Une Visite à Solesmes

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UNE
VISITE Á SOLESMES

Je passais à proximité de Solesmes. J’ai voulu visiter la célèbre abbaye avant que ses portes ne se ferment sur le cloître déserté.

La matinée était belle à souhait, les horizons fondus dans cette lumière languissante où l’été mourant de septembre met un deux sourire d’adieu. Un soleil déjà moins hardi dorait les premières rousseurs de l’automne, sur les bois, les eaux, les châteaux culminans ; ils ont si bon air, dans cette région où notre race s’est faite élégante et délicate comme la nature qu’elle imitait. Entre Sablé et Juigné, le val de Sarthe offre en raccourci les grâces nobles du val de Loire : même ciel fin et léger, même accortise du paysage, un rien de mollesse dans la force de la terre, un parfum discret du cœur de la vieille France.

Les hautes murailles du monastère, si semblables à celles du mont Saint-Michel, surplombent la paisible rivière. L’œil est d’abord déconcerté par l’appareil tout nouveau de ces lignes anciennes. Pourtant rien ne donne ici l’impression d’un pastiche, d’un de ces jeux artistiques où s’amuse notre dilettantisme, quand il restaure les monumens du passé. Solesmes, rêve d’autrefois réalisé par des hommes d’aujourd’hui, fait penser à l’arbre vigoureux qui repousse naturellement sur la souche intacte. Dans cette montagne de pierres neuves, cimentées par l’esprit qui assembla leurs aînées, on sent la même volonté de faire un bail avec les siècles.

La route directe de Sablé à l’abbaye ne ménage aucune vue sur les récentes constructions des moines. Pour voir surgir dans le ciel l’imposante apparition, pour l’aborder par le pied et bien juger de sa masse, il faut prendre dans la vallée le chemin qui longe la rive droite de la Sarthe, jusqu’au bac du passeur. Cet homme me parla tristement de sa ruine prochaine. Le voiturier m’avait tenu même langage. Leur désolation était partagée, disaient-ils, par les pêcheurs, les lavandières, tout le petit peuple qui travaillait sur les rives, à l’ombre de la muraille géante. — À quoi pense donc le gouvernement ? — ajoutaient-ils. Ils disaient cela sans révolte, avec la soumission timide du Français rural ; résignés à recevoir les maux, comme les biens, de cette puissance occulte, inéluctable, le gouvernement.

Toute sévère et rude sous sa face moderne, forteresse en défense contre qui vient du bord de l’eau, l’abbaye est de mine engageante et d’accès facile à qui s’y rend par la grand’route du haut pays. Le portail s’ouvre sur l’église et sur des bâtimens du XVIIIe siècle. Rien de rébarbatif ni de monacal dans cette partie où l’on a respecté la disposition de l’ancien prieuré. Un corps de logis de style Louis XV donne sur une grande terrasse aménagée en jardin à la française. Les parterres et les plates-bandes s’égaient d’une profusion de fleurs : locus refrigerii, lucis et paris ; palier charmant, mis entre le cloître et le monde, et par où monte jusqu’aux reclus quelque chose des joies terrestres. De ce belvédère, le regard embrasse le panorama de la vallée, le long ruban sinueux des eaux fuyantes, les collines boisées, Sablé et son château.

Est-ce un effet de la lumière propice, à la fois si vive et si sereine, qui enchante aujourd’hui cet horizon ? La vallée et le lieu d’où je la regarde me remémorent la plaine de Campanie, vue des terrasses plus âpres du mont Cassin. Mêmes suggestions du monde subalterne à ces mêmes religieux qui s’élèvent pour le fuir. L’aire spirituelle des cénobites était plus haute, au-dessus de San Germano ; mais la caresse du printemps italien arrivait jusqu’à leur retraite, avec l’arôme des myrthes et des pêchers en fleur. Sous les peupliers de la Sarthe comme sous les oliviers du Liri, la nature rit et séduit ; ses voix lointaines rappellent de même ceux qui se penchent sur son vide. Ainsi que leurs frères de l’Apennin, ils aperçoivent de cette terrasse les royaumes tentateurs : tout l’en-bas quitté pour jamais, deux à revoir aux heures de relâche, comme un matin de vie vers lequel on se retourne le soir.

Il semble que les fils de saint Benoît aient toujours recherché ces voisinages aimables sous un ciel indulgent. Tandis que les fils de saint Bruno retranchent dans les solitudes alpestres leur famille hivernale, toutes les racines de l’ordre bénédictin sont napolitaines et angevines. Naples, Anjou, deux noms qu’une secrète correspondance rapproche et relie sur tant de pages de l’histoire. Dès les premières années du VIIe siècle, saint Maur, le disciple préféré de saint Benoît, vint fonder à Glanfeuil une maison filiale du mont Cassin. La tradition française, très suspecte à vrai dire, veut que saint Benoît lui-même ait émigré sur la Loire après sa mort. Son corps aurait été transporté à l’abbaye de Fleury-sur-Loire, dans le temps où les Barbares mettaient à sac le mont Cassin. — L’ordre anéanti par la Révolution s’est reformé à Solesmes ; d’ici se répandit une seconde fois, sur la France et sur l’Allemagne, le fleuve allégorique dont le blason bénédictin nous montre les flots épanchés par la tour cassinienne.

L’histoire de cette résurrection, à ne la prendre que du point de vue humain, est une magnifique leçon d’énergie. Je la rappellerai brièvement.

Le prieuré de Solesmes n’était sous l’ancien régime qu’une dépendance de l’abbaye de la Couture du Mans. La petite communauté se dispersa comme toutes les autres, en 1790, après le décret de l’Assemblée nationale qui prononçait la suppression des ordres religieux. Les derniers moines furent chassés en 1791 ; un M. Lenoir de Chanteloup acquit leurs domaines, s’installa dans la maison conventuelle, ferma l’église. Pendant quarante ans, elle ne s’ouvrit plus qu’aux rares curieux qui venaient visiter les Saints de Solesmes. Ce nom populaire a continué de désigner les deux groupes de figures sculptées qui ornent les extrémités du transept : on sait quelle place considérable ils tiennent dans l’histoire de l’art français, à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe. Les Saints échappèrent aux destructions révolutionnaires ; le rétablissement de l’ordre faillit leur être plus fatal. Sous l’Empire, le préfet du Mans revendiqua les célèbres sculptures pour la cathédrale du diocèse ; le propriétaire résista : un décret impérial, daté de 1812 au quartier général de Vilna, lui donna gain de cause. On cite souvent le décret de Moscou : celui de Vilna n’est pas moins instructif ; il nous montre le même génie presbyte, attentif de loin aux plus petits objets jusque dans la poursuite de ses énormes desseins, et décidant avec un si juste bon sens des intérêts particuliers, à l’heure où sa folie l’égarait sur l’intérêt général de son empire.

En 1831, les héritiers de M. Lenoir de Chanteloup mirent en vente ces immeubles délabrés. L’ordre bénédictin n’était plus qu’un souvenir historique ; on pouvait croire qu’il avait sombré à jamais dans le grand naufrage. Des survivans de la congrégation de Saint-Maur essayèrent de la faire revivre à Senlis, en 1817 ; leur tentative échoua dans l’indifférence publique. A Solesmes, sous le règne de Louis-Philippe, quelques vieillards se rappelaient seuls les anciens occupans du prieuré : mais ces revenans hantaient l’imagination d’un jeune homme qui ne les avait pas vus.

Prosper Guéranger, enfant de Sablé, venait souvent admirer les saints de pierre ; les statues murmuraient au petit garçon des choses mystérieuses : il se faisait conter les histoires des moines, il s’éprenait là d’une passion opiniâtre pour tout ce passé vénérable, aboli, dont la mémoire allait périr ; son cœur se serrait, dans la nef abandonnée, à la pensée de la ruine prochaine qui menaçait les merveilles de l’art bénédictin et les traditions dont elles gardaient le dernier vestige. Ces sentimens survécurent à l’enfance et nourrirent la vocation qui le fit s’engager dans les ordres. En 1831, l’abbé Guéranger, jeune prêtre de vingt-cinq ans, s’était déjà placé hors de pair par ses premiers travaux sur cette liturgie romaine qu’il devait faire triompher dans toute l’Eglise de France. Lié avec Lamennais, Gerbet, Salinis, Montalembert, on attendait les grands coups qu’il allait frapper en tête de cette brillante phalange. Sa collaboration au premier journal de Lamennais, le Mémorial catholique, se borna à quelques lettres sur les questions liturgiques ; il n’écrivit jamais à l’Avenir : l’entraînement de ses amis vers la politique ne lui inspirait que défiance et inquiétude. Il les laissa partir pour la conquête du siècle ; son ambition était tout autre et n’avait pas changé depuis l’enfance : elle aspirait à rallumer un des grands foyers éteints de la vie monastique.

La mise en vente des bâtimens de Solesmes hâta sa décision. Le pauvre prêtre frappa à toutes les portes, implora vainement laide de Lamennais : il ne rencontra que scepticisme, les meilleurs catholiques jugeaient son dessein chimérique. La bande notre allait dépecer la proie offerte, quand deux vieilles filles de Sablé, peu fortunées, se laissèrent convaincre et avancèrent six mille francs. Muni de cette faible somme, de futur abbé de Solesmes se porta acquéreur. Il multipliait d’autre part les démarches pour recruter des prosélytes et vaincre les difficultés d’ordre spirituel. Enfin, le 11 juillet 1833, dom Guéranger célébra solennellement l’office de saint Benoît dans l’église réconciliée. Le troupeau qu’il amenait et voulait soumettre à la règle bénédictine se composait de son fidèle ami, l’abbé Fonteinne, et de trois autres aspirans dont la vocation peu solide ne tint pas à l’épreuve. La foi du fondateur ne se communiquait pas autour de lui ; les cœurs restaient fermés, comme les bourses, à une entreprise taxée de pieuse fantaisie.

Au prix de quelles luttes quotidiennes elle triompha, on le devine sans peine. Luttes morales contre l’indifférence ou l’hostilité du milieu ; luttes pour la vie matérielle de la jeune communauté, dans une maison où tout était à refaire. Peu à peu, les novices arrivaient, l’ordre renaissant prenait figure ; mais, durant de longues années, on vécut à Solesmes d’espérances, d’une vie précaire et accablée sous les lourds engagemens du début, sous les charges qui augmentaient en raison même du succès et des développemens qu’il commandait. Je ne puis retracer ici l’histoire de cet effort d’un demi-siècle, toujours égal, toujours victorieux, grâce à l’inébranlable foi de l’ouvrier dans son œuvre ; et l’homme qui assuma cette tâche écrasante trouva loisir et liberté d’esprit pour les travaux savans où s’illustra son nom, pour les grandes controverses où sa doctrine inspira les décisions œcuméniques de la Papauté. Ce n’est pas le lieu de redire le rôle insigne de dom Guéranger dans les affaires générales de l’Eglise. J’ai voulu seulement marquer à Solesmes le point de départ en regard du point d’arrivée.

Si l’on se reporte à ces humbles et difficiles débuts, il semble que la parabole du grain de sénevé soit vraiment faite pour cette création magnifique, animée aujourd’hui d’une vie intense, créatrice à son tour de tant d’autres organismes florissans. La ruche a essaimé : toutes nos maisons bénédictines ont été reconstituées par les fils de dom Guéranger et sous sa direction. Après la France, il reconquit l’Allemagne. Les Pères Maur et Placide Wolter vinrent s’instruire et se former à Solesmes, avant de ressusciter l’ordre bénédictin dans l’antique abbaye de Saint-Martin-de-Beuron ; ce fut sur les conseils de leur savant maître qu’ils y fondèrent cette école d’art dont j’ai pu admirer les œuvres originales dans la crypte du mont Cassin.

Heureux de l’accroissement inespéré de ses fils, le patriarche formait encore un souhait : son plus cher désir était de compléter la famille bénédictine, par l’adjonction des pieuses filles que sainte Scholastique avait jadis données à saint Benoît. Les concours longtemps attendus s’offrirent enfin. En 1866, dom Guéranger eut la joie de poser à Solesmes la première pierre du couvent des moniales ; l’année suivante, il reçut la profession des cinq postulantes qui l’inauguraient. L’abbaye de Sainte-Cécile, « l’abbaye des lis et des roses, » élève ses élégantes constructions à quelque distance du cloître fraternel. Rien n’arrêtait l’activité du grand remueur ; d’hommes et de pierres : il acheva de bâtir la gracieuse église et la flèche se dressa dans le ciel durant l’hiver de 1870, à l’heure même où l’armée d’invasion apparaissait sur les bords de la Sarthe. Moins respectueux que les soldats prussiens, d’autres ennemis font aujourd’hui le vide dans cette église où les moniales se pressaient nombreuses, hier encore, où elles priaient devant l’autel sur le cœur de leur père, confié à leur garde. Dilectissimis ad S. Cæciliam filiabus cor suum legavit hic depositum in pace, dit la pierre tumulaire. Cœur abandonné, désormais ; gardien solitaire de ces maisons qu’il a peuplées, de l’œuvre colossale qu’il a conçue et pour laquelle il a combattu cinquante ans.

Dom Guéranger s’éteignit doucement en 1875, entouré de tous ses fils qui renouvelaient leur profession entre ses mains. Tous l’aimaient comme un père selon la chair. Voyant leurs âmes si déchirées, il leur ordonna d’entonner le Te Deum près de son lit de mort. On imaginerait difficilement une scène plus émouvante que cette agonie triomphale ; elle eût mérité pour témoin un grand peintre des âges de foi, un des maîtres ombriens dont ce moine fut véritablement le contemporain. S’il eût été moins bien instruit à tout rapporter aux grâces d’en haut, le mourant aurait pu ressentir un juste mouvement d’orgueil dans l’instant qui fait revoir toute la vie : la sienne n’avait, été qu’un acte continu de création. De quelque point de vue que l’on envisage cette création, et lors même qu’on en contesterait l’utilité, le sort de cet homme fut exemplaire et enviable. Il avait mis son intelligence et sa volonté au service, d’une idée aimée ; il avait vu éclore la fleur de son rêve ; il avait créé un petit monde à son image, sur la forme de sa pensée. Quel que soit ce monde, n’est-ce point là pour tout homme la définition même du génie heureux ?

Comme j’évoquais sur la terrasse l’âme toujours présente de ce lieu, le Père hôtelier vint me chercher. Il s’excusa du désarroi de sa maison, du peu qu’il m’en pouvait montrer : tout était en déménagement. J’espérais voir encore la bibliothèque : c’est, après l’église, le second sanctuaire d’un monastère bénédictin. — Vous n’y verriez que vide et désolation, dit le Père ; on achève d’y clouer les dernières caisses de livres. — Je n’insistai pas : le chagrin a sa pudeur. Celui de mon guide se dissimulait d’ailleurs sous des paroles de résignation confiante. Il ne paraissait pas son âge, et je fus surpris quand il me dit :

— Il y a quarante-huit ans que je suis entré dans ce cloître. C’est dur de quitter la maison où l’on s’est fait vieux, et ce beau pays : vous avez vu comme il est beau ! L’épreuve nous surprend au moment où nous pouvions beaucoup espérer de l’avenir. Solesmes était en pleine expansion. Nous étions ici quatre-vingt-trois, tant profès que novices et frères lais. Nos dernières recrues sont excellentes : il nous vient des sujets d’élite, qui promettent à notre ordre de grandes consolations. L’un d’eux fera sa profession jeudi prochain : ce sera la dernière avant le départ… Pour mon compte, — ajouta-t-il avec un sourire de bonne humeur, — j’ai pris l’habitude de l’exil. Après les décrets qui nous dispersèrent une première fois, j’ai passé treize années hors de Solesmes ; j’y suis rentré il y a sept ans, je pensais bien y mourir en paix. Il faut repartir. Je reviendrai encore, s’il plaît à Dieu. — Il parlait de l’exil comme un marin accoutumé aux mauvais vents, et qui fait bon marché de leurs menaces. On devinait sa réponse intérieure aux condoléances du visiteur : — Nous en avons vu bien d’autres ! Laissez faire le temps et la justice, homme de peu de foi !

La cloche qui annonçait l’office interrompit notre entretien. Le Père me laissa dans l’église abbatiale, en compagnie des Saints de Solesmes. Je les regardai d’un œil quelque peu distrait. Les effigies des moines de Jean Bougler, — si, comme on le croit, ces statues reproduisent leurs traits, — m’intéressaient moins à cette heure que les hommes vivans dont j’attendais la venue. Ils entrèrent, la colonne défila sur deux rangs : les vieillards ouvraient la marche, des couples de tout jeunes gens la fermaient. Cette arrière-garde d’une armée en retraite ne comptait qu’une quarantaine de religieux ; l’autre moitié de la communauté est déjà établie à l’île de Wight, sur ce sol anglais où la liberté n’est pas un vain mot.

Les graves et noires silhouettes s’enfoncèrent dans la blanche palmeraie du chœur. L’architecte de l’abbaye restaurée a trouvé là sa plus heureuse inspiration : dans ce chœur quadrangulaire, ajouté à l’ancienne nef, les sveltes colonnettes de marbre et les entrelacemens de leurs nervures légères donnent l’impression d’une forêt de palmiers pétrifiée. Nulle ornementation superflue n’y brise des lignes dont les combinaisons suffisent au plaisir des yeux. La grâce des palmes blanches atténue seule l’austérité de l’église. Peu d’emblèmes, dans ce vaisseau d’une nudité sévère ; pas de colifichets, pas d’imagerie sur les murailles ; les deux groupes de personnages sculptés aux extrémités du transept, une ancienne statue de saint Pierre dans la nef, et c’est tout. L’autel, sobrement décoré, n’est que la table primitive du sacrifice : aucune orfèvrerie chatoyante n’alourdit le style archaïque de cette table de marbre. Tout témoigne ici d’une piété haute et virile, peu encline à se matérialiser dans les figurations sensibles ; tout indique une préférence pour les élémens primordiaux de l’idée chrétienne, un retour aux premières expressions du symbole, l’oubli voulu des surcharges d’attributs et de rites ajoutées par les siècles à l’antique simplicité.

Le caractère de ce temple est en parfaite harmonie avec celui des prières qu’on y entend. Les moines avaient gagné leurs stalles, sur les bancs latéraux où beaucoup de sièges restaient vides. Chacun d’eux prit en main le livre qui contenait l’office du jour ; les capuchons se rabattirent derrière les visages qu’ils masquaient : la psalmodie s’éleva, guidée par les neuf orantes qui descendaient de temps à autre au milieu du chœur, se formaient en demi-cercle, et chantaient à l’unisson le passage du canon que l’officiant lisait à l’autel. L’adaptation bénédictine du chant grégorien atteste ce même goût sobre et mâle qui me frappe dans tout ce que je vois ici ; ces inflexions contenues, et pourtant si expressives, semblent être les modulations naturelles des paroles que le récitant lit dans le texte sacré, des sentimens qu’il s’approprie. La prononciation italienne vieillit encore ce vieux latin. Une fois de plus, les versets choisis dans la moelle des Écritures redisent les peines et les espérances de ces hommes ; chaque mot les associe à l’histoire toujours semblable de la race humaine ; chacune de ces phrases substantielles les fait participai du petit trésor de raison, de sagesse, de consolations dont tant d’âges accumulés ont vérifié le prix. On les croit inférieurs à nous dans la connaissance et la jouissance de la vie, ces moines, parce qu’ils ignorent les courts enivremens de nos minutes, les facettes brillantes des idées et des faits qui amusent un instant notre curiosité. N’ont-ils pas dans ce bréviaire l’essentiel, le résidu des expériences que l’homme a faites sur lui-même ? — Sortis du siècle, — comme le mot est juste ! — mais pour rentrer dans le large courant des siècles.

Tandis que leur latin les ramenait très loin dans le passé, très haut dans la contemplation, aux jours et aux pensées de Benedictus de Nursia, j’observais attentivement leurs figures ; graves, mûries par la tension intérieure chez, les plus jeunes, détendues et reposées chez les plus âgés, aucune ne laissait paraître l’indifférence distraite de l’homme qui accomplit machinalement une fonction habituelle. Il n’y avait pas le long des stalles une seule de ces faces rustaudes ou béates, mal décrassées de l’ignorance et de la vulgarité originelles, qu’on rencontre chez les religieux comme ailleurs, et dont la malignité gauloise a fait le prototype du moine. Tous ces visages portaient le pli de la pensée, tous trahissaient une activité cérébrale très surveillée, très consciente d’elle-même. Mais plus encore que le sceau de la réflexion, un trait commun et dominant les apparentait : la volonté.

Les personnes qui suivent la politique savent que le moine est par définition un être sans volonté : n’a-t-il pas aliéné ce précieux capital « qui n’est pas dans le commerce ? » — Il ne l’a pas aliéné ; il l’a placé à gros intérêts. Son cas nous remet en présence des deux conceptions de la volonté qui divisent les esprits, depuis qu’on raisonne et déraisonne en ce monde, et qui les divisera aussi longtemps qu’il y aura des jeunes tous et des vieux sages. — La première est chère à l’enfant, à l’instinctif, à tous ceux dont elle flatte les passions ; elle peut se résumer dans ce sophisme : la volonté abdique dès qu’elle accepte un frein, elle se prouve par l’abus même qu’elle fait de sa force, dans toutes les directions. — La seconde est celle de l’homme qui se connaît, ayant regardé au dedans de lui-même et au dedans des autres : la volonté se fortifie, elle se libère, dans la mesure où elle se mutile et se refrène. — Il faudrait pourtant savoir s’ils se sont tous moqués de nous, depuis le collège, nos professeurs de philosophie, les auteurs qu’ils proposaient à notre admiration, les moralistes qui écrivent des traités sur l’éducation de la volonté. Tous ces maîtres tiennent pour la seconde doctrine ; tous les aphorismes de la sagesse humaine, en prose et en vers, conseillent l’acceptation d’une étroite discipline à quiconque entend faire de : sa volonté un instrument utile et puissant. — C’est ce que fait le moine.

Il faudrait savoir, d’autre part, si ceux-là aussi se moquent de nous, qui nous prêchent le sacrifice de l’intérêt individuel à un intérêt collectif. Solidarité ! Socialisation ! Subordination de l’individu à la communauté ! Ce sont les devises en faveur : et d’aucuns commencent à craindre qu’on ne fasse trop bon marché du pauvre individu, ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal. Associations, groupemens corporatifs, syndicats où les adhérens aliènent une bonne part de leur liberté pour bénéficier des avantages obtenus en commun, tous les courans de notre temps vont à ces grands réservoirs de force accumulée. Industriels, politiciens, sociologues et socialistes, tous sont d’accord sur l’efficacité, sinon sur les applications du principe directeur qui doit concilier notre devoir social et notre intérêt bien entendu. Bref, les apôtres du progrès nous exhortent à nous rapprocher de l’idéal cénobitique. — Le moine n’est-il pas leur précurseur et leur modèle ?

Il y a parmi, ses proscripteurs des esprits philosophiques, très fins et très judicieux dans l’intervalle des accès d’épilepsie dont ils subissent la contagion au Palais-Bourbon. Que n’ont-ils pris la peine de lire la règle de Saint-Benoît ? C’est moins long qu’un rapport parlementaire ; les 73 chapitres de ce code sont vite parcourus. Ils auraient certainement admiré ce chef-d’œuvre de psychologie et de politique ; ils y auraient retrouvé tous les principes dont peut s’inspirer un législateur libéral, soucieux d’assurer le bonheur public. Nulle constitution n’a mieux pourvu au maintien de la paix et de l’ordre dans la communauté, à l’exacte administration de la justice, à la protection des faibles et des souffrans, au meilleur emploi des forces de chacun dans son intérêt propre et dans l’intérêt général. Nulle n’est plus libérale et plus vraiment démocratique : elle a pour base l’élection du chef responsable devant Dieu, pour moyen l’obéissance absolue de tous au pouvoir librement délégué par tous, pour fin le sacrifice perpétuel de chacun à autrui. La préoccupation fondamentale revient dans la règle en maint endroit, sous toutes les formes : « Que toutes choses soient faites avec mesure, à cause des faibles. » Elle inspire au législateur des prescriptions de détail d’une délicatesse maternelle.

Sont-ils malheureux, ces hommes qui siègent dans le chœur ? Il n’y paraît guère sur leurs physionomies : elles respirent la fierté intime et le contentement du sort librement choisi. Maintes fois, pendant qu’ils mûrissaient leurs vœux, on leur a lu la formule prémonitoire : « Voilà la loi sous laquelle tu veux combattre ; si tu peux l’observer, entre ; si tu ne le peux, va en liberté. » — Ils sont entrés, ils n’aspirent qu’à rester. Les entend-on se plaindre ? Demandent-ils qu’on les protège ? Ils n’implorent que la protection de Dieu. Sont-ils nuisibles à d’autres ? Ils ne répandent autour d’eux que des bienfaits. Alors, pourquoi les inquiéter dans la condition qu’ils ont volontairement élue ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Je m’adressais cette question, à côté d’eux : je cherchais en toute bonne foi l’argument, le prétexte plausible qu’on peut invoquer contre ceux-ci. Je n’en trouvais point. Je comprends à la rigueur, — j’en dirai franchement ma pensée, et comprendre n’est pas approuver, — la guerre que l’on mène contre d’autres ordres religieux. Elle fait sourire le philosophe, elle scandalise quelques ingénus, tant elle contraste avec les principes qui sont censés régir notre droit public. Liberté, égalité… Principes et mots que personne ne prend au sérieux ; belles enseignes repeintes pour achalander la maison ; d’un accord tacite, les cliens n’y demandent pas les articles promis sur l’affiche et qu’on n’a pas encore fabriqués. Il y a bien peu de Français qui soient sincères, lorsqu’ils s’indignent de cette opposition flagrante entre la théorie idéale et la pratique réelle. Chacun sait aujourd’hui qu’on ne change pas avec des mots la complexion, les mœurs, les sentimens, les gestes héréditaires d’une nation vieille de tant de siècles.

Chacun sait que sur la plupart des objets, et en particulier dans l’antique lutte du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, nos gouvernemens, quels qu’ils soient, continuent les traditions de leurs devanciers. Empire ou Restauration, monarchie parlementaire ou république, les maîtres de l’heure se repassent les armes qui ont servi à Philippe le Bel et à François Ier, à Louis XIV et à Napoléon. Leurs adversaires ne feraient pas autrement, s’ils emportaient la place. Avec un juste souci des prérogatives de l’Etat, à certains momens, avec une peur irraisonnée en d’autres circonstances, — et il semble que ce soit présentement le cas, — les pouvoirs publics s’appliquent à restreindre le rôle des grandes milices religieuses. Certaines d’entre elles ont de puissans moyens d’action, une force de propagande et une influence politique dont l’Etat est jaloux. Les ordres enseignans lui sont un sujet de perpétuelle inquiétude. Mettre la main sur les générations à, venir, c’est la plus ardente ambition, — et aussi, je crois, la plus illusoire, — de tous les partis politiques momentanément vainqueurs. Sur ce terrain de l’enseignement, la lutte est inévitable et singulièrement acharnée. On peut penser que l’Etat la poursuit aujourd’hui avec une passion injustifiable, qu’il donne ainsi le plus cynique démenti à ses maximes officielles ; on peut blâmer ses manœuvres sournoises et ses violences tyranniques ; mais enfin, on comprend. — On ne comprend pas les sévices qui atteignent ces bénédictins.

Si loin qu’on remonte dans notre histoire, on voit les fils de saint Benoît désintéressés des querelles politiques, étrangers aux factions. On n’a jamais pris la main d’un des leurs dans les intrigues et les complots des fanatiques. Ils n’ont ni chaires publiques, ni journaux. Ils n’enseignent pas. Ils ne thésaurisent pas. Ils prient et ils travaillent.

On n’apprendrait rien au plus ignorant, si l’on essayait de redire ce qu’ils ont fait en France pendant treize cents ans. Ils apparurent dans la forêt mérovingienne, comme leurs héritiers m’apparaissent entre ces fûts de marbre qui simulent le branchage des arbres au chevet de leur église. Ils y défrichèrent les champs et les esprits. Partout où passait leur robe, le blé poussait, le savoir se ranimait. La science, reine du jour, ne pourrait profaner un de leurs cloîtres sans y briser son berceau. Aujourd’hui encore, pour étudier l’histoire de nos grandes provinces, Languedoc, Bretagne, Lorraine, c’est à leurs admirables travaux qu’il faut recourir. Tout travailleur est leur débiteur. Le développement d’une civilisation qu’ils ont couvée leur a enlevé ce beau monopole ; le travail laïque s’est émancipé, il suffit maintenant à la culture du sol et des intelligences. Nos anciens maîtres, devenus nos auxiliaires, nous sont encore utiles sur leurs domaines propres, la théologie, l’histoire sacrée. Et si même ils n’étaient plus que les gardiens d’un glorieux souvenir, notre devoir de reconnaissance n’en subsisterait pas moins. Devoir particulièrement étroit pour nos compagnies littéraires et savantes, qui sont vraiment les filles de l’institut bénédictin. Disons-le en passant : nul ne se fût étonné que leur voix s’élevât en faveur de ces Pères que l’on chasse.

J’entends bien l’objection que ce mot soulèvera. — On ne les chasse pas : on leur impose une formalité légale ; ils se révoltent contre la loi commune ; ils partent de leur plein gré pour s’y soustraire. — Les personnes peu familières avec l’histoire ecclésiastique doivent penser, en effet, que c’est bien du bruit et de la bouderie pour une petite phrase qui n’a rien de si méchant : « Se soumettre à la juridiction de l’ordinaire. » Ne voilà-t-il pas une belle matière à querelles de moines ? — Il y va en réalité, pour ces moines, de la perte de leur personnalité.

L’homme ne se renonce jamais entièrement ; ou du moins, s’il se renonce au profit d’un grand corps qui l’absorbe, il transporte sur ce corps tous les sentimens humains qu’il a abdiqués pour son propre individu. Indépendance, prérogatives, esprit de famille, et même amour-propre si l’on veut, ces mots qui n’ont plus de sens pour la personne du moins gardent sur lui tout leur empire quand ils intéressent la communauté où il s’est fondu. Exigez donc d’un régiment fameux, favorisé depuis longtemps d’une constitution autonome, qu’il renonce à ses privilèges et change brusquement de nom, d’uniforme, de chefs, de drapeaux… Ces soldats, rompus à l’obéissance passive, frémiront de colère. Vous demandez à l’aîné des ordres monastiques, si fier de sa glorieuse histoire, de biffer d’un trait de plume ses franchises, et tout d’abord celle pour laquelle il a combattu depuis son origine. Vous lui demandez de céder sur le point qui lui tient le plus à cœur. La lutte des abbayes contre les empiétemens de l’autorité diocésaine est aussi vieille que leur existence ; les concessions arrachées aux moines leur coûtèrent cher, elles amenèrent le régime des abbés commendataires et tous les abus qui s’ensuivirent.

Vous prenez parti dans cet ancien litige, — et la posture est plaisante, — contre les champions d’un mouvement démocratique, pour les représentans du principe féodal. Guizot a très bien vu l’analogie entre la lutte des communes contre les seigneurs et celle des monastères contre les évêques. Il a montré l’action parallèle de ces deux forces populaires, et l’on peut dire républicaines, contre l’oligarchie féodale. « Les communes, disait-il, ont marché dans la route et sur les pas des monastères, parce que la même situation a amené les mêmes résultats. » — Je renvoie le lecteur aux développemens du sagace historien sur ce thème. Et si vous récusez Guizot, qui passerait aujourd’hui pour un sombre clérical, je vous renvoie à Voltaire. Ce grand ennemi des moines a toujours fait exception pour les bénédictins ; il parlait d’eux avec sympathie et respect, comme en doit parler un lettré ; il écrivait à leur sujet : « Ce fut une consolation qu’il y eût de ces asyles ouverts à tous ceux qui voulaient fuir les oppressions du gouvernement goth et vandale. Presque tout ce qui n’était pas seigneur de château était esclave : on échappait, dans la douceur des cloîtres, à la tyrannie et à la guerre… Le peu de connaissances qui restait chez les barbares y fut perpétué : peu à peu, il en sortit quelques inventions utiles. »

Et quel moment choisit-on pour demander aux bénédictins l’abandon de toute leur tradition ? Celui où le maître qu’ils révèrent les en a fortement imbus. Dom Guéranger a légué à ses fils comme un dogme ce précepte de l’étroite subordination au pontife romain qui fut la pensée dirigeante de sa vie. Il leur a soufflé son ultramontanisme intransigeant. Je n’ai pas à le juger de ce chef. Si j’eusse été mêlé aux choses de ce temps, je crois bien qu’en plus d’une occasion j’aurais pris parti contre lui avec Mgr Dupanloup, le Père Gratry, et tous ceux qui voulaient garder à l’Eglise de France une physionomie nationale, — je ne dis pas gallicane, — une vie respectueusement distincte de la vie romaine. Mais ces vieux débats sont hors de cause : je n’en parle que pour signaler dans l’esprit survivant de dom Guéranger une difficulté de plus. A quoi bon la soulever, aller forcer dans leurs retranchemens des neutres, des gens inoffensifs ? C’est peut-être le summum jus du légiste ; c’est à coup sûr une sottise politique. L’art politique est fait de mesure, de ménagemens, il sait discerner le possible et se garder des brutalités inutiles. Ceux qui l’ignorent pourraient l’apprendre dans la Règle bénédictine : « Que toutes choses soient faites avec mesure, à cause des faibles, et de manière à ne gêner personne. » — Demander à des hommes, sans nécessité, un sacrifice au-dessus de leurs forces, ce serait le fait d’un tyran imbécile, si ce n’était point une façon détournée de leur dire : Partez.

Ils partent. Leurs sœurs de Sainte-Cécile les imitent. Vingt-cinq de ces pauvres filles, les avant-courrières de l’exil, quittaient ce matin la gare de Sablé au moment où j’y entrais. L’abbé de Solesmes recevra encore dans son église la profession d’un novice, officier promu sous le feu ; puis, il sortira de sa maison, le dernier, emmenant sur les chemins le reste de son troupeau. Au jour où paraîtront ces lignes, la grande ruche de Solesmes, relevée et repeuplée par des miracles d’énergie, sera retombée dans l’état d’abandon qui tirait des larmes au jeune Guéranger, lorsqu’il y venait prier dans la solitude des ruines. On n’y entendra plus que le triste appel des corbeaux de saint Benoît, ces oiseaux apportés ici des rochers de Subiaco, et qu’on nourrit dans le monastère en souvenir de la légende du fondateur.

Je regarde encore une fois ces hommes éprouvés. Absorbés dans leur prière accoutumée, ils oublient les tracas du monde ; ou s’ils y pensent, c’est avec la confiance courageuse et la tranquille dignité peintes sur leurs visages. Je regarde leur assemblée imposante, dans les stalles du chœur, je me souviens, et je ne puis me défendre d’un rapprochement avec une autre assemblée que je connais trop bien. Il ne m’est pas difficile d’imaginer la séance où l’on vota leur condamnation ; elles se ressemblent toutes. Je revois l’inénarrable tohu-bohu, l’affairement bruyant et sans but, les faces contractées par la passion ou tourmentées par l’incertitude, le jaune crépuscule où gesticulent des silhouettes hagardes : j’entends les paroles furibondes, les doucereuses, les ineptes, et pis encore, celles qui ne sont pas dans le cœur et bavent lâchement des lèvres. L’instant du vote est venu, l’instant de la grande angoisse pour la plupart : les mains tremblantes hésitent sur les bulletins, les yeux perdus « regardent leurs circonscriptions, » les cervelles supputent ce qu’il en coûtera de voter pour ou contre la justice. Le vote est rendu, salué par des cris de haine, des explosions de joie sauvage, des ricanemens ; par des murmures de regret et des récriminations piteuses, chez plusieurs de ceux qui l’ont rendu…

Je compare les deux assemblées, le camp des vainqueurs et celui des vaincus. Si les visages des hommes sont vraiment des livres où se lit quelque chose de leurs âmes, si l’accent de leur parole trahit l’énergie ou la faiblesse de ces âmes, si nous ne sommes pas déçus par tout ce qui révèle des êtres libres et fiers, par tout ce qui les distingue de leurs contraires, — c’est ici, je ne veux pas dire autre chose, qu’un peintre viendrait chercher ses modèles pour représenter un Sénat respectable.

Les différences si tranchées des deux camps suggèrent d’autres réflexions. J’ai écarté de ces pages toutes les considérations d’ordre mystique. J’essaye de voir les moines et leurs adversaires aux seules clartés de la raison, de l’expérience humaine, des vérités philosophiques sur lesquelles toutes les intelligences et toutes les consciences sont d’accord. Si ces évidences intimes ne nous trompent pas, si les enseignemens de la philosophie et de l’histoire méritent quelque créance, les vaincus ont sur leurs vainqueurs une supériorité dynamique dont l’effet est inévitable. Leur volonté disciplinée et durable aura le dernier mot. Ils sont errans et dépouillés aujourd’hui, réduits malgré eux à la condition des gyrovagues, de ces moines vagabonds que la Règle traite assez mal. Mais leurs persécuteurs ne s’élèvent guère au-dessus des sarabaïtes, définis par saint Benoît dans la catégorie précédente : « Sorte de moines qui ne sont éprouvés par aucune règle, ni par les leçons de l’expérience, comme l’or est éprouvé dans la fournaise, et semblables plutôt à la molle nature du plomb… Ils ont pour loi leur désir ; ce qu’ils pensent, ou ce qu’ils préfèrent, ils le disent saint ; ce qui ne leur plaît pas, ils trouvent que ce n’est pas permis. »

Les gyrovagues accidentels l’emporteront sur les sarabaïtes. Ils rentreront dans leur cher Solesmes, parce qu’ils le veulent, comme y est rentré le pauvre abbé Guéranger, parce qu’il l’a voulu ; toute l’explication humaine des miracles tient dans ce mot. Nous entendrons de nouveau leur belle prière sous les blancs arceaux du chœur ; et si les jours futurs devaient devenir intolérables, comme le furent ceux où la civilisation romaine s’écroulait sous la poussée barbare, — tout se répète, tout arrive, tout finit, — le monde aurait encore cette consolation, célébrée par Voltaire, « qu’il y ait des asyles ouverts à tous ceux qui veulent fuir les oppressions du gouvernement goth et vandale. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.