Une Vie sacerdotale - Mgr Dupanloup

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Une Vie sacerdotale - Mgr Dupanloup
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 823-843).
UNE VIE SACERDOTALE [1]
Mgr DUPANLOUP

Depuis plus de trente ans, sans que sa plume se lassât jamais, M. Emile Faguet a enrichi la littérature française de travaux considérables, qui fréquemment ont été pour nous une cause de surprise, moins encore par le charme d’un talent qui, de plus en plus, s’y est affirmé avec éclat que par la variété des sujets sur lesquels il s’est exercé. Il n’en est pas dans le domaine littéraire que M. Emile Faguet n’ait abordé et, à ce point de vue, aucun de ses contemporains n’a été, à un plus haut degré que lui, un homme de lettres, au sens le plus large du mot. Critique, histoire, études philosophiques, pédagogie, appréciations fantaisistes sur les mœurs, petits traités de morale, comptes rendus dramatiques, il a touché à tout sans tomber jamais dans la banalité, jetant dans ses appréciations et ses jugemens des considérans où s’affirment l’ingéniosité et l’originalité d’un esprit toujours en éveil, passionnément curieux des manifestations littéraires et sociales de son temps et de tous les temps, ainsi que le prouve l’infinie variété de son œuvre.

Nous lui devons notamment de mieux connaître que nous ne les connaissions avant lui, les grands écrivains des XVIe et XVIIe siècles. Ce qu’il avait fait pour eux, il l’a fait pour les maîtres de la littérature de nos jours. A travers ces galeries de portraits, il a été le guide le plus sûr, le plus expérimenté et le mieux documenté. Enfin on connaît sa fécondité : elle le classe parmi les écrivains qui ne s’arrêtent jamais et pour qui le repos serait une fatigue, s’ils étaient capables de s’y livrer sans y être contraints. Le repos est pour M. Emile Faguet une chose inconnue. Pour lui, le délassement, qui parfois s’impose aux plus grands travailleurs, consiste purement et simplement à changer de genre. Cette vaillance, que l’âge ne décourage pas, assure à M. Faguet l’admiration de ses lecteurs, et je n’en connais aucun qui la lui marchande. J’ai lieu de croire qu’elle va s’accroître encore chez ceux qui liront l’ouvrage qu’il vient de consacrer à la vie sacerdotale de Mgr Dupanloup, l’illustre évêque d’Orléans, qui fut une des gloires de l’Église de France.

Pour un homme à qui les choses d’Eglise ne semblaient pas devoir être familières, écrire un volume sur un évêque n’allait pas sans difficulté et beaucoup de ses égaux eussent redouté de trouver un écueil dans l’ignorance des milieux ecclésiastiques, des études et des convictions qui en permettent l’accès, des coutumes qui y règnent et du langage qu’on y parle. Mais M. Faguet, qui n’est étranger à aucune des formes de la pensée humaine, ne pouvait se laisser effrayer par un obstacle, qui, à vrai dire, n’en est pas un pour lui. Voici donc un très beau livre où Mgr Dupanloup apparaît couronné d’une auréole dont l’éclat est dû, au moins en partie, à l’art avec lequel le peintre a mis en lumière les vertus de son modèle. Et ce qui est particulièrement digne de remarque, c’est qu’en dessinant ce portrait, M. Emile Faguet a fait preuve d’une véritable intelligence religieuse. Aussi peut-on dire que, dans cette monographie d’un accent si pénétrant, il a parlé de Mgr Dupanloup comme celui-ci eût souhaité qu’on parlât de lui.

Notre auteur me permettra cependant, au début de cette étude sur son œuvre nouvelle, de regretter qu’il ait négligé de nous décrire le tableau de l’Eglise de France telle qu’elle était à l’époque où Dupanloup embrassait la carrière du sacerdoce. Ce tableau eût mieux fait comprendre encore l’ardeur de ses convictions, l’énergie avec laquelle il les a défendues toute sa vie et qui, malgré la tolérance dont il se faisait honneur, lui donne au plus haut degré la physionomie d’un homme de combat. Il appartenait à une génération de prêtres qui, s’ils n’avaient pas subi, comme leurs aînés, les tragiques épreuves de la Terreur, avaient eu cependant à traverser des jours difficiles. Il entrait dans sa vingt-huitième année lorsque, au lendemain de son ordination, éclatait la Révolution de 1830. Presque aussitôt, une tourmente effroyable se déchaînait sur l’Eglise de France, menacée par la violence des passions antireligieuses, suite fatale de l’envahissement du parti congréganiste à la fin de la Restauration. Elles avaient pris pour drapeau le voltairianisme et donnaient à croire que la religion allait périr sous les coups qu’on lui portait.

Thureau-Dangin, l’historien regretté du règne de Louis-Philippe, fait justement remarquer que l’Eglise semblait alors vaincue au même titre que la vieille royauté qui venait de disparaître. Le pillage et l’incendie de l’archevêché de Paris, le sac de Saint-Germain-l’Auxerrois, les saturnales auxquelles donnèrent lieu ces émeutes sacrilèges, la profanation des maisons religieuses, les croix traînées dans la boue et jetées dans la Seine après avoir été arrachées du fronton des temples, l’impossibilité pour les prêtres de se montrer en soutane dans les rues et toute une multitude de traits analogues attestent les haines ardentes dont l’Eglise était l’objet. Les journaux du temps nous en ont conservé le souvenir. Parlant du catholicisme et le montrant comme épuisé, l’un d’eux disait : « C’est une religion qui ne va plus. » On pouvait lire dans un autre : « Nous allons assister aux funérailles d’un grand culte. » Henri Heine faisait chorus avec ces prophéties : « La vieille religion est radicalement morte, écrivait-il, elle est déjà tombée en dissolution, la majorité des Français ne veut plus entendre parler de ce cadavre et se tient le mouchoir devant le nez quand il est question de l’Eglise. » Témoin de ces événemens, Louis Veuillot a avoué depuis qu’il croyait que le christianisme était mort : « Rien autour de moi ne me disait qu’il vécût. »

Lorsqu’une grande institution ne périt pas sous un tel déchaînement de haines, ses partisans puisent dans les attaques qui l’assaillent un regain d’énergie pour la défendre. Au séminaire, Dupanloup avait eu pour maîtres des vieux ecclésiastiques, survivans de la grande époque révolutionnaire, dont l’âme s’était trempée à l’incessant contact de la Terreur. Dans leurs paroles, dans leurs souvenirs, il avait trouvé des exemples et, comme la plupart des condisciples de son âge, il s’en était inspiré, se promettant d’imiter ces vénérables prêtres, s’il se trouvait aux prises avec des dangers semblables à ceux qu’ils avaient courus. L’atmosphère embrasée dans laquelle, comme tout le clergé, il se trouva jeté après la chute de Charles X, lui fournit l’occasion de tenir l’engagement qu’il avait pris vis-à-vis de lui-même et, en le fortifiant dans ses convictions religieuses, lui donna peut-être une idée plus haute de ses droits de citoyen et de ses devoirs de Français. Ce fut aussi l’état d’âme de la plupart des hommes qui, pendant la tourmente, n’avaient pas désespéré de la victoire de l’Eglise : Lamennais avant sa défection, Lacordaire, Montalembert, Ravignan, Foisset, Cochin, Falloux, pour ne citer que les plus illustres. En ce qui touche Dupanloup, ces circonstances méritaient d’être rappelées, car elles ont contribué à rendre plus ardent son dévouement à l’Église, plus vives sa foi et l’énergie avec laquelle il l’a défendue.

Il était né le 3 janvier 1802 dans la Haute-Savoie. Naissance irrégulière, sa mère, quoique brave fille, ayant été odieusement séduite par un jeune ouvrier, son compatriote. Dans sa détresse, elle se confia à un de ses oncles, curé dans le pays, qui, courant au plus pressé, la fît admettre à l’hospice de Chambéry. Mais sur la route qu’elle suivait pour s’y rendre, elle fut prise des douleurs de l’enfantement et dut s’arrêter dans une pauvre auberge. C’est là, dans un village appelé Saint-Félix, que l’enfant vint au monde, si grêle et si faible qu’il a écrit plus tard : « Je suis né mourant. » Mais bientôt sa santé se raffermit et, convaincue qu’il vivrait, sa mère, malgré l’exiguïté de ses ressources, s’attacha, avec l’aide d’une parente plus fortunée qu’elle, à l’élever en vue d’un avenir moins humble que celui auquel sa naissance semblait le destiner.

Dans ce rôle, elle fut véritablement héroïque, et ceci explique l’amour filial dont, jusqu’au jour où elle mourut à un âge avancé, son fils paya l’admirable dévouement auquel il devait d’avoir vu s’ouvrir devant lui une carrière inespérée. En lisant dans le récit de M. Emile Faguet ce qu’il nous dit des relations du fils avec la mère et ce que Dupanloup lui-même a écrit en parlant d’elle, on ne peut se défendre d’évoquer le souvenir lointain de l’illustre évêque d’Hippone, saint Augustin, et de sa vénération pour cette Monique que sa tendresse de fils a immortalisée et que l’Eglise a canonisée. Mais Monique était l’épouse légitime d’un homme riche et considéré et l’instruction que, d’accord avec son mari, elle fit donner à leur fils était dans la nature des choses. Les sacrifices que dut s’imposer Mme Dupanloup pour élever le sien et le faire instruire sont autrement méritoires, car ils furent le prix de toute une existence de travail. Etant parvenue à le faire entrer, quand il n’avait encore que six ans, au collège d’Annecy, et la vive intelligence de l’enfant s’étant révélée dans ses premiers succès scolaires, elle tourna ses regards vers Paris où il serait plus aisé de développer ses dispositions. Quelques mois plus tard, elle partait avec lui pour la capitale, où ses efforts maternels allaient trouver une première récompense et ses espoirs un premier encouragement.

A peine arrivée, elle entre au service de la famille de Rohan-Chabot, d’abord comme servante. Mais elle ne reste pas longtemps à cette humble place ; ses maîtres, appréciant son intelligence, son instruction, sa bonne tenue, sa piété, l’élèvent au rang de femme de charge et lui confient la direction de leur maison. Dès ce moment, son fils aura un protecteur puissant et bienfaisant, le duc de Rohan. Grâce à lui, Félix Dupanloup entre au collège de Sainte-Barbe, d’où il passera tour à tour à l’institution de l’abbé Poiloup et au petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet. Ainsi, de jour en jour, la vie deviendra pour lui plus facile et on comprend que, dans un élan de gratitude envers le Ciel, qui l’a si visiblement protégé, il se soit écrié plus tard en se rappelant les circonstances douloureuses de sa naissance : « La bonté de Dieu sur ces deux faibles créatures, sur cette jeune femme de vingt ans, sur cet enfant d’un jour fut inouïe. Ce qui se décida dans le conseil de Dieu doit me tenir en adoration toute ma vie et en tendresse d’actions de grâce. »

Entre temps, il faisait sa première communion et, dans cet événement dont il ne perdit jamais le souvenir, les dispositions qui déjà l’inclinaient vers la vie sacerdotale trouvèrent une force nouvelle et décisive. Ses brillantes études, ses succès dans la latinité avaient attiré sur lui l’attention des professeurs du grand séminaire de Saint-Sulpice et de plusieurs personnages considérables. Dans cet adolescent d’une intelligence si vive, d’une érudition si précoce et d’une piété si profonde, ils voyaient dans un avenir prochain une recrue précieuse pour l’Eglise dont le personnel s’enrichissait à cette heure de tant de brillans sujets.

Ce qu’était le jeune Dupanloup au moment de son entrée à Saint-Sulpice, M. Emile Faguet nous le dit en ces termes :

« A l’âge de vingt ans, il était de taille moyenne, bien proportionné, élancé, les épaules tombantes, le visage un peu allongé, le nez fort et aquilin, les yeux bleus larges et à fleur de tête, les sourcils noirs, allongés, le front très haut, les cheveux abondans et tombant bouclés presque jusque sur les épaules, les lèvres bien faites et sinueuses, l’air pensif et doux. »

Si j’avais à compléter cette charmante image, j’emprunterais quelques traits à celle que Montalembert a tracée de Lacordaire à la même époque, c’est-à-dire à son entrée dans la vie religieuse. Il nous le montre avec une taille élancée, des trails fins et réguliers, un front sculptural, l’œil noir et étincelant, avec je ne sais quoi de fier et d’élégant en même temps que de modeste dans toute sa personne. « Tout cela, ajoute-t-il, n’était que l’enveloppe d’une âme qui semblait prête à déborder non seulement dans les libres combats de la parole publique, mais dans les épanchemens de la vie intime. » Ceux qui ont connu l’évêque d’Orléans seront frappés par ce qui peut s’appliquer à lui dans ce portrait de Lacordaire.

Il y eut du reste entre eux plus d’un point par où ils se ressemblèrent, ne serait-ce que la tendresse paternelle qu’ils ont professée tous deux pour les enfans et les adolescens, leur effort pour inculquer dans ces jeunes âmes la foi religieuse, le goût des lettres et les nobles sentimens du patriotisme et de l’honneur. Dupanloup n’a pas possédé autant que Lacordaire le don magique de l’éloquence, quoique sa parole fût imagée et entraînante, chaleureuse et persuasive. Mais il suffit de lire ses instructions et ses avis à la jeunesse pour constater que, la plume à la main, ces deux hommes se valent, qu’ils ont été également des éducateurs hors de pair et que les relations affectueuses qui ont existé entre eux, l’estime qu’ils professaient l’un pour l’autre, avaient pour base une compréhension identique des intérêts de l’Eglise dans les temps où nous vivons comme des devoirs qui s’imposent à ses défenseurs.

Tel qu’il apparaît à travers les souvenirs que nous gardons de lui, Dupanloup était visiblement marqué pour marcher à grands pas dans la carrière qu’il s’était choisie. En 1825, les protections que lui avaient conquises ses mérites le font nommer vicaire à la Madeleine, et là il est particulièrement chargé des catéchismes, catéchisme préparatoire à la première communion et catéchisme de « persévérance » destiné à entretenir dans l’âme des adolescens les enseignemens religieux qu’ils ont reçus avant d’accomplir le plus grand acte de la vie chrétienne. Peut-être, confié à un autre que lui, ce professorat n’aurait pas acquis l’importance qu’il prit en peu de temps. Le catéchiste aurait pu se borner à prêcher à ses jeunes auditeurs les vérités éternelles en laissant à ses instructions la forme familière à laquelle les enfans qui suivent le catéchisme sont le plus souvent accoutumés. Mais, promptement, son imagination qu’une foi ardente rendait plus féconde s’exalta au contact de son auditoire composé de trois ou quatre cents enfans accompagnés de leurs parens et dont beaucoup appartenaient à de très grandes familles. Les révolutions qui, en 1830, ravageaient l’Europe avaient amené à Paris des enfans d’Italie, de Pologne, de Portugal, d’Allemagne, du Brésil, « des enfans pauvres, des enfans riches et même des enfans royaux, des enfans qui, pour venir au catéchisme, arrivaient des plus misérables quartiers de Paris, ou sortaient des demeures les plus brillantes de l’opulence ; des enfans dont les parens appartenaient d’ailleurs à toutes les nuances les plus contraires des partis politiques qui partageaient alors la France. »

Dupanloup ajoute à cette description : « Je n’oublierai jamais le spectacle qu’ils m’offraient quand je leur parlais ; tous ces regards vifs et brillans fixés sur moi me paraissaient un miroir de leurs âmes que traversait en ce moment la parole divine comme le rayon du soleil traverse le pur cristal ; c’était vraiment le miroir de Dieu. »

On ne contestera pas que ce langage enthousiaste témoigne de l’ardeur et du zèle que l’éloquent catéchiste apportait dans l’accomplissement de sa mission. Elle avait pris rapidement des proportions inattendues, et l’enseignement du jeune prêtre se répandait sous la forme de véritables conférences aussi profitables aux grandes personnes qu’aux enfans. Il n’est donc pas étonnant qu’il s’y soit passionnément attaché et qu’il en ait conservé jusqu’à la fin de sa vie un souvenir où passait le regret d’avoir dû l’abandonner. Elle dura de 1825 à 1834. Il s’en fallut cependant de bien peu qu’elle ne fût interrompue en 1829, au moment de la formation du Cabinet Polignac. La Cour connaissant le royalisme de l’abbé Dupanloup lui fit offrir le poste de secrétaire général au ministère des Cultes. Il le refusa et, en constatant son refus, on ne peut que l’attribuer au très vif désir de ne pas quitter son cher catéchisme. Je note en passant qu’il accepta cependant d’être second aumônier de la Duchesse d’Angoulême et catéchiste du Duc de Bordeaux, ce qui fit qu’après la Révolution de Juillet, il dépendit de lui de quitter Paris pour suivre le petit prince dans l’exil ; mais il préféra rester à la Madeleine. Bientôt après, on venait lui demander de remplir auprès du Duc de Nemours, second fils de Louis-Philippe, la fonction qu’il avait remplie auprès du petit-fils de Charles X. Il l’accepta sans hésiter, car elle ne le détachait pas de l’œuvre à laquelle il s’était consacré depuis 1825.

A ce propos, M. Emile Faguet nous rappelle un trait où nous trouvons la preuve de la hauteur de vues, de l’éloquence et de l’érudition que l’abbé Dupanloup apportait dans son enseignement et qui captivait ses auditeurs : « Le Duc de Nemours avait pour précepteur un vieux voltairien, M. Trognon, ancien professeur de l’Université impériale. La première fois que l’abbé Dupanloup vint catéchiser le Duc de Nemours, M. Trognon lut son journal pendant toute la leçon ; la seconde fois, il interrompit souvent sa lecture ; la troisième fois, il mit son journal dans sa poche ; la quatrième fois, il ne l’apporta plus. » Il avait, lui aussi, en dépit de ses opinions antireligieuses, subi le charme qu’exerçait, partout où elle se faisait entendre, la parole du catéchiste.

Par ce qui précède, on peut mesurer la place considérable que, à peine âgé de trente-deux ans, le futur évêque d’Orléans occupait déjà parmi le clergé de Paris. Ce n’est pas cependant qu’il n’y comptât que des partisans. Quoique tout le monde rendît hommage à la dignité de sa vie, à ses vertus de prêtre, à l’étendue de ses connaissances classiques et enfin à l’action qu’il exerçait sut les âmes, des critiques avaient été formulées contre ce qu’on appelait « le caractère trop mondain » de son enseignement. C’est ici le cas de rappeler que des critiques analogues devaient, bientôt après, se faire entendre contre la prédication de Lacordaire et que, même de nos jours, lorsqu’il y a vingt ans, un autre moine dominicain, le P. Didon, prêcha sur le divorce, elles se renouvelèrent. A celui-ci on objectait, non sans raison, qu’il est des questions que peut-être il ne convient pas de traiter dans la chaire et auxquelles la tribune du forum convient mieux. On sait d’ailleurs quel empressement il mit à se rendre aux remontrances qui lui étaient adressées, et on n’a pas oublié sa soumission aux ordres de ses supérieurs lorsqu’il fut condamné à une retraite longue et lointaine.

En ce qui touche Lacordaire, ce fut autre chose. On lui reprochait de briser le moule démodé des vieilles formules de la prédication, d’en faire une prédication sociale et peut-être de déployer trop d’ardeur à démontrer la nécessité d’un christianisme large, ouvert, libéral, pour tout dire sympathique, et de le considérer comme l’unique terrain où la société et l’Église pouvaient se réconcilier. L’abbé Dupanloup appartenait, comme ces grands religieux, à une école dont les idées et les principes ont cessé depuis de soulever les mêmes objections et il s’en inspirait dans son rôle restreint de catéchiste. On comprend maintenant pourquoi son enseignement n’était pas universellement approuvé par les ecclésiastiques qui se faisaient gloire de s’inspirer des antiques traditions plus encore que des besoins nouveaux d’une société que la Révolution avait transformée.

Parmi ces hommes respectables, restés peut-être trop étrangers à ces besoins nouveaux et qui ne pensaient pas que l’Église dût en quoi que ce soit modifier sa marche traditionnelle, il en était un qui, bien qu’il eût été membre de l’Université, professait cette opinion et dont la parole faisait autorité. Il se nommait l’abbé Benzelin. M. Emile Faguet n’hésite pas à dire que ce saint prêtre « avait en horreur » l’œuvre du catéchisme de la Madeleine, lequel, selon lui, « sentait beaucoup trop le siècle. » Nommé curé de cette grande paroisse et à peine installé, il manifesta ses sentimens, non sans quelque dureté. Soit qu’il jugeât nécessaire de mettre un terme à ce qu’il considérait comme défectueux, soit qu’il craignît d’être éclipsé par le catéchiste, il lui enleva la direction du catéchisme de persévérance et le confina dans les fonctions de préparateur à la première communion.

Cette mesure trouva de nombreux approbateurs dans le clergé de Paris, qui semble dans cette circonstance avoir perdu de vue que si les auditeurs attirés par l’abbé Dupanloup et par l’éclat de ses conférences « n’étaient pas venus là chercher la parole divine, ils n’auraient été la chercher nulle part. » C’est sans doute ce que pensait Mgr de Quélen, archevêque de Paris, car on le voit alors essayer de défendre le jeune prêtre auquel il portait la plus vive affection. Mais les tentatives auxquelles il se livra en faveur de son protégé demeurèrent sans résultat. Maître dans sa paroisse, l’abbé Benzelin n’excédait pas ses droits en affirmant en face de l’archevêché son indépendance.

Son attitude donna lieu à des incidens assez pénibles. L’archevêque y coupa court en déplaçant l’abbé Dupanloup. Il ne pouvait faire mieux pour lui.

« Mon petit séminaire, lui écrivait-il, le petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, le berceau de votre cléricature, que vous avez embelli par vos brillantes études et surtout par votre tendre piété, a besoin d’une nouvelle organisation. » Et il lui annonçait qu’il l’avait nommé dans cet établissement directeur préfet des études. C’est avec ce titre que l’abbé Dupanloup rentra dans la maison où il avait été élevé et dont bientôt après il devenait supérieur général. Pendant onze ans, il allait y déployer la volonté énergique, l’activité prodigieuse, le dévouement à la jeunesse, l’éloquence, le don de pénétration, la connaissance des âmes et toutes les qualités admirables que résumait Ernest Renan, alors son élève, lorsqu’en parlant de lui il s’écriait : « Quel bon et grand cœur ! C’était un éveilleur, un excitateur incomparable. »

Si brillant que fût alors l’avenir qui s’ouvrait devant l’abbé Dupanloup, il ne le voyait pas encore tel qu’il put y trouver de quoi se consoler du changement survenu dans sa situation. Il a dit plus tard que ce changement avait été pour lui « un coup affreux. » Néanmoins, ses fonctions nouvelles devinrent bientôt l’unique objet de ses préoccupations, remplirent tout son temps et absorbèrent toutes ses pensées. M. Emile Faguet décrit avec complaisance les multiples incidens de son existence dans la carrière où les circonstances imprévues venaient de le jeter. Il est visible que l’abbé Dupanloup dans son rôle d’éducateur a toutes ses sympathies et qu’il est heureux de le suivre à toutes les étapes d’une profession pour laquelle le futur évêque semblait particulièrement qualifié. Il s’arrête assez longuement, pour notre plus grand plaisir, au pied de la chaire de théologie à la Sorbonne, où l’abbé Dupanloup monta en 1840 et où, durant deux années, « il parla sans un savoir approfondi, sans une grande solidité de doctrine, mais avec cette éloquence entraînante qu’il portait partout. On s’étouffait à la Sorbonne pour entendre ces grandes choses. »

Ce n’était pas le seul titre de l’abbé Dupanloup à la considération dont, à cette époque, il était entouré. Deux ans avant, une circonstance d’un tout autre ordre l’avait mis « en vive lumière mondaine et aussi en grande lumière historique. » Je veux parler de la mort de Talleyrand et de sa conversion in extremis. Il n’y a pas lieu de s’attarder aux détails d’un événement dont un magistral récit de M. Bernard de Lacombe, le journal de la duchesse de Dino et une relation de Mgr Dupanloup, publiée ici même, nous ont révélé en ces dernières années les péripéties peu connues jusque-là. Nous nous contenterons de rappeler qu’en 1838, époque de la mort de Talleyrand, le futur évêque d’Orléans était le confesseur de la charmante et angélique Pauline de Périgord, petite-nièce du prince, qui vivait près de lui avec sa mère la duchesse de Dino. Il se trouva donc là tout à point pour seconder les vues de Mgr de Quélen qui nourrissait l’espoir de ramener à Dieu l’âme égarée du grand pécheur qu’était, aux regards des catholiques, l’ancien évêque d’Autun. Le jeune prêtre eut l’honneur et le bonheur d’obtenir de lui la rétractation solennelle de ses erreurs passées.

Dans la joie que lui causait ce grand succès sacerdotal, il n’a jamais parlé qu’avec une admiration enthousiaste et respectueuse de l’attitude du mourant ; il a toujours protesté contre les incrédules qui contestaient la sincérité de cette rétractation et prétendaient qu’il n’y fallait voir qu’un témoignage de la faiblesse en laquelle était plongé le converti à l’approche de la mort. Je me suis efforcé de démontrer ailleurs que cette conclusion n’est plus guère admissible aujourd’hui. Trop de témoignages la démentent, et la maintenir serait faire injure à la mémoire des témoins comme à celle du pénitent. Mais il n’en est pas moins vrai qu’en se rappelant son passé et aussi les longs retards qu’il mit à en rétracter les erreurs, on ne peut se défendre d’un certain malaise qui dégénérerait promptement en doute, si la parole du confesseur ne nous affirmait que ce doute ne serait pas justifié. Du reste, quoi qu’on pense à cet égard, on ne saurait contester que le rôle de l’abbé Dupanloup en cette circonstance fut un chef-d’œuvre d’habileté, de prudence, de tolérance et de charité chrétienne et que c’est pour sa mémoire un titre d’honneur auquel l’homme et le prêtre ont une égale part.

A dater de ce moment, sa situation ne fera que grandir, et l’autorité qu’il y puise s’exercera non seulement par la parole, mais aussi par la plume. En même temps qu’il continue à diriger son petit séminaire et qu’il prêche à Paris et à l’étranger, il publie toute une suite d’opuscules et même de livres en faveur de la liberté d’enseignement que ses illustres émules, Lacordaire, Ravignan, Montalembert et les membres les plus éminens de l’épiscopat défendaient avec lui. Plus encore que par le passé, il déploie une activité prodigieuse sans se laisser décourager par les déboires qu’il rencontre sur son chemin. Le plus cruel fut le dissentiment qui s’éleva, en 1845, entre lui et Mgr Affre, successeur de Mgr de Quélen à l’archevêché de Paris. Ce fut au sujet des méthodes pédagogiques appliquées dans l’institution qu’il dirigeait. Celles que prônait l’archevêque étaient différentes, et les divergences s’accusèrent bientôt assez vivement pour entraîner le départ du supérieur. Cette espèce de disgrâce fut atténuée au moins dans la forme par sa nomination comme chanoine de Notre-Dame à laquelle le Saint-Siège ajouta bientôt celle de protonotaire apostolique. Mais cela n’était pas suffisant pour le consoler d’avoir dû se séparer de ses élèves de Saint-Nicolas du Chardonnet, sa peine ne fut pas moins vive que lorsque, onze ans avant, il avait été en quelque sorte expulsé du catéchisme de la Madeleine. Mais son chagrin ne l’empêchait pas, comme il le disait, « de regarder la Providence en face et de marcher. »

A ce moment déjà, sa réputation s’étendait au delà de la frontière et, comme il était né en Savoie, ancienne province du Piémont, le roi de Sardaigne l’invita à venir se fixer dans ses Etats où il serait libre de se choisir un évêché. Dupanloup déclina ces offres flatteuses, alléguant qu’il avait la plus extrême répugnance pour l’Episcopat, même en France, « même à Versailles, » et que, d’autre part, la Providence le retenait à Paris. Il y resta donc, continuant à exercer son ministère avec un zèle inlassable. La Révolution de 1848, avec les conséquences qu’elle semblait avoir au point de vue religieux et social, eut pour effet d’exciter ce zèle et, devenu propriétaire du journal l’Ami de la Religion, il préluda à la campagne très active dans laquelle il allait se jeter en faveur de la liberté d’enseignement.

Alors commença la phase la plus brillante et la plus laborieuse de l’existence sacerdotale de Dupanloup. Depuis longtemps, il était sollicité par les autorités ecclésiastiques de se laisser nommer évêque : il leur répondait, comme il avait répondu à l’ambassadeur du roi de Sardaigne, en refusant un honneur qui devait changer toute sa vie. Toutefois, l’évêché d’Orléans étant devenu vacant, les efforts pour lui arracher son consentement redoublèrent. Le cardinal Giraud, archevêque de Cambrai, intervint et lui déclara que l’acceptation était un devoir. Il le fit en des termes dont la sévérité ne laissait guère place au refus, et Dupanloup céda à l’impossibilité de résister plus longtemps, sous peine de se rendre coupable de désertion. Mais il céda, la mort dans le cœur. Nous en trouvons la preuve dans une lettre qu’il écrivait à une amie :

« Je me hâte de vous dire qu’après huit jours de la lutte la plus affreuse, on vient de m’arracher violemment mon consentement à l’évêché d’Orléans. Je n’ai pas le temps et je n’aurais probablement pas le courage de vous dire ce que me font souffrir mes meilleurs amis en cette circonstance... Je n’ai pas accepté Orléans ; on m’a fait une violence brutale ; je ne puis pas me servir d’un autre mot. »

Ce n’est pas la première fois qu’on voit des hommes, les plus qualifiés et les mieux doués pour accomplir une grande tâche, se défier d’eux-mêmes dans un accès de modestie excessive, s’effrayer des devoirs qu’elle impose, et se croire incapables de la mener à bonne fin. En la circonstance que nous rappelons, la défiance de soi dont faisait preuve Dupanloup était presque une vertu. Mais il devait bientôt prouver à tous ceux qui avaient été les confidens de ses scrupules que, loin d’être au-dessus de ses forces, la tâche qu’il assumait trouverait en lui un ouvrier sans rival.

A la lumière des pages attachantes que lui consacre son biographe, nous pouvons le suivre à travers les multiples incidens d’une carrière qui, durant plus de trente ans, le fixa dans le diocèse d’Orléans où son souvenir reste inoubliable. De nombreuses entreprises s’offraient à son activité, elles étaient un legs de son prédécesseur. Il les aborda résolument, animé de cet esprit de décision qui est la marque de son caractère. On le voit alors se prodiguer non seulement pour répondre à ce qu’on attend de lui, mais encore pour améliorer, compléter et faire tourner à la gloire de l’Eglise ce qui avait été fait avant lui. Il réorganise le séminaire, il crée des associations pour le bien de la religion et le soulagement des pauvres. Les études, dans les écoles ecclésiastiques, sont au même degré l’objet de ses soins. Des conférences, des retraites pour les prêtres placés sous son autorité, des missions diocésaines témoignent de son désir de donner à son clergé de fréquentes occasions de se connaître et d’exercer sur les fidèles une plus grande influence. Partout, il paie de sa personne. A tout instant, il monte dans la chaire et, ne trouvant pas suffisant l’énorme labeur qui lui incombe de ce chef, il tient à honneur de conserver la direction des âmes auxquelles il s’est dévoué. Chaque jour, partent de l’évêché des lettres qui leur sont destinées et qui leur apportent ses conseils spirituels. Les déplacemens ne lui font pas peur. Un jour, il apparaît dans les plus humbles paroisses de son diocèse ; le lendemain, il est à Paris où des questions politiques et religieuses le réclament. De sa plume féconde sortent des brochures, des livres, des mandemens, et même des articles que publient le Correspondant et l’Ami de la Religion. « Au fond, dit encore M. Emile Faguet, il n’avait pas échangé sa vie ecclésiastique de Paris contre un diocèse, il avait ajouté l’administration d’un diocèse à sa vie ecclésiastique de Paris. »

En inventoriant les œuvres innombrables auxquelles il suffisait, on reste partagé entre la surprise et l’admiration. Il n’était plus jeune et, dans le passé, il s’était tant prodigué qu’on pouvait s’attendre à le voir en proie à un peu de lassitude et contraint de faire trêve à tant d’immenses travaux. Mais il n’en était rien et, de même que ses yeux trahissaient toujours dans leur rayonnement l’énergie de la jeunesse, de même toute sa conduite, toutes ses paroles aussi bien que tous ses écrits témoignaient de son ardeur indomptable dans l’accomplissement du devoir.

Elle n’était pas moindre quand il s’agissait de renverser des obstacles que lui suscitait parfois l’intransigeance de certains catholiques intolérans dont les doctrines étaient représentées dans la presse française par Louis Veuillot. Déjà, son goût pour l’humanisme avait attiré sur lui de nombreuses critiques, et la querelle qui s’était élevée entre ses adversaires et lui lorsque, vicaire à la Madeleine, il enseignait le catéchisme, se ralluma à propos de certains traits de sa vie épiscopale. Elle prit même un tour plus acerbe lorsqu’on sut qu’à son petit séminaire de la Chapelle-Saint-Mesmin, il faisait jouer en grec les pièces des poètes tragiques de l’antiquité ; mais il ne se laissa pas démon- ter par ces attaques ; à ceux qui lui reprochaient d’enseigner à la fois la religion chrétienne et les auteurs païens et d’administrer en même temps la bonne nourriture et la mauvaise, il répondait que, dans le passé, ce double enseignement avait été pratiqué par des prêtres et des religieux qui sont considérés comme la gloire de l’Eglise et qu’il suffisait, pour conjurer le péril qui pourrait résulter de la confusion, de bien choisir les textes, d’employer des éditions expurgées et de parler des auteurs profanes avec un esprit chrétien. Il écrivit dans le même sens aux professeurs de ses petits séminaires et l’intrépidité dont il faisait preuve en défendant son système puisa dans ses convictions, des argumens dont la verve de Louis Veuillot n’eut pas raison.

Aux attaques inconsidérées du bouillant polémiste, il répondait toujours, et, lorsque celui-ci croyait l’accabler sous la brutalité de son langage souvent aussi spirituel que de mauvais goût, il protestait avec éloquence « contre l’effronterie de certains journalistes prétendus religieux qui se permettaient de faire la leçon à des évêques, des archevêques et des cardinaux. » Il demandait encore si, lorsqu’il importait de ne pas laisser déserter par la population scolaire les écoles ecclésiastiques, il était bien habile de priver ces écoles des études classiques et de créer ainsi à leurs élèves une infériorité d’instruction dont les ennemis de l’Eglise ne manqueraient pas de tirer parti. Pour se rendre compte du caractère violent de ces débats, il faut relire les journaux du temps qui servaient de tribune aux belligérans. Il est difficile de n’en pas conclure qu’en dépit de son talent, de sa fougue railleuse et irrespectueuse, Louis Veuillot ne fut pas le vainqueur de cette lutte. Comme il ne désarmait pas, l’évêque d’Orléans défendit à son clergé de recevoir l’Univers, et plusieurs membres de l’épiscopat suivirent son exemple. Louis Veuillot les engloba tous dans une accusation de gallicanisme. En réalité, c’était pour lui une défaite que proclama partout l’approbation donnée à Mgr Dupanloup par quarante-six évêques français.

Ceci se passait en 1854, deux ans après le coup d’Etat de Décembre que notre évêque n’avait pas approuvé, mais contre lequel il n’avait protesté que par son silence. Dans la même année, il était élu membre de l’Académie Française. Il ne manqua pas, dans son discours de réception, d’affirmer une fois de plus son goût pour l’humanisme et de défendre avec fermeté les écrits des classiques grecs et latins. Il le fit dans une page admirable que cite en entier M. Emile Faguet et dans laquelle, après avoir rappelé que, même « lorsque la nuit païenne couvrait la terre, les grands siècles littéraires avaient fait briller d’admirables clartés, » il s’écriait en évoquant le souvenir des écrivains anciens :

« Je puis et je dois déplorer l’abus qu’ils firent souvent de leurs hautes facultés. Mais je ne puis ni mépriser en eux, ni flétrir les dons du Créateur. Je ne me sens pas le courage de réprouver, d’avilir sous le nom de paganisme ce qui fut dans ces grands siècles le suprême effort de l’humanité déchue pour ressaisir le fil brisé des traditions anciennes et retrouver la lumière que Dieu y faisait encore briller comme un dernier et secourable reflet de sa vérité, afin de ne pas se laisser sans témoignage au milieu des nations et de montrer que la créature tombée n’était pas entièrement déshéritée des dons de son amour. Non, les vers que citait saint Paul à l’Aréopage n’étaient pas des vers païens ! »

La place me manque pour décrire plus longuement les actes de Mgr Dupanloup pendant la durée de son épiscopat ; je craindrais d’ailleurs, si je me livrais à ce travail, de déflorer le plaisir que goûteront les lecteurs en s’initiant, dans le livre de M. Emile Faguet, aux péripéties de cette grande existence. J’en veux cependant retenir un dernier trait, parce qu’il fait honneur d’une manière toute spéciale à la mémoire de l’évêque et qu’il met dans une brillante lumière son patriotisme.

A son arrivée dans la ville à laquelle le souvenir de Jeanne d’Arc reste tout particulièrement attaché, le culte de l’héroïque pucelle semblait quelque peu refroidi. Les fêtes qui naguère rappelaient son souvenir étaient délaissées. Mgr Dupanloup voulut les faire revivre et, pour embellir le cadre où elles seraient célébrées, il décora de verrières magnifiques relatant l’histoire de l’héroïne, sa cathédrale restaurée par ses soins. Sur la place où se déroule sa façade, se dressa la statue équestre de la libératrice et les fêtes en son honneur, réorganisées avec le caractère qu’elles ont gardé, reprirent tout leur éclat. Dans les manifestations qui, depuis, célèbrent chaque année sa mémoire, peut-être a-t-on un peu trop oublié la part considérable qu’a eue Mgr Dupanloup au rétablissement de ce culte patriotique. Il faut rendre hommage aux éloquentes paroles auxquelles, récemment encore, il donnait lieu ; mais il faut reconnaître aussi que leur éloquence n’a pas dépassé celle du très beau panégyrique que prononça l’évêque d’Orléans à l’occasion de la première des fêtes dont nous parlons. Tous ceux qui le liront dans le livre de M. Emile Faguet s’associeront à l’admiration qu’il a éprouvée lui-même en le reproduisant.

Il faudrait faire place encore aux villégiatures de l’évêque d’Orléans. Sa vie laborieuse où dix-huit heures sur vingt-quatre étaient consacrées à ses travaux, n’aurait pu se continuer telle qu’il la menait, si, chaque année, il ne s’était accordé quelques semaines de repos. Des amitiés précieuses lui en avaient assuré la jouissance périodique, en Savoie et en Dauphiné, au château de Menthon et au château de Lacombe. Les séjours qu’il y faisait, les amis qu’il y rencontrait, parmi lesquels il convient de citer Lacordaire, l’abbé Gratry, le futur cardinal Perraud, Mgr Turinaz, aujourd’hui encore évêque de Nancy, lui ont inspiré des lettres exquises où se révèle un tempérament d’artiste en même temps qu’une âme ardemment croyante. Elles sont dans l’œuvre de Mgr Dupanloup un embellissement et une parure, comme l’est un sourire sur un visage habituellement empreint de gravité.

Je dois encore passer sans m’y arrêter sur les incidens et les polémiques que suscitèrent successivement le Congrès de Malines, le Syllabus, le Concile du Vatican, la question de l’infaillibilité pontificale. Mgr Dupanloup défendit vigoureusement ses convictions et les maintint envers et contre tous, tant que le Saint-Siège ne se fut pas définitivement prononcé. Dès que Rome eut dit son dernier mot, il s’inclina purement et simplement, sans hésiter, et lorsque la papauté était attaquée, on le vit courir au drapeau et proclamer sa soumission, afin de se donner plus d’autorité pour le défendre en faisant acte de serviteur obéissant et de bon prêtre selon l’Eglise.

A ce moment, et alors que la vieillesse était venue, il pouvait espérer qu’il finirait ses jours, sinon dans le repos et l’oisiveté, qui eussent été pour lui un supplice, mais dans la paix à laquelle chacun de nous peut se flatter d’acquérir des droits, lorsqu’il a mérité d’en jouir par son labeur et par l’incessant désir de bien faire. Mais il n’était pas au bout de ses agitations et de ses épreuves ; la plus cruelle de toutes celles qu’il pouvait redouter allait être imposée à son patriotisme. La guerre approchait avec ses horreurs, et bientôt, comme tous les Français, il avait à gémir sur les malheurs de la patrie. Autour de cette cathédrale dont les voûtes avaient retenti de sa parole enflammée lorsqu’il célébrait, du haut de la chaire, la délivrance d’Orléans et la mémoire de Jeanne d’Arc, il allait voir les armées allemandes fouler un sol sacré.

Ici encore, nous le retrouvons, tel qu’il avait été toujours, se prodiguant pour épargner à ses ouailles, au prix d’efforts de tous les instans, et dans la mesure où il le pouvait, les maux de la guerre. Il intervient auprès du roi de Prusse, pour faire dégrever la ville d’Orléans d’une partie des contributions dont elle était frappée ; il sauve de la mort des paysans qui allaient être fusillés pour avoir tiré sur les troupes prussiennes. Le général von der Thann, commandant les troupes d’occupation, lui dit « qu’il a reçu l’ordre de ne lui faire aucune peine, » et l’évêque ne cesse de trouver auprès de lui un flatteur empressement à satisfaire à ses requêtes autant qu’il le peut.

Il est vrai que ces bonnes dispositions ne se renouvelèrent pas pendant la seconde occupation de la ville. Une victoire passagère de nos armes avait obligé l’armée prussienne à battre en retraite. Lorsque, peu de temps après, elle revint triomphante, von der Thann ne la commandait plus. Il était remplacé par le prince Frédéric-Charles, et, outre qu’on ne pouvait attendre de celui-ci la bienveillance relative dont son prédécesseur avait fait preuve, il considéra que le langage patriotique tenu par l’évêque, pendant la période de délivrance, méritait toutes les rigueurs. Il le garda prisonnier dans le palais épiscopal et, pour l’empêcher de communiquer avec le dehors, il mit deux plantons à sa porte. Réduit à une véritable captivité, Mgr Dupanloup n’eut pour se consoler d’être prisonnier que la triste satisfaction de prodiguer ses soins aux nombreux blessés à qui, dès le début de la guerre, il avait donné asile dans sa demeure transformée en ambulance. La paix conclue, les Orléanais n’oublièrent pas ce qu’avait été leur évêque durant cette période calamiteuse et, à son exemple, tous les prêtres de son diocèse. Ils témoignèrent leur gratitude en l’élisant leur député à l’Assemblée Nationale.

C’était pour lui un rôle nouveau, mais il était préparé à le tenir. D’une manière générale, les questions politiques ne lui étaient pas plus étrangères que les questions religieuses, car jamais son activité n’avait séparé en lui le citoyen du prêtre. A la tribune parlementaire, il allait défendre les intérêts de la patrie vaincue comme il avait défendu dans la chaire les intérêts de la religion. M. Anatole Claveau, dans les attachans Souvenirs qu’il vient de publier sur l’Assemblée Nationale, nous le montre dans ce rôle, multipliant ses discours pour se faire l’avocat des idées qui lui avaient été toujours chères et, notamment, de la nécessité de ne pas laisser périr les hautes études classiques, c’est-à-dire la rhétorique et la philosophie. La discussion sur la loi du recrutement de l’armée lui fournit l’occasion de répéter à cet égard ce qu’il avait toujours professé. C’est à ce propos que M. Anatole Claveau le peint tel qu’il l’avait vu à la tribune et tel qu’en ces temps lointains, je l’ai vu moi-même.

« Avec sa soutane violette, l’évêque avait fort grand air à la tribune. Sur son rude visage très fier, très régulier, mais qui semblait taillé à coups de serpe dans un tronc de chêne par quelque sculpteur montagnard, il portait la trace de son origine savoyarde. Son large front était coupé d’une mèche de cheveux blancs, qui lui donnait encore du caractère. Il était aimé de la majorité parce qu’il partageait presque toutes ses opinions, et sympathique même à la gauche parce qu’elle voyait en lui un grand évêque, qui, avec une dignité sans jactance, avait bravé les tracasseries du pouvoir impérial comme les exigences de l’invasion prussienne. De tous les prélats français, c’était peut-être celui qui, à ce moment-là, était le plus universellement respecté. Dans le clergé, il tenait certainement la place d’honneur et, même parmi ses adversaires, on ne refusait pas plus la déférence à son habit que l’admiration à sa parole. »

C’en est assez pour mesurer l’autorité qu’avait acquise l’évêque dans le parlement et qu’il conserva tant qu’il y siégea. Je renonce à discuter la question de savoir si, dans toutes les circonstances, son intervention dans les débats parlementaires fut toujours aussi heureuse qu’elle l’avait été lors de son discours pour la défense de l’humanisme. Ardemment royaliste et partisan de la « fusion, » il travailla de toutes ses forces à la réaliser, convaincu que le rétablissement de la royauté était conforme aux intérêts de l’Eglise comme à ceux de la France et parfois peut-être, dominé par sa passion et par sa foi, ne fit-il pas toujours preuve d’une habileté égale à la sincérité de ses opinions. On ne saurait oublier cependant qu’il défendit le drapeau tricolore et usa de toute son influence pour décider le Comte de Chambord à renoncer au drapeau blanc. Il recourut à celle du Pape et même il écrivit au prince pour lui démontrer la nécessité de cette renonciation, ce qui lui valut une lettre dans laquelle la raillerie s’alliait au respect, et qui lui prouva que ses conseils, bien qu’inspirés par le plus pur patriotisme, ne seraient pas écoutés.

Après le malheureux essai de restauration monarchique auquel mit fin la fameuse lettre, du 27 octobre 1873, il parut disposé à abandonner l’arène politique. Il était plus que septuagénaire, et la fatigue de ses longs travaux se traduisait en graves atteintes à sa santé. Mais, si le repos lui était devenu nécessaire, l’intrépidité de son âme toujours jeune le retenait au seuil de la retraite ; il ne parvenait pas à s’y résoudre. Nommé sénateur inamovible à la dissolution de l’Assemblée Nationale, il resta sur le champ de bataille et y combattit deux ans encore, toujours semblable à lui-même et plus que jamais fidèle aux opinions de ses jeunes années.

Cependant, ses forces déclinaient. En 1876, écrasé par la charge de son épiscopat, il demanda et obtint un coadjuteur. L’année suivante, appelé au Sénat, par un débat important, il dut se faire porter à la salle des séances. Mais, si le corps s’épuisait, l’âme conservait toute sa force et le cerveau toute sa lucidité. A cette époque, le pape Léon XIII manifesta l’intention de le nommer cardinal, et rien ne pouvait lui être plus sensible que cette nomination qui, en manifestant pour lui la faveur du Saint-Siège, eût été une réponse décisive aux attaques des intransigeans du parti catholique. Le gouvernement était alors dirigé par M. Dufaure et se montrait tout disposé à seconder les intentions du Souverain Pontife. Mais il demandait à Mgr Dupanloup de renoncer à protester, ainsi qu’il en avait manifesté le dessein, contre la célébration du centenaire de Voltaire, qui se préparait. L’évêque refusa de se soumettre à cette injonction et le chapeau cardinalice que le Pape lui destinait resta à Rome.

Au surplus, il touchait au moment où, pour les hommes qui n’attendent de récompense que du témoignage de leur conscience, les plus grands honneurs, même quand ils sont mérités, perdent tout leur prix. Il sentait la mort approcher et, de plus en plus, il se désintéressait des choses humaines, sauf en ce qui touchait la défense de la cause religieuse. Au mois d’octobre suivant, il résidait au château de Menthon en Savoie, où il était venu se remettre d’une crise maladive en déplorant que le mauvais état de sa santé ne lui permît pas de porter ses hommages au Vatican où il aurait voulu s’entretenir avec le grand Pape qu’il admirait ; toutefois, il ne désespérait pas encore de la possibilité d’entreprendre ce voyage. Espérance vaine, car le 11 du même mois, à sept heures du soir, il succombait presque subitement, sans agonie, entre les bras de son secrétaire, l’abbé Chapon, et en baisant le crucifix.

Par un codicille de son testament, rédigé à Versailles le 23 juin 1871, il avait défendu que l’on prononçât son oraison funèbre : « On ne peut pas, dans ces sortes de discours, disait-il, rendre vraiment hommage à la vérité. On y vient louer un pauvre homme qu’on n’a pas connu à fond. J’ai horreur de penser qu’on viendrait là pour me louer et blesser la vérité que Dieu sait. Je défends absolument qu’après moi, on fasse sur moi aucune oraison funèbre. »

Il eût été inconvenant de ne pas obéir à la volonté qui s’exprimait ainsi. Lorsque, quelques jours plus tard, les funérailles de l’évêque eurent lieu dans sa cathédrale d’Orléans où son corps avait été ramené, la douleur de ses diocésains ne se traduisit que par de brèves paroles qu’un membre de son clergé laissa tomber sur le cercueil en guise d’adieu. Elles précédèrent la lecture d’un des plus admirables testamens spirituels qui aient jamais été écrits. Le grand évêque, qui devra à M. Emile Faguet d’être mieux connu de la postérité, apparaît dans ces pages testamentaires tel qu’il avait été durant sa vie, pauvre, humble, soumis, énergiquement fidèle à ses sermens, se vouant tout entier, corps et âme, dans la chaire, à la tribune, dans la presse, avec la vaillance d’un bon soldat, à la défense de ses convictions et n’hésitant pas, lorsque ses vœux d’obéissance lui commandaient le sacrifice de quelques-unes d’entre elles, à les sacrifier à l’autorité souveraine qui pour lui représentait sur la terre l’autorité de Dieu.


ERNEST DAUDET.

  1. Mgr Dupanloup, par M. Emile Faguet, de l’Académie française. Collection des « Figures du Passé. » Hachette et Cie.