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Une Vie d’Ambassadrice au siècle dernier/01

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Une Vie d’Ambassadrice au siècle dernier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 154-188).
UNE VIE D’AMBASSADRICE
AU SIÈCLE DERNIER

I
A LA COUR DE RUSSIE

De nouveau, je viens entretenir de Dorothée, comtesse, puis princesse de Liéven, les lecteurs de la Revue. En lui consacrant ce récit, je me plais à penser qu’ils ne trouveront pas mauvais qu’une fois de plus, je leur parle d’elle[1]. La place qu’elle a tenue dans la société diplomatique de son temps, l’influence qu’elle y a exercée, les illustres amitiés qu’elle y contracta, voilà qui suffirait, me semble-t-il, à justifier une étude complémentaire de celles dont elle a été l’objet de ma part, n’eussé-je pas d’autres motifs pour l’entreprendre. Mais, j’en ai d’autres. Ils m’ont été fournis par le comte Alexandre Apponyi, petit-fils du comte Alexandre de Benckendorff, frère de Mme de Liéven. Je lui dois la communication de quelques centaines de lettres[2] écrites par sa grand’tante. La première date de 1802, la dernière de 1838. Cette volumineuse correspondance embrasse donc trente-six années de la vie de la princesse, la période la plus active de son existence si pleine et si mouvementée, ces temps où elle brilla sur l’une des premières scènes du monde, parmi les hommes d’Etat les plus éminens. Là, nous sommes, en ce qui la concerne, sur des terres à peu près inexplorées. Pour y marcher utilement, pour y découvrir ce qu’elles renferment, il fallait un flambeau. La correspondance de la princesse avec son frère me l’a mis en main.


I

En 1800, au moment où elle va épouser le comte de Liéven, Dorothée de Benckendorff vient de quitter le couvent de Smolny, institut des demoiselles nobles protégées par l’Impératrice, où elle a été élevée dans la religion luthérienne, celle de sa famille. Elle a quinze ans. Qu’on se figure une toute jeune fille aux cheveux bruns, grande, mince, trop mince même, et qui promet de grandir encore. La poitrine est plate à l’excès, le cou plutôt disgracieux à force d’être long. Mais elle rachète ces imperfections par la grâce du visage et par l’éclat du regard. Ses yeux caressans révèlent la vivacité de son intelligence, l’ardeur de son âme. Dans cette enfant, la femme qu’elle sera plus tard perce déjà, prime-sautière, spontanée, impressionnable au plus haut degré, voire un peu frivole, ce qui est de son âge.

Aussi instruite que le peuvent être les jeunes filles d’un rang social égal au sien, elle parle quatre langues : le russe, le français, l’allemand et l’anglais ; elle les écrit ; c’est le français qu’elle préfère. Elle en use ordinairement dans sa conversation comme dans sa correspondance. Entre tous les arts qu’on lui enseigna, elle n’est guère captivée que par la musique ; et encore, manifeste-t-elle ce goût plus encore comme auditrice que comme exécutante.

Sa mère est morte. Son père lui reste ; elle lui a voué un culte passionné, ainsi qu’à sa sœur Marie et à ses deux frères Alexandre et Constantin, à ceux-ci surtout. L’esprit de famille règne à ce foyer. Une affection réciproque en règle toutes les actions. Le père, le comte de Benckendorff, général d’infanterie, a fait un beau chemin dans l’armée sous le règne de Catherine. Il a su gagner, avec l’estime de ses camarades, celle de sa souveraine. Elle lui a été maintenue par le successeur de celle-ci, l’empereur Paul Ier qui, d’ailleurs, a connu au couvent de Smolny la petite Dorothée. « Il venait souvent au couvent où j’ai été élevée, écrira-t-elle plus tard dans son journal[3]. Il s’amusait quelquefois des jeux des petites filles ; il y prenait volontiers part lui-même. Je me souviens d’avoir joué un soir, dans l’année 1798, au colin-maillard avec lui, le dernier roi de Pologne, le prince de Condé et le maréchal Souvaroff. L’Empereur fit mille folies très gaies et toujours convenables. » Quant à l’impératrice Marie Feodorowna[4] elle ne s’est pas contentée de jouer avec la jeune pensionnaire : elle l’a prise en affection, a promis de la marier. Elle lui destine un emploi de dame d’honneur.

Il y avait alors à la cour de Russie une haute dignitaire qui par ses services et l’influence qu’ils lui avaient assurée, était devenue toute-puissante. C’était la baronne de Liéven, gouvernante des enfans impériaux, amie de leur mère, sa compagne inséparable, fixée à demeure au palais. Rien de banal en cette femme, ni l’existence ni le caractère. Veuve à vingt ans d’un major général, qui l’avait laissée sans fortune avec deux fils, elle vivait à Riga, pauvre et obscure, pas assez obscure cependant pour qu’à diverses reprises son nom n’eût pas été prononcé devant la grande Catherine. Ceux par qui il l’était y avaient sans doute ajouté divers traits révélateurs d’une rare trempe d’âme puisqu’en 1783, l’Impératrice s’en souvint lorsqu’elle eut à chercher une éducatrice pour les enfans du grand-duc Paul, son héritier.

On sait qu’au mépris du droit des parens, elle entendait s’occuper seule de les élever. Elle n’aimait pas leur père, soit qu’il lui rappelât trop vivement le mari dont on lui imputait la mort tragique ; soit que, comme la mère d’Hamlet, elle craignît de lire en ses yeux l’accusation véhémente qu’elle le soupçonnait de porter dans son cœur. Elle l’avait relégué loin d’elle. Lui-même eût d’ailleurs refusé de vivre à ses côtés, d’être le témoin de ses désordres. Catherine et son fils semblaient séparés par un abîme. Les griefs, légitimes ou non, que le tsarewitch nourrissait contre sa mère s’étaient encore aggravés quand elle lui avait arraché ses enfans pour les avoir à sa cour et pour façonner à son gré leur esprit et leur âme. Cet outrage à l’autorité paternelle accompli lorsqu’ils étaient encore en bas âge, il avait fallu bientôt songer à leur donner une gouvernante. Le souvenir de l’Impératrice s’était alors porté sur cette « petite Liéven » qui végétait tristement dans sa pauvre maison de Riga.

Un matin, elle y voit entrer le comte de Broron-Camus, gouverneur général de la province. Il est porteur de l’offre que fait à la jeune femme l’Impératrice. Elle l’appelle à sa cour pour y diriger l’éducation des enfans du tsarewitch. Tombée de si haut, une telle offre est presque un ordre. Cependant, la baronne de Liéven y répond en la repoussant. Peut-être connaît-elle les dissentimens qui existent entre la mère et le fils et redoute-t-elle de s’y trouver mêlée ; peut-être aussi, révoltée par tout ce qu’on raconte des mœurs de l’Impératrice, ne veut-elle pas la voir. Elle refuse résolument, sans avouer les causes de son refus. Le négociateur insiste ; il énumère les avantages proposés ; puis, à bout d’argumens, il montre à Mme de Liéven ses deux fils qui courent pieds nus dans la chambre.

— Vous aurez de quoi leur payer des souliers, dit-il.

Elle rougit et, après une brève hésitation, s’écrie :

— Eh bien ! ce sera pour eux que j’essaierai.

D’après une autre version, empruntée aux mêmes sources et qui complète celle-ci sans la démentir, le consentement n’aurait pas été aussi prompt. Elle nous montre Mme de Liéven restant sourde aux objurgations du comte de Broron, ne partant pour Saint-Pétersbourg que sur un ordre formel et décidée à y faire connaître les causes de son refus.

Présentée à l’Impératrice par la comtesse Braniçka, elle tombe à genoux.

— Pourquoi ne voulez-vous pas vous charger de l’éducation de mes petits-enfans ? lui demande Catherine.

— Majesté, répond-elle, il y a dans cette cour trop de débordemens, trop de scandales.

Comment a-t-elle osé parler ainsi à la despotique souveraine qui tient dans ses puissantes mains la vie de ses sujets ? Sans doute, une parole foudroyante va la faire rentrer sous terre. Il n’en est rien. Catherine demeure calme. Elle ne s’offense pas de cette allusion à ses désordres. Très douce, elle dit :

— Vous ne les verrez pas[5].

Ce n’est pas au surplus la seule circonstance où la baronne de Liéven[6] ait tenu tête à la grande Impératrice. Ayant accepté les fonctions difficiles qu’on lui a presque imposées, elle apporte à les remplir autant d’indépendance que de sollicitude. Quoiqu’elle les tienne de sa souveraine, elle se souviendra toujours qu’au-dessus de l’autorité que celle-ci s’est arrogée sur ses petits-enfans, il y en a une supérieure, plus légitime, plus sacrée : celle du père et de la mère. Toutes les fois que sur des questions d’éducation, de conduite, il y aura conflit entre l’une et l’autre, c’est du côté des parens que la gouvernante se mettra, et avec tant d’habileté, de savoir-faire, mais aussi tant de résolution, que Catherine, qui cependant ne cède à personne, presque toujours finira par lui donner raison, Il est vrai que Mme de Liéven n’hésite jamais à mettre les fers au feu quand il le faut, et à déclarer qu’elle s’en ira plutôt que de prêter la main à ce qu’elle considère comme une injure à l’autorité paternelle.

J’ai sous les yeux un portrait d’elle qui ne permet pas de douter de la fermeté de son caractère. Il a été fait quand elle commençait à vieillir. Elle y est représentée en une toilette quasi asiatique. Les traits trop durs et par trop dépourvus de grâce concourent à révéler une volonté sans défaillance. Dans le regard l’énergie le dispute à la bonté. C’est l’image d’une maîtresse femme et d’une femme de cœur. Elle rend vraisemblable tout ce qui nous a été rapporté d’elle. Elle explique aussi la reconnaissance que lui avaient gardée ses élèves. Leur père, Paul Ier, une fois sur le trône, et sa femme l’impératrice Marie, à son exemple, lui en donnèrent maints témoignages. Elle devait en recevoir d’autres de leur successeur Alexandre Ier. Il n’oublia jamais que Mme de Liéven avait largement contribué à sa formation intellectuelle.

Les fils de la gouvernante, naturellement, participèrent à sa faveur. Entrés dans l’armée en 1777, ils allaient parvenir aux plus hautes fonctions militaires et civiles. L’aîné fut major général, curateur de l’université de Dorpat et, en 1833, sous le règne de Nicolas, ministre de l’Instruction publique. Avec le souvenir de sa science, dont l’étendue le différenciait de son cadet, il a laissé celui d’une dévotion intolérante, exaltée, poussée jusqu’au mysticisme et de fréquentes colères au cours desquelles il devenait si terrible que sa famille tremblait toujours devant lui. Son frère cadet, d’un naturel plus malléable, mais sec de cœur et d’esprit moins ouvert, fut aussi heureux dans sa carrière. On le verra tour à tour lieutenant général, ambassadeur à Berlin et à Londres, gouverneur du futur Alexandre II. A l’époque où se préparait son mariage avec Dorothée de Benckendorff, sous le patronage de l’Impératrice, il avait vingt-sept ans. Depuis trois ans, aide de camp de Paul Ier, il était nanti du portefeuille de la Guerre. Il exerçait ses fonctions ministérielles sous l’autorité directe et quotidienne de l’Empereur.

À ces détails, il est aisé de se figurer ce qu’était alors la situation de sa mère à la cour de Russie. En possession de l’amicale confiance de l’Impératrice, aimée par ses maîtres, adulée par ses inférieurs, enviée par ses égaux, la rigidité de ses mœurs, l’éclat de ses services, le prix qu’elle en recueillait incessamment lui assuraient un respect universel. L’Empereur venait de lui donner un nouveau gage de sa bienveillance, en accordant son consentement au mariage de son jeune ministre avec Dorothée de Benckendorff. Les deux familles s’étaient rapidement mises d’accord. Quant aux jeunes gens, de la joie qu’ils laissaient voir, on eût pu conclure que leur mariage était, à proprement parler, un mariage d’amour, si l’âge de la fiancée, — elle avait quinze ans, — n’eût autorisé les esprits sagaces et prévoyans à concevoir quelques doutes sur la durée des sentimens qu’elle éprouvait alors.

Après la bénédiction nuptiale, les nouveaux époux s’installèrent à Saint-Pétersbourg d’où les fonctions du mari ne lui permettaient pas de s’éloigner. Le général de Benckendorff retourna à son commandement. Mais, pour faciliter à sa fille la transition d’un état à un autre, il laissait dans la capitale ses autres enfans : Alexandre, Constantin et Marie. Ils y finissaient leur éducation. Alexandre se destinait à l’armée, Constantin à la diplomatie. Quant à Marie, promue au rang de demoiselle d’honneur, elle allait bientôt vivre à la cour[7]. L’union était étroite et tendre entre les frères et les sœurs. Dès lors, on conçoit sans peine que Dorothée ait souscrit d’un cœur enthousiaste à l’arrangement qui fixait à ses côtés les compagnons de ses jeunes années et lui épargnait les tristesses d’une séparation dont son nouveau foyer, quelque bonheur qu’elle espérât y trouver, eût été assombri.

Dès ce premier jour, elle aima son mari. La preuve en est dans sa correspondance. On la voit à tout instant se louer de lui, se plaindre amèrement lorsque son service auprès de l’Empereur le retient loin d’elle, se réjouir quand il revient et plus encore quand il lui a annoncé en rentrant qu’il va pouvoir rester quelques jours à la maison. Parmi les nombreuses lettres que j’ai dans les mains et qui, de 1802 à 1838, se suivent régulièrement, j’en ai trouvé une sans date qui assurément a été écrite au lendemain du mariage, pendant une courte indisposition du cher frère Alexandre. Elle témoigne de l’état d’âme de la petite comtesse. Tout y révèle, en ce qui touche son mari, un parfait contentement.

« Croyez, mon cher Alexandre, que je souffre autant que vous d’être privée de vous voir dans ce moment. J’ai besoin de votre présence pour compléter mon bonheur. Je n’entreprendrai pas de vous le décrire. Vous connaissez mon mari (avec quel plaisir je lui donne ce nom !). Aussi vous devez comprendre combien je l’aime, combien je suis heureuse. Tâchez de vous remettre bien vite. Je suis d’une impatience extrême à vous voir et à vous dire tout ce que mon cœur ressent de tendre pour vous. Adieu, je t’embrasse tendrement[8]. »

En exprimant avec cette ardeur toute juvénile son amour pour l’homme dont, depuis quelques jours, elle porte le nom, la jeune mariée ne joue pas une comédie. Elle traduit les sensations de son âme ; elle est sincère comme elle ne cessera jamais de l’être en parlant de lui. Quelques années après, elle n’osera plus dire qu’elle l’aime ; mais elle dira toujours qu’elle l’estime et se consacrera à le faire briller en lui attribuant ses propres talens. Le trait est à retenir. Au cours d’une longue vie qui a parsemé sa route de tentations entraînantes, notre héroïne n’a su qu’imparfaitement y résister, et encore qu’on lui ait calomnieusement prêté des amans qu’elle n’a jamais eus, on ne saurait nier qu’elle ne s’est pas piquée, son mari vivant, d’une fidélité rigoureuse à ses devoirs conjugaux, et, son mari mort, d’un attachement durable à sa mémoire. Sa liaison avec Metternich ne peut être mise en doute et pas davantage la passion que lui avait inspirée un grand seigneur anglais dont ses intimes d’alors associaient le nom au sien. Il est également visible que dans son amitié pour Guizot contractée avant qu’elle fût veuve, il y a eu une part d’amour et qu’au total, son cœur, une fois détaché de celui de son époux, a longtemps erré avant de se fixer à la dernière et suprême affection qui embellit sa vieillesse et l’accompagna jusqu’à la tombe. Du moins, convient-il de constater qu’à travers ces aventures de caractères si divers, menées en marge de sa vie, la dignité de son foyer est toujours restée sauve et celle de son mari par conséquent.

Elle a porté beau, s’est fait un visage impassible, n’a rien laissé voir ni rien livré à la malignité publique de ce qu’elle devait et voulait cacher. Ce que l’on sait, on l’a surpris, et sans doute enjolivé ; elle avait l’horreur de l’incorrection, du scandale. Elle n’a cessé de nourrir, plus encore que la crainte d’une déchéance bien improbable dans le monde où elle vivait, l’ardent désir de ne pas être une cause de chagrins pour le père de ses six enfans[9], pour eux-mêmes. Cette préoccupation apparaît en elle toujours si dominante qu’on n’est pas étonné de l’entendre, parvenue à la maturité de l’âge, parler de son mari avec autant de tendre sollicitude qu’aux temps rians de la lune de miel, et gémir d’être séparée de lui, alors que des douleurs successives et les coups répétés du malheur lui font souhaiter ardemment une réunion qui leur permettrait de mêler leurs larmes.

Cet avenir de tristesse et de regrets, elle ne le prévoyait pas, à l’aube de sa vie conjugale. Heureuse, elle jouissait de son bonheur. La conviction qu’il durerait en doublait le prix. Son existence est alors celle des jeunes femmes ses égales. Tout lui plaît, tout lui sourit, tout lui est rose. Ses jours se partagent entre l’accomplissement de devoirs qui ne sont encore ni nombreux, ni lourds, ni difficiles, et les obligations mondaines auxquelles elle est tenue. A la cour comme à la ville, elle est de toutes les fêtes, mise en vedette par la fonction de son mari et par celles de sa belle-mère. On la voit au palais d’Hiver quand l’Empereur y réside ; au palais Michel, qu’il préfère parce qu’il s’y croit plus en sûreté ; à Gatchina, à Paulowski, dans les salons de la capitale ; elle se trouve partout où vont les « Impériautés ; » admise dans l’intimité de l’Impératrice, elle est l’amie des grandes-duchesses. Les personnages les plus haut placés la comblent de prévenances ; tout le monde a des attentions pour elle ; la rudesse tartare s’émousse au contact de cette jeune femme frêle, délicate et rieuse dont la jeunesse captive quiconque l’approche et dont les saillies spirituelles allument toujours autour d’elle un rayon de gaieté.

Elle s’abandonne à ce tourbillon moins encore par goût que parce que son mari s’y plaît ou tout au moins parce que, déjà courtisan souple et délié, il l’a persuadée que feindre de s’y plaire est le plus sûr moyen de se maintenir dans les bonnes grâces de l’Empereur. Elle paraît alors s’y livrer tout entière et il en est ainsi jusqu’au jour où le despotisme impérial, qui déjà tant de fois a fait des victimes et autorisé tous les doutes sur l’état des facultés mentales de Paul Ier, soumet la Russie à un régime de compression intolérable et y répand la terreur.

« Le caractère ombrageux de l’Empereur, raconte dans son journal la princesse de Lieven, avait pris dans la dernière année un caractère effrayant. Les apparences les plus puériles prenaient à ses yeux les proportions d’un complot. Il destituait et exilait arbitrairement. La forteresse recevait de nombreuses victimes et il ne fallait quelquefois pour cela que des gilets trop longs ou un habit trop court. Les gilets étaient proscrits. L’Empereur disait que les gilets avaient fait la révolution française... Dans les dernières six semaines, plus de cent officiers de la garde impériale avaient été jetés dans les prisons. Mon mari avait le malheur d’être l’organe de ces sentences iniques. »

Après avoir mentionné les dispositions du malheureux Paul Ier à la violence et à l’extravagance, Mme de Liéven se plaît à reconnaître qu’il possédait de réelles qualités d’esprit et de cœur, qu’il était « grand et noble, ennemi généreux, ami magnifique, sachant pardonner grandement et réparer un tort ou une injustice avec effusion. » Par malheur, « la toute-puissance, cet écueil des plus fortes têtes, avait achevé de développer en lui de tristes germes. » Néanmoins, jusqu’à ce jour, le comte de Liéven n’avait pas eu à souffrir des caprices de son terrible maître. En une circonstance, il est vrai, où il s’était rendu coupable d’un oubli dans le service, l’Empereur lui avait envoyé un aide de camp pour lui dire en propres termes et sans y rien ajouter qu’il était « un sot. » L’aide de camp avait dû bel et bien s’exécuter et aller, lui, simple colonel, jeter cette épithète à la tête du chef de la maison militaire impériale. Mais, en rappelant ce souvenir, Mme de Liéven observe que « c’est le seul mauvais moment que son mari ait eu à subir de la part de l’Empereur. »

Ce fut la vérité jusqu’au 11 mars 1801, c’est-à-dire jusqu’à l’entrée de la nuit tragique qui devait voir périr Paul Ier. Ce soir-là, le ministre de la Guerre, alité depuis quelques jours, recevait à l’improviste ce billet écrit par l’Empereur : « Votre indisposition se prolonge trop ; et comme les affaires ne peuvent pas se régler sur vos vésicatoires, vous aurez à remettre le portefeuille de la Guerre au prince Gagarine. » En même temps que ce témoignage de la fin de sa faveur, le comte de Liéven recevait, d’autre part, la nouvelle que l’Empereur, à la demande de Gagarine et afin d’atténuer la rigueur de cette disgrâce soudaine, avait donné l’ordre de mettre à l’ordre du jour du lendemain sa promotion au grade de lieutenant-général. Ceci était fait pour le consoler de cela. Il s’endormit néanmoins l’esprit inquiet. Le style du billet, ce qu’il savait du caractère de Paul Ier, lui donnaient tout à craindre, en dépit de l’avancement promis. Il était loin de se douter que, quelques heures plus tard, l’Empereur serait mort, victime d’une conjuration ourdie par des hauts personnages de sa cour.

À leur tête, on le sait, était le comte de Pahlen : il cumulait alors plusieurs grands emplois qui le mettaient en rapports fréquens avec le ministre de la Guerre. Pendant que celui-ci était indisposé, il venait souvent le voir. « C’était, dit encore Mme de Liéven, un homme d’une haute stature, large d’épaules, le front élevé, de la physionomie la plus ouverte, la plus honnête, la plus joviale, plein d’esprit, d’originalité, de bonhomie, de finesse, de drôlerie dans le langage ; une nature inculte, mais forte, beaucoup de bon sens, ferme, hardi, portant la vie légèrement. C’était l’image de la droiture, de la joie et de l’insouciance… Je le voyais toujours arriver avec un plaisir infini ; il ne manquait jamais de me faire rire et il y prenait plaisir. J’étais fort contrariée de me voir renvoyée lorsque la conversation prenait une tournure sérieuse. Il rendait compte à mon mari des incidens de la journée. J’étais de trop pour cela, mais j’étais un peu curieuse et j’obtenais souvent de mon mari la confidence de ce que je n’avais pas entendu. »

C’est ainsi qu’elle apprit qu’un soir, l’Empereur, soupçonnant ses fils de conspirer contre lui, était descendu après souper chez l’aîné, le grand-duc Alexandre, où il n’allait jamais. « Il voulait le surprendre. Il trouva sur sa table, entre autres livres, la tragédie de la mort de César. Cela lui parut décisif. Il remonta dans son appartement et prenant l’Histoire de Pierre le Grand, il l’ouvrit à la page de la mort d’Alexis, et ordonna au comte Koutaisoff[10] de porter ce livre au grand-duc et de lui faire lire cette page. » Pahlen avoua encore à Liéven qu’étant données les dispositions de l’Empereur, il s’attendait d’un moment à l’autre à voir l’Impératrice au couvent et les grands-ducs à la forteresse. Mais il ne poussa pas ses confidences jusqu’au bout. Voyant son jeune collègue malade, incapable de servir, il s’abstint de l’initier au complot.

La princesse n’hésite pas à déclarer que ce fut là « l’une des bonnes fortunes de la carrière de son mari. » — « Je lui ai souvent entendu débattre cette question. Que faire d’une aussi dangereuse confidence ? Sauver l’Empereur, voilà le devoir. Mais quoi ? Livrer à la vengeance, à sa rigueur tout ce que la Russie comptait de plus grand, de plus élevé ? Où s’arrêterait la proscription, alors que les impliqués étaient si nombreux ? L’échafaud, l’exil, la prison pour tous. Et après ? Un régime plus terrible encore que celui sous lequel gémissait la Russie. L’alternative était horrible. Si Pahlen avait parlé, il n’y avait qu’un parti à prendre, c’était de se brûler la cervelle. »

Le jeune ménage ne connut donc la sanglante tragédie du palais Michel que lorsque le dernier acte venait d’être joué. C’était dans la nuit du 11 au 12 mars. Vers deux heures et demie, les Liéven, qui s’étaient couchés et dormaient, sont brusquement réveillés par un officier chargé d’un message de l’Empereur.

— C’est la forteresse, dit le mari à la femme. Et il n’en doute plus en apprenant qu’il est mandé au palais d’Hiver où Sa Majesté l’attend. Toutefois, comme il sait que l’Empereur réside au palais Michel, il croit à une erreur de l’officier. — Vous êtes ivre, lui reproche-t-il.

Offensé, l’officier réplique qu’il vient de quitter Sa Majesté et a répété ses propres paroles. Et Liéven s’étonnant que l’Empereur ait changé de résidence au milieu de la nuit, le messager ajoute :

— L’Empereur est très malade, et c’est le grand-duc Alexandre, c’est-à-dire l’Empereur, qui m’envoie vers vous.

À cette nouvelle, la surprise du ministre devient de l’effroi. Il renvoie l’officier et discute avec sa femme sur le parti à prendre. Le messager a-t-il dit la vérité ? N’est-ce pas un piège que Paul Ier tend à son favori d’hier ? « Il était inutile de chercher à deviner cette énigme. Il fallait prendre un parti. Mon mari se leva ; il demanda son traîneau et passa en attendant dans sa chambre de toilette qui donnait dans la cour. La chambre à coucher était située sur la Grande Millionne exactement en face de la caserne du premier régiment de la garde impériale Préobrajensky, et cette rue aboutissait au palais d’Hiver. Mon mari me fit lever et me plaça à la fenêtre en m’engageant d’observer tout ce qui se passerait dans la rue et de l’en prévenir.

« Me voilà en fonction. J’avais quinze ans, l’humeur gaie, aimant assez un événement et regardant très légèrement à travers une catastrophe quelconque, pourvu qu’elle amenât un changement à la routine de la Abeille. Je pensais avec curiosité au lendemain. Où ferais-je ma visite à ma belle-mère et aux grandes-duchesses chez qui j’allais tous les jours ? Voilà quel était mon plus grand souci. Il n’y avait qu’une veilleuse dans la chambre. Je levai le rideau de la fenêtre, je m’y établis et je restai les yeux fixés sur la rue. De la glace, de la neige. Pas un passant. Le factionnaire retiré et blotti dans sa guérite. Pas une lumière à aucune fenêtre de la caserne, pas le moindre bruit. Mon mari me demandait de l’autre chambre ce que je voyais. Je répondais : Rien du tout. Il ne hâtait pas beaucoup sa toilette, hésitait à sortir. Les quarts d’heure se succédaient et je m’ennuyais de ne rien voir. J’avais quelque envie de dormir. Enfin, j’entends un bruit bien faible encore, mais que je reconnais pour être celui d’une voiture. J’annonçai à grands cris cette grande nouvelle, mais avant que mon mari eût le temps d’accourir, la voiture avait passé ; un coupé à deux chevaux (dans ce temps tout le monde allait à quatre ou six chevaux à Pétersbourg) de très chétive apparence, mais deux officiers derrière en guise de laquais et à la lueur de la neige, je crus reconnaître M. Ouwaroff aide de camp général de l’Empereur. Cette circonstance était frappante. Mon mari n’hésita plus. Il se jeta dans son traîneau et se fit conduire au palais d’Hiver. »

C’est là tout ce que vit Mme de Liéven des dramatiques scènes qui précédèrent et suivirent le meurtre de Paul ler. Ce qu’elle en raconte ensuite, elle le sut le lendemain par sa belle-mère qui était au palais Michel, durant cette terrible nuit. Son récit ajoute peu à ce que l’on savait déjà ; il ne diffère que par de menus détails de celui que j’ai publié ailleurs[11]. Il n’y a donc pas lieu d’y faire de plus nombreux emprunts. Je n’en veux retenir que les quelques lignes où la narratrice, après avoir décrit l’allégresse qui, d’un bout à l’autre de la Russie, salua l’avènement d’Alexandre, successeur de Paul Ier, la justifie et l’explique. « Nous avons manqué d’historiens et de poètes pour redire cet enthousiasme, cet enivrement général. Quatre années de despotisme tombant parfois à la folie, souvent à la cruauté, venaient de trouver un terme. La catastrophe oubliée ou exaltée, il n’y avait pas de milieu. Le moment de la juger n’était pas venu encore. On s’était couché esclave opprimé ; on se réveillait libre et heureux. Cette pensée dominait toutes les autres. On était affamé de bonheur et on s’y livra avec la confiance de l’éternité. »


II

A la date où s’ouvre la correspondance qui va me servir de guide, — février 1802, — on ne semblait plus se rappeler en Russie les circonstances en lesquelles s’était accompli ce changement de règne. Salués, au lendemain de leur crime, comme des libérateurs, les meurtriers de Paul Ier avaient été maintenus d’abord dans leurs emplois. La veuve de Paul demandait en vain leur punition. Le sentiment public ne permettait pas à l’empereur Alexandre de les châtier. Mais, peu à peu, cédant aux sollicitations de sa mère comme à l’horreur qu’ils lui inspiraient, il commençait, sous divers prétextes, à les bannir. Pahlen lui-même, le plus puissant d’entre eux, après avoir poussé l’arrogance jusqu’à déclarer « que s’étant débarrassé du mari, il saurait bien se débarrasser de la femme[12], » avait payé de la disgrâce et de l’exil ses révoltantes bravades. Il venait d’être interné dans ses terres de Courlande, sous la défense absolue d’approcher jamais de Saint-Pétersbourg et de Moscou.

Son départ, l’éloignement de ses complices, effaçaient de sanglans souvenirs. Il n’y est jamais fait allusion dans les lettres qu’écrivait Dorothée de Liéven à son frère, même quand elle y parle du successeur de Paul Ier. Déjà populaire avant de monter sur le trône, le jeune empereur — il avait vingt-trois ans — était adoré. Partout où il paraissait, on l’acclamait. Ses sujets enveloppaient dans le même culte sa femme, l’impératrice Elisabeth « si belle et si charmante, pleine de la dignité la plus gracieuse » et que Mme de Liéven nous montre « vêtue d’une simple robe de mousseline blanche, la tête sans ornemens, rien que ses belles boucles blondes flottant sur son cou. Sa taille était fort belle et rien alors n’était comparable à l’élégance de son port, de sa démarche. L’Empereur aussi était beau. Il resplendissait de jeunesse et de cette sérénité qui formait le trait distinctif de sa physionomie et de son caractère. L’aspect de ce couple impérial était saisissant. On s’inclinait devant eux, on les entourait avec un amour qui tenait de la passion. »

Le changement de règne n’avait pas modifié la situation de la famille de Liéven. La mère demeurait à la cour, investie des mêmes fonctions, attachée à la personne de l’Impératrice douairière, honorée de sa confiante amitié. Le mari de Dorothée n’était plus ministre de la Guerre. Mais, nommé lieutenant général, aide de camp de l’Empereur, il n’avait rien perdu de son crédit. Sous les ordres de son maître, il participait à la haute direction des affaires militaires. Il devait en être ainsi pour lui jusqu’à la fin de 1809, époque de son entrée dans la carrière diplomatique et de sa nomination à la légation de Prusse.

Durant cette période de huit années, rien dans l’existence de sa femme ne permet de prévoir le grand rôle qu’elle tiendra plus tard. Les événemens publics qui, dans l’avenir, absorberont son attention, ses facultés et la passionneront ne semblent pas l’intéresser. Il en est à peine question dans ses lettres de jeunesse ; elle y parle surtout d’elle, de son mari, de ses enfans, au fur et à mesure qu’ils viennent au monde, — elle en avait quatre en 1809, — des menus faits de sa vie, de ceux de la ville et de la cour. Elles n’offriraient qu’un médiocre intérêt pour l’histoire si elles n’éclairaient du jour le plus vif celle de la société russe dans les premières années du règne d’Alexandre. À ce point de vue du moins, elles méritent de retenir le lecteur, car elles sont une chronique vivante et piquante, où revit tout un monde avec ses mœurs, ses plaisirs, ses scandales, ses drames.

Au commencement de 1802, le frère aîné de Mme de Liéven, entré dans l’armée en qualité d’officier, venait de quitter Saint-Pétersbourg pour aller faire au loin son apprentissage de la vie militaire. Très attristés de leur séparation, le frère et la sœur s’étaient promis de s’écrire souvent, tant qu’elle durerait. Dès le 27 février, Dorothée tient parole :

« J’ai eu bien du plaisir, mon cher Alexandre, à recevoir votre billet d’hier. J’étais impatiente de savoir des nouvelles de votre course nocturne. Vous voilà en grand train de voyage à l’heure qu’il est. Le mari vient de partir ; je n’ai plus d’Arrar à traîner après moi dans la maison ; les matinées me paraissent d’un long tuant ; je n’ose pas lire encore et pour comble de disgrâce je n’ai plus d’oranges à peler, car vous savez que depuis qu’il n’y a plus de progéniture à attendre, on a cessé de m’en donner. Khitroff a passé hier la soirée chez nous ; il m’a dit une nouvelle dont on fait encore un grand secret, mais qui va être connue ces jours-ci : le comte Flinsky se divorce décidément de sa femme et part de suite pour épouser la princesse Lubomirska... On marie déjà la comtesse Flinska à un autre ; mais je ne sais encore qui.

« Depuis votre départ, le temps est mauvais ; il fait sale dans les rues. Cela n’empêche cependant pas nos belles dames de traîner leurs longues queues et leurs charmes sur le quai... On dit qu’il y avait une foule prodigieuse à la mascarade allemande. Il s’y est passé un assez joli tour. Cinq masques s’approchent du buffet, s’y font servir et gobent pour une centaine de roubles de vins, etc., etc. Quatre d’entre eux le quittent ; le cinquième reste, assis. Comme il se faisait tard, l’hôte s’approche du masque et lui demande le paiement qui lui est dû. Celui-ci ne répond pas le mot. Feuilleté lui fait des reproches, le menace de la police : même silence. L’officier de police arrive, lui dit qu’il le découvrira s’il s’obstine à ne pas payer. Mais voyant que tout cela n’avance à rien, il le prend par les épaules et... toute la machine s’écroule ; c’était de la paille... J’ai bien du plaisir à penser que mes lettres vous en font un peu et c’est bien une raison pour vous écrire souvent, outre la satisfaction que j’y trouve moi-même ; j’attends avec impatience votre première lettre. Adieu, mon cher ami. Bonsi vous embrasse ; bon chemin et de temps en temps un regret à vos amis. Je me mets sur les rangs la première, car personne assurément ne peut vous être plus sincèrement attaché que moi. »

J’ai cité presque en entier cette lettre parce qu’elle donne une idée exacte de toutes celles qui datent des huit années qu’au lendemain de son mariage, Mme de Liéven passa à Saint-Pétersbourg. Elle me permet non de ne leur rien emprunter, mais d’en abréger les extraits, de les réduire à ce qui nous fait pénétrer dans la société russe, au moment où, à la faveur des plus grands événemens du siècle, elle va se répandre en Europe, se mêler plus étroitement à celle de Paris et de Londres, et, pour me servir d’un mot qui manque à notre langue, puisqu’il caractérise mieux que tout autre ce mouvement de fusion, se « cosmopolitiser. » De mois en mois, les notes de Mme de Liéven se succèdent, révélant chez leur auteur, enzême temps qu’une large part d’esprit naturel, une claire vision des êtres et des choses, un sens très net de l’ordre moral, des préjugés de caste, un amour passionné pour sa famille, son pays, ses souvenirs, une rare faculté d’exprimer ce qu’elle ressent, de décrire ce qu’elle a vu. Totalisées au bout de chaque année, elles sont comme des chapitres de petite histoire, écrits en marge de la grande, par la rédaction desquels, celle qui les a écrits se prépare à des observations d’envergure plus large, qui s’exerceront ultérieurement avec une incomparable maestria sur des sujets plus dignes des historiens et y apporteront de précieuses informations.

Pour le moment, nous n’en sommes encore qu’à la chronique. Mais, quand il s’agit de nous initier à des mœurs ignorées ou peu connues, de nous apprendre ce qu’il est advenu de certains personnages qui n’ont paru qu’un jour sur quelque illustre théâtre pour disparaître ensuite, la chronique a aussi son prix. Plus encore que l’Histoire, elle est la clé des âmes.

« Le comte Valérien Zouboff[13], écrit le 3 mars Mme de Liéven, a eu ces jours passés une espèce de coup d’apoplexie ; si on ne l’eût secouru sur-le-champ, c’en était fait de lui ; il est beaucoup mieux à présent. Je crois que sa veuve se serait consolée de sa perte, d’autant plus qu’on parle de divorce entre eux... Hier, j’ai fait ma première sortie en voiture, accompagnée de Costa[14]. Vous eussiez ri de voir sa figure lorsque nous rencontrâmes l’Empereur et qu’il s’arrêta avec nous ; il le fixait tant qu’il pouvait et avec la plus drôle de mine. Un aide de camp a été arrêté hier pour être venu à la parade avec un gilet noir. Le général Rayefsky est de retour de Moscou. On le dit très capot de ce que le chambellan Hitroff lui a enlevé sa promise. »

« 6 mars. — On ne parle en ville que d’un article de la Gazette de Londres, où notre ambassadeur en France est furieusement bafoué. La cause est une balourdise à la vérité, qu’il a commise en faisant insérer dans le bulletin à Paris une note officielle au Premier Consul sur laquelle celui-ci, écrit-on, lui a fait une sortie assez verte devant tous les ministres. Là-dessus, comme vous pensez bien, s’ensuit commentaires sur commentaires. »

« 10 mars. — J’ai encore une mort à vous annoncer, et quelle mort ! la belle Naschokin ; on en a eu la nouvelle hier de Moscou ; elle est décédée après huit jours de maladie seulement. La Gerebzoff la Polonaise[15] va la suivre bientôt, je crois ; elle est déjà à toute extrémité. Voilà une malheureuse époque pour nos beautés. La princesse Toufaikin a été enterrée hier... Encore une singulière et triste aventure. La princesse G..., jeune fille de quinze ans au plus, fille du ci-devant ministre des Finances, a disparu depuis quatre jours ; toutes les recherches qu’on a faites jusqu’à présent ont été inutiles. Toute la famille devait partir pour Moscou. La nuit de ce jour, elle s’évade. Le pire de l’affaire est que ces jeunes filles ont reçu une très mauvaise éducation, que jamais elles n’ont vu de monde, en sorte qu’il y a tout lieu de supposer qu’elle s’est enfuie avec quelqu’un du commun. Le père est hors de soi de désespoir et il y a bien de quoi. » Et en post-scriptum de la même lettre : « La G... est enfin retrouvée ; elle s’était enfuie avec un écrivain de son père. La belle affaire ! »

« 31 mars. — L’ambassadeur de France Hédouville est arrivé[16]. On dit sa femme jolie et assez ressemblante à la défunte Toufaikin ; ni lui ni elle n’ont encore paru. L’ambassadeur est habillé à l’ancienne : beaucoup de poudre, des boucles, le front découvert... L’Empereur ira demeurer à Kaméni Ostrow. Nous y avons déjà loué une maison tout proche du palais, assez vaste. Costa y demeurera avec nous. A propos, je ne vous ai pas dit encore que la promenade devant ma maison m’est absolument interdite parce que c’est un lieu indécent. Vous devinez bien que cela vient d’une haute part ; mais ce que vous auriez peine à deviner, c’est que c’est le Verd ( ? ) qui en est cause. Il me rencontre ; il me parle ; effectivement, c’est scandaleux ; donc tout de suite, défense de me montrer. Qu’en dites-vous ? Bonsi est très fâché de cela ; aussi a-t-il dit vertement sa façon de penser là-dessus. Mais, en attendant, il faut se soumettre. »

« 4 avril. — Les Françaises ont paru[17] ; tout ce qu’on avait débité sur leur figure est faux. Ce n’est pas moi qui parle ici, car mon jugement pourrait vous paraître suspect. Mais c’est par d’autres que j’ai appris qu’elles sont laides tout à fait. Le général Ouwaroff, grand admirateur du beau sexe, me l’a confirmé. Outre cela, elles ont très mauvaise tournure et sont mal mises. La renommée trompe fort. »

« 8 avril. — J’étais fort étonnée depuis quelque temps de ne plus voir la comtesse Zouboff. J’ai appris hier que, sur les reproches que lui a faits son mari de sa vie dissipée, elle s’est condamnée à une retraite volontaire et a fermé sa porte à tout le monde, même à sa grande et grosse amie, même au cousin ( ? ), qu’en dites-vous ? Le mari s’en moque ; le cousin passe sa vie dans sa chambre....J’ai vu hier les Françaises. Vous eussiez ri de voir la foule de monde qui courait après elles. »

« 22 avril. — Je reviens dans ce moment du théâtre des chevaux au Galerenhoff. Il est arrivé ici depuis quelques jours une voltigeuse italienne nommée Chiarini, qui excelle vraiment dans son genre. Elle est âgée de seize ans et belle comme un ange. En voilà bien assez pour faire que le théâtre ne se désemplit pas depuis trois semaines qu’elle est arrivée, et, tous les jours, il y a représentation. »

« 5 mai. — Costa a été l’autre jour chez l’Impératrice, qui a eu la bonté de le présenter elle-même à l’Empereur. Il a été décidé que, dans quelques semaines d’ici, il ira à Ratisbonne y passer quelques mois et, de là, on l’enverra à quelque mission plus considérable.

« Le général Talisin, que vous connaissez, a été renvoyé de la ville, il y a de cela trois ou quatre jours. Tout le monde a été ravi de cette nouvelle. Il était généralement haï et à bien juste titre. Voici la cause de son renvoi. Il voulait être commandant du régiment de Séménowsky et, pour parvenir à ses fins, il avait gagné à force d’argent deux des valets de chambre de l’Empereur. Deux mille roubles leur avaient [été déjà payés et Talisin leur avait donné une lettre de change de quinze mille, payable aussitôt qu’il aurait atteint son but. L’Empereur découvre l’intrigue. Il a les preuves en main et, tout de suite, il envoie ordre à Talisin de quitter la ville ; il a eu son congé et il est dit dans l’ordre pourquoi. Les deux valets de chambre dont l’un était le favori de l’Empereur ont été renvoyés avec des feld-jagers. Tout le monde bénit la justice de notre cher souverain qui mérite vraiment chaque jour davantage l’amour de son peuple.

« ... L’Impératrice est déjà établie à Paulowsky. Samedi, il y aura bal à propos de la fête de la grande-duchesse Catherine. Nous y sommes invités et comme il n’y aura en tout que dix danseurs, il faudra que Bonsi étale aussi ses grâces. »

« 9 mai. — Avant-hier, il y eut bal chez la comtesse Schouvaloff et, comme de raison, votre sœur en a été. Elle donne dans le grand genre comme vous voyez. La fête était délicieuse ; c’était un goûter à la viennoise du plus joli goût possible. On avait pratiqué un jardin délicieux dans la salle du thé. Tous les appartemens étaient éclairés en transparens ; c’était vraiment une féerie ; l’Empereur et l’Impératrice en étaient. »

« 12 mai. — Je suis encore toute harassée de ma course à Paulowsky, je me suis bien amusée ; j’ai dansé comme une folle, quoiqu’il y eût fort peu de danseuses. Bonsi s’en est donné aussi ; nous avons beaucoup valsé surtout. Les Français ont apporté une nouvelle danse, la Be/noise, qui naturellement est fort à la mode ici.

« Le petit Scherbatoff est parti hier pour Vienne. C’est celui qui, vous savez, eut cette affaire avec le chevalier de Saxe[18] ; il va vider sa querelle avec lui. Le chevalier avait appelé le prince Zouboff en duel pour avoir raison de son renvoi de la Russie après son histoire du temps encore de l’Impératrice défunte. Scherbatoff, auteur de la dispute, apprenant ce cartel se rend en toute diligence à Vienne afin de le prévenir. Ceci prouve du caractère chez un jeune homme tout au plus de vingt-quatre ans… Zouboff l’a échappé belle à Varsovie. Un Polonais lui envoie un défi pour venger sur lui les malheurs de sa patrie ; beaucoup d’autres se joignent à lui. Enfin, ils assiègent la maison du prince ; la populace s’en mêle ; le gouverneur a été obligé, pour mettre à couvert les jours du prince, de le faire partir secrètement la nuit avec une bonne escorte qui l’a conduit jusqu’aux frontières d’Autriche ; il est maintenant à Vienne. »

En ce même mois de mai, la verve de notre petite mariée se voile d’un peu de tristesse. Pour la première fois, elle va connaître le chagrin de se séparer de ce qu’on aime. L’Empereur doit faire une visite au roi de Prusse, à Memel ; M. de Liéven, en sa qualité d’aide de camp, est désigné pour l’accompagner. Il a été décidé qu’en son absence, sa femme s’installerait à Paulowsky auprès de sa belle-mère. Elle n’aime pas ce séjour où règne une étiquette « fort ennuyante » et que l’absence de Bonsi lui rend insupportable. Ses « compagnes de veuvage » les femmes des aides de camp qui ont suivi l’Empereur, y résident avec elle. Les impératrices s’efforcent de les distraire. Mais, en dépit des plaisirs, il n’y a de consolation pour Dorothée que lorsque arrivent des nouvelles des voyageurs. Elle en fait part joyeusement à son frère et, du même coup, la correspondance reprend son caractère de chronique historique et mondaine.

« Partout, l’Empereur est acclamé. A Riga, le peuple a dételé ses chevaux à la porte des faubourgs et a traîné la voiture jusqu’au château. Les gardes qui avaient eu l’ordre de ne pas venir à la rencontre de l’Empereur sont sortis malgré cela et l’ont reçu avec des cris de joie qui ont été répétés par tous les habitans. Les matelots de toutes les nations qui se trouvent à Riga semblaient en ce moment ne faire qu’un peuple avec la nation russe. L’Empereur a été touché jusqu’aux larmes et il y avait bien de quoi. Il s’est arrêté pendant trois jours à Riga, pendant lesquels il n’y avait que fêtes, que bals. Mon mari a dansé du matin au soir.

« Je m’ennuie ici à périr ; vous ne vous faites pas idée de l’étiquette qui y règne. Cependant, depuis quelques jours, je ne vais plus aux sociétés ; je prétexte une cure que je fais et je m’en trouve fort bien. Au moins, je passe mon temps plus agréablement et je suis libre, c’est un grand avantage. Lanskoï, l’aide de camp du grand-duc Constantin, a été congédié du militaire et placé au ministère des Affaires étrangères. On dit que c’est pour un uniforme déboutonné. »

Au mois de juillet suivant, le mari et la femme sont de nouveau réunis. Ils ont suivi la cour à Kaméni-Ostrow. Mais ils y habitent dans une maison qu’ils ont louée. C’est encore de la solitude pour Dorothée. Elle n’a plus auprès d’elle ni frère ni sœur. Alexandre, après un séjour en Sibérie, se rend au Caucase à moins qu’il n’aille en Chine ou en Égypte, voire à Constantinople ; c’est un grand voyageur. Mâcha a commencé auprès de l’impératrice Elisabeth son service de demoiselle d’honneur. Costa, apprenti diplomate, vient d’être envoyé à Ratisbonne et Bonsi passe son temps aux ordres de l’Empereur. La correspondance devient plus active. Elle est une distraction pour Mme de Liéven, le meilleur moyen de combler le vide des journées.

Le 7 juillet, elle est riche d’informations.

« Costa ne m’a pas écrit depuis son départ de Riga. Mais le prince Scherbatoff venant de Vienne l’a rencontré à Vilna. À propos de Scherbatoff, je crois vous avoir dit qu’il était parti pour l’étranger afin de vider son ancienne querelle avec le chevalier de Saxe. Il vient de l’expédier dans l’autre monde. On a employé mille supercheries pour perdre Scherbatoff. D’abord, le chevalier ne voulait pas se battre au pistolet. Mais voyant que Scherbatoff ne voulait pas s’en désister, il a exigé de lui de prendre le pistolet qu’il lui donnerait lui-même. Heureusement, celui-ci l’essaya avant et il se trouva que la balle au lieu d’aller droit donnait trois pas à droite. Il a arrangé le pistolet de son mieux et du premier coup, il perce le chevalier d’outre en outre. Celui-ci s’écrie : Je meurs, et tire encore son coup. Mais la balle n’a fait que friser le chapeau de Scherbatoff. Le chevalier de Saxe est mort sur la place.

« … Nous avons eu ces jours-ci une aventure d’un autre genre. Vous devez connaître et vous rappeler un certain prince G…, réputé coquin, escroc, qui possède les choses les plus rares, qui a gagné Koutaisoff dans le temps par ses belles pierres. Vous y êtes. Et bien, ce G…, après avoir perdu une somme énorme au jeu, à Moscou, est venu ici où il a continué à jouer et à perdre. Pour faire face à une partie de ses créanciers, il fabrique une fausse lettre de change sur un banquier de Vienne ; je crois qu’il ne s’en est pas tenu à une, tant il y a que voyant l’Empereur et la ville à demi instruits de ses friponneries, il adresse avant-hier une lettre à mon mari, l’enjoignant de remettre l’incluse à l’Empereur. Cette lettre lui annonce le dessein qu’il a pris de finir ses jours, en se noyant ; il prie en même temps l’Empereur de se charger d’un enfant qu’il a. Aussitôt après la réception de la lettre, on envoie dans tous les postes, dans toutes les villes frontières afin de l’arrêter, car il est évident que ce prétendu désespoir n’est qu’une feinte pour éloigner les recherches afin qu’il puisse s’évader. Jusqu’ici, il n’y a point de nouvelles et il y a tout lieu de craindre qu’il n’ait déjà passé la frontière.

« Tous les jours, je fais une promenade à cheval. Vous auriez meilleure opinion de mon courage, si vous pouviez me voir à présent à cheval. Je viens d’en acheter un charmant qu’Egert me dresse et que je pourrai monter d’ici à quelques semaines. En attendant, je me sers des chevaux de la cour. »

Quelques jours plus tard, la cour est réinstallée à Paulowsky. On y fête le retour de l’Impératrice qui revient de Prusse où elle avait suivi son mari et où elle est restée après lui. « Il me semble par ouï-dire qu’on est enchanté de la reine[19], je ne sais même si elle ne plaît pas plus que l’Impératrice ; vous me direz que cela est difficile. »

Le 30 juillet, nouveau déplacement. La cour est à Péterhoff, séjour préféré de l’Impératrice mère. De récens embellissemens viennent de transformer cette résidence de rêve. Le 7 août, Mme de Liéven les décrit : « Vis-à-vis de la grande fontaine de Samson, en face du palais, on a élevé deux beaux pavillons d’où continue une superbe colonnade coupée au milieu par le chemin. La coupole des pavillons est dorée. En haut, il sort une fontaine qui arrose cette coupole et descend le long des fenêtres à la vénitienne, pratiquées dans ces pavillons. L’effet est de la plus grande beauté. Lorsque vous vous trouvez devant ces pavillons, cela fait absolument l’effet d’une pluie à verse. Sur la terrasse qui descend du palais, on a placé, de distance en distance, des vases en bronze doré de forme antique. Toutes les statues qui sont dans le jardin vont être dorées.

« ... Nous avons deux étrangers dans notre ville depuis environ une semaine. Le premier est l’oncle de l’Impératrice, le prince de Bade, frère de feu son père ; le second, le prince de Glocester, neveu du roi d’Angleterre. Il est arrivé à Péterhoff le jour de la fête ; il y avait mascarade et illumination, le tout fort beau. Ce prince peut avoir vingt-cinq ans ; il, est de la taille de l’Empereur, mais pas si gros ; il a une tournure charmante, un beau visage, l’air très comme il faut. Il s’arrêtera un mois ici. » Comme toutes les lettres que Mme de Liéven écrit à son « cher Alexandre » celle-ci se termine par les expressions les plus affectueuses, les plus tendres ; elles ont même ce jour-là un caractère d’effusion plus accentué : « Bon si vous embrasse bien tendrement. Adieu, mon cher, mon bon ami ; voilà bientôt un demi-an que vous nous avez quittés. Il vous en reste encore cinq fois autant, et puis vous nous serez rendu, j’espère. »

Le surlendemain, elle corrige son premier jugement sur le prince de Glocester. Elle l’a rencontré à un bal donné en son honneur par le prince Kourakin[20]. « Il prouve bien qu’il ne faut pas juger des apparences ; il se découvre qu’il est d’une bêtise rare ; la Bagration s’en est emparée[21]. » Le 11 septembre, ce n’est que détails sur sa vie privée et ses plaisirs qui se succèdent sans interruption. Entre les lignes, on devine le dépit que commence à lui inspirer la solitude où la laisse son mari. « Je continue toujours mes promenades à cheval. Comme je les fais après que mon mari est revenu de chez l’Empereur, nous ne dînons plus qu’à quatre heures, quelquefois plus tard ; c’est aussi l’heure du diner de l’Empereur. Cela ne m’arrange nullement. Aussi, y a-t-il toujours dispute entre nous. Il y a des jours où je ne le vois pas du tout. De fondation, vous savez qu’il y va tous les matins ; il finit quelquefois ses affaires à trois heures ; il y dîne et puis, après dîner, des affaires encore. »

Pour remplir cette solitude et aux heures où elle lui pèse, elle recourt à l’amitié. Elle commence à nouer ici ou là des relations que la mort seule brisera. C’est alors qu’elle se lie avec la princesse Alexandre de Wurtemberg, fille aînée de Paul Ier, durant un séjour que fait celle-ci à la cour de son frère. « C’est une bien intéressante femme. Sans être belle, elle a une physionomie extrêmement douce et gracieuse qui fait qu’on l’aime dès qu’on la voit ; elle est toute charmante. » Le 20 octobre, elle écrit encore : « Macha est venue avec la princesse Alexandre de Wurtemberg passer quelques jours chez moi pour voir partir le ballon aérostatique. Deux jours de suite, l’Empereur, toute sa famille et tout le public de Pétersbourg étaient rassemblés pendant quelques heures et finalement, le ballon n’est point parti. La populace était furieuse. On dit que dans la confusion le grand maître de la police a été maltraité. »

Au commencement de novembre, elle est toute è la joie ; son père, qu’elle n’a pas vu depuis longtemps, vient passer quelques jours près d’elle. « Il occupera vos chambres. Je les ai fait arranger fort joliment. La petite chambre qui répond à la bibliothèque en haut sera son cabinet, il y a de nouvelles tapisseries françaises fort jolies, un divan en perse, des rideaux à l’antique... et dans l’escalier un tapis anglais qui fait fort bien... L’Impératrice mère est de retour en ville ; elle a recommencé son train de vie ordinaire. Elle ne se montre jamais en public, ni aux messes, ni aux Ermitages. »

La retraite en laquelle s’est confinée l’auguste veuve de Paul Ier fait contraste avec les divertissemens de la cour. Elle assiste, le 30 novembre, à l’inauguration du théâtre de pierre, « le plus beau qui existe, » écrit Mme de Liéven, pouvant contenir deux mille spectateurs, brillamment éclairé « par une vingtaine de lampes à quinquets » qui répandent « une clarté incroyable. » On fait toilette pour y aller « parce que l’on quitte en bas déjà ses pelisses, le théâtre étant plus chaud qu’aucun appartement. » Pour attendre ses voitures, « il y a douze foyers revêtus de faux marbres et ornés de statues. C’est de la plus grande magnificence. » Mme de Liéven parle, avec le même enthousiasme, d’une représentation donnée le 12 décembre au théâtre de l’Ermitage, par Mlle Félix, nouvelle actrice arrivée de Paris, « qui vient de se déclarer épouse de M. Andrieux, » comédien lui aussi, arrivé avec elle. « Ah ! mon cher, que vous avez bien fait de partir avant que de l’avoir vue ! Elle est jolie, belle tout ensemble, un maintien, une tournure, une mise la plus noble, la plus élégante du monde, un organe délicieux. Pour le jeu, elle dépasse de beaucoup la Valville. J’en raffole. »

Ce n’est pas trop de ces distractions ininterrompues pour consoler Mme de Liéven du gros chagrin que lui a causé le départ de la princesse de Wurtemberg. « C’est aussi vraiment une charmante femme ; on ne voit pas de figure plus intéressante ni de commerce plus agréable. Pendant son séjour ici, nous étions tous les jours ensemble. »

Est-ce ce chagrin qui dicte à la correspondante du « cher Alexandre, » au moment où s’achève cette année 1802 si pleine pour elle d’agitations, de bruit et peut-être de déceptions, ces accens mélancoliques ? « Nous vivotons tranquillement et orageusement aussi, si vous voulez, car à la cour, il y a de tout. Heureusement que notre petit individu n’en est pas atteint. Mais, il y a cependant bien des momens où l’on forme le vœu d’en être bien loin. Et pourtant, tel est l’homme et la force de l’habitude et l’habitude des grandeurs qu’il ne se sépare jamais qu’à regret des choses mêmes qui lui sont le plus à charge et le plus désagréables. En vérité, mon cher, j’envie bien de bon cœur votre sort, s’entend si je pouvais le partager avec Bonsi, car sans lui, point de plaisir pour moi. Pétersbourg est d’un morne insupportable. »


III

Telles sont, dans ces premières années de son mariage, les préoccupations et les impressions de Mme de Liéven. Elle les raconte et les traduit avec l’abondance et la spontanéité de sa jeunesse ; elle s’occupe surtout de petites choses parce que dans le cadre limité où est enfermé sa vie, les grandes lui échappent encore. Si son existence est uniforme, elle est facile ; elle ne comporte dans le présent ni lourds devoirs, ni cuisans soucis, et cette jeune femme de dix-sept ans ne saurait prévoir ceux que lui réserve l’avenir ; elle n’y songe même pas.

À ce point de vue, sa correspondance en 1803 ne diffère guère de celle de 1802. C’est toujours de sa part même application à entretenir son frère des menus faits qui se déroulent sous ses yeux, les événemens de la cour, les absences de son mari, les visites qu’elle reçoit, celles qu’elle fait, ses déplacemens, ses projets, les aménagemens de son intérieur. Il y a peu à glaner dans ces notes quasi quotidiennes, où se trahit parfois, avec une absence totale de volonté, l’impatience passagère que causent à Mme de Liéven la monotonie des jours qui se succèdent pareils et l’impossibilité où elle est d’en remplir à son gré toutes les heures.

Cette impatience apparaît jusque dans la satisfaction qu’elle éprouve au mois de mars en annonçant à son frère qu’elle va voyager « et courir le monde seule. » — « Ne vous en scandalisez pas trop cependant. » Si son mari la quitte comme l’année précédente, ce qui n’est que trop probable et sans doute pour plus longtemps, elle ne retournera pas à Paulowsky où, durant son dernier séjour, « elle n’a eu que des désagrémens ; » mais « pour ne pas rester en ville à s’ennuyer, elle ira, accompagnée de « la Hoven, » à Marienbourg chez sa belle-sœur Vietinghoff et de là en Courlande « prendre les eaux de mer ou celles d’une source très vantée et très salutaire. » Elle y restera jusqu’au retour de son mari. « Le voyage d’abord, le séjour de la campagne et les eaux me feront certainement un bien infini outre le plaisir que cette course me procurera. Aussi, je m’en réjouis bien. Si on pouvait rapprocher un peu le Caucase, j’irais y prendre les eaux et je verrais mon cher Arrar. »

Revenant à son rôle de chroniqueuse, elle annonce dans la même lettre « le mariage de Scheremitoff avec une de ses esclaves qu’il a déclarée son épouse légitime lorsqu’elle est accouchée d’un fils. Elle vient de mourir ces jours-ci et a été enterrée avec toute la pompe imaginable. Son fils s’appelle comte Dmitri et hérite seul des grands bien du comte. »

Le 12 mai, elle a un grand crève-cœur. Son mari part à la suite de l’Empereur ; pour elle, il n’est plus question de voyage, il faut retourner à cet ennuyeux Paulowsky. « Le grand plaisir ! écrit-elle ; une année d’intervalle n’a pas apporté de changement à l’agréable manière de vivre ici : même gêne, même étiquette, même ennui, il y a de quoi périr. Je suis logée dans les mêmes appartemens que nous occupions, il y a de cela trois ans. Combien cela m’a rappelé d’agréables souvenirs : vos arrivées à cheval avec Kretoff, nos promenades en lignes à la datche de Soltikoff ; tout plein de choses me sont revenues en tête. En vérité, c’était un temps bien agréable pour moi. Que de changemens depuis ! Comme toute cette société s’est dispersée ! »

Quelques semaines plus tard, nous la retrouvons remise du dépit de son voyage manqué. Son mari est revenu : « Aujourd’hui pour la première fois, il passe toute la journée chez lui. Il a maintenant des jours marqués pour le travail ainsi que l’ont les ministres ; il a dans la semaine trois jours tout à lui. Il en est enchanté et moi aussi comme de raison. » Mais cet arrangement dure peu. Au mois de septembre, sa vie est redevenue très grise : « Je m’ennuie assez. Je ne vois presque pas mon mari ; il est même rare qu’il dîne à la maison. » En revanche, elle a en perspective le bonheur qu’elle souhaitait le plus ardemment. Elle nourrit l’espoir d’une maternité prochaine. Au fur et à mesure qu’il se précise, elle se résigne mieux à sa solitude. On pourra danser sans elle, cela lui est bien égal. Elle ne ment pas lorsqu’en parlant à son frère des fêtes auxquelles vont donner lieu les fiançailles de la grande-duchesse Marie, — dîner de trois cents personnes et bal paré dans la salle Saint-Georges, « le premier qui ait eu lieu depuis ce règne » — elle ajoute : « Je passerai tout cela dans ma chambre et j’en ai peu de regrets. »

D’ailleurs, comme elle a la mobilité de son âge, ces velléités de retraite durent peu. Au commencement de 1804, la cour étant en grand train de plaisirs, elle a recommencé à y prendre part : « Je suis de tout cela, ne vous en déplaise, malgré ma taille assez disgracieuse. Au reste, qu’importe la façon, pourvu qu’on s’amuse. » Elle met à s’amuser d’autant plus d’entrain que le moment approche où elle devra se condamner à la réclusion. Et puis, tout est à cette heure pour lui faire savourer la joie de vivre. Les faveurs pleuvent sur sa famille. Sa belle-mère vient d’être pourvue d’une belle starostie en Pologne. À ce don de l’Empereur, l’Impératrice a ajouté des diamans. Son père qu’elle attend sous peu de jours est nommé conseiller privé. Son frère Alexandre qui fait campagne en Géorgie, signalé pour sa belle conduite devant l’ennemi, a reçu le prix de sa vaillance : le grade de lieutenant et l’épée de Sainte-Anne. L’Empereur l’a admis au nombre de ses aides de camp. Constantin est nommé secrétaire d’ambassade à Berlin. Enfin, elle espère un fils. « Je suis bien impatiente de pouvoir vous annoncer l’arrivée d’un petit neveu. Je vous assure que je ne puis pas attendre ce moment. C’est sûrement papa qui vous l’apprendra le premier. Je voudrais seulement avoir une adresse sûre pour que vous en soyez informé plus tôt, parce que votre amitié m’assure de la part que vous prendrez à cet événement. » — « D’ici à trois semaines, j’espère pouvoir vous marquer ma délivrance. Je suis bien impatiente que tout soit fini et heureusement fini. Je redoute un peu ce moment. »

Entre temps, elle ne se lasse pas de bourrer de nouvelles sa correspondance. Elle y parle notamment de quelques-uns des émigrés français qui ont pris du service en Russie. « Le comte de Saint-Priest le cadet épouse la princesse Galitzin surnommée Patriarche ; le comte de Langeron, une veuve Kachintzoff, assez jolie et très riche. Girard se marie à la fille de Dehmouth, l’aubergiste, qui a un bien immense. Tous ces messieurs ne font pas mal leurs affaires. »

Enfin, vers la mi-février, un heureux accouchement met un terme à sa grossesse. Son frère en est aussitôt averti ; le mois suivant, le comte de Liéven lui confirme la nouvelle : « Je suis père enfin, mon cher ami. Ma femme a très heureusement accouché d’une fille et moi d’un gros volume d’inquiétudes. Elle est déjà presque entièrement rétablie, quoiqu’il n’y ait pas encore quatre semaines qu’elle est délivrée du petit mignon d’enfant que je souffre un peu plus que ses semblables. »

Les inquiétudes dont parle ici le comte de Liéven, il était destiné à les ressentir d’année en année, pendant les trois suivantes. Dans cet intervalle, sa femme lui donna trois fils : Alexandre, Paul et Constantin. La naissance de sa fille l’avait mise en goût de maternité et préparée à être la mère admirable que révèle jusqu’à la fin de sa vie sa correspondance. Elle le fut avec son premier enfant comme avec les autres. Dans la plupart de ses lettres à son frère, elle parle de sa fille : « Je passe mon temps chez ma petite quand je ne suis pas interrompue par le monde. » — « Ma petite a été vaccinée la semaine passée, voilà une grande inquiétude de moins pour moi. Elle va bien et j’espère pouvoir la produire dans le monde sous quelques jours. » — « L’Impératrice voulait que j’allasse à Paulowsky comme les années précédentes. Mais je m’en suis dispensée celle-ci à cause de ma petite qu’il y avait trop d’embarras à transporter là-bas, outre que j’aurais été peut-être logée dans des appartemens humides. Je suis donc restée toute seule ici avec elle et mon temps s’est passé plus vite que je ne l’avais cru : elle commence à devenir bien gentille, bien jolie. Que ne donnerais-je pas pour que vous la vissiez, mon cher Alexandre ; vous l’aimeriez, j’en suis sûre. » — « Je ne sais ce que je donnerais pour que vous vissiez mon mari avec son enfant. Il en est occupé sans cesse. Vous n’avez pas d’idée comme il l’aime. Dans le fait, elle est charmante, cette petite créature, et bien faite pour plaire. Elle a tant d’esprit, d’entendement. Comme je voudrais déjà qu’elle pût parler. »

Ces propos sont ceux de toutes les mères. Mais ils sont à signaler, tenus par une femme qu’on verra bientôt occuper la première place dans les milieux diplomatiques et qu’on pourrait croire, à ne la voir que là, assez dédaigneuse de ses devoirs maternels, disposée à ne pas prendre au tragique les soucis que lui donnent ses enfans.

En réalité, ils ont dominé toujours toutes ses autres préoccupations. La petite nouvelle née ne vécut pas. En 1807, il n’en est plus question dans la correspondance qui est muette quant à l’époque de sa mort. Trois berceaux ont remplacé le sien et contribué sans doute à rendre moins cruelle à sa mère sa disparition. Au mois de mai de cette année, à peine relevée de couches, Dorothée mande à son frère : « Mes trois garçons vont bien. Constantin sera bien joli avec le temps ; il l’emportera certainement sur les deux aînés, quoique je ne pense pas qu’il puisse faire tort à mon affection pour Paul. » Désormais ses lettres témoigneront, pour la plupart, de sa sollicitude maternelle et de son désir de faire de ses fils des hommes dignes d’elle.

A la même date, les dramatiques événemens déchaînés en Europe par les visées ambitieuses de Napoléon se compliquaient et s’aggravaient. Des divers points où on les avait vus d’abord se dérouler, ils se répercutaient en coups retentissans jusqu’aux frontières de l’empire russe. L’armée française les avait franchies en entrant en Pologne. Austerlitz, Eylau, Friedland sont, de la fin de 1805 au milieu de 1807, les étapes de la marche épique qui conduisait l’un vers l’autre Napoléon et Alexandre. Des actions sanglantes préludaient à la paix de Tilsitt. La guerre d’où allait sortir l’alliance mettait le monde en feu.

En lisant les lettres qu’écrivait à cette époque à son frère Mme de Liéven, on est étonné de n’y recueillir que de rares échos des inquiétudes auxquelles les victoires françaises livraient la Russie. Cet étonnement est d’autant plus fondé que les préoccupations patriotiques se doublaient pour la jeune femme de préoccupations d’ordre plus intime non moins douloureuses. Son mari était désigné pour suivre l’Empereur dont on annonçait le prochain départ pour l’armée ; son frère venait d’y être envoyé, comme attaché à l’état-major du général en chef Benningsen. C’est à peine cependant si sa correspondance mentionne ces événemens. Quand elle y fait allusion, c’est pour souhaiter des succès à son cher Alexandre ou pour se plaindre d’être séparée de son mari dont les absences, durant cette période, furent fréquentes.

Lors de la première, à la fin de 1805, elle écrit : « Vous n’avez pas d’idée combien cette séparation d’avec lui m’est pénible puisque je suis tout à fait dans l’ignorance du moment où je pourrai le revoir et que, selon toute apparence, leur absence doit encore durer bien longtemps. Ils marchent maintenant avec l’armée, Dieu sait quand ils pourront la quitter. J’ai au moins l’avantage sur les autres femmes d’avoir tous les jours des nouvelles bien fraîches. Je ne sors point du tout, excepté pour voir ma belle-mère. On dit qu’une forte armée française se trouve fort près de chez vous. Je vous avoue que cela me donne bien des inquiétudes et me fait désirer bien vivement des lettres de votre part. » Ni dans celle-là, ni dans les suivantes, il n’est parlé de la bataille d’Austerlitz qui vient de mettre aux prises Français et Russes.

En revanche, l’année suivante, au jour anniversaire de ce mémorable combat, une lettre du comte de Liéven, datée de Saint-Pétersbourg et adressée à son beau-frère, au quartier général de Benningsen, trahit les alarmes de la cour de Russie.

« Ne négligez pas, mon cher ami, de me mander tout ce qui est intéressant à savoir, accompagné même de vos réflexions ; je saurai en tirer un bon parti pour le bien général. Vous m’avez dit que Benningsen a besoin d’être encouragé. Aussi n’ai-je pas manqué de soigner un rescrit très flatteur que le courrier porteur de la présente lui a remis. Mais je ne puis vous cacher, mon cher ami, l’inquiétude que j’ai sur le sort de notre armée depuis aujourd’hui. Cette journée qui nous fut si fatale l’année passée peut avoir produit un second revers et, dans le moment que vous recevrez cette lettre, il doit y avoir eu de grands événemens chez vous. Je fonde ces suppositions par les nouvelles que nous avons de la marche de l’armée française. Je crois entrevoir les calculs de Bonaparte de donner une bataille le même jour. Si Benningsen, dans ce cas, aura eu le bon esprit de se replier sur Bonshorden[22], voyant les forces de l’ennemi supérieures aux siennes, le danger ne pourra pas être grand. Mais, je crains qu’il n’aura pas voulu plier et par là se sera trop exposé. Kamensky est parti le 46 ; une troupe de jeunes gens l’ont suivi ; Kretoff est du nombre ; Knorring est parti aujourd’hui. Tout ce qui a pu être envoyé d’ici pour subvenir aux besoins de larmée a été fait ; toutes les mesures que l’urgence des circonstances a exigées ont été prises ; enfin on a fait ici tout ce qu’il a été possible de faire. Si les premiers coups ne sont pas décisifs, il y a de l’espoir que nous finirons par des succès, surtout si nous pouvons nous tenir jusqu’au printemps sans grandes pertes, puisque alors nous aurons les secours de l’intérieur qui nous rendront supérieurs à l’ennemi. »

Le danger que redoutait le comte de Liéven parut d’abord devoir être conjuré, Benningsen étant parvenu à éviter le contact avec l’armée française. Mais, serré de près par Napoléon, il fut bientôt réduit à accepter le combat. C’était à Eylau, le 7 février. Si, malgré son caractère horriblement sanglant et tragique, cette bataille ne fut pas décisive, du moins prépara-t-elle l’écrasement des forces russes, qui eut lieu à Friedland le 14 juin suivant. Quelques jours plus tard, les deux empereurs se rencontraient à Tilsitt et la paix était signée entre la Russie et la France.

Le 22 juillet, l’empereur Alexandre rentré à Peterhoff, Mme de Liéven, pour la première fois subit le contre-coup des événemens, non plus comme une petite fille à l’âme mobile et légère, sur qui ils glissent sans y creuser une trace profonde, mais comme une femme que le malheur vient de mûrir. Humiliée d’avoir vu son souverain qu’elle idolâtre contraint de traiter avec ce Français, un soldat de fortune, ce qu’elle éprouve, elle l’exprime sous des formes simples et familières. Mais, dans ses paroles un caractère se trahit ; une personnalité s’en dégage et, quoiqu’elle n’ait que vingt-deux ans, commence à paraître en elle une patriote aussi sensible aux revers de son pays qu’à ses triomphes.

« J’ai été si longtemps sans vous écrire, mon cher Alexandre, par la même raison que vous me donnez de votre silence dans votre lettre. J’ai l’esprit peu disposé à cela ; je suis d’une humeur abominable ; je me dispute du matin au soir avec tout ce que je rencontre et nommément avec mon mari, sans que cependant cela porte préjudice à l’amour conjugal. C’est un besoin de disputer, de dégoiser toute ma mauvaise humeur, que je ne puis pas vaincre. Tout reflue aujourd’hui à Péterhoff pour les fêtes. Je suis restée seule chez moi parce que la disposition de mon esprit m’éloigne absolument des plaisirs. Malgré l’arrivée de mon mari, je suis restée établie ici (à Tsarkoé-Sèlo), me contentant de le voir quelques heures, une fois par semaine. J’ai double intérêt à ce séjour, d’abord pour ma santé et celle de mes enfans qui y gagnent beaucoup et puis, parce que j’aurais honte de voir du monde. Je ne puis vous dire à quel point je suis humiliée de ce qui s’est passé. »

Cette lettre, qui révèle beaucoup d’amertume et qui prouve aussi que Mme de Liéven n’est plus, au même degré qu’aux débuts de son mariage, l’amoureuse candide et naïve dont la gaieté remplissait la maison, est la dernière de cette période de sa vie. Bientôt après, Alexandre de Benckendorff, nommé capitaine, rentrait à Saint-Pétersbourg pour y remplir ses fonctions d’aide de camp de l’Empereur. La correspondance entre la sœur et le frère fut naturellement interrompue ; ils n’avaient plus à s’écrire puisqu’ils se voyaient tous les jours. Elle ne fut reprise qu’en 1810, lorsque Mme de Liéven se fut installée à Berlin avec son mari. Transporté, sur sa demande, de la carrière militaire dans la carrière diplomatique, il venait d’être nommé ministre de Russie à la cour de Prusse.

De ce séjour à Berlin, qui ne dura pas deux ans, elle ne devait garder que d’assez ternes souvenirs. La mission du comte de Liéven fut sans éclat. Elle ne comportait guère et n’eût comporté pour personne l’emploi de talens diplomatiques. Vaincu par Napoléon, ne régnant que sur un royaume dépecé, où il n’était même plus son maître, le morose Frédéric-Guillaume, abaissé et sacrifié par l’alliance contractée entre la France et la Russie, attendait sa revanche d’une rupture des nœuds qui s’étaient formés à Tilsitt sans profit pour lui. Cette rupture, il l’espérait ; en 1810, tout la faisait présager ; il s’y préparait, secrètement encouragé par Alexandre qui lui aussi la sentait venir. Le rôle de l’ambassadeur impérial à la cour de Prusse se bornait à entretenir ces espoirs, à transmettre les instructions que nécessitaient ces circonstances. Il n’y avait guère place en cela pour l’activité intellectuelle de Mme de Liéven.

D’ailleurs les facultés qu’elle devait bientôt déployer à Londres ne s’étaient pas encore révélées. Elle ne songeait qu’à jouir des avantages attachés à la haute fonction qu’occupait son mari, qu’au bonheur d’avoir ses enfans autour d’elle, de les associer aux satisfactions matérielles et morales qui lui étaient assurées à elle-même. On ne trouve pas autre chose dans les lettres qu’elle écrit alors. Elles ne présenteraient qu’un médiocre intérêt si elles ne témoignaient, dans les récits où elle raconte ce qu’elle voit et répète ce qu’elle entend, du rare don d’observation qu’elle a si heureusement exercé depuis. Sa présentation à la belle reine Louise est narrée par elle non à son frère, cette fois, mais à sa sœur, avec un luxe de détails, qui contribue à en faire le plus piquant tableau.

« Elle m’a fait un accueil extrêmement aimable ; elle m’a retenue au delà de deux heures chez elle, m’a fait cent mille questions sur Pétersbourg, de vous aussi, et, en général, ne parle que Russie et Russes, qu’elle paraît aimer beaucoup. Elle m’a montré son appartement, qui est assez joli, surtout sa chambre à coucher, qui est arrangée dans le goût de Pétersbourg : des draperies, des albâtres, des colonnes et un grand encensoir fumant au milieu de la chambre ; en un mot, c’est très joli. Elle-même était mieux que tout cela. Elle avait un habit court ouvert par-devant, ponceau brodé d’or, broderies des uniformes de cosaques, les manches cosaques de même ; dessous, un habit en satin blanc, mêmes broderies en or, un bonnet demi-cosaque, demi-houlan, sur la tête, fort haut, large par le haut, étroit par le bas, ponceau et or, comme l’habit. Cela faisait un costume charmant et lui allait à merveille ; collet montant comme les cosaques. C’était assez singulier, mais joli. Elle n’a pas changé depuis Pétersbourg ; mais le roi est un peu engraissé. C’est aujourd’hui la fête de la reine, il y a un grandissime bal au grand palais. J’y vais, et je serai aussi belle que je puisse l’être. »

Elle ne parle pas de la société de Berlin aussi favorablement que de la toilette royale. Trois mois après son arrivée, elle sent qu’elle va s’ennuyer beaucoup. » Les sociétés sont tuantes, les femmes très peu aimables ; les hommes ne le sont qu’autant qu’on leur donne à manger, et, comme ma maison n’est point encore montée à recevoir beaucoup de monde, je ne puis pas juger de l’effet que produirait mon cuisinier sur leur humeur. Je me borne maintenant à voir quelques étrangers, parmi lesquels les ministres de France et d’Autriche, tout ce qu’il y a de plus distingué et qui serait distingué partout sous tous les rapports. Je suis invitée parfois à dîner chez des Majestés et des Altesses. Mon mari et ses collègues sont traités en marchandise anglaise. Il sort du reste plus que moi. Je me promène au parc avec mes enfans, et puis je mange et je dors : voilà les plaisirs de Berlin. »

Le temps ne modifie pas son opinion sur les personnages du milieu où elle vit : « Ce sont de drôles de gens. Le roi est bien peu de chose et entêté comme toutes les bêtes. On lui a remâché qu’il ne devait pas avoir l’air trop bien avec nous et il suit très exactement cet avis envers nous, et au delà ; et, d’un autre côté, il va, à ce qu’on dit aujourd’hui, faire trente milles pour voir quelques matelots russes qui passent. Son fils est habillé en cosaque et paraît ainsi dans les rues et aux bals de la cour ; ils n’ont pas le sens commun, tous. Au reste, ceci m’importe peu. Je songe maintenant à mettre à profit pour ma santé le temps que je suis en Allemagne, et j’espère que ce ne sera pas long, »

Ce devait être plus long qu’elle ne pensait. Elle se résigna, et trompa son attente en ne donnant aux devoirs diplomatiques que le strict nécessaire, en se consacrant à ses enfans, en les conduisant à la campagne, à la mer, aux eaux et en y séjournant le plus qu’elle pouvait. En septembre, sous les ombrages de Charlottenbourg, « elle ne s’ennuie ni ne s’amuse. » Sa vie est « douce et commode. » Elle la supporterait si elle en voyait la fin, « Mais, être sotte pendant quelques années encore, c’est violent ; et vrai, je crois qu’à moins de grands événemens, nous pourrirons ici. » Ces événemens, on les prévoit au mois d’avril 1811 : « Les environs se remplissent de troupes françaises. Vous aurez bientôt des lauriers à cueillir. Ces lauriers-là me feront sans doute prendre le chemin de la Russie et j’en serai fort aise. Ma santé n’est pas bonne, ma beauté est au diable et mon humeur pas brillante ; il n’y a pas de quoi l’avoir gentille non plus. »

Les vœux de Mme de Liéven ne se réalisèrent qu’a quelques mois de là, à la fin de 1811, au moment où Napoléon et Alexandre se préparaient à marcher l’un contre l’autre. Son mari fut rappelé ; elle quitta Berlin avec satisfaction, s’inquiétant cependant un peu « de ce qu’on allait faire d’eux. » Ils ignoraient encore qu’on leur destinait le poste de Londres, Nous allons maintenant les y suivre,


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue des 15 septembre 1901 et 15 mars 1902.
  2. Quatre cents, pour préciser. Écrites en français, elles sont presque toutes adressées par Mme de Liéven à son frère Alexandre de Benckendorff, officier dans l’armée russe, qui devint général et aide de camp des empereurs Alexandre Ier et Nicolas 1er. On en trouve dans le nombre quelques-unes adressées au même correspondant par le mari de Mme de Liéven ou par elle a son père et à la comtesse Apponyi son amie. Parmi celles qu’elle envoyait à son frère, cent cinquante traduites en anglais viennent d’être publiées à Londres : Letters of Dorothea princess Lieven, during her résidence in London, 1812-1834, edited by Lionel G. Robinson. London. Longmans. Green and C°. En les publiant, notre éminent confrère M. Lionel Robinson les a enrichies d’annotations instructives. Il en reste deux cent cinquante qui n’ont jamais vu le jour, Le comte Apponyi a bien voulu me les communiquer avec le texte français des précédentes. Je me plais à le remercier ici de la bienveillante libéralité avec laquelle il m’a ouvert ses archives.
  3. La princesse de Liéven a laissé un journal autographe. Elle y raconte sa vie et ne recule pas, m’assure-t-on, devant les confidences personnelles les plus intimes. Mais, aux termes du testament de son fils aîné, le prince Alexandre qui lui survécut, ce précieux document et d’autres provenant de sa succession ne pourront être communiqués ni publiés avant 1936. Il en a été cependant distrait un fragment. Il figure dans un volume que vient de publier à Berlin le savant professeur Theodor Schiemann, sous ce titre : Die Ermordung Pauls und die Thronbesfeigung Nikolaus I. La lecture de ces quelques pages inspirera à tous ceux qui en prendront connaissance le regret que la divulgation des autres échappe encore à l’histoire d’une vie dont nous n’ignorons guère plus les secrets.
  4. Née Augusta de Wurtemberg, seconde femme de Paul, dont elle eut dix enfans.
  5. Renseignemens inédits, communiqués à l’auteur.
  6. Elle fut faite comtesse en 1799 et princesse en 1825 à l’avènement de Nicolas Ier. Ses fils eurent droit aux mêmes titres.
  7. De cette sœur qui, nous dit-on, mourut jeune, il est rarement question dans la correspondance qui est sous nos yeux. Elle y est désignée sous le nom de Macha. On aimait dans la famille à se débaptiser, à substituer au prénom un diminutif, Alexandre devient Arrar ; Constantin, Costa ; Dorothée, Dacha. Elle-même, dans les premières années de son mariage, quand elle parle de son mari, ne l’appelle que Bonsi.
  8. Cette lettre ni celles qui vont de 1802 à 1813 ne figurent dans le recueil publié à Londres. Ce recueil contient uniquement celles qui furent écrites de 1813 à 1834 ; et encore s’en faut-il de beaucoup qu’elles y soient toutes, l’éditeur ayant eu surtout en vue de prendre dans la Correspondance ce qui intéressait exclusivement l’Angleterre. Pour le même motif, il n’en donne aucune d’une date postérieure à 1834.
  9. Cinq fils et une fille qui ne vécut pas.
  10. Son ancien valet de chambre dont il avait fait son grand écuyer et son favori.
  11. Voir mon livre : Conspirateurs et Comédiennes.
  12. Journal de Mme de Liéven.
  13. Un des célèbres favoris de Catherine.
  14. Constantin, le plus jeune de ses frères.
  15. Sœur des Zouboff. Avait été l’amie de lord Withworth ambassadeur d’Angleterre en Russie sous Paul Ier. Du vivant de ce prince, c’est chez elle que se réunissaient les mécontens et que furent jetées les bases du complot de 1801.
  16. Le général d’Hédouville que le Premier Consul venait de nommer à Saint-Pétersbourg.
  17. La générale d’Hédouville et ses filles.
  18. Fils du prince Xavier de Lusace, oncle de Louis XVI. Sa querelle avec Scherbatoff datait des temps de l’émigration (1794). Réfugié alors en Russie, il en avait été chassé à la demande de Valérien Zouboff avant que ce différend eût été vidé. Ce n’est qu’au bout de huit ans qu’il put demander compte à Zouboff de son expulsion dont il le rendait responsable. Mais, soit que, comme on l’a prétendu, Zouboff eût refusé de se battre, soit que Scherbatoff eût revendiqué le droit d’avoir le premier satisfaction c’est avec celui-ci que le chevalier de Saxe dut d’abord se mesurer. L’issue du duel fut fatale au chevalier. Dans une des lettres suivantes, Mme de Liéven raconte qu’il a été tué.
  19. La belle reine Louise de Prusse qui plus tard, lors des malheurs de sa patrie, révéla tant d’héroïque grandeur d’âme.
  20. Frère de celui qui fut ambassadeur à Paris sous Napoléon Ier.
  21. Femme du général Bagration qui commanda les armées russes pendant les campagnes contre la France et fut tué en 1812, à la bataille de Borodino. Après sa mort, sa veuve quitta la Russie et se rendit à Vienne où elle devint l’amie de Metternich. Pendant le Congrès, elle fut l’ornement de toutes les fêtes. Elle était belle et passait pour galante. En 1815, elle parut à Paris. Elle s’y fixa définitivement un peu plus tard et y mourut vers 1855. Elle s’y était remariée, tout en conservant son nom, avec le général anglais Caradoc, qui lui survécut. Elle avait essayé de se poser en rivale diplomatique de la princesse de Liéven. Mais elle n’avait ni son esprit, ni sa fidélité à ses amis. Sa beauté disparue ne pouvait plus lui en tenir lieu, bien que, comme la Jézabel de Racine, elle recourût à mille artifices pour réparer des ans l’irréparable outrage. Sa tentative échoua et après avoir été une des plus jolies femmes de son temps, elle dut se résigner à n’être qu’une ex-jolie femme. C’est, cependant, quoique excentrique, une figure attachante que j’espère remettre un jour en lumière.
  22. Le général Bonshorden commandait le corps d’armée qui suivait celui de Benningsen.