Une Ville Alsacienne - Wissembourg

La bibliothèque libre.

UNE VILLE ALSACIENNE

WISSEMBOURG[1]


C’est un matin d’automne, la saison de l’année peut-être où l’Alsace est la plus belle.

Sous un ciel d’une limpidité un peu humide qui donne à la nature une douceur recueillie, la forêt déploie sur la montagne sa pressante frondaison d’or rouge qu’anime encore le contraste des sapins verts, tandis que sur les pentes les vignes pâlissent le sol d’un or plus fragile. Le voyageur, qu’amène en ce point de notre ancienne frontière la curiosité ou le souvenir, s’arrête, sur le Geisberg, au pied du monument qui commémore le sanglant sacrifice des soldats tombés pour la France. Au-dessus de lui, le génie de la Patrie offre, dans ses mains reconnaissantes, des couronnes, et, dressé sur le faîte, le coq gaulois, coulé dans le bronze, se raidit, avant de lancer son cri. Devant son regard, le paysage splendide s’étend mollement. Des champs vallonnés d’abord, où les monumens allemands glorifient la victoire, de grasses prairies, des bouquets d’arbres, jusqu’à la route où frissonnent les longs peupliers jaunes ; à sa gauche, les sinueuses ondulations des Vosges ; vers le Nord, les premières hauteurs et les premiers villages du Palatinat qu’estompe une brume légère ; à droite, la plaine alsacienne, et au-delà, le pays badois, avec les sommets bleuissans de la Forêt-Noire. Tout semble reposer. Dans le fond, une petite ville calme émerge d’un nid de feuillage, avec des tours, des clochers, des remparts, à l’abri de collines que couvrent les vignobles pourprés, et que domine la masse perdue des bois plus lointains. Cette petite ville calme, c’est Wissembourg. Ô Wissembourg, qui t’appelles château de la sagesse ou encore château blanc, Wissembourg où Marie Leczinska, ignorante de son destin, passa les plus heureuses années de son existence, mélancolique Wissembourg endormie dans la grâce du XVIIIe siècle français, de quel accent tragique tu résonnes aujourd’hui dans nos cœurs !

I

En 623, Dagobert Ier, roi d’Austrasie et fils de Clotaire II, fonda, un peu avant son avènement au trône de France, une abbaye de Bénédictins, au pied des Vosges, sur les bords de la Lauter, dans le Spiregau. Le pagus spirensis, extrême limite méridionale pour les Francs de la rive gauche du Rhin, confinait, près de la Sauer, à la région des tribus alémaniques d’Alsace. L’abbaye prit le nom de Wissembourg, que l’on explique de deux manières. Il lui serait venu, selon certains, de la réputation de science et de discipline que méritaient les religieux, et signifierait alors : Château de Sagesse. Selon d’autres, il lui viendrait des ruines blanches d’une petite forteresse romaine, qui se trouvait à quelque cinq cents mètres, sur l’emplacement du village d’Altenstadt, et signifierait : Château Blanc. Pour la distinguer d’autres Wissembourg, on la nomma, plus tard, Cron-Wissembourg, à cause d’un grand lustre en couronne, cadeau de Dagobert II, et plus tard encore Wissembourg sur le Rhin, bien que le Rhin fût à quatre lieues. Dotée, autour de la Lauter, d’un vaste territoire privilégié, le Mundat, long de vingt kilomètres entre l’Est et l’Ouest, large de seize entre le Nord et le Sud, et qui comprenait onze villages et de nombreux hameaux, l’abbaye, exempte d’impôt, avait le droit de battre monnaie, et d’élire librement l’abbé qui était prince de l’Empire. On n’en citait pas de plus riche en Alsace, car elle avait encore, en dehors du Mundat, de fécondes possessions, en Lorraine, dans le Palatinat, et dans le pays de Bade. Elle fut longtemps un asile de paix et de travail. Alors que l’empire carlovingien se dissolvait, un jeune moine alsacien, Otfried, qui, par ses études à Saint-Gall, s’était rendu maître dans les arts libéraux, jeta sur elle un grand éclat. Le premier, il essaya de restreindre le culte exclusif que l’on rendait aux lettres latines, et d’assujettir le barbare idiome franco-germanique aux règles de la grammaire et de la prosodie. Il écrivit dans ce dessein beaucoup de sermons, de poésies et de lettres, mais surtout une sorte de Messiade, le Christ, paraphrase du Nouveau Testament en strophes variées, mêlée de réflexions morales ou historiques, et qui est, dans l’Europe chrétienne, le plus ancien témoignage poétique du vieil allemand. Il l’avait offerte à Louis le Germanique par une dédicace en doubles acrostiches, dont les vers, divisés en quatrains, commencent et finissent par les mêmes lettres, de manière à former de côté et d’autre cette phrase latine : Luthovico orientalium regnorum regi sit salus æterna.

Cependant, attirés par la renommée des religieux et aussi par la fertilité paisible de l’endroit, des habitans se groupaient autour de l’abbaye : un hameau naissait, qui s’agrandissait en village, puis devenait une ville entourée de murs et de fossés, comme l’abbaye qui avait sa propre enceinte, avec ses propres portes. En Alsace, beaucoup de villes se sont ainsi élevées autour d’une institution conventuelle, Munster, Marmoutier, Masevaux, Andlau, entre autres. On découvre pour la première fois, au XIIIe siècle, dans les chartes, mention de la cité de Wissembourg. Il arriva ce qui arrivait partout où une ville s’établissait à l’abri d’un monastère. Toute jeune, la ville acceptait sa protection ; adolescente, elle cherchait à s’en délivrer et à conquérir l’indépendance, et leur histoire à toutes deux n’était plus dès lors qu’une suite de conflits, où l’Empire, tour à tour, soutenait l’une pour affaiblir l’autre. Souvent même, quelque électeur du Rhin, évêque ou laïque, supplantait à son profit l’Empereur trop éloigné ou trop embarrassé par des affaires plus importantes. Ainsi dès 1292, Wissembourg, qui déjà en 1274 avait accédé à la ligue des villes rhénanes avec Colmar, Haguenau, Schlestadt, se détacha complètement du monastère. La voilà donc ville libre et impériale, inaliénable et irrévocablement incorporée à la préfecture d’Alsace. Ses habitans se divisent en patriciens, qui, jusqu’à Charles IV, posséderont seuls les emplois et dont les maisons seront franches, et en bourgeois, partagés en sept tribus, vignerons, tisserands, serruriers, cordonniers et tanneurs, marchands et tailleurs, boulangers et meuniers, bouchers, dirigées chacune par deux sénateurs. Ils n’auront de cesse qu’ils n’aient arraché à l’Empire toutes les libertés et tous les droits qu’ils réclament.

Rodolphe de Habsbourg d’abord leur accorde la libre élection de leur magistrat, à la condition d’y laisser intervenir le prince abbé. Albert Ier les affranchit de la juridiction du tribunal de Spire. Charles IV permet l’accès des plébéiens au magistrat ; enfin Sigismond les allège de toute sujétion envers l’abbaye. Aussitôt, dans les armes de la ville, sur les tours et les portes, l’aigle remplace la couronne et la crosse abbatiales. Ils acquièrent encore l’usage commun des forêts et pâturages, jusqu’alors réservé aux religieux, le droit de battre monnaie et de constituer le tribunal caméral. En retour, un prévôt particulier, ou Vogt, choisi jusqu’au XVIe siècle le plus souvent parmi les nobles ou les patriciens, et soumis au Landvogt, prévôt de la préfecture d’Alsace, exerçait, au nom de l’Empereur, la justice criminelle dans la ville et le mundat et y administrait les droits impériaux. De plus la ville payait à l’Empire un cens qui ne dépassa jamais 800 florins et fournissait un contingent d’hommes et de chevaux pour l’armée. Les Empereurs la visitaient assez fréquemment. Outre le magistrat, un tribunal plus ancien, appelé justice graduelle ou Staffelgericht, parce qu’il siégeait sur les marches de pierre par lesquelles on descendait vers la Lauter, connaissait des affaires de succession et d’obligation et des affaires canoniques. Un prévôt le présidait. Tout membre du magistrat, qui refusait les fonctions de prévôt ou d’assesseur, devait quitter quelque temps la ville et, pour y rentrer, solliciter sa réintégration parmi les citoyens. On pouvait en appeler de ce tribunal à la justice camérale ou Cammergericht, composé de quatorze juges et qui siégeait une fois tous les deux ou trois ans. Une partie des assesseurs étaient chevaliers.

Il semble qu’avec des institutions si simples, la vie, dans Wissembourg, ville impériale, dût être facile. Bien au contraire. Rien n’est plus embrouillé que l’histoire de ces cités où s’immiscent sans cesse les comtes palatins, les princes de l’Église, les cités voisines, l’Empereur, l’abbaye. Les droits des uns et des autres sont loin d’être nettement définis. Dans un bailliage du mundat, un bailli palatin veut, à tort, exercer une juridiction ; le landvogt veut empêcher d’enterrer tout sujet de la préfecture d’Alsace qui meurt à Wissembourg ; un seigneur rhénan commet sur le territoire de l’abbaye des dégâts de chasse et de pêche ; l’abbé se plaint du magistrat ; le magistrat se plaint de la ville… Ce sont sans relâche des rivalités, des empiétemens, des coups de violence : on va devant les diètes de l’Empire, on va en cour de Rome ; rien ne s’arrange, et tout recommence.

Voici deux exemples caractéristiques.

Au XVe siècle, le palatin Frédéric Ier, se moquant de l’autorité impériale, veut agir en seul souverain de la ville et du monastère. L’abbaye, corrompue par les richesses, périclitait. L’abbé Philippe d’Erpach était mort en laissant un déficit de 30 000 florins. Dès que le nouvel abbé, Jean de Bruck, est instauré, Frédéric prétend réformer le couvent. Une commission palatine l’occupe, met le séquestre sur les bâtimens et les meubles, amène de nouveaux moines, dits de l’Observance. L’abbé et le prieur s’en vont. La ville prend parti pour les anciens conventuels opprimés. Frédéric l’investit avec des forces considérables et l’accable de deux mille coups de canon, en même temps qu’il essaie de l’incendier avec le feu grégeois. Il ne peut la réduire après un siège de soixante et onze jours. L’abbé en appelle à Rome et à l’Empire, et rentre dans Wissembourg aux acclamations de la population. Frédéric, furieux, attaque encore la ville, qui accepte la médiation des évêques de Worms et de Spire et de députés strasbourgeois, et, contre un tribut, il reconnaît à l’abbé et au prieur la jouissance de leurs dignités. Quelques mois s’écoulent et les Wissembourgeois chassent les fonctionnaires électoraux. On se bat de nouveau. Enfin l’abbé et le prieur restent maîtres, à la condition que les moines de l’Observance seront admis à titre de chanoines.

Peu après, à la fin du XVe siècle, un chevalier de Thuringe, Jean de Dratt, gratifié en 1485 par l’électeur palatin Frédéric Ier du château de Berwaststein, se conduit en chef de bandits, pille les villages du monastère, rançonne les voyageurs et les marchands, barre le cours de la Lauter pour empêcher le flottage des bois et la marche des moulins, affame la ville. Il prend figure de croquemitaine, la légende en fait ce fameux Hans Trapp qui sert encore à effrayer les enfans méchans d’Alsace. « Prends garde, disent les parens, Jean de Dratt va venir (Gieb acht, der Hans Trapp kommt). » La ville même n’est pas à l’abri de ses méfaits. L’abbé, lassé de l’indifférence des autorités palatines auxquelles il se plaignait en vain, l’accuse devant le pape, tour à tour devant Innocent VIII, Alexandre VI et Jules II. Jean de Dratt ne s’en soucie nullement et continue de plus belle. Plusieurs diètes, celle de Fribourg, celle de Worms, celle d’Augsbourg sont saisies de cette querelle, sans résultat d’ailleurs. La dispute ne finit que par la mort de Jean de Dratt, qui, jusqu’à son dernier souffle, n’accepte aucune transaction.

Tant de luttes, compliquées encore par les dissensions que soulevaient les nouvelles doctrines de la Réforme, affaiblirent si bien l’abbaye qu’il fallut définitivement la séculariser. Convertie d’abord en une collégiale de chanoines séculiers, elle fut ensuite incorporée à l’évêché de Spire, dont elle resta dépendante jusqu’à la Révolution.

Cependant, les rois de France commençaient à jouer envers l’Allemagne ce rôle si habile, par lequel, tout en s’efforçant de ruiner la puissance de leur grand ennemi, l’Empereur, ils tâchaient, patiemment, de rattacher au royaume les anciennes contrées qui avaient appartenu à la Gaule. Dès 1552, Henri II, accédant à la Ligue formée par l’électeur de Saxe contre l’Empereur, pénétrait en Alsace et établissait tout près de Wissembourg ses cantonnemens. Les habitans ne lui témoignèrent nulle aversion. Quelques années auparavant, un chef de lansquenets, bourgeois de Wissembourg, Sébastien Vogelsberger, un homme assez curieux, d’abord garçon boulanger, puis chrysographe et maître de langues, avait assisté au sacre du Roi, à Reims, avec plusieurs compagnies de soldats et leurs drapeaux. Il avait, à son retour, été accusé de trahison par Charles-Quint et décapité. On peut présumer que, si les Wissembourgeois ne témoignèrent pas avec plus de franchise leurs sentimens à l’égard de Henri II campé aux portes de la ville, c’est qu’ils se rappelaient le sort de Vogelsberger et en craignaient un pareil. Plus tard, en effet, Philippe de Soetern, évêque-prévôt de la collégiale, dut à ses sympathies pour la France dix années de captivité. Les épouvantables misères de la guerre de Trente ans achevèrent de montrer à Wissembourg combien peu elle pouvait compter sur la protection de l’Empire. Prise et reprise par les Impériaux, les Suédois, les Français, les Weymariens, saccagée par la soldatesque de Mansfeld, ses habitans égorgés, ses maisons pillées, ses caisses vidées, elle comptait, à la fin de la guerre de Trente ans, pour toute population cent quarante personnes. Enfin le traité de Munster l’unit de nouveau à la patrie gauloise, après huit siècles de séparation, et le premier gouverneur de l’Alsace, Henri de Lorraine, comte d’Harcourt, pratiquant cette intelligente politique royale qui visait à s’attacher les cœurs et à conserver à la province ses mœurs, confirmait à Wissembourg et au Mundat tous leurs droits, franchises, coutumes et jouissances. Dès lors, le sort de Wissembourg est fixé. Ses murailles auront beau être renversées par ordre de Louis XIV en 1613 ; Vauban établira un système de fortifications connues sous le nom fameux de Lignes de Wissembourg, et, sous Louis XV, l’enceinte se relèvera, agrandie. Wissembourg est désormais forteresse et ville de guerre.

II

Ville de guerre ! le voyageur qui la visite ne s’en douterait pas. S’il monte sur les remparts inutiles qui font aujourd’hui la plus paisible des promenades, Wissembourg, dominée par la tour romane de l’église de Saint-Pierre et Saint-Paul, lui apparaît si petite, si resserrée, si mélancolique. Nul bruit ; dans les champs, autour de la vieille enceinte qui s’écroule, des paysans qui travaillent ; un calme laborieux que trouble parfois seulement le sifflet d’un train ; toute la tristesse reposante d’une ville déchue, qui se résigne. Qui dirait que le canon a si souvent retenti, que l’air a été plein du crépitement des balles, des cris des blessés, des hurrahs des vainqueurs, et qu’à tant de reprises, deux civilisations se sont affrontées sous ces murs ! Le regard s’arrête un instant sur quelques toits pointus, restes de l’architecture gothique, qui protègent d’humbles maisons, mais bientôt il se pose plus longtemps sur d’autres demeures, confortables habitations de bourgeois aisés, dont le grand toit coupé en deux, les nombreuses et claires fenêtres, les lignes élégantes perpétuent l’art du XVIIIe siècle. Il ne voit plus dans Wissembourg que ce qu’elle est vraiment, une petite ville française, reconstruite presque tout entière au temps de Louis XV, après l’incendie qui l’avait dévastée.

Quand on erre dans les rues, cette première impression se confirme vite. Sans doute, les vieilles maisons alsaciennes, avec une tourelle, les poutrages apparens, un escalier qui tourne, une cour intérieure où circule une galerie en bois, une date et la marque de profession gravées sur le linteau, ne manquent pas. Mais il faut les chercher dans des ruelles écartées, si étroites qu’une voiture y passerait à peine. On pousse une porte, et l’on découvre ici, à côté d’un tambour-major et d’une cantinière grossièrement dessinés sur le mur par un artiste local du second Empire, un chapiteau et une tête de Christ du XVe siècle ; là une balustrade dont la décoration variée reproduit les plantes du pays, vigne, tabac, maïs, tournesol ; plus loin, des encadremens de fenêtres joliment sculptés ; ailleurs, sous le rebord d’un premier étage, une frise gothique. Quelques maisons de la Renaissance subsistent aussi, comme celle du fameux Vogelsberger, une sorte de palais, dont le riche portail s’orne des armes que tiennent deux chevaliers, ou celle de Lambach, avec ses ornemens de pierre et son escalier en colimaçon. Dans plusieurs, l’influence dernière du gothique se mêle encore à la jeune Renaissance. Mais c’est sur la grande place, au centre de la ville, que se montre le caractère si français de Vissembourg. Tout à l’entour, ce ne sont que maisons du XVIIIe siècle. Devant soi, on a l’hôtel de ville, élevé en 1741, dans ce grès rose qui donne aux constructions alsaciennes un si tendre accent. Modèle dont s’inspirèrent tous les bourgeois : la grande rue n’est presque tout entière qu’une suite de maisons bâties d’après lui entre 1741 et 1795. C’est une joie que de contempler les moindres choses qu’un goût délicat a su rendre précieuses, un heurtoir, la rampe d’un perron, la grille d’un balcon, le palastre d’une serrure, l’espagnolette d’une fenêtre. Sur la tranquille place de l’église, qui, par les journées d’automne, avec ses arbres dépouillés, ses feuilles mortes que soulève le vent, sa petite rivière, immobile, éveille des souvenirs hollandais, et autour d’elle, d’autres maisons, de la même époque, se pressent, dont les vitres anciennes gardent encore leur pâle couleur verte.

Rien enfin n’a manqué à Wissembourg pour être parfaitement du XVIIIe siècle : la femme de Louis XV, la pieuse Marie Leczinska, y résida, de 1719 à 1725, et n’en partit que pour gagner Versailles. Mais, tandis qu’une autre ville de la Basse-Alsace, Saverne, devait connaître, avec les cardinaux de Rohan, tout le luxe et le plaisir du XVIIIe siècle, Wissembourg ne fut qu’un refuge heureux pour des proscrits qui tendaient la main.

Stanislas, staroste d’Odolanow et palatin de Posnanie, puis éphémère roi de Pologne, puis prince de Deux-Ponts, puis retiré à Bergzabern, près de Landau, était arrivé à Wissembourg, pour s’y assurer, avec l’autorisation du roi de France, un asile contre les violences et les embûches de l’électeur de Saxe. Il avait choisi pour résidence, non loin de l’enceinte, la maison Veber. Bien qu’elle ait subi maintes vicissitudes, d’abord possession de monastère, ensuite temple de franc-maçonnerie et collège, enfin hôpital, elle n’a été qu’agrandie. C’est une assez vaste construction à deux ailes, avec une haute toiture de tuiles sombres, un beau porche, un large escalier à balustrade en bois, une de ces demeures cossues que les bourgeois riches aimaient à construire. De vieilles gens, maintenant, y achèvent leurs jours. Stanislas n’y menait pas un train royal. Il y habitait avec sa femme, Catherine Opalinska, sa vieille mère, Anne Jablonowska, sa fille, le comte Tarlo, chargé des ambassades, le baron de Meszeck, maréchal du palais, Biber, son secrétaire intime, deux ecclésiastiques, quelques officiers et trois dames d’honneur, dont la comtesse de Linange. Tandis que sa femme se lamentait contre le sort, il passait le temps à se promener sur les bords de la rivière, regardant jouer les enfans, rêvassant, fumant sa pipe ; parfois il s’en allait à la chasse ; rien, dans cette existence, qui soit d’un souverain ; tout y est d’un rentier satisfait. Le jardin, qui n’a pas changé, aide, mieux encore que la maison, à évoquer la vie résignée qui s’écoulait entre ces murs. C’est un modeste jardin fruitier et potager, avec des carrés exactement délimités, un bassin, un jet d’eau, d’étroites allées, et qui n’a point de vue sur la campagne. On s’y croit au bout du monde. À une extrémité, au milieu d’un bosquet dont le lierre entoure les arbres, une table de pierre se penche au-dessus d’un tumulus. Là, dit-on, Marie se plaisait à venir. L’endroit est touchant : on y est complètement isolé et comme caché, on n’entend que le chant des oiseaux et le son des cloches. Tout forme encore le décor qui convient à cette douce figure. Marie, sans être belle, avait la taille bien proportionnée, le port gracieux, l’œil vif et fin, un air souriant. Elle était aussi un assemblage de vertus. Réveillée dès les six à sept heures du matin, dans cette chambre où couchent aujourd’hui les religieuses de l’hôpital, et qui communiquait avec son oratoire du rez-de-chaussée par un escalier particulier, elle lisait dans son lit des livres de dévotion, d’histoire et de géographie, se levait entre huit et neuf en hiver, et s’habillait aussitôt. Elle se rendait alors chez sa mère ; la famille royale entendait la messe, puis déjeunait entre onze et midi, sauf le Roi qui dînait seul. La lecture, la promenade occupaient le reste de la journée, et aussi les ouvrages à l’aiguille, comme tapisseries et ornemens d’église qu’on offrait aux églises. Marie eût été la fille de l’ancien propriétaire, M. Weber, qu’elle n’eût pas vécu autrement. Encore son vrai père n’avait-il aucune fortune et recevait du roi de France tout juste vingt mille écus.

Et ce père voudrait bien marier sa fille… mais qui donc prétendra à la main de cette enfant ? Lui, pauvre roi détrôné, oublié au bout de la France, ressemble à ces petits hobereaux qui ne sont guère plus que leurs paysans ; quel beau-père peu glorieux il ferait ! Pourtant il ne songe qu’à cela. Marie ne paraît pas s’en soucier… Elle a bien une fois considéré avec intérêt le marquis de Courtenvaux, qui sera plus tard le maréchal d’Estrées, mais le duc d’Orléans s’est opposé à ce projet, déclarant que l’honneur de la France et des têtes couronnées ne pouvait tolérer que la fille de Stanislas descendît jusqu’à un simple colonel. On ignore si Marie en souffrit. Priant, brodant, elle soignait le jardin, s’y promenait, s’y reposait, assise à sa table de pierre. Les saisons se suivaient, ramenant des tableaux qui lui étaient chers, les montagnes couvertes de neige, les forêts givrées, la Lauter glacée, la petite ville toute calfeutrée autour des grands poêles de faïence ; le printemps qui s’éveille, et tout le jardin qui n’est plus, avec les fleurs de ses arbres fruitiers, qu’une voûte blanche et rose ; les belles nuits semées d’étoiles, avec la lune qui bleuit la campagne, les champs du Geisberg où ondulent les blés ; les premières feuilles qui tombent, la vigne qui rougeoie, et bientôt, avec les bois dénudés, les pluies, la tristesse, le silence. Stanislas cherchait toujours un gendre. La Margrave de Bade lui refusait son troisième fils ; il ne réussissait pas mieux avec le comte de Charolais. Et tout d’un coup, par suite d’une intrigue de favorite, Stanislas apprend que le duc de Bourbon veut épouser Marie. Mme de Prie, maîtresse du duc, consent, sûre que sa puissance ne sera pas menacée par cette princesse trop vertueuse… Stanislas nage dans le ravissement. Marie, obéissante, se préparait à devenir duchesse de Bourbon. Cependant il n’y avait aucune demande officielle. Le portrait que Gobert, membre de l’Académie royale de peinture, s’en alla peindre de la princesse à Wissembourg, avança brusquement les choses, et dans un tout autre sens. Le duc et Mme de Prie jugèrent Marie si facile à dominer, qu’ils la destinèrent au Roi.

On connaît l’anecdote : « Stanislas entra chez sa fille, ivre de joie et criant : Ma fille, tombons à genoux et remercions Dieu ! » Elle crut d’abord que la Pologne rappelait son Roi. Mais Stanislas lui répondit : « Le Ciel nous est bien plus favorable ; vous êtes reine de France[2] ! » En France, cependant, on s’irritait ou l’on riait, parce que le Roi épousait une simple demoiselle, Stanislas n’ayant été que roi électif et un roi électif n’étant pas considéré comme un vrai Roi. Mais Wissembourg entier se réjouissait : les magistrats présentaient leurs hommages, on chantait le Te Deum dans les églises, on distribuait aux pauvres du pain et du vin, on tirait des feux d’artifice, on dansait. La princesse partit pour Strasbourg, puis de là pour Fontainebleau. D’autres événemens allaient agiter Wissembourg et rendre son nom célèbre.

Ville du XVIIIe siècle, Wissembourg était une ville de guerre. Elle le fut, dès sa réunion à la France, et avec un consentement si unanime, qu’ici les jeunes gens, encore plus que dans le reste de l’Alsace, ne concevaient pas d’autre métier que le métier des armes. On naissait soldat. Ce sera beaucoup parmi les solides paysans des environs que Napoléon recrutera ses cuirassiers, carabiniers et hussards, qui revenaient souvent officiers, la croix sur la poitrine et, quand, en 1813, il faudra trouver des cavaliers volontaires, le seul arrondissement de Wissembourg en fournira une centaine. Aujourd’hui Wissembourg allemande compte dans nos régimens plus de cinquante officiers supérieurs. Tout entraîna vers l’armée les habitans dès que sa destinée fut française. Située à l’extrême frontière, elle commande l’entrée en France, si l’on vient d’Allemagne, car une trouée découvre le pays sur une étendue de dix-huit kilomètres, jusqu’à Lauterbourg. Elle commande l’entrée en Allemagne, si l’on vient de France. C’était cela surtout que les Allemands voyaient en elle : une porte ouverte sur l’Allemagne. Aussi ce coin de Wissembourg, qui meurtrissait si profondément la chair allemande, selon l’expression que plus tard emploiera Bismarck, à peine était-il français, que les Allemands essayaient de l’arracher. Dès 1674, un détachement impérial de Kaiserslautern surprenait et tuait la garnison dans ses quartiers d’hiver ; en 1705, nouvelle tentative d’abord heureuse, mais que bientôt Villars réduisait à néant. Dès lors, toutes les guerres qui jetteront contre la France l’Allemagne et l’Autriche commenceront ou se termineront autour de Wissembourg. C’est un poste avancé où l’on attend toujours une attaque, où défilent toujours les troupes, où l’on s’étonne, quand on n’entend ni siffler les balles ni retentir le canon, où les enfans n’imaginent pas de plus beau divertissement qu’un combat, et jouent entre eux à la bataille.

Bien que Louis XIV eût ordonné en 1673 le démantèlement, Vauban ne voulait pas laisser la ville sans défense. Il résolut d’établir un système de fortifications qui, du col du Pigeonnier, point culminant des Vosges près de Wissembourg, se développerait jusqu’à Lauterbourg, en suivant la rive droite de la Lauter : ce sont les fameuses lignes de Wissembourg. Commencées dès 1704, elles furent continuées en 1706 par Villars, qui y fit travailler onze mille pionniers. Composées d’une série d’épaulemens et de parapets que renforçaient de distance en distance des redoutes, elles devaient se compléter par d’autres redoutes sur la rive gauche, ainsi que par des digues qui permettaient d’inonder les lieux d’alentour.

Le comte du Bourg les prolongea même, en 1708, jusque sur la Sarre, par de grands abatis d’arbres en forme de redans, à travers les Vosges. Il n’empêche qu’en 1744 une armée impériale, sous le commandement de Charles de Lorraine, emporta la ville par une alarme, célèbre encore dans la région sous le nom d’alarme des Pandours. Coigny, accourant, dut forcer ces lignes élevées pour la défense du royaume et qui étaient maintenant aux mains de l’ennemi. On sentit alors la nécessité d’entourer Wissembourg de nouvelles fortifications, et l’on se hâta. Le mur d’enceinte fut réparé, un fossé creusé, des remparts et des réduits construits ; une écluse et plusieurs batardeaux soutinrent les eaux des fossés à une hauteur moyenne de trois mètres. Quelques ouvrages extérieurs, d’abord projetés, ne furent pas exécutés. Dans la ville même, de nouvelles et nécessaires constructions, comme les différens corps de garde, aux portes de Haguenau, de Bitche, de Landau, la caserne d’infanterie, les manutentions, la buanderie, l’aubette du portier-consigne achevèrent de lui donner son visage militaire.

La Révolution éclate. Une municipalité remplace l’ancien magistrat ; le Staffelgericht est supprimé. Un directoire de quatre membres et un conseil de douze administrent le district avec un zèle tout révolutionnaire. Un jacobin, un pasteur, fils de fripier, mène la fête. Les prêtres ayant refusé le serment, les offices sont interdits dans la collégiale, les couvens fermés, les ecclésiastiques qui n’émigrent pas déportés, les habitations des chanoines séquestrées, la maison du doyen occupée par le district. La rage détruit tous les signes de l’ancien régime et de la religion. On saccage l’église, on fond ses cloches, on enlève les grilles dorées qui séparaient les transepts des nefs, on brise l’immense lustre en forme de couronne ; une femme met en pièces avec un sabre toute la broderie de pierre qui serpentait à l’intérieur sur les murs. Il semble que la profanation va s’arrêter. Bien au contraire. Un beau jour, les Jacobins, en bonnet rouge, conduisent à travers la ville tous les ânes de la contrée, couverts de nappes d’autels et d’ornemens sacrés, rabat au cou, et chapelets aux oreilles. Une troupe de jeunes filles, vêtues de blanc, la chevelure flottante, les accompagnent avec de jeunes hommes, en soutane et surplis, qui chantent des airs d’église mêlés de blasphèmes et d’obscénités. Place du Marché, ils entassent pêle-mêle crucifix, chasubles, livres de prières et de liturgie et y allument le feu. On raconte qu’un jacobin présentait à son âne un ciboire avec des hosties consacrées, en disant : « Allons, animal, mange ce Dieu. »

Mais pendant que ces horreurs se passaient, le sort de la France continuait à se jouer sur les lignes de Wissembourg. Le feld-maréchal Wurmser les envahissait, s’emparait de la ville, où les émigrés rentraient, aux cris de : « Vive le Roi ! » acclamant les princes de Condé, de Bourbon et d’Enghien debout sur le balcon de la maison commune. Wurmser aussitôt rétablissait l’ancien régime. Mais Hoche arrive : il a laissé plusieurs divisions de son armée sur la Sarre, et débouche par la vallée de Niederbronn ; il bat Wurmser à Frœschwiller, le rejette sur Wissembourg où les Autrichiens ont le bonheur de rallier les Prussiens. L’armée ennemie est fortement retranchée sur le Geisberg… Hoche a fait sa jonction avec l’armée du Rhin, que commande Pichegru. Il attaque : Desaix, qui commande la droite de l’armée du Rhin, marche sur Lauterbourg ; Michaud, sur Schleithal ; lui, se porte contre le centre, en face des Autrichiens de Wurmser qu’appuient les Prussiens du duc de Brunswick et les émigrés de Condé. L’assaut est irrésistible : les troupes françaises s’élancent sur l’ennemi, en criant : « Landau ou mourir… » enlèvent le Geisberg, refoulent partout Autrichiens, Prussiens et Condéens, et le surlendemain Landau est débloquée et libre.

Ce ne devait pas être la dernière bataille de Wissembourg, mais ce devait être la dernière victoire française. Où Villars, Coigny et Hoche avaient triomphé de l’ennemi insolent, Douay, le 4 août 1870, tombait, mort et vaincu, après avoir résisté de huit heures du matin à deux heures de l’après-midi contre trois corps d’armée avec une seule division. L’Allemagne enfin retirait de sa chair ce coin de Wissembourg.

III

Pour un Français, Wissembourg, c’est moins peut-être cette petite ville mélancolique et rose que ce plateau du Geisberg, où le sang de nos soldats a si souvent coulé et d’un flot si généreux. Là, depuis des siècles se sont heurtés deux civilisations et deux peuples, et le jour où le possesseur du sol a dû reculer, il n’a cédé qu’au nombre, recueillant de la gloire jusque dans sa défaite. De ces champs, de ces prés, de cette route qui les longe, de partout, s’élève la voix de nos morts. Quand on gravit ce plateau, il semble que des ombres vous accompagnent, ombres des soldats de la monarchie, des soldats de la première République, des soldats du second Empire. C’est un pèlerinage à travers un immense cimetière.

Ce cimetière immense domine depuis les hauteurs du Geisberg la ville de Wissembourg et regarde l’horizon assombri de forêts par où se glissa l’armée du prince royal Frédéric-Guillaume. Une route, qu’ombragent des arbres fruitiers, la contourne. Je la parcourus pour la première fois par un rayonnant après-midi du mois d’août. Pas un nuage au ciel, un soleil implacable, et, sur le chemin, l’ombre maigre des cerisiers et des quetschiers. Excitées par la lourde chaleur, de grosses mouches s’acharnaient contre nous. Néanmoins dans un silence, que ne rythmaient même plus les habituels bruits confus de la nature, des hommes fauchaient, tandis que, la tête protégée par un foulard, des femmes, penchées, formaient et liaient des gerbes ; de solides et jeunes garçons, petits-fils des soldats de Napoléon, se pressaient, une faux ou un râteau sur l’épaule. Sous la moisson ondulante, cette terre, où des êtres humains répétaient le geste éternel du travailleur, donnait une impression de sereine magnificence. En ces lieux si paisibles, quarante ans plus tôt, on s’égorgeait, aux hourras des vainqueurs se mêlaient les plaintes des blessés et le râle des morts, et une grande nation, celle que ses ennemis, tout ensemble railleurs, jaloux et respectueux, appelaient la grande nation, était abattue. Rien dans la cruelle indifférence de la nature n’en avertissait le promeneur. Mais soudain, une tombe au bord du fossé, montra sa croix de bois ; un monument, plus loin, éleva sa stèle funéraire, et ce furent d’autres tombes et d’autres monumens. Comme dans un paysage célèbre un poteau indique le meilleur point de vue, des écriteaux indiquaient les endroits « sensationnels, » l’enclos des turcos, où le 1er  tirailleurs arrêta tout seul les efforts de deux corps d’armée, où le surlendemain de la bataille on marchait encore dans une boue sanglante, les Trois-Peupliers près desquels tomba Douay, la ferme où il acheva d’expirer, le château où les derniers troupiers tirèrent les dernières cartouches. Illusoire bonheur de la paix ! ces champs ne sont fécondés que d’ossemens, et l’image de la guerre se dresse ici à chaque pas, la guerre, depuis des siècles souveraine en ces lieux, et qu’on sent tapie derrière les montagnes, attendant l’heure, guettant l’occasion. Si, en suivant ce calvaire, un jeune Français, qui a de l’âme, plie sous le poids du désastre, sa fierté l’oblige à ne s’épargner aucune de ces douloureuses stations.

Une ferme, en haut de la route, un peu en retrait, entourée d’une vaste cour, où hurlent deux molosses attachés, se tasse derrière des arbres. C’est le Schafbusch. Rien n’y a changé depuis que rendit l’âme, dans une pièce au rez-de-chaussée, le général Douay, frappé au ventre par un éclat d’obus. Il était étendu à terre contre le dossier d’une chaise renversée, et coiffé encore du képi aux feuilles de laurier, quand le prince royal, victorieux, vint le saluer ; un médecin militaire se trouvait près de lui, et un petit chien. Le soir, à cinq heures, la dépouille amenée à Wissembourg, au fond d’une voiture de blessés, jusqu’à l’hôpital militaire, fut transportée à la sous-préfecture. Le 6 août, à la même heure, alors qu’on apprenait la défaite de Frœschwiller, l’enterrement eut lieu. L’éclat d’obus, en déchirant les entrailles, avait si fort avancé la décomposition du corps que deux habilleuses mortuaires de profession ne purent remplir leur office. Deux soldats prussiens reçurent l’ordre de les remplacer ; tout d’abord défaillans, ils demandèrent à fumer un cigare pour exécuter jusqu’au bout leur mission. Ils emportèrent chacun, en souvenir, un des éperons du général[3]. La musique allemande précédait le cortège et des délégations de toutes armes représentaient l’armée triomphante.

De la route, un chemin conduit au château du Geisberg, château du XVIIIe siècle, bordé à l’Est par une terrasse que soutient une muraille à pic et clos à l’Ouest par un autre mur épais que perce une seule porte. La façade sur la cour intérieure n’a qu’un étage ; de l’autre, surélevée et qui contemple l’Alsace, un magnifique et doublé escalier de pierre descend au verger. Aujourd’hui, habité par une dizaine de familles paysannes qui cultivent les terres avoisinantes, encombré et déshonoré par tout ce qui constitue la vie d’une ferme, il garde une noblesse désolée. On aime même qu’une demeure d’un art si français, et dont les murs conservent les trous des boulets et des balles ennemies, ait connu une telle déchéance, comme si la beauté ne pouvait subsister, où la France fut écrasée. C’est là en effet que se firent tuer les derniers défenseurs, quelques centaines, derrière les murs, dans la cour, sur les marches de l’escalier, partout où l’on pouvait vendre chèrement sa vie. En vain les grenadiers du Roi essayèrent-ils d’enlever le château : ils reculèrent, et ceux qui les renforcèrent ne réussirent pas davantage à pénétrer. Presque tous les officiers allemands étaient hors de combat. Enfin trois batteries à cinq cents mètres des murailles, quatre autres aux Trois-Peupliers submergèrent d’obus le château. Alors, n’ayant plus de munitions, ceux de nos soldats qui n’étaient pas morts se rendirent.

Dans ce grand cimetière, il en est un autre, plus petit, très petit, si vaste cependant par tout ce qu’il enferme d’espérances ruinées, d’inutiles dévouemens, de tragiques leçons. Il se cache un peu en dehors de la ville, à droite, quand, au sortir de la gare on s’engage sur la route du Geisberg. Si calme, même pas entouré de murs, des plantes grimpantes nouées au long de ses grilles, il ressemble au calme jardin d’un bourgeois renté qui aimerait les fleurs. On pourrait passer devant la porte sans se douter que c’est la demeure des morts ; il faut le savoir, ou qu’un homme du pays vous saisisse en quelque sorte par la main, vous y conduise et vous dise : Entrez ! Une large pierre rose, que surmonte une colonne, recouvre la terre où est enseveli, avec ses deux fils, le général Abel Douay ; sur d’autres pierres, sur d’autres colonnes, se lisent des noms d’officiers, jeunes capitaines, jeunes lieutenans, tués dans la journée du 4 août ; d’autres pierres, d’autres colonnes commémorent l’infortune de ces héroïques soldats. Étroits rectangles de gazon où des mains pieuses répandent les fraîches fleurs de la saison, voilà vraiment le tombeau de l’Alsace française. Ce cimetière ne contient pas, comme les autres cimetières, que des corps sans vie, mais toute l’Alsace perdue et toute la grandeur écroulée de la France.

…Ô Wissembourg, qui t’appelles Château de la Sagesse ou encore Château Blanc, Wissembourg où Marie Leczinska, ignorante de son destin, passa les plus heureuses années de son existence, mélancolique Wissembourg endormie dans la grâce du XVIIIe siècle français, de quel accent tragique tu résonnes aujourd’hui dans nos cœurs !

Paul Acker.
  1. L’abbaye et la ville de Wissembourg, par J. Rheinwald, 1863. — L’Alsace illustrée, par J. Schœpflin, 1852. — L’abbaye de Wissembourg, par M. L. Spach. — À travers l’Alsace, par M. André Hallays. — Le mariage de Louis XV, par M. Henry Gauthier-Villars, Plon.
  2. À travers l’Alsace, par M. André Hallays. Librairie académique Perrin.
  3. Wissembourg au début de l’invasion de 1870, par Edgar Hepp. Ed. Berger Levrault, 1887.