Une Vie bien remplie/XXII

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 116-126).

XXII


Avant de repartir pour Paris, M. Mage nous offrit à dîner ; il avait en même temps invité le maire du village, M. Billon et sa dame, un des plus riches propriétaires de la commune et qui n’avait pas sa langue dans sa poche ; on parla un peu de toutes choses, à commencer par le dépeuplement des campagnes.

Le maire disait qu’il fallait fédérer les communes d’un même canton pour organiser souvent des fêtes ; que l’État vote les sommes nécessaires pour faire construire des mairies convenables, avec salles de conférences, spectacles, bals, etc. ; fonder des sociétés de tourisme pour aller à frais réduits visiter Paris et autres villes si possible ; en même temps instituer des sociétés de jeux, propager l’idée de la Caisse des Ecoles, vacances scolaires, pupilles des communes s’occuper aussi des vieillards et infirmes, et pour cela faire, il faut commencer par réunir les maires en congrès dans chaque département et y créer un journal hebdomadaire qui s’occuperait de tout ce qui intéresse les communes.

Nous lisons bien aussi les grands journaux de Paris, il y a beaucoup de papier pour un sou, mais ils ne sont pas intéressants pour nous ; des romans à dormir debout, tant ils sont ineptes ; des tartines à n’en plus finir sur les apaches, des flagorneries envers ceux haut placés et de la réclame ; mais quand on analyse tout cela, il n’en reste plus rien.

Je dis donc qu’il faut intéresser par tous les moyens possibles, les jeunes garçons à rester au village, alors les jeunes filles n’iront pas à Paris.

Quand nous aurons des mairies attrayantes, l’un de nous, instituteur ou tout autre fera, avant d’ouvrir la petite fête ou bal de société, une petite causerie où il montrera qu’à côté de situations enviables, il y a à Paris des milliers de familles qui passent leur vie dans la plus noire misère, cela malgré un travail incessant, misère dont on ne se fait pas même une idée à la campagne.

Ainsi, on relève, d’après une statistique de 1909 :

     196 familles de 7 personnes qui n’ont qu’une chambre.
  1.182                6                               
  3.471                5                               
10.460                4                               
28.526                3                               

Sur 60.000 naissances, qu’il y a chaque année à Paris, 35.000 accouchements sont aux soins de l’Assistance publique, soit environ 60 pour 100 classés comme indigents.

Ces choses divulguées feraient réfléchir ceux qui n’ont que leur bras à aller offrir à Paris.

Ce n’est pas tout encore, les petites localités en se dépeuplant, mettent le petit commerce dans la misère.

Il est donc facile de constater que la vie active meurt avec le commerce. De plus, il y a une autre cause, c’est la concurrence des grands magasins ou des fabriques qui vendent directement même à crédit jusque dans les hameaux.

Le cordonnier et le tailleur du village n’ont plus de travail ; ils ne faisaient que le travail rustique pour les hommes qui peinent. Eh bien, aujourd’hui, ils reçoivent directement des articles mieux faits, aussi solides, si ce n’est plus ; un grand choix et meilleur marché.

Au début, les gens de la campagne étaient méfiants ; ils disaient que ce n’était pas solide, mais maintenant qu’ils en ont assayé, ils se fournissent tous à ces fabriques ; ce qui fait que les marchands de drap, bonneterie, vaiselle, ainsi que les quincaillers, ne peuvent tenir contre les grands bazars.

Il y a encore des gens pour demander que le gouvernement protège le petit commerce : comment ferait-il ? quand on mettrait la patente des grands magasins 20 pour cent plus élevée, cela n’avantagerait guère le petit commerçant ; que peut-il espérer avec sa petite boutique, où il n’y a que quelques articles plus ou moins frais, qu’il a payé chers parce qu’il en a acheté peu, contre ces grands magasins resplendissants de lumière, de clarté, où l’acheteur peut voir et toucher les objets avant d’acheter et où tout est marqué en chiffres connus, et les catalogues illustrés qui vous arrivent à domicile ; on peut vous livrer ce que vous demandez sans vous déranger et une fois la marchandise reçue vous pouvez la retourner si elle ne vous plaît pas. Non, le petit commerçant est appelé à disparaître.

Un exemple, qui va montrer que la réussite est à ceux qui ont de l’argent et savent faire du commerce :

Un homme, qui était venu se retirer au canton après fortune faite à Paris dans les articles de ménage et jardin, était surpris de voir que, dans la petite ville, il y eut dix petits commerçants qui tenaient ces objets, l’un ne vendait que des faulx, des serpes et serpettes, un autre vendait de l’article de chauffage et toujours le plus grand nombre des acheteurs se fournissaient à Paris.

Qu’a fait cet ex-commerçant qui s’ennuyait déjà à ne rien faire ? et aussi sollicité par des neveux, il acheta au cœur de la ville deux vieilles maisons avec cours et jardins très vastes, et pendant que ses neveux allaient à Paris pour apprendre le commerce, il faisait édifier un vaste bâtiment agencé comme les grands bazars, le garnissait de marchandises, chauffage, articles de caves, de ménage, quincaillerie, cuisine, bancs, clôtures en fil de fer, etc. Quant au bout de deux ans il ouvrit ce magasin aux visiteurs, ce fut une révolution ; tous les hameaux et villages du canton vinrent voir cette exposition où on trouvait tout ce dont on avait besoin.

Du coup, tous les autres petits, qui vendaient quelques articles par ci par là, furent obligés de fermer boutique. Deux sont entrés dans ce nouveau magasin comme employés et sont contents de leur sort.

Ceci nous montre qu’aujourd’hui il ne reste qu’un moyen, c’est que les petites bourses s’associent pour monter des maisons de commerce et faire grand, car les petits sans argent sont voués à végéter dans la misère ; ces idées furent approuvées par chacun et M. Billon félicité comme il convenait.

On parla aussi de créer dans chaque mairie une petite bibliothèque ; des lectures à la portée de l’esprit des campagnards ; de bons livres, afin de réagir contre cette littérature abrutissante qui pénètre partout, jusqu’au fond des hameaux, ces mauvais livres qui ne parlent que de police, de bandits, d’apaches et qui montrent ce monde comme des héros ; cela fausse l’esprit des jeunes gens, c’est un poison qu’il faut combattre comme l’alcool.

M. Mage ajouta quelques paroles, disant : « On peut dire sans crainte de se tromper que les idées que vient d’émettre notre ami sont, en général, l’expression de l’esprit des campagnes.

Pour ce qui est de l’exode des habitants vers Paris, je ne crois pas que l’on peut l’arrêter, mais on doit faire tout ce que l’on peut pour le restreindre. Puis, s’adressant à moi, il dit : « Vous, monsieur Savinien, veuillez donc nous exprimer vos idées sur ce qui vient d’être dit. »

Je répondis :

— Il me semble qu’il faudrait avoir l’esprit mal fait pour ne pas approuver les idées qui viennent d’être exposées. Quand bien même on émettrait des choses irréalisables, on doit les discuter, les examiner et ceux qui pensent au bien de tous ont droit d’être écoutés ; vos projets de fonder une bibliothèque sont sans doute généreux, mais n’agiront pas beaucoup, quelques esprits éclairés en feront usage, mais la masse ne comprendra pas ; cela n’empêche pas de tenter la chose.

Vous avez parlé des mauvais livres qui inondent nos campagnes ; le seul moyen de les faire disparaître serait de créer une littérature spéciale à l’usage des écoles pour la jeunesse de 10 à 14 ans, de confier ce travail aux membres de l’enseignement ; d’après un concours, on nommerait à la rédaction les plus capables, par exemple chaque canton pourrait nommer un délégué et tous ces délégués réunis en un Congrès nommeraient une commission nationale chargée de la rédaction des livres scolaires d’esprit laïque.

Pour ce qui est de l’histoire, tous les faits seraient exposés avec clarté et selon la vérité, les parents s’y intéresseraient comme les enfants, alors que souvent les faits politiques ou religieux y sont faux ou dénaturés. Pour la lecture courante, il faudrait des manuels avec gravures, des récits vraisemblables afin que l’enfant puisse, en quelque serte, mettre des noms comme sur les personnages, montrer ce que doit être un enfant dans sa famille, hors de sa famille, et dans la Société ; enfin montrer où se trouvent la bonté, la beauté, le dévouement, l’héroïsme.

Puisque vous avez l’idée généreuse de faire des congrès départementaux de maires, ce sera là l’occasion d’en parler sans oublier la création de vos journaux qui éclaireront sur tous ces points, car il ne faut pas compter sur la grande presse qui ne prône que les intérêts des financiers.

Pour ce qui est des livres à bon marché, certainement ils font du mal, mais ce ne sont pas les seuls : bon nombre d’auteurs connus dont les éditions s’enlèvent, sont tout aussi pernicieux ; lire à chaque page que l’homme doit vivre sa vie, c’est-à-dire comme il l’entend, de tourner en ridicule tout ce qui n’est pas artiste, commerçants ou commerçantes sont présentés comme des nigauds, sots, ridicules, sans aucun goût pour rien.

On ne parle plus du foyer familial : toutes les femmes sont montrées coquettes et frivoles, trompant leur mari comme la chose la plus prévue du monde, les jeunes gens ne pensant au mariage qu’après avoir gaspillé leur patrimoine et après avoir usé leur santé dans une vie de débauche ; c’est cette génération de dégradés, de déséquilibrés que l’on nous donne en exemple.

On voit, chaque jour, dans cette société en décomposition, des scandales qui font hausser les épaules à la classe des travailleurs : grandes dames qui s’enfuient avec leurs domestiques. Nobles titrés qui vivent aux dépens des femmes ou qui font des faux, des vols, et c’est dans ce monde où il y a tant de rastas, que les auteurs à la mode, nous conseillent de prendre comme modèle.

Ces littérateurs se croient des grands hommes parce qu’ils ont écrit de belles pages, certainement souvent remplies d’esprit, de mots ciselés, mais dont le fond est vide à l’analyse. C’est là une littérature morbide, ces hommes se qualifient de dieux ; ce ne sont que des pédants littéraires.

Un fait certain, c’est que depuis une trentaine d’années, l’esprit des jeunes générations a changé ; les uns disent que c’est parce que la religion s’en va, que les enfants sont élevés trop librement ; je ne sais pas si ce sont là les causes ; je pencherais à croire qu’aux écoles primaires on met entre les mains enfantines des manuels d’études auxquels rien ne les a préparées ; aussi, c’est avec un sentiment d’orgueil que l’enfant voit qu’à douze ans il sait des choses que ses parents ignorent ; et ces enfants précoces analysent les faits, ce que nous ne pensions pas à faire à quarante ans.

Je dis franchement que lorsque la nature de l’enfant est mauvaise ou seulement tournée vers son moi exclusivement, il y a peu de chose à y faire quand bien même les parents seraient des modèles de bonté, de douceur, de droiture ; une chose qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est l’atavisme, l’hérédité.

Je m’en vais vous citer un exemple qui me touche de près : la victime est mon frère.

Marié à une honnête ouvrière, il eut deux enfants, fille et garçon ; la mère, dont la santé avait sombré dans le travail des longues veillées et les privations, les a laissés à leur père ; elle mourut à 36 ans, après six ans de mariage. Croyant avoir à se plaindre de sa mère qui n’aurait pas fait son devoir envers elle, elle ne consentit jamais à la voir, malgré les prières de son mari ; tu es heureuse, disait-il, tu as un mari qui t’aime, oublions le passé et allons l’embrasser ; rien n’y fit, elle ne voulut pas la revoir.

Les deux enfants furent élevés par le père et une gouvernante de cinquante ans, femme admirable à tous égards ; le père ne vivait que pour eux. Eh bien, lorsque la fille eut 16 ans, elle ne voulut plus recevoir de conseils ; pendant deux ans, ce foyer fut un enfer ; quand le père implorait sa fille, lui disant qu’elle le tuait, elle répondait qu’il fallait qu’elle vive sa vie selon son libre arbitre ; parce que tu insistes pour que je sois douce, aimante pour toi, tu me déplais, je te déteste ; ce n’est pas ma faute ! Voilà pour la fille.

Le fils, également intelligent, n’a pas voulu non plus être gouverné. Après qu’on l’eut mis à la porte de l’école commerciale, son père crut devoir bien faire en l’envoyant en Allemagne pour apprendre le commerce en même temps que l’allemand. En quinze mois, il changea trois fois de pensions et de professeurs. Ne voulant rien faire, il fut renvoyé de la maison de commerce. Rentré à Paris, son père, obligé de quitter les affaires pour cause de maladie, ne put lui faire entendre raison ; il ne voulait pas travailler, disant que le travail était une déchéance. Enfin, après une année de désœuvrement, voyant que le père ne lui donnerait plus d’argent s’il ne faisait rien, il se mit à travailler un peu. Mais toutes les paroles qu’il a pu lui dire, le prendre n’importe comment, sa réponse est celle-ci : « Je n’ai pas demandé à naître, donc je ne te dois rien ; toi, au contraire, Tu dois me donner ce qu’il me faut jusqu’à 21 ans ; les grandes phrases d’honneur, de probité, le bien, le mal, tout cela n’est que des mots ; l’homme intelligent est fait pour vivre au détriment des imbéciles ; la vie est courte ; il doit faire tout le possible pour en jouir. »

Il dit aussi : « Le père qui se prive pour ses enfants agit selon ses sentiments ; il fait son devoir et après avoir mis de côté pour eux, s’il disposait de ces sommes pour lui-même, il serait un voleur, car le fils ne devant rien à son père est libre de disposer de son bien comme il lui semble. »

À son père qui lui dit que de pareilles idées sont monstrueuses, il les lui renouvelle par écrit, afin, lui dit-il, que tu sois convaincu que je sais ce que je dis. Je vais avec mon époque, foyer familial, amour filial, tout cela c’est de la blague.

Voilà le caractère de deux enfants élevés avec le plus grand soin et qui ont eu les meilleurs exemples sous les yeux. Et ils sont légion les enfants qui raisonnent ainsi.

La croyance ou la non croyance en Dieu n’a rien à voir là ; du reste ils pouvaient pratiquer la religion si ça leur convenait ; ils ont hérité de leur mère du manque de sentiment familial ; ils n’aiment pas leur père, ne faisant pas de différence entre lui et le dernier des étrangers ; ils ont entendu parler ou ils ont lu ce qu’ils n’ont pas compris ; ils en ont tiré des déductions en rapport avec leurs jeunes cerveaux ; ce sont des déséquilibrés, qui font le désespoir des parents et se préparent des remords pour l’avenir ; s’il en était autrement, ce seraient des monstres.

Ils vont même plus loin ; ils disent : quel est le fils qui pourrait dire et affirmer : cet homme est mon père ! Le jeune homme avait seize ans quand mourut la femme qui les avait élevés avec l’amour d’une mère ; la veille de sa mort, elle lui demanda de lui jouer sur son violon « la noce bretonne » ; son père l’en pria, disant que l’on ne pouvait refuser cela à une mourante ; il n’a pas voulu. Trois ans plus tard, son père, lui rappelant ce fait, lui disait : mon pauvre enfant, tu dois avoir regret de cela aujourd’hui. Il répondit : Mais pas du tout ! (Je crois qu’il y a une part d’atavisme dans le cas de ces deux enfants.)

Si ce sont les romans de notre époque qui engendrent de pareilles idées, cette littérature est bonne à mettre au fumier et la remplacer par la littérature saine, dont vous parlez pour les écoles primaires et secondaires.

Pour ce qui est du dépeuplement des campagnes, on ne pourra pas l’arrêter tout à fait, mais je crois que l’idée qu’a émise monsieur le Maire tout à l’heure est capable de l’enrayer fortement ; oui, si chaque année on organisait des voyages de plaisir pour hommes et femmes sous la conduite d’un guide connaissant bien Paris, ils pourraient, en quelques jours, voir, s’instruire ; le guide montrerait que la grande ville n’est le plus souvent que mirage et, plus instruit de la vie de Paris, on aimerait à y venir en touriste pour s’y promener et non pour y rester.

Pour toutes les autres questions, je suis également de votre avis pour l’école laïque exclusivement ; pour la paix contre la guerre, pour la liberté de conscience, tout en étant athée, et pour le beau rêve humain, la fraternité parmi les hommes, par le communisme et non par le partage, ainsi que des intéressés ou des ignorants le disent encore.

Madame Billon dit : Voulez-vous me permettre de dire quelques mots ? Je ne suis pas tout à fait ignorante de ces questions ; avant de me marier j’étais institutrice en exercice ; de plus, il arrive souvent qu’après les séances officielles, ces messieurs du Conseil s’en donnent à cœur-joie et, de mon coin, je les écoute en reprisant mes bas ; ils sont tous plus ou moins républicains, à coup sûr de bonne foi.

Pour l’instruction primaire, je la veux enseignée par l’État ; cela supprimera les haines entre enfants et familles ; je veux les éducateurs mieux payés ; je veux aussi que les maires soient rétribués selon le travail qu’ils font ; je ne vais pas avec ceux qui prêchent la grève des conscrits, quand mon fils sera en âge, je serai contente de le voir partir faire ses deux ans, mais comme je suis pour la paix, si je voyais la guerre venir, j’aimerais mieux voir mon fils partir à l’étranger que de partir à la boucherie : qu’est-ce que l’on vient parler de lâcheté si l’on se dérobe ? Comment ! une mère aura mis ses soins, son amour à élever son fils, fait de son mieux pour lui préparer un nid et le voir à son tour à la tête d’un foyer, quand un jour des gouvernants, rois, empereurs ou présidents de républiques, qui pour sauvegarder des intérêts capitalistes auront déclaré la guerre, il faudra que des milliers d’hommes aillent se faire tuer ! La bravoure, qu’est-ce que cela aujourd’hui ? C’était bien barbare lorsque l’on se battait corps à corps ; mais, maintenant que sans seulement se voir, à des milliers de mètres, il suffit du geste souvent d’une brute, qui agit comme un automate sans voir, pour que des hommes soient massacrés par milliers. Y a-t-il là de la bravoure à se faire tuer comme des moutons ?

Je dis et je redis qu’en cas de guerre je préférerais voir mon fils quitter la France que de le voir partir à la mort ! Les socialistes, dit-on, de tous les pays, s’opposeront à la guerre. C’est bien. Mais ils ne seront pas assez nombreux, alors que si seulement il se trouvait 50.000 mères pour agir comme je dis, vous verriez que ce serait plus efficace. Pour ce qui est de l’athéisme, je n’en suis pas ; vous donnez certainement une raison peu réfutable quand vous dites : s’il y avait un Dieu, ce qui dit tout puissant, il serait le père des hommes. Comment alors n’a-t-il pas fait des êtres parfaits, capables de s’entendre, de vivre en paix et heureux le temps qu’ils passent sur la terre ; au lieu de cela, on ne voit que souffrance, que haine, que lutte pour l’existence ; un pareil père qui pouvait faire le bien et qui a fait le mal ne serait qu’un monstre ; certainement on ne peut réfuter la raison.

Pourtant, quand je contemple le ciel resplendissant d’étoiles, je dis sans plus de réflexion : « Mon Dieu, que c’est grand, que c’est beau ! » Il doit y avoir quelque chose au-dessus de nous, mais ma pauvre tête ne vas pas plus loin.

En politique, comme en droits civils, je voudrais les femmes égales aux hommes ; aussi, je me fais du mauvais sang quand je les entends faire le procès d’une institution pendant des mois et des années sans faire l’effort nécessaire pour la renverser. Voilà plusieurs années qu’un de nos amis a mis sur le tapis la suppression du Sénat ; maintenant tous ces messieurs du Conseil sont d’accord pour dire qu’il n’est bon qu’à mettre des bâtons dans les roues et empêcher ainsi le bon fonctionnement du gouvernement républicain, et ils votent pour des délégués sénatoriaux.

Il me semble que, si la Chambre le voulait, avant quinze jours le Sénat serait aboli. Tous les députés qui veulent cette suppression n’auraient qu’à déposer une loi dans ce sens, en déclarant ne pas siéger tant qu’elle ne sera pas votée et chaque jour, sitôt entrés dans la salle du Parlement, en sortir immédiatement ; de cette façon, ils auraient gain de cause de suite ; mais non, au lieu de cela, des discours et la peur de perdre sa place. Tout est là.

Pour ce qui est de l’émigration des campagnes vers Paris, le moyen à mon avis pour l’enrayer est de rendre le foyer plus attrayant ; il faudrait pour cela que, dans chaque commune, on fasse un cours pratique de ménagères ; d’abord l’enseigner aux enfants des écoles, puis pendant l’hiver faire chaque mois une réunion pour les grandes filles, qui tout en s’occupant de différentes façons feraient la cuisine et serviraient le repas bien ordonné à toutes les sociétaires ; il en coûterait peu à la commune pour ces petites agapes mensuelles.

Aujourd’hui encore, la façon dont sont servis les repas à la campagne est déplorable, que ce soit le chef de maison, le fils ou le domestique, quand ils rentrent déjeuner, il n’y a généralement rien de prêt ; ils vont tirer le cidre, chercher au jardin la salade ou les radis qu’il leur faut laver ; on leur apporte le manger sur une table souvent malpropre ; on retourne son assiette pour manger le fromage ; cela ne plaît pas du tout.

Quand les jeunes gens verront une table proprement servie, avec nappe et serviettes, la servante-cuisinière mieux soignée de sa personne, quelques chromos aux murs pour provoquer la causerie, ils ne mangeront plus le nez dans leurs assiettes ; ils seront plus gais et la pensée qu’ils pourront trouver dans leur entourage une bonne ménagère, propre et ordonnée sans qu’il en coûte davantage, au contraire, leur ôtera le désir d’aller à Paris, où neuf fois sur dix la misère les attend.

Enfin, si les femmes étaient électrices et députées, elles feraient au moins aussi bien que les hommes. J’ai même la pensée que ces grands fléaux, la guerre, l’alcoolisme, la prostitution, ne disparaîtront que lorsque les femmes auront les mêmes droits que les hommes.

Chacun félicita Mme Billon de ses réflexions aussi justes que spirituelles.

M. Savinien ajouta que pour son compte il partageait ses idées au sujet de la guerre ; pour sa croyance en Dieu, il dit que non plus on ne peut la réfuter, pas plus que la non-croyance ; le cerveau humain s’arrête devant la pensée de l’infini, seule la raison doit être écoutée avec impartialité pour ce qui est de Dieu, créateur de l’homme, il n’a fait que le mal et un bon père ne ferait que le bien ; les dieux véritables ce sont les femmes, puisque ce sont elles qui font les hommes ; il leur reste cependant encore beaucoup à faire pour les faire meilleurs.

On se sépara ensuite tous heureux d’avoir passé une aussi bonne et instructive soirée.