Une Vie bien remplie/XX

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 107-112).

XX


En 1883, je quittai le travail manuel pour être représentant de fabriques. Ne connaissant rien au commerce, les débuts furent très durs, d’autant plus que je n’avais que des maisons de troisième ordre. Enfin, quelques années après, je travaillai pour des fabriques de premier ordre (soieries et lainages) de Lyon, de Suisse, d’Allemagne. J’étais content, l’aisance était venue.

Il faut avoir passé une partie de sa vie dans les ateliers, où à chaque instant on craint d’être renvoyé, soit pour manque de travail, soit pour une demande d’augmentation de salaire (souvent le travail est toujours le même, c’est-à-dire monotone) pour sentir toute la satisfaction qu’il y a à discuter de gré à gré avec les acheteurs, dont les uns sont des personnages importants par leur situation commerciale.

Je ne faisais des affaires qu’avec le Sud-Amérique, et cette même satisfaction se retrouvait dans la correspondance échangée avec les fabricants, les félicitations d’avoir fait de bonnes ventes ou fait fabriquer des articles nouveaux qui recevaient bon accueil des acheteurs ; enfin le bonheur régnait dans mon intérieur : une femme partageant mes goûts, s’occupant de l’éducation des enfants, qui étaient comme leur mère, bons et justes.

Je ne veux pas dire pourtant que le métier de représentant soit une sinécure, loin de là : les relations sont souvent difficiles et longues à établir, les acheteurs sont tellement sollicités et même flagornés qu’ils se croient des dieux, tout comme les romanciers, il faut être à leur disposition, eux ne sont jamais à la vôtre ; mais, avec le temps et la patience, en se tenant à sa place, à force de tact et sans bassesses, on finit par être bien vu et considéré ; en affaires, il faut surtout agir en toute confiance.

Les représentants font peu ou rien avec l’Amérique du Nord et l’Angleterre, dont toutes les grosses maisons ont des comptoirs d’achats à Paris ; de plus, les grandes fabriques d’Europe ont des représentants dans ces pays, leurs acheteurs sont capables, connaisseurs et prompts en affaires ; il n’en est pas de même de ceux qui viennent du Sud ; ils sont d’une lenteur désespérante, les Français surtout, je dis les Français, parce que la majorité des maisons de la République Argentine, de la Colombie, du Mexique, sont françaises, on pourrait même dire que tout le commerce du Mexique est tenu par des Français.

C’est après la guerre imbécile de Napoléon III que les commerçants s’y installèrent ; le premier commença avec quelques milliers de francs de marchandises, principalement des tissus mérinos, des châles, qu’il transportait dans l’intérieur à plusieurs journées de cheval, le résultat fut tellement merveilleux (car il vendait jusqu’à deux cents pour cent de bénéfice) qu’il y fonda un comptoir et fit venir de ses compatriotes et parents ; en vingt-cinq ans, il avait gagné quinze millions. Cet homme a été, jusqu’à sa mort, nominativement à la tête de sa maison de Paris ; les relations avec lui étaient toujours courtoises et agréables.

Il n’en était pas de même partout. Deux, surtout, que la fortune avait sans doute grisés, n’étaient heureux que lorsqu’ils criaient, injuriaient fournisseurs, fabricants, enfin tout le monde ; le mot de Cambronne était le suprême argument de l’un de ces deux hommes distingués.

Les acheteurs d’Amérique viennent en France une ou deux fois par an ; la traversée se fait en 20 ou 30 jours, soit que l’on vienne de Buenos-Aires, de Rio ou du Pérou. À leur arrivée à Paris, ils procèdent ainsi d’abord, ils placent les ordres en répétition, ce qui demande environ huit jours ; ensuite, ils vont faire leurs achats anglais à Manchester, où ils restent huit à quinze jours ; c’est là le gros morceau, les grosses affaires en cotonnades de toutes sortes : unies, imprimées, façonnées, depuis dix centimes le yard (le mètre anglais de 91 centimètres), les rideaux, la bonneterie bon marché, des bas depuis 1 fr. 50 (trente sous) la douzaine de paires.

De retour d’Angleterre à Paris, ces acheteurs y voient les échantillons de tout ce qui se fait en Europe ; ensuite, une partie d’entre eux vont visiter les fabriques d’Allemagne et de Suisse, mais le plus souvent, c’est pour y passer une revue générale ; une fois rentrés à Paris, ils comparent les diverses collections et achètent ainsi en connaissance de cause ; ils vident la moitié de leur portefeuille sur la production allemande, principalement en tissus et draperie mi-coton, bonneterie, articles de ménage, coutellerie, etc.

La Belgique fournit principalement des tissus pour matelas, des tapis, des draps, des armes, des chaussures.

La Suisse, des rubans, de la broderie de Saint-Gall, des soieries, des mouchoirs et tissus coton bon marché ; la maison que je représentais fabriquait par jour 15 kilomètres de tissu de soie.

L’Italie fait des cotonnades, des tissus de soie très beaux, à Como.

L’Espagne fabrique des tissus de coton, des espadrilles, des éventails.

En Autriche se font les articles de fumeur, ambre et imitation, des draps fins, des tissus pour cravates, des éventails, la maroquinerie fantaisie et petits bronzes riches, les meubles en bois courbé, etc…

La Bohème fait la bijouterie fausse, d’un bon marché extraordinaire, les perles en pierre, en verre et en verre soufflé.

Pour les perles en imitation, faites avec de la cire et des écailles d’ablettes, aucun pays ne peut rivaliser avec la France ; elles sont si bien imitées qu’il est difficile de distinguer une perle fausse valant un franc, d’avec une véritable qui en vaut mille.

Les affaires sont faites par les représentants, qui passent les ordres aux fabricants, les livraisons sont faites directement aux ports continentaux : Liverpool pour l’Angleterre, Hambourg et Anvers pour la Belgique, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche ; les règlements se font à 30 ou 90 jours ; le comptant se règle par chèque, avec déduction de six pour cent l’an, les références des livraisons sont remises aux maisons d’achats à Paris.

Les articles de Chine et du Japon sont vendus par les maisons de Paris pour leur compte ; les marchandises destinées à être consommées en France paient les droits d’entrée ; celles destinées à être réexportées le sont directement aux ports français pour y être embarquées à destination d’un autre pays.

Il est souvent curieux de lire à la première page des journaux des articles furibonds contre les objets fabriqués à l’étranger, alors qu’en quatrième page, ils font de la réclame payée pour ces mêmes objets.

Est-ce qu’à l’étranger on peut se passer des soieries de Lyon, des rubans de Saint-Étienne ou des vins français ; de même qu’en France on ne peut se passer des tussors, des pungées fabriqués au Japon, des tapis d’Orient, ainsi que des meubles en bois courbé de Vienne ; est-ce que les maisons en vue, pour répondre aux besoins de la clientèle cosmopolite ne doivent pas avoir les articles qui leur sont demandés ; il faut aller avec son époque.

Ainsi, il est des articles d’Allemagne, consommés en France, qui sont démarqués aussitôt dédouanés, tels des manteaux et paletots riches pour dames qui coûtent jusqu’à cinq cents francs pièce et, aussitôt reçus, sont emportés dans un dépôt, étiquetés et mis en vente comme articles français ; il est curieux de lire alors sur les bons journaux patriotiques à peu près ceci : « On reconnaît à ces articles le cachet, le goût bien français. »

Quand donc n’y aura-t-il plus de frontières pour que les peuples luttent seulement pour le progrès.

Aujourd’hui que la vie économique se développe si rapidement l’homme ne peut plus vivre isolé, que ce soit dans l’industrie ou le commerce ; patrons, ouvriers ou employés se groupent en syndicats.

La corporation des agents représentants, dont je faisais partie, avait échappé à cette loi de progrès ; le plus grand nombre d’esprit individualiste, du chacun pour soi dans toute la force du terme ne prêtait qu’une oreille distraite aux mots de groupement, solidarité ; enfin, vers 1895, grâce à l’énergie de quelques-uns, et surtout à la grande valeur de l’un d’eux, (dont la société fit plus tard, son président), une chambre syndicale fut fondée, d’essence patronale, puisqu’il fallait être patenté pour en faire partie ; elle fit sentir de suite son influence : le niveau moral de la corporation s’éleva, les mots d’entente amicale, de solidarité ne furent plus prononcés en vain, les rapports entre agents et négociants s’adoucirent peu à peu.

Certainement que ces messieurs ne sont pas encore prêts à traiter sur le pied d’égalité avec les représentants, qui dans les relations d’affaires ont coutume de dire : « Je suis à votre entière disposition », les acheteurs, eux, ne disent jamais aux représentants qu’ils sont à la leur ; c’est ce qui faisait dire un jour, en plaisantant, à un ami du président : « Obtenir que les acheteurs traitent les représentants sur le pied d’égalité est chimérique, mais si notre président pouvait espérer que ses efforts soient récompensés par le ruban de la Légion d’honneur, il le tenterait, cet homme de mérite serait capable de réaliser des choses très difficiles pour l’obtention d’un bout de ruban. Je crois même qu’il arriverait à trouver la quadrature du cercle s’il voyait au bout être fait grand-croix. »

Les remarques que j’ai pu faire dans les différents cercles ou syndicats que j’ai fréquentés, c’est que chez les ouvriers les initiatives se font jour plus souvent que dans les syndicats patronaux, mais, en général, dans les deux camps, on est trop timide, trop moutons de Panurge, un bon nombre se contentent de payer les cotisations et n’assistent jamais aux réunions.

Un fait aussi digne de remarque, c’est la différence qu’il y a de juger, de solutionner une affaire dans un syndicat ouvrier et un syndicat patronal.

Un exemple : Un représentant avait soustrait une somme d’argent à l’un de ses collègues (qui, lui, le traitait en ami) ; de plus, il avait écrit des calomnies à l’un de ses fabricants et sollicité sa représentation ; ses faits étaient prouvés par sa correspondance. Cela fut mis sous les yeux de la Commission des conflits, l’affaire resta en délibéré pendant un an ; au bout de ce temps, le Président écrivit au plaignant une lettre dans laquelle il disait que le coupable avait fait des excuses, que la Commission, au nom de la Chambre syndicale, l’avait fortement blâmé, en le menaçant de le rayer s’il recommençait.

Si pareil fait se produisait dans un syndicat ouvrier, le coupable, après avoir été entendu serait, en quelques jours, jugé, expulsé de la Société comme malhonnête, indigne, et la sanction portée à la connaissance de la corporation tout entière.

Il est indéniable que les syndicats corporatifs ouvriers ont, depuis trente ans, marqué un grand pas dans l’esprit de solidarité, de respect de soi-même et d’autrui.

C’est grâce à eux qu’un plus grand bien-être a pénétré dans les masses en même temps qu’un désir plus grand de liberté et d’indépendance ; aussi la presse, si dévouée aux intérêts patronaux a mené une furibonde campagne contre la « tyranie syndicale ».

Grâce à eux encore on ne voit plus parmi les ouvriers de ces isolés qui, ne sachant à qui se recommander en cas de grève roulaient dans leurs têtes des projets de vengeance, parlant de tout casser.

Si le gouvernement a mis la force armée à la disposition des employeurs, c’est qu’il a pu motiver son action, disant qu’une partie de la corporation était opposée aux réformes demandées « et cette partie, poussée par le patronat, n’est ni la plus pacifiste ni la plus intelligente ».

Il faut donc que les syndicats redoublent d’énergie pour arriver à grouper tous les membres d’une même corporation. Alors les conflits disparaîtront, les revendications seront résolues à l’amiable entre employeurs et employés ; plus d’harmonie règnera dans les deux camps ; en attendant que leur rêve d’une Société ayant pour base la propriété collective soit une réalité, ce qui paraît être encore bien loin, hélas !