Une Vie bien remplie/XXVII

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 135-138).

XXVII


Enfin, par un dimanche de janvier, où la neige commençait à se salir sous l’action d’une sorte de brume triste et où le faîte des mottes de terre commençait à se découvrir, un des gamins vint crier à la porte des maisons voisines, cette grande nouvelle : venez voir ! papa va tuer nout (sic) chien avec son fusil ; alors petits et grands sortirent pour voir tirer un coup de fusil sur cette bête ; les plus sages firent la remarque à Darche qu’il devrait d’abord l’attacher et lui tirer le coup dans la tête, car avec du plomb numéro 4 il ne le tuerait pas ainsi immédiatement. À quoi bon faire souffrir cet animal, disaient-ils ; mais cet homme, point méchant cependant, qui aurait préféré manger son pain sec que de saigner lui-même un lapin, n’entendait pas de cette oreille, il voulait montrer à ses voisins son adresse à tirer sur un gibier dans sa course.

Son gamin aîné lui amena la victime dans le champ, que l’on éloigna à coups de pierres, et quand elle fut à environ trente ou quarante pas, l’homme tira ; le chien reçut le gros de la charge dans la cuisse gauche avec d’autres grains de plomb écartés depuis l’échine jusqu’à l’épaule, la pauvre bête tomba et se releva plusieurs fois en poussant des cris déchirants ; puis Darche s’approchant, ainsi que les spectateurs, pour se rendre compte du coup de feu, ce fut pitié de voir ce pauvre animal qui voulait se sauver, faisant deux ou trois pas en se traînant, puis tombait, pour recommencer, et tout cela avec des plaintes à arracher des larmes ; le voyant dans cet état, Darche demanda à un voisin un coup de gros plomb pour l’achever, car il n’avait que de la cendrée pour tirer sur les moineaux.

La plus proche voisine, la mère Létang, qui avait vu cette scène lamentable, vint l’invectiver brutalement, lui disant entre autres choses : vous n’êtes point méchant pourtant, mais il faut que vous soyez aussi bête que votre femme, et tout ça pour montrer que vous savez tirer un coup de fusil, une vieille patraque qui, un jour, vous pétera dans les mains ; vous êtes si bête avec votre fusil que, pour montrer votre adresse, vous tireriez sur votre semblable ; allez chercher une corde pour pendre votre chien, car si vous revenez dans mon champ avec votre fusil, je vous casse ce bâton-là sur les reins, aussi vrai qu’il y a un Dieu là-haut.

À ce moment, Brigalot venait d’arriver avec le père Morissot, lequel avait été le prier de venir lui lire une lettre de son fils qui était au service et ensuite devait le reconduire chez lui pour qu’il lui écrive la réponse.

Brigalot, depuis sa sortie de prison, évitait le monde, ne parlant que peu ou pas, ne put s’empêcher de dire à demi-voix est-il possible de faire souffrir une bête pareillement ; Darche lui répondit sur un ton rude : c’est à moi après tout : je peux le tuer, on ne me mettra pas en prison pour cela. Alors Morissot reprit : ce que tu dis là, Darche, c’est mal ; personne de ceux qui connaissent Brigalot ne lui tournent le dos parce qu’il a fait de la prison ; il s’est vengé d’un bandit qui avait voulu le tuer ; il a frappé trop fort, voilà tout ; tout le monde en aurait fait autant et toi-même aussi, tu me l’as dit ; alors pourquoi lui dire des choses semblables ; pourquoi aussi tes gamins sont les seuls du hameau qui ne le saluent pas et lui jettent des pierres ; tu n’as pas d’excuses ; il est vrai que tu as fait dernièrement devant témoins une réflexion drôle, tu as dit qu’il n’était pas prouvé que ce soit le sabotier qui l’ait frappé dans le bois, qu’après tout ça pouvait bien être le malin esprit, comme on l’a dit ; mais, mon pauvre camarade, tous ces mauvais esprits sont de mauvais bougres qui, comme toi et moi, ont de la barbe au menton, il n’y a pas si longtemps encore que les vieilles gens de nos campagnes ont conté avoir vu des loups-garous. Eh bien, c’étaient des mauvais gars qui couraient la nuit pour faire peur au paysans superstitieux, les battre et les voler. Tu as entendu raconter qu’il n’y a guère plus de cinquante ans, le marguiller de Chêne-Aroult avait tellement terrorisés les pauvres gens que, dans une seule année, le curé avait dit plus de cent messes pour le repos des âmes des vieux parents décédés dans la commune ; puis il partageait l’argent avec le marguiller, car celui-ci jouait le rôle de loup-garou et avait fait mourir plusieurs paysans de peur et de coups ; ne soyons donc plus si méchants entre nous, nous ne sommes pas déjà si heureux ; aimons donc ceux qui nous aiment.

Pendant que ces paroles étaient échangées, Brigalot s’était approché du chien qui, couché dans un sillon recouvert de neige, tremblait de tous ses membres ; il demanda si on voulait le lui donner, ce qui fut accepté, comme on le pense bien. Cette bête fut couchée sur de la paille, dans une brouette, et tout de suite on l’emmena aux Ruches.

Là, pendant longtemps, ce chien fut soigné comme une personne qu’on aime, tous les grains de plomb qui purent être retirés le furent avec patience, les plaies étaient lavées à l’eau de guimauve et de lavande, on lui fit des soupes au lait et autres pâtées appropriées à son état ; son nouveau maître lui faisait de temps en temps avaler un peu de vin sucré ; enfin, après deux mois de bons soins, l’animal commença à marcher et, au bout de six mois, complètement guéri, il devint le compagnon et l’ami le plus fidèle de celui qui lui avait sauvé la vie ; son poil était devenu brillant et souple, car on sait que les chiens, comme les chats, ayant une bonne nourriture, ont la salive abondante et se font souvent la toilette avec leur langue. Quand vous voyez un chat sale avec le poil rude, vous pouvez dire hardiment qu’il est mal soigné.

L’attachement que les chiens bien traités portent à leurs maîtres n’est plus à démontrer, mais l’intelligence de certains de ces animaux est surprenante et admirable.

Quand le rescapé passait dans le hameau où il avait été si maltraité, il marchait près de son maître, du côté opposé à la maison où il avait été élevé ; s’il faisait la rencontre de son ancien propriétaire, il ne grognait pas, mais il fourrait sa tête sous la blouse de son sauveur en le poussant avec des petits cris plaintifs, qui semblaient dire : emmène-moi vite.