Une Vie bien remplie/IV

La bibliothèque libre.
Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 21-23).

IV


Le lendemain, à 8 heures, j’allai retrouver mon ami à cent mètres de la maison, en train de chabler des noix pour notre déjeûner ; après la poignée de mains échangée, nous rentrâmes pour prendre le chocolat avec le beurre, confiture ou miel, comme en Suisse.

Ensuite, en route pour la pêche à la ligne jusqu’à midi, heure du déjeuner. Arrivés au pied du moulin, les lignes furent déployées et amorcées d’un ver de terre ; les voilà dans l’eau. Ah ! ça mord à tout coup, mais on ne prend pas toujours les poissons qui mordent. Enfin, au bout de vingt minutes, nous avions pris, à nous deux, six goujons et quatre vairons ; en avant alors pour les endroits où se tiennent les grosses pièces.

Un pêcheur amateur, philosophe on pourrait dire, bien placé à l’ombre de gros vergnes, était en train de déjeuner. Un os de jambonneau bien rongé et une bouteille vide expliquaient qu’il n’était pas à jeun. Il nous dit qu’il avait pêché environ deux heures et qu’il avait pris deux perches pesant au plus deux cents grammes chacune, mais qu’il prenait plus de plaisir à les pêcher qu’à les manger ; ce sont, dit-il, des poissons vraiment vigoureux ; le premier qui a enfoncé mon liège l’a fait avec tellement de violence que je me suis demandé si je n’allais pas amener quelque petit monstre, comme un requin par exemple ; c’est amusant, dit-il, je vais vous céder la place ; j’en ai assez et il nous souhaite bonne pêche.

Cadoret a mis un goujon au bout de son hameçon, et le voilà suivant sa ligne, qu’il dirige au bord des roseaux. Je guette avec lui, croyant à chaque instant voir le bouchon s’enfoncer et qu’un brochet va se faire prendre ; au bout d’un quart d’heure, ne voyant aucune touche, je mets une sauterelle au bout de ma ligne ; je choisis une belle place bien claire, où il y a des vendoises (ablettes) au dos vert et au ventre argenté.

Je n’aime pas pêcher aux gros ; il faut être trop patient. Je les vois qui se promènent au fil de l’eau ; délicatement, je leur envoie ma ligne devant le bec ; dédaigneuses, elles ne paraissent pas voir ; si, en voilà une grosse qui se précipite, mon cœur tressaille, je crois déjà la tenir ; pas du tout, d’un air de mépris, elle donne un coup de queue à l’hameçon et passe. Je cours quatre pas plus loin lui présenter le même appât, c’est même chose, ça ne mord pas ; elles me font l’effet des majestueuses dames qui, sur les grands boulevards, détournent la tête avec dédain devant le geste des camelots qui leur offrent poliment des bibelots ou jouets.

Je quitte l’eau calme et vais jeter ma ligne dans le courant ; là, ça mord tout de suite ; voici un vairon que j’envoie à dix pas sur le pré ; ça mord encore ; cette fois, en voilà deux, l’un pris par le ventre à l’hameçon qui n’avait pas d’amorce. Et, coup sur coup, trois vendoises ; enfin, en une heure environ, j’avais pris huit vendoises et vingt vairons (il en faudrait bien 150 pour faire une livre). Ces petits poissons sont curieux ; ils sont tellement gourmands qu’ils se précipitent à plusieurs sur le même appât et qu’ils se battent véritablement à qui l’aura.

J’étais tellement occupé avec mes petits poissons que je fus surpris de m’entendre appeler par mon ami pour rentrer déjeuner ; il avait pris en tout un brochet de 200 à 300 grammes ; il restait done 5 goujons, 20 vairons et 8 vendoises, sans oublier le brochet ; on mit le tout avec de l’eau dans la boîte de conserve que nous avions apportée et en route pour les Simons. Notre friture (sauf le brochet) fut vite nettoyée, seulement nous constations avec surprise qu’il n’y avait plus que quatre goujons ; la chose s’expliqua le lendemain : notre brochet avait avalé un goujon. Ce séjour au bord de l’eau et les émotions de la pêche nous avaient creusé l’estomac ; aussi on fit honneur au déjeuner.