux admirateurs fanatiques de ce candidat; le revolver de l’un d’eux partit dans la bagarre, heureusement sans blesser personne, mais je me croyais revenu à San-Francisco, aux premiers jours de la société californienne. A mesure que l’heure avançait, la foule se portait vers les centres d’opération des trois candidats ou aux bureaux des principaux journaux. Malgré la bise piquante d’une froide soirée d’hiver, elle y stationnait dans la rue, guettant l’arrivée des messagers qui apportaient les résultats des divers arrondissemens électoraux. Ces résultats étaient proclamés au balcon, accueillis selon le cas par des hourras ou des grognemens, et commentés avec la dernière liberté. Les nouvelles du pauvre messager étaient-elles en opposition avec les sympathies de la foule, on le traitait en bouc émissaire ; étaient-elles favorables, on le portait sur le pavois, mais toujours on le bousculait.

Le quartier-général de M. Opdyke fut le premier que je visitai. Un immense transparent éclairé a giorno le signalait au loin; mais si le voir était facile, y arriver l’était moins, et pénétrer dans le sanctuaire ressemblait à un travail d’Hercule. Un couloir étroit et un escalier incommode conduisaient au premier étage, à une salle capable de contenir cent cinquante personnes, et où néanmoins près de trois cents avaient réussi à s’entasser. Un air infect soulevait le cœur, on était aveuglé par la fumée de trois cents cigares et assourdi par l’orage d’interpellations qui éclatait chaque fois que s’ouvrait la porte d’une seconde chambre où travaillait le comité. Tout d’un coup un cri s’éleva : « Le plancher cède! » Alors le tumulte et la confusion furent au comble ; on se sentait malgré soi enlevé et transporté, on disparaissait dans l’escalier comme dans un laminoir, aux dépens des habits et des chapeaux; c’était la miniature de la place Louis XV au mariage du dauphin. J’atteignis pourtant la rue au moment où M. Opdyke paraissait au balcon, salué par des vivat éclatans. Il recommanda à ses partisans de ne pas chanter victoire avant la fin, rappela sa défaite de deux ans auparavant, et continua d’abondance un de ces discours familiers où les Américains excellent. Je n’en attendis pas la fin, désireux que j’étais de voir l’attitude de Mozart-Hall, où se tenait le comité du maire expirant, M. Fernando Wood. C’était la même atmosphère méphitique qu’au premier meeting, le même nuage de fumée; mais déjà les pronostics de la défaite assombrissaient les fronts. On avait beau rudoyer les porteurs de mauvaises nouvelles, vérifier les additions : toujours le pauvre Wood était relégué à l’arrière-garde. En vain le président voulut rappeler à l’assemblée qu’une église ne grandissait que par le martyre des fidèles, et que l’arbre de la liberté ne germait qu’arrosé du sang de ses enfans: soit que la comparaison fût trouvée peu neuve, soit qu’elle parût pécher par la justesse, ses paroles furent accueillies par une tempête de sifflets digne de nos théâtres de mélodrame. Il se rabattit alors sur le « misérable abolitioniste Opdyke. » Ces abolitionistes! le président ne leur souhaitait que d’être condamnés à embrasser quelque horrible négresse, vœu charitable qui rétablit un commencement de bonne humeur dans l’auditoire. « Que le 4e arrondissement nous donne seulement une majorité de 1,000, continua-t-il, le 11e ’autant et le 17e 500, et Wood est nommé. Joignons-y 500 du 19e, il est nommé élégamment (sic), et il dépendra du 14e de rendre le triomphe éclatant. » Je les laissai sur ces châteaux en Espagne et me rendis à Tammany-Hall, où le comité central du parti démocratique avait planté sa tente à l’enseigne du Gunther. Les chefs ne sont pas là ce soir, me dit mon voisin, et de fait je ne crois pas qu’aucune classe privée de professeur se soit jamais montrée plus turbulente que le nouveau milieu où je me trouvais. C’étaient des chants, des sifflets, des cris d’animaux, un tapage véritablement infernal. Un mauvais plaisant proposait trois hourras pour Wood, le président lui lançait son verre à la tête, et sans l’intervention des voisins le pot de bière eût suivi le verre. Un enthousiaste dont j’ai oublié le nom poursuivait obstinément un discours où la fantaisie semblait participer du cauchemar, sans avoir égard aux vociférations qui lui étaient jetées de toutes parts : « A bas! il est gris! chut! c’est une honte pour Tammany-Hall, pour le vieux Wigwam! » Le président rentrait en scène pour faire respecter la majesté de l’assemblée, et ne trouvait pas de meilleur moyen d’ôter la parole au tribun récalcitrant que d’entonner lui-même à pleins poumons l’air populaire et national : The red, white and blue. L’orateur s’y joignait, la foule faisait chorus. Les chats eussent grimpé aux murailles, s’il s’en fût trouvé dans ce sabbat, et je m’enfuis en me bouchant les oreilles. Derrière moi, le bureau en masse, président en tête, abandonnait l’estrade pour se ruer sur un mannequin en bois représentant Wood, le rival détesté[2]. On était presque consolé de sa défaite par celle de son ennemi.

La bataille était en effet terminée. Ainsi qu’il arrive souvent en temps de crise, le plus violent, ou, pour parler plus exactement, le plus absolu dans ses idées l’emportait, et la grande métropole de l’Union se prononçait une fois de plus contre toute tentative de compromis avec le sud. La procession des dykers, ou partisans d’Opdyke, s’en allait, à la lueur des torches, donner à son patron une sérénade de tambours, et je revenais en suivant les trottoirs de l’interminable Broadway, lorsqu’en passant devant un de ces hôtels-caravansérails que nous cherchons depuis quelque temps à introduire en France, je me heurtai à une seconde sérénade plus modeste. Hail, Columbia ! fut d’abord écorché par trois cuivres et une grosse caisse, puis une gigue, puis de nouveau Hail Columbia ! après quoi l’on entra dans le spacieux vestibule de l’hôtel. Une foule aussi respectable que celle de la Juive à l’Opéra se rangea autour de l’escalier, sur le palier duquel parut le héros de la fête. C’était un officier qui arrivait à New-York après avoir été quelque temps prisonnier des confédérés. Il racontait sa captivité : celui-ci l’avait maltraité (trois grognemens dans l’auditoire), cet autre lui avait donné du bouillon (Dieu le bénisse ! dans la foule). La péroraison fut longue, stars and stripes, our glorious Union, most infamons rebellion. Je désespérais de sortir de cette phraséologie patriotique sur laquelle on est vite blasé aux États-Unis, lorsque l’orchestre reprit encore Hail, Columbia ! Je me sauvai cette fois au plus vite, suffisamment repu de politique pour un jour.


II.

Les personnes qui suivaient en Europe les péripéties de la lutte engagée aux États-Unis doivent se rappeler comment, à chaque bataille importante, la progression des bulletins qui franchissaient l’Océan était assujettie à trois phases bien distinctes. Au premier courrier, l’Union avait remporté une victoire sans égale ; au second, peu de jours après, on admettait quelque indécision dans le résultat, et au troisième enfin on était tout étonné d’apprendre que le nord avait été définitivement battu, ou peu s’en fallait. À New-York de même, la vérité se faisait rarement jour tout d’abord. Pour la bataille de Pittsburgh par exemple, la plus disputée qu’on eût encore vue dans cette guerre, les nouvellistes métropolitains ne craignirent pas de représenter Beauregard comme en pleine retraite, et l’on fut quelque temps avant de savoir combien avait été complète la déroute du premier jour sous l’irrésistible attaque des colonnes confédérées. Soit dit en passant, dans ces deux journées que l’on avait représentées comme les plus sanglantes des temps modernes, et où près de 100,000 hommes furent engagés de part et d’autre, le chiffre des morts constatées ne fut guère que de 16 à 1,700 chez les fédéraux[3]. On finit également par savoir que la partie n’avait été sauvée que par les canonnières, sans lesquelles l’armée d’Halleck eût été inévitablement culbutée dans le Tennessee. Toutefois il y avait loin de cet échec à la défaite de Bull’s Run, et comme, à peu près vers la même époque, les généraux du sud commençaient le grand mouvement de concentration qu’ils réussirent si habilement à dissimuler, les journaux, prenant pour une retraite définitive ce qui n’était que l’exécution d’un plan, n’eurent rien de plus pressé que d’entonner en chœur le chant de la victoire. « Les forts de la côte étaient pris ou se rendaient l’un après l’autre; les redoutables lignes de Yorktown, dernier boulevard de la rébellion, étaient évacuées ; tout serait évidemment terminé pour le grand anniversaire national du 4 juillet. L’on y célébrerait à la fois l’indépendance et l’union reconquise. » Mais peu après le pauvre général Banks, qui de gouverneur d’état était d’emblée devenu chef d’armée, se voyait chassé en quelques jours de la vallée de la Shenandoah; la route de Washington semblait ouverte à l’ennemi; la capitale était sans défense, l’arrière-ban de la milice allait la couvrir, et les journaux sonnaient le tocsin à l’unisson.

Je voudrais pouvoir donner une idée de cette curieuse presse américaine, que nous ne connaissons guère en Europe que par ses excès, et dont l’influence néanmoins est assez marquée pour que M. Russell, le sagace correspondant du Times anglais, ait fait remonter jusqu’à elle une bonne partie des difficultés de la guerre actuelle. Laissons la qualité. Comment un pays où tout le monde sait lire serait-il insensible à l’action d’une publicité quotidienne qui ne procède que par tirages à 100,000 exemplaires dans les grands centres de population[4]? Le New-York Herald va jusqu’à 120,000 et 130,000. Que ce soit le public qui ait façonné le journal ou le journal qui ait réussi à s’imposer au public, peu importe; le besoin est là, et il frappe l’étranger dès le premier jour. Etes-vous en chemin de fer, à chaque station les news-boys apportent les feuilles de la ville voisine, et la même personne en parcourra ainsi jusqu’à cinq ou six successivement. L’heure des journaux du soir a-t-elle sonné, une foule sans cesse renouvelée se formera devant les bureaux de chacun d’eux et se disputera les feuilles encore humides. Ce n’est pourtant que la première édition, celle de trois heures; à quatre heures paraîtra la seconde, à cinq heures la troisième, et le plus souvent à six heures la quatrième. Pendant ce temps, dans les caves du vaste édifice, de magnifiques presses cylindriques, dites Hoe’s-Lightning presses, et d’abord employées, je crois, pour le Times de Londres, fonctionnent sans relâche et donnent à l’heure de 18 à 20,000 exemplaires imprimés à la fois sur les deux faces. Tout à côté, une autre machine saisit la feuille à la sortie de la presse et la plie en un clin d’œil. Si de nouvelles dépêches arrivent à l’officine de la rédaction, le sommaire en est affiché au dehors; la colonne à modifier est en même temps envoyée aux compositeurs; la planche est presque aussitôt livrée au double moulage duquel sort la plaque fusible qui sert à l’impression, et un puits pratiqué sur toute la hauteur de la maison envoie cette plaque dans les caves. A peine stoppe-t-on un instant pour le changement; l’opération entière n’a pris que quelques minutes.

La tâche quotidienne terminée, il restera à s’occuper du résumé hebdomadaire, dont le tirage, encore plus considérable que celui des numéros journaliers, ne va pas, pour la New-York Tribune par exemple, à moins de 170,000 exemplaires. Malgré un aussi énorme débit, je n’entends pas dire que ces journaux, où pour deux sous l’on a trois feuilles d’impression, trouvait chez leur public des lecteurs d’une conscience égale à celle du fidèle abonné parisien, dont la sollicitude descend jusqu’à la dernière annonce. Et d’abord qu’y a-t-il dans un journal américain? ou plutôt que n’y a-t-il pas! Des faits, des faits de tout genre et de tout ordre, sans contrôle à la vérité, parfois même contradictoires d’une page à une autre dans le même numéro, mais embrassant un ensemble d’informations de nature à satisfaire les plus exigeans. Pas une séance qui ne soit suivie, non-seulement au congrès, mais dans les chambres séparées de chaque état; pas un tribunal un peu important qui n’ait son compte-rendu; meetings expositions, concerts, théâtres, ventes, marchés, prix courans, courses, régates, nominations, faits divers, et ce serait le cas de mettre ici les quatre pages d’et cœtera dont parle Beaumarchais, tout y passe, tout y passait même pendant la guerre, où les gestes de chaque corps n’en étaient pas moins enregistrés avec la dernière minutie. Bien plus, il était peu de numéros où ne se trouvât encastré quelque bout de carte grossièrement fait à la hâte, mais suffisant pour l’intelligence du coin du théâtre de la guerre qui avait spécialement trait aux opérations du jour. Lorsqu’arrive le courrier d’Europe, il est d’abord intercepté au large du cap Raze, et les principales nouvelles sont transmises par le télégraphe, le tout aux frais de la presse réunie. On gagne ainsi deux ou trois jours, après quoi, outre le résumé obligatoire, nos journaux et ceux d’Angleterre sont reproduits in extenso en caractères microscopiques, sans distinction d’opinions, aussi bien ceux qui attaquent que ceux qui défendent la politique Lincoln, laquelle, c’est une justice à lui rendre, était lors de notre séjour soutenue en masse par la presse du nord. À coup sûr, un pareil fouillis ne peut rien avoir de bien littéraire. Les editorials, qui correspondent à ce que nous appelons premiers-Paris ne brillent ni par le fond, ni par le goût, ni par la forme ; mais c’est ce dont on se soucie le moins. Le travail du journaliste n’est qu’un métier comme un autre, où l’on reste rarement assez longtemps pour se faire connaître, et, à part quelques exceptions, comme MM. Greeley ou Bennett, qui doivent à cette carrière leur fortune et l’importance de leur position politique, nul ne sait quel nom attacher à la gazette qu’il vient de lire. Qu’importe ? On est journaliste aujourd’hui à la suite d’une baisse sur les dry goods, où l’on a quelque peu fait faillite la veille ; demain l’on sera aubergiste, ou tout simplement cafetier (bar-keeper), sans cesser pour cela d’être colonel au besoin, et, Dieu aidant, le jour viendra où l’on sera millionnaire à son tour, pour se ruiner ensuite et léguer à ses enfans, avec son exemple, sa place sur la roue de la fortune. Aux États-Unis, nulle déconsidération ne s’attache à ces perpétuels changemens d’une profession à une autre, si disparates que soient d’ailleurs les positions successives. En d’autres termes, on n’y connaît pas de sots métiers, et cela probablement parce que l’on y voit peu de professions qui soient vraiment libérales dans le sens que nous attachons à ce mot.

La vente d’un journal à New-York, et à plus forte raison dans l’intérieur, couvre à peine les frais de publication. Les annonces représentent le bénéfice. C’est assez dire l’importance de leur rôle, et l’on s’en rendra compte par ce seul fait, qu’il est tel numéro du New-York Herald, la plus répandue des feuilles américaines, où l’on peut compter de trente-cinq à quarante colonnes d’annonces qui formeraient un carré de 1m 25 de côté ! J’hésite presque à l’avouer, mais à mon sens c’est là, c’est à cette quatrième page dont la taille ne comporte plus l’appellation consacrée de petites affiches, que se révèle peut-être un des côtés les plus originaux de la presse américaine. Je ne parle pas seulement de cette réclame qui, pour avoir pris naissance sur les bords de l’Hudson et y avoir toujours plus prospéré qu’ailleurs, n’en a pas moins été transplantée avec succès sous toutes les latitudes du monde civilisé, mais je veux parler aussi du rôle singulier que l’usage a fini par attribuer à certaines annonces spéciales. Ainsi il est rare qu’un bon citoyen après son dîner n’ait pas, s’il le désire, à voter chaque soir dans quelque élection. Que son journal le tienne au courant à cet égard, rien de mieux; mais l’étonnement de l’Européen commencera lorsqu’un peu plus loin il verra aux annonces religieuses, entre des leçons de danse et des ventes à l’encan, le détail des sermons pour le dimanche prochain, avec l’indication des textes choisis par les prédicateurs. Une certaine méthode préside d’ailleurs à la répartition de ces avertissemens qui se comptent par centaines dans un seul numéro, et, pour trouver la catégorie dont on a besoin, il suffit de parcourir les en-tête, religious, personal, matrimonial, médical, financial, political, musical, hotels, astrology sport, turf, etc.[5]. Je n’ai pas la prétention de pousser l’énumération jusqu’au bout, mais un jour que les personal m’avaient paru plus explicites que d’ordinaire, j’interrogeai un vieil habitant de la ville sur ce que pouvaient avoir de réel ces amorces naïves de la flirtation américaine. Il me répondit en assignant dans le prochain numéro du New-York Herald un rendez-vous au jeune homme qui tel soir, à l’orchestre de tel théâtre, avait été remarqué par une dame vêtue d’une toilette imaginaire. A l’heure et au jour dits, plus de vingt honnêtes jeunes gens passaient sous nos fenêtres, portant le signe convenu d’une fleur à la boutonnière. Les salons d’hôtel, lieu neutre et banal, servent souvent de théâtres à ces intrigues, qui vont rarement plus loin que de purs enfantillages. Un jeune homme y cherche une dame, en voit une soigneusement voilée dans l’embrasure d’une fenêtre, s’approche d’elle et l’interroge. — « Monsieur, lui répond-elle tranquillement, j’attends bien quelqu’un; mais je suis ici pour les matrimonial, non pour les personal. »

Avec ses ridicules et ses défauts, ses violences et ses contradictions, j’ai dit que la presse américaine ne laissait pas que d’exercer une action assez marquée. Certes elle ne s’en servait pas pour prêcher la modération, et ce n’est pas ce dont il faut s’étonner; mais un reproche plus sérieux est d’avoir en quelque sorte organisé un système de déceptions auxquelles le public ne s’est que trop laissé prendre. Au lieu d’aborder résolument la situation, on eût dit qu’elle cherchait à griser le pays en se grisant elle-même. « La jeune Amérique ne faisait que commencer son éducation militaire, et déjà elle avait fait plus en un an que la vieille Europe en cinquante. Chaque jour, elle donnait au monde étonné une nouvelle leçon dans l’art de la guerre. N’eût-il pas suffi d’une douzaine de Monitors à Sébastopol pour faire en quelques jours ce qui avait exigé pendant une année les efforts combinés de la France, de l’Angleterre, de la Turquie et de la Sardaigne? » Le Monitor en effet fut longtemps un thème inépuisable. «Que ne l’avait-on eu trois mois plus tôt. L’affaire du Trent aurait eu une solution bien différente. Heureusement qu’à défaut de l’Angleterre, la France était là pour recevoir de la marine américaine le prix de son impertinente intervention au Mexique! » Et cent autres forfanteries aussi déplacées que l’on était tout surpris d’entendre le lendemain répétées aux quatre coins de la ville.

La marine américaine pourtant eût mérité qu’on lui épargnât ces éloges outrés, car, loin de se montrer au-dessous de sa tâche, elle avait incontestablement joué jusque-là le beau rôle dans la guerre, tant sur mer que sur les fleuves. Les tempêtes de l’hiver ne l’avaient pas empêchée de maintenir avec une remarquable efficacité le blocus des côtes ennemies, rude école qui rappelait par ses dangers les longues croisières des flottes anglaises sur nos côtes pendant les guerres du premier empire. C’était cette même marine qui, en quelques mois, du sein des récifs de la Floride, venait de faire sortir à Key-West tout un établissement militaire destiné à devenir le Gibraltar des passes de Bahama, et destiné peut-être aussi, après avoir servi de centre aux opérations de la côte sud, à remplir quelque jour le même rôle vis-à-vis de la Havane. Des noms presque inconnus la veille s’étaient soudain rendus familiers à chacun, car l’Américain a conservé de son origine anglo-saxonne une grande prédilection pour les choses maritimes. C’était Wilkes, dont les découvertes au pôle austral avaient coïncidé avec la dernière expédition de l’infortuné Dumont-d’Urville, Porter, dont le père a laissé de si beaux souvenirs dans les mers du sud lors de sa croisière sur l’Essex de 1812 à 1814, Farragut, qui n’avait pas hésité à sacrifier ses liens de famille à ses devoirs de citoyen[6], Foote enfin, dont la persistante énergie avait fait de la guerre de rivière un des principaux élémens de succès des armes fédérales; ce fut à lui que se rendit sur le Mississipi la célèbre île numéro dix que l’on avait tournée en creusant dans des bois marécageux, à travers la péninsule de New-Madrid, un canal de cinq lieues de long praticable à des vapeurs de plus d’un mètre de tirant d’eau! Les chefs expérimentés n’avaient donc pas manqué à la marine américaine, grâce à la loi d’ancienneté, qui seule y détermine l’avancement; mais dans les rangs inférieurs le besoin d’officiers se faisait grandement sentir, tant à cause de l’énorme extension des armemens que par suite des démissions données par les partisans du sud. On y remédia en puisant dans les cadres de la marine de commerce, et il se trouva que ces capitaines marchands se tiraient fort bien d’affaire à l’occasion. On manquait aussi de bâtimens, car le gouvernement fédéral, qui n’a jamais eu beaucoup de matériel naval, avait de plus commis l’imprudence d’en laisser tomber une grande partie entre les mains des gens du sud. Pour y obvier, on puisa encore à pleines mains dans la marine de commerce, et l’on ne saurait trop louer l’intelligence et l’activité avec lesquelles furent transformés les navires achetés dans cette intention. Les vapeurs seuls étaient au nombre de quatre-vingts. Ainsi furent armées ces canonnières que l’on vit bientôt se distinguer partout, sur la côte et dans l’intérieur des fleuves, qui tantôt appuyaient une attaque, comme aux forts Macon et Pulaski, tantôt arrêtaient l’élan des confédérés, comme à Williamsburgh, tantôt même, comme à Pittsburgh, se trouvaient fort heureusement à point pour empêcher un désastre complet. En même temps les inventions se multipliaient. Le Monitor, dont le hasard exagéra beaucoup trop l’importance, avait la bonne fortune et l’honneur d’inaugurer au feu les fastes des navires blindés. M. Stevens essayait sur l’Hudson une batterie flottante pouvant à volonté s’immerger jusqu’à être presque entièrement abritée sous l’eau. Un autre inventeur offrait de soumissionner à forfait la destruction du Merrimac. J’en passe et des meilleurs. Il y avait évidemment dans tout cela autant à laisser qu’à prendre, et ces inventions trahissaient souvent une grande inexpérience militaire, mais il ne résultait pas moins de là un fait et un enseignement. Le fait était non pas tant l’aptitude déjà connue des Américains aux choses de la mer que la rare souplesse avec laquelle leur marine s’était pliée aux circonstances insolites de cette guerre. L’enseignement était à l’adresse de l’Europe, trop portée à ne pas apprécier à sa juste valeur la puissance navale des États-Unis. Il ne faut pas la juger par ce qu’elle est, mais par ce qu’elle peut devenir du jour au lendemain. Il est peu probable que les flottes américaines viennent jamais attaquer celles de France ou d’Angleterre dans les mers d’Europe, et, dans l’hypothèse d’une agression de notre part, je ne sais si une guerre maritime ne se présenterait pas tout aussi compliquée d’éventualités et d’incertitudes avec les États-Unis qu’avec l’Angleterre.

Il faut passer quelques jours sur la rade de New-York pour se faire une idée de cette aptitude que je viens de signaler chez l’Américain, et dont aucun peuple ne réunit à un égal degré les élémens variés. Certains ports de premier ordre, comme Londres ou Liverpool, l’emporteront peut-être en mouvement total; mais ce mouvement sera disséminé sur la vaste étendue de la Tamise, ou bien, ne se traduisant qu’en entrées et en sorties de navires, son importance ne laissera pas que d’être empreinte d’un certain cachet de monotonie. Ici il semble que toute la vie de la cité soit sur l’eau. Quel que soit le point de la rade sur lequel le regard s’arrête, et je ne cite le fait que pour l’avoir maintes fois expérimenté, rarement on y apercevra moins de dix ou douze vapeurs en marche, grands et petits, beaux et laids, mais appropriés aux usages les plus divers. Les uns, vastes et rapides, sont des omnibus flottans, car New-York, Brooklyn, New-Jersey, Hoboken, toutes les villes en un mot qui bordent la rade, forment une sorte de Venise gigantesque dont les canaux sont des bras de mer. Ces ferries (tel est leur nom), qui vous font franchir la rade pour deux sous, portent jusqu’à un millier de personnes, vingt-cinq voitures de toute espèce, davantage même, et bien que l’on en compte vingt-deux lignes distinctes, ils se suivent à moins d’intervalle que nos omnibus du boulevard. D’autres vapeurs sont transformés en citernes, et vont approvisionner d’eau les navires de toutes nations mouillés dans East-River, dans l’Hudson, ou dans le bras de mer de l’entrée jusqu’aux Narrows; d’autres vont et viennent sans but défini, offrant à tout le monde leurs services en tout genre; d’autres sont remorqueurs, et s’attellent à un clipper de 3,000 tonneaux, qu’ils conduisent sur la grande route de Chine ou du Pacifique, pour ramener au retour quelque autre navire du dehors. A peine le soleil a-t-il réveillé la rade qu’arrivent à toute vitesse les steamboats, ou mieux les cathédrales flottantes qui descendent de Troy, d’Albany, de Boston et des nombreux ports de Long-Island. En même temps les ferries se chargent de maraîchers et des mille provisions de la campagne. Les infatigables remorqueurs commencent leur journée en fouillant la rade en tous sens. Plus l’heure avance, plus le panorama devient varié. On entend à New-Jersey le sifflet d’un train de Philadelphie, et quelques minutes après trois ou quatre vapeurs tout couverts de voyageurs traversent l’Hudson, se rendant à New-York. Là un paquebot transatlantique aux couleurs anglaises, américaines, françaises ou anséatiques, entre et vient majestueusement prendre place le long d’un wharf, tandis qu’à côté de lui un autre part, le pont encombré de centaines d’émigrans californiens qu’il conduit à Aspinwall. Ici un monstrueux train de quarante bélandres descend lentement l’Hudson à la remorque de quatre ou cinq vapeurs, et, malgré ses trois cents mètres de long, chemine sans encombre au milieu du dédale des navires; là sont les inépuisables farines qui alimentent l’Europe aux jours de disette, et les riches chargemens de bois du nord dont les États-Unis approvisionnent le monde; sur chaque bélandre est la famille qui a associé son sort à cette paisible navigation depuis les grands lacs de l’intérieur jusqu’aux quais de New-York, le mari au gouvernail, et la femme cousant à côté des enfans qui jouent. Vers le soir, une recrudescence d’animation s’empare de la rade : les grands vapeurs arrivés le matin repartent dans toutes les directions; les ferries sont plus chargés que jamais; les remorqueurs semblent ne pouvoir se décider à regagner l’écurie. Seule la nuit vient rendre à ce monde fiévreux un repos au moins comparatif.

On apprécierait mal le tableau que je viens d’esquisser en se bornant à le contempler dans son ensemble. Il faut traverser la rade sur ces ferries, il faut remonter l’Hudson sur ces arches inconnues en Europe, pour comprendre jusqu’où peuvent être poussés certains détails de la civilisation matérielle, la seule qui soit en honneur aux États-Unis, car l’Américain ne se fait pas scrupule d’adorer à la fois Dieu et Mammon. J’ai dit que le ferry était l’omnibus de la rade, omnibus en ce sens que bêtes et gens, charrettes et voitures, tout y trouve place. Peut-être serait-il plus exact de dire qu’il est le prolongement des deux rues qu’il réunit sur les bords opposés de la baie : au centre du bateau, la voie publique encombrée de voitures; sur les côtés, pour les piétons, des salons tenant lieu de trottoirs. Aux deux débarcadères, la même disposition se retrouve sur des ponts assujettis à l’action de la marée, de manière à toujours se trouver au niveau du pont du ferry. On jugera de l’importance et de la perfection de ce service par ce seul fait qu’en 1861 quarante-cinq millions de personnes ont été ainsi transportées, sans autre accident que la mort d’un chauffeur victime de son imprudence. Si je disais avec quelle sûreté de manœuvre ces navires évoluent dans une rade aussi peuplée, avec quelle précision ils pénètrent dans les entonnoirs en pilotis au fond desquels sont les débarcadères, je risquerais de n’être compris que des marins, et je préfère passer des ferries aux Leviathans de toute espèce oui promènent voyageurs et marchandises sur les lacs et sur les fleuves américains. Pouvoir nourrir et coucher à bord de sept à huit cents personnes, tel est le problème. Nous n’en connaissons la solution que sur nos vaisseaux de ligne, c’est-à-dire avec les simplifications d’une caserne, tandis qu’ici aux nécessités de la vie sout réunis tous les raffinemens du comfortable, du luxe même, en un mot toutes les complications d’un hôtel. Rien n’y manque, restaurant, café, coiffeur, bains, etc. D’interminables rangées de cabines s’étagent sur toute la longueur du bâtiment. De magnifiques salons aux tapis épais, aux boiseries peintes, dorées ou revêtues de glaces, vont également de bout en bout. Trois ou quatre ponts se superposent l’un à l’autre depuis le rez-de-chaussée, que l’on réserve aux marchandises et aux animaux, et au centre, dominant le tout comme le clocher d’une cathédrale, se meut majestueusement le balancier de la machine qui donne à ce monde flottant une vitesse de vingt-cinq kilomètres à l’heure. Parfois le soir on voit passer sur l’eau ces palais illuminés; il semble que ce soit un rêve.

À cette époque, qui eût jugé New-York d’après la rade ne se fût assurément pas figuré que le pays se débattait dans une crise dont l’issue reculait de jour en jour. A peine de temps à autre voyait-on entrer un vapeur chargé de prisonniers ou de blessés venant du sud de la côte. L’Ile du Gouverneur, où s’exerçaient incessamment les troupes en attendant le départ pour l’armée, rappelait seule que l’on était en guerre. Pour se faire une idée des souffrances matérielles du pays, il fallait aller au théâtre même des opérations, dans ces campagnes où l’évaluation des valeurs anéanties, tant en sucre, en coton, qu’en biens de tout genre, montait déjà à près de 400 millions de francs. New-York pourtant ne devait pas tarder à ressentir le contre-coup de ces désastres multipliés. Ainsi l’Angleterre, qui tient de beaucoup le premier rang dans son commerce maritime, l’Angleterre, qui en 1860 avait envoyé aux États-Unis pour près de 550 millions de marchandises, n’y avait plus exporté en 1861 que pour 225 millions. Il en était de même, sur une échelle moindre, pour les autres nations. Jusque-là, grâce à une recrudescence momentanée dans le commerce des farines, et grâce surtout aux énormes dépenses de la guerre, qui, pour la plupart, aboutissaient plus ou moins à New-York, la ville avait relativement peu souffert; mais tout va vite aux États-Unis, et la situation a promptement changé. La métropole américaine est aujourd’hui revenue des dangereuses illusions dont on l’avait trop longtemps bercée; elle sait Qu’elle va sentir véritablement le poids de la guerre, et elle sait aussi que de son attitude dépendra en grande partie celle du pays. J’ai la forme confiance qu’elle sortira de cette épreuve vaillamment et à son honneur, quelle qu’en soit la durée ; mais il serait puéril de se dissimuler que la lutte sera nécessairement longue, si l’on veut obtenir un résultat sérieux, et je ne sais s’il n’est pas mieux qu’il en soit ainsi, même dans l’intérêt des États-Unis. De ce rude enseignement de l’adversité ils emporteront ce qui leur a manqué jusqu’ici, l’homogénéité. De la guerre civile, par une de ces contradictions apparentes où l’on reconnaît le doigt de Dieu, ils feront sortir, vivace et profond, l’esprit de nationalité dont ils n’avaient auparavant qu’une notion imparfaite et confuse, et ils auront eu la gloire d’accomplir cette révolution en assurant à tout jamais sur leur vaste continent le triomphe de la dignité humaine.

Je n’ignore pas que la question de l’esclavage n’était, au début de la crise, qu’une des causes de la scission : si depuis elle a acquis une importance assez capitale pour rejeter toutes les autres au second plan, peut-être est-ce à la netteté, à l’unanimité avec laquelle s’est prononcée à cet égard l’opinion publique en Europe, qu’il faut l’attribuer ; mais tout doit être oublié ici devant le résultat à obtenir. Quand on a reconnu une idée pour vraie, quand on la sent telle instinctivement, il faut s’y retrancher comme dans une forteresse, sans laisser prévaloir aucun des sophismes que les adversaires de cette idée ne manqueront pas d’entasser contre elle. C’est ainsi qu’il faut envisager désormais la crise américaine. Peu importe son origine. Aujourd’hui la question de l’esclavage la domine, et cela même en dépit des allégations contraires du président Lincoln ; c’en est assez pour supprimer toute incertitude sur la cause qui doit fixer nos sympathies, et pour nous faire envisager avec confiance la solution que l’avenir tient en réserve. Sans prétendre établir de comparaison entre les états du sud et nos possessions lilliputiennes de la Guadeloupe et de la Martinique, on peut dire que jamais transition ne fut plus brusque que ne le fut celle de l’état d’esclavage à l’état de liberté dans ces deux îles en 1848 : oubli des ménagemens les plus essentiels, des précautions les plus élémentaires, il semblait que l’on eût à plaisir multiplié les difficultés, et pourtant aujourd’hui non-seulement la plaie est fermée, mais, malgré leurs plaintes, ces petites colonies sont en progrès très réel. Pourquoi, sur une plus grande échelle, n’en serait-il pas de même pour les états du sud, à cette différence près, tout à leur avantage, que nous avons eu recours aux élémens artificiels d’une émigration organisée, tandis que le salut naîtra probablement chez eux d’une émigration libre, au moyen de laquelle la petite propriété pourra se substituer en partie à la grande dans la culture du coton[7] ? Il est peu d’erreurs plus répandues que celle d’opposer, aux États-Unis, les intérêts agricoles du sud aux intérêts manufacturiers du nord. La vérité est que le nord réunit ces deux sources de richesse, alors que le sud n’en a qu’une, et c’est avec un véritable étonnement que l’étude du recensement de 1850, le dernier qui ait été complètement publié, m’a montré combien les produits purement agricoles du nord l’emportaient sur ceux du sud. Qu’on me pardonne quelques chiffres, ils sont instructifs. Les Américains distinguent deux classes de produits agricoles, suivant qu’on les évalue au poids ou par mesures de capacité. Eh bien! dans la deuxième classe, représentée principalement par les céréales et les légumes, la production annuelle du nord s’élève à plus de 1 milliard 864 millions de francs, tandis que celle du sud ne va qu’à 1 milliard 626 millions. La première classe est plus intéressante, car on y trouve le coton, le sucre, le riz, le tabac, le foin, le chanvre, la laine, etc. Là encore, le nord, par une production de 1 milliard 136 millions, l’emporte sur les 822 millions du sud. Détail curieux : en foin seulement, les états libres offrent une récolte de 753 millions, supérieure de 19 millions à l’ensemble des récoltes de coton, de tabac, de riz, de sucre et de foin des états à esclaves. Enfin, dans l’estimation des fermes, ustensiles de travail et animaux domestiques, le nord l’emporte encore : 13 milliards 655 millions contre 7 milliards 908 millions. Le rapport reste dans le même sens, 21 milliards 741 millions contre 15 milliards 561 millions, si l’on envisage les propriétés non plus seulement agricoles, mais de tout genre, y compris les esclaves, pour les états du sud.

On voit que le nord est assez riche pour ne pas marchander les concessions et pour sortir de la voie étroite du protectionisme industriel et commerciale jour où l’épuisement forcera les deux partis à suspendre la lutte. Dieu veuille que ce jour luise bientôt, où la grande nation américaine, plus forte, plus sage et mûrie par l’adversité, reprendra le cours de son libre développement! Peut-être, dans les pages qu’on vient de lire, me suis-je parfois laissé aller à traiter sous une forme légère des sujets sur lesquels nos alliés d’outre-mer n’aiment pas la raillerie. J’aurais pu dépasser cette limite, car la société américaine, comme toute chose ici-bas. «Non-seulement ses ridicules, mais ses défauts, et je n’entends en rien me constituer son panégyriste. C’est un emploi qu’elle a souvent le tort de remplir mieux que personne; aussi est-il bon qu’elle sache combien, grâce à l’excessive bonne opinion qu’elle a conçue de sa supériorité en toutes choses, l’étranger est choqué des travers auxquels elle se complaît. D’ailleurs ces travers frappent plus vivement sur les lieux qu’ils ne le font plus tard, alors qu’au retour on envisage d’un coup d’œil plus rassis l’ensemble de ce monde si différent du nôtre. L’éloignement lui est favorable. Tant que l’on vit dans ce milieu, la nature particulière des défauts qui lui sont propres transforme en quelque sorte l’observateur en sensitive, et cela le plus souvent au-delà de la mesure qui serait raisonnable. À distance au contraire, les imperfections secondaires disparaissent, et les grandes lignes seules ressortent dans le tableau. On comprend que les défauts de cette société sont une conséquence naturelle de l’isolement dans lequel elle a forcément vécu, et de l’absence des traditions qui font partie du patrimoine d’un peuple européen. De près, au sein de ce désordre passé à l’état chronique, à la vue de troubles qui seraient critiques s’ils n’étaient permanens, et qui constitueraient en France un danger sérieux, on hésite à croire que ce soit la liberté que l’on a rêvée ; de loin, on se demande quel précieux et magique talisman est cette liberté qui permet à un peuple de vivre dans de pareilles conditions et d’y grandir. C’est là le principe qui rend les enfans de Washington respectables jusque dans leurs erreurs. Nul ne les admire plus que moi, nul ne leur est plus sympathique, nul ne forme de vœux plus sincères pour l’heureuse issue de la lutte où ils sont engagés. En essayant de retracer la physionomie de New-York pendant cette lutte, j’ai dû indiquer ce qui m’avait frappé en bien comme en mal ; mais jamais ma pensée n’a fait remonter l’origine des vices que je signalais jusqu’à la liberté, dont les États-Unis sont le plus glorieux sanctuaire, et j’ajouterai que nous, qui avons vu les tristes épreuves de 1848, nous avons moins que personne le droit de nous montrer sévères pour un peuple sur lequel s’est abattu le fléau de la guerre civile.

Nous n’avons jeté aujourd’hui sur la grande ville qui résume la civilisation américaine qu’un coup d’œil général ; pour la bien connaître, il faut interroger son régime, analyser son admirable système d’instruction primaire et secondaire, exposer les inépuisables ressources de sa charité, et tant d’autres institutions auxquelles elle doit sa puissante vitalité. Cette seconde étude nous montrera New-York sous son plus beau jour. Présenter sans parti-pris les choses telles que nous les avons vues, continuer à étudier les Américains plutôt que la question américaine, tel sera notre but. Notre titre est d’avoir vu, et notre seule prétention, celle d’être vrai.


E. DU HAILLY.

  1. Nous n’avons pas la prétention de discuter dans ces quelques lignes la situation financière des États-Unis. Cette question a été étudiée avec trop d’autorité dans la Revue du 1er septembre 1862 ; aussi ne faisons-nous que rapporter ici les idées qui avaient cours à New-York à l’époque dont nous parlons.
  2. Le mot wood signifie bois.
  3. Depuis l’attaque du fort Sumter, le 12 avril 1861, jusqu’au 6 avril 1862, date de la journée de Pittsburgh exclusivement, c’est-à-dire en un an, la guerre américaine comptait vingt-cinq batailles, ayant eu pour résultat total : tués, 2,490; blessés, 4,196; prisonniers, 1,440. Je ne parle pas des hommes manquant sans motif après chaque affaire, et dont le chiffre s’élevait toujours assez haut. La deuxième année menace malheureusement d’être beaucoup plus meurtrière, et le fait était inévitable. Que l’on compare dans notre histoire les pertes insignifiantes de Valmy, de Fleurus et de Jemmapes avec les épouvantables tueries des derniers temps de l’empire !
  4. Il m’a été affirmé que la seule ville de New-York comptait trois cent cinquante et une publications périodiques de tout genre; mais je n’ai pu vérifier ce chiffre, qui me semble exagéré.
  5. Je me bornerai à reproduire deux de ces annonces, qui donneront une idée de l’étrangeté des autres. La première est un matrimonial : « Une jeune personne, fatiguée de la monotonie du célibat, désire entrer en correspondance avec un gentleman dans des vues de mariage. Il devra être en bonne position et avoir moins de trente-cinq ans. Quant à elle, son extérieur est agréable, ses manières tranquilles ; elle n’est ni sentimentale, ni romanesque, ni vaine, ni égoïste, et pourtant elle est loin d’être parfaite. » Le détail des qualités physiques est parfois poussé beaucoup plus loin, puisque j’ai vu spécifier jusqu’au poids de la future épouse. Voici maintenant un personal : « Si la dame au chapeau de velours noir, au voile de dentelle et au mantelet de drap brun qui est montée dans tel omnibus, tel jour, à telle heure et à tel endroit, désire connaître le gentleman qui était assis en face d’elle, elle n’a qu’à écrire un mot à l’adresse ci-dessous. »
  6. La famille du commodore Farragut était à la Nouvelle-Orléans lorsque la flotte fédérale parut devant cette ville. Prévoyant la possibilité d’un bombardement, le commodore lui offrit à son bord un asile qui fut refusé. «Puisse votre première bombe tomber sur la maison de votre mère ! » fut la seule réponse qu’il obtint de cette dernière.
  7. La culture du coton se prête beaucoup plus à la petite propriété qu’on ne le croit généralement. Un ouvrage fort intéressant à ce sujet est celui qu’a publié M. Frederick Law Olmsted sous le titre de Cotton Kingdom ou Royaume du Coton.