Une Vie bien remplie/I

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 5-14).

Une Vie bien remplie



Des actes, des actes, et encore des actes, ou

vous croupirez éternellement dans votre misère.

Veuillez donc seulement et le monde changera de face.

Que si, au contraire, chacun de vous inactif, silencieux, se tient à l’écart, regardant de là comment vont les choses et se plaigne qu’elles vont mal ; renoncez à l’espoir que jamais elles aillent mieux, et sous le poids de maux que vous léguerez à vos enfants, n’accusez que vous-même, votre indolence et votre insouciance, votre égoisme et votre lacheté.

LAMENNAIS.


I

Les Deux Amis


En septembre 1906, je recevais la lettre suivante :

Les Simons, 4 septembre 1906.
Mon cher ami,


Avec la vie à la vapeur que mènent les parisiens, je n’ai pas seulement eu le temps de causer avec toi la dernière fois que nous nous sommes vus ; cela m’a d’autant plus chagriné que c’est un vrai bonheur pour moi de m’entretenir avec un bon camarade d’enfance comme toi, parce que tu t’intéresses à la vie des autres, aux joies et aux peines qu’on a eues.

Je viens donc par la présente, te rappeler que tu m’as promis de venir ce mois-ci passer une huitaine avec moi dans le calme et la tranquillité ; si tu n’as pas cédé tes affaires, cela te reposera de ton commerce ; dans le cas contraire, alors libre de préoccupations de ce côté, nous aurons l’esprit aussi tranquille que ma petite rivière. J’espère que tu ne trouveras pas le temps trop long, pour moi, je sais que je le trouverai trop court. Dans notre dernier entretien tu m’as dit que tu prendrais plaisir à ce que je te raconte ma vie en détail, cela viendra tout naturellement au cours de nos causeries.

Ma vie, mon cher Savinien, comme celles de la grande-masse, est simple et dépourvue du côté romanesque ; ce sera moins mirobolant que l’histoire de Monte-Cristo, que nous lisions avec tant d’acharnement quand nous étions enfants ; à cet âge, tout paraît possible, même de percer avec les ongles les cachots du château d’If, comme de remonter des profondeurs de la mer et nager des kilomètres dans la nuit noire pour atteindre la terre libératrice.

Enfin, nous causerons de tout un peu et je me promets de ne pas t’ennuyer.

Tu connais le coin où je suis en ce moment ; c’est bien choisi pour y passer huit jours ; mais pour celui qui est habitué à Paris on n’y séjournerait pas une saison ; on aurait vite fait de s’y ennuyer, car c’est l’isolement complet ; on a beau aimer la nature, on aime aussi voir s’agiter le monde.

Je termine en te priant de me répondre au plus tôt, m’annonçant que je te verrai dans la huitaine.

En attendant ce grand plaisir, je te serre la main d’amitié.

Pierre Cadoret
.


Pour répondre à l’aimable lettre de mon ami, quelques jours après, j’arrivais à la gare de Douchy (Loiret), où il m’attendait. Ce joli village nous rappelait nos souvenirs d’enfance ; c’est là que nous allions à l’école de M. Richard, je vois encore cette grande classe donnant sur le jardin ; elle était partagée en deux par une travée, au milieu se trouvait l’estrade du maître d’école et de sa femme qui s’occupait des filles, car dans cette même classe, il y avait environ cinquante filles et cinquante garçons. Ces temps derniers, on a écrit beaucoup de choses concernant la fréquentation des écoles par les enfants des deux sexes ; je ne suis pas compétent pour apprécier le pour ou le contre ; ce que je puis dire, c’est que dans l’école de M. Richard, fréquentée par les enfants de 8 à 13 ans, jamais il n’y avait rien de repréhensible ; il arrivait bien quelquefois qu’en revenant du cathéchisme à l’école un enfant de 11 à 12 ans, qui voulait faire le grand garçon, pariait 10 ou 15 billes à ses camarades qu’il embrasserait une telle ; alors, les autres garçons de son âge se moquait de lui en disant qu’il avait agi comme un paysan qui ne sait que garder les cochons ; il était ainsi plus vexé que de la réprimande de M. et Mme Richard.

Après nous être serré la main, mon ami et moi nous partîmes à pied pour Les Simons, où il résidait. Ce hameau solitaire, trop solitaire à mon avis, même l’été, est situé à quatre kilomètres de la gare, sur une rivière à gauche de la route qui va à Charny, à l’endroit où elle sépare les deux départements du Loiret et de l’Yonne. Certainement que vue par un beau jour d’été, surtout quand le soleil baisse, ceite petite rivière à l’eau claire comme le cristal et d’une fraicheur de source, ombragée sur les deux rives de vergnes et d’aubiers où par place elle coule sur un lit caillouteux avec un murmure doux comme un chant de fauvette, elle est tout simplement admirable et porte l’esprit vers le rêve et le calme. À plusieurs endroits, on peut la sauter à pieds-joints, la profondeur varie de 30 centimètres à 1 mètre 50 ; le gué est large d’environ 15 pas et profond de quelques centimètres ; c’est dans cette rivière alimentée par un grand nombre de sources dans un trajet de 8 kilomètres et qui se jette 500 mètres plus loin dans une autre jolie rivière appelée L’Ouanne, que nous allions, étant enfants, nous baigner et prendre des écrevisses à la main, sous les racines chevelues des vergnes, et dans le gué des lottes et des tétards, que nous attrapions avec une fourchette. Ce tétard est le plus succulent des poissons : il est gris, long et gros comme le doigt, avec une grosse tête osseuse ; ce poisson n’est pas, bien entendu, le têtard des naturalistes, qui est la grenouille à l’état naissant. Aujourd’hui, tous ces poissons ont disparu peu près de ces petits ruisseaux ; d’abord ce sont les parisiens qui ont commencé à les détruire en pêchant aux filets, à la chaux vive, etc ; ensuite les engrais chimiques avec lesquels on fume les terres qui, lavées par les pluies d’orages, entraînent à la rivière des résidus chimiques. On ne peut s’expliquer la chose autrement, car aucune usine dans son parcours ne vient salir et empoisonner ses eaux, ni polluer sa limpidité et sa fraîcheur.

Au sortir du village, mon ami me fit remarquer que le Conseil municipal avait fait planter des pommiers de chaque côté de la route, sur une distance de 500 mètres. Ces arbres, qui ne demandent pour ainsi dire pas d’entretien, étaient, à cette époque de l’année, chargés de fruits ; la récolte, depuis deux ans, avait rapporté à la commune une somme de 400 francs par an ; il me faisait remarquer que cette initiative était digne d’être imitée par toutes les communes pour planter des arbres fruitiers et aussi des arbres à ombrages, tels que : tilleuls, platanes, etc., car jusqu’ici, les villages sont dépourvus de confort et d’agrément.

Nous nous arrêtâmes au vieux moulin de Launay, bâti avant la Révolution, sur la rivière de L’Ouanne. C’est là, me dit-il, que mon père était occupé à l’âge de 16 ans ; comme les routes faisaient défaut, il livrait à dos de mulet la fournée de farine dans les hameaux reculés ; il a fait ce dur métier jusqu’à l’âge de 21 ans, moyennant cinq à dix pistoles par an, c’est-à-dire 50 à 100 francs. À cette époque, il n’y avait pas d’écoles dans les communes, personne dans les hameaux ne savait lire ; comme preuve, il me cite le fait suivant :

Mon père, dit-il, était désireux d’apprendre à lire ; dans la commune de Dicy habitait une dame âgée, qui venait y finir son existence ; elle fit savoir que trois fois par semaine, le soir, elle recevrait tous ceux qui voudraient profiter de ses leçons pour apprendre à lire et à écrire ; dix jeune gens se présentèrent, mon père fut du nombre ; après quatre leçons, il n’en restait que six. Après dix leçons, mon père étant seul avec sa mère gravement malade au hameau des Chats et lui-même atteint d’un gros rhume, ne put continuer son instruction. Néanmoins, il s’appliqua si bien à lire et à écrire seul, qu’au bout de six mois, il concourut pour obtenir l’emploi de télégraphiste à Claude-Chappe, poste établi sur le plateau de Couffraut, et il l’obtint.

Cet emploi gouvernemental était payé 45 francs par mois, tenu par deux employés qui se relayaient, l’un le matin, l’autre le soir ; le travail consistait, tu le sais, à regarder dans une grande lunette le poste le plus rapproché et à transmettre au poste suivant les signaux qui y étaient faits ; ces signaux étaient principalement des Z ou des X, faits au moyen de poulies qui actionnaient au sommet de la tour des sortes de persiennes en bois ; ainsi Couffraut recevait les dépêches venant de Paris par le télégraphe de Châteaurenard, distant de 3 lieues et les transmettait à la ligne de Lyon par le télégraphe de Chevillon, distant également d’environ 3 lieues.

Maintenant, un autre souvenir : te rappelles-tu la jolie garenne de Couffraut, arrachée depuis longtemps pour y cultiver le blé et autres céréales ; quel beau bois c’était : avec des belles futaies et ses arbres centenaires. C’est là, qu’étant gamins, sans nous douter que nous faisions mal, nous allions dénicher les nids et aussi à Pâques, c’était à qui apporterait à la maison la plus grosse brassée de coucous et d’anémones. Ma mère me disait : n’est-ce pas une barbarie d’avoir abîmé ces jolies fleurs ; elles étaient bien plus belles dans le bois que maintenant qu’elles sont fanées. C’était bien vrai ; mais aujourd’hui encore nous faisons de même quand nous sortons de Paris pour aller à la campagne ou dans les bois ; nous voudrions, si nous pouvions, apporter avec nous une partie de la forêt. Et le jeudi, quand il faisait chaud, te souviens-tu que nous nous donnions rendez-vous au coin du bois de Launay pour faire la guerre à coup de pierres aux gros lézards verts, et quand, malgré les pierres, nous les voyions grimper sur les branches d’aubépines, comme nous nous sauvions à toutes jambes, tant nous avions peur, parce que nous avions entendu dire que les lézards étaient très venimeux, que leurs morsures faisaient mourir, alors que les naturalistes nous disent que ces jolis petits animaux sont les amis de l’homme et que celui-ci prend plaisir à les regarder quand ils grimpent aux branches.

Nous croisâmes quatre personnes, deux dames et deux messieurs, nous nous saluâmes spontanément ; ces personnes, dit mon ami, sont les bourgeois de Couffraut ; ils vivent ici dans leur château et sont ce que l’on appelle des richards, mais en tous cas de bien petits ; ils possèdent trois ou quatre fermes et le moulin, ce qui leur rapporte environ une vingtaine de mille francs ; leur domesticité se compose du jardinier-cocher, d’une femme de chambre et d’une cuisinière ; de temps en temps ils vont à Paris faire un tour ; en un mot, ce sont des heureux se contentant de leurs revenus, pas trop durs envers leurs fermiers, rendant le salut aux paysans ; il n’en était pas de même de leurs pères et grands-pères, qui regardaient les paysans et les gens de métiers comme des serfs.

Je vais te citer un fait que tu connais peut-être : À l’intersection des quatre routes, dans un bout de champ qui leur appartenait, se trouvait un trou à marne, puits profond d’environ quinze mètres ; c’est là qu’ils faisaient jeter les bœufs qui crevaient dans leur pâture ; quelques fagots d’épines étaient jetés sur l’orifice et c’était tout ; aussi, quand venaient les chaleurs, cela empestait à plus de 500 mètres à la ronde. Les paysans allaient au château se plaindre qu’ils étaient incommodés par l’odeur qui se dégageait du trou, priant de le faire combler ou tout au moins d’y jeter de la chaux vive ; rien n’y faisait, répondant qu’ils avaient le droit de faire ce qu’ils voulaient dans leurs terrains. Bien mieux, pour se venger de deux propriétaires qui avaient parlé de les appeler en justice, ces messieurs du château avaient donné ordre à leur gérant, qui était aussi leur jardinier, de veiller à ce que le taupier, « le taupier était un pauvre vieux malheureux qui plaçait des pièges dans les pâturages et que l’on ne connaissait que sous le nom du Père la Taupe », pour mieux contrôler le nombre d’animaux capturés, de les accrocher aux basses branches d’un peuplier qui se trouvait à cent mètres de la route, tout près des maisons des propriétaires qui les avaient menacés de la justice ; il y avait quelquefois vingt ou 30 taupes accrochées ; c’était une infection telle que lorsque le vent venait de ce côté, on ne pouvait travailler dans les jardins et que les gens fermaient leurs portes ; cela a duré pendant cinq ans. À ce moment, ces gros bourgeois étaient les maîtres ; les gens des campagnes tremblaient qu’une parole hostile leur soit rapportée et ils se taisaient. En plus de leur situation de riches, d’indépendants, ils étaient maire du village et la Commission municipale ou le Conseil municipal ne marchait que sur leurs ordres.

Il faut avoir vécu à cette époque pour se représenter les paysans illettrés, faisant écrire par les plus savants du hameau une lettre aux autorités supérieures pour un fils soutien de famille ou pour solliciter une place dans une administration quelconque.

Cette lettre n’était mise à la poste qu’après avoir reçu l’apostille du châtelain de l’endroit ; et quand le paysan voyait cette lettre munie d’un beau paraphe, agrémenté d’une couronne de comte ou de baron, il était subjugué et disait : c’est vrai qu’ils sont bien durs pour les petits, mais on ne peut se passer d’eux, ils ont le bras long. C’était là un restant de vassalité du régime féodal. Aujourd’hui, grâce à l’instruction répandue partout, ces sentiments de servitude, d’applatissement devant les gens conséquents, a fait place à plus d’indépendance, à plus de dignité morale et par contre, les rancunes, les haines cachées qui existaient entre les paysans et les hobereaux se sont dissipées sous l’action d’une plus grande liberté de paroles et d’actions.

Certainement, le gros fait encore la loi aux petits ; les petits fermages surtout sont loués trop chers ; les petits métayers arrivent tout juste à vivre et encore, bien misérablement ; mais enfin, on discute de gré à gré. Pour les artisans et les ouvriers libres, c’est mieux encore, ils donnent leurs tarifs qu’il faut accepter. Les petits ont gagné en prestige ce que les gros ont perdu.

Une réflexion, cependant, que font les gens des campagnes : ils disent qu’après la guerre 1870-1871, ce fut une vraie révolution par toute la France de voir dans toute commune, les anciens maires, les riches châtelains plus ou moins titrés, remplacés par des maires républicains, et selon eux, le progrès aurait dû marcher plus vite ; quand il s’agit de faire rendre justice aux petits, ça n’en finit jamais.

Mon cher ami, répondit Savinien, je connais ces choses-là comme toi et je ne crois pas trop m’avancer en disant que nous les voyons du même œil. Les municipalités et les maires des communes, tout en étant pris dans le peuple même, ont pour la plupart évolué ; ils jouent aux petits châtelains ; au début, le maire choisi était un brave homme, ayant quelques biens et une instruction rudimentaire ; à défaut de mairie, il inscrivait les naissances, les décès et les mariages dans sa maison ; il recevait ses voisins et amis chez lui ou il allait chez eux faire la partie de cartes ; quand on le rencontrait, on le saluait par son nom : « Bonjour Dubois ou Durand ». Mais, petit à petit, avec les moyens rapides de transport, tout ce monde a voyagé ; à la Préfecture ou Sous-Préfecture, ils sont traités avec égard ; ce n’est plus M. Durand, c’est Monsieur le Maire.

Quand, en 1900, le gouvernement les a invités à ce fameux dîner des Tuileries, ils y sont allés plus de trente mille ; un grand nombre portaient encore la blouse nationale sur l’habit qui avait servi à leur mariage : c’étaient les simples qui représentaient réellement leurs concitoyens ; c’était là la démocratie du peuple. Mais quand ils ont vu leurs collègues les maires des grandes villes, cajolés, flattés, encensés par les puissants, ministres, députés, sénateurs, ils se sont dit qu’ils représentaient une partie de la puissance de l’État et à dater de ce moment, leur autorité s’est développée, leurs relations avec les préfets et sous-préfets, sénateurs et députés, se sont multipliées. Aujourd’hui, les maires sont une puissance dans l’État. Ils sont d’un certain poids dans les élections.

Je causais dernièrement avec l’un d’eux, qui était venu aux Simons voir un parent qui, lui, est resté peuple dans toute l’acception du mot ; il émettait une très belle idée ; il disait que tous les maires devraient se fédérer ; ils se réuniraient plusieurs fois par an, au canton et une fois par an, toutes les communes et cantons se réuniraient au chef-lieu d’arrondissement en congrès, pour émettre leurs idées ; délégués de leurs communes par les municipalités, ils les représenteraient d’une façon autrement effective que le conseiller général qui n’est la plupart du temps que l’homme de paille dévoué au préfet et au député. Alors les communes pouraient s’entraider pour créer des services de transports, faire des achats de machines et d’engrais, construire des mairies et des écoles, etc. Ce serait la décentralisation, plus de liberté et plus de bien-être pour les communes et aussi plus de dignité et de considération pour ses représentants.

À ce moment de notre causerie, nous arrivions devant une petite maison à coins de briques, tapie en retrait dans un fossé de la route et adossée à une levée de terres qui l’encaissait. C’était, selon la réflexion de mon ami, une vraie maison de vieux, bien à l’abri du vent du nord ; les propriétaires étaient assis devant leur porte ; ils nous dirent tout de suite que nous ayant vu venir de loin, et ayant reconnu M. Cadoret, ils étaient venus s’asseoir là en déjeunant, pour avoir le plaisir de causer en passant avec le parisien, plaisir bien rare pour eux, car ils sont quelquefois toute une semaine sans voir personne de connaissance avec qui ils puissent causer ; mais mon ami esquiva la conversation cherchée en disant que je mourais de faim et que sa cuisinière allait le gronder parce qu’il était déjà en retard. Nous vimes seulement que leur déjeuner se composait de cornichons en tout et pour tout, lesquels nageaient dans une écuellée de vinaigre que la femme tenait sur ses genoux.

Mon ami ne put s’empêcher de leur dire que ce n’était pas trop fortifiant (ils paraissaient avoir environ 70 ans). La femme répondit : « Vous avez ma foi bien raison ; ça ne vaut pas un morceau de salé, mais y en a qui n’en ont pas tant, et pis, le soir, nous mangeons une bonne soupe aux légumes, faut donc pas se plaindre. »

Mon cher ami, tu vois dans ces vieux braves gens ce qui peut s’appeler des malheureux, mais cette misère n’est pas sale, sordide come on le voit à Paris, la maison et le jardin sont à eux, cela vaut en tout environ cinq à six mille francs ; ils ont mis vingt-cinq ans peut-être pour faire cet achat, car avec ses journées d’homme à tout faire, et la femme faisant les lessives chez les autres, l’on ne met guère de côté ; enfin, ils avaient un fils travailleur comme eux, qui avait une bonne place à Paris ; il aida à payer ce qu’ils redevaient sur la maison ; malheureusement pour eux, il est mort et depuis quinze ans environ, ces bonnes gens vivent du produit des quelques journées que fait l’homme par-ci par-là ; le gain ne va pas à 300 franes par an, c’est bien peu.

Pour terminer sur leur compte, il y a deux ans, leur chèvre était sortie de son toit sans être aperçue, avait grimpé la pente et broutait dans un champ de luzerne appartenant aux messieurs du château. Le garde-champêtre dressa procès-verbal ; le paysan alla au château, s’offrant à payer le dégat qui était, à dire d’expert, de 0 fr. 15 à 0 fr. 20 centimes. Le bourgeois ne voulut rien entendre, disant que cela était l’affaire du garde-champêtre, et qu’il fallait un exemple.

Enfin, le cas fut porté devant le juge de paix, qui fit une condamnation à 10 francs d’amende.

Les pauvres gens n’ayant pas un sou à la maison et se voyant poursuivis, perdus s’ils ne payaient pas de suite, vendirent leur chèvre avec l’intention d’en racheter une au premier jour ; malheureusement, l’homme tomba malade et resta longtemps alité. Ils n’avaient rien chez eux, le boulanger seul leur faisait crédit de huit livres de pain par semaine.

J’étais aux Simons quand on m’a parlé de cela ; une femme du hameau voulait vendre une jeune chèvre, j’achetai la bête et la fit mener chez la mère Grumet avec du fourrage pour l’hiver ; jamais, mon ami, tu ne peux te figurer la joie de ces gens ; j’étais gêné de me voir remercier d’une façon aussi touchante ; comme l’homme m’avait fait plusieurs commissions au village, je dis que j’avais payé mes dettes, voilà tout ; enfin, cette brave femme qui croit au Bon Dieu ne remerciera pas saint Pierre plus chaleureusement qu’elle m’a remerciée, si un jour il lui ouvre les portes du Paradis.