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Une Vie d’émigré italien — Giacinto de Collegno

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UNE VIE
D’ÉMIGRÉ ITALIEN

I. Ricordo d’una Vita italiana, scritto da Massimo d’Azeglio. — II. Diario dell’Assedio di Nararino, memorie di Giacinto Collegno. — III. Diario di un Viaggio in Spugna nel 1823, etc.



Les annales entières de l’Italie sont attristées et assombries par les proscriptions. Sans remonter, comme le digne comte Balbo, jusqu’à Coriolan et à Camille, depuis que Dante, avec la sublime amertume de son génie, a décrit cette poignante douleur de quitter ce qu’on aime le plus, — tu lascerai ogni rosa diletta, — de manger le pain d’autrui et de gravir l’escalier de la maison étrangère, que de générations de bannis se sont succédé! L’exil est une sorte de tradition nationale au-delà des Alpes; l’expatriation volontaire ou forcée est un élément de la politique. Ce qui n’est en d’autres pays qu’un fait exceptionnel et douloureux apparaît comme une fatalité normale et permanente en Italie. Dans ce siècle même, il y a déjà plusieurs générations de proscrits. Chaque révolution, chaque mouvement imperceptible produit, pour ainsi dire, son alluvion d’émigration qui se répand de toutes parts, et ajoute à cette masse flottante de bannis dispersés dans le monde. Les gouvernemens croient travailler à leur propre tranquillité par ces épurations périodiques, en rejetant hors de la patrie natale des hommes qu’ils redoutent, dont ils suspectent la fidélité ou l’opinion; ils ne font que déplacer le péril.. Ils ouvrent de nouvelles blessures et suscitent des haines irréconciliables. Ils avaient des mécontens peut-être inoffensifs, et ces mécontens, aigris, irrités, deviennent des soldats de tous les complots, prêts à rentrer avec effraction dans leur pays à la première occasion; tout au moins s’en vont-ils, semblables à leurs aïeux les guelfes et les gibelins, exciter les inimitiés du monde contre les pouvoirs dont ils ont essuyé les rigueurs.

Ainsi se forme cette Italie errante et proscrite qui est partout aujourd’hui, et qui, sans être absolument une "nouveauté, est un des phénomènes les plus extraordinaires de ce temps. Rossi lui-même, avec sa vie aventureuse illustrée par le talent, glorieusement couronnée par une fin héroïque, Rossi ne fut-il pas le type le plus élevé de l’exilé italien moderne, assez prodigieusement habile pour conquérir en France le droit de s’imposer à ceux qui l’avaient proscrit? Quant aux autres émigrés de l’Italie, où ne sont-ils pas aujourd’hui? Il y en a dans l’Inde et en Amérique; il y a des soldats et des prêtres, des nobles et des artisans, des écrivains et des industriels. Ils sont de toutes les classes et ils viennent de tous les pays de la péninsule, — si ce n’est du Piémont, devenu lui-même terre de refuge, terre libre désormais. Une des plus curieuses histoires serait celle de tous ces bannis, de tous ces vaincus, tribu nomade et embarrassante où les esprits honnêtes sont trop souvent confondus avec les conspirateurs vulgaires, et ont à redouter cet autre supplice que Dante leur prédisait de son temps : « Le poids le plus insupportable pour toi, ce sera la société mauvaise et désunie avec laquelle tu tomberas dans la vallée de l’exil. Cette société, pleine d’ingratitude, de déraison et d’impiété, se tournera contre toi... » Chaque révolution, disais-je, a eu son alluvion d’émigration. Comptez en effet depuis le commencement de ce siècle : 1815 eut des exilés, et 1821 fit aussi des victimes en plus grand nombre. Les mouvemens qui suivirent 1830 multipliaient encore les bannis, et après les amnisties de 1846 et 1847 les révolutions dernières sont venues rouvrir l’ère fatale des grandes fuites et des expatriations. Ne voyez-vous pas aujourd’hui même un épisode de cette cruelle histoire dans ce convoi d’exilés napolitains expédiés vers l’Amérique, et faisant un suprême effort en pleine mer pour regagner les côtes d’Europe ?

Ces expatriés de toutes les époques ne furent pas cependant ou ne sont pas tous des coupables. Il y a sans doute des natures violentes que l’exil pervertit. Qui ne sait aussi que parmi tous ces réfugiés, qui se sont succédé dans la proscription, il y en eut souvent qui auraient pu être la force et l’orgueil d’une Italie moins violemment organisée, qui représentaient l’élite, la fleur d’une génération? C’est de cette élite d’une génération décimée par l’exil qu’était un Italien mort ces dernières années à Turin, le général Giacinto Provana de Collegno, — un émigré du temps où le Piémont avait des émigrés, — un homme qui avait été tour à tour officier dans nos armées et dans l’armée sarde, l’un des fauteurs de la révolution piémontaise de 1821, proscrit, soldat volontaire au service de l’Espagne constitutionnelle de 1823 et de l’indépendance grecque, professeur de sciences en France, puis enfin général, sénateur et conseiller de la couronne à Turin après 1848. M. de Collegno, qu’on a vu un moment représenter la Sardaigne à Paris en 1852, avait donc été émigré, lui aussi, et émigré pendant plus de vingt ans, allant d’un pays à l’autre, parcourant l’Europe, attendant sans cesse l’heure de rentrer dans sa patrie; mais il avait traversé cette épreuve avec une dignité fière et en esprit supérieur, sans laisser s’altérer une intégrité morale native ; il n’avait puisé dans l’exil qu’une expérience plus mûre, une singulière connaissance des hommes et des choses, un sentiment plus raisonné et moins exempt d’illusion de tous les devoirs patriotiques, si bien qu’au bout de sa carrière il a été sans effort l’honneur et le conseil du Piémont; il a offert à l’Italie ce qui lui manque peut-être bien plus que le talent, — un caractère, — un caractère moral élevé uni à une grande finesse d’esprit. Dans cet homme de bien une extrême sagesse pratique se combinait avec une confiance inépuisable en l’avenir. Ainsi le peint M. Massimo d’Azeglio dans quelques pages émues qu’il lui a consacrées sous ce titre : Souvenir d’une Vie italienne. Ce n’est rien peut-être qu’une existence humaine perdue dans un siècle, au milieu du fracas des événemens; mais quand cette existence a eu pour mobile invariable une pensée patriotique, lorsque, sans avoir rien de romanesque, elle reflète toutes les vicissitudes d’un temps, elle a son intérêt. C’est là, après tout, la vie de ce gentilhomme piémontais qui commençait sa carrière dans nos armées, au milieu des flammes de Moscou, et qui la terminait récemment dans une gracieuse retraite du Lac-Majeur, à Baveno, après avoir représenté dans tout ce qu’elle avait de viril et d’élevé une génération qui disparaît peu à peu.

Une vie italienne! a dit M. Massimo d’Azeglio; non pas une vie bruyante et pleine de complots, mais une vie noblement conduite par un homme fait pour traverser avec aisance des situations qui auraient pu facilement devenir des aventures. M. de Collegno était né en 1794. A dix-huit ans, après avoir été dans les écoles militaires françaises, il avait fait la campagne de Russie comme lieutenant d’artillerie, et même, dans cette fatale retraite, il était tombé entre les mains des Cosaques, auxquels il n’échappa que par un miracle de hardiesse, la nuit, demi-nu et un pied gelé. Les événemens de 1814 le trouvaient capitaine d’artillerie, chevalier de la Légion d’honneur, et le rendaient à sa patrie natale, le Piémont, qui depuis dix ans avait disparu dans l’empire. Ces événemens, qu’on n’a jamais assez interrogés dans leurs rapports avec l’état des opinions au-delà des Alpes, eurent un effet singulier : le sentiment italien, qu’on s’était efforcé de soulever contre Napoléon, survivait tout entier et enflammait les âmes; il se répandait dans la jeunesse, et en s’alliant à l’esprit libéral il allait devenir le mobile de la révolution piémontaise de 1821. De toutes les révolutions de ce temps, il n’en est pas peut-être qui ait eu un caractère moins révolutionnaire. La constitution espagnole qu’on lui donna pour drapeau n’était que l’expression bien infidèle de la pensée de ce mouvement, qui était avant tout une insurrection de nationalité servie par des instincts libéraux.

Qui faisait cette révolution? C’étaient des militaires de grande naissance: le marquis de Saint-Marsan était colonel des dragons de la reine et fils du ministre des affaires étrangères; le comte de Santa-Rosa, le plus actif promoteur de l’entreprise, était major d’infanterie et sous-adjudant-général; le comte Lisio était capitaine de chevau-légers ; M. de Collegno était major d’artillerie et écuyer du prince de Carignan. Tous étaient dévoués au roi Victor-Emmanuel Ier et à la maison de Savoie. Pas un seul n’avait une autre pensée que celle d’arrêter un absolutisme qui compromettait le Piémont et de se tourner contre l’Autriche, qui commençait dès lors cette série d’empiétemens devenus aujourd’hui un des problèmes de la politique européenne. Et ces étranges conjurés avaient, on le sait, pour premier complice un prince du sang, Charles-Albert de Savoie-Carignan. M. Victor Cousin, dans son éloquente biographie de Santa-Rosa[1], raconte qu’après avoir lu le récit de la révolution piémontaise, il disait partout à ses amis : « Il y avait un homme à Turin. » Il y avait plus d’un homme à Turin; il y avait notamment Collegno, jeune homme d’un caractère sûr et d’une audace calme. M. de Collegno, qu’on eût fort surpris quelques années auparavant si on lui avait dit qu’il avait une autre patrie que la France, était désormais tout Italien par l’esprit et par le cœur. Comme écuyer de Charles-Albert, il avait le secret des entraînemens, des velléités et des perplexités de ce malheureux prince, qu’il s’efforçait d’entretenir dans ses aspirations patriotiques.

Ce mouvement dura trente jours, et au réveil de ce songe de quelques esprits généreux, que restait-il? Douze mille Autrichiens campaient dans les villes et les places fortes du Piémont. Le roi Charles-Félix revenait à Turin plus absolu que jamais. Le prince de Carignan était à demi banni et menacé par l’Autriche dans ses droits à la couronne. Les autres conjurés, Santa-Rosa, Collegno, Saint-Marsan, Lisio, étaient condamnés à mort; ils étaient déjà partis pour l’exil, en expiation d’un rêve de patriotisme prématuré. La destinée humaine a pourtant quelquefois des jeux bizarres. Laissez s’écouler trente années. Lorsque Charles-Albert, monté au trône et accablé sous le désastre de Novare, quittait le Piémont en proscrit volontaire, qui rencontrait-il sur son passage? quel était son dernier compagnon de route au moment où il franchissait la frontière du pont du Var? C’était le fils d’un de ces conjurés de 1821, le comte Théodore de Santa-Rosa, alors intendant-général de Nice, aujourd’hui secrétaire-général du ministère de l’intérieur à Turin. Et bientôt après, lorsque le sénat piémontais envoyait une députation pour rendre un suprême hommage à ce prince vaincu dans son humble retraite de Porto, qui comptait au premier rang parmi ces derniers courtisans du malheur? C’était M. de Collegno, qui offrit au roi de partager son exil. Charles-Albert fut ému de cette offre, par laquelle il se sentait en quelque sorte amnistié d’avoir laissé se prolonger pour son ancien écuyer un exil qu’il aurait pu faire cesser plus tôt depuis qu’il était monté au trône. Il n’accepta point ce témoignage de dévouement, ne voulant associer personne à son sacrifice; mais, montrant M. de Collegno à ceux qui venaient le visiter, il leur disait : « Voici un ami qui m’est fidèle depuis trente-deux ans. » Dans la pensée de ces deux hommes, du roi et de l’ancien serviteur, ces deux dates de 1821 et de 1849 semblaient se confondre; tout le reste était effacé.

Rêve d’une régénération libérale pour le Piémont, espoir d’une guerre nationale contre l’Autriche, chances d’une vie d’honneur sous le drapeau, tout s’évanouissait à la fois en 1821 pour ces jeunes officiers, qui se retrouvaient le lendemain proscrits et incertains de l’avenir. C’étaient d’ailleurs des hommes d’une nature singulièrement différente. Santa-Rosa avait plus d’intelligence politique, plus de puissance d’action et d’initiative; il eût été sans nul doute un habile et énergique ministre dans un état constitutionnel régulier. M. de Collegno était un esprit plus fin, d’une sagacité pénétrante et élevée, d’un jugement qui ne se laissait point tromper. Ce n’était pas un émigré vulgaire. Jeté hors de son pays dans la force de la jeunesse, doué d’instincts supérieurs et façonné par la vie militaire, il n’avait aucun goût pour les conspirations et les menées occultes; mais il se sentait prêt à mettre son épée au service de toutes les causes qui avaient alors pour elles une apparence de libéralisme ou de revendication généreuse, et ici commence cette odyssée d’un proscrit qui se sent attiré dans le tourbillon des événemens, moitié par ce besoin d’activité inhérent à la jeunesse, moitié par une certaine curiosité d’intelligence. Ce n’était pas seulement un soldat qui partait successivement pour l’Espagne et pour la Grèce, c’était aussi un observateur, et même quelquefois un observateur sans pitié pour la cause que l’exilé allait servir de son épée. Cette partie de sa vie, M. de Collegno n’a laissé à nul autre le soin de la dévoiler; il l’a retracée lui-même dans des pages mises récemment au jour sous le titre de Journal d’un Voyage en Espagne en 1823 et Journal du Siège de Navarin, deux fragmens, deux petits livres qui pourraient aussi bien s’appeler Journal des pérégrinations et des désabusemens d’un émigré. M. de Collegno n’a point évidemment des prétentions d’écrivain; il raconte seulement comme un galant homme qui décrit jour par jour ses impressions avec sincérité, qui voit les choses et les hommes non sous le prisme de couleurs artificielles, mais tels qu’ils sont, et qui laisse percer dans ses récits je ne sais quel mélange d’imagination et d’ironie, d’élévation morale et de causticité indépendante. Ce soldat, qui a été formé à la rude école de la grande armée, a un sentiment très fin des contrastes de la vie, des ridicules humains aussi bien que des nuances locales des mœurs et des beautés naturelles.

Rien n’est plus curieux à distance que ces impressions d’un émigré, souvenirs d’un temps évanoui avec tous ses bruits et ses rêves, rapides peintures retracées en courant par un homme que la fortune des révolutions jetait dans des mêlées où il jouait sa vie avec un dédain sans faste. M. de Collegno arrive en Espagne par le Portugal, croyant aller se battre sérieusement pour la liberté, et bientôt il en vient à ne plus se méprendre sur toute cette agitation constitutionnelle de la Péninsule, qui n’était imposante que de loin. Il voit une révolution impuissante, un gouvernement sans nerf, des partis qui se querellent, un pays à peu près étranger aux querelles des partis, des réfugiés accourus de tous côtés comme à un rendez-vous de bataille, le sentiment national en défiance contre ces auxiliaires suspects, puis enfin beaucoup de bruit et nul préparatif militaire sérieux contre l’expédition française menaçante. M. de Collegno avait eu déjà le temps de se familiariser avec ce monde des émigrés qu’il allait rencontrer en Espagne, et qu’il retrouvait dès son débarquement à Lisbonne sous les formes les plus diverses ou les plus bizarres : un Français négociant des emprunts remboursables par la France régénérée, un Grec envoyé par l’insurrection hellénique, un Italien cherchant partout des soldats, tous faiseurs de projets politiques et occupés à sauver l’Europe. « L’Italien, ajoute M. de Collegno, est le plus hardi dans ses spéculations politiques; je l’ai trouvé aujourd’hui plein d’espérance. Dans ces deux ans d’émigration, me disait-il, je n’ai cessé de travailler pour notre pays... Hume est mon ami, et il m’a promis de proposer au parlement anglais une loi qui autorise en Irlande l’enrôlement pour l’extérieur. Voilà maintenant mon projet : j’écris à Londres pour qu’on mette aussitôt la main à cette loi d’enrôlement. Le commerce italien de Lisbonne me fournit les navires pour aller chercher en Irlande dix mille recrues, — l’Espagne et le Portugal payant, bien entendu, les frais de l’expédition. Hier nous nous sommes entendus avec l’envoyé grec qui est ici pour que ces dix mille hommes soient transportés en Grèce. En peu de mois, ils auront chassé les Turcs, et alors Grecs et Irlandais reviennent débarquer dans les Calabres, où ils ne rencontreront aucune résistance. — Dieu bon! et tous ces faiseurs de projets boivent, mangent, dorment comme feraient des hommes qui auraient la fleur de leur bon sens ! »

L’exilé piémontais, on le voit, jugeait sans faiblesse ses chers Italiens. Cette émigration italienne d’Espagne, il la dépeint un peu plus tard sous des traits qui n’ont point, hélas! absolument vieilli. « Les Italiens, qui sont au nombre de cinq, écrit-il de la Corogne, sont divisés en partis qui paraissent se haïr autant que les guelfes et les gibelins. Les uns, — ils sont deux à peine, — veulent que les peuples s’unissent tous pour résister à l’alliance des gouvernemens absolus, et ils forment corps avec le détachement français. Les autres, trois, soutiennent que toute ligue avec l’étranger fut toujours funeste à l’Italie. Ils ont la bannière italienne, — un la porte, et deux la suivent, — et ils refusent de reconnaître le commandant français... Italiam ! Italiam ! » On avait offert à Collegno, dès son arrivée, de se mettre à la tête d’un corps italien; il se hâta de décliner le commandement de ce corps, qui se composait de vingt hommes, et qui aurait probablement commencé par ne pas lui obéir. Il n’était pas du reste personnellement plus heureux avec les Espagnols. Un jour, à Madrid, il allait voir un député, et lui exprimait le désir de prendre du service dans l’armée espagnole en cas de guerre; ce député l’encourageait extrêmement, et pour mieux l’encourager sans doute, il lui annonçait que les cortès venaient de voter une loi qui autorisait l’enrôlement des étrangers, et leur promettait de l’avancement jusqu’au grade de sergent. L’émigré piémontais eut une certaine peine à faire comprendre au député qu’ayant servi comme officier dans deux armées de quelque réputation, il ne pouvait pas être sergent dans l’armée espagnole. Que lui restait-il à faire désormais? Il n’avait plus qu’à servir en volontaire indépendant et libre selon les hasards de la lutte, et comme le seul point où il y eût un péril était la frontière de France, il se rendit sur la Bidassoa, d’autant plus que là était le seul homme en qui il eût foi sans partager sa confiance : c’est celui qu’il désigne sous le nom de Ranieri, et qui n’était autre que le colonel Fabvier, auquel l’unissait une étroite amitié. Le cœur et l’esprit libres d’illusions, Collegno ne marchait pas moins, par point d’honneur, parce qu’il voulait aller jusqu’au bout. Il ne pouvait voir qu’une véritable chimère dans l’espoir que nourrissait encore le colonel Fabvier de séduire l’armée du duc d’Angoulême par une exhibition de vieux drapeaux, et de la gagner au libéralisme; mais en même temps il considérait comme une lâcheté une fuite sans résistance et sans combat.

C’est ainsi que Collegno se trouvait sur les bords de la Bidassoa au mois d’avril 1823, témoin et acteur dans cet engagement qui fut à un certain point de vue l’épisode le plus sérieux de l’expédition d’Espagne, et qui était dans tous les cas un combat bien inégal entre une armée régulière et une poignée de réfugiés de tous les pays, poussés, comme le disait Carrel, à se faire mitrailler encore une fois pour une cause qu’ils croyaient être celle du libéralisme européen. La veille encore, tous ces émigrés, dont le plus âgé n’avait pas trente ans, étaient réunis à Irun après leur repas, et ils dissertaient sur les théories platoniciennes, sur l’école spiritualiste et l’immortalité de l’âme. « Il se sera dit bien des folies, ajoute Collegno; mais c’étaient des folies généreuses, si elles n’étaient rien de plus. Beny disait particulièrement que comme preuve de l’immatérialité de l’âme, de la présence d’un souffle divin dans l’homme, il lui suffisait de cette rencontre de nous tous réunis ici pour soutenir un principe dont le triomphe ne devait nous procurer aucun avantage matériel d’aucune sorte, tandis que pour ce principe nous avions quitté notre patrie, et nous étions prêts à donner notre vie. » Le lendemain, quelques-uns de ceux qui parlaient ainsi étaient tués aux bords de la Bidassoa, beaucoup étaient blessés. La petite troupe des réfugiés était réduite à une soixantaine d’hommes. « Il était prouvé que l’armée française ne voulait pas nous reconnaître pour frères et amis, » dit Collegno, qui lui-même était resté intrépidement au milieu du feu jusqu’au bout, à côté du colonel Fabvier. Tout était fini par une effusion de sang inutile. Et maintenant voulez-vous voir un petit épilogue de ce drame retracé avec une certaine amertume ironique par l’émigré piémontais : « Ce matin, écrit-il de La Corogne peu de jours après, on célébrait une messe pour nos morts de la Bidassoa. Les autorités et le public avaient été invités; mais les dames ici, à ce qu’il semble, n’aiment les étrangers que vivans : les hommes ne les aiment ni vivans ni morts. Aux obsèques de nos pauvres compagnons il n’y avait que ceux qui les avaient vus mourir. » Et le jeune émigré piémontais se consolait un peu en allant s’asseoir à l’entrée du port de La Corogne, sur les dernières marches de la tour d’Hercule, contemplant sans se lasser l’Océan, dont les flots venaient mourir à ses pieds.

C’était une première expérience pour un proscrit tel que M. de Collegno, ce n’était pas la dernière. Il ne fut pas. plus heureux en Grèce; il y trouva même une amertume de plus. Santa-Rosa, avec qui il était lié d’une intime et sérieuse amitié, fortifiée par le malheur, n’avait pas voulu aller en Espagne, où il ne voyait rien de net, rien qui répondît à ses opinions et à ses principes. La cause de l’indépendance grecque était mieux faite pour séduire un Italien. Santa-Rosa se jeta dans cette entreprise avec l’énergie d’un homme ardent, à qui l’exil et l’inaction pesaient, et qui sentait d’ailleurs chaque jour le sol de l’Europe se dérober sous ses pieds. « Quand on a une âme forte, disait-il, il faut agir, écrire et mourir. » La Grèce devait aussi avoir plus d’attraits que l’Espagne pour Collegno, et les deux proscrits, facilement gagnés à cette cause nouvelle, quittèrent l’Angleterre le 5 novembre 1824, à bord de la Little Sally, emportant ostensiblement du moins les plus magnifiques promesses des envoyés helléniques à Londres. Un mois après, ils étaient à Napoli di Romanie. Ici encore cependant qu’arriva-t-il ? Le gouvernement grec reçut avec froideur les deux émigrés piémontais ; il recula et eut peur de se servir de deux hommes qui s’étaient mis en rébellion contre la sainte-alliance. Santa-Rosa, impatient et déçu, était réduit à servir en soldat, à prendre l’habit du pallikare, et à s’aller faire tuer dans un combat obscur, à la défense de l’île de Sphactérie. Quant à Collegno, il allait s’enfermer à Navarin, où, moins par une délégation du pouvoir que par la force des choses, il se trouvait être une sorte de commandant du génie inavoué, et pourtant réel, dans la citadelle assiégée par Ibrahim-Pacha. C’est l’histoire de cette défense de trente jours que Collegno raconte dans son Diario dell’ assedio di Navarino, et ces pages volantes d’un exilé ont je ne sais quelle grâce ingénieuse et attachante. Lorsque Collegno raconte la marche sur Navarin, il ne s’arrête pas précisément à décrire l’infanterie commandée par l’évêque de Modon ; il se laisse attirer par tout ce qu’il voit dans la campagne grecque ; l’officier disparaît, et l’homme parle. « dans la vallée, après Choris, dit-il, est une petite maison à moitié détruite sur le bord d’un ruisseau, et un peu après nous trouvons une belle cascade qui fait encore tourner la roue d’un moulin. Il y a de la mélancolie à voir la nature obéissant à l’impulsion qui lui a été donnée, même après la disparition des hommes qui ont cherché à utiliser cette force. Qui sait depuis combien de temps cette roue continue à tourner inutilement ? Je ne sais comment cette roue me remet en mémoire la sphère de Jean-Paul Richter, qui tourne et tourne sans cesse sur un cadran où les heures ne sont pas marquées. »

Une fois dans la citadelle assiégée cependant, le nouveau commandant du génie veut faire quelque chose ; il prépare un rapport pour démontrer la nécessité de certains travaux de défense, et ici commence à se révéler la situation réelle d’un officier européen au milieu des Grecs. Le rapport de Collegno est lu dans une assemblée de généraux, et chaque article éveille une indescriptible hilarité. Quand on en vient à la proposition de faire des terre-pleins pour protéger les batteries, alors ce n’est plus de l’hilarité, c’est de l’indignation parmi les assistans. « Les Grecs, s’écrient-ils tous d’une seule voix, ne sont pas des esclaves. Si le commandant du génie veut des manœuvres, qu’il aille chercher des Égyptiens : ceux-là travailleront. » Et l’assemblée se dissout ainsi. « Ce n’est pas ma faute, ajoute le président de cet étrange conseil de guerre; vous voyez, ils ne vous comprennent pas. » Le fait est que le commandant du génie de Navarin était un étranger pour les Grecs, comme Santa-Rosa mourant à l’île de Sphactérie était un étranger. Souvent Collegno peut entendre de singuliers propos sur lui et sur son héroïque compagnon : « Que viennent faire ici ces Francs? dit-on; ce n’est point leur pays; ils n’ont ni famille, ni rien de cher à défendre, et pourtant ils partagent nos dangers. — C’est l’amour de la gloire qui les conduit ici, » reprend un autre d’un air de grand docteur. Nul ne se dit qu’il peut y avoir pour ces exilés une passion plus noble, celle d’un dévouement plus désintéressé à une cause juste. Parfois aussi durant ce siège surviennent des scènes d’un joli comique décrites d’un trait vif et avec une sincérité spontanée d’observation qui ne laisse pas d’être piquante. Voici ce qui arrive un jour pendant un combat naval livré devant Navarin : « Tandis que les flottes combattaient, raconte Collegno, j’étais à les regarder armé de ma lunette au milieu d’un groupe de généraux et d’officiers supérieurs. Mon voisin me demande ma lunette, et je la lui cède de bonne grâce; je la laisse passer de main en main, puis, quand je la redemande au bout d’un quart d’heure, elle avait disparu. Depuis que je suis en Grèce, c’est la première chose qu’il m’arrive de perdre ainsi. Si je l’avais confiée à un montagnard, à un berger, j’ai la pleine confiance qu’il me l’aurait remise; mais dans ce groupe il n’y avait que des officiers supérieurs! » On voit percer ici l’impression réelle de Collegno, qui avait une haute et sérieuse idée du peuple grec et une médiocre opinion de ses chefs.

La vie d’un exilé est souvent pleine de rencontres bizarres, et la fortune des révolutions a des combinaisons aussi étranges qu’imprévues. Lorsque la citadelle de Navarin ne peut plus tenir et qu’il faut se résigner à entrer en négociations avec Ibrahim-Pacha, en présence de qui va se trouver tout à coup Collegno? C’est d’abord un Polonais, le colonel Schultz, qui en 1821 a sauvé Santa-Rosa dans sa fuite à Savone, et qui lui-même, obligé de s’enfuir, est allé prendre du service dans l’armée du vice-roi d’Egypte. « La liberté, dit Schultz, la liberté pour laquelle je combattais depuis trente ans dans tous les pays, me laissait sans pain. A mon âge, il était impossible de choisir d’autres occupations; on vint m’offrir de passer au service de Méhémet-Ali : que pouvais-je faire?... Et en parlant ainsi, deux larmes, deux larmes amères, tombaient des yeux de ce vétéran de la liberté, qui avait honte de servir l’oppresseur de la Grèce. » Ce n’est pas tout. Lorsque Navarin doit être définitivement rendu, Collegno, en sa qualité de commandant du génie, se trouve avoir à remettre la forteresse à un gros Turc qui vient vers lui en l’interpellant par son nom, et qui n’est autre qu’un colonel napolitain, Romei, exilé de 1820 et passé également au service de Méhémet-Ali. « De cette façon, dit Collegno, un major piémontais condamné à mort en 1821 pour amour de la cause italienne avait à remettre à un colonel napolitain, condamné à mort vers la même époque et pour le même motif, une forteresse qu’il venait de défendre contre lui! » D’autres officiers piémontais, condamnés aussi à la suite des événemens de 1821, se trouvaient dans l’armée égyptienne et venaient saluer Collegno; mais celui-ci les recevait froidement et avec cette hauteur qui n’est souvent qu’un signe de supériorité morale, car à ses yeux u des officiers qui étaient ou qui tout au moins s’étaient dits libéraux, et qui servaient contre les Grecs, combattant pour de l’argent contre leurs principes, ne pouvaient plus être considérés comme des amis. » Là est tout l’homme dans son intégrité et sa fierté native.

Un vieux Polonais transformé en Turc, un colonel napolitain, lieutenant d’Ibrahim-Pacha, un major piémontais défendant Navarin, des Français aussi dans les deux camps, que d’événemens supposaient ces étranges rencontres! Combien de choses avaient dû s’accomplir pour que Collegno et Fabvier pussent se retrouver encore une fois dans un jardin de Calamatta ou dans les solitudes de l’Arcadie, s’entretenant de leurs aventures, de la Grèce et de l’Europe! C’est là en effet le propre des temps comme les nôtres d’être merveilleusement favorables à tous ces jeux de la fortune, de les rendre même possibles. Les révolutions publiques ont d’inévitables retentissemens dans la vie privée et produisent mille révolutions particulières, qui se prolongent dans les destinées individuelles en ondulations infinies. Il est des momens où une sorte d’inquiétude ardente, née des grandes commotions, précipite les hommes dans toutes les aventures, partout où est l’inconnu et le danger, qui est souvent l’attrait des cœurs troublés aussi bien que des cœurs virils. Et ce ne sont pas seulement les révolutions générales qui produisent ces mouvemens d’où naît l’imprévu des rencontres et des combinaisons accidentelles; il suffit quelquefois d’une de ces révolutions intimes qui s’accomplissent dans le mystère, d’une crise de l’âme, d’une déception violente; tout se mêle, et le monde continue à marcher. Collegno, je le disais, a un sentiment rare et fin de tous ces contrastes et de tous ces accidens de la vie humaine; il les décrit en philosophe involontaire qui observe et qui passe.


« Le prince Mavrocordato, dit-il quelque part dans son journal, m’a fait prier à dîner. Il y avait parmi les convives des officiers de la marine anglaise du Sparowhack, des officiers de la marine française de la Daphné, des membres du gouvernement et du corps législatif, des philhellènes. De ma place je distinguais deux bâtimens sardes qui étaient entrés dans le port de Napoli depuis une heure, et qui avaient déployé au grand mât leur bannière nationale : je ne pouvais détacher mes j’eux de cette bannière, ni m’arracher aux pensées que cette vue réveillait en moi. Pendant ce temps, une musique militaire jouait la valse dite de la reine de Prusse, et mon voisin ému soupira en disant : « Quels souvenirs me rappelle cette valse ! » Puis il resta muet comme moi à la vue de ma bannière azurée qui flottait dans le port. Au moment où fut servi le vin de Champagne, mon voisin, qui était un Allemand philhellène, se secoua et me porta un toast en disant : « A votre prochain retour dans votre patrie ! au jour où cette bannière sera encore la vôtre ! » Je lui répondis par cet autre toast : « A celle avec qui vous avez dansé la valse de la reine de Prusse ! Puissiez-vous la revoir bientôt ! — Ah ! non, jamais ! reprit-il avec un soupir comprimé où se révélait un regret profond. » Il se tut un instant, puis il poursuivit: « J’avais ou du moins je croyais avoir des motifs de me plaindre d’elle, et je la laissai pour venir en Grèce; mais au bout d’un an je me persuadai qu’elle était nécessaire à ma vie, et je voulus la revoir. Retourné en Europe, j’accourus à Weimar et je ne la trouvai plus! Elle avait épousé un officier prussien, et elle demeurait avec lui à Coblentz. Je descendis aussitôt le Rhin jusqu’à Coblentz, et j’arrivai le soir d’un gala. Je la revis à ce gala, je dansai encore une fois avec elle cette valse qu’on jouait tout à l’heure, et le lendemain je quittai Coblentz, me dirigeant vers Gênes. Là je m’embarquai pour la Grèce, et de la Grèce je ne partirai plus. » Et voilà le troisième philhellène qui, s’étant ouvert à moi des motifs qui l’ont conduit en Grèce, m’a avoué qu’il avait été conduit ici par un amour malheureux! Fabvier lui-même serait-il ici sans un motif de cette nature? Mme de Staël dit à propos du suicide de Werther, si je ne me trompe : « N’est-il donc pas quelque part quelque noble cause à laquelle puisse se consacrer ce malheureux qui s’ôte la vie avec désespoir ? » Pour beaucoup de philhellènes cette noble cause est la Grèce ! »


Juste et fine observation de tout ce mouvement de la vie et d’une des plus saisissantes particularités morales de notre temps ! Appréciation ingénieuse, et qui n’est pas moins vraie, du rôle de ces causes exceptionnelles qui deviennent en certains momens la dernière ressource de toutes les activités et de toutes les inquiétudes ! Quant à M. de Collegno, il était allé en Grèce, poussé sans doute par le besoin de secouer par l’action le poids de l’exil, et aussi parce qu’il croyait être utile à une nation sœur ou mère de l’Italie. Il s’était trompé: il n’avait excité que des ombrages; il avait été réduit à un rôle inavoué et équivoque; il avait perdu plus d’une illusion sur les Grecs, et il avait dépensé un an de sa vie. Lorsqu’il voulut repartir, il se trouva, par je ne sais quelle étrange coïncidence, reprendre passage sur le même navire, la Little Sully, qui l’avait porté en Grèce ; mais cette fois Santa-Rosa n’était plus là. « Au moment où je montais à bord, dit-il, le second du navire m’a demandé s’il était vrai que mon ami eût été tué. Je ne puis dire l’impression que m’a causée cette question en ce lieu et en cet instant. Bientôt tout se tait ; on n’entend plus que le pas du capitaine sur le pont et le murmure des ondes du golfe fatiguées par le bâtiment. Il y a quelque chose de solennel dans un départ en mer, surtout quand le silence de la nuit porte à la méditation. — Je retourne aujourd’hui vers la civilisation ! » Collegno ne voulut pas même devoir aux Grecs le prix de son premier passage, et il le fit remettre aux députés helléniques en ajoutant ces fermes paroles : « dans le cas où le gouvernement grec aurait eu de graves motifs pour ne pas nous employer, la franchise de notre conduite et le désintéressement de nos offres lui faisaient un devoir de nous le dire ouvertement. S’il eût agi ainsi, il ne porterait pas la responsabilité de la mort du comte de Santa-Rosa, lequel, indigné à bon droit de se voir ainsi traité, est allé combattre comme simple soldat, et a livré sa vie pour une cause qui n’était pas celle de sa patrie, pour une nation qui, dans la solennité funèbre célébrée en l’honneur des morts pour la défense de l’île de Sphactérie, n’a pas daigné prononcer son nom parmi les noms de ceux dont elle déplorait la perte. »

C’était la seconde et la dernière expérience de ce genre pour l’émigré piémontais. Évidemment Collegno quittait la Grèce avec un fier sentiment de dignité blessée ; il n’avait plus les illusions qu’il avait encore à son départ pour l’Orient, même après l’épreuve qu’il avait faite en Espagne. Ce serait cependant une singulière erreur de penser que ces déceptions eussent refroidi son âme et altéré ses convictions. Il croyait toujours aux causée justes, aux droits de la liberté et de l’indépendance ; il aimait la Grèce elle-même. Seulement il avait vécu et pratiqué les hommes ; il avait vu de près de quoi se composent souvent les affaires humaines ; en un mot, il avait l’expérience, et ce mélange d’une grande finesse pratique de jugement et d’une conviction morale supérieure à tous les mécomptes est peut-être le côté le plus curieux de son caractère. Si M. de Collegno eût été un émigré vulgaire, il eût trouvé sans doute encore plus d’un champ de bataille, plus d’une pause nouvelle à défendre ; mais il sentit que désormais il ne devait plus son épée qu’à sa patrie seule, et que, s’il ne pouvait pour le moment servir l’Italie comme soldat, il pouvait la servir encore d’une autre façon, par le travail, par l’étude, par la dignité de sa vie et de ses actions. Il comprit, comme le dit M. d’Azeglio, qu’il y avait du mérite à faire peu quand il n’était pas possible de faire beaucoup, et que c’était quelque chose de traverser sans se laisser atteindre les ingrates et obscures épreuves de l’exil. Alors commença pour M. de Collegno toute une vie nouvelle. Ne pouvant plus être soldat, il chercha le genre de travail d’esprit le mieux fait pour lui convenir. Il choisit d’abord la botanique, qu’il alla étudier avec M. de Candolle, auprès de qui il était allé habiter à Genève. L’activité du botaniste explorateur, les courses dans les montagnes et dans les vallées plaisaient encore à ses habitudes militaires. Après avoir étudié la botanique avec M. de Candolle, qui l’avait associé à ses travaux, il se mit à faire de la géologie avec M. Élie de Beaumont, à Paris, où il avait fini par venir se fixer. Cet homme, qui avait été de la retraite de Russie, qui avait vécu dans l’intimité des princes, se fit écolier; il prit ses grades, jusqu’aux plus élevés, dans l’université, et il devint pendant quelques années professeur de géologie et doyen de la faculté des sciences de Bordeaux. M. de Collegno a laissé des travaux scientifiques précieux et estimés sur les élémens de la géologie, sur les terrains des Alpes lombardes, sur la carte géologique de l’Italie, sur l’action destructive de la mer dans nos landes. C’est ainsi qu’il fit honorer ce titre d’émigré, le plus lourd à porter peut-être, car il est sans compensation et sans gloire.

C’est qu’en effet Collegno, par son origine, par ses instincts, par la supériorité de son esprit, n’était nullement de la race des émigrés vulgaires. Il était l’un des premiers dans ce groupe de l’exil qui a longtemps représenté les idées d’indépendance et de libéralisme modéré, et auquel se rattachait un autre Italien, le comte Pietro Ferretti d’Ancône, dont M. Massimo d’Azeglio esquissait aussi récemment la biographie. Esprit positif et sensé, Ferretti n’avait point été soldat comme Collegno; mais, comme lui et plus que lui, il avait connu les plus dures vicissitudes de l’exil. Un jour, à Marseille, pressé par une nécessité extrême, il avait été obligé pour vivre de tenir une petite boutique en plein vent. « Mais, lui disait M. d’Azeglio, n’aurais-tu pas pu trouver mieux? Si seulement tu t’étais fait connaître!... — Mon ami, répondait-il avec une sorte de bonhomie, je voulais me tirer d’affaire comme homme et non comme comte Pietro Ferretti, et tu vois que je réussis. Quelque temps après, j’eus la fortune un peu meilleure d’entrer le dernier des derniers dans une maison de commerce. Quant à la dignité du grade, la promotion était peu sensible. J’étais chargé d’aller porter de l’argent en paiement, de faire les commissions et de tenir le bureau en ordre. Le matin, j’allais à la maison qu’habitait le négociant pour chercher la clé, et la mère, une bonne vieille, sais-tu comment elle me donnait cette clé? Elle entrouvrait un peu la porte, et elle me la jetait sur le palier de l’escalier... J’allais au magasin, je mettais tout en ordre, et peu à peu je vis qu’on était content de moi. Il arriva alors qu’un des employés qui tenait la correspondance italienne tomba malade et mourut. Le chef de la maison m’appela dans son cabinet et me demanda si je me sentais capable d’écrire des lettres en italien. — Eh ! je crois que oui, répondis-je. Ainsi je fus mis à la correspondance, et quand on découvrit que je savais écrire, je fus promu et je devins employé !… » Ferretti croyait être plus fidèle à sa dignité en ne demandant l’indépendance qu’au travail, même à un travail vulgaire. Dans un ordre différent, avec des aptitudes diverses, Ferretti, Collegno, sont des hommes d’une même trempe de caractère, et représentent cette génération libérale d’autrefois, dont la vie a été interrompue par un orage et s’est passée en grande partie dans l’émigration. Le premier devait être plus tard appelé à Rome pour seconder son frère le cardinal Ferretti, chargé du ministère par Pie IX en 1847, et c’est lui qui travaillait particulièrement à l’union douanière des états italiens. Le jour devait venir aussi où l’émigré piémontais pourrait rentrer dans son pays après vingt-cinq années d’exil.

Quand vint enfin ce jour, qui n’était après tout que la réalisation du rêve de 1821, de l’alliance entre l’idée d’indépendance nationale et l’idée constitutionnelle, M. de Collegno fut et dut être un des principaux citoyens du Piémont. Rentré à Turin en 184S, il prit place dans le sénat, qui venait d’être formé, et il reçut aussitôt le grade de lieutenant-général. Un moment il remplit une mission militaire à Milan, pendant la lutte entre les Piémontais et les Autrichiens, et peu après il figurait comme ministre de la guerre à côté de MM. Casati, Pareto, Gioia, Paleocapa, dans un cabinet qui représentait le royaume de la Haute-Italie. Il ne fut pas étonné, je pense, de la courte durée de ce cabinet, et si Charles-Albert eut un instant l’idée de le charger de la formation d’un nouveau ministère, cette idée n’eut aucune suite. Hors du pouvoir comme au pouvoir, M. de Collegno n’appartenait pas moins désormais tout entier au Piémont constitutionnel, dont il fut plus d’une fois le conseil écouté. Dans ces conditions nouvelles, il se montrait ce qu’il était réellement, un homme d’un sens droit, d’une résolution calme, d’un esprit mûri par l’expérience des choses. Il s’intéressait à tous les événemens qui se déroulaient chaque jour sous ses yeux, à ce mouvement où s’agitaient les destinées de l’Italie, et sans colère ni malveillance pour des politiques qui dépassaient la mesure de la sienne, il se contentait d’être le juge indulgent et ironique de bien des opinions vaines et futiles. Il était trop clairvoyant pour que les retours de fortune pussent le prendre à l’improviste, et il avait le cœur trop ferme pour livrer ses convictions à la merci d’une défaite. « Il espéra modérément quand la plupart espéraient trop, dit M. d’Azeglio ; et quand ceux-ci étaient prêts à désespérer de tout, il conservait dans le cœur persistante et vive l’antique foi. » Il était de ceux qui, après une espérance perdue, disent : Recommençons ! Un seul fait durant ces années troubla un instant son jugement et son âme : ce fut l’assassinat de Rossi, avec qui il était lié intimement. Balbo assurait que, dans l’histoire contemporaine de l’Italie, il y avait trois pages qu’il voudrait pouvoir arracher. Une de ces pages était le meurtre de Rossi; les deux autres étaient l’assaut odieux livré par la démagogie au roi Charles-Albert à Milan, et l’insurrection de Gênes après Novare, tentative qui pouvait livrer l’indépendance piémontaise à l’Autriche et ajourner indéfiniment le succès du régime constitutionnel à Turin. M. de Collegno pensait de même. Il se sentait atteint par le meurtre de Rossi dans ses affections personnelles les plus chères et dans tous ses instincts de patriote; il se révoltait à la seule pensée que l’opinion européenne égarée pût envelopper la cause libérale de l’Italie dans une funeste solidarité avec de tels crimes. Depuis ce moment, dit M. d’Azeglio, « il suivit Savoie comme auparavant, mais d’un cœur plus triste et avec une espérance moins vive. »

Nul d’ailleurs n’était moins prompt que M. de Collegno à rechercher les dignités et les avantages d’un régime où il était fait pour figurer au premier rang. On fut obligé de lui faire un devoir de venir représenter le Piémont à Paris en 1852, et le dernier effort imposé à sa santé déjà déclinante fut le commandement militaire de Gênes au moment où l’armée piémontaise allait prendre part à la guerre d’Orient. Dès lors une maladie dont il était atteint depuis quelques années s’aggravait peu à peu, et il allait bientôt s’éteindre à Baveno, près du Lac-Majeur, au mois de septembre 1856. Même dans le temps où il était devenu un homme politique, et où sa santé déclinait déjà, M. de Collegno avait conservé le goût des courses géologiques, et une de ses dernières excursions dans les Alpes italiennes devint pour lui l’occasion d’une aventure singulière qui le remettait tout à coup en présence de sa jeunesse. Un jour de septembre, M. de Collegno se trouvait avec sa femme et un ami dans les vallées qui conduisent aux pieds du Mont-Rosa. On gravit les Alpes jusqu’à une assez grande hauteur. Les nuages s’épaississaient et le froid devenait intense. On ne distinguait plus ni végétation ni trace d’habitation humaine. Le guide aperçut seulement une hutte, et les voyageurs se disposaient à entrer, lorsqu’à leur grande surprise ils se trouvèrent en face d’un vieux berger demeuré seul sur ces sommets avec quelques brebis, tandis que les autres troupeaux étaient descendus dans la plaine. On alluma du feu, et pendant qu’on préparait un repas, M. de Collegno se mit à interroger le vieux berger sur son étrange existence. « Je suis ici, dit le berger, tous les ans depuis la Saint-Joseph jusqu’à la Saint-Michel; je garde quatre-vingt-dix brebis et deux chèvres. Je ne sais jamais l’heure du jour ni le jour du mois; mais je n’ai pas été toujours ici : je suis allé à Turin, moi aussi, et j’ai été soldat. — Et quand avez-vous été soldat? demanda M. de Collegno avec intérêt. — Oh! il y a longtemps, en 1814, et j’étais canonnier. — Et dans quelle compagnie? — dans la première. — Et qui était votre capitaine? — Oh ! c’était un bon capitaine, celui-là, qui aimait ses soldats! Attendez, je n’ai pas oublié son nom, c’était Collegno. » M. de Collegno ne put dire un mot, tant il était ému, mais il prit la main du vieux soldat et la serra fortement. «Eh bien! reprit-il après un instant, ne le reconnaissez-vous pas, votre capitaine? Il est ici devant vous, mais aujourd’hui il est général. » Le vieux berger se leva aussitôt, mit son bonnet à la main, regarda fixement son vieux capitaine, et fondit en larmes. Puis ces deux hommes se mirent à parler de leurs campagnes et de leur vie d’autrefois. Bientôt cependant les voyageurs durent redescendre la montagne, et le vieux berger, debout sur la porte de sa hutte, les suivait du regard, moitié riant, moitié pleurant, et répétant toujours : « Qui m’aurait dit que j’aurais revu mon vieux capitaine? » M. de Collegno était plus ému d’une telle scène que de tout ce qui pourrait tenter une ambition vulgaire.

Ce n’est rien, je le disais, qu’une vie humaine perdue dans le bruit d’un siècle. Des existences comme celle de Collegno ou de Ferretti ont cependant cet intérêt supérieur, qu’elles contiennent en quelque sorte le problème des destinées de la péninsule. L’Italie est fondée dans ses douloureuses et permanentes protestations contre le joug étranger; elle a le droit de revendiquer à toute heure sa nationalité. N’est-il pas vrai aussi que la guerre, même une guerre heureuse, ne résout que la moitié du problème, et qu’il reste toujours une autre question, celle de savoir comment s’opérera la régénération morale et intérieure de la péninsule? Il y a bien des genres de libéralisme : il en est un, merveilleux inventeur de recettes impossibles et de procédés chimériques d’émancipation; il en est un autre qui consiste dans tout ce qui rectifie les idées, fortifie les caractères, assainit les mœurs, et prépare l’Italie à rester maîtresse d’elle-même après avoir conquis son indépendance. C’est cette autre partie du problème que résolvent des vies comme celle de M. de Collegno, et qu’on ne saurait oublier même dans les heures de crise, surtout dans ces heures, afin que la justice des revendications ne devienne jamais un piège pour cette terre à qui les grands souvenirs n’interdisent pas heureusement les grands espoirs.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1840.