Une Vie de savant - Hermann von Helmholtz

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Une vie de savant – Hermann von Helmholtz
George Guéroult

Revue des Deux Mondes tome 136, 1896




UNE VIE DE SAVANT



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HERMANN VON HELMHOLTZ



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Mathématicien, philosophe, physicien, physiologiste, Helmholtz a fait, pour ainsi dire, le tour complet de la connaissance humaine. Dans chacun des domaines particuliers qui composent la science et que la vie tout entière d’un esprit de moyenne taille suffit à peine à parcourir, il a marqué son passage par un ou plusieurs de ces travaux qui font époque. Nous allons essayer de raconter ici sa vie et son œuvre, de suivre d’aussi près que nous le pourrons, dans ses traits essentiels, l’évolution de cette magnifique intelligence.


I

Hermann Helmholtz est né le 31 août 1821 à Potsdam. Du côté paternel, il était de pure race allemande ; du côté maternel au contraire, il avait dans les veines du sang français et anglais. Sa mère, Caroline Penn, descendait en droite ligne par son grand-père, officier anglais au service du Hanovre, du fameux William Penn ; sa grand’mère maternelle, une demoiselle Sauvage, appartenait à une famille de huguenots français, réfugiés à Berlin. M. Helmholtz père, sans fortune, professeur de littérature au gymnase, aimait beaucoup la poésie ; c’était un disciple fervent de Fichte, et il discutait souvent avec ses collègues, devant son jeune fils, les mérites comparatifs de ce philosophe, de Kant et de Hegel.

Dans ses premières années, Helmholtz fut un enfant assez maladif, souvent obligé de garder la chambre, mais très causeur et très vivant. Les images, le jeu des bois de construction, lui prenaient la plus grande part de son temps. Quand il sut lire, le cercle de ses distractions s’étendit considérablement, mais presque aussitôt se manifesta ce qu’il appelle une grande lacune dans ses facultés intellectuelles. Sa mémoire était mauvaise, surtout pour les choses qu’aucune liaison logique ne vient rattacher entre elles : tout enfant il eut quelque difficulté à distinguer sa main droite de sa main gauche ; plus tard, à l’école, il arrivait moins vite que ses camarades à retenir les mots isolés, les formes irrégulières de la grammaire, les idiotismes de la langue. Il eut beaucoup de peine à s’assimiler l’histoire telle qu’on l’enseignait à cette époque en Allemagne. Apprendre de la prose par cœur était pour lui un véritable supplice. Quand, au contraire, il s’agissait de poésies où le mètre et la rime constituaient une sorte de liaison mnémotechnique, il réussissait beaucoup mieux. Il apprenait et retenait aussi beaucoup plus facilement les vers des grands auteurs que ceux des poètes de second ordre, ce que, plus tard, il a attribué à la logique inconsciente qui est l’une des conditions essentielles du Beau.

Il était arrivé à savoir par cœur quelques chants de l’Odyssée, plusieurs odes d’Horace et un très grand nombre de poésies allemandes. Dans lus classes supérieures, sous la direction de son père, il s’exerça même à rimer ; il ne tarda pas à reconnaître qu’il n’avait pas le don poétique, mais ces exercices ne lui furent pas inutiles pour former son style et l’habituer à développer un sujet donné.

Mais, pour Helmholtz, la plus puissante mnémotechnique était encore la connaissance de la loi des phénomènes. L’étude de la géométrie fut à cet égard une véritable révélation. Familiarisé depuis son enfance avec les formes géométriques grâce à ses petits bois de construction, il étonna ses professeurs par la rapidité avec laquelle il saisissait et retenait les théorèmes.

Cependant la géométrie pure avait quelque chose de trop abstrait pour son intelligence éprise de réalités concrètes. Les premiers élémens de physique exercèrent sur son imagination un attrait irrésistible que ni la géométrie, ni l’algèbre n’avaient pu lui fournir jusque-là. L’idée que l’homme pouvait ramener à des lois l’étonnante variété des phénomènes naturels lui causa comme une sorte d’enthousiasme philosophique. Il se sentait là véritablement comme chez lui.

Il se jeta avec fureur sur tous les livres de physique que contenait la bibliothèque de son père. C’étaient pour la plupart des ouvrages démodés ; il y était encore question du phlogistique, et, dans l’électricité dynamique, on n’y dépassait point la pile de Volta. Helmholtz entreprit de réaliser avec les faibles ressources dont il disposait les expériences dont il trouvait la description. Aux dépens des serviettes de sa mère, il apprit à connaître à fond l’action des acides. Il construisit des instrumens d’optique avec des verres de lunettes et une petite loupe appartenant à son père. Les conditions difficiles où il se trouvait placé avaient l’avantage de l’obliger à revenir sans cesse sur les mêmes expériences, et à les combiner de manière à en rendre l’exécution possible. En classe, pendant la lecture de Virgile ou de Cicéron, qui avaient peu d’attraits pour lui, il calculait la marche des rayons lumineux dans le télescope ; il trouva même ainsi plusieurs propositions qui ne figurent pas dans les livres élémentaires, et qui lui servirent plus tard pour la construction de l’ophtalmoscope.

Les études classiques terminées, il fallut aller à l’université, mais dans quelle branche ? La physique était alors considérée comme une science de médiocre avenir, peu capable de nourrir son homme. Le père de Helmholtz lui expliqua qu’en raison de son peu de fortune, il ne pourrait lui faire suivre cette direction que comme préparation à la carrière médicale. Helmholtz n’avait aucune répugnance pour l’étude de la nature vivante ; il s’y adonna sans difficulté. Le seul personnage influent de la famille était un chirurgien de l’armée ; cette parenté détermina le jeune étudiant à se diriger vers la médecine militaire. Il résolut d’entrer à l’Institut Frédéric-Guillaume où il fut placé sous la direction de J. Muller, et eut pour condisciples Du Bois-Reymond, Brücke, Ludwig, Virchow.

Cette résolution exerça, comme on va le voir, une influence décisive sur la carrière de Helmholtz.

J. Muller était un physiologiste d’une très haute valeur. Disciple de Kant, il a le premier appliqué la méthode de son maître à l’étude des sensations, distinguant, dans l’impression produite, ce qui revient à la cause extérieure, à la forme de l’organe, à l’énergie spécifique (le mot est de lui) du nerf ; dans la perception obtenue, ce qui revient à l’action du moi, de l’intelligence, laquelle fait usage des sensations éprouvées comme des mots d’une langue particulière, en tire des conclusions suivant les lois de l’association des idées. Mais, si J. Muller apportait dans ses recherches la rigueur philosophique de la méthode kantienne, c’était en même temps un expérimentateur de premier ordre ; il n’admettait pas que rien pût remplacer l’exacte connaissance des faits, et il apportait dans l’analyse des phénomènes la plus pénétrante sagacité.

Par parenthèse, la fécondité de ce système paraît être une preuve indirecte, mais frappante, de la valeur intrinsèque des idées de Kant. Lorsqu’une hypothèse facilite mieux que toute autre l’étude de certains faits, quand elle permet d’en découvrir plus aisément l’ordre, la liaison, la cause, il semble évident qu’elle cadre de plus près avec la nature même des choses. Et cette preuve est, pour ainsi dire, double. Si, en effet, cette méthode a été si féconde entre les mains de J. Muller et d’Helmholtz, si elle leur a permis d’abord de coordonner tout ce qu’on savait sur la physiologie des sensations, puis d’enrichir cette science des découvertes les plus brillantes, la méthode contraire qui s’inspire des doctrines positivistes ou matérialistes est restée stérile et, sur ce terrain, n’a jamais pu s’élever au-dessus de la physiologie de la cellule élémentaire[1].

Indépendamment de l’avantage d’être guidé par un tel maître, Helmholtz trouva dans l’Institut Frédéric-Guillaume des ressources qui lui avaient jusque-là fait défaut : une bibliothèque abondamment pourvue où il put dévorer, notamment, les ouvrages de Bernoulli, de d’Alembert et autres mathématiciens du XVIIIe siècle ; il fut ainsi mis en possession des moyens nécessaires pour entreprendre, dans les conditions les plus satisfaisantes, sur les terrains les plus variés, ce voyage de découvertes qui devait se prolonger jusqu’à sa mort, presque sans interruption.

Il était d’ailleurs admirablement préparé pour sa tâche par les circonstances que nous venons de rappeler. À une culture littéraire moyenne, il avait pu joindre une étude approfondie des théories philosophiques ; mathématicien et physicien de naissance en quelque sorte, il avait pu s’initier complètement aux travaux des savans antérieurs et il avait à sa disposition un laboratoire d’expériences très bien installé. L’étude de la médecine lui avait donné pour les recherches physiologiques le goût et l’aptitude. C’était donc tout le contraire d’un de ces spécialistes dont l’horizon étroit s’arrête aux limites de leur spécialité même, semblables à ces ouvriers dont parle Adam Smith, qui savent admirablement fabriquer la tête d’une épingle, mais qui n’en ont peut-être jamais regardé la pointe. Helmholtz avait des « clartés », ou plutôt des « lumières » très nettes sur toutes les portions de l’édifice de la science ; et, comme on va le voir, c’est précisément dans ce savoir encyclopédique qu’il trouva les élémens des recherches qui devaient l’immortaliser.

II

Le premier travail qui attira l’attention sur le jeune médecin militaire fut un mémoire sur la Conservation de la force, paru en 1847 ; railleur avait alors vingt-six ans. C’est du contact, ou plutôt du conflit d’une idée philosophique avec un principe de mécanique rationnelle qu’était née, dans son esprit, l’idée de cet opuscule.

À cette époque, la plupart des physiologistes tenaient pour l’animisme de Stahl. Cette théorie soutient, comme on sait, que, si les forces physiques et chimiques agissent sur les organes et dans la substance des êtres vivans, la loi de leur action est soumise, pendant la vie, à l’empire d’une force particulière et sui generis : la force vitale. Suivant Stahl, cette force ne serait autre chose que rame elle-même ayant le pouvoir de diriger, de modifier, de suspendre pendant la vie les lois de la physique et de la chimie ; ne rendant qu’au moment de la mort à ces forces inférieures l’autonomie dont elles profitent pour amener la décomposition du cadavre. Cette théorie est depuis longtemps abandonnée ; elle a été très vivement combattue, par Claude Bernard notamment ; elle correspondait néanmoins à un besoin réel de l’esprit. Bichat a défini la vie l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort, et il est certain que, dans l’organisme vivant, les différentes forces n’agissent pas comme sur les corps bruts. La matière inorganique obéit aveuglément à l’action de la pesanteur ; la matière organisée, au contraire, depuis l’arbre qui pousse ses branches et ses feuilles vers le ciel jusqu’à l’homme qui gravit une montagne, prend ou peut prendre une direction contraire à celle que détermine la loi de la chute des corps. Beaucoup de réactions chimiques ne commencent qu’après la mort. La vie, quelle qu’en soit la définition, agit donc bien comme une force qui modifie au moins les effets des autres forces connues, la pesanteur, l’affinité, etc. Mais dans quelle mesure et de quelle manière, entre quelles limites, peut s’opérer cette modification ? Helmholtz, préoccupé de la question, se demandait si, par exemple, on ne pourrait pas concevoir une action de la force vitale telle que le mouvement perpétuel devint possible en mécanique.

Il se posa le problème dans les termes suivans : « 1° Quelles sont les relations qui doivent exister entre les forces naturelles pour que tout mouvement perpétuel soit impossible ; 2° ces relations, une fois déterminées par la théorie, existent-elles en réalité ? »

De ces réflexions sortit le mémoire intitulé Die Erhaltung der Kraft, la Conservation de la force, ou, plus correctement, de la force vive, de l’énergie. La grande objection contre laquelle se heurtait le principe de la conservation de l’énergie, déjà posé par Leibnitz, était une objection de fait. Si un poids suspendu tombe et arrive sur le sol, ou sur un obstacle quelconque qui l’arrête court, que devient l’énergie ? Elle semblait se perdre. De même dans le frottement, etc. S’appuyant sur les premiers travaux de Joule qui venaient de paraître et qu’il cite consciencieusement, Helmholtz prouve que cette déperdition n’est qu’apparente et que l’énergie cinétique du poids s’est transformée en une quantité correspondante de chaleur objective, c’est-à-dire en ce mouvement moléculaire qui produit sur nous la sensation calorifique, sur la plupart des corps la dilatation, etc. Dans la chaleur ainsi produite, on retrouve exactement l’équivalent de l’énergie primitive. Il est donc établi qu’au principe de la conservation de la masse, sur lequel Lavoisier a fondé la chimie moderne, il faut joindre le principe de la conservation de l’énergie entrevu par Leibnitz, s’unissant dans la formule célèbre :


Ex nihilo nihil in nihilum posse reverti.


Là n’est pas encore peut-être la véritable originalité du mémoire d’Helmholtz, puisque Joule et Robert Mayer étaient arrivés de leur côté à la même conclusion. Mais, en définitive, le principe n’était démontré que dans le domaine de la mécanique. Rien ne permettait d’affirmer a priori que les forces développées par l’électricité, par l’affinité chimique, par les muscles des êtres vivans, fussent soumises à la même loi. Helmholtz entreprend de démontrer l’exactitude de cette induction, et il y réussit. Cette démonstration est d’autant plus méritoire qu’à l’époque où il écrivait, les expériences faisaient presque complètement défaut ; à chaque instant il indique comment il faudra s’y prendre pour combler cette lacune, et à chaque instant aussi, dans la dernière édition de son mémoire, on trouve en note : « Confirmé depuis[2]. » En démontrant ainsi l’équivalence, sinon l’identité, des forces naturelles connues jusque-là sous des noms différens, en montrant que partout elles obéissent à la loi de la conservation de l’énergie, Helmholtz a rendu un immense service et tracé à ses contemporains un vaste programme d’expériences qui, réalisées plus tard, sont venues confirmer l’exactitude de ses vues théoriques.

Quant au problème qui a servi de point de départ, on peut dire qu’il est résolu. Le mouvement perpétuel est bien réellement impossible, puisque, dans toute machine, la différence entre le travail moteur et le travail utile est égale à toute la portion de l’énergie employée aux actions moléculaires, à la création de la chaleur résultant des chocs, des frottemens, etc. La vie elle-même ne peut créer de l’énergie ; elle se borne à transformer de l’énergie potentielle en énergie cinétique ou inversement.

Elle peut employer l’énergie dont elle dispose et qui, en dernière analyse, provient de la chaleur solaire, à aller suspendre au plafond un poids au bout d’une corde ; elle peut couper cette corde pour faire tomber ce poids. Elle peut décomposer l’eau, ou faire détoner par une étincelle un mélange d’hydrogène et d’oxygène, mais là s’arrête son pouvoir. De là toute la mécanique, toute la physique, toute la chimie, et peut-être un jour toute la physiologie, au moins pour les actions où l’intelligence n’est pas directement intéressée[3].

Le mémoire si remarquable de Helmholtz sur la conservation de l’énergie fut assez mal accueilli par les représentans de la physique officielle du temps. Ils inclinaient à en nier les conclusions, à le considérer comme une fantaisie peu intéressante et même dangereuse. Ils allèrent jusqu’à en interdire la publication dans les Annales de Poggendorff. Seul, Jacobi sut démêler le lien qui rattachait cette première œuvre aux travaux des mathématiciens du XVIIIe siècle ; il s’intéressa à Helmholtz, qu’il protégea de son crédit. Ce travail trouva, au contraire, un accueil enthousiaste dans la phalange des jeunes physiciens, notamment chez Du Bois-Reymond.

Quelque temps après, Helmholtz s’attaqua aux idées de Liebig en prouvant, par des expériences, que la fermentation, la putréfaction, n’étaient pas de simples réactions chimiques, mais des opérations liées à la présence et à la propagation d’organismes vivans. C’était poser un premier jalon dans la voie où Pasteur devait s’engager plus tard avec tant de succès. Il étudia aussi les modifications réalisées par l’effort dans la substance des muscles, puis la production de la chaleur dans l’action musculaire. Ces travaux divers suffirent pour attirer l’attention de J. Muller. Sur ses indications, son élève fut nommé d’abord assistant de Brücke à Berlin, puis professeur à l’Université de Kœnigsberg. Il ne devait plus quitter la carrière de l’enseignement ; de Kœnigsberg il passa à Bonn (1856), puis à Heidelberg (1859), et enfin, parvenu à l’apogée de sa réputation, il fut appelé à Berlin (1871) où il est resté jusqu’à sa mort (1894).

Il ne saurait entrer dans le plan du présent article d’analyser en détail les nombreux travaux de Helmholtz sur la physique et les mathématiques ; la liste complète en remplirait à elle seule plusieurs pages de la Revue. Nous nous bornerons à donner ici les titres de ceux qui ont, avec juste raison, attiré le plus vivement l’attention du monde savant, puis nous passerons à l’examen de ses deux ouvrages capitaux, l’Optique physiologique et la Théorie physiologique de la musique.

Dans l’ordre de la physique mathématique pure, on peut citer les Mémoires sur les Equations hydrodynamiques qui correspondent aux mouvemens de tourbillons (1858)[4] ; sur la Discontinuité du mouvement des fluides, problème auquel Euler s’était attaqué en vain ; sur Différens phénomènes acoustiques (de 1856 à 1862) ; sur les Mouvemens de l’atmosphère et des vagues ; sur la Statique des systèmes monocycliques (1884, 1888, 1889) ; sur la Théorie électromagnétique de la dispersion des couleurs (1892) ; sur les Conséquences de la théorie de Maxwell en ce qui concerne les mouvemens de l’éther pur (1893). Depuis sa nomination à l’Université de Berlin en 1870, Helmholtz s’est surtout voué à l’étude des phénomènes électriques. Pour expliquer la différence de potentiel au contact de deux molécules, il a imaginé l’hypothèse de « la couche double » qui a été le point de départ d’un grand nombre de recherches et de travaux. Sur le principe de la conservation de l’énergie et sur le principe de Carnot, il a fondé la théorie aujourd’hui classique de la pile. Dans un tout autre ordre d’idées, on trouve dans la liste de ses œuvres des travaux sur la vitesse de transmission des impressions nerveuses, des conférences sur les idées scientifiques de Gœthe, des spéculations philosophiques sur le principe de la moindre action, et enfin son fameux travail sur les axiomes de la géométrie, qui, par l’originalité et l’ingéniosité, sinon par la rigueur absolue des propositions, produisit une sensation véritable dans le monde de la géométrie et de la physique mathématique.

III

C’est à Kœnigsberg, au début de sa carrière, en 1851, que Helmholtz fit sa première grande invention : celle de l’ophtalmoscope. Professeur à l’Université, il voulait exposer à ses élèves la théorie formulée par Brücke sur la lueur oculaire, c’est-à-dire sur la lumière que la surface de la rétine réfléchit dans l’espace. Il se demanda, — question que Brücke n’avait pas eu occasion de se poser, — à quelle catégorie d’images optiques appartenaient les rayons renvoyés par le fond de l’œil, et, après avoir résolu mathématiquement le problème, il chercha les moyens d’exposer cette solution à son auditoire. Pour donner, par un exemple usuel, une idée des difficultés de la question, supposons qu’il s’agisse de regarder le fond d’une clef creuse. Pour que ce fond soit visible, il faut qu’il soit éclairé ; d’autre part, l’œil devant, pour voir, se placer sur le trajet des rayons, barre le passage à la source lumineuse. Helmholtz eut l’idée, simple mais géniale, d’éclairer le fond de la clef, ou plutôt la rétine, par une lumière réfléchie sur un miroir percé d’un trou à son centre ; les rayons réfléchis éclairent la rétine, et l’œil la regarde à travers le trou. Il se heurta d’abord à quelques difficultés d’exécution, mais, sur de sa théorie, il ne se laissa pas rebuter, et après huit jours de tâtonnemens, il eut la joie inexprimable d’être le premier parmi les hommes à contempler une rétine vivante éclairée.

Le retentissement de cette découverte fut immense, et, de ce jour, le jeune physicien fut classé parmi les plus grands. L’ophtalmoscope rendit, d’ailleurs, les plus éminens services à la médecine des yeux. Il devint possible de réaliser en oculistique le rêve, vainement poursuivi dans les autres branches de la thérapeutique, et qui consiste à suivre la marche des maladies sur le vivant, à se rendre compte des lésions diverses, à en tracer pour ainsi dire la carte exacte. Par un sentiment quelque peu étrange, quoique bien humain au fond, Helmholtz faisait, de l’invention de l’ophtalmoscope, beaucoup moins de casque ses contemporains. Il prétendait que tout physicien, venant à s’occuper de la physiologie de l’œil, devait nécessairement inventer ce précieux appareil. Il affirmait que Brücke en avait passé tout près, à l’épaisseur d’un cheveu ; et quand, en 1886, la Société ophtalmologique lui décerna la grande médaille Græfe, en rappelant surtout les immenses services rendus à la science par l’ophtalmoscope, il ne put se défendre d’une certaine impatience. « Supposez, dit-il dans sa réponse aux discours qui venaient de lui être adressés, supposez qu’un ouvrier obscur ait inventé, au temps de Périclès, des outils permettant de travailler le marbre. Est-ce à lui que vous auriez fait honneur des chefs-d’œuvre enfantés par le génie des Phidias, des Polyctète, des Praxitèle ? Évidemment non. J’ai eu le bonheur d’être cet ouvrier, mais, s’il avait fallu décerner la médaille, c’est pour ces grands artistes et non pour moi que j’aurais voté. »

Helmholtz avait le sentiment, assez justifié à nos yeux, qu’en faisant de lui simplement l’inventeur de l’ophtalmoscope, on ne lui rendait pas justice. Quoi qu’il en soit, le jeune professeur se trouva naturellement engagé par ce premier et retentissant succès à continuer ses recherches sur la physiologie de l’œil. Il avait, en 1851, trouvé l’ophtalmoscope pour explorer la surface de la rétine ; en 1854, s’inspirant d’un principe appliqué par Bessel à la mesure de la parallaxe des étoiles, il construisit un ophtalmomètre destiné à mesurer la courbure externe de la cornée[5].

Mais, sur ce terrain, Helmholtz ne pouvait ni ne voulait se renfermer dans le rôle d’un pur physicien, d’un pur mathématicien. Il allait aborder des problèmes d’un ordre plus élevé que la simple description ou la simple mesure.

L’étude physiologique, — nous dirions presque aussi psychologique, — de la vision comprend trois parties bien distinctes. La première donne la description des moyens par lesquels le mouvement vibratoire extérieur est conduit et transmis jusqu’à la surface nerveuse pour y produire une impression.

La seconde s’occupe de la transformation de cette impression, toute physique, en sensation lumineuse.

La troisième, enfin, la plus intéressante peut-être au point de vue philosophique, traite des lois psychiques au moyen desquelles ces sensations lumineuses nous donnent la perception des objets extérieurs.

L’Optique physiologique d’Helmholtz, parue de 1856 à 1866 dans l’Encyclopédie physique de Karsten, se divise en trois parties : la dioptrique de l’œil, les sensations visuelles, les perceptions correspondantes.

Nous ne pouvons avoir ici la prétention de donner une analyse même incomplète de ce volume de 1 000 pages, mais nous allons essayer de faire comprendre l’intérêt des problèmes posés, et d’en esquisser à grands traits les solutions.

En premier lieu, — et cette question a été traitée de main de maître par J. Muller, — Il faut, pour la netteté des images, que chaque point lumineux extérieur donne lieu à une impression unique. On comprend facilement que, si trois lumières différentes, par exemple, éclairent une même cavité, toutes les parties recevront à la fois les trois lumières, et il en résultera une impression confuse. Le problème comportait trois solutions : l’une consistant à faire passer tous les rayons lumineux par une ouverture très petite, comme dans notre chambre noire ; l’autre à dresser perpendiculairement à la surface et en grand nombre des cônes ne laissant passer la lumière que suivant leur axe ; la troisième enfin à recourir aux propriétés des milieux réfringens pour concentrer en un point unique tous les rayons émanant d’une source lumineuse, comme nous le faisons pour nos lunettes et nos appareils photographiques. Dans la nature, on ne rencontre point d’exemple de la première solution, qui n’aurait vraisemblablement pas amené sur la surface nerveuse une quantité de lumière suffisante. Mais les deux autres sont largement représentées, la seconde par les yeux composés des insectes et animaux inférieurs, la troisième par les yeux simples, à milieux réfringens, des vertébrés.

Comme le fait très bien remarquer J. Muller, les deux solutions ont chacune leurs avantages particuliers, et l’on ne peut pas dire que l’une d’elles soit absolument supérieure à l’autre. Les yeux composés des insectes, par exemple, leur permettent de voir distinctement à toute distance sans modification de l’appareil oculaire interne. Dans nos yeux à milieux réfringens, au contraire, il est nécessaire que ces milieux modifient leur courbure suivant la distance, de façon que le foyer lumineux vienne se faire sur la rétine.

Examinons de plus près cette troisième solution, la plus intéressante pour nous. Les milieux réfringens sont la cornée, qui est invariable, et le cristallin, dont la courbure se modifie. La rétine, ou réseau d’épanouissement du nerf optique, se compose d’élémens superficiels, très petits, appelés élémens rétiniens, sur chacun desquels un nombre quelconque de points lumineux tombant ne donnent lieu qu’à une sensation lumineuse unique. C’est l’équivalent, en beaucoup plus petit, de l’élément de la peau sur lequel deux pointes de compas très rapprochées ne produisent aussi qu’une seule sensation tactile. Il y a une région de la rétine, la tache jaune, la plus sensible de toutes à la lumière et dont le point central porte le nom de fovea centralis ; il y en a une autre, le punctum cœcum, complètement insensible aux rayons lumineux. La rétine et les milieux réfringens sont renfermés dans une cavité tapissée d’une membrane noire, la choroïde, percée d’une ouverture, la pupille, réglée par un rideau mobile, l’iris. L’ensemble de l’espace d’où les rayons lumineux peuvent pénétrer dans l’œil s’appelle le champ visuel. Des muscles spéciaux permettent de modifier la direction de l’œil, et d’obtenir ainsi l’agrandissement du champ visuel utile.

Tous ces organes sont décrits sommairement dans la dioptrique de l’œil. Helmholtz a donné, de l’accommodation, c’est-à-dire du mécanisme par lequel se modifie la courbure du cristallin, une explication qui a soulevé de vives discussions et provoqué de nombreuses recherches[6].

Les diverses dispositions de l’appareil oculaire sont extrêmement ingénieuses, mais l’ensemble est loin de la perfection. L’œil parfait, emmétrope, devrait être sphérique ; il est presque toujours ellipsoïdal. Il est ou myope, c’est-à-dire trop long ; ou hypermétrope, c’est-à-dire trop court ; ou astigmate, c’est-à-dire à courbures inégales. Sous un certain rapport, il est même inférieur à nos instrumens d’optique ; ses milieux réfringens ne sont pas achromatiques.

Si bien que plus tard, dans une boutade célèbre, Helmholtz, énumérant toutes les imperfections de cet organe, déclara que, si un opticien venait lui apporter un instrument entaché de pareils défauts, il le lui renverrait avec les plus vifs reproches.

Notre compatriote, le Dr Javal, osa prendre la défense de « l’opticien », et son plaidoyer ingénieux, profond même, mérite d’être rapporté ici. « L’opticien, dit-il en substance, doit régler un appareil sur le travail spécial que doit accomplir cet appareil. A un astronome, à un homme de guerre, il livrera une lunette à longue portée ; au micrographe, un microscope. Mais quand « l’opticien » ignore, — comme c’est ici le cas, — l’usage que son « client » veut faire ultérieurement de son instrument, il se borne — et il doit se borner — à lui livrer un appareil, non réglé, mais réglable par le jeu même de son adaptation spéciale future. Il nous livre donc un œil, trop court, hypermétrope. Si nous avons le goût des recherches minutieuses où il faut regarder de très près pour voir tous les détails, notre œil, s’allongeant, deviendra myope. Nous naissons avec un œil hypermétrope, c’est-à-dire trop court, et c’est à la suite d’efforts constans que nous l’allongeons pour l’adapter à la vision rapprochée. Ces efforts, mal dirigés, peuvent engendrer des infirmités comme l’astigmatisme, par exemple, mais c’est la faute du « client » et non du « fabricant. »

Ici comme ailleurs, c’est donc la fonction qui adapterait l’organe, et nous serions dans une certaine mesure les artisans de notre propre destinée ; les infirmités, la souffrance, ne seraient que la, sanction des erreurs commises, ou un avertissement pour mieux diriger nos efforts à l’avenir.

Il est difficile de définir ce qu’est la sensation proprement dite ; nous allons essayer néanmoins d’en donner ici au moins une idée.

Plus l’homme avance dans la connaissance de l’univers, plus il reconnaît que le phénomène le plus général est, sans contredit, la vibration, c’est-à-dire le mouvement périodique se propageant suivant des ondes se succédant à intervalles égaux, de rayon grandissant, mais dont l’intensité s’affaiblit avec la distance.

Regardez la surface de la mer un jour de pluie. Chaque goutte qui tombe du ciel détermine dans l’eau la formation d’un cercle d’ondes qui grandit, mais dont la saillie au-dessus du niveau normal va sans cesse en s’affaiblissant. Comme les gouttes tombent à intervalles égaux, à chacun des cercles formés succède un autre cercle qui parcourt les mêmes phases. Tous les cercles émanés des différentes gouttes se coupent et se recoupent en des points facilement reconnaissables, par où l’onde passe sans s’arrêter. Les vagues soulevées par le vent, les oiseaux qui plongent, les poissons qui sautent, les bateaux qui laissent un sillage, viennent compliquer encore toutes ces rencontres. C’est l’image schématique de l’univers où nous vivons. Plongés dans l’éther comme en un vaste océan, nous sommes en communication, pour ne pas dire en contact, avec tous les autres corps, par l’intermédiaire de ces « frissons » périodiques, de ces vibrations qu’ils émettent en tous sens. Comment se reconnaître dans cette confusion en apparence inextricable ? Comment déterminer la position, la forme des objets, voisins ou éloignés, avec lesquels nous nous trouvons ainsi en rapport par des systèmes d’ondes si variés ? Une seule chose est invariable pour chacun de ces systèmes, c’est le rythme, le nombre par seconde du groupe de vibrations correspondantes. Chacun de nos sens comprend donc les organes nécessaires pour la détermination de ce rythme. Le toucher et la peau, organe de la sensibilité générale, nous révèlent les vibrations lentes correspondant à la force mécanique : les attractions ou répulsions, la pesanteur, et les chaleurs à basse température ; l’ouïe détermine avec une précision surprenante la vitesse des mouvemens de l’air ; la vue enfin, par des organes plus délicats encore, nous renseigne sur les vibrations lumineuses, qui sont infiniment plus rapides. Pour les vibrations de l’éther inférieures en nombre à celles du rouge ou supérieures en nombre à celles du violet (radiations chimiques, électriques, etc.), nos sens ne nous fournissent aucun renseignement, mais nous étendons et complétons en quelque sorte leur action par les appareils de mesure de la physique : thermomètres, galvanomètres, plaques photographiques, résonateurs électriques de Hertz, etc. Ce que nous appelons la sensation, c’est donc la révélation sous une forme quelconque du rythme des vibrations dont l’onde vient produire sur nos organes l’impression. Je dis sous une forme quelconque parce que l’immense majorité des hommes ignorant, par exemple, que la lumière est produite par des vibrations, ne peut songer à en mesurer le nombre, mais elle distingue le rouge, le vert, le violet, et cela suffit pour le but pratique de la vie. De même, il est bien peu de gens encore qui se doutent qu’en distinguant un la, d’un ut, ils font sans le savoir la différence entre 870 et 1 044 vibrations de l’air. Mais ils ont la sensation de la différence des deux rythmes, et c’est là l’essentiel.

Bien que la cause extérieure, — la vibration, — reste la même en substance, chacun de nos sens est muni d’appareils spéciaux adaptés uniquement à l’analyse de certains rythmes, et qui, aux autres rythmes, ne répondent rien. Qu’on pique, qu’on coupe, qu’on brûle la rétine ou les nerfs de l’oreille interne, ils ne donneront jamais la première que des sensations lumineuses, les seconds que des sensations auditives. Cette propriété a reçu de M. Muller le nom d’énergie spécifique. C’est ainsi que, suivant les appareils terminaux auxquels il aboutit, un même courant électrique peut allumer une lampe, ébranler une sonnerie, écrire un télégramme, faire parler un téléphone, etc.

Helmholtz a étudié avec le plus grand soin et la plus grande sagacité les différentes catégories de sensations visuelles, mais c’est peut-être dans la théorie des couleurs qu’il a fait preuve de la plus grande originalité. Reprenant une théorie oubliée de Th. Young, il admet qu’à chaque élément rétinien se rattachent trois fibres nerveuses particulièrement sensibles, la première aux vibrations du rouge, la seconde à celles du vert, la troisième à celles du violet, bien que chacune d’elles soit influençable par toutes les radiations lumineuses. C’est de la combinaison des vibrations de ces trois fibres que naît en nous la sensation d’une couleur déterminée. La sensation du bleu, par exemple, correspondrait à une excitation modérée des fibres du vert et du violet combinée à une excitation faible du rouge, et ainsi des autres. A une excitation à peu près égale des trois fibres correspondrait la sensation du blanc ou des couleurs blanchâtres. Cette théorie explique la plupart des faits connus. Si les diverses excitations sont assez faibles pour que leurs différences cessent d’être saisissables, la sensation est grise, et les couleurs ne se produisent pas (Charpentier). On sait qu’une lumière extérieure constante produit sur une libre nerveuse une excitation dont l’intensité décroît avec le temps par l’effet de la fatigue. Il suit de là que, si l’œil a longtemps regardé une surface rouge, par exemple, et qu’il reçoive ensuite de la lumière blanche, les fibres fatiguées du rouge sont relativement moins affectées que celles du vert et du violet, et c’est la sensation vert bleu, complémentaire du rouge, qui prédomine. Supposez qu’accidentellement l’un des trois groupes de fibres soit affaibli ou paralysé, on ne verra plus que certaines couleurs : c’est le daltonisme. Cette théorie fournit donc une explication satisfaisante d’un grand nombre des phénomènes observés dans la vision des couleurs, notamment pour la détermination des couleurs complémentaires. Mais, ici, il faut bien remarquer, — et Helmholtz l’a établi pour la première fois contre Newton, Goethe, Brewster, — que les résultats obtenus en projetant sur un même écran les couleurs du spectre ou en faisant tourner rapidement un disque présentant deux secteurs diversement colorés, sont absolument différens de ceux que les peintres obtiennent par le mélange des poudres colorantes imbibées d’eau ou d’huile. Au moyen d’expériences et de démonstrations qui ne peuvent être rapportées ici, Helmholtz a prouvé que la couleur prédominante est alors celle qui, réfléchie par la surface de la particule la plus éloignée, a pu traverser la matière colorante avec la moindre altération.

Reste enfin la question des perceptions, c’est-à-dire des idées des objets extérieurs que l’âme, le moi, l’intelligence déduit des sensations visuelles. Ici le terrain est tout différent de celui sur lequel nous nous étions placés tout à l’heure. Il s’agissait de mouvemens vibratoires extérieurs produisant sur nos organes des impressions, et dont le rythme spécial était enregistré sous forme de sensations, lesquelles constituent pour nous le signe représentatif, le symbole de l’objet extérieur considéré. Nous étions en pleine physique, en pleine mécanique. Il s’agit maintenant de raisonner sur ces signes, sur ces symboles, et d’après les résultats de ces raisonnemens de conclure à la forme, à la position, aux relations mutuelles des objets qu’ils représentent. Nous voilà en pleine logique. Nous allons opérer sur les sensations comme les chimistes opèrent sur les équivalons des corps, équivalens qui sont pourtant des nombres abstraits.

Pour bien nous faire comprendre, nous allons attaquer la question de la perception de la profondeur, du relief.

Commençons par établir qu’il n’existe aucun organe destiné à nous fournir des sensations spéciales à cet égard. Prenons d’abord un seul œil ; il ne peut nous donner que la sensation d’une surface teintée de différentes couleurs, car tous les points situés l’un derrière l’autre sur un même rayon visuel ne peuvent produire qu’une sensation unique. Nous avons, il est vrai, deux yeux situés à une certaine distance l’un de l’autre et permettant à la rigueur de construire le triangle formé par chacun de ces yeux et par un point extérieur. Mais, d’abord, cette construction relève du raisonnement et nullement de la sensation proprement dite, et ensuite, pour la très grande majorité des objets, la distance des deux yeux est trop petite et ne peut nous fournir une parallaxe appréciable de l’objet quelque peu éloigné. On pourrait supposer que la conscience d’efforts d’accommodation différens donnerait la sensation de la différence de distance et par conséquent de la profondeur ou du relief. Mais le stéréoscope, cette admirable invention de Wheatstone, fait tomber cette supposition ; tous les points des deux images étant sur le même plan, l’accommodation est la même pour chacun d’eux, et le relief ne se produit pas moins. Revenons à l’usage de l’œil unique. Il nous montre côte à côte les images de deux hommes ; l’une de ces images est dix fois plus petite que l’autre ; nous savons, par une expérience antérieure, que la taille de l’homme varie entre des limites restreintes, mais que plus un homme est loin, plus il nous paraît petit. Des sensations fournies par l’œil nous conclurons donc que nous avons devant nous deux hommes dont l’un est à une distance dix fois plus grande que l’autre. De même, nous savons, toujours par une expérience antérieure, que le corps humain et la plupart des objets usuels ne sont pas transparens. Si notre œil nous fournit les images voisines de deux hommes, dont l’un apparaîtra tout entier tandis que l’autre ne laisse voir que les parties de son corps qui dépassent le contour apparent de son compagnon, nous conclurons que le premier de ces deux hommes est en avant du second, et ainsi de suite. En nous déplaçant, nous voyons les images changer, et ces changemens nous renseignent sur la position relative des corps. La vision avec les deux yeux facilite singulièrement les raisonnemens de l’espèce. Si un objet, pas trop éloigné, est vu par nos deux yeux, il donne dans chacun d’eux des images différentes ; l’œil droit nous montre des surfaces que ne nous montre pas l’œil gauche, et réciproquement. En vertu de l’expérience antérieure toujours, nous concluons que l’objet est un solide et non une surface plane.

Pour mieux exécuter ces opérations, nous imposons à nos yeux l’obligation de travailler toujours de la même manière, ce qui rend les observations successives plus aisément comparables. Toutes les fois que notre attention est particulièrement appelée sur un point, nous le regardons, c’est-à-dire que nous dirigeons vers lui, non pas seulement la tache jaune de chacun de nos yeux, la région la plus sensible aux rayons lumineux, mais un point presque mathématique de cette région, qui devient alors, pour ainsi dire, l’origine des coordonnées angulaires correspondant à chaque œil. Et ce qui montre bien le caractère purement intellectuel, mental, logique, de cette opération, c’est qu’en dépit des deux images formées dans les deux yeux, l’objet regardé paraît unique, comme un objet que nous touchons avec nos dix doigts nous semble un seul objet bien qu’il donne lieu à dix sensations tactiles différentes. Le point de fixation où convergent les lignes de regard est promené sur les différentes parties de l’objet qui se trouve ainsi palpé visuellement comme par les antennes d’un insecte. Détail à noter et qu’on peut vérifier, dans la lecture, par exemple, cette exploration par l’œil de la surface d’un corps se fait au moyen de mouvemens saccadés de façon à permettre de mieux apprécier les changemens de plan.

Des sensations visuelles se produisent sur les parties de la rétine différentes de la fovea lorsque le regard se promène ainsi dans l’espace. Elles donnent lieu à des images dont la netteté est, en quelque sorte, proportionnelle à l’attention, au degré d’importance que nous leur accordons. Le plus souvent nous les négligeons, nous les neutralisons suivant le terme consacré. Un strabique, par exemple, qui se sert ordinairement d’un de ses yeux parce qu’il est le meilleur, néglige complètement les images fournies par l’autre. Si l’on couvre le bon œil, le malade utilise, au contraire, les images du mauvais. Il est donc établi de la façon la plus incontestable, à ce qu’il semble, que nous avons la perception du relief grâce aux raisonnemens, aux conclusions logiques que nous déduisons des matériaux qui nous sont fournis par les sensations visuelles. Les prétendues illusions des sens ne sont que des raisonnemens faux ou incomplets.

À cette théorie vient se heurter une objection très plausible et très naturelle. Comment admettre que nous fassions tous ces beaux raisonnemens, si nombreux, si compliqués, sans nous en apercevoir, comme M. Jourdain faisait de la prose ? Les philosophes soutiendront même qu’il y a contradiction dans les termes quand on parle de raisonnemens inconsciens ; que le mécanisme logique a besoin d’un moteur qui est précisément la conscience du but à atteindre, et qui mesure à ce but même l’importance, la direction de l’effort à faire. À ces objections, nous répondrons par un exemple vulgaire. Observons une personne qui apprend à jouer du piano : dans les premiers temps, on lui voit très clairement faire un premier raisonnement pour déterminer le nom de la note marquée sur la portée, un second raisonnement pour trouver sur le clavier la touche correspondant à cette note ; ces deux raisonnemens sont alors parfaitement consciens et l’élève s’entoure de tous les renseignemens que peuvent lui fournir la vue, le toucher, l’ouïe pour contrôler ses premiers essais. Il regarde la portée, puis, son œil quittant la page, il regarde le clavier, il regarde ses doigts, il enfonce la touche, et, à l’oreille, reconnaît s’il s’est trompé ou non. Toutes ces opérations réclament une attention très soutenue, très fatigante. Deux ou trois ans après, quand l’élève a pris pleine possession de son instrument, il ne regarde plus que les notes ; sans aucun raisonnement, il trouve du premier coup la touche correspondant au signe donné, et il enfonce cette touche sans même regarder ses doigts. S’il est bien doué, il arrivera même, comme la plupart des compositeurs, à lire à première vue une partition où douze ou quinze parties sont écrites en clefs différentes ; à discerner, sans y penser, la phrase mélodique principale, l’harmonie essentielle, et à exécuter le tout dans le mouvement. Certaines organisations privilégiées, comme Liszt et Saint-Saëns, liront au besoin et réduiront au piano, à première vue, la partition mise à l’envers.

Donc, par un mécanisme que nous ne connaissons pas, mais dont nous ne pouvons contester la réalité, tous les raisonnemens, consciens à l’origine, deviennent, par l’effet de l’habitude, inconsciens, et les actes qu’ils déterminent en nous s’exécutent alors automatiquement[7].

Il suffit d’observer un enfant nouveau-né pour voir que, dès les premières heures de sa naissance, il entreprend, sur le monde où il vient d’entrer, tout un système d’expériences du même genre. Il cherche à toucher tout ce qu’il voit, à regarder tout ce qu’il touche, à porter à sa bouche tout ce qu’il touche et tout ce qu’il voit. Il apprend peu à peu, mais très vite, à associer l’idée du lait qu’il va boire avec les mouvemens qu’on lui fait faire pour l’apporter à sa nourrice. Aussitôt ces mouvemens commencés, il cesse de crier pour n’exprimer de nouveau son impatience que si les délais qu’il considère déjà comme normaux sont dépassés. Dès les premiers jours, il dirige aussi sur les objets les fovea associées de ses deux yeux. Pour ne pas être écrites ou parlées, ces opérations n’en constituent pas moins tout un ensemble logique d’associations d’idées, de conclusions, d’expériences raisonnées en vue d’apprendre à connaître les objets extérieurs par les sens, et à mesurer les efforts et les mouvemens aux différens buts à atteindre.

Au bout d’un certain temps, tout ce travail mental effrayant devient inutile. Les sens et les membres dressés à leurs tâches respectives l’accomplissent sans le concours de l’intelligence, laquelle peut alors élargir le cercle de ses opérations et passer à d’autres exercices.

Point très important à noter : quand, par l’effet de l’habitude, une perception est devenue, pour ainsi dire, le résultat automatique d’un raisonnement devenu inconscient, le raisonnement actuellement conscient ne peut plus la modifier. Je m’explique par un exemple. Tout le monde sait que, si l’on appuie fortement un doigt dans le coin extérieur de l’œil fermé, on voit l’image lumineuse de ce doigt, non au point touché, mais dans une région voisine du nez. C’est ce qu’on appelle le phénomène du phosphène. Le doigt, exerçant une pression qui se transmet sur une portion de la rétine, détermine la formation d’une sensation lumineuse, en vertu du principe de l’énergie spécifique des nerfs de la vision. À la suite d’expériences innombrables, nous avons appris à situer le point lumineux, cause d’une sensation lumineuse, à l’opposé de la partie de la rétine où se produit l’impression. Cette habitude résiste à la connaissance actuelle que nous avons des causes de la sensation visuelle et à tous les raisonnemens que nous pouvons faire aujourd’hui. Il est bon de remarquer qu’il en est de même, en dehors des sensations, dans le domaine des associations d’idées. On pourrait convenir, par exemple, de désigner par le mot cheval toutes les idées aujourd’hui figurées par le mot table, et réciproquement. Si l’on fait l’expérience, on sera surpris des difficultés considérables qu’elle présente. À chaque instant des idées appartenant à l’ancien symbole viendront se mêler à celles que veut représenter le nouveau, et il y aura confusion. C’est ce qui, en musique, fait la grande difficulté de la transposition ou du changement de clef.

On ne peut, à ce qu’il me semble du moins, expliquer ces différens faits, absolument incontestables, qu’en recourant à l’hypothèse suivante. Le moi conscient qui a entrepris les expériences fait les raisonnemens, pris les conclusions, confie à un sous-ordre, à un sous-moi, le soin d’exécuter la besogne courante. Ainsi, dans un Etat, l’exécution de la loi élaborée par le parlement est confiée à des administrations chargées de l’appliquer, mais ne pouvant la modifier. Dans les circonstances imprévues, ce sont ces administrations qui, par voie d’interprétation et de jurisprudence, font à leur tour des observations et des modifications que le parlement ignore. De même pour nos organes : quand un enfant apprend à marcher, toute son attention est portée sur cette étude. Il mesure avec soin la portée de ses pas, les mouvemens qu’il faut donner à ses bras et à son corps pour ne pas perdre l’équilibre. Plus tard, s’il faut marcher dans une rue, au milieu des passans et d’autres obstacles qu’il faut éviter, s’il faut monter ou descendre, etc., l’intelligence, le moi, ne s’occupe plus de rien ; c’est le sous-ordre qui pare à ces cas imprévus par des raisonnemens dont il a probablement conscience, mais qui restent complètement ignorés de son supérieur.

Helmholtz a soutenu énergiquement cette théorie dite empiristique des perceptions résultats de l’expérience acquise, contre Héring, autre élevé de J. Muller, affirmant au contraire, avec son maître, une théorie dite nativistique, rattachant ces perceptions à des propriétés innées de nos organes.

Après trente ans, on peut peut-être trancher le débat, au moins provisoirement, par une sentence où les deux parties trouveront satisfaction.

Helmholtz a raison de dire que la perception du monde extérieur est un résultat d’expériences et de raisonnemens faits sur la sensation, car nous voyons l’enfant nouveau-né recommencer cet effrayant travail à chaque génération. Mais on peut accorder à Héring et à ses partisans que le désir qui pousse l’enfant à entreprendre ce travail, l’aptitude qui lui permet de le réaliser. aptitude qui, vraisemblablement, s’accroît à chaque génération aussi, rentrent bien dans cette transmission mystérieuse qu’on appelle dans la science moderne l’hérédité, en théologie la grâce ou le péché originel, et qui fait, de chaque espèce, de l’animalité, de l’humanité, comme un être unique se développant à travers les âges.

IV

Est-ce chez nous tendresse particulière pour le livre que nous avons traduit il y a trente ans, et qui nous a ouvert tout un monde d’idées et d’aperçus nouveaux ? Est-ce parce qu’après trente ans de méditations et d’expériences, nous le connaissons mieux et que nous en avons vu les principales théories résister victorieusement aux attaques les plus sérieuses ? Nous ne savons ; mais, après avoir rapidement passé en revue dans ces derniers mois les principaux travaux de Helmholtz, nous trouvons que la Théorie physiologique de la Musique est, de beaucoup, l’ouvrage où ce beau génie a donné la plus large mesure de ses facultés exceptionnelles. L’enchaînement des idées, la rigueur et la fécondité de la méthode, le sentiment très élevé des différences qui séparent la science de l’art, l’ingéniosité des théories et des expériences, la sûreté de l’analyse philosophique, tout s’y trouve réuni. Il a, du coup, réhabilité l’acoustique qui, jusque-là, n’occupait qu’une place très secondaire dans les préoccupations des savans. Les résultats pratiques ne se sont pas fait attendre ; l’invention du téléphone et du phonographe procède presque directement des théories rajeunies par Helmholtz. Dans des domaines très différens, deux de ses plus éminens élèves, Hertz pour l’étude des courans électriques alternatifs, G. Lippmann pour la découverte de la photographie des couleurs, se sont inspirés des données fournies par cette science trop dédaignée. Et cette action suggestive de l’acoustique n’est pas pour surprendre.

Si, comme on l’a vu plus haut, tous les phénomènes de l’univers ont pu être réduits à des vibrations, les vibrations de l’air dont s’occupe spécialement l’acoustique sont les seules qu’on puisse, pour ainsi dire, prendre sur le fait, étudier expérimentalement dans leurs phases, saisir même à l’œil dans leurs combinaisons les plus compliquées (appareils de Kœnig et de Lissajous). Et l’on peut presque affirmer que, sans la connaissance des mouvemens combinés de deux sons, Huyghens, Young, Fresnel, auraient eu bien plus de peine à établir la théorie des ondulations lumineuses.

Dans ses rapports avec nos sens et notre esprit, le mouvement vibratoire de l’air n’est pas moins intéressant à étudier que le mouvement vibratoire de l’éther. Comme l’œil, et mieux que lui encore, au moins d’une façon plus facile à comprendre, l’oreille nous permet de nous débrouiller dans la complication infinie des mouvemens vibratoires de l’atmosphère. Elle nous donne, sous forme de sensations très précises, la notation très déterminée de ces mouvemens. Mais, chose curieuse, notre intelligence en tire un parti tout différent. Le son nous renseigne fort mal sur la situation et la forme des corps extérieurs, que la lumière révèle à nos yeux avec tant de sûreté. En revanche l’oreille peut mesurer avec une précision à peine concevable les plus petites différences dans la durée. Elle distinguera, dans certaines circonstances, un son faisant 1001 vibrations par seconde d’un son qui n’en fera que 1 000 ; couramment, elle appréciera la différence des quelques vibrations qui, dans les octaves moyennes, séparent les intervalles tempérés des intervalles justes. Si la vue est, par excellence, le sens de l’espace, l’ouïe est le sens du temps qu’elle, mesure dans ses moindres subdivisions ; un sens plus intellectuel en quelque sorte que les autres. Du monde extérieur, elle ne nous apporte d’une façon précise que la parole de nos semblables, — autant dire leur pensée, — et la mesure de la durée.

Au point de vue esthétique, l’art fondé sur les sensations auditives est aussi très différent de l’art fondé sur les sensations visuelles, et dans le but qu’il poursuit et dans les moyens qu’il emploie.

En entendant un son musical, nous savons reconnaître s’il émane d’un violon ou d’une flûte, mais cette constatation n’est pour rien dans les jouissances artistiques que nous éprouvons. Les sons nous font l’effet de se mouvoir dans une sorte d’espace idéal, métaphysique presque, avec des vitesses que nous pouvons analyser avec la plus grande précision dans leurs moindres détails. A l’inverse des yeux qui ne regardent qu’un point à la fois, nous pouvons suivre les mouvemens simultanés de plusieurs parties concertantes. Et ces mouvemens paisibles ou majestueux, tumultueux ou calmes, suggèrent à notre âme des émotions d’une allure correspondante. L’âme du compositeur fait vibrer l’âme des auditeurs comme une corde de harpe répond au son d’une note de violon ou de cor qui chante à l’unisson.

Les deux grandes découvertes de Helmholtz sur ce terrain particulier sont d’une part l’explication du timbre musical, et, d’autre part, la solution du problème posé par Pythagore il y a trois mille ans, sur les rapports simples des nombres de vibrations des intervalles consonans.

Le son présente trois propriétés bien distinctes : la hauteur qui dépend du nombre des vibrations, l’intensité qui se rattache à l’amplitude de ces vibrations, et enfin le timbre, la cause inconnue jusqu’à Helmholtz, qui fait reconnaître le son d’un violoncelle de celui d’un cor par exemple[8].

Monge avait bien soupçonné que, pour les cordes sonores, le timbre devait dépendre des subdivisions qui s’opèrent dans la corde vibrante, mais il n’avait pas poussé plus loin cette induction vague qui était restée inaperçue dans la science. Helmholtz ne s’en tint pas là. Partant du beau théorème de Fourier sur les mouvemens périodiques et dont Ohm avait déjà fait l’application aux sons musicaux, il prouve par le calcul, par l’analyse, puis par la synthèse :

1o  Qu’il y a des vibrations, d’une forme mathématique absolument déterminée, qu’on peut considérer comme simples ;

2o ° Qu’une vibration quelconque peut toujours être décomposée, et d’une seule manière, en vibrations simples ;

3o  Que cette décomposition n’est pas une décomposition purement idéale, et qu’en fait un son complexe fera vibrer par influence des diapasons correspondant aux sons simples dont il se compose ;

4o  Que l’oreille opère cette décomposition exactement de la même manière ;

5o  Que tous les sons employés en musique sont formés d’un son simple grave, accompagné de sons harmoniques d’intensité généralement décroissante, dont les nombres de vibration sont deux, trois, quatre fois plus grands que ceux du son fondamental ;

6o  Et que c’est à la différence de groupement de ces harmoniques que sont dues les différences de timbre.

Il fallait expliquer par des considérations psychologiques comment et pourquoi ces sensations diverses se fondaient dans notre perception en un tout homogène et, en apparence, simple. C’est à cette occasion que Helmholtz inventa l’un de ses plus ingénieux appareils, le résonateur, qui permet de distinguer un son donné dans la conversation, dans le chant, dans le bruit d’une voiture roulant sur le pavé[9].

La théorie du timbre une fois établie, Helmholtz la prend comme base pour arriver à résoudre le fameux problème de Pythagore qui avait donné lieu à tant d’ingénieuses, mais vaines spéculations.

On raconte qu’entendant deux forgerons frapper sur leur enclume respective, Pythagore reconnut l’intervalle de quinte, et, pesant les deux enclumes, trouva que les poids étaient dans un rapport simple. Il inventa le monocorde et constata de même que la longueur de la corde donnant l’octave était la moitié de la longueur primitive ; que la longueur correspondant à la quinte était les deux tiers de cette longueur, etc. Des longueurs de corde, on passa aux nombres de vibrations qui furent trouvés dans un rapport simple pour les intervalles consonans. Cette simplicité des rapports numériques des vibrations formant un intervalle musical agréable était pour faire rêver les philosophes, et depuis Pythagore, les théories se sont succédé innombrables. La plus acceptable de toutes était celle d’Euler. Suivant ce grand mathématicien, l’esprit humain éprouve un plaisir spécial quand il constate entre des faits donnés une loi qui permet de déterminer pourquoi ces faits sont rangés dans tel ordre plutôt que tel autre. Nous serions donc agréablement affectés quand nous pourrons constater que deux ou quatre des vibrations de l’un des sons coïncident avec trois ou cinq de l’autre. Il s’ensuivrait que l’assemblage de deux sons nous plairait d’autant plus que le rapport des durées de leurs vibrations serait exprimé par des nombres entiers plus simples. De ces considérations, Euler a déduit une règle de classement des intervalles.

À cette théorie comme à toutes celles du même genre, on peut opposer les deux objections suivantes. En premier lieu, un intervalle légèrement altéré sonne à peu près aussi bien qu’un intervalle juste, et mieux qu’un intervalle fortement altéré, bien qu’en général, pour cette légère altération, le rapport numérique cesse d’être simple pour devenir très compliqué[10].

Ce n’est donc pas la simplicité des termes du rapport qui nous donne la sensation de la consonance.

En second lieu, la très grande majorité des hommes n’ayant pas même l’idée que les sons proviennent de vibrations de l’air, comment le rapport, simple ou non, du nombre de ces vibrations, peut-il avoir une action directe quelconque sur l’âme qui les ignore ?

Helmholtz estima qu’à cette simplicité ou à cette complication des termes numériques devaient correspondre deux sensations distinctes, nous fournissant deux perceptions différentes, et il put le prouver.

Quand deux sons très voisins se font entendre simultanément, il se produit dans l’oreille une sensation intermittente qu’on appelle battement, où les coups forts sont d’autant plus distincts que les sons sont plus rapprochés.

D’après un principe général admis et vérifié en physiologie, une sensation intermittente agit plus énergiquement sur nos organes qu’une sensation permanente ; au bout d’un certain temps elle les fatigue, tandis que la sensation permanente, s’émoussant peu à peu, les laisse dans un état de repos. Exemples : une lumière intermittente fatigue beaucoup plus vite qu’une lumière stable ; si vous posez une pointe d’aiguille sur votre main, vous cessez très vite de sentir la piqûre ; si, au contraire, vous grattez la peau avec l’aiguille, la sensation est beaucoup plus intense. Prenons maintenant deux sons de violon, ou d’harmonium, de piano même, formant une quinte, un ut et un sol, par exemple, et faisons-les résonner simultanément. Chacun de ces deux sons est accompagné de son cortège d’harmoniques, dont les nombres de vibrations sont respectivement égaux à 2, 3, 4, 5, 6, 7… fois le nombre des vibrations du son fondamental. Si la quinte est juste, le troisième harmonique de l’ut doit coïncider avec le deuxième du sol ; si elle est fausse, cette coïncidence n’a pas lieu et les harmoniques en question produisent des battemens, c’est-à-dire donnent lieu à une sensation intermittente et fatigante qui est la sensation d’un intervalle faux.

De même pour les autres intervalles : les nombres de Pythagore représentent donc aussi les numéros d’ordre des harmoniques qui doivent coïncider. Comme l’intensité de ces sons secondaires va s’affaiblissant, c’est la coïncidence des harmoniques de faible numéro qui donne les résultats les plus saisissables. De là la loi des nombres simples ; ces nombres sont forcément entiers puisqu’ils représentent des numéros d’ordre.

Mais alors la consonance dépendrait du timbre des instrumens employés ? Sans doute, et avec les flûtes, les sons bouchés de l’orgue, vous pouvez vous permettre des combinaisons qui feraient crier sur d’autres instrumens moins timbrés.

M. Mustel a construit, dans le temps, une sorte d’harmonium où les sons, constitués par des diapasons associés à des caisses résonnantes, étaient presque rigoureusement simples. Les dissonances les plus hardies y passent inaperçues,


Et jusqu’à je vous hais tout s’y dit tendrement.


Entrant dans des développemens qu’on ne peut rapporter ici, Helmholtz a tiré, de cette définition nouvelle des consonances, la théorie des accords, de la gamme et d’un grand nombre de règles jusque-là inexpliquées de l’harmonie. Mais, avec cet esprit hautement philosophique qui est la vraie caractéristique de son œuvre tout entière, il a eu grand soin d’expliquer que ces accords, ces gammes sont de simples matériaux fournis par la sensation auditive au génie esthétique de l’homme, lequel peut, à son gré, choisir parmi eux les élémens nécessaires à ses œuvres.

Les anciens, les Grecs, par exemple, n’admettaient point la musique à plusieurs parties. Ils demandaient à sept modes mélodiques différens la variété d’expression nécessaire. A partir de la Réforme et de la Renaissance, le chant en commun des psaumes de Luther, des messes de Palestrina, imprime à l’art une direction différente, et l’harmonie prend naissance. Des sept modes grecs, deux seulement, le mode ionien et le mode lydien, se prêtent aux combinaisons nouvelles ; il en sort notre mode majeur et notre mode mineur. L’art nouveau correspond à un état de civilisation, à « un état d’âme », où le calme, la pureté, la sérénité, la majesté, la grandeur tranquille apparaissent comme les attributs mêmes de la perfection. Dans la musique, la consonance est la règle, à laquelle les dissonances font rarement exception. Au XVIIe siècle, Lulli chante Atys et Armide sur ce mode paisible. Cet art nouveau atteint son apogée à la fin du XVIIIe siècle avec Handel, Haydn, Gluck, Mozart. Puis l’orage gronde, les passions se soulèvent, les nuances délicates s’effacent, les sentimens tumultueux bouillonnent heurtés dans la grande âme de Beethoven. Reprenant sur le piano les hardiesses sublimes de Bach sur le clavecin et l’orgue, Beethoven abandonne peu à peu la gamme naturelle pour la gamme tempérée. Il l’impose aux voix et à l’orchestre, auquel il communique une puissance, une variété inouïes jusque-là. La dissonance commence à prendre le dessus, et se multiplie dans ses œuvres. Ses successeurs vont plus loin encore.

Aujourd’hui, enfin, dans l’évolution qui s’annonce, c’est la gamme chromatique qui paraît l’emporter ; la tonalité, la consonance, le rythme lui-même, semblent s’effacer devant la dissonance et la richesse de l’instrumentation pure. La musique que nous connaissons céderait la place à un art purement décoratif en quelque sorte.

Mais si le génie artistique peut librement choisir entre les matériaux qui lui sont fournis par la sensation, il n’en est pas moins astreint à tenir compte de la nature spéciale de ces matériaux mêmes. L’architecte peut opter pour le style qui dérive de la construction en bois, pour le plein cintre et l’ogive du moyen âge qui dérivent de l’arcade étrusque, pour la construction en fer moderne, mais, son parti une fois pris, sa libre imagination doit se mouvoir entre les limites imposées par les conditions particulières de la matière choisie.

Nous ne pouvons que renvoyer ici le lecteur aux considérations développées par Helmholtz sur ce sujet.


V

Cœli enarrant gloriam Dei. Les sciences, elles, racontent les cieux, les cieux de Képler, Copernic, Galilée, Newton, Laplace, Le Verrier, Bunsen et Kirchhoff. Depuis trois siècles, elles ont remanié de fond en comble les théories cosmogoniques admises jusqu’à cette époque ; elles ont enlevé à la terre la place prépondérante qu’elle occupait dans les hypothèses anciennes ; elles en ont fait l’une des plus humbles parmi les planètes qui gravitent autour du soleil. Le soleil, à son tour, a été classé parmi les moindres étoiles. Tous les mouvemens des astres, depuis ceux des planètes jusqu’à ceux des étoiles doubles, ont été expliqués par la loi unique de la gravitation universelle, vérifiée jusqu’aux plus lointaines profondeurs de l’espace. La composition intime des astres a été étudiée, et l’analyse spectrale a permis d’y reconnaître quelques-uns des corps au milieu desquels nous vivons. Bien mieux, par cette investigation, nous avons été amenés à retrouver sur la terre elle-même des substances que nous avions découvertes d’abord dans les cieux. L’infiniment petit a été exploré comme l’infiniment grand, et l’on a pu scruter les mystères de la constitution des molécules et des atomes. Pour la vie elle-même, si l’on n’a pu jusqu’ici en déterminer les origines, il a été du moins possible d’en étudier l’évolution dans l’espèce, dans l’individu, dans l’œuf, et de déduire de cette étude les plus surprenans résultats.

A cet agrandissement des horizons, à cet élargissement des perspectives, bien des légendes ont été diminuées, amoindries ; de « vieilles chansons » qui avaient bercé l’enfance de l’homme ont expiré sur les lèvres de l’humanité adulte.

Quand Homère ou Hésiode nous racontent que, pour escalader le ciel, les Titans ont entassé l’une sur l’autre deux ou trois misérables taupinières de la Thessalie, nous ne pouvons nous empêcher de sourire. Malgré les prestiges de l’art, les cieux superposés de Dante, son enfer souterrain dont les portes ouvrent sous notre globe, paraissent réduits aux proportions de jouets d’enfans, à nous qui mesurons les distances célestes en années de lumière. Ces légendes poétiques, ces fictions gracieuses, nous les admirons, nous les respectons, mais comme, au moment de partir tout équipé pour voir lever le soleil sur le Mont-Blanc ou le Chimborazo, l’ascensionniste jet le un regard attendri sur les lisières dont sa mère se servait pour guider ses premiers pas.

Avec une foi que rien ne peut abattre, la science, elle, poursuit sans relâche le lien qui unit l’effet avec la cause. Dans les révolutions des étoiles doubles, comme dans l’évolution des microbes les plus infimes, elle va, cherchant et suivant à la trace la raison suprême qui préside au gouvernement de l’univers. Elle s’efforce de comprendre, de formuler en termes rationnels les lois de ce gouvernement. Quand elle y réussit, elle affirme par-là même l’étroite parenté de cette raison suprême avec la raison humaine qui en est l’émanation et comme le reflet.


Du gleichst dem Geist
Den Du begreifst[11].


Quand elle échoue, elle se remet à l’œuvre sans jamais se décourager, comme Kepler, disant dans une lettre célèbre, une véritable prière : « Je ne puis, pour le moment, réfuter cette objection, mais j’espère que Dieu me fera la grâce d’y pouvoir répondre un jour. » La science s’efforce de démêler partout, dans l’infiniment grand, dans l’infmiment petit, dans le cristal, dans la plante, dans l’homme, dans l’art, dans l’histoire, dans la linguistique, ce qu’il y a de permanent dans le variable, d’éternel dans le transitoire ; en un mot, elle a pour mission de dégager, sous les apparences contingentes, l’être mystérieux et transcendantal qui, dans la Bible, a dit : « Je suis la substance. Sum qui sto[12]. »

La science a le droit de se tromper parce qu’elle a le devoir absolu de reconnaître et de rectifier les erreurs signalées par l’expérience, l’observation, le bon sens. Sa foi se réduit à ce seul dogme : « Tout ce qui se passe dans l’univers s’y passe conformément aux lois de la raison et peut être prévu par elle, en vertu de la relation de cause à effet. » Pour la science, l’arbitraire, l’accidentel, le contingent, j’allais dire la liberté, n’existent pas ; pour elle, il n’est que ce qui dure, ce qui persiste, ou tout au moins que ce qui évolue suivant une loi régulière constante.

Or la morale publique, politique, privée, repose sur le postulatum de la volonté libre, qui seule peut créer le mérite ou le démérite, justifier le châtiment ou la récompense.

Il en résulte sur ce terrain, pour la science, une situation singulière sur laquelle on n’a peut-être pas assez appelé jusqu’ici, l’attention des penseurs. Les sciences dites morales ne peuvent se constituer qu’à la condition de se confiner dans l’étude des foules, des masses, des grands nombres, c’est-à-dire à la condition de se mouvoir dans des milieux où les variations dues à la liberté de chacun disparaissent, noyées ou compensées, dans la résultante générale. Il y a donc un compartiment de la morale où la science ne peut pénétrer.

Que faut-il penser de cette contradiction qui semble essentielle entre la science et l’idée de liberté ? Voici ce qu’en pense Helmholtz : « Pour les animaux et les hommes, dit-il, nous admettons avec certitude, d’après le témoignage de notre conscience, un principe de libre arbitre que nous sommes obligés de soustraire à la dépendance de la loi causale. Malgré les théories sur la fausseté possible de cette croyance, je crois que la conscience naturelle ne s’en départira jamais. Si la raison humaine le repousse, c’est qu’en vertu de sa constitution intime, d’une sorte d’énergie spécifique, elle ne peut concevoir l’univers que comme un ensemble de phénomènes reliés par la loi causale. Ainsi la rétine est construite de façon à ne voir dans le monde que les phénomènes lumineux. »

Nous terminerons par-là notre résumé de l’œuvre de Helmholtz. Si incomplet qu’il soit, nous espérons qu’il aura pu donner une idée de la puissance de ce grand esprit. Dans les cinquante dernières années, Helmholtz est l’un des hommes qui ont ouvert le plus de voies nouvelles aux plus hautes curiosités, qui ont jeté les lumières les plus vives sur les points les plus obscurs de la connaissance, qui partout ont réalisé ou suggéré les plus intéressantes découvertes. Son nom restera inscrit parmi les plus grands de notre grand XIXe siècle.


George Guéroult.

  1. La Physiologie du système nerveux de J. Muller a été traduite en français, on 1840, par le Dr  Jourdan. Tous ceux qui voudront lire spécialement les chapitres consacrés à l’étude de la vision et de l’audition pourront se convaincre que nous n’avons exagéré en rien les mérites de ce grand physiologiste.
  2. C’est dans le cours de cette investigation qu’Helmholtz découvre la théorie de ces courans d’induction qui se produisent lorsque deux fils traversés eux-mêmes par un courant sont rapprochés ou éloignés l’un de l’autre par une cause mécanique. En vertu de la loi d’Ampère, ces fils s’attirent ou se repoussent. S’ils se rapprochaient ou s’éloignaient sous l’influence de cette attraction ou de cette répulsion, cette force exécuterait un certain travail. Le mouvement se produisant en dehors de l’action de cette force, il reste un excédent d’énergie disponible qui se traduit par un accroissement ou une diminution des courans primitifs. Lenz et Neumann avaient trouvé la loi. Par un effort de généralisation, Helmholtz trouve la raison de la loi et donne la formule du phénomène.
  3. Par parenthèse, — et cette remarque s’impose depuis les beaux travaux de Pasteur, — le rôle de la vie dans la physique et la chimie même semble beaucoup plus important qu’on ne le supposait. Autrefois, il y a trente ou quarante ans, par exemple, la vie sur la terre était considérée comme une exception. Aujourd’hui elle constitue plutôt la règle, et, à chaque instant, on découvre l’action déterminante de l’organisme vivant, répandu partout on quantités innombrables, dans la formation des roches, de l’humus, dans les fermentations, putréfactions, etc.
  4. C’est sur les résultats de ce travail que Thomson (lord Kelvin) fonda sa théorie cosmique des tourbillons de l’éther.
  5. Cet appareil, d’un maniement lent et laborieux, a reçu, depuis une quinzaine d’années, de nombreux perfectionnemens dus à MM. Javal et Schiötz, du laboratoire physiologique des Hautes Études à Paris. C’est devenu un instrument d’une pratique aisée qui rend maintenant les plus grands services pour la détermination et la thérapeutique de l’astigmatisme.
  6. Dans ces dernier temps, M. Tscherning, du laboratoire ophtalmologique de Paris, a démontré qu’Helmholtz avait ou raison de croire que l’accommodation était produite par l’action du muscle ciliaire, mais qu’il s’était trompé sur le mode de cette action.
  7. J’ai pu suivre sur moi-même cette transformation du raisonnement conscient en inconscient. Je voulais jouer sur l’harmonium une partie d’alto écrite en clef d’ut 3e ligne, laquelle m’est peu familière. Il me fallut une attention extraordinaire et extraordinairement fatigante pour pouvoir en venir à bout pendant les dix ou douze premières mesures. Soudain, il y eut, en moi comme une sorte d’enclenchement et j’exécutai ma partie comme si elle eût été écrite en clef de sol ou de fa. De temps en temps, néanmoins, il se produisait un déclenchement qui exigeait un nouvel effort d’attention consciente. Au bout d’un certain temps, j’exécutais ma partie sans effort cérébral.
  8. On a souvent comparé le timbre des sons à la couleur de la lumière. Les Allemands lui donnent même le nom de Klängfarbe, couleur du son. Cette analogie n’est nullement fondée. La sensation de couleur, qui dépend uniquement du nombre des vibrations de l’éther, a exactement pour analogue la sensation de hauteur du son.
  9. En acoustique, le résonateur joue un rôle aussi important que celui de l’ophtalmoscope dans l’optique physiologique. Knaus a fait de Helmholtz un très beau portrait, où figurent un ophtalmoscope, un ophtalmomètre, un résonateur, comme les trois symboles visibles de son œuvre.
  10. La quinte juste correspond au rapport simple de 3 à 2, la quinte tempérée au rapport très compliqué de 2 7/127 ; cette dernière, la quinte du piano, est pourtant très supportable.
  11. Gœthe.
  12. Dans les phénomènes variables, la science recherche en effet la loi constante qui régit leur évolution.