Une Vie bien remplie/XXX

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 141-144).

XXX


La scène des Allemands et aussi la mort de son chien avait fortement impressionné Brigalot ; il tomba malade et s’alita vers la fin de l’été suivant. Sentant sa mort proche, il dit à ses enfants : Je suis sur le point de partir, je ne demande pas que le notaire vienne, car j’ai confiance que vous vous arrangerez entre vous comme des bons frères et amis ; ce que je vous demande et que vous me promettiez de suite, c’est de me porter vous-mêmes au cimetière ; je suis certain que vous serez accompagnés par les nombreux amis qui m’ont conservé leur estime ; je ne veux pas aller à l’église. Ses enfants lui promirent de respecter ses volontés.

Le curé vint le voir ; c’était un homme qui mettait la religion au-dessus de toute considération ; pour lui la formule « hors de l’Église point de salut », était un code sacré ; il lui demanda de se confesser pour mourir en chrétien, sinon Dieu le repousserait parmi les damnés.

Monsieur le Curé, répondit Brigalot, un homme méchant a failli me tuer, je me suis vengé ; dans un moment de colère je l’ai tué sans le vouloir, j’en ai toujours eu regret ; enfin j’ai payé ma faute par la prison ; à mon retour tous les gens de par ici m’ont tendu la main, excepté vous, Monsieur le Curé, qui détourniez la tête pour ne pas répondre à mon salut ; vous, l’homme qui représentez l’Église ; rien que cela me ferait m’en éloigner.

Je n’ai pas été à votre église, ce n’est pas pour y aller quand je serai mort ; vous avez crié en chaire contre moi, tandis que moi je n’ai jamais dit de mal de ceux qui vont à la messe ; ma femme a désiré être enterrée à l’église, j’ai respecté sa volonté ; vous me dites que Dieu me condamnera à souffrir éternellement ; je n’y crois pas. Si c’était vrai, il serait plus méchant que les hommes. Allez, Monsieur le Curé, je vous remercie de vos prières ; je vous souhaite longue vie et bonne santé ; je souhaite aussi que vous ne disiez pas, quand vous prêchez, des choses qui mettent la désunion dans les ménages. Adieu, Monsieur le Curé.

Après le départ du curé, le malade dit à son fils qu’il voulait, avant de s’en aller, faire une bonne action en donnant une somme d’argent au Parisien, s’il avait son approbation. Le fils répondit que d’abord il était le seul maître et qu’en tous cas ce qu’il ferait serait bien fait. Quelle somme avons-nous à la maison en ce moment, dit le mourant. Environ 1.500 francs, répondit son fils, et aucune dépense à faire avant la vendange. Bien répondit Brigalot, c’est plus qu’il n’en faut pour ce que je veux faire ; envoie chercher le Parisien.

Le Parisien était un homme de 27 ans. Enfant trouvé, il avait été élevé par les soins de l’Assistance publique, qui l’avait placé, à l’âge de 14 ans, chez le maître-maçon du village pour quatre années, il devait lui apprendre à travailler, le nourrir et l’entretenir sans aucun salaire. À 18 ans, il était devenu un bon ouvrier maçon ; le patron le payait alors 30 francs par mois ; il resta à ce prix jusqu’à son départ pour le service militaire.

C’était un ouvrier remarquable, capable de monter un mur, de faire le travail fin de l’intérieur, planchers, moulures, etc., mais encore de toiser le travail fait et d’évaluer la quantité de matériaux à employer pour faire un travail déterminé ; il avait été apprécié de tous ceux chez qui il avait été employé pour le compte de son patron ; avec cela franc, loyal, sobre et travailleur.

Avant son départ pour l’armée, il avait fait connaissance d’une jeune fille, Raymonde, orpheline, employée chez un mercier à tout travail, vente, couture, neuf, réparations ; ils s’étaient aimés et jurés de se marier sitôt le service militaire fini. Deux fois il était venu en congé et le serment avait été renouvelé.

En mai 1871, il revint de l’armée. Ce n’était plus le beau jeune homme à la figure rose ; il avait été blessé d’un coup de lance qui lui avait labouré le visage depuis le menton jusqu’à la tempe sans avoir touché les os. Cette blessure avait ridé la peau et l’avait vieilli. En jeune homme de caractère, il offrit à sa fiancée de reprendre sa parole, sa blessure le rendant laid ; la jeune fille, qui avait comme lui le cœur haut placé, lui répondit qu’elle l’aimait toujours autant qu’avant et qu’elle voulait être sa femme ; alors le mariage eut lieu, les petites économies de la jeune fille passèrent à acheter le nécessaire pour se mettre en ménage. Le Parisien reprit son travail chez son ancien patron, toujours au même salaire, 30 francs nourri ou 80 francs par mois non nourri, disant ne pouvoir payer davantage ; que du reste ses enfants avaient grandi, qu’ils étaient maintenant ses ouvriers et qu’il l’embauchait pour lui faire plaisir.

Ce jeune homme aimait le village, où il n’avait que des sympathies ; il avait dit à plusieurs personnes qu’il serait obligé d’aller Paris, ne pouvant pas vivre lui et sa femme avec moins de 3 francs par jour ; plusieurs lui avaient répondu, il y a beaucoup de travail dans le pays ; pourquoi ne vous établissez-vous pas à votre compte. Il avait répondu qu’avec un salaire si petit il ne pourrait jamais amasser le billet de mille francs qu’il lui faudrait pour cela faire ; récemment, il avait travaillé pour M. Brigalot et les mêmes choses avaient été dites.

Quand cet ouvrier entra dans la chambre du malade avec son fils, le vieillard lui dit : Mon ami, comme on dit ici, parlons peu, mais parlons bien ; vous êtes un brave garçon et votre femme une digne épouse ; vous êtes aimés dans le pays, je veux vous aider à vous établir. Combien vous faut il ? Il répondit : dame, il me faudrait mille francs, que je m’engagerais à rendre dans deux ans en payant les intérêts de 5 0/0. Bien, mon ami, répondit Brigalot, et à son fils il dit : Prends 1.000 francs dans l’armoire et remets-les aux mains de ce brave jeune homme, puis il ajouta : Monsieur le Parisien, je ne vous prête pas, je vous donne cet argent, d’accord avec mon fils ; donc pas de reçu. J’ai la joie de penser que vous en ferez bon usage, que vous penserez quelquefois au père Brigalot et que vous direz : c’était un bon homme. Ne protestez pas, je ne peux parler beaucoup, ni entendre parler ; emportez l’argent et allez retrouver votre femme, il y aura ce soir deux heureux dans votre maison et ici également, mon fils et moi.

Le Parisien, surpris, ne pouvant croire ce qui lui arrivait, embrassa les deux hommes et quitta la maison en causant tout seul comme s’il eut été un peu fou.

Tel fut le dernier acte sublime, on pourrait dire, de cet honnête et brave homme, qui mourut le lendemain de cette bonne action.

Prononcée par deux assistants, son oraison funèbre fut courte autant que sincère.

Le premier qui parla dit : Celui que nous accompagnons ici était le meilleur des hommes ; c’est un vrai ami que nous perdons.

Le deuxième qui parla dit : Oui, c’est vrai, c’était un bon homme, juste, aimant les gens et les bêtes ; on disait en parlant de lui : c’est le bon pain.

Cet homme méritait ces éloges posthumes. Etant enfant, quand je le rencontrais par les chemins, il me disait de bonnes paroles, comme : apprends bien à lire et écrire, mon petit, aime bien tes parents, sois honnête comme eux, ne sois pas méchant ; il disait à son chien quand je le caressais c’est un ami, donne lui la patte.

Nous étions à la gare ; l’arrivée du train mit fin à nos réflexions sur les bonnes journées que nous venions de passer ; on se quitta en se promettant de se revoir ou, en tous cas, de s’écrire souvent.

Deux années ont passé, pendant lesquelles de courtes lettres d’amitié furent échangées ; en voici une plus longue de Cadoret à son ami Savinien.